Bouvard et Pécuchet

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Flaubert, Gustave (1821-1880). Bouvard et Pécuchet : oeuvre posthume. 1891. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Flaubert

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Flaubert, Gustave (1821-1880). Bouvard et Pécuchet : oeuvre posthume. 1891.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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RELIURESERREEAbsencedémargesintérieures

VALABLEPOURTOUTOUPARTIEDUDOCUMENTREPRODUIT

NNsiMtMpMUeMe CotweftuTessupétieuteet intérieute

manquantes

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'i?Tp~~Tîrn ~ f̀~l;~AN~ rjB<u,uiiJË<Jt~

Page 4: Bouvard et Pécuchet

MADANEBOVARY,mœurs de province. ËmTJOKBËnNmvs,suivie des Réquisitoire, Plaidoirie et Jugement du PMCÈsan'ENTËA t'ACTEnadevant le Tribunal correctionnel deParis (Audiences des 3i janvier et 7 février 1857).. i voi.

SAÏtAMMBO, ëDmoN D~MiTtVE avec documents nou- `-

veaux. 1 vo!.

LA TENTATION DE SAINT ANTOINE. Édition déa-nitive.A. Ivot,

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BOUVARDET PECUCHET (œuvre posthume, nouvelle édi-

tion). ivdL

CORRESPONDANCE(tomes 1 et N) (3e mUIe). 2 vûi.

LB CANDIDAT, Comédie en 4 actes, in-i6. 2 ip~

ChMet'ufut.–Typ&gMpMeetStéréetypteA.Nt~MM.

OUVRAGES DU MEME AUTEUR

PUBMËS DA~S LA BIBUOTHÈQUB CHARPENTIER

A 3 & 50 le volume.

Page 5: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPECUCHET

CEUVREPOSTHUME

GUSTAVEFLAUBERT

PARIS

BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER

ii, MB M OBENBLM, ii

1 i89i

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<

BOUVARDETPECUCHET

1

Commeil faisaitune chaleur de trente-trois de-

grés, le boulevardBourdon se trouvait absolumentdésert.

Plusbas le canal Saint-Martin,fermépar les deux

écluses, étalait en ligne droite son eau couleurd'encre.Il y avaitau milieuun bateau plein de bois,et sur la berge deux rangs de barriques.

Au delà du canal, entre les maisonsque séparentdes chantiers, le grand cielpur se découpaiten pla-

quesd'outremer, 'et sous la réverbérationdu soleil,les façadesblanches, les toits d'ardoises, les quaisde granit éblouissaient.Unerumeur confusemontait

au loin dansFatmosphèretiède; et tout semblaiten-

gourdi par Ie~désœuvrement du dimanche et la

tristesse desjours d'été.Deuxhommesparurent.L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des

Plàntes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le

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2 BOUVARD ET P&CUCMKT.

chapeauen arrière, le gilet déboutonnéet sà cravf.ie

à la main.Le plus petit, dont le corps disparaissaitdansune redingote marron, baissaitla tête sousune

casquetteà visière pointue.Quandils furent arrivés au milieu du boulevard,

ils s'assirent, à la mêmeminute, sur le mêmebanc.

Pour s'essuyer le front, ils retirèrent leurs coiSu"

res, que chacunposaprès de soi et le petit homme

aperçut, écrit dans le chapeau de. son voisin Bou-

vard pendant que celui-ci distinguait aisément

dans la casquetteduparticulier en redingotele motPécuchet.

« Tiens, » dit-il, « nous avons eu la mômeidée, celle d'inscrire notre nom dans nos couvre-

chefs.MonDieu, oui, on pourrait prendre le mien à

monbureau 1C'est commemoi, je suis employé.»

Alorsils se considérèrent.

L'aspectaimablede Bouvardcharmade suite Pé-cuchet.

Sesyeuxbleuâtres, toujoùrsentre-clos,souriaientdans son visage coloré.Un pantalon à grand-pont,qui godait par le bas sur des souliers de castor,moulait son ventre, faisaitbouffersa chemise à la

ceinture et ses cheveuxblonds,frisésd'eux-mêmesen boucles légères, lui donnaient quelque chosed'enfantin.

Il poussait du bout des lèvres une espèce de sif-flementcontinu.

L'air sérieuxde PécuchetfrappaBouvard.Onaurait dit qu'il portait une perruque, tant les

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B.OUVARD ET fÉCUCUET. 3

mèches gàrnissant son cr~ne élevé étaient plates et

noires. Sa figure semblait tout on proul, à cause

du nez qui descendait très bas. Ses jambes prisesdans des tuyaux de las~ing manquaient de propor-tion avec la longueur du buste et il avait une voix

forte, caverneuse.

Cette exclamation lui échappa « Comme on se-

rait bien à la campagne »

Mais la banlieue, selon Bouvard, était assom-

mante par le tapage dès guinguettes. Pécuchet

pensait de môme. Il commençait néanmoins à se

eentir fatigué de la capitale, Bouvard aussi.

Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres à

bâtir, sur l'eau hideuse où une botte de paille flot-

tait, sur la cheminée d'une usine se dressant à l'ho-

rizon des miasmes d'égout s'exhalaient. Ils se tour*

nèrent de l'autre côté. Alors ils eurent devant eux

les murs du Grenier d'abondance.

Décidément(et Pécucheten était surpris)on avait

encore plus chaud dans la rue que chezsoi (

Bouvardl'engagea à mettre bas sa redingote. Lui.

il se moquait du qu'en dira-t-on 1

Tout à coup un.ivrogne traversa en zigzag le trot-

toir et, à propos des ouvriers, ils entamèrent une

conversation politique. Leurs opinions étaient les

mêmes,, bien que Bouvardfût peut-être plus libéral.

Un bruit de ferrailles sonna sur le pavé dans un

tourbillon de poussière c'étaient trois calèches de

remise qui s'en allaient vers Bercy, promenant une

mariée avec son bouquet, des bourgeois en cravate

blanche, des dames enfouies ju~u'aux aisselles dans

leur jupon, deux ou trois petites filles, un collégien.

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.4 BOUVARÛ ET PÉCUCHET.

La vue de cette noce amena Bouvardet Pécuchetà

parler des femmes, qu'ils déclarèrent frivoles, aca-

riâtres, têtues. Malgré cela, elles étaient souvent

meilleures que les hommes d'autres fois, ellesétaient pires. Bref, il valait mieuxvivre sans ellesaussi, Pécuchet était restécélibataire.

« Moi, je suis veuf, » dit Bouvard, « et sansenfants

C'est peut-être un bonheur pour vous? Mais

la solitude à la longue était bien triste. »

Puis, au bord du quai parut une fille de joie avecun soldât.Blême, les cheveuxnoirs et marquéede

petite vérole, elle s'appuyaitsur le bras du militaire,en'traçant des savates et balançant les hanches.

w

Quand elle fut plus loin, Bouvardse permit unejénexion obscène. Pécuchet devint très rouge, et

sans doute pour 's'éviter de répondre, lui désignadu regard un prêtre qui s'avançait.

L'ecclésiastique descendit avec lenteur l'avenuedes maigres ormeauxjalonnant le trottoir, et Bou-

vard, dès qu'il n'aperçut plus le tricorne, se déclara

soulagé, car il exécrait les jésuites. Pécuchet, sans

les absoudra, montra quelque déférence pour la

religion.Cependant le crépuscule tombait, et des per-siennes en face s'étaient relevées. Les passants de-

vinrent plus nombreux. Sept heures sonnérent.

Leurs paroles coulaient intarissablement, les re-

marques succédantaux anecdotes, les aperçus phi.losophiques aux considérations individuelles. Ils

dénigrèrent le corpsdes ponts et chaussées,ta régiedes tabacs, le commerce,les théâtres, notre marine

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BOUVARD ET PÉCUCHET. JH

et tout le genre humain, comme des gens qui ont

subi de grands déboires.Chacunen écoutant l'autre

retrguvait des parties de lui-même oubliées. Et

bien qu'ils eussent passé l'âge des émotionsnaïves,ils éprouvaientun plaisir nouveau, une sorte d'é-

panouissement, le charme des tendresses à leur

début.

Vingt fois ils s'étaient levés, s'étaient rassis etavaient fait la longueur du boulevard, depuis l'é-

cluse d'amont jusqu'à l'écluse d'aval, chaque fois

voulants'en aller, n'en ayant pas la force, retenus

par une fascination.Ils se.quittaient pourtant, et leurs mains étaient

jointes, 'quand Bouvarddit tout à coup «.Ma foi!isi nous dînions ensemble?

J'en avais l'idée » reprit Pécuchet, « mais

je n'osais pas vous le proposer M»Et il se laissa conduire, en face de l'Hôtel de

Ville, dans un petit restaurant où l'on serait bien.Bouvard commandale menu.Pécuchet avait peur des épices comme pouvant

lui incendier le corps. Ce fut l'objet d'une discus-sionmédicale.Ensuite, ils glorifièrentles avantagesdes sciences que de choses à connaître, que derecherches. si on avaitle temps Hélas1le gagne-pain l'absorbait et ils levèrent les bras d'étonne-

ment, ils faillirent s'embrasser par-dessus la tableen découvrantqu'ils étaient tous les deux copistes,Bouvarddans une maisonde commerce, Pécuchetau ministère de la marine ce qui ne l'empêchaitpas de consacrer, chaque soir, quelques momentsà l'étude. Il avait noté des fautes dans l'ouvrage

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€ BOUVARD ET PECUCHET..

de M. Thiers, et il parla avecles plus grands res-

pectsd'un certain Dumouchel, professeur.Bouvardl'emportaitpar d'autres côtés. Ss chaîne

de montre en cheveuxet la manière dont il battaitla remolade décelaient le roquentin plein d'expé-rien.ce,et il mangeait, le coinde la serviette dans

l'aisselle, en débitant des choses qui faisaient rire

Pécuchet. C'étaitun rire particulier, une seule note

très basse, toujours la même poussée à de longsintervalles.Celuide Bouvardétait continu sonore,découvraitses dents, lui secouait les épaules, et les

consommateursà la porte s'en retournaient.

Le repas fini, ils allèrent prendre le café dansf1un àutre établissement. Pécuchet, :*ncontemplant~les becs de gaz, gémit sur le débordementdu luxe,

puis, d'un geste dédaigneux, écarta les journaux.Bouvardétait plus indulgent à leur endroit. Il ai-

mait tous les écrivainsen général et avait eu dans

sa jeunesse des dispositionspour être acteur.

U voulut faire des tours d'équilibre avec une

queue de billard et deux boules d'ivoire, comme

en exécutaitBarberou, un de ses amis. Invariable-

ment elles tombaient, et, roulant sur le plancherentre les jambes des personnes, allaient se perdreau loin. Le garçon, qui se levaittoutes les foispourles chercher à quatre pattes sous les banquettes,unit par se plaindre. Pécuchet eut une querelleavec lui le limonadier survint, il n'écouta pas ses

excuses et mômechicanasur la consommation.Il proposaensuite de terminer la soirée paisible-

ment dans son domicile, qui était tout près, rueSaint-Martin.

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BOUVARD KTt'ËCUCHET. ?

Apeine entré, il endossaune manière do cami-

sole en indienneet fit les honneurs de son apparte-ment.

Un bureau de sapin,placéjuste dans le milieu,incommodaitpar ses angles; et tout autour, sur des

planchettes, sur les trois chaises, sur le vieux fau-teuil et dans les coins se trouvaient pèle-mêleplu-sieurs volumesde l'EncyclopédieRoret, le Manueldu magnétiseur, un Fénelon, d'autres bouquins,avec des tas de paperasses, deux noix de coco. di-

verses médailles, un bonnet turc et des coquilles

rapportées du Havre par Dumouchel.Une couchade poussièreveloutait les murailles,autrefois pein-tes en jaune. La brosse pour les soutiers traî-nait au bord du lit, dont les draps pendaient. On

voyaitau plafondune grande tache noire produite

par la fumée de la lampe.Bouvard,à cause de l'odeur sansdoute, demanda

la permissiond'ouvrir la fenêtre.« 1 es papiers s'envoleraient » s'écria Pécu-

chet, quiredoutait, en plus, les courantsd'air.

Cependantil haletait dans cette petite chambre,chaufféedepuis le matin par les ardoisesde la toi-ture..

Bouvardluî dit« Avotreplace, j'ôterais ma nanello1

-Commentl »

Et Pécuchet baissa la tête, s'effrayant à l'hypo-thèse de ne plus avoirson gilet do santé.

« Faites-moi la conduite, reprit Bouvard,« l'air extérieurvousrafraîchira. »

EnËhPécuchetrepassases bottes en grommelant

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8 bOtJVARD ET PÉCUCHET.

« Vous m'ensorcelez, ma parole d'honneur! » Et,

malgré la distance, il l'accompagnajusque chezlui,au coin de la rue de Béthune, en face le pont de la

TourneIIe.

La chambrade Bouvard,bien cirée, avec des ri-deauxde percale et des meubles en acajou,jouis-sait d'un balcon ayant vue sur la rivière. Les deux

ornementsprincipaux étaient 'un porte-liqueurs aumilieu de la commode,et, le long de la glace, des

daguerréotypes représentant des amis une pein-ture à l'huile occupaitl'alcôve.

«Mononcle » ditBouvard.Et le flambeau qu'il tenait éclairaun monsieur. <Des favoris rouges élargissaient sonvisage sur-~

monté d'un toupet frisant par la pointe..Sa haute

cravate, avec le triple col de la chemise, du giletde velours et de l'habit noir, l'engonçaient.On avait

Cgurédes diamants sur le jabot. Ses yeux étaient

bridés aux pommettes, et il souriait d'un petit air

narquois.Pécuchetne put s'empêcher de dire

« Onle prendrait plutôt pour votre père 1C'estmon parrain, » répliqua Bouvardnégli-

gemment, àjoutant qu'il s'appelait de ses nomsde

baptême François-Denys-Bartholomée.Ceuxde Pé-cuchet étaient Juste-Romain-Cyrille,– et ils avaientle même'âge quarante-sept ans. Cettecoïncidenceleur fit. plaisir, mais les surprit, chacun ayant crul'autre beaucoup moins jeune. Ensuite, ils admi-rèrent 'la Providence, dont les combinaisonspar-fois sont merveilleuses.

Car enfin, si .nousn'étions pas sortis tantôt

Page 14: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 9.

t.

pour nous promener, .nous aurions pu mourir avant

de nous connaître) 1»

Et s'étant donné l'adresse de leurs patrons, ils se

souhaitèrent une bonne nuit.

«N'allez pas voir les dames H cria Bouvard

dans l'escalier.

Pécuchet descendit les marches sans répondre a

la gaudriole.Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos

frères tissus d'Alsace, rue liautefeuilie, 92, une

Voixappela« Bouvard MonsieurBouvard »

Celui-cipassa la tête par les carreaux et reconnut

Pécuchet, qui articula plus fort

« Je ne suis pas malade Je l'ai retirée 1

Quoidonc ?Elle 1dit Pécuchet, en désignant sa poitrms.,

Tous les propos de la journée, avec la tempéra-ture de l'appartement et les labeurs de la diges'ion,l'avaient empoché de dormir, si bien que, n'y tenant

plus, il avait rejeté loin de lui sa flanelle. Le matin,il s'était rappelé son action, heureusement sans con-

séquence, et il venait en instruire Bouvard, qui, parlà, fut placé dans son estime à une prodigieuse hau-

teur.Il était le fils d'un petit marchand et n'avait-pas

connu sa mère, morte très jeune. On l'avait, à

quinze ans, retiré de pension pour le mettre chez un

huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patronfut envoyé aux galères histoire farouche qui luicausait encore de l'épouvante. Ensuite, il avait es-

sayé de plusieurs états: élève en pharmacie, maître

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BOUVARD BT PÉCUCHET.iO

d'études, comptable sur un des paquebots de la

haute Seine. Enfin, un chef de division,séduit parson écriture l'avait engagécommeexpéditionnairemais la conscience d'une instruction défectueuse,avec les besoins d'esprit qu'elle lui donnait, irritait

son humeur et il, vivait complètement seul, sans

parents, sans maîtresse. Sa distraction était, le di-

manche, d'inspecter les travauxpublics.Les plus vieux souvenirs de Bouvardle repor-

taient sur les bords de la Loire, dans une cour deferme. Un homme, qui était son oncle, l'avait em-mené à Paris pour lui apprendre le commerce.Asa

majorité, on lui versa quelques mille francs.Alors

il avait pris femme et ouvert une boutiquede con-

fiseur. Sixmois plus tard, son épouse disparaissaiten emportantla caisse.Les amis, la bonnechère, et

Surtout la paresse; avaient promptementachevé sa

mine. Mais il eut l'inspiration d'utiliser sa belle

main et depuis douze ans, il se tenait dans la

même place, chez MM. Descambosfrères, tissus,rue HautefeuiUe,92. Quant à son oncle, qui autre-

fois lui avait expédié comme souvenir le fameux

portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et

n'en attendait plus rien. Quinzecents livres de re-

venu et ses gages de copiste lui permettaient d'al-

ler, tous les soirs, faire un somme dans un esta-

minet.Ainsi :leurrencontre avaiteu l'importanced'une

aventure. Ils s'étaient, tout de suite, accrochéspardes fibres secrètes. D'ailleurs, comment expliquerles sympathies? Pourquoi telle particularité, telle

imperfection, indifférenteou odieuse dans celui-ci

Page 16: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. u

enchante-t-elle dans celui-là? Ce qu'on appelle

coup de foudre est vrai pour toutes tes passons.Avantla fin de la semaine, ils se tutoyèrent.

Souvent, ils venaient se chercherà leur comptoir.Dèsque l'un paraissait, l'autre fermait sonpupitre,et ils s'en allaientensemble dans les rues. Bouvardmarchaità grandes enjambées, tandisque Pécuchet,

multipliant les pas, avecsa redingote qui lui battait

les talons, semblait glisser sur des roulettes. Demême leurs goûts particuliers s'harmonisaient.Bouvard fumait la pipe, aimaitle fromage, prenait

régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne

mangeait au dessert que des confitures et trempaitun morceau de sucre dans le café. L'un était con-

fiant, étourdi, généreux l'autre discret, méditatif,économe.

Pour lui être agréable, Bouvardvoulut iaire &ire

à Pécuchetla connaissancede Barberou. C'était unancien commis voyageur, actuellement boursier,très bon enfant, patriote, ami des dames, et quiaffectait le langage faubourien.Pécuchet le trouva

déplaisant et il conduisitBouvardchezDumouchel.Cet auteur (car il avait publiéune petite mnémo-

technie) donnait des leçons de littérature dans un

pensionnat de jeunes personnes, avait des opinionsorthodoxeset la tenue sérieuse. Il ennuya Bouvard.

Aucun des deu~ n'avait caché à l'autre son opi-nion. Chacunen reconnut lajustesse. Leurs habitu-

des changèrentet, quittant leurpension bourgeoise,ils finirent par diner ensemble tous lesjouK.

ï!s faisaientdes réue&ionssur lespiècesde théâtre

dont on parlait, sur le gouvernement,la chertédes

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t2 BOUVARD ET PÉCUCHET.

vivres,les fraudes du commerce.Detemps à autre,l'histoire du Collier ou le procès de Fualdès reve-nait dans leurs discours et puis, ils cherchaientles

causesde la Révolutiou.Ils fanaient le longdes boutiquesde bric-à-brac.

Ils visitèrent le Conservatoiredes Arts et Métiers,

Saint-Denis,les Gobelins,les Invalideset toutes les

collectionspubliques.Quand on demandait leur passeport, ils faisaient

mine de l'avoirperdu, se donnant pour deux étran-

gers, deux Anglais.Dans les galeries do Muséum,ils passèrent ave<~

ébahissement devant les quadrupèdes empaillés~avec plaisir devant les papillons, avec indifférence

devant les métaux les fossilesles firent rêver, la

conchyliologieles ennuya. Ils examinèrentlesserreschaudespar les vitres, et frémirent en songeant quetous ces feuillagesdistillaientdes poisons.Cequ'ilsadmirèrentdu cèdre, c'est qu'on l'eût rapporté dans

un chapeau.Ils s'efforcèrent att Louvre de s'enthousiasmer

pourRaphaël-A la grande bibliothèque,ils auraientvouluconnaître le nombre exactdes volumes

Une fois, ils entrèrent au cours d'arabe du Col-

lège de France, et le professeur fut étonné de voir

ces deux inconnus qui tâchaient de prendre des

notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les

coulissesd'un petit théâtre. Dumouchelleur procu-ra des billets pour une séance de l'Académie. Ils

s'informaient des découvertes,lisaient les prospec-ts, et, par cette curiosité,leur intelligence se déve<

loppa. Au fond d'un horizonplus 'ointain chaque-

Page 18: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET. 13

jour, ils apercevaient des choses à la fois confuses

et merveilleuses.

En admirant un vieux meuble, ils regrettaient do

n'avoir pas vécuà l'époque où il servait, bien qu'ils

ignorassent absolument cette époque-la. D'après de

certains noms, ils imaginaient des pays d'autant plusbeaux qu'ils n'en pouvaient rien préciser. Les ou-

vrages dont les titres étaient pour eux inintelligi-bles leur semblaient contenir un mystère.

Et ayant plus d'idées, ils eurent plus de souffran-

tes. Quandune malle-poste les crokait dans les rues,ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quaiaux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne.

Un dimanche ils se mirent en marche dès le ma-

tin, et, passant par Meudon, Bellevue, Suresnes,

Auteuil, tout lo long du jour, ils vagabondèrententre tes vignes, arrachèrent des coquelicots au

bord des champs, dormirent sur l'herbe, burent du

lait, mangèrent sous les acacias des guinguettes, et

rentrèrent fort tard, poudreux, exténués, ravis. Ils

renouvelèrent souvent ces promenades. Les lende-

mains étaient si tristes, qu'ils finirent par s'en

priver.`La monotonie du bureau leur devenait odieuse.

Continuellement le grattoir et la' sandaraque, le

même encrier, les mêmes plumes et les mêmes

compagnons Les jugeant stupides, ils leur par-laient de moins en moins. Cela leur valut des ta-

quineries. Ils arrivaient tous les jours après l'heure,et reçurent des semonces.

Autrefois, ils se trouvaient presque heureuxmais leur métier les humiliait depuis qu'ils s'esti-

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i4 BOUVARDET PÉCUCHET.

maient davantage, et ils se renforçaient dans ce

dégoût, s'exaltaient mutuellement, se g&taient.Pécuchetcontractala brusquerie de Bouvard, Bou-

vard prit quelque chose de la morosité de Pécu-chet.

« J'ai envie de me faire saltimbanque sur les

places publiques Mdisait l'un.

« Autant être chiffonnier a s'écriait l'au-tre. ·

Quelle situationabominable Et nul moyend'en

sortir Pas mêmed'espéranceUn après-midi (c'était le 20 janvier i839), Bou-

vardétant à soncomptoirreçut une lettre, apportéepar le facteur.

Sesbras se levèrent,sa tête peu à peu se renversaitet il tomba évanouisur le carreau.

Les commis se précipitèrent, on lui ôta sa cra-vate. Onenvoyachercher un médecin.Mrouvrit les

yeux puis aux questionsqu'on lui faisait« Ah c'est que. c'est que. un peu

d'air me soulagera. Non laissez-moi1 permet-tez a

Et malgré sa corpulence, il courut tout d'une ha-

leine jusqu'auministère de la marine, se passant lamain sur le front, croyant devenir fou, tâchant de

S3calmer.

tl fit demanderPécuchet.

Pécuchetparut.« Mononcle est mort j'hérite I

Pas possible »

Bouvard montra les ligues suivantes

Page 20: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. ~5

ÉTUDE DE MoTARDIVEL. NOTAIRE.

<fSavigny-en-Septaine,t4 janvier t839.

» Monsieur, t

» Je vous prie de vous rendre en mon étude,

pour yprendre connaissancedu testament de votre

père naturel, M. François-Denys-BartholoméeBou-

vard, ex-négociantdans la ville de Nantes, décédé

en cette commune le 10 du présent mois. Ce tes-

tament contient en votre faveur une dispositiontrès importante.

»Agréez,Monsieur,l'assurancedemes respects.

» TARDIVEL,notaire. »

Pécuchet fut obligé de s'asseoir sur une borne

dans la cour. Puis il rendit le papier en disant

lentement« Pourvu. que ce ne soit pas. quelque

farce!1

Tu crois que c'est une farce Mreprit Bouvardd'une voix étranglée, pareille à un râle de mori-bond.

Maisle timbre de la poste, le nom de l'étude en

caractères d'imprimerie, la signature du notaire,tout prouvait l'authenticité de la nouvelle et ilsse regardèrent avec un tremblement du coin dela buuuhe et une larme qui roulait dans leurs yeuxfixes.

Page 21: Bouvard et Pécuchet

t6 BOUVARDETPËCCCHET.

L'espace leur manquait. Ils allèrent jusqu'à l'Arcde Triomphe, revinrent par le bord de l'eau, dé-

passèrent Notre-Dame.Bouvardétait très rouge. Hdonnaà Pécuchet des coups de poing dans le dos,et pendant cinq minutes, déraisonnacomplètement.

Ils ricanaient malgré eux. Cet héritage, bien

sûr, devait se monter.« Ah ce serait trop beau n'en parlons

plus. »

Us en reparlaient. Rien n'empêchait de deman-

der tout de suite des explications. Bouvardécrivit

au notaire pour en avoir.

Le notaire envoya la copie du testament, lequelse terminait ainsi

1

« En conséquence, je donne à François-Denys-Bartholomée Bouvard, mon fils naturel reconnu,la portion de mes biens disponible par la loi. M

Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse,mais il l'avait tenu à l'écart soigneusement, lefaisant passer pour un neveu et le '.eveu l'avait

toujours appelé mon oncle, bien que sachant à

quoi s'en tenir. Vers la quarantaine, M. Bouvards'était marié, puis était devenu veuf. Ses deux fils

légitimes ayant tourné contrairement à ses vues,un remords l'avait pris sur l'abandon où il laissait

depuis tant d'années son autre enfant. Il l'eûtmême fait venir chez lui, sans l'influence de sacuisinière.Elle le quitta, grâce aux manœuvresdela famille, et, dans.son isolement, près de mourir,il voulut réparer ses torts en léguant au fruit deses premières amours tout ce qu'il pouvait de safortune. Elle s'élevait à la moitié d'un million, ce

Page 22: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD E~ PECUCHET. i7

qui faisaitpour le copiste deux cent cinquantemille

francs. L'aîné des frères, M. Étienne, avaitannoncé

qu'il respecterait le testament.

Bouvard tomba dans une sorte d'hébétude. Il

répétait à voix basse, en souriant du sourire pai-sible des ivrognes « Quinze mille livres de

rente » et Pécuchet, dont la tête pourtant était

plus forte, n'en .revenait pas.Ils furent secoués brusquement par une lettre

de Tardivel. L'autre fils, M. -Alexandre,déclarait

son intention de régler tout devant la justice, 'et

même d'attaquer le legs s'il le pouvait, exigeantau préalable scellés, inventaire, nomination d'un

séquestre, etc. 1 Bouvarden eut une maladie bi-

lieuse. A peine convalescent,il s'embarqua pour

Savigny, d'où il revint, sans conclusion d'aucune

sorte et déplorant ses frais de voyage.Puis ce furent des insomnies, des alternatives

de colère et d'espoir, d'exaltation et d'abattement.

Enfin, au bout de six mois, le sieur Alexandre s'a-

paisant, Bouvardentra en possessionde l'héritage.Son premier cri avait été « Nousnous reti-

rerons à la campagne H et ce mot qui liait

son ami à son bonheur, Pécuchet l'avait trouvé

tout simple. Car l'union de ces deux hommes était

absolueet profonde.. 1Maiscommeil ne voulaitpoint vivre aux crochets

de Bouvard, il ne partirait pas avant sa retraite.

Encoredeux ans n'importe Il demeura inflexible

et la chosefut décidée.

Pour savoir où s'établir, ils passèrent en revue

toutes les provinces.LeNordétait fertile, mais trop

Page 23: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.i8

froid le Midienchantpur par son climat, mais in-commode vu les moustiques, et le Centre, fran-

chement. n'avait rien de curieux. LaBretagne leuraurait convenu, sans l'esprit cagot des habitants.

Quant aux régions de l'Est, à cause du patois ger-manique, il n'y fallait pas songer. Mais il y avaitd'autres pays. Qu'était-ce, par exemple, que le

Forez, le Bugey, le Roumois? Les cartes de géo-graphie n'en disaient rien. Dureste, que leur mai-son fût dans tel endroit ou dans tel autre, l'impor-tant c'est qu'ils en auraient une.

Déjà.ils se voyaient en manches de chemise, aubord d'une plate-bande, émondant des rosiers, dtbêchant, binant, maniant de la terre, dépotant des

tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l'alouette

pour suivre les charrues, iraient avec un paniercueillir des pommes, regarderaient faire le beurre,battre le grain, tondre les moutons, soigner les

ruches, et se délecteraient au mugissement des

vaches et à la senteur des foins coupés. Plus d'é-

critures plus de chefs1 plus même de terme à

payer1 Car ils posséderaient un domicile à euxet ils mangeraient les poules de leur basse-cour,

les légumes de leur jardin, et dtneraient en gar-dant leurs sabots!– «Nousferons tout ce qui nous

plaira nous laisserons poussernotre barbe »

Ils s'achetèrent des instruments horticoles, puisun tasde choses qui pourraient peut-être servir ?,icties qu'une botte à outils (il en faut toujours.dans

une maison), ensuitedes balances,une chaîned'ar-

penteur, une baignoire en, cas qu'ils ne fussent

matades, un thermomètre et même un baromètre

Page 24: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ETPËCUCHET. i9

« système Gay-Lnssac » pour des expériences de

physique, si la fantaisie leur en prenait. il ne se-

rait pas mal, non plus (car on ne peut pas toujourstravailler dehors), d'avoir quelques bons ouvragesde littérature, et ils en cherchèrent, fort em-

barrassés parfois de savoir si tel livre était vraiment

« un livre de bibliothèque a. Bouvard tranchait la

question.« Eh! nous n'aurons pas besoin de biblio-

thèque.D'ailleurs j'ai la mienne, )' disait Pécuchet.

D'avance, ils s'organisaient. Bouvard emporteraitses meubles. Pécuchet sa grande table noire; on

tirerait parti des rideaux et avec un peu de batterie

de cuisine ce serait bien suffisant.

Ils s'étaient juré de taire tnnt cela, mais leur fi-

gure rayonnait. Aussi leurs collègues les trouvaient

drôles. Bouvard, qui écrivait étalé sur son pupitreet les coudes en dehors pour mieux arrondir sa bâ-

tarde, poussait son espèce de sifflement tout en

clignant d'un air matin ses lourdes paupières. Pé-

cuchet, juché sur un grand tabouret de paille, soi-

gnait toujours les jambages de sa longue écriture,mais en gonflant les narines, pinçait les lèvres,

comme s'il avait peur de lâcher son secret.

Après dix-huit mois de recherches, ils n'avaientrien trouvé. Ils firent des voyages dans tous les en-virons de Paris, et depuis Amiens jusqu'à Évreux,et de Fontainebleau jusqu'au Havre, Ils voulaientune campagne qui fût bien la campagne, sans tenu*

précisément à un site pittoresque, mais un horizonborné les attristait.

Page 25: Bouvard et Pécuchet

20 BOUVARD ET PÉCUCHET.

!!s fuyaientle voisinagedes habitations et redou*taient pourtant la solitude.

Quelquefoisils se décidaient, puis craignant de se

repentir plus'tard, ils changeaient d'avis, l'endroitleur ayant paru malsain, ou exposé au vent de

mer, ou trnp près d'une manufactureou d'un aborddifficile..

Barberou les sauva.Il connaissaitleur rêve, et un beau jour vint leur

dire qu'on lui avait parlé d'un domaine, à Chav~-gnolles, entre Caen et Falaise. Cela consistait enune ferme de trente-huit hectares, avec une ma-dère de:château et un jardin en plein rapport.

Ils se transportèrent dans le Calvados.et ils furententhousiasmés.Seulement, tant de la ferme que dela maison (l'une ne serait pas vendue sans l'autre),on exigeait cent quarante-trois mille francs. Bou-vardn'en donnaitque cent vingtmilletPécuchet combattit son entêtement, le pri~ de

céder, en~n déclara qu'il compléterait le surplus.C'était toute sa fortune, provenantdu patrimoinedesa mère et de ses économies. Jamais il n'en avaitsoufflé mot, réservant ce capital pour une grandeoccasion.

Tout fut payévers la fin de 1840, six mois avantsa retraite.

Bouvard n'était plus copiste. D'abord, il avaitcontinué ses fonctionspar défiancede l'avenir,maiss'en était démis une fois certain de l'héritage. Ce-

pendant il retournait volontiers chezles MM.Des-

cambos, et la veille de sondépart il offrit un punchtout le comptoir.

Page 26: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 21

Pécuchet, au contraire, fut maussade pour ses

collègues, et sortit, le dernier jour, en claquantla

porte brutalement.Il avait à surveiller les emballages, faire un tas

de commissions, d'emplettes encore, et prendre

congé de Dumouchel

Lb professeur lui proposa un commerceépisto-laire, où il le tiendrait au courant de la littératureet après des félicitationsnouvelles, lui souhaita unebonne santé.

Barberou se montra plus sensible en recevant'l'adieu de Bouvard.Il abandonna exprès une partiede dominos,promit d'aller le voirlà-bas, commanda

deux anisetteset l'embrassa.

Bouvard, rentré chez lui, aspira sur son balconune large boufféed'air en se disant «Enfin. » Leslumièresdes quais tremblaient dans l'eau, le roule-ment des omnibusau loin s'apaisait. Il se rappelades jours heureux.passés dans cette grande ville,despique-niquesau restaurant, des soirsau théâtre,les commérages de sa portière, toutes ses habi-

tudes et. il sentit une défaillancede comr, une

tristessequ'il n'osaitpas s'avouer.

Pécuchet,jusqu'à deuxheures du matin, se pro-mena dcns sa chambre. Il ne reviendrait plus làtant mieux 1 et cependant, pour laisser quelquechose de lui, il grava son nom sur le plâtre de lacheminée.

Le plus gros du bagage était parti dès la veille.Les instruments de jardin, les couchettes,les mate-

las, les tables, les chaises, un caléfacteur, la bai-

gnoire et trois fûts de Bourgogne iraient par la

Page 27: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.2S

Seine, jusqu'au Havre.et de là seraient expédiéssur

Caen, où Bouvardqui les attendraiUes ferait parve-nir à Chavignolles.

Maisle portrait de sonpère, les fauteuils, la caveà liqueurs, lesbouquins, la pendule, tous les objetsprécieux furent mis dans une voiture de déména-

gement qui s'achemineraitpar Nonancourt,Verneuilet Falaise.Pécuchetvoulut l'accompagner.

11s'installa auprès du conducteur, sur la ban-

quette, et, couvert de sa plusvieille redingote, avecun cache-nez,des mitaines et sa chancelièrede bu-

reau, le dimanche-20mars, au petit jour, il sortit de

la capitale.Lemouvementet la nouveautédu voyagel'occu-

pèrent les premières heures. Puis les chevauxse

ralentirent, ce qui amena des disputesavecle con-ducteuretie charretier. Ilschoisissaientd'exécrables

auberges, et, bien qu'ils répondissent de tout, Pé-

cuchet, par excès de prudence, couchait dans lesmêmes gîtes.

Le lendemain,on repartait dès l'aube et la route,toujours la même. s'allongeait en montant jusqu'aubord de l'horizon. Lesmètres de caillouxse succé-

daient, les fossés étaient pleins d'eau, la campagnes'étalaitpar grandes surfaces d'un vert monotoneet

froid, desnuages couraientdans le ciel, de temps àautre la pluie tombait. Le troisièmejour, des bour-

rasques s'élevèrent. Labâche du chariot, mal atta-

chée, claquaitau vent comme la voile d'un navire.Pécuchet baissait la figure sous sa casquette, et

chaque fois qu'il ouvrait sa tabatière, il lui fallait,pour garantir sesyeux, se retourner complètement.

Page 28: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 23

Pendant les cahots, il entendait osciller derrière lui

tout son bagage et prodiguait les recommandations.

Voyant qu'elles ne servaient à rien, il changea de

tactique ilfit le bon enfant, eut des complaisancesdans les montées pénibles, il poussait à la mue avec

les hommes il en vint jusqu'à Jeu? payer le gloria

après les repas. Deslors, ils filèrent plus lestement,si bien qu'aux environs de Gauburge l'essieu se

rompit et le chariot resta penché. Pécuchet visita

tout de suite l'intérieur les tasses de porcelaine

gisaient en morceaux. Il leva les bras, en grinçantdes dents, maudit ces deux imbéciles et la journéesuivante fut perdue à cause du charretier qui se

grisa mais il n'eut pas la force de se plaindre, la

couped'amertume étant remplie.Bouvardn'avait quitté Paris que !e surlendemain,

pour diner encore une fois aveu Barberou. Il arrivadans la cour des messageries à la dernière minute,

puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen il

s'était trompé de diligence.Le soir, toutes les places pour Caen étaient rete-

nues ne sachant que faire, il alla au théâtre des

Arts, et il souriait à ses voisins, disant qu'il était re-tiré du négoce et nouvellement acquéreur d'un do-maine aux alentours. Quand il débarqua le vendredi

à Caen, ses ballots n'y étaient pas. Il les reçut le di-manche et les expédia sur une charrette, ayant pré-venu le fermier qu'il les suivrait de quelques heures.

A Falaise, le neuvième jour de son voyaye, Pécu-chet prit un cheval de renfort, et jusqu'au coucherdu soleil ou marcha bien. Au delà de Bretteville,

ayant quitté la grand'route, il s'engagea dans un

Page 29: Bouvard et Pécuchet

24 BOUVARD ET PÉCUCHET.

cheminde traverse,croyantvoir à chaqueminute le.

pignonde ChavignoIIes.Cependantles ornières s'.effa-

çaient elles disparurent, et ils se trouvèrent aumilieu des champs labourés. La nuit tombait. Quedevenir? Enfin Pécuchet abandonnale chariot, et,

pataugeant dans la,boue, s'avança devant lui à la

découverte. Quand il approchait des fermes/leschiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pourdemander sa route. On ne répondait pas. II avait

peur et regagnait le large. Toutà coup deux lan-

ternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s'élança

pourle rejoindre. Bouvardétait dedans.

Mais où pouvait être la voiture de déménage- <

ment? Pendant une heure ils la hélèrent daoj les

ténèbres. Enfin elle se retrouva, et ils arrivèrent

Chavignolles.Un grand feu de broussailleset depommes de pin

flambaitdans la salle. Deuxcouverts y étaient mis.Lesmeubles arrivéssur la charrette encombraientlevestibule. Rien ne manquait. Ils s'attablèrent.

On leur avait préparé une soupe à l'oignon, un

poulet, du' lard et des œufs durs. La vieillefemme

qui faisaitla cuisinevenait de' temps à autre s'infor-mer de leurs goûts. Ilsrépondaient « Oh très bon,très bon » et le gros pain difficile à couper, la

crème, les noix, tout les délecta. Le carrelageavaitdestrous, les murs suintaient. Cependantilsprome-naiènt autour d'eux un regard de satisfaction, en

mangeant sur la petite table où brûlait une chan-

dellesLeursfiguresétaient rougies par le grand air.

Ils,tendaient leur ventre ils s'appuyaient sur le

dossierde leur chaise, qui en craquait, et ils se ré-

Page 30: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPÉCUCHET. 25

pétaient « Nousy voilà donc quel bonheur il mesembleque c'est un rêve 1»

Bienqu'il fût minuit, Pécuchet eut l'idée de faireun tour dans le jardin. Bouvard ne s'y refusa pas.Ils prirent la chandelleet, l'abritant avec un vieux

journal, se promenèrentle long des plates-bandes.Ils avaient plaisir &nommer tout haut les légu-mes « Tiens, des carottes Ah des choux »

Ensuite ils inspectèrent les espaliers. Pécuchettâcha de découvrirdes bourgeons. Quelquefoisune

araignée fuyait tout à coup sur le mur, et les deuxombresde leur corps s'y dessinaient agrandies,en

repétant leursgestes. Lespointesdes herbes dégout-telaientde rosée.La nuit était complètementnoire, ettout se tenait immobile dans un grand silence, une

grandedouceur. Au loinun coqchanta.1

Leurs deux chambres avaient entre elle~ une

petite porte que le papier de la tenture masquait.En la heurtant avec une commode, on venait d'en.faire sauter les clous.Ils la trouvèrent béante. Ce.futune surprise.

Déshabilléset dans leur lit, ils bavardèrent quel-quetpmps, puis s'endormirent, Bouvardsur le dos,la bouche ouverte, tête nue Pécuchet sur le flanc

droit, les genoux au ventre, affubléd'un bonnet de

coton,et tous les deux ronflaient sous le clair de la.

tune,qui entrait par les fenêtres.

Page 31: Bouvard et Pécuchet

n

Quellejoie. le Ipndnmainen se réveillante Hou-vard lu'na une pipe et J'écuchet huma une prise,qu'ils déciarcrent ta meilleure de leur existence.Puis ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage.

Onavait en face de soi les champs, à droite une J

grange, avec le clocherde l'église et à gauche unrideau depeupliers..

Deux allées principales, formant ia croix, divi-

saient le jardin en quatre morceaux.Les !6gumesétaient comprisdans les plates-bandes, où se dres-

saient, de place en place, des cyprès nains et des

quenouilles. D'uncôté une tonnelle aboutissaitaun

vigneau de l'autre un mur soutenait les espaliersst une claire-voie,dans le fond, donnaitsur la cam-

pagne. Il y avait au delà du mur, un verger, aprèsla charmille,un bosquet; derrière la claire-voie,un

petit chemin.Ils contemplaientcet ensemble,quandun homme

à chevelure grisonnante et vêtu d'un paletot noir

longea le sentier, en raclant avecsa canne tous lesbarreaux de la claire-voie.La vieille servante leur

apprit que c'étaitM. Vaucorbeil,un docteur fameuxdans l'arrondissement.

Lesautres notablesétaient: le comtede Faverges,

Page 32: Bouvard et Pécuchet

ÏtOtJVABD ET fËCUCMET. 37

autrefois député, et dont on citait les vacheriesile maire, M.Foureau,qui vendaitdu bois, du plâtre,toute espèce de choses M. Marescotle notairel'abbé Jeufroy, et M" veuve Dordin,vivantde son

revenu. Quant à elle, on l'appelait la Germaine,a cause de feu Germain son mari. Kile faisait des

journées; mais aurait vou'u passer au service de

ces messieurs. Ils l'acceptèrent, et partirent pourleur ferme, située à un kilomètre de distance.

Quand it&entrèrent dans la cour, le fermier,maure Couy, vociféraitcontre un garçon et la fer-

mière, sur un escabeau, serrait entre ses jambesun dinde qu'elle empâtait avecdes gobes de farine.

L'homme avait le front bas, le nez fin, le regarden dessous, et les épaules robustes. La femmeétaittrès blonde, avec les pommettes tachetées de son,et cet air de simplicitéque l'on voit aux manantssur le vitrail des églises.

Dans la cuisine, des bottes de chanvre étaient

suspendues au plafond. Trois vieux fusils s'éche-

lonnaient sur la haute cheminée.Un dressoir chargéde faïences à fleurs occupait le milieu de la mu-

raille et les carreaux en verre de bouteillejetaientsur les ustensiles de fer-blanc et de cuivre rougeune lumière blafarde.

Les deux Parisiens désiraient faire leur inspec-tion, n'ayant vu la propriété qa'une fois, sommai-rement. MaîtreGouyet son épouse les escortèrentet la kyrielle des plaintes commença.

Tous les bâtiments, depuis la charretterie jusqu'àla bouillerie, avaient besoin de réparations. Mau-rait fallu construire une succursale pour les fro<

Page 33: Bouvard et Pécuchet

.28 BOUVARD ET PÉCUCHET.

mages, mettre aux barrières des ferrements neufs,relever les hauts-bords, creuser la mare et replan-ter considérablement de pommiers dans les trois

cours.Ensuite on visita les cultures maître Gouyles

déprécia.Ellesmangeaient trop defumier, les char-

rois étaient dispendieux impossible d'extraire les

cailloux, la mauvaise herbe empoisonnaitles prai-ries et ce dénigrement de sa terre atténua le

plaisir que Bouvard sentait à marcher dessus.

Ils s'en revinrent par la cavée, sous une avenue

de hêtres. La maison montrait, de ce côté-là, sa

cour d'honneur et sa iaçade.Elle était peinte en blanc, avec des réchampi?

de couleurjaune. Le hangar et le cellier, le fournilet~le bûcher faisaient en retopr deux ailes plusbasses. La cuisine communiquait avec une petitesalle. On rencontrait ensuite'le vestibule, unedeuxièmesalle plus grande, et le salon.Les quatrechambres au premier s'ouvraient sur le corridor

qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pourses collections la dernière fut destinée à la bibiio-

thèque et comme ils ouvraient les armoires, ilstrouvèrent d'autres bouquins, mais n'eurent pas la

fantaisie d'en lire les titres. Le plus pressé, c'était

lé jardin.Bouvard, en passant près de la charmille, dé-

couvritsous les branches une dame en plâtre. Avecdeux doigts, elle écartait sa jupe, les genouxpliés,la tête sur l'épaule, comme craignant d'être sur-

prise. « Ah pardon ne vous gênez pas a>a

et cette plaisanterieles amusa tellement, que, vingt

Page 34: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETP&CHCHET. 29

fois par jour, pendant plus de trois semaines ils

la répétèrent.

Cependant les bourgeois de Chavignolles dési-

raient les connaître on venait les observer parla claire-voie. Ils en bouchèrent les ouvertures avec

jes planches. La population fut contrariée.

Pour se garantir du soleil, Bouvard portait surtête un mouchoir noué en turban, Pécuchet sa

casquette et il avait un grand tablier avec une

poche par devant, dans laquelle ballottaient un

sécateur, son foulard et sa tabatière. Les. bras nus,et côte à côte, ils labouraient, sarclaient, émon-

daient, s'imposaient des tâches, mangeaient le plusvite possible mais allaient prendre le café sur la

vigneau, pour jouir du point de vue.

S'ils rencontraient un limaçon, ils s'approchaientde lui, et l'écrasaient en faisant une grimace du

coin de la bouche, comme pour casser une noix. ils

ne sortaient pas sans leur louchet, et coupaient en

deux les vers blancs, d'une telle force que je fer

de l'outil s'en enfonçait de trois pouces.Pour se délivrer des chenilles, ils battaient les

arbres, à grands coups de gaule, furieusement.

Bouvard planta une pivoine au milieu du gazonet des pommes d'amour qui devaient retomber

comme des lustres, sous l'arceau de la tonnelle.

Pécuchet &t creuser devant la cuisine un large

trou, et le disposa en trois compartiments, on

il fabriquerait des composts qui feraient pousser

un tas de choses dont les détritus amèneraient

d'autres récoltes procurant d'autres engrais, tout

cela indéfiniment, et il rêvait au bord de la

fosse, apercevant dans l'avenir .des montagnes

Page 35: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.30

de fruits, des débordements de fleurs, des ava-lanches de légumes. Mais le fumier de cheval si

utile pour !e$coucheslui manquait.Les cultivateursn'en vendaientpas les aubergistes en refusèrent.

Enfin, après beaucoup de recherches, malgré les

instancesde Bouvard, et abjurant toute pudeur, il

prit le parti « d'aller lui-mêmeau crottin »

C'est au milieu de cette occupationque M" Bor-

din, un jour, l'accostasur la grande route. Quandelle l'eut complimenté,elle s'infurma de son ami.

Lesyeux noirs de cette personne, très brillants bien

que petits, ses hautes couleurs, son aplomb (elleavait même un peu de moustache), intimidèrentPécuchet. Il répondit brièvement et tourna le dos

impolitesseque b!âmaBouvard.Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les

grands froids. Ils s'instaltèrent dans la cuisine, et

faisaient du treillage; ou bien parcouraient les

chambres, causaientau coin du feu, regardaient la

pluie tomber.

Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps, et

répétaient chaque matin « Tout part » Mais lasaisonfut tardive,et ils consolaientleur impatience,en disant « Tout va partir, »

Usvirent ennn lever les petits pois. Les aspergesdonnèrentbeaucoup. La vigne promettait.

Puisqu'ilss'entendaient aujardinage, ils devaientréussir dans l'agriculture et l'ambition les pritde cuttiver leur ferme. .Avecdu bon sens et de

l'étude ils s'en tireraient, sans aucundoute.

D'abord, il fàHaitvoir comment on opérait chez

les autres; et ils rédigèrent une lettre, où ils de-

Page 36: Bouvard et Pécuchet

3tBOUVARUET PÉCUCHET.

mandaient&M.de Faverges l'honneur de visiter son

exploitation.Le comte leur donna tout de suite un

rendez-vous.

Après une heure de marche, ils arrivèrent surle versant d'un co'eau qui domine la vaDée de

l'Orne. La rivière coulait au fond,avec des sinuosi-

tés. Des blocsde grès rouge s'y dressaient de placeen place, et des roches plus grandes formaient auloin comme une falaise surplombant la campagne,couvertede blés mûrs. Kn face, sur l'autre colline,la verdure était si abondante, qu'elle cachait les

maisons.Desarbres la divisaienten carrésinégaux,se marqnant au milieu de l'herbe par des lignes.plus sombres.

L'ensemble du domaineapparut tout à coup. Des

toits de tuiles indiquaient la ferme. Le château à

façade b anche se trouvait sur la droite, avec unbois au delà, et une pelouse descendait jusqu'à la

rivière, où des platanes alignés yéuétaient leurombre.

Les deux amis entrèrent dansune luzerne qu'onfanait. Hesfemmesportant des chapeauxde paille,des marmottes d'indienne ou desvisièresde papier,soulevaientavecdes râteaxx le foin laissépar terre;et à l'autre bout de la plaine, auprès des meules,on jetait des hottes vivementdans une longue char-

rette, attelée de trois chevaux.M.le comte s'avançasuivi de son régisseur.

Il avaitun costumede basin, la taille raide et les

favoris en côtelette, l'air à la fois d'un magistratet d'un dandy.Les traits de sa ngure, mêmequandil parlait, ne remuaient pas.

Page 37: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.32

Les premières politesses échangées, il exposason système relativementauxfourrages on retour-nait les

andainssans les éparpiller; les seules de-

vaient être coniqueset les bottes faites immédiate-

ment sur place, puis entassées par dizaines.Quantau râteleur anglais, la prairie était trop inégale

pour un pareil instrument.

Une petite fille, les pieds nus dans des savates,et dont le corps se montrait par les déchirures de

sa robe, donnait à boire aux femmes, en versant du

cidre d'un broc qu'elle appuyait contre 'sa han-

che. Le comte demanda d'où venait cette enfant;on n'en savait rien. Les faneuses l'avaient recueil-

lie pour les servir pendant la moisson.Il haussa

les épaules et, tout en s'éloignant, proféra quel-

ques plaintes sur l'immoralitéde nos campagnes.Bouvardfit l'éloge de sa luzerne. Elle était assez

bonne, en effet,,malgré les ravages de la cuscuteles futurs agronomes ouvrirent les yeux au motcuscute. Vu le nombre de ses bestiaux, il s'appli-

quait aux prairies artificielles c'était d'ailleurs un

bon précédent pour les autres récoltes, ce qui n'a

pas toujours lieu avec les racines fourragères.« Cela du moins me paraît incontestable. »

Bouvardet Pécuchet reprirent ensemble« Oh incontestable. »

Ils étaient sur la limite d'un champ soigneuse-ment ameubli un chevalque l'on conduisait à lamain traînait un large coffremonté sur trois roues.

Sept coutres, disposés en bas, ouvraient parallèle-ment des raies fines, dans lesquelles le grain tom-bait par des tuyaux descendant jusqu'au sol.

Page 38: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 33

« Ici, dit le comte, je sème des turneps. Le

turnep est la base de ma culture quadriennale. »

Et il entamait la démonstration du semoir. Mais

un domestique vint le chercher. On avait besoin

de lui au château.

Son régisseur le remplaça, homme à figure cha-

fouine et de façons obséquieuses.Il conduisit « ces messieurs » vers un autre

champ, où quatorze moissonneurs, la poitrine nue

et les jambes écartées, fauchaient des seigles. Les

fers sifflaient dans la paille qui S3versait à droite.

Chacun décrivait devant soi un large demi-cercle,et tous sur la même ligne, ils avançaient en même

temps. Les deux Parisiens admirèrent leurs bras

et se sentaient pris d'une vénération presque re"

ligieuse pour l'opulence de la terre.

Ils longèrent ensuite plusieurs, pièces en jabour.

Le crépuscule tombait, des corneilles s'abattaient

dans les sillons.

Puis ils rencontrèrent 1e troupeau. Les moutons,

ça et là, pâturaient et' onentendait leur continuel

broutement. Le berger, assis sur un tronc d'arbre,tricotait un bas de laine, ayant son chien près de

lui.

Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchirun échalier, et ils traversèrent deux masures, où

des vaches ruminaient sous les pommiers.Tous'iës bâtiments de la ferme étaient contigus

et occupaient les trois côtés de la. cour. Le travail

s'y faisait à la mécanique, au moyen d'une tur-'

bine, utilisant un ruisseau qu'on .avai~ exprès dé-

tourné.. Des bandelettes de cuir allaient d'un toit

Page 39: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ETP&CUCtïËT.34

dans l'autre, et au milieu du fumier une pompede fer manœuvrait.

Le régisseur fit observer dans les bergeries d&

petites ouvertures à ras du soi, et dans les casesaux cochons,desportes ingénieuses,pouvantd'elles-

mêmes se fermer.

La grange était voûtée comme une cathédraleavec des arceauxde briques reposant sur des mursde pierre.

Pour divertir les messieurs, une servante jetadevant les poules des poignées d'avoine. L'arbredu pressoirleur parut gigantesque, et ils montèrentdans le pigeonnier. La laiterie spécia!ement lesémerveilla.Desrobinets dans les coins fournissaientassez d'eau pour inonder les daiïes et en entrant,une fraîcheur vous 'surprenait. Des jarres brunes,

alignées sur des claires-voies, étaient pleines delait jusqu'aux bords. Des terrines moins profondescontenaient dé la crème. Les pains de beurre se

suivaient, pareils aux tronçons d'une coionnè de.cuivre, et de la mousse débordait les seaux de

fer-blanc, qu'on venait de poser par terre. Maisle bijou de la ferme, c'était la beuverie. Des bar-reaux da.bois scellés perpendiculairement danstoute sa longueur.la divisaient en deux sectionsla première pour le bé!ail, la seconde pour !e ser-vice. On y voyait &peine, toutes les meurtrièresétan', closes. Lesbœufs mangeaient, attachésà des

chaÎMttes, et leurs corps exhaiàient une chaleur

que le plafondbas rabattait. Maisquelqu'un donna"dujour, un Stct d'eau tout s coup se répandit dansla rigolequi bordait les rateUers.Desmugissements

Page 40: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPECUCHET. 3S

s'élfvèrent les cornes faisaient commeun cliquetisde bâtons. Tous les boeufsavancèrent leurs mufles

entre tes barreauxet buvaient lentement.

Lesgrands attelages entrèrent dans la couret des

poulains hennirent. Au rez-de-chaussée, deux outrois lanternes s'allumèrent, puis disparurent. Les

gens detravailpassaienten traînant leurs sabotssurles cailloux,et la clochepour le soupertinta.

Les deuxvisiteurs s'en allèrent.Tout cequ'ilsavaientvu les enchantait leur déci-

sion fut prise. Dès le soir, ils tirèrent de leur biblio-

thèque les quatre volumes de la maison Rustique,se firent expédier le cours de Gasparinet s'abon-nèrent à un journal d'agriculture.

Pour se rendre aux foires plus commodément, ils

achetèrent unecarrioleque Bouvardconduisait.

HabUlésd'une btouse bleue, avec un chapeau à

larges bords, des guêtres jusqu'aux genoux et un

bâton de maquignonà la main, ils rôdaient autour

des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne

manquaient pas d'assister à tous les comicesagri-coles.

Bientôt ils fatiguèrent maître Gouyde leurs con-

seils, déplorant principalement son système de

jachères. Maisle fermier tenait à sa routine. Mde-

manda la remise d'un terme sous prétexte de la

grêle. Quantaux redevances, il n'en fournitaucune.

Devantles réclamations les plus justes, sa femme

poussait des cris. Enfin, Bouvarddéclarason iuten-

tionde'ne pas renouvelerle bail.

Dès lors maure Gouy épargna les fumiers, laissa

pousser les mauvaisesherbes, ruina le, fonds et il

Page 41: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.36

s'en alla d'un air farouchequi indiquait desplansde

vengeance.Bouvard avait pense que 20,000 francs, c'est-à-

dire plus de quatre fois le prix du fermage, suffi-

raient au début. Sonnotaire de Paris les envoya.Leur exploitationcomprenait quinze hectares en

courset prairies, vingt-trois en terres arableset cinqen friches situées sur un monticule couvertde cail-

lpuxet qu'on appelaitla Butte.Ils se procurèrent tous lesîastrumentsindispen-

sables, quatre chevaux,douzevaches,sixporcs, centsoixante moutonset, commepersonnel, deux char-

retiers, deux femmes, un berger de plus, un gre~chien.

gros

Pour avoir~outde suite de l'argent, ils vendirentleurs fourrages on les paya chez eux l'or des na"

poléons comptés sur le coffre à l'avoine leur parut

plusreluisantqu'un autre, extraordinaireet meilleur.Au mois de novembre ils brassèrent du cidre..

C'était Bouvardqui fouettait le chevalet Pécuchet,montédansl'auge, retournaitle marcavecunepelle.

Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dàns la

cuve, surveillaientles bondes, portaient de lourds

sabots, s'amusaient énormément.Partant de ce principequ'on ne sauraitavoirtrop

de blé, ils supprimèrent la moitié environ de leurs

prairies artificielles et, comme ils n'avaient pasd'engrais, ils se servirent de tourteaux qu'ilsenter-rèrent sans les concasser,si bienquele rendementfut pitoyable. <

L'année suivanteils firent les semaillestrès dru.Desoragessurvinrent. Les épisversèrent.

Page 42: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 37

3

Néanmoins, ils s'acharnaient au froment et ils

entreprirent,d'épierrer laButte. Unbanneau empor-tait les cailloux. Tout le long de l'année, du matin

jusqu'au soir, par la pluie, par le soleil, on voyaitl'éternel banneau avec iemême homme et le môme

cheval, gravir, descendre ei remonter la petite col-

line. QuelquefoisBouvardmarchaitderrière, faisantdes haltesà mi-côtepour s éponger le front.

Nese fiant à personne, ils traitaient eux-mêmes

lesanimaux,leur admmisLralentdes purgations,des

clystères.Degravesdésordres eurent lieu. La fillede hasse-

courdevint enceinte. Ils prirent des gens mariésles enfantspullulèrent, les cousins, les cousines,les

oncles, les belles-sœurs une horde vivait à leurs

dépens, et ils résolurent de coucherdans la fermeà.tourde rôle.

Maisle soir ils étaient tristes. La malpropreté dela chambre les offusquait,-et Germaine,qui ap-portait les repas, grommelait à chaque voyage.Onles dupait,de toutes les façons. Les batteurs en

grange fourraien' du blé dans leur cruche à boire.Pécuchet en surpnt un, et s'écria, en le poussant.dehors par tesépaules

« Misérable tu es la honte du village qui t'a;vu naître H

Sa personne n'inspirait aucun respect. D'ail-

leurs, il avait,des remords à encontre du jardin.Toutson temps ne serait pas de t-roppour le tenir-en bon ctat. Bouvard s'occuperait de la ferme.Us en délibérèrent: et cet arrangement iut dé-cidé. 9

Page 43: Bouvard et Pécuchet

MMM~MM1ST! d~Hj~M

fnL~prsmM~omt~r.de~opB~SjpRug~es.

Bécuahet) ieai&ti~on~tpwBe.nae, ~a ~ue~ pp~g~h~eme Ma~a.ssi&,~redou~ ta~MP~~j~

M~a~houMMfde.~raie;to~~t~ <~ch~ t)s np~nt¡.j<(itjeu<pc~w~~9MtMQ~~pi~~)~~t&tes&v~ j~femUe~. ~a$M~e,.M ~PP~<BïsfMittage$<)~tM8$y8.fp~9tew~!S~~{~Qr~e~greffes e~,a&i~n<oWQ) ~O~Mt~icS'

h~~pt~!)~ag}M8e,~]~Qiq~e~8Q~[)iL,aj~tMtie$ ~~jRsJ~ooïNme~seo~~jëë~R~amasd'onguent pour les recouvrir! tëvia

~g~~Q~fpM jeu~,h;I,pr§B~ejb~BC~~W~eaip~c~~ï~~s~~Sj~t~~rs~s.<)At MesuBOq~~ ~er~sa~t~t~~M q~

~Mb~t~ec~u~~e~ui~~ia~~a~pH~

X~eQ~lesd~s~p~~s~~rachait la pomme de l'arrosoir et ver~.t ~R~

~u~MSettTp~t.) Jnatc~ aM~t0!'a) a~M

-<j~tt,~o~a) ~acm~nps~) d~jlat~e~

~tpe~M~ jpiaa~m~u~-f~te~~~~t~Mh~j e~e~a~pesb'tn~rMn~B~~t<; l~Mb ~8We8!eu~%n4B~W~fït~~è~ti ~~a~td~uq~s~ ~fS~sespeuts pots. Pour se reposa~j~;s~§e~

j~B9~B&c~M~ e~~9rs,pr%j~ ,embel-

.lissements. « a-t~sn'uv

-M~axaitjB~~u ~§j~ujt!)~d~u~~§m~de

g~'M~nMP~~S~~s~yM~~ ~8 M~PWll~u~~~nta)}ies<~u~s<~8 ~TC~mm~4ë5~~n~. c~8v~de ~Qd'or.o~g ~3

~Q~e~8a~B~t ~aJ~tP~M~s~t)p~< ~WabondaLQcede couleursjaunes. ,)

Page 44: Bouvard et Pécuchet

B&ovAa~< <:f .f&c~ea~~t 3~~a~1&~o&6hë~tm~ahï!'dat~a~vos~fma!gfô'e~'

réchaudsde feuiHèsmortes~'B~~l&S}ch&~sîs''pemi~et!S&~iëa!éloges'Ëar&0{u~6ë&,ial'!ne'poussa 'q~edesv~g&taNona-ra~Sques.ïJesf~o&tures'~e rep~i~t

j'éat'fpas~~es) ~B'és 'se dé~l~M~~ a~des

m'aMo~es'~s'aff~ 'les 'di~i~s~~nt' 'le'btanc dans:

I~fa '~in~ :te&~8~is~M'CQ~'anB{'dësoia~on~Le

vebt/sai~jët~r~aà' 'lea~ambs'dea<~icét~Ji

~â~&Md~ace!de~4a''g~doihe'saisit'ttqx~'&aisie~s~'ie'dô~~dë~im~~MMt~M~as~ .i~oc'n <)-;u:<u;).:<)

Hmanqu~'Ie~;c~ôïi~s~t~Me8~!e9t 'àw~t~ [

et~u~~SON &<û'~a~~q~'U'a~it'iroU~t éle~r

(~'sHttà~&qtMt~Â~rès'dé~ ~ûs'~ aï'tichatMfP

~!à~tt'pepdû& ïies ~hdt~<&'éoMbiôt~U-Sn~ t~~tô~, ï'tHïa ~es~espéinaQ~~I ~~tio~issact~là~ta~ Ëm~'pa~t~ë ~eN~eux'~tf'a'bael~ïaenM~tc8b~tS~ N'~pô~a ~ê~h~dc'~at~~èjpM*'séderun monstre, .~tittu'~i')

HsaÈM<aê~~t'Mfsemblaït ti~tte~ùmm!~d~aM~I~è~@Li~MM<NaM'~')Hnq~j~'oontuU Jt'/

~~laa ~5~M!he~d~'p~ï~8pi's~aMét68')[!as&t&e~assiettesrempliesde~teM'eda~'qu~eRf6uSt~aM~!sà)C!~a&@9!~<.ësJib~es&~<M~<'aMï~c6t.~ei~e!6~~de~ ~at.n~ ~~ï~~M~~ï~~à~Mu~antstttMtËpha~be(a~ta~c~s~<~M')~ par~u~S~t~~sf~~

t&ta~i~pda~~Td~ b4!K9ja~n~ MS~p~gta~StS~ ~Bdë~Ïrûi~~ ehotsi6!un sur chaque bras, ~ïppt~aia!teN'àuiBâs~set!'dè~q~l~@~~gp!lap~gï~sRuc~d~ï!~@'bo~~i~)~6a!'8~IS

ieH~cei'c~:u&69p~&<popB'3es'empe~ep'tte:~'n~r!ï0âa"eoat'aefid~.~bttnt~i'aldaf~a~itia.i~,'s'

~eratt, enlevait avec son môueMé'~a'b~am&'de~

Page 45: Bouvard et Pécuchet

BouvARD R'jr psc~t.-sr40

cloches, et si des nuagesparaissaient,il apportaitvivementdes pai)!a<!sons.

La nuit, il n'en dormaitpas. Plusieurs fois mêmeil se releva; et pieds nus dans ses bottes. <;n

chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pouraller meure sur les bâchesla couverture de son lit.

Les cantaloups mûrirent. Au premier, Bouvardfit !a grimace. Le second ne fut pas meilleur, letroisième non plus; Pécuchet trouvait pour chacun

une excusenouvelle, jusqu'au dernier qu'il jeta parla fenêtre, déclarantn'y rien comprendre.

En effet, commeil avait cultivéles uns près desautres des espèces différentes, les sucrins s'étaientconfondus.avec les maraîchers, le gros Portugalavec le grand Mongol, et le voisinage des

pommes d'amour complétant l'anarchie, il en était

résulté d'abominablesmulets qui avaient le goût de

citrouille.

AlorsPécuchet se tourna vers les fleurs. Il écri-

vit à Dumouchelpour avoir des arbustes avec des

graines, acheta une provision de terre de bruyère~et se mit à l'oeuvrerésolument.

Maisil planta des passiSores& l'ombre, des pen-sées au so!eit,couvritde fumier les jacinthes, arrosales lys après leur floraison,détruisit les rhododen-drons par des excèsde rabattage, stimulalesfuchsias.avecde la colle-forte, et rôtit un grenadier, en l'ex-

posantau feu dans la cuisine.Aux approches du froid, il abrita les églantiers

sous des dômes de papiers forts enduits de chan-dc)le cela faisait comme des pains de sucre tenusen l'air par des bâtons.

Page 46: Bouvard et Pécuchet

BOUVARC ET PÉCUCHET.

Les tuteurs des dahliasétaient gigantesques;et on apercevait, entre ces lignes droites, les ra-

meaux tortueux d'un sophora japonica qui demeu-

rait immuable, sans dépérir, ni sans pousser.Cependant, puisque les arbres les plus rares

prospèrent dans les jardins de la capitale, ils de-

vaient réussir à Chavignolles;et Pécuchet se pro-cura le lilas des Indes, la rose de Chine et l'eu-

calyptus, alors dans la primeur de sa réputation.Toutes ses expériencesratèrent. Hétait chaque fois

for~étonné.

Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles.Ilsse consultaientmutuellement, ouvraientun livre,

passaientà un autre, puisne savaientque résoudredevantla divergencedes opinions.

Ainsi pour la marne, Pu\is la recommande le

manuelRoretla combat.

Quant au plâtre, malgré l'exemple de FranMin,Riéfelet M. Kigaud n'en paraissent,pas enthousias-més.

Les jachères, selonBouvard, étaient un préjugégothique. Cependant Leclercnote les cas où ellessontpresque indispensables.Gasparincite un Lyon-nais qui, pendant un demi-siècle,a cultivédes cé-réalessur le même champ cela renversela théoriedes assolements.Tull exalteles labours au préjudicedes engrais; et voilàle major Beetsonqui supprimeles engraisavec les labours1

Pour se connaître aux signés du temps, ils étu-dièrent les nuagesd'après la classificationde Luke-Ho\vard. Ils contemplaient ceux qui s'allongentcomme des crinières, ceux qui ressemblent à des

Page 47: Bouvard et Pécuchet

BjONMjMM 'ET K'&OH\fW~43

Mes,'ce~~b~ pr6M~rait''pMr~d<6~'t~nt~n~ Me

n~ge~ t&i&hant' 'de'~st~uer të&~ni~M'd~ ciMu~}ë~§~atuë des~c~!hu'tus';Mes"for)tnëS)'6Ïïang~~entavant qu''Hs"6'&sse'nttro!Ï~~nô~i'T' )'~<

'~o baromètre"îe's' ~oaï~a,~'ië ~H~mA~~e'<a'&p-p~n&!tr~~tilNTe&~uf&~t à ~)q~teht4tïi~~sëMBô~par ~'Qfp~ë~ëTouraiH~e~c~s~aa~s~~oëal dë~ï~ïitër~ b~'do'~nî~së';t~'aû Tond'pa~ ~Sxe,agHef aux~aie~

tfa~eë 'aë 'ïa''t~è~M~â ~at~SpMr~pM~aë

toujours, contredit la sangsue. Ils en ïNitent 't~o~

~~à~ëc 'éBt~~I~TMte~ies'quatM <~s;c&mpbE-tei'éBt'<ii6e~én)nt'èht." t'n t

~Apï~s f6frëe''n!6M!tâtïdns,"Bb!ï~ï'a~ecohaut'~i).s'était trompé. Son'doMàh~~igeai~ J& ~~de'~u~fare',~e sy~tènïéinten~ eï'il aventura ~e'q~ luirestait de capitauxdisponible~;~tfen~ïaiHb'fpancSt

'"Ëxcité'pai- Pécuchet, iî'ëut'Ie dëiire d~l'ien~àis.D&nis!a &<sse~aa~~dmpoët~ fureat~~atas~és dë&

branchages, du sang, des Loyaux,des p!umes,tout

'ce"~u 'p'ou~aît~dé6bù<'r!F.'Ë 'emp!<yya.'i&)Iiquburifetge, te Hziersuisâë, 'I~)éssivë,~des'hareBgSiSaurs;dUvarech~'de~ 'coiSohs, ? ~ëni!' dû' guah0,t&chad'en Mriqùer, -ët, po~saBt~~aiu hou~aes

p~ncipes, ne'tôMràh'pas!K perdit'i'unne.~ asappriïRà Te~Me'ax~d'aisan~ës.~n apportai dans~aëour'des~'cadavres 'd~nin~aux,"donBil ~.HMitses

terres. Leurs charognes 'Dépecées~pârse<a~ent-ià

ca~pagneJBoudardso~riaK'su n~tMeMda cet~ &n-

Ïëc'Ïîoh. Une~pompe~in~iëë'daiï~~s? tohïbBrëa~

t~ac~Mtdu purin~snr'ies'rôcoltes:'A~eux~quïavaient

ra!r~bû~é,~M"disait<: .c.-t'i-j ~h ~'i'tf.oj

Page 48: Bouvard et Pécuchet

ttMJtVARC: TS-D~É(SM:n<:<f)'

-9M~oJ~StC'~td~~y'! e'e~t ~a l'ot*~ a~n'un c.J

Et il regrettaifde'nîavbir pasonewe] pids de <u-<m&~fNeu.rëu~es'payë oùi.l'dn'~rouve~es grottesBataceMë?p~ne~c~xcréments~oiseaux~)! t¡n~cB'Izà'~b'chôH~'il'avmQe!mé8ï0(~e,"et'}e .b!~

se vendit fort ma~'&)'caused~sbd odettp~Une~hose

étrtmge~c'eMtqùeia Butte, èBËu,.ép!eiT~e,'~dn~aitHiolBs'tpt'autpefois~i' ~i' i"

i~!<CNttiho!]t)d~i!'ënoav~ep~oa' maMpiet. acheta

umadaHËcataupGttiHaume','u~extir~ateup.'Va<cour~udi sepicSr~anglaist'e~grande~sratrë de 'MaHueu

de Dombasie,mais le charretiefïâdénig~a:'

.tb-~wAppMhd~à't''ew servir" .) 'Jt'ct'

-!f~i-E~~bi'en'montrez*-moi~H' .);h!

")Ii.iMs)ayai~de!moQ~er,se:tyontp&H,eMespaysansKbanaie~tt-t ~i~ J ) ~i")~j/)-ti~.

J Jama~tUne'pùt'Iesastreindre iau'cdmmàndement

dë)Ja!ctnobeJSan&'cêsseil cnait derrière''6~ cou-'rait d'un endroit ~~utre;notaHiaès! observationssupi un catepiBt~.donnaitdes'réhdez-youp;~'y pen-sait plus, –et sa-itôtebouiHonnaittdSdées~indus-

trieU'es. ,ïLse"pBomëttai.t~deiCuMver' lenpâvot~ ien

vuedejt'opium,!et isarioutFastFagale,qu'i~ rendrait

soHa;Lenom-de w.'eafeidësjEamiUeâM.):/.)' t.

i~n! engraisser, plus vite 'ses'bc~u~iljleB .sai~

gnaH!tou~ïiesquiBze~<MN')i. t'')n'f'!) )';<.):

tl.in~'tuai aucun'dp ses~cochdnset .tep~gorgeaUd'avoine salée. Bientôt la porcherief&ittcop'étroite.'Ils::ej<MbaMassaienti la)cpur~ défonçaient iles!clÔL6u-

r~iBtofdaientilemoBde.):) )h .) -i!~i.]-'<"1

sBuraïttle~~candeschaleurs,ving~-einq'mMUons'se

mi~eut~-touruej:;et, pe~dettenip&après~crevèrent.!

Page 49: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHEf.44

La même semaine, trois bœufsexpiraient,consé-

quence des phlébotomiesde Bouvard.

Il imagina,pourdétruire lesmans, d'enfermer des

poulesdans une cageà roulettes, quedeuxhommes

poussaient derrière la charrue ce qui ne man-

qua point de leur briser les pattes.H fabriqua de la bière avecdes feuilles de petit-

chêne et la donna aux moissonneurs en guise de

cidre. Desmaux d'entraiUesse déclarèrent.Les en-

fants pleuraient, les femmes geignaient, les hom-mes étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir,et Bouvardleur céda.

Cependant,pour les convaincrede l'innocuité fieson breuvage, il en absorba devant eux plusieursbouteilles, se sentit gêné, mais cacha ses douleurs

sousun air d'enjouement. JIfit môme transporter lamixture chez lui. Ii en buvait le soir avecPécuchet,et tous deux s'efforçaientde la trouverbonne. D'ail-

leurs,il ne fallaitpas qu'elle fût perdue.Les coliques de Bouvard devenant trop fortes,

Germainealla chercher le docteur.

C'était un hommesérieux, à front convexe,et quicommençapar enrayer son malade. La cholérinedemonsieur devait tenir à cette bière dont on parlaitdans le pays.Il vouluten savoirla composition,etia

blâma en termes scientifiques, avec des hausse-ments d'épaules. Pécuchet, qui avait fourni la re-

cette, fut mortiSé.

En dépit des chaulages pernicieux, des binages6~drgnéset des échardonnagesintempestifs, Bou-vard, i année suivante, avait devant lui une bellerécolte de froment Il imagina de la dessécher par

Page 50: Bouvard et Pécuchet

BOUVARf ET PÉCUCHET. 4S

3.

la fermentation, genre hollandais, système Clap-

Mayer c'est-à-dire qu'il ]a fit abattre d'un seul

coup et tasser en meutes, qui seraient démolies dès

que ]e gaz s'en échapperait, puis exposées au grand

air après quoi, Bouvardse retira sans la moin-

dre inquiétude.Le lendemain, pendant qu'ils dinaient, ils enten-

dirent sous la hetrée ]e battement d'un tambour.

Germaine sortit pour voir ce qu'il y avait mais

l'homme était déjà loin. Presque aussitôt, la cloche

de l'église tinta violemment.

Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se

levèrent, et, impatients d'être renseignés, s'avan-

cèrent tôte nue du côté de Chavignolles.Unevieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils

arretè'fnt un petit garçon, qui répondit:« Je crois que c'est le feu »»

Et le tambour continuait à battre, la cloche tintait

plus fort. Ennn, ils atteignirent les premières mai-

sonsdu village. L'épicier leur cria de loin« Le feu est chez vous M»

Pécuchet prit le pas gymnastique et il disait à

Bouvard, courant du même train à son côté

« Une. deux une, deux M en mesure,comme les chasseurs deVincennes.

La route qu'ils suivaient montait toujours le ter-

rain, en pente, leur cachait l'horizon. Ils arrivèrenten haut, près de la Butte et, d'un seul coupd'œil, le désastre leur apparut.

Toutes les meules, ça et là, flambaient commedes volcans, au milieu de la plaine dénudée, dansle calme du soir.

Page 51: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDEa')PÉCAtCitJ':T.~6

II y avait, autoaf'da Jas plus grande, trois cents

personnes, peut-être et sous les~opdresde M.yott-

rëau, Iemau'e,.emécharpe tricolore, des .gars.avecSespercheset descrocsttraient.;Ia:paille du;sommet,aSnde préserverJe reste.. ) r, r

Bouvard, dans son empressement,faillit renvec~ser M'"Bordtn,.qui se.]t<roM.vaitHLPuis, apercevantmndeses valets, Uraccabïad'injures pourae l'avoir

ÏMts:averti.Le valet, au contraire,, par excësde.~te,avait d'abordcouruà Jamaison, a;l'6g)[ise,puis chez

Monsieur,et était revenupac,l'autre route.

Bouvard perdait ktôte*Ses domestiquesrentou-raient, parlant &ïa.ois, et u défendaitd'abattre.l~meules, suppliait qu'on je. ~ecour&t<exigeait dersau, réclamait des pompiers)

–« Est-ce que .nousen avons:!M;;s'écria~9maiM. ),

« C'est devotre&ut)e!~reprit:Bouvard..Il s'emportaït,proféra des chosesinconvenantes,

et tous admirèrent la jpatiencQde.M, Foureau, (puétait brutal cependant, .comme l'indiquaient ses

grdsseslèvres;etsa m&chp~pede bouledogue..La chaleur,desmeul;es devint,sij~orte, qu'pn.~9

pouvait plus en approcher. S.o,uslesi!ammesdévo-

rantes la paille se .tordait.Ave.cctes crépita~on~s

graine de bIé.yQus~c~g!aJLent,Ia;,ngure,comme,des

jgrains de pipmb,,Puisla:meu]~es~crou~ai~parterr~en,un,Iarge;brasier,d'où s'envolaientdes étmçeHes;;et des moires ondulaient.surce,t,t~ma~se,rop:ge,m~~rait dans jte~, aKernane.esde8~~puleu~desparties.rpsescomme, du yermiUçn,,)~~ d'autre~ brunescomme du sang caillé. La nuit était,venue, J~ven~

Page 52: Bouvard et Pécuchet

BOU~AB~MTtB~~CNKT~

sbufftai~des. tourbillonsde.fuméeenveloppaient !a~foute.Une*ûammèche~de.temps à.autre~passaitsur.lecieinoir.) 'o

Bouvardcontemplait l'incendie en pleupantdou-.cément. ~es~yeux:disparaissaient sous .leurs pau-

piÈrcs~gonuées,et il. avait tout.Je visage ~cocame

élargi-parla:douleur.' M~Bo?din~enjouant avecles

franges de.son .châle..vert, l'appelait « PauvreMonsieurM,tâchait de :le..consoler.Puisqu'on n'ypouvaitrien, dldevait se &nreune,raison..Pécuchet nj&!pleurait pas. Tr~s.pâle,,ou plutôtlivide, la touche ouverte et les .cheveuxcolléspar!a sueur.froide,!il se~jtenait ~l'écart,dans ses r6-flexions.Mais le eure~survenu tout .à ,coup~mur-.mura d'~ne'v~x câline: ,,> i; r:

'«Aalquet. malheur, véritablement; c'est Men

iacheux'Soyezs&r.~ue-jeparticipe !?.'l.es~autres n'aSectaient aucunetristesse..Ils cau-

saientien ïsquriaut. ~a main étendue devant les.

flammes,tfn.vieu~ramassa des brins qui/brûlaientpouc allumer sa ;:pipe*:Desenfants.) semirent à

danser. lUnpoli~soas'écria même que c'était bienamusant. :r,

«~ Cui<H'~st beau, l'amusement repritPécu-

chet, qui venaitderentendce.. ~rj. n'Le feu diminua~les tas s'abaissèrect.,et une heure

après, il ne restait plus que des cendres~ ~sant sur

la plainedes marquesjroades,~t noires.. Alors.on se

retira~). ft.t~)" j~,

:M~t'~BoïdÎQ-t <?I'abb&t~.eufMy,,repQndu~!ren~

MM:BouvatdfetPécuchetjusqu; leur(douncilQ. ).Pendantla route,.;)l~,yeuv&jadressa~i.sQni,Y,pis~n

Page 53: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PâCtfCHET..t8

des reproches fort aimables sur sa sauvagerie, et

l'ecclésiastiqueexprimatoute sa surprise de n'avoir

pu connaître jusqu'à présent un de ses paroissiensaussi distinguo.Seu! à seul, ils cherchèrentla causede l'incendie,

et, au lieu de reconnaître avec tout le monde quela paille humide s'était enflammée spontanément,ils soupçonnèrent) une vengeance. Elle venait

sans doute de maître Gouyou peut-être du taupier.Sixmois auparavant, Bouvard avait refusé ses ser-

vices, et même soutenu dans un cercle d'auditeurs

que son industrie étant funeste, le gouvernementla

devrait interdire. L'homme; depuis ce temps-là,rô-dait aux environs.Il portait sa barbeentière, et leursemblait effrayant, surtout le soir, quand il. appa-raissait au bord des cours en secouant sa longueperchegarnie de taupes suspendues.

Le dommage était considérable, et, pour se re-connaîtredansleursituation, Pécuchet, pendanthuitjours, travailla les registres de Bouvard, qui lui

parurent « un véritable labyrinthe ». Après avoir

couationné le journal, la correspondance et le

grand-Jivrecouvert de notes au crayon et de ren-

vois, il reconnut la vérité pas de marchandisesà

vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse; zéro.

Le capital se marquaitpar un déficitde trente-troismille francs.

Bouvardn'en voulut rien croire, et plus de vingtfois ils recommencèrent les calculs. Ils arrivaient

toujours à la même conclusion. Encore deux ans

d'une agronomie pareille, leur fortune y passaitLe seul remède était de

vendre.

Page 54: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 49

Au moins fallait-il consulter un notaire. Là dé-

marche était trop pénible Pécuchet s'en chargea.

D'après l'opinion de M. Marescot, mieux valait

ne point faire d'affiches. Il parlerait de la ferme à

des clients sérieux et laisserait venir leurs proposi-tions.

a Très bien, dit Bouvard, on a du tempsdevant soi. » Il allait prendre un fermier, ensuite

on verrait. « Nous ne serons pas plus malheureux

qu'autrefois seulement nous voilà forcés à des éco-

nomies. »

Elles contrariaient Pécuchet à cause du jardi-

nage, et quelques jours après, il dit« Nous devrions nous livrer exclusivement 't

l'arboriculture, non pour le plaisir, mais comme

spéculation. Une poire qui revient à trois sols est

quelquefoisvendue dans la capitale jusqu'à des cinqet sixfrancs Des jardiniers se font avec des abri-

.cots vingt-cinq mille livres de rentes! A Saint-

Pétersbourg, pendant l'hiver, on paye le raisin un

napoléon la grappe C'est une belle industrie, tu

en conviendras Et qu'est-ce que ça coûte ? des

soins, du fumier, et le repassage d'une serpette! »»

Mmonta tellement l'imagination de Bouvard,que,tout do suite, ils cherchèrent dans leurs livres une

nomenclature de plants à acheter, et, ayant choisi

des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils s'a-

dressèrent a un pépiniériste de Falaise, lequel s'em-

pressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne

trouvait pas le placement.Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs,

un quincaitlier pour les raidisseurs, un charpentier

Page 55: Bouvard et Pécuchet

R~VA~D, ~~C;UC~r,S9

pour les supporta Les,,forgea des, arbres étaient

d'avance dqssinôes..Des mprcea~x..de latte sur lemur Ëguraient .des candélabres,Deux poteaux &

chaque bout;de~'plates-bandes~umdaienthori~onjtalementdes nls de fe.r; et.dansle;verger~ des cer~ceaux indiquaient la structure des vases, des ])ayguettes en cône. cette des pyramides, si,biepqu'enprivant chezeux, on croyait voir j!espièces de que!~que machineinconnue oula carcassed'un feu <~ar-~ce.. J

Les trous étant creusés, ils coupèrent l'exirén~de toutes les. racines, bonnes pu mauvaises, et~esenfouirent dans un compost. Six mois âpres, J~eB

plants étaient morts~ Nouvelles commandesau p

piniériste, et plantations Douveîlesdans;des trou9

encoreplus profonds.Maisia.p.tuie, détrempant ~e

les greSes d'eUes-mémes~s'enterrèreni. et ~sarbress'an't'anchirent. ¡'

~e printemps venu,Pécuchetse mit la tail}e des

poiriers. Il, n'abattit pas les Sèches, respecta.,ïeslambourdes, et, s'obstinant vouloir coucher d'é~querre. les duchesses qui devaient former,les cor-dons.unilatéraux,il les cassaitou les.arracha~tinva-riablement. Quant auxpêchers,. n~'embrpuiUadans

lessur-mëres, les sous-mëreset,les deuxièmessous-tmères. Desvides,et des pleins, seprésentaienttou,-yoursoù i!:n'en .fanait pas, ~timpossible d'obtenirsur l'espalier un rectangle pài'4it,avçc sixbranches

droite~et.six4 gauche,nonconipr~s.,Ies,deuxpr;n-cipales, le tout formant une,,beHe..arête.,de~pp~son. .i; ~).ti. f

Bouvardtâchade .conduh'Q~le~~a.bricptiersils .s~

Page 56: Bouvard et Pécuchet

BOttiVARDiET.fÈCUCH~T.! !U,révoltèrent.Il rabattit leurs troncs à ras dusol au-cunne repoussa. Les cerisiers, auxquelsil avait faitdes entailles,produisirentde la gomme.

D'abord ils taillèrent .très; long,ce qui éteignait

tes yeuxde la base, puis trop court, ce qui amenaitdes gourmands; et souvent ils hésitaient, ne sa-

chant pas distinguer, les, boutons li bois des bou-

tons à fleurs. Ils s'étaient réjouis d'avoirdes fleursmais ayant reconnu,leur faute, ils en arrachaient

les trois quarts pour fortifier le reste. ,¡,Incessammentils parlaient de la sève;et du cam-

bium, du palissage, du cassage,de 1'éborgnage.Ils

avaient, au milieu de leur salle à.manger, dans un

cadre,la liste de leurs élevés, avec un numéro quise répétait dans le jardin, sur un petit morceaude

bois, aupied de l'arbre. ¡Levés desl'aube, ils travaillaient jusqu'à la nuit,

le porte-joncà la ceinture. Pa.c les froides matinéesde printemps, Bouvard gardait sa veste de tricotsous sa blouse, Pécuchet.sa vieille redingote soussa serpillière, et les igens qui passaient le long de

laclaire-~Yoïelesentendaient tousserdans le brouil-lard.

QuelquefoisPécuchetlirait de sa .pocheson ma-nuel et il ~n-étudiait ,un paragraphe,debout,ave~sabêche auprèsde lui, dansla pose dujardinier qmdécoraitle frontispice.du livre.;Cette:ressemblancele flatta même beaucoup.Il e~ GoncutfDiusestime

pour l'auteur.~ -t;''Bouvard était cqntinuelleiment,juché, snr unehaute échelle devant les pyramides..IJn~our,!il ûit

pria d'un etourdissemeat -< et ~'psaat pics des-

Page 57: Bouvard et Pécuchet

S2 BOUVARD ET PÉCUCHET.

cendre cria pour que Pécuchet vînt à son se-

cours.

Enfin des poires parurent et le verger avait des

prunes. Alors ils emptoyèrent contre les oiseaux

tous les artifices recommandés. Maisles fragmentsde glace miroitaient à éblouir, la cliquette du mou"

lin vent les réveillait pendant la nuit et les

moineaux perchaient sur le mannequin. Ils en

firent un second, et même un troisième, dont ils

varièrent le costume, inutilement.

Cependant, ils pouvaient espérer quelques fruits.'

Pécuchet venait d'en remettre la note à Bouvard;

quand tout à coup le tonnerre retentit et la pluietomba, une pluie lourde et violente. Le vent,

par intervalles, secouait toute la surface de l'espa-lier. Les tuteurs s'abattaient l'un après l'autre,et les malheureuses quenouilles en se balançant

entre-choquaient leurs poires.Pécuchet surpris par l'averse s'était réfugié dans

la cahute. Bouvard se tenait dans la cuisine. Ils

voyaient tourbillonner devant eux des éclats de

bois, des branches, des ardoises et les femmes

de marin qui, sur la côte, à dix lieues de là, regar-daient la mer, n'avaient pas l'œil plus tendre et le

cœur plus serré. Puis, tout à coup, les supports et

les barres des contre-espaliers, avec le treillage,s'abattirent sur les plates-bandes.

Quel tableau quand ils firent leur inspection Lescerises et les prunes couvraient l'herbe entre les

gréions qui fuudaieut. Le:) passe-colmar étaient

perdus, comme le Bési-des-vétérans et les Triom-

phes-de-Jordoigne. A.peigne s'U restait parmi les

Page 58: Bouvard et Pécuchet

BOUVAimMi'PÉCUCHET. S3

pommesquelques bons-papas, et douzeTétons-

de-Vénus, toute la récolte des pêches, roulaient

dans les flaques d'eau, au bord des buis déra-

cinés.

Aprèsle dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécu-

chet dit avec douceur

«Nous ferions bien de voira la ferme, s'il n'est

pas arrivéquelque chose?

Bah pour découvrir encore des sujets de

tristessePeut-être car nous ne sommes guère fa-

vorisés. »

Et ils se plaignirent de la Providence et de la

nature.

Bouvard, le coude sur la table, poussait sa pe-tite susurration, et, comme toutes les douleursse tiennent, les anciens projets agricoles lui re-vinrent a la mémoire, parUcutierement la fcule-

rie et un nouveau genre de fromages.Pécuchet respirait bruyamment et tout en se

fourrant dans les narines des prises de tabac, il

songeaitque si le sort l'avait voulu, il ferait main-tenant partie d'une sociétéd'agriculture, brilleraitauxexpositions,serait cité dans lesjournaux.

Bouvardpromena autour de lui des yeux cha-

grins.« Ma foi j'ai envie de me débarrasser de

tout cela pour nous établir autre part 1Comme tu voudras,» dit Pécuchet.

Et un instant après« Lesauteurs nous recommandent de suppri-

mer tout canal direct. La sève, par là, se trouve

Page 59: Bouvard et Pécuchet

ï~ i~ Mu ?Tr §~F~<!

e<~rar!ee~oU')M'b!'ej~~Rt~ ~<bien, porter .~aud~&it~qu. n~eû<,j,pa~~de.~uit~Ce.pendan~ceaKqn~on ta~het.~u, n.~fu:~

jamais en produisent, de moins gros, c'est v~a}.a

~ais,'de~uatSa~Quraa~c~!S~pn!m~n.la raison et non seu!emen~a.q,uq (~pp~fécta.m~des~BMn~jp~ma~, ~nc.ore,chaque

individu, suivant le cUmat,.Ja,~emp~ratura~n ~.a&de. choses o~ e~ ,~r~qrs.e~ (tue~espoiravons-nousd'aucun succès où b6ne6ce?M.j~{~

,ou~rdluij~P~.D~~t~,K jj;) M- u)-i'« Tu verras dans Gssparinque !e b6ne5c~;n~

peu~d~paasjer.;ûdi,x~e.dn)cas~al~,Dpnc 00;f~itmieux de placer ce capital dans use maison,,jd~

banque.AUi~out~de.<q!~n%e.an~pM! l'~cumnia-ti~n,'des, in~ret~op ~u! 10, doub!e, s'è~

fbméi~e.mp~rament,i~ .);t,. :t.i~H..~P.6cacbet.sa~I~~9'i ;in"tr ,i'M.ij.v

« L'arbo~cultq't'e. po~a~bien.~re.unQbla-r

gue~).t'< hi-!<t)(m,'f[i'td.th-).) .ii:i:)1.'t -T Commel'a~Konoï~e !«!)) ~pHqoa~0~4~):)En$uite,'ils s~ccus~ent,d'a~oiri ~t6,trop~.a)m,M-.tMux;:t&ti;s rôsp~rent,4e~ïnénager:désor~na~

peine etiJteuc,,argent! U~~m:QtBdag~nde:tempstj~au~Fesu~aHiaU)iveï'gern~S!.coB,t!~resp~)ter&~urpntt

proscritset ils ne remplaceraientpas les arbres m~~00 abat!3ng.ia'ai~)~l aUaitvsepr~sen,te,r,d~s,,inier-valles fort 'vU.aia~~)à!,mpinsj.dei,~tr~e jtipus~autres qui jceataj~ntjd~bou~M~menjt~endEe ?

Pécuchet Et plusieurs 6pfE6~t.)~tf~8er?an,t~dcs&ibp~ede matib.~ïnatijq~es.pq~vard-l~i,dc'nnaij~des

consaHs.~ls p'ai~ivaMnt~ien~iS~Msanjt,) ~eu~.

Page 60: Bouvard et Pécuchet

BO~V.APPt ~j~G~~t'~

reusement qu~a trouv~eniL,~nsJt,eur,Jb)bl!p~&qupl'ouvrage de Bp! Mtitutô~l' J~<t!M~th~i' ~1"')'j'. )~i) ~);)-t.t"t,

.auteur les ~v!~ .e~~e. ~pit6 ~e g~res~ y;

a,,d'aboi, I~.gepre,m~~coHque 'et rotnaptiqu~, qmsa ~n.a! p~ des !prtelle$, ~d~rujtnes~. de$tombeaux,et un « ex-voto à la vierge, 'indiquaitp!apeoù. un,,se!gneMriest.jtoïpb~.aoHS~le.~erd~maesa5~0p .compose}e .g.ewe;.t6~btQavec~desrop&suspepdu~ de~.arbre~ fracassas,,des cabanes

iaceadiées, Je .genre. e~ot~e,00, ) plantant d~Cte~e~ du JPérpu« pourfaire,naître,,des, souvenirsa un.co!o~.pu~~nvoyageur,H.e gepre grave(loitoCFrir,commeErïueBonviIIe,;untemplea. iap~noso~phM.I~es ob~UsqueseUesarcsde~ioBtiphecaractë-risent le .genre .ïnajestueu~ ,de ,la m.q~seet, des

grottes,.le genre' mystérieux un~ac,,le,gepre rê-

veur. i Hy a mêmele genre,fantas~que,.dont le plusrN

beau specunen'se yoyaJLtnaguère daBsun Jardin

wurtembergeois carpn,y ~encpntra~succe~sjtyerment un .sanglier~u.n:ermi;te, .plusieurs sépuJcres,.et une,barque.se-détachant.d'elle-n)eine,<lurivage~pour vous cpndu~ dans u~,bpud,oJLr,o~désuets.d'eau vo.usinond~ent .quand, qn se posait.sur,' le

sopha. J~u~).~~evant,cet, ,hor~oni..de.imeEye~}les,~,pMvard.et

Pécucheteurentpomn~e~n éMomssen~eQt,.ILegen!~~ntas~queleur~arut~éseryÉ auxprmoes. ~~emplp

à~atphitosoph!?(Ser.ai.tencpnthrant,L'e~votp -ala

madone n~u?aibpas..de.,p~t~attpn,,vu le manqua

dt'assassins,,et~itao.t.pis,ppur;tIe~jColpns.et lesvoya-

.~eur~ Jes plan!t.es~a;m6ricainesiCp~ent ~rop~~cher.

Page 61: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD MrPÉCUOtET.S6

Mais !es rocs. étaient possibles, comme ]es arbres

fracassés, les immortelles et la mousse; et dansun enthousiasme progressif. après beaucoup de tâ-

tonnements. avec l'aide d'un seul vatet et pour une

somme minime, ils se fabriquèrent une résidence

qui n'avait pas d'analogue dans tout le départe-ment.

La charmille ouverte ça et là donnait jour sur le

bosquet, rempli d'aXées sinueuses en façon de la-

byrinthe. Dansle mur de t'espath'r, ils avaient voulu

faire un arceau sous lequel on découvrirait la pers-

pective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir

suspendu, il en était résulté une brèche énorme,avec des ruines par terre.

Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la

place un tombeau étrusque, c'est-à-dire un quadri~latère en plâtre noir, ayant six pieds de hauteur, et

l'apparence d'une niche à chien. Quatre sapinettesaux angles flanquaient ce monument, qui serait sur-

monté par une urne et enrichi d'une inscription.Dans l'autre partie du potager, une espèce de

RiaUoenjambait un bassin, offrant sur ses bords des

coquilles de moules incrustées. La terre buvait l'eau,

n'importe Il se formerait un fond de glaise qui la

retiendrait.

La cahute avait été transformée en cabane rus-

tique, grâce à.des verres de couleur.Au sommet du vigneau, six arbres équarris sup-

portaient un chapeau de fer-blanc à pointes retrous-

sées, et le tout signifiait une pagode ehino'se.

Ils avaient été sur les rives de l'Orne choisir des

granits, les avaient cassés, numérotés, rapportés

Page 62: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PËCUCBET. S7

eux-mêmesdans une charrette, puis avaientjoint lesmorceauxavecdu ciment, en lesaccumulanttes uns

par-dessuslesauL'es et au milieu du gazonse dres-

sait un rocher, pareil à une gigantesquepomme de

terre.

Quelquechose manquait au delà pour compléterl'harmonie. Ils abattirent le plus gros ti'ieul de lacharmille(aux troisquarts mort, du reste), et le cou-

chèrent dans toute la longueur du jardin, de telle

sorte qu'on pouvait le croire apportépar un torrent

ourenversé par la foudre.

Labesognefinie, Bouvard,qui était sur le perron,criade loin:

« Ici on voit mieux)1

Voitmieux ». fut répété dansl'air.Pécuchetrépondit

«J'y vais 1

Yvais

Tiens, un écho

-Écho! »

Le tiileul, jusqu'alors, l'avait empêché de se pro-duire, et il était favorisépar la pagode, faisantfaceàla grange, dont le pignon surmontait la char-

mille.Pour essayer l'écho, il-<s'amusaient à lancer des,

mots plaisants Bouvard en hurla de polissons,d'obscènes.

Il avaitété plusieurs foisà Falaise, sous prétextad'argent a recevoir,et il en revenaittoujoursavecde

petits paquetsqu'il enfermaitdanssa commode.Pécu-chetpartit un matinpour se rendre à Bretteville,etrentrafort tard, avecunpanierqu'il cachasoussonlit.

Page 63: Bouvard et Pécuchet

~WA'~E~pMMa'~?

~en~mMn~ son'~evè~Bbu~rd fùt'~rp~.

~s.~e'u~~rëm~Ts î~ ~'la~rà'Ud'àbé'~quî'MÈenodre~~t~enï'~pnëriquës, avaient-dâ'~forrnè

p~on~~MtùW~në~aëûx~ht~de'porc~

laine nguraient le bec et les yeux. Pécuchet s'~tai~t

)ë~'de~i'auM,"etj' t~Maht'~etre~eM~e~ il

~'vait~!ê'~~aeù~"h~rës'&"Ïa'n~s~e des-appe~~

'dt'ces~es'Du~~u~iëï~"K'J

'uis~~6~aut~'dèi~erericëù~I&

~as~u~Rë~ëà~~&~i<i~e9'e~b'es,!d~cylindres, des cerfs ou des'à~U)!s~~a)rs!:rieMti'~

~a!aK%s~c)tf~aï~'I<Ef't'e'cbnnû~eë'de'<~ahdséloges. ~t'

Sous prétexte d'avoir ouBuë~à~ecKe,'Mentraînason compag~d~ i~MyrMth'e/'ca~'il'a~àit-pro-6té de l'absence de Pécuchet p~r~'M~Bsi,

quelquechosede sublime. 'vLaporte deschampsétaitrecouverted~tNetouche

de p)atre, sur laquelles'aiignaie~Peït'~e~~d~e-einqcents fourneauxde pipes, représentant oB~Abd-e!'

-KMër~~e~e~ J~P~Bï~a, .pte~ de

%Ne~'at'6~ës~<v~ f' ~) .M!-M~ «6!Co~~)?<i a~ïë!mpaiie~~? ~§a~

Je croisbien f M .o!thn

M~-W~s~e~'êM~a, ~eaïHras~F~nno~.MCMnMba~tus'1'~ a~tist~a~'i~ èt~at-f'I~b~aind'être applaudis, etBouvardsongeaà oMpc~g~aiid~S~~l t~FcfB'?.6eM ~ua~nfq ~J-~t;fjvs11

eb~my~~M~as~gM~a~'Pëcu~h'e~as te~M:'<h''8~8 J~o~t~~i~e~Tm&'tg~~a'rp~~ufuxf ~9.}

<Ba'<BR~'poart~'t~PdéoM~t!'f MJ)hBqjt)~

'~B~Q~~il6'b~âîëa~~âys,~s'8è~t@&~a~'à.

Page 64: Bouvard et Pécuchet

BO~'R'D' 'M~C'~R'E~

l'gcarh~but'oa'd~ ~a'r~ir-d~ 1'6~c~MâMr~

acceptalëtjfri~ïta~oh,~'~{if<9'e~aomte F~v~fge~'

appelédans la capitale pour a!Mtë&Ils''86 !ra&ath

~ëtit'~r~~Hù~?, sô~'fa'~u~ j~

Beijatube, rauB~iàtë~ '~hûieù'< ich~!&~isîeùx!,

aë~it cÙ~M <~rM~p~Hfùbrn~sa!t'Uït"ghr-

~66'eëhM~~âit'~ë~d4'i!a'aMe'dë''bass~coui-<MatiMn~ 's~v~te~6'1!H~ BdrdiH;6ddTa!t'aus8h

ÏM'8~i~e'h'ët)të~ la~ni~'êtd~ g~<lé!otM6r~ôtles deux propriét.a~tëibë'a~MpMi~cë~~Mie~d~nt~u~âvf~ ~a

Bitte! ~h-êta~f~ Jâ''R6t!!&é~poU~MMdttfe~a~

d~têr~ui~ le 'a; 'rë'T@t~a'ÉOUt&ad

~~e~ ~n~Tàë!Mênt''a~M'lF~fëah, 'à~e~~n

~n~e~'elo~~ ~"Q~ët~a~ ~'bfa~ sa

femme,qui marchaitpéniblement en s'abpit&nt'~H~s'ôn'~m~n'~Dt''aè~am~~o~S~ s~a'~er-~ê ~t~b~nët~e' Bë~hpt~M!']~a~n~b~MBë '?~8 ~ë~e~M:'L&!cM~'d'pr de sa montre lui battait sur la~~tri~aapMHM~s~î§~if~ë&s~ë~~ma~~9mes'a~4ni-

~~gÜ~s3BHtt~fk)S'èsYdij\¡*nffiaffis~~)\i\Jé1f.,'tes'~d~4ni-~~n~irë'L'ënm~Wn~aÏrê'~n~an~m~îa't~lor~~dân%~a~eâr'bfaêier~~téL~ï~a~ lu~~m~M~4~?~"Hoii

Le salon ~~ë'~B%W~4a~r''d~aKÏ~MP ~ë&i~ d~Ë~t~~d~m~n<qe''M~~deI~~râi~~H~~Èë~~e~~n~ë~I~u?!

p~i~~e~ ~u~it'a~ë~ ~&

~~neB'Ié'p~rë~mta~ba%~

~~M'~coa~e~Msamt~mMer'îà'~u~roacKë\'le~~U~~ëh pèt~ d'e~M~saârë'mi-

mettesajbM ~'aiSs~a~ôr:~Hë~.in~é'&~

t

Page 65: Bouvard et Pécuchet

60 BOUVARDETPÊCUCUEf.

trouvaientune ressemblanceavecsonfils,et M"'Bor-

din njouta, en regardant Bouvard,qu'il avaitda êtreun fort bel; homme.

Après une heure d'attente, Pécuchet annonça

qu'on pouvait passer dans la salle.

Les rideaux de calicot blanc à bordure rougeétaient, comme ceux du salon, complètement tirés

devant les fenêtres, et le soleil, Iraversantia toile,

jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait

pour tout ornement un baromètre.Bouvard plaça les deux dames auprès de lui;

Pécuchet le maireà sagauche, lecuré à sa droite, etl'on entama leshuîtres. Ellessentaient la vase. Bou-

vard fut désolé, prodigua les excuses, et Pécuchetse leva pour aller dans la cuisine faire une scèneà

Beljambe.Pendant tout le premier service, composéd'une

barbue entre un vol-au-ventet des pigeons en com-

pote, la conversationroula sur la manière de fa-

briquer le cidre.

Après quoi on en vint aux mets digestes ou in-

digestes. Le docteur, naturellement, fut consulté.Il jugeait les choses avec scepticisme,comme unhomme qui a vu le fondde la science, et cependantne tolérait pas la moindre contradiction.

En même temps que l'aloyau, on servit du bour-

gogne. il était trouble. Bouvard,attribuant cet acci-dent au rinçage de la bouteille, en fit goûter troisautres sansplusde succès,puis versadu Saint-Julien,

trop jeune évidemment, et tous les convives se

turent. nurel souriait sans discontinuer; les paslourdesdu garçonrésonnaientsur les dalles.

Page 66: Bouvard et Pécuchet

M~KA)~ 4~ ~Rc~t~a

~y~f j A

M" Y~p~Mbc~~e~tjt~ ~te

~aitt~~u~t~e~Ja~ ~jg~)}, 4~aitgardé un mutisme absolu. BouYayd~DjB~ac~aNt)~

~~l'-M'~j~PW~~ ~RC~j'J/< Ma.vs,jama~c~ (Teprit~~'9tP~/t')''<- /.L'J.t ~"f ,0tj.n;i Jf: !~ff:u. ~i.t

M.Marescot,quandil habitaitP;a~,M; {rq~cn-j

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.t~~e&;i~~Mtj<t~S~ït~iS~~a)s:~r9~Comment pas même la pièce de~~UaSt?.)~

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dame)BetdtB' ouu jaû-~jnafie:~~i~<j j') &'f~vLa v~uverépliqua en minaudant .e~ms

'<t' pp~toa~i~~~nM<; BQ~~f~i8nt'opfoï'6éat:jn:0))'i<R:)f~in .qu:) m~qJ't C(!n~af~i';o~Oh patNrMi~pe~~t~iiiat~adHr.~9 )'!m iaf ;4t-i.t-J'e:<n~ËS8a~.a~Ht..pa$!t!3-uj" ~)

-~j'Bah.Mif'~us.t.'e'tnbJBa~aiex:.h'L' j;.j~j.r:l

Page 67: Bouvard et Pécuchet

C2 BOUVARD ET P&CUCHET.

Essayonstout de même », dit Bouvard.

Et il la baisasur les deuxjoues, auxapplaudisse-ments de la société.

Presque aussitôt on débouchale champagne,dont

les détonations amenèrent un redoublement de

joie. Pécuchetfit un signe, les rideauxs'ouvrirent et

lejardin apparut.C'était, dans le crépuscule, quelque chosed'effra-

yant. Le rocher, commeune montagne, occupait le

gazon,le tombeaufaisait un cube au milieudes épi-nards, la pont vénitien un accent circonflexepar-dessus les haricots, et la cabane, au delà, une

grande tachenoire, car ils avaient incendié son toitde paille pour la rendre plus poétique. Les ifs, en

formede cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu'àl'arbre foudroyé,qui s'étendait transversalementde

la charmille à la tonnelle, où des pommes d'amour

pendaient comme.desstalactites. Untournesol, ça et

là, étalait son disque jaune. La pagode chinoise,

peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau.Les becs des paons,frappés par le soleil, se renvo-

yaient des feux,et derrière la clairevoie, débarras-

sée de ses planches, la campagne toute plate termi-

nait l'horizon.

Devant l'étcmnement de leurs convives, Bou-vard et Pécuchet ressentirent unp véritabte jouis-sance.. t

M. Bordin'surtout admira les paons mais leombeau no fut pas compris,ni la cabaneincendiée,ni le mur en ruines. Puis chacun, à tour de rôle,passa sur le pont. Pour emplir le bassin, BouvardetPécuchet avaient charrié de Peau pendant toute b

Page 68: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PECUCHET. 63

matinée. Elle avait fui entre les pierles dn fond,maljointes, et de la vase les recouvrait.

Tout en se promenant, on sepermit,des critiques:« Avotre place j'aurais fait cela. Les petits poissonten retard. Ce coin, franchement, n'est pas

propre. /vec une taille pareille, jamais vousn'obtiendrezde fruits. »

Bouvard fut obligé de répondre qu'il se moquaitdes fruits.

Commeon longeait la charmille, il dit d'un air

finaud:« Ah voila une personne que nous dérangeons;

milleexcuses M»

Laplaisanterie ne fut pas relevée.Tout le mondeconnaissaitI&dame en plâtre.

Enfin, aprèsplusieurs détours dansle labyrinthe,on arrivadevant la porte aux pipes. Des regards de

stupéfaction s'échangèrent. Bouvard observait,le

visage de ses hôtes, et impatient de connattreleur opinion: « Qu'en dites-vous? »

M°"Bordinéclatade rire. Tous firent commeelle,M.le curé poussait une sorte de gloussement,Hurel

toussait, le docteur en pleurait, sa femmefut prised'un spasme nerveux, el, Foureau, homme sans

gêne, cassaun Abd-el-Kaderqu'il mit dans sa poche,comme souvenir.

Quandon fut sorti de la'charmille, Bouvard,pourétonner son monde avecl'écho, cria de toutes ses

forces« Serviteur MesdamesN

Rienpas d'écho.Celatenait à des réparations fai-

tes à la grange, le pignon et la toiture étant démolis.

Page 69: Bouvard et Pécuchet

B~W~ 'ÈT~~VcW~?

.t~ cat&f)l~~h'i<sdr~~nB&ut~std~Ma8M~Mallaient comn~Mieer'ttOChpiap~déëo&MM~)!{Ma

vî~~t'b,)'d~ï't'i~peIacJ!M)r8~oie,t.~&~&ttMe'~[ai

i~'t'é~a~da~~ .f'):' ~:i a~.ifJE'f&-)j;hj'nJuv

~<l~t)nt BfiatgM'ët'MM~'nwacoih ~anMoja' ron~~at~beaû~n~s~B~bte'~ sans (dm~is&~Ioa~~noire taitiee ça brosse 66<U'tMt'aictUaA~bMi~eiB

~~a'6< 'it'~Mt&~Mqoi: u~ ~Me{~e'i<!m'uf'aLe maire et l'abbé Jeufroy l'avaient. toukj~QtM~

~cON~ti.it.Qhteaoiaa tBfc~Ms~ttjtîc~'CtMigR~s.« Allons, Gjrju cloi~nez-vons M,dit J~t~M~

M8af~'0&'f!~jdemantie)pM)~Bup~<(t<e.w i!~ ,¡

Moi l'aumône H, s'écria l'hun~BMfje~sp!~

<thj~aMa~SBpt'aas/Ia!~guat-ret ) Atï-~MqjM~jrelpvede l'hôpital. i'asd'ouvc9~!(}~[UJthU~8)j)as~!B~?

ja'<$~t)t'<i'~h:hata&Ha)~'Huj.f' <)t!j~<f~{~)'i)p.,{uh!

of.' Sa're sd'll<M)~ôpiB to)~)a~?<. t!ea/ ~e~tpMD~

~.tp'jtesi hahclica,/il!BQnsidjac~J~ jbow~9PJ~ ~M'M~~Msoiiq'deMtghupiiîe&y.4.a ~t~e~St~v~~l'absinUtCet IcË f&èMF&s~tbutstttp~~xi$~N~(~eo~~0 6t' datcrdpaiô SQ)Dav6ta)th(~nB~S~Yte~~Watf~s.

~s!HÈwcs~!à~s~t~<~bM~!oatiieo~M~décp~w~ !<?

~Ë<;ivo~.M!ha!graBdtteic~tqtï)potWpi%t~p~!p~R~'d~nô"iuauftsang!tantd. sen.Qb~U~1)iQn~~8~(~)~sa~'?Mr~st~J[àfd~éN~ui~<{) fjd/. nnj), .en~

Bouvard,pour en Bnir, a!!acherch~M~BM

'bûïtte.it'te~'i~t v~ibotBd:)ëab~t~T~~SM~t,

~m~dtepàrQbdaas i~iaNdiMs~ etb<g8~'M~<\t{)Easuit.e on blâma M. Bouvard. De tcifcs 6ot~~

~ance; favorisaient )e ~sr~es! iMité

~&rdM~oo~ t d~)aoR.jardiiai,lp~& ,d~fe~jda

pè~~i-jfMMiërehh~tJ~.Hi ~)~)t~')~fi ~d

Page 70: Bouvard et Pécuchet

DOUVAHDET PÉCUCHET. 63

4.

Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyaitdans le monde que la propriété foncière. L'abbé

Jeufroy se plaignit de ce qu'on ne protégeait pasla religion. Pécuchet attaqua les impôts. M" Bordin

criaitpar intervalle « Moi, d'abord, je déteste la

République », et le docteur se déclara pour le pro-

grés. « Car enfin, monsieur, nous avons besoin de

réformes. Possible » répondit Foureau, « mais

toutes ces idées-là nuisent aux affaires. Je me

fichedes affaires » s'écria Pécuchet.

Vaucorbeil poursuivit. « Au moins, donnez-

nous l'adjonction des capacités. » Bouvard n'allait

pas jusque-là.« C'est votre opinion ? » reprit le docteur,

« Vous êtes toisé Bonsoir et je vous souhaite un

déluge pour naviguer dans votre bassin

Moiaussi, je m'en vais », dit un moment aprèsM. Foureau et désignant sa poche où était l'Abd-el-

Kader « Si j'ai besoin d'un autre, je reviendrai. »

Le curé, avant de partir, confia timidement à Pé-

cuchetqu'il ne trouvait pas convenabte ce simulacre

de tombeau au milieu des légumes.I!urei, en se re-

tirant, salua très bas la compagnie. M.Marescotavait

disparuaprès le dessert.

jM°*°Bordin recommença te détail de ses corni-

chons, promit une seconde recette pour les prunesà l'eau-de-vie, et fit encore trois tours dans la grandeallée mais, en passant près du tilleul, le bas de sa

robe s'accrocha, et ils l'entendirent qui murmurait:« Mon Dieu quelle b&tiseque cet a:'L:'c o

Jusqu'à minuit, les deux amphitryons, sons lu !on-

nelle, exhalèrent leur ressentiment.

Page 71: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPÉCUCHET.66

Sans doute, on pouvait reprendre dans le dînerdeuxou trois petites chosespar-cipar-là et cepen-dant les convivess'étaient gorgés comme des ogres,preuve qu'il n'était pas si mauvais. Mais pour le

jardin, tant de dénigrementprovenaitdelaplusnoire

jalousie et s'échauOanttous les deux:« Ah! l'eau manque dans le bassin Patience,

on y verra jusqu'à un cygne et des poissons1Apeine s'ils ont remarqué la pagodePrétendreque lesruinesnesont paspropres

estune opiniond'imbécileEt le tombeau une inconvenance? Pourquoi

inconvenance? Est-ce qu'on n'a pas le droit jd'eaconstruire un dans son domaine? Je veuxmêmem'yfaireenterrer

Neparle pas de ça » dit Pécuchet.Puis ils passèrent en revue les convives.

« Lemédecin m'a l'air d'un joli poseur tAs-tu observé le ricanement de Marescot de-

vant le portrait?Quel goujat que M. le maire Quandon dïno

dans une maison, que diable on respecte les curio-sités.

M""Bordin ?dit Bouvard.« Eh c'est une intrigante Laisse-moi tran-

quille. »

Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plusvoir personne, de vivre exclusivement chez eux,

pour euxseuls.Et ils passaient des jours dans la cave à enlever

le tartre des bouteilles,revernirent tous les meubles,

encaustiquèrent les chambres chaque soir, en re-

Page 72: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHËT. 67

gardantle boisbrûler, ils dissertaientsur lemeilleur

systèmede chauffage.Ils tâchèrent par économiede fumer desjambons,

do couler eux-mêmes la lessive. Germaine, qu'ilsincommodaient, haussait les épaules. A l'époquedesconfitures,elle se lâcha, et ils s'établirentdans le

fournil.

C'étaitune anciennebuanderie, où il y avait,sous

les fagots, une grande cuve maçonnée excellente

pour leurs projets, l'ambition leur étant venue de

fabriquerdes conserves.

Quatorzebocaux furent emplis de tomates et de

petitspois ils en lutèrent les bouchons avec de la

chauxviveet du fromage, appliquèrentsur les bords

des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans

l'eaubouillante.Elles'évaporaitils en versèrent dela froide la différencede température ut éclaterles

bocaux.Trois seulementfurent sauvés.

Ensuite ils se procurèrent de vieilles boîtes à

sardines, y mirent des côtelettes de veau et les en-foncèrentdans le bain-marie. Ellessortirent rondes

commedes ballons le reiroidissementles aplatirait.Pour continuer l'expérience, ils enfermèrent dansd'autres boites des œufs, de la chicorée,du homard,une matelotte, unpotage–et ils s'applaudissaient,comme M. Appert, « d'avoir fixéles saisons» de

pareillesdécouvertes, selon Pécuchet, l'emportaientsur les exploitsdes conquérants.

Ils perfectionnèrentles acharsde M""Bordin, en

épiçantle vinaigre avec du poivre et leurs prunesà l'eau-de-vie étaient bien supérieures Ils obtin-rent par la macération des rata&asde framboiseet

Page 73: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET FÈCUCHËT.68

d'absinthe. Avecdu miel et de l'angélique dans un

tonneau de Bagnols, ils voulurent faire du vin de

Malaga e!.ils entreprirent également la confection

d'un cl ampagne 1 Lesbouteilles de chablis, coupéesde moût, éclatèrent d'elles-mêmes. Alors il ne don.terent plus de la réussite.

Leurs études se développant, ils en vinrent à

soupçonner des fraudes dans toute les denrées ali-mentaires.

Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son

pain. Ils se firent un ennemi de l'épicier, en luisoutenant qu'il adultérait ses chocolats. Ils se trans-~

portèrent a Falaise, pour demander du jujube,et sous les yeux même du pharmacien, soumirent

sa pâte à l'épreuve de l'eau. Elle prit l'apparenced'une couenne de lard, ce qui dénotait de la géla-tine.

Après ce triomphe, leur orgueil s'exalta. Ils ache-

tèrent le matériel d'un distillateur en faillite

~t bientôt arrivèrent dans la maison, des tamis,des barils, des entonnoirs, des écumoires. des

chausses et des balances, sans compter une sébile à

boulet et un alambic tête-de-maure, lequel exigeaun fourneau réuecteur, avec une hotte de chemi-née.

Ils appnrent comment on clarifie le sucre, et lesdiSerentes sortes de cuites, le grand et le petitperlé, le soufflé. le boulé, le morve et le caramel.Maisil leur tardait d'employer l'atambic; et ils abor-dèrent les liqueurs fines, en commençant par l'a-

nisette. Le liquide presque toujours entraînait aveclui les substances, ou bien elles se collaient dans le

Page 74: Bouvard et Pécuchet

-v~p'M.1 6UVAitb E'r PE UCHJ!:T.

~autres~o?s~!s~'6tâSnnrH~s~ïe~<~sa~utbur'd'elles'~ratia~~a'ssm~"ae~î~6r~uisàien~i'c's" ni~ra~'ëv'an~ènt~r~ee"pointu,

~p'oetdn~ peh~aMnt"~u-u~6u~t I~~î~t

~s~ërjHës' ~aï- ta~Bté~t~ (i~ï'e''M~

~ë~ë'î)bu!b~!r'a&]~'M'~M!e'St;dM~M'iê~~e~~c~~m~d~u~~ëM'~s~~~ii,' juc!

')) fni.h f.ït.(f~yuut-!n,)Iii[rfLn~hp

~S~a~t~j~ -ii~o~ ~?~-

ment que sa chemise et sonpantalon tiré jusqt~Mt~Me'Té%Mn~c' sëS ~<~es~6~1!ë~~ais,

~~i'ë6h)~e) an~o~ëh~ M'MjUHaït-~ai~Ti~~

W~~ùrtn~o~'ë~~a~ f~ ~'&i'o

~P~het~'aMo~a!ïf~' c~ïni~bbHe'a~~

's&g~ë'~No~s6~'ùhë~ê~e~è'~ë~n~~a~~es' 'in~ëh% ~è~~dns~ërâ?ën~'<;bM~

des~gens très sérieux, occupé§'dë'ëMsës~t'i'Ms.'ËNSn ~is re~rënt~u~fbnber

to~'s's''autre's~~s'm~m~ae~brM~coïn~'da~ ib '~u~nié~ ? M~6&~mMë"dhn~

le~apa~uitH'~ ~~e~Om~~ans'M encreuse?ae

ra~Dfc~~tnnie 'âan~ ~espe~;)dN'ca!~n~

~~cû~ ~~nie ~ans~ l~rattt~ànfBu~f'ët"6HeserM't ~Grëé'n r~e'4~ëc~u''Do!s~~s~ït'ia~M~

so~'qijef-n~~I~Ir~'6~~ëfë~ar''a'

un~M~ë~të~)oNgtempsche~ ~idefeiï~m&ëïrâina~o~e'

'Mtont~~ d~ ta~aru~eMdans,Ie&trois bocauxdp conserves.Les tomate~~

!~e~spoïs'M'mr~ t-d1é\HHi~é~il~redu bou~tge~~r~e -p'r~etne'au~ou~~ë~~

Page 75: Bouvard et Pécuchet

BOUVAUD ET PÉCUCHET.70

tourmenta. Pour essayer les méthodes nouvelle?,ils manquaientd'argent. Leur ferme les rongeait.

Plusieurs fois, des tenanciers s'étaient offerts,Bouvard n'en avait pas voulu. Mais'son premier

garçoncultivaitd'après ses ordres, avecune épargne

dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient,tout périclitait, et ils causaient de leurs embarras,

quand maître Gouy entra dans le laboratoire, es-

corté de sa femmequi se tenait en arrière, timide-

ment.Grâce à toutes les façonsqu'elles avaient reçues,

les terres s'étaient améliorées, et il venait pouïreprendre la ferme. H la déprécia.Malgrétous lears

travaux, les bénéfices étaient chanceux bref, s'il

la désirait, c'était par amourdu payset regretd'aussi

bons maîtres. Onle congédia d'une manière froide.

Il revint le soirmême.

Pécuchet avait sermonné Bouvard ils allaientSéchir. Gouydemanda une diminutionde fermageet comm3 les autres se récriaient, il se mit à beu-

gler plutôt qu'à parler, attestant le bon Dieu, énu-mérant ses peines, vantant ses mérites. Quand onle sommait de dire son prix, il baissait la tête au

lieu de répondre. Alors,sa femme, assiseprès de la

porte avec un grand panier sur les genoux, recom-

mençaitles mêmesprotestations, en piaillantd'une

voix aiguecommeune pouleblessée.Enfin le bail fut arrêté aux conditionsde trois

mille francs par an, un tiers de moins qu'autre-fois.

Séance tenante, maître Gouy proposa d'acheterle matériel, et les dialoguesrecommencèrent.

Page 76: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 7i

L'estimation des objets dura quinze jours. Bou-

vard s'en mourait de fatigue. Hlâcha tout pour une

somme tellement dérisoire, que Gouy, d'abord

écarquillales yeux, et s'écriant « Convenu'», lui

frappa dans la main.

Après quoi, les propriétaires, suivant l'usage,offrirent de casserune croûte à la maison, et Pécu-

chetouvrit une bouteille de sonmalaga, moinspar

générositéqua dans l'espoir d'en obtenir des éloges.Maisle laboureur dit en rechignant

« C'est commedu sirop de réglisse, »

Et sa femme, « pour se faire passer le goût »,réclamaun verre d'eau-de-vie.

Unechose plus grave les occupait Tousles élé-ments de la « Bouvarine » étaient enfin rassem-

blés.Ils les entassèrent dans la cucurbite, avecde l'al-

cool, aUumèreit le feu et attendirent. CependantPécuchet, tourmentépar la mésaventuredu malaga,prit dans l'armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauterle couverclede la première, puis de la seconde, dela troisième. Il les rejetait avec fureur et appelaBouvard.

Bouvardferma le robinet du serpentin pour se

précipiterversles conserves.La désiHusionfut com-

plète. Les tranches de veau ressemblaient à dessemellesbouillies. Un liquide fangeux remplaçaitle homard. On ne reconnaissaitplus la matelotte.Des champignons avaient poussé sur le potage,et une intotérableodeur empestaitle laboratoire.

~Tout à coup, avec un bruit d'obus, l'alambicéclata en vingt morceaux qui bondirent jusqu'au

Page 77: Bouvard et Pécuchet

M B~A~M~~Wâ

pM~d<PY~J~e~a~mt~NM~J~ !J~)~fJ!mf%.){IJl~J'~Jâ~r ~~$ ~rt!~c~l'I`~tnid~2ïp~9~t~ ~~jr~f~s6p~ai~9"ya: HB~?.~ ~<

La force de la vapeur avaitr~~J~m~

~~p~fJHlt,1P.acu~WA~~i~ro.tfflll.w ,flflP¡1o~R:Maud~~P~

Y m~ ~~cu~~e~uv~~ ~~h~fA~

c~apitqan~f(,~j~(n jj; la

ttJuYn.n~t;-) :)Uino'u'j'So

-j~~e~~M~ ~~M.~?~

~~<~YS~$~-~W4f~P~~ret. Pendant.»RYJYM4,~1ftPtIlm~~1P~W1.JN ~"20~,)a~~ret. Pendantd~a~posture, n'o§a~ B~9n~?~P~e~(de ~~mi ~m' ~ss~d~s

s

pa.1Q~I¿Wrecouvrer ay.\Æ\dWJ1,nP,l\\~S~8Hajd(q,{tn~.:fI. Spurent recouvrer la .g~Sr~e~and&~

q~I~T~ J~~j~M~ ~)~

d~~ ~M~ Xn~i~ Mh~nnon qu'ils avaient manqué périr. Pécuchet'~nn~

PM*ic~.~s~jtj-fu~)~ MBf)inMé~t.'nn ~1,

~tjau~Deu~~e~nousn~~on~~C~MRM ~'tUtnavRëôm~t 'mq 9in~nr)["i) Judoua~~

T;)Ju)j''jn ,ônnfd-T3'iab eoJ)f"!?"t!')'tk~m!'i H')p['ti'tqs& ,9(.tn~a3 ~i ')b ëim) .'nmniu'iq ni nb 'j(:))'jju'' 9l

cioqtj~ Ja ~u~J'i 3:~j JMie~t t:~I tl .~n)''n~iù'nBi

,î''i~vuuS

Ot! ~«''q.Nitnoq'i9ë jfb .)9nidm ef ~nn;)'J h')Hvno8.

-i[tu:r.tu~.n<)c'n)!i~'b ~.1 .c!')v'tdëno) s')) s')'i.'jJfqi~Ttq

{!9b ë .tnthijjfnaeë't': {'tiav o~ ë~f~'ftHU ;t o~iq

~JLi!q~~)~~x~Ë'! ei'iUjui n'U .<")i!!)ij~) <f!-imô.'

.ujici'tt~tn B) '<f)!q iiC~itjrutu.)') ai; u'' .))'tr.,)(uJ ai.

~~ioq 9) 'u)? ~tiuq Jn~~vjs <-ffun~ii;.t;j~J.') <:3U

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;nitft'!ti.t ,i!t'd' t'tt'td .~t' 'i; .<j'h"t. :tHuï'

.tH'i~itJ. ht"'uh!(i ):j.< ~iUJt: )" i!j~

Page 78: Bouvard et Pécuchet

5

ni

Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours

deRegnault et apprirent d'abord « que les corps

simplessont peut-être composés».On les distingue en métalloïdes et en métaux,

différencequi n'a « rien d'absolu ?, dit l'auteur. De

mêmepour les acideset les bases, « un corpspou-vant se comporter à la manière des acides ou des

bases, suivant les circonstance';».

La notation leur parut baroque. Les propor-tions multiples troublèrent Pécuchet.

« Puisqu'une molécule de A, je suppose, secombineavec plusieurs parties de B, il me semble

que cette molécule doit se diviseren autant de par-ties mais si elle se divise, elle cesse d'être l'unité,la molécule primordiale. Enfin, je ne comprendspas.

Moinon plus Mdisait Bouvard.Et ils recoururentà un ouvrage moins difficile,

celui de Girardin,où ils acquirent la certitude quedixlitres d'air pèsent cent grammes, qu'il n'entre

pas de plomb dans les crayons,.que le diamantn'est

que du carbone.Ce qui les ébahit par-dessus tout, c'est que la

terre, commeélément,n'existe pM,

Page 79: Bouvard et Pécuchet

BOCVARD ET PÉCUCHET.74

ï!s paisirent la manœuvre du chalumeau, l'or,

l'argent, la lessive du tinge, t'étamage des casse-

roles puis, .sans !e moindre scrupule, Bouvard et

Pécuchet se lancèrent d.tns la chimie organique.

Quelle merveille que de retrouver chez les êtres

vivants les mômes substances qui composent les

Btineraux. Néanmoins ils éprouvaient une sorte

d'humiliation à i'tdce que leur individu contenait

du phosphore comme les allumettes, de l'albumine

comme les blancs d'œul'), du gaz hydrogène comme

les réverbères.

Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour

de la fermentation. <Ktte les conduisit aux acides, et la loi de~

équivalents les embarrassa encore une fois. Ils

tâchèrent de l'élucider avec la théorie des atomesce qui acheva de les perdre.

Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait

fallu des instruments.

La dépense était considérable, et ils en avaient

trop fait.

Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute,les éclairer.

Ils se présentèrent au momentde ses consultations.« Messieurs, je vous écoute quel est votre

mal ? »

Pécuchet répliqua qu'ils n'étaient pas malades, et

ayant exposé le but de leur visite« Nous désirons connaître premièrement l'a-

tomicité supérieure.Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de

vouloir apprendre la chimie.

Page 80: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 75

« Je ne nie pas son importance, soyez-ensûrs 1 mais actuellement, on la fourre partout. Elle

exerce sur la médecine une action déplorante, a

Et l'autorité de sa parole se renforçait au spec-tacle des choses environnantes

Du diachylum et des bandes traînaient sur la

cheminée. La boite chirurgicale posait au milieu du

bureau, des sondes emplissaient une cuvette dans

un coin, et il y avait contre le mur la représenta-tion d'un écorché.

Pécuchet en fit compliment au docteur.

« Ce doit être une belle étude que l'anato-

mie ? »

M. Vaucorbeil s'étendit sur le charme qu'il éprou-vait autrefois dans les dissections; et Bouvard

demanda quels sont les rapports entre l'intérieur de

la femme et celui de l'homme.Afin de le satisfaire~le médecin tira de sa biblio-

thèque un recueil de planches anatomiques.a Kmportez-les1 Vousles regarderez chezvous

plus a votre aise 1»

Le squelette les étonna par la proéminence de sa

mâchoire~ les trous de ses yeux, la longueur ef-

frayante de ses mains. Un ouvrage explicatif leur

manquait ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et,

grâce au manuel d'Alexandre Lauth, ils apprirentles divisions de la charpente, en s'ébahissant de

l'épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si leCréateurl'eût Mt droite. Pourquoi seizelois, pré-cisértent?

les métacarpiens désolèrent Bouvard; et Pé-

cuchet, acharné sur le crâne, perdit courage devant

Page 81: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.76

le sphénoîdf, bien qu'il ressemble à une « selle

turque ou turquesque».Quant aui articulations, trop de ligaments les

cachaient, et ils attaquèrent les muscles.Maisles insertions n'étaient pas commodesà dé-

couvrir, et, parvenusaux gouttières vertébrales,ils y renoncèrent complètement,

Pécuchet dit alors« Si nousreprenions la chimie, ne serait-ce que

pour utiliser le laboratoire ?u

Bouvardprotesta,et il crut se rappeler que Fon

fabriquait à l'usage des pays chauds des cadavrespostiches.

Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessusdes renseignements. Pour dix francs par mois, on

pouvaitavoirun des bonshommesdeM<Auzoux,etla semainesuivante, le messager de Falaisedéposadevant leur grille une caisseoblongue.

Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d'émo-tion. Quandles planches furent déclouées, la pailletomba, les papiers de soieglissèrent, le mannequin

apparut.Il était couleur de brique, sans chevelure',sans

peau, avec d'innombrables mets bleus, rouges et'

blancs le bariolant. Celane ressemblaitpoint à un

cadavre, mais à une espèce de joujou, fort vilain,très propre, et quisentait le vernis.

Puis ils enlevèrent le thorax,et ils aperçurent les

deux poumons, pareils à deux éponges; le cœur

tel qu'un gros œuf;un peu de côté par derrière, le

diaphragme,les reins, tout le paquet des entrailles.

«Ala besogne Hdit Pécuchet,

Page 82: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 77

Lajournée et le soir y passèrent.Ils avaientmis des blouses, commefont les cara-

bins dans les amphithéâtres, et, à la lueur d~ trois

chandelles,ils travaillaientleursmorceauxde carton,

quandun coupde poingheurta la porte. « Ouvrez »

C'étaitM.Foureau, suividu garde champêtre..Les maîtres de Germaines'étaient plu à lui mon-

trer le bonhomme. Elle avait couru de suite chez

l'épicier pour conter la chose, et tout le villagecroyait maintenant qu'ils recélaient dans :leurmai-

son un véritable mort. Foureau, cédant à la rumeut

publique, venait s'assurer du fait des curieux se

tenaient dans la cour.

Le mannequin, quand il entra, reposait sur le

flanc, et les muscles de la faceétant décrochés,l'œil

faisait une sailliemonstrueuse, avait quelquechose

d'effrayant.« Quivous amène? » dit Pécuchet.

Foureaubalbutia« Rien, rien du tout. M

Et, prenant une des pièces sur la table

« Qu'est-ceque c'est? »

Le buccinateur», répondit Bouvard.Foureau se tut, mais souriait d'une façon nar-

quoise,jaloux de ce qu'ils avaientun divertissementau-dessus de sa compétence.

Les deux anatomistes feignaient de poursuivreleurs investigations.Les gens, qui s'ennuyaient surle seuil, avaient pénétré dans le fournil, et commeon se poussaitun peu, la table trembla.

« Ahc'est trop fort s'écria Pécuchet « dé-barrassez-nousdu publie1 »

Page 83: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETP&CUCHET.7S

Le garde champêtre fit partir les curieux.« Très bien » dit Bouvard, nous n'avons besoin

de personne. »

Foureau comprit l'allusion, et lui demanda s'ils

avaient le droit, n'étant pas médecins, du détenirun

objet pareil? Il allait, du reste, en écrire au préfet.Quel pays on n'était pas plus inepte, sauvage

et rétrograde. La comparaison qu'ils firent d'eux-

mêmes avec les autres les consola ils ambition-

naient de souffrirpour la science.

Le docteur aussi vint les voir. Il dénigra le man-

nequin comme trop éloigné de la nature, mais pro-Cta de la circonstance pour faire une leçon. <

Bouvard et Pécuchet furent charmés, et, sur leur

désir, M. Yaucorbeil leur prôta plusieurs volumesde sa bibliothèque, affirmant toutefois qu'ils n'i-

raient pas jusqu'au bout.

Ils prirent en note, dans le Dictionnaire de

Sciences médicales, les exemples d'accouchement,de longévité, d'obésité et de constipation extraordi-

naires. Que n'avaient-ils connu le fameux Canadien

de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la

femme hydropique du département do l'Eure, le

Piémontais qui allait à la garde-robe tous les vingt

jours, Simon de Mirepoix, mort ossifié, et cet an-

cien maire d'Angoulême, dont le nez pesait trois

livres

Le cerveau leur inspira des réilexions philoso-

phiques. Us distinguaient fort bien dans l'intérieur

le M/~MM:/Me~J~ composé de deux lamclles, et la

glande pinéa!c, qui ressemble à un petit pois rouge;mai:}il y avait des pédoncules et dos vcutricuiest

Page 84: Bouvard et Pécuchet

NOUVAKD ET PECUCHET. ':9

des arcs, des piliers, des étages, des ganglions et des

libres de toutes sortes, et le foramen de Pacchioni,et le corps de Paccini, bref un amas inextricable, de

quoi user leur existence.

Quelquefois, dans un vertige, ils démontaient

comptctement le cadavre, puis se trouvaient em-

barrassés pour remettre en place les morceaux.

Cette besogne était rude, après le déjeuner sur-

tout, et ils ne tardaient pas à s'endormir, Bouvard,le menton baissé, l'abdomen en avant, Pécuchet,la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la

table.

Souvent, à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui ter-

minait ses premières visites, entr'ouvrait la porte.« Kh bien, les confrères, comment va l'anato-

mie ?

Parfaitement », répondaient-ilsAlors il posait des questions pour le plaisir de

les confondre.

Quand ils étaient las d'nn organe, ils passaient à

un autre, abordant ainsi et délaissant tour à tour le

cœur, l'estomac, l'oreille, les intestins, car le bon-

homme en carton les assommait, malgré leurs

efforts pour s'y intéresser. Enfin le docteur les sur-

prit comme ils le reclouaient danssa boite.« Bravo je m'y attendais. »

Onne pouvait à leur âge entreprendre ces études,et le sourire accompagnant ces paroles les blessa

profondément.De quel droit les juger mcupubles? Est ce que I&

science appartenait à ce monsieur, comme s'il étaitlui-mêmeun personnage bien supérieur?Y

Page 85: Bouvard et Pécuchet

BOUVARB ET PÉCUCHET.80

Donc, acceptant son défi, ils allèrent jusqu'à

Bayeuxpoury acheter des livres.Cequi leur manquait, c'était la physiologie,et un

bouquinisteleur procura les traités de Richerandet

d'Adelon,célèbresà l'époque.Tous les lieux communssur les âges, les sexeset

les tempéraments leur semblèrent de la plus haute

importance ils furent bien aises de savoirqu'il y adans le tartre des dents trois espècesd'animalcules,

que le siège du goût est sur la langue, et la sensa-

tion de la faim dans l'estomac.Pour en saisir mieux les fonctions, ils regret-

taient de n'avoir pas la faculté de ruminer, commuel'avaient eueMontègre,M.Gosse,etle frèrede Bérard,et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insali-

vaiènt, accompagnantde la pensée le bol alimen-taire dans leurs entrailles, le suivaient mente jus-qu'à ses dernières conséquences,pleins d'un scru-

puleméthodique,d'une attentionpresquereligieuse.Afin de produire artificiellementdes digestions,

ils tassèrent de la viande dans une fiole où était le

suc gastrique d'un canard, et ils la portèrent sousleurs aissellesdurant quinzejours, sans autre résul-

*~tque d'infecter leurs personnes.On les vit courir le long de la grande route.

revêtus d'habits mouillés et à l'ardeur du soleil.C'était pour vérifier si la soif s'apaise par l'appli-cation de l'eau sur i'épiderme. Ils rentrèrent hale-tants et tous les deux avecun rhume.

L'audition, la phonation, la vision furent expé-diées lestement; mais Bouvards'étala sur la géné-ration.

`

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BOUVARD ET PECUCHET. 8i

Les réserves de Pécuchet, en cette matière,l'avaient toujours surpris. Son ignorance lui parutsi complète, qu'il le pressa de s'expliquer, et Pécu-

chet, en rougissant, finit par faireun aveu.Des farceurs, autrefois, l'avaient entraîné dans

une mauvaisemaison, d'où il s'était enfui, se gar-dant pour la femme qu'il aimerait plus tard. Unecirconstanceheureuse n'était jamais venue, si bien

que, par faussehonte, gêne pécuniaire, crainte des

maladies, entêtement, habitude, à cinquante-deuxans, et malgré le séjour de la capitale, il possédaitencoresa virginité.

Bouvardeut peine à le croire, puis il rit énor-

mément, mais s'arrêta en apercevant des larmesdans les yeux de Pécuchet car les passions ne luiavaientpas manqué, s'étant tour à tour épris d'unedanseuse de corde, de la belle-sœur d'un archi-

tecte, d'une demoiselle de comptoir, enfin d'une

petite blanchisseuse, et le mariage allait même se

conclure,quand il avait découvert qu'elle était en-

ceinte d'un autre.Bouvardlui dit« Il y a moyen toujours de réparer le temps

perdu. Pas de tristesse, voyons.Je me charge. situ veux. »

Pécuchet répliqua, en soupirant, qu'il fallait

plusy penser et ils continuèrent leur physiologie.Est-il vrai que la surface de notre corpsdégage

perpétueiïement une vapeur subtile? La preuve,c'est que le poids d'un homme décroît à chaqueminute. Si chaque jour s'opère l'addition de ce qui

manqueet la soustractionde ce qui excède, la santû

Page 87: Bouvard et Pécuchet

DOUVAK!)RTP&CUCUET.83

se maintiendra en parfait équi)ibre. Sanctorius, l'in-

venteur de cette loi, employa un demi-siècle à pe-ser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses

excrétions, et se pesait lui-même, ne prenant de re-

lâche que pour écrire ses calculs.

Ils essayèrent d'imiter Sanctorius. Mais comme

leur balance ne pouvait les supporter tous les deux,ce fut Pécuchet qui commença.

Il retira ses habits, ann de ne pas gêner la per-

spiration, et il se tenait sur le plateau, com-

plètement nu, laissant voir, malgré la pudeur, son

torse très long, pareil à un cylindre, avec des jam-bes courtes, les pieds plats et la peau brune. A ses

côtés, sur une chaise, son ami lui faisait la lecture.

Des savants prétendent que la chaleur animale se

développe par les contractions musculaires, et qu'ilest possible en agitant le thorax et les membres pel-viens da hausser la température d'an bain tiède.

Bouvard alla chercher leur baignoire, et quandtout fut prêt, il s'y plongea, muni d'un thermo-

mètre.

Les ruines de la distillerie, balayées vers le fond

de l'appartement dessinaient dans l'ombre un vaguemonticule. On entendait par intervalles le grignot-tement des souris unevieille odeur de plantes aro-

matiques s'exhalait, et se trouvant là fort bien,ils causaient avec sérénité.

Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.

« Agite tes membres Mdit Pécuchet.

Il les agita, sans rien changer au thermomètre,« c'est froid décidément.

Je n'ai pas chaud, non plus », reprit Pécuchet

Page 88: Bouvard et Pécuchet

BOUVARE ET PÉCUCHET 8~

saisi lui-même par un frisson. « Mais agite tes

membres pelviens agite-les! H.

Bouvardouvrait les cuisses, se tordait les flancs,

balançait son ventre, soufflait comme un cachalot,

puis regardait le thermomètre, qui baissait tou-

jours « Je n'y comprendsrien Je me remue

pourtant 1

Pas assez »

Et il reprenait sa gymnastique.Elle avait duré trois heures, quand une fois en-

core il empoigna!e tube.« Comment douze degrés Ah bonsoir j&

me retire »

Un chien entra, moitié dogue, moitiébraque, le

poiljaune, galeux, la langue pendante.Quefaire?pas de sonnettes et leur domestique

était sourde. Ils grelottaient, maisn'osaient bouger,dansla peur d'être mordus.

Pécuchet crut habile de lancer des menaces, enroulant des yeux.

Alorsle chien aboya; et il sautait autour dela

balance, où Pécuchet,se cramponnantaux cordeset

pliantles genoux,tâchaitde s'éleverle plushaut pos-sible.

« Tu t'y prends mal», dit Bouvard et il se mità faire des risettes au chien en proférant des dou-

ceurs.Le chien, sans doute, les comprit. Il s'efforçaitde

le caresser, lui cullait sespattes sur les épaules,les

éraûait avecses ongles.« Allons maintenant 1voilàqu'il a emportéma

culotteM»

Page 89: Bouvard et Pécuchet

BOUVABD ET P&C~CHET84

H se couchadessuset demeura tranquille.·

Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se

hasardèrent, l'un à descendre du plateau, l'autre à

sortir de la baignoire et quandPécuchetfut rha-

billé, cette exclamationlui échappa«Toi, mon bonhomme, tu servirasà nos expé-

riences. »

Quellesexpériences?Onpouvaitlui injecter du phosphore,puisrenfer-.

mer dans une cave pourvoir s'il rendrait dufeu parles naseaux. Maiscomment injecter ? et du reste,on ne leur vendraitpas du phosphore.

Ils songèrent à l'enfermer sous une clochepneu-

matique, à lui faire tespirer des gaz, à lui donner

pour breuvage des poisons. Tout cela peut-être ne

serait pas drôle Enfin, ils choisirent l'aimantation

dé l'acier par le contactde la moelle épinière.Bouvard, refoulantson émotion; tendait sur une

assiette des aiguilles à Pécuchet, qui les .plantaitcontre les vertèbres. Elles se cassaient, glissaient,tombaientpar terre il en prenait d'autres, et les en-

fonçaitvivement,au hasard. Le chien rompitses at-

taches, passa commeun boulet de canonpar les car-

reaux, traversa la cour, le vestibule et se présentadans la cuisine.

Germaine poussa des cris en le voyant tout en-

sanglanté, avecdes ficellesautour des pattes.Ses maîtres, qui le poursuivaient, entrèrent au

mômetnmcni. Il &1un bond et disparut.Lavieilleservanteles apostropha.

C'est encore une de vos bûtises, j'ca suissûre Et ma cuisine, elle est propre Ça le

Page 90: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET 85

renJra peut-êtreenragé Onen fourre en prison quine vousvalent pas »»

Ilsregagnèrent le laboratoire, pour éprouverles

aiguilles.Pas une E~atiirala moindre limaille.

Puis, l'hypothèsede Germaineles inquiéta. Il pouvaitavoirla rage, revenir à l'improviste,se précipi-ter sur eux.

Le lendemain, ils allèrent partout aux informa-

tions, et pendant plusieurs années, ils se détour-

naient dans la campagne, sitôt qu'apparaissaitun

chienressemblant à celui-là.Les autres expérienceséchouèrent.Contrairement

aux auteurs, les pigeons qu'ils saignèrent, l'esto-

macplein ou vide, moururent dans le mêmeespacede temps. Des petits chats enfoncéssousl'eau péri-rent au bout de cinqminutes et une oie, qu'ilsavaientbourréede garance, offritdespériostesd'uneentièreblancheur.

Lanutrition les tourmentait.

Commentse fait-il qùe le môme suc produisedes

os,du sang, de la lympheet des matières excrémen-tielles? Maison ne peut suivre les métamorphosesd'un aliment. L'homme qui n'use que d'un seulest chimiquementpareil à celui qui en absorbeplu-sieurs.Vauquelin,ayant calculé toute )a chauxcon-tenue dans l'avoined'une poule, en retrouva davan-

tage dans les coquillesde ses œufs. Donc, il se faitune création de substance. De quellemanière? onn'en sait rien.

Onne saitmême pas quelle est luforce du coeur.

Dorelli,admetcollequ'il faut pour soulier un poids

Page 91: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET86

de cent quatre-vingt mille livres, et Kiell l'évalue à

huit onces environ, d'où ils conclurent que la physio-

logie est (suivant un vieux mot) le roman de la mé-

decine. N'ayant pu la comprendre, ils n'y croyaient

pas.Un mois se passa dans le désœuvrement. Puis ils

songèrent à leur jardin.L'arbre mort, étalé dans le milieu, était gênant

ils l'équarrirent. Cet exercice les fatigua. Bouvard

avait, trèssouvent, besoin de faire arranger ses outils

chez le forgeron.Un jour qu'il s'y rendait, il fut accosté par'un

homme portant sur le dos un sac de toile, et qui lui

proposa des almanachs, des livres pieux, des mé-

dailles bénites, enfin le Manuel de la santé, par

François Raspail.Cette brochure lui plut tellement, qu'il écrivit à

Barberoude lui envoyer le grand ouvrage. Barberou

l'expédia, et indiquait, dans sa lettre, une pharma-cie pour les médicaments.

La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les af-

fections proviennent des vers. Ils gâtent les dents,creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les

intestins, et y causent des bruits. Ce qu'il y a de

mieux pour s'en délivrer, c'est le camphre. Bouvard

et Pécuchet l'adoptèrent. Ils en prisaient, ils en

croquaient et distribuaient des cigarettes, des fla-

cons d'eau sédative et des pitules d'aloès. Ils entre-

prirent même la cure d'un bossu.C'était uu enfant qu'its avaient rencontré un jour

de foire. Sa mère, une mendiante, l'amenait chez

eux tous les matins. Ils frictionnaient sa bosse avec

Page 92: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHKT 87

de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingtminutes un cataplasme de moutarde, puis la recou-

vraientde diachylum, et pour être snr$ qu'il revien-

drait, lui donnaient a déjeuner.

Ayant l'esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet

observasur la joue de M°"Bordinune tache bizarre.

Le docteur, depuis longtemps, la traitait par les

amers ronde au début comme une pièce de vingt

sols, cette tache avait grandi, et formait un cercle

rose. Ils voulurent l'en guérir. Elle accepta, mais

exigeait que ce fut Bouvard qui lui fit les onctions.

Elle se posait devant la fenêtre, dégrafait le haut de

son corsage et restait la joue tendue, en le regar-dant avec un œil qui aurait été dangereux sans la

présence de Pécuchet. Dans les doses permises et

malgré i'eu'ioi du mercure ils administrèrent du ca-

lomel. Un mois plus tard, M""Bordin était sauvér

Elle leur fit de la propagande, et le percepi-~<1

descontributions, le secrétaire de la mairie, le maire

lui-même, tout le monde dans Chavignolles suçaitdes tuyaux de plume.

Cependant le bossu ne se redressait pas. Le per-

cepteur lâcha la cigarette, elle redoublait ses étouf-

fements. Foureau se plaignit des pilules d'aloès

qui lui occasionnaient des hémorroïdes, Bouvard

eut d"s mauy ~'estomac et Pécuchet d'atroces mi-

graines Ils 1 .dirent confiance dans Raspail, mais

eurent soin de n'en rien dire, craignant de dimi-

nuer leur considération.

Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vac-

cine, apprirent à saigner sur des feuilles de chou,firentmôme l'acquisition d'une paire de lancettes.

Page 93: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET88

Ils accompagnaientle médecin chezles pauvres,

puis consultaientleurs livres.Les symptômes notés par les auteurs n'étaient

pas ceux qu'ils venaient de voir. Quant auxnoms~esmaladies, du latin, du grec, du français,une bi-

garrure de toutes les langues.On les compte par milliers, et la classification

linnéenne est bien commode,avecses genres et ses

espèces; mais comment établir les espèces? Alorsils s'égarèrent dans la philosophiede la médecine.

Ils rêvaient sur l'archée de Van Helmont, le vita-

lisme, le Brownisme, l'organicisme demandaientau docteur d'où vient le germe de la scrofule,vers

quel endroit se porte le miasme contagieux, et le

moyen, dans tous les cas morbides, de distinguerla

cause de ses effets.« La cause et l'effet s'embrouillent, » répon-

dait Vaucorbeil.Son manquede logiqueles dégoûta, et ils visi-

tèrent les malades tout seuls, pénétrant dans les

maisons,sous prétexte de philanthropie.Au fond des chambres, sur de sales matelas, re-

posaient des gens dont la ngure pendait d'un côté,d'autres l'avaient bouffieet d'un rouge écarlate, ou

couleurde citron, ou bien violette, avec les narines

pincées, la bouche tremblante, et des râles, des

hoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et devieuxfromage.

Ils lisaientles ordonnancesde leurs médecins, et

étaient fort surpris que les calmants soientparfoisdes excitants, les vomitifs des purgatifs, qu'unmême remède convienneà des affectionsdiverses,

Page 94: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET 89

et qu'une maladies'en aille Sousdes traitementsop-

posés.Néanmoins ils donnaient des conseils, remon-

taient lemoral, avaientl'audace d'ausculter.Leurimagination travaillait. Ils écrivirentau Roi,

pour qu'on établît dans le Calvadosun institut de

garde.-malades,dont ils seraientlesprofesseurs.Ils se transportèrent chez le pharmacien de

Bayeux(celuide Falaise leur en voulait toujours àcausede son jujube), et ils l'engagèrent à fabri-

quer commeles Anciensdesjo~a~M'y~o?*~ c'est-à-dire des boulettes de médicaments, qui, à force

d'être maniées, s'absorbent dans l'individu.

D'aprèsce raisonnement qu'en diminuant la cha-

leur on entrave les phlegmasies, ils suspendirentdans son fauteuil, aux poutrelles du plafond,une

femmeaoëctée de méningite, et ils la baïa'nçaientàtour'de bras, quand le marir survenant les nanquadehors.

Enfin, au grand scandale de M. le curé, ilsavaientpris la mode nouvelled'introduire des ther-momètresdans les derrières.

Une fièvre typhoïde se répandit aux environsBouvarddéclara qu'il ne s'en mêlerait pas. Maislafemmede Gouy,leur fermier, vint gémir chszeux.Son homme était malade depuis quinze jours, etM.Vaucorbeille négligeait.

Pécuchetse dévoua.

Tacheslenticulairessur lapoitrine,douleursauxar-

ticulations,ventre ballonné, langue rouge, c'étaient

tous les symptômesde la dothienentérie. Serappe-lantlemotdeRaspailqu'enôtant la dièteonsupprime

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HO~VAtU' HT fËCUCHKT90

la fièvre,il ordonnadesh'nutions, un peude viande.Tout à couple docteur parut.

Son maladeétait en train de manger, deuxoreil-lers derrière le dos, en.re la fermière et Pécuchet

qui le forçaient.Il s'approcha du lit, et jeta l'assiette parla fe-

nêtre, en s'écriant« C'estun véritablemeurtre

Pourquoi?i

Vousperforez l'intestin, puisque la fièvrety-phoïde est une altération de sa membrane follicu-

laire.Pas toujours »

1

Et une dispute s'engagea sur la nature de nèvres.Pécuchet croyaità leur essence.Vaucorbeilles fai-

sait dépendre des organes: « Aussi j'éloigne toutce qui peut surexciter1

Maista diète affaiblitle principe vital

Qu'est-ce que vous me chantez avec votre

principevital?Commentest-il ?qui l'a vu?»

Pécuchets'embrouilla.« D'ailleurs, » disait le médecin, « Gouyne veut

pas de nourriture. »

Le malade fit un geste d'assentiment sous son

bonnet de coton.« N'importe il en a besoin 1

Jamais son poulsdonnequatre-vingt-dix-huitpulsations.

Qu'importent les pulsations Et Pécuchet

nomma ses autorités.« Laissonsles systèmes ))dit le docteur.

Pécuchetcroisales bras.

Page 96: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET 9t

« Vous êtes un empirique, alors?

–Nullement! mais en observant.

Et si on observe mat ? »n

Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à

l'herpès de M' Bordin, histoire clabaudée par la

veuve, et dont le souvenir l'agaçait.« D'abord, il faut avoir fait de la pratique.

Ceux qui ont révolutionné la science n'en fai-

saient pas VanHeimont, Boerbave, Broussais lui-

même. »

V~ucorbeil,sans répondre, se pencha vers Gouy,et haussant la voix

« Lequel de nous deux choisissez-vouspour mé-

decin? »

Le malade, somnolent, aperçut des visages en

colère, et se mit à pleurer.Sa femme non plus ne savait que répondre car

l'un était habile mais l'autre avait peut-être un

secret ?

« Trèsbien » dit Vaucorbeil, « puisque vous ba-

lancezentre un homme nanti d'un diplôme. »

Pécuchet ricana. « Pourquoi riez-vous?

C'est qu'un diplôme n'est pas toujours un ar-

gument »

Le docteur était attaqué dans son gagne-pain,dans sa préroeative, dans son importance sociale.

Sa colère éctata« Nous le verrons quand vous irez devant les tri-

bunaux pour exercice illégal dAla médecine » Puis,se tournant vers la fermière « Faites-le tuer parmonsieur, tout à votre aise, et que je sois pendu si

je reviens jamais dans votre maison »

Page 97: Bouvard et Pécuchet

BOCVABPET PECUCHET~2

Et il s'enfonça sousla hêtrée, en gesticulant Avecsa canne.

Boudard,quand Pécuchet rentra, était lui-mêmedans une grande agitation.

Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par seshémorroïdes. Vainement avait-il soutenu qu'elles

préservent de toutes les maladies.Foureau, n'écou-tant rien, l'avait menacé de dommageset intérêts.Il en perdait la tête.

Pécuchetlui contal'autre histoire, qu'il jugeaitplussérieuse, et fut un peu choqué de son indiffé-rence. 1

Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l'ab-

domen. Cela pouvait tenir à l'ingestionde la nour-

riture. Peut-être que Yaucorbeil ne s'était pas

trompé? Un médecin,après tout, doit s'y connaître 1et des remords assaillirent Pécuchet. Il avait peur,d'être homicide.

Par prudence, ils congédièrentle bossu. Mais, àcause du déjeuner lui échappant, samère cria beau-

coup. Ce n'était pas la peine de lés avoir faitvenirtous les jours de-Barnevalà Chavignollesf

Foureau se calma et Gouyreprenait des forces.

A.présent, la guérisonétait certaine: un tel succès

enhardit.Pécuchet.« Si nous travaillionsles accouchements,gvecun

de ces mannequins.Assez dé mannequins1

Ce sont des demi-corpsen peau, inventéspourles élèves sages-femmes.Il me semble que je re-

tournerais le foetusMaisBouvardétait lasde la médecine.

Page 98: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET ~3

«Les ressorts de la vie nous sont cachés,les af-

fectionstrop nombreuses, les remèdes probléma-,

tiques, et on ne découvredans les auteurs au-'cune définitionraisonnable de la santé, de la ma-

ladie,de la diathèse, ni même du pus a»

Cependanttoutes ces lecturesavaient ébranléleurcervelle.

Bouvard,à l'occasiond'un rhume, se figura qu'il <

commençaitune fluxionde poitrine. Dessangsuesn'ayantpas affaiblile point de côté, il eut recours àun vésicatoire,dont l'action se porta sur 1m reins.

Alors,il se crut attaquéde la pierre.Pécuchet prit une courbature à l'élagage de la

chr.rmille,et vomitaprèsson dîner, ce qui l'effrayabeaucoup puis, observantqu'il avaitle teint un peujaune, suspectaune maladie de foie, se demandait.

«Ai-je des douleurs? »

Et finit par en avoir.

S'attristant mutuellement, ils regardaient leur

langue, se tâtaient le pouls, changeaient d'eau mi-

nérale, se purgeaient, et redoutaientle froid, la

chaleur, le vent, la pluie, les mouches,principale-mentles courants d'air.

Pécuchetimaginaque l'usage de la pri~ était fu-neste. D~ailleurs,un éternûment occasionneparfoisla rupture d'un anévrisme, et il abandonna la

tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts;t

puis, tout à coup, se rappelait son imprudence.Commele cafénoir secoueles nerfs. Bouvardvou-

lut renoncer à la demi-tasse mais il dormaitaprèsses repas et avaitpeur en se réveillant, car le som-

meil prolongé est une menace d'apoplexie.

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BOUVARD KT PECUCHET9~.

Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme véni-

tien, qui, à force de régime, atteignit une extrêmevieillesse. Sans l'imiter absolument, on peut avoirles mêmes précautions, et Pécuchet tira do sa bi-

Miothèque un Manuel d'hygiène, par le docteurMorin.

Comment av-aient-ilsfait pour vivre jnsque-là ?Lesplatsqu'ils aimaient s'y trouvent défendus. Ger-

maine, embarrassée,ne savaitplus que leur servir.Toutesles viandesont des inconvénients.Lebou-

din et la charcuterie, le hareng saur, le homardetle gibier sont « réfractaires ». Plus un poisson,est

gros, plus il contient de gélatine, et, par consé-

quent, est lourd. Leslégumes causentdes aigreurs,le macaroni donnedes rêves, les fromages, « consi-dérés généralement, sont d'une digestiondifficile».

Unverre d'eau le matin est « dangereux Chaqueboisson ou comestible étant suivi d'un avertisse-ment pareil, ou bien de ces mots « mauvais

gardez-vousde l'abus ne convient pas à toutle monde 1» Pourquoimauvais? où est l'abus?comment savoirsi telle chosevousconvient?2

Quelproblèmeque celui'du déjeuner Ils quittè-rent le caféau lait, sur sa détestable réputation, etensuite le chocolat; car c'est « un amasde subs-tances indigestes ». Restait donc le thé. ~iais« les

personnesnerveusesdoiventse l'interdire c'"nplète-ment M. Cependant Decker, au XVII" siècle, en

prescrivaitvingt décalitrespar jour, afinde nettoyerles marais du pancréas.

Cerenseignement ébranlaMorindansleur estime,d'autant plus qu'il coud.Muuotoutesles cuiS'mc'

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BOUVARD ET PËCUCUHT 95

chapeaux, bonnets et casquettes, exigence qui ré-

voltaPécuchet.

Alors ils achetèrent le traité de Becquerel, où ils

virentque le porc est en soi-même « un bon ali-

ment, » le tabac d'une innocence parfaite, et le café

a indispensable aux militaires ».

Jusqu'alors ils avaient cru à l'insalubrité des en-

droits humides. Pas du tout Casper les déclare

moinsmortels que les autres. Onne se baigne pasdans la mer sans avoir rafraîchi sa peau. Béginveut

qu'on s'y jette en pleine transpiration. Le vin pur

après la' soupe passe pour excellent à l'estomac.

Levyl'accuse d'altérer les dents. Enfin, le g~letde

flanelle,cette sauvegarde, ce tuteur de la santé, ce

palladiumchéri de Bouvard et inhérent à Pécuchet,sansambages ni crainte de l'opinion, des auteurs le

déconseillentaux hommes piéthoriques et sanguins.

Qu'est-ce donc que l'hygiène?« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au

delà», affirmeM. Levy, et Becquerel ajoute qu'ellen'estpas une science.

Alors ils se commandèrent pour leur dîner des

huîtres, un canard, du porc auxchoux, de la crème,un Pont-1'Ëvêque et une bouteitle de Bourgogne.Cefut un affranchissement, presque une revanche,

et ils se moquaient de Cornaro 1Fallait-ilêtre

imbécilepour se tyranniser comme lui Quelle bas-

sesseque de penser toujours an prolongement desonexistence La vie n'est bonue qu'à la condition

d'enjouir. ,t« Encoreun morceau?-Je veuxbien.

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96 BOUVARD ET PÉCUCHET

Moide même1

A la santé1

A la tienne 1

Et fichons-nousdu reste »

Ils s'exaltaient.

Bouvardannonçaqu'il voulaittrois tasses de café,bien qu'il ne fût pas un militaire. Pécuchet, la cas-

quette sur les oreilles, prisait coup sur coup, éter<nuait sans peur et, sentant le besoin d'un peu de

champagne, ils ordonnèrent à Germained'aller desuite au cabaret leur en acheter une bouteille. Le

villageétait trop loin. Ellerefusa. Pécuchetfu~indi-

gné« Je vous somme, entendez-vousje voussomme

d'y courir. »

Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcherbientôt ses maîtres, tant ils étaient incompréhensi-bles et fantasques.

Puis, commeautrefois,ils allèrent prendre le glo-ria sur le vigneau.

La moissonvenait de unir, et des meules, acmilieu des champs,dressaient leurs masses noiressur la couleur de la nuit bleuâtre et douce. Lesfermes étaient tranquilles. On n'entendait même

plusles grillons.Toute la campagnedormait. Ils di-

géraient en humant la brise, qui rafraîchissaitleurs

pommettes.Le.ciel, très haut, était couvertd'étoiles les unes

brillantpar groupes,d'autres à là file,ou bien seulesà des intervalles éteignes. Une zone de poussière

lumineuse, allant du septentrionau midi, se bifur-

quait au-dessus de leurs têtes. II yavait eu~ô ces

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DOCVARD ET PÉCUCHET 97

6

clartésde grands espaces vides, et le nrmament

semblaitune mer d'azur, avecdes archipels et des

îlots.« Quellequantité t Ms'écria Bouvard.« Nous ne voyons pas tout » reprit Pécuchet.

« Derrièrela voie lactée, ce sont les nébuleuses au

delàdes nébuleuses, des étoilesencore la plus voi-

sineest séparéede nous par trois cents billions de

myriamètres.»

11avait regardé souvent dans le télescope de la

place Vendômeet se rappelait les chiffres.«Le Soleilest un millionde foisplus gros que la

Terre,Siriusa douzefois la grandeur du soleil, descomètesmesurent trente-quatre millionsde lieues 1

C'est à rendre fou, » dit Bouvard.

Il déplora son ignorance, et même regrettait den'avoirpas été, dans sa jeunesse, à l'Ecolepolytech-

nique.AlorsPécuchet, le tournant vers la Grande-Ourse,

lui montra l'étoile polaire, puis Cassiopée,dont laconstellationforme un Y, Véga de la Lyre, toute

scintillante,et, au bas de l'horizon, le rouge Alde-baran.

Bouvard, la tête renversée, suivait péniblementlestriangles, quadrilatères et pentagones qu'il faut

imaginerpour se reconnaître dans le ciel.Pécuchetcontinua« La vitesse de la lumière est de quatre-vingt

millelieues dans une seconde. Un rayon de la voieiactéemet six siècles à nous parvenir. Si bien

qu'uneétoile, quand on l'observa peut avoir dis-paru. Plusieurs sont in~~Heil~ d'autres ne

'-A

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98 BOUVARD ET PÉCUCUET

reviennent jamais et elles changent de posi-

tion tout s'agite, tout passe.

Cependantle Soleilest immobile1

On le croyaitautrefois. Maisles savants, au-

jourd'hui, annoncentqu'il se précipitevers la cons-

tellation d'Hercule »

Celadérangeaitles idées de Bouvard, et, aprèsune minute de réuexion

« La science est faite suivant les donnéesfour-

nies par un coin de l'étendue. Peut-être ne con-

vient-ellepas à tout Je reste qu'on ignore, qui est

beaucoup plus grand, et qu'on ne peut décou-vrir. »

Us parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la

lueur desastres, et leurs discoursétaient coupésparde longs silences.

Enfinils se demandèrents'il y avait des hommesdans les étoiles. Pourquoipas ? Et comme la créa-

tion est harmonique, les habitants de Sirius de-

vaient être démesurés, ceux de Mars d'une taille

moyenne, ceux de Vénus très petits. A moins queoe ne soit partout la même chose. Il existe là-haut

des commerçants, des gendarmes on y trafique,on s'y bat, on y détrône des rois.

Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup,décrivant sur le ciel comme la parabole d'unemonstrueuse fusée.

« Tiens,dit Bouvard,voilàdes mondesqui dispa-raissent. »

Pécuchet reprit« Si le nôtre, àson tour, faisait la cànrtoie,Ies

citoyens des étoilesne seraient pas plus émusque

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BOUVARDET P&CUCHET 99

nousne le sommes maintenant. Depareilles idées

vousrenfoncentl'orgueil.Quelest le but de tout cela?Peut-être qu'il n'y a pas de but.Cependant. »

Et Pécuchet répéta deux ou trois fois « cepen-dant » sans trouver rien de plus à dire.

« N'importe, je voudrais bien savoir commentl'univers s'est fait.

<:eladoit être dans Buffon, » répondit Bou-

vard,dont les yeuxse fermaient.« Je n'en peux plus, je vais me coucher. »Les Époques <~ la nature leur apprirent qu'une

comète, en heurtant le soleil, en avaitdétachéune

portion, qui devint!a terre. D'abord les pô)es s'é-

taient refroidis.Toutes lés eaux avaient enveloppéle globe elles s'étaient retirées dans les cavernes

puis les continents se divisèrent, les animaux etl'hommeparurent.

Lamajesté de la créationleur causaun ébahisse-mentinûni commeelle.

Leur tête s'élargissait. Ils étaient fiers de réflé-chirsur de si grandsobjets.

Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer, etils recoururent, commedistraction,aux N<M'Nt<MMMdeBernardinde Saint-Pierre.

Harmonies végétales et terrestres, aériennes,

aquatiques, humaines, fraternelles et même con-

jugales, tout y passa, sans omettre les invocationsà Vénus,aux Zéphyrs et aux Amours. Ils s'éton-naient que les poissons eussent des nageoires, lesoiseauxdes ailes, les semences une enveloppe

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iOO BOUVARDET PÉCOCHET

pleins de cette philosophie qui découvre dans lanature des intentions vertueuses et la considèrecomme une espèce de saint Vincent de Paul tou-

jours occupéà répandre des bienfaits 1

Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes,les volcans, les foretsvierges, et ils achetèrent l'ou-

vrage de M.Deppingsur les ~c~ et ~c<K~Mde

la nature en .Fh~cc. Le Cantal en possède trois,l'Hérault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage,tandis que le Dauphiné compte à lui seul jusqu'àquinze merveilles. Mais bientôt on n'en trouvera

plus. Les grottes à stalactitesse bouchent,les mon-

tagnes ardentes s'éteignent, les glacières na~ur~Ues

s'échauffent, et les vieux arbres dans lesquels on

disait la messe tombent sousla cognéedes niveleursou sont en train de mourir.

Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes.Us rouvrirent leur Buffonet s'extasièrent devant

les goûtsbizarresde certains animaux.

Maistous les livresne valant pas une observation

personnelle, ils entraient dans les cours et deman-daient aux laboureurs s'ils avaientvu des taureaux

se joindre à des juments, les cochonsrechercherles vaches,et les mâles des perdrixcommettreentre

eux des turpitudes.«Jamaisd" la vie. »

Ontrouvait même ces questions un peu drôles

pour des messieursde leur âge.Ils voulurent tenter des alliancesanormales.

~a moins difficileest celle du bouc et de la bre-bis. Leur fermier ne possédait pas de bouc, unevoisineprêta le sien, et

I'.époquedu rut étant venue~

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BOUVARDET PÉCUCHET iOi

fi.

Usenfermèrent les deux bêtes dans le pressoir, en

se cachantderrière les futailles, pour que l'événe-

ment pût s'accompliren paix.Chacuned'abo~i mangea. son petit tas de foin,

puiselles ruminèrent; la brebis se coucha, et elle

b&Laitsans discontinuer, pendant que le bouc, d'a-

plombsur ses jambes torses, avecsa grande barbe

et ses oreilles pendantes, fixait sur eux ses pru-nelles, qui luisaient dans l'ombre.

Enfin, le soir du troisièmejour, ils jugèrent con-

venablede faciliterla nature mais le bouc, se re-

tournant contre Pécuchet, lui flanqua un coup de

cornesau bas du ventre. Labrebis, saisie de peur,se mit à tourner dans le pressoir commedans un

manège.Bouvardcourut après, se jeta dessuspourla retenir, et tombapar terre avec des poignéesde

lainedans les deuxmains.lls renouvelèrent leurs tentatives sur des poules

et un canard, sur un dogueet une truie, avecl'es-

poirqu'il en sortirait des monstres, ne comprenantrien à la questionde l'espèce.

Ce mot désigne un groupe d'individus dontles

descendants se reproduisent; mais des animaux

classéscomme d'espèces diBërentespeuvent se re-

produire,et d'autres, comprisdans la même, en ont

perdu la faculté.Ilsse flattèrentd'obtenirlà-dessusdes idéesnettes

en étudiant le développementdes germes, et Pécu<chetécrivit à Dumouchelpour avoirun microscope.

Tour à tour ils mirent sur la plaque de verre des

cheveux,du tabac, des ongles,unepatte de mouchemais i}s ava;ent oublié la goutte d'eau indispon-

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BOUVARD ET PÉCUCHET103

sable c'était, d'autres fois, la petite lamelle, et ils

se poussaient,dérangeaientl'instrument puis, n'a-

percevant'que du brouillard, accusaientl'opticien.Usen arrivèrentà douter du microscope.Lesdécou-

vertesqu'on lui attribue ne sont peut-être pas si po-sitives?

Dumouchel,en leur adressant la facture, les priade recueillir à son intention des ammonites et des

oursins, curiositésdont il était toujours amateur, et

fréquentes dans leur pays. Pour les exciter à la

géologie, il leur envoyaitles « Lettres » de Ber-trand avec le « Discoursde Cuvier» sur les révolu-

tionsdu globe. <

Après ces deux lectures, ils se figurèrent les

chosessuivantes

D'abord une immense nappe d'eau, d'où émer-

geaient des promontoires tachetés par des lichens,et pas un être vivant,pas un en. C'étaitun monde

silencieux,immobileet nu; puis delonguesplantesse balançaientdans un brouillard qui ressemblaitàlavapeurd'une étuve. Unsoleiltout rouge surchauf-

fait l'atmosphère humide. Alors des volcans écla-

tèrent, les rochesignéesjaillissaientdes montagnes,et la pâte des porphyreset des basaltes, qui coulait,

sengea. Troisièmetableau dans des mers peupro-fondes, des î!es de madrépores ont surgi un bou-

quet de palmiers,de place en place, les domine. Il ya des coquillespareilles àdes roues de chariot, des

tortues qui ont trois mètres, des lézardsde soixante

pieds des amphibies allongent entre les roseauxleur col d'autruche à mâchoire de crocodile des

serpentaail~ss'envolent. I~n&n,sur les grandsconti"

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BOUVARD ET PÉCUCHET -!03

nents, de grands mammifèresparurent, lesmembres

difformescommedes pièces de bois mal équanies,le cuir plusépaisquedes plaquesdebronze, ou bien

velus,lippus, avecdes crinières et des défensescon-

tournées.Des troupeaux de mammouthsbroutaient

les plainesoù fut depuis l'Atlantique; le paléothé-rium, moitié cheval, moitié tapir, bouleversaitde

son grouin les fourmilières de Montmartre, et le

cervusgiganteus tremblait sousles châtaigniersà la

voixde l'ours des cavernes, qui faisaitjapper dans

sa tanière le chien de Beaugency, trois fois haut

commeun loup.Toutesces époques avaientété séparées les unes

des autres par des cataclysmes,dont le dernier estnotre déluge. C'étaitcommeune féerie en plusieursactes,ayant l'hommepour apothéose.

Ils furent stupéfaitsd'apprendre qu'il existait surdes pierres des empreintes de libellules, de pattesd'oiseaux et, ayant feuilletéun des manuels Roret,ils cherchèrentdes fossiles.

Une après-midi, comme ils retournaient des si-lexau milieu de la grande route, M. le curé passa,et, lesabordantd'une voixpateline

« Ces messieurs s'occupent de géologie? Fortbien. v

Caril estimait cette science. KUeconfirmel'auto-rité des Écritures en prouvant le déluge.

Bouvardparla des coprolithes, lesquels sont desexcrémentsde botes, pétrinés.

L'abbé Jeufroy parut surpris du fait après tout,s'ilavait lieu, c'était une raisonde plus d'admirer laProvidence.

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BOUVARD ET PÉCUCHET404

Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu'alorsn'avaientpas été fructueuses et cependant les en-

vironsde Falaise, commetous les terrains jurassi-

ques, devaientabonderen débrisd'animaux.« J'ai entendu dire, » répliqua l'abbé Jeufroy,

« qu'autrefois on avait trouvé à Yillersla mâchoired'un éléphant.» Dureste, un de ses amis, M.Larso-

neur, avocat, membre du barreau de Lisieuxet ar-

chéologue,leur fournirait peut-être des renseigne-ments Il avait fait une histoire de Port-en-Bes~n

où était notée la découverted'un crocodile.

Bouvardet Pécuchet échangèrentun coup d\éulemêmeespoirleur était venu et malgréla chaleur,ils restèrent deboutpendant longtemps,à interrogerl'ecclésiastique, qui s'abritait sous un parapluiede

cotonbleu. Il avait le bas du visageun peu lourd,avecle nezpointu, souriait continuellement,ou pen-chait Ja tôte en fermantles paupières.

Laclochede l'église tinta l'angelus.« Bien le bonsoir, messieurs1 Vous permettez,

n'est-cepas?2

Recommandéspar lui, ils attendirent durant

trois semaines la réponse de Larsoneur.Enfin elle

arriva.L'hommede Villers qui avait déterré la dent de

mastodontes'appelaitLouisBbche les détails man-

quaient. Quant &son histoire, elle occupaitun des

volumesde l'Académie Lexovienne,et il.no prêtait

point son exemplaire,dans la peur de dépareiller la

collection. Pour ce qui était de l'alligator, on l'avaitdécouvert au mois de novembre 1825, sous lajh-

laise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de

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BOUVARD ET P&CUCUET i05

Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Sui-

vaientdes compliments.L'obscuritéenveloppantlemastodonteirrita le dé-

sir de Pécuchet. Il aurait voulu se rendre tout de

suiteà Villers.

Bouvardobjectaque, pour s'épargner un déplace-ment peut-être inutile, et à coupsûr dispendieux,il

convenaitde prendre des informations, et ils écri-virentau maire de l'endroit une lettre, où ils lui de-mandaient ce qu'était devenu un certain Louis

BIoche.Dans l'hypothèse de sa mort, ses descen-dantsou collatérauxpouvaient-ils les instruire sur

sa précieuse découverte? Quandil la 6t, à quelle

placede la commune gisait ce documentdes âgesprimitifs?Avait-ondes chances d'en trouver d'ana-

logues?Quelétait, par jour, le prix d'un homme et

d'unecharrette?Et ils eurent beau s'adressera l'adjoint, puis au

premierconseillermunicipal,ils ne reçurent de Vil-

lersaucunenouvelle.Sansdouteles habitantsétaient

jalouxdeleurs fossiles? Amoinsqu'ils ne lesvendis-sentaux Anglais.Le voyagedesHachettesrut résolu.

Bouvardet Pécuchet prirent la diligence de Fa-

laisepour Caen.Ensuiteune carriole les transportade Caenà Bayeux de Bayeux ils allèrent &piedjusqu'à Port-en-Bessin.

Onne les avaitpas trompés. Lacôtedes Hachettesoffraitdes caillouxbizarres, et, sur les indicationsde l'aubergiste, ils atteignirent la grève.

Lamaréeétantbasse, elledécouvraittousnésgalets,avecuneprairiedegoëmonsjusqu'auxbordsdes nots.

Desvallonnementsherbeuxdécoupaientla falaise

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BOUVARD ET PÉCUCHETi06

composéed'une terre molleet brune et qui, se dur-

cissant, devenait, dans ses strates inférieures, une

muraille!de pierre grise. Des filets d'eau en tom-

baient sans discontinuer, pendant que la mer, au

loin, grondait. EDe semblait parfois suspendrescn

battement; et on n'entendait plus que le petit bruitdes sources.

Ils titubaient sur des herbesgluantes, ou bien ils

avaientà sauter des trous. Bouvards'assit près du

rivage, et contemplales vagues, ne pensant à rien,fasciné,inerte. Pécuchetle ramena vers la côte pourlui faire voir un ammonite incrusté dans la roche,comme un diamant dans sa gangue. Leurs angless'y brisèrent, il aurait falludes instruments, la nuit

venait d'ailleurs. Le ciel était empourpré à l'occi-

dent et toute la plagecouverted'une ombre. Aumi-

lieu des varechspresquenoirs, lesûaquesd'eau s'é-

largissaient.Lamer montait,vers eux; il était tempsde rentrer.

Le lendemaindès l'aube, avecune pioche et un

pic, ils attaquèrent leur. fossile dont l'enveloppeéclata. C'était un «ammonitesnodosusM,rongéparlesbouts, maispesant bien seizelivres; et Pécuchet,dans l'enthousiasme,s'écria « Nous ne pouvonsfaire moinsque de l'our'r à Dumouchel »

Puis ils rencontrèrent des éponges, des tcrébra-

tules, des orques, et pas de crocodile A son défaut,ils espéraient une vertèbre d'hippopotameoud'ich-

thyosaure,n'importequelossementcontemporaindu

déluge, quand ils distinguèrentà hauteur d'homme,contre la falaise,des contoursqui figuraientie ga!hcd'un poissongigantesque.

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BOUVARD ET PÉCUCHET 407

Ils délibérèrent sur les moyens de l'obtenir.

Bouvard le dégagerait par le haut, taudis que Pé-

cuchet, en dessous, démolirait la roche pour le faire

descendre doucement, sans t'abîmer.

Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tête, dans la campagne, un douanier

en manteau, qui gesticulait d t'a air de commande-

ment.« Eh bien quoi ûche-nous la paix » Et ils con-

tinuèrent. leur besogne Bouvard sur la pointe des

orteils, tapant avec sa pioche Pécuchet, les reins

pliés creusant avec son pic.Maisle douanier reparut plus bas, dans un vallon,

en multipliant les signaux ils s'en moquaient bienUncorps ovale se bombait sous la terre amincie, et

penchait, allait glisser.Un autre individu, avec un sabre, se montra tout

à coup.« Vospasseports ? »»

C'était legarde champêtre en tournée, et au même

moment survint l'homme de la douane, accouruparune ravine.

« Empoignez-les père Morin ou la falaise va

s'écrouler 1

C'est dans un but scientifique, » répondit Pé-

cuchet.

Alors une masse tomba, en les frôlant de si près,tous les quatre, qu'un peu plus ils étaient morts.

Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurentun mât de navire qui s'émietta sous la botte du doua-nier.

Bouvarddit en soupirant

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108 BOUVARD ET P&CUCHET

Nousne faisionspas grand mal 1

Onne doit rien fairedans leslimitesdu Génie?»

reprit le garde champêtre.« D'abordqui êtes-vous, pour que je vousdresse

procès?»

Pécuchetse rebiffa, criant à l'injustice.« Pas de raisons suivez-moi u

Dèbqu'i!sarrivèrent sur le port, une foulede ga-mins les escorta. Bouvard,rouge commeun coque-licot, affectaitun air digne Pécuchet, trèspâle, lan-

çait des regards furieux et ces deux étrangers, por-tant des caillouxdans leurs mouchoirs,n'avaientpasbonne, figure. Provisoirement, onles colloquadans

l'auberge, dont le maître, sur le seuil, barrait l'en-trée. Puis le maçon réclama ses outils. Ils les

payèrent, encore des frais et le garde champ&trene revenait pas pourquoi ? Enfin un monsieur, quiavait la croix d'honneur, les délivra et ils s'en al<

lèrent, ayant donné leurs noms, prénoms et demi"

cite, avec l'engagement d'être à l'avenir plus cir-

conspects.Outre un passeport, il leur manquait bien des

choses, et, avant d'entreprendre des explorationsnouvelles, il consultèrent le Guide' ~M~oya~eïa*~o/o~M<?par Boné.11faut avoir, premièrement, unbon havre-sac de soldat, puis une chaîne d'arpen-teur, une lime, des pinces, une boussole et trois

marteaux, passésdansune ceinture qui se dissimulesous la redingote et «vous préserve ainsi de cette

apparenceoriginale,que l'on doitéviter en voyage)'.Comme bâton, Pécuchet adopta franchemeut le

t'Atonde touriste, haut de sixpieds, à longuepointe

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BOUVAHDKTPÉCUCHET. <c%

<

de fer. Bouvardpréférait une canne-parapluie, ou

parapluie-polybranches,dont le pommeause retire,

pouragraferla soie, contenueà part dans un petitsac.Ils n'oublièrent pas de forts souliers avec des

guêtres.chacunIldeuxpaires de bretelles, à cause

de la transpiration» et, bien qu'on ne puisse « sp

presenter partout en casquette », ils recutèrent de-

vantla dépense « d'un de "eschapeauxqui se ptieni,

et quiportent le nomdu chapelierGibus,leur inven-teur ».

Le même ouvragedonne des préceptes de con-

duite « Savoirla langue du pays que l'onvisitera»,ilsla savaient. « Garderune tenue modeste», c'étaitleur usage. « Ne pas avoir trop d'argent sur soi »,rien de plus simple. Enfin, pour s'épargner toutessortesd'embarras,il est bon de prendre « la qualitéd'ingénieur 1»

«Eh bien nous la prendronsAinsi préparés, ils conr.mencerentleurs courses,

étaientabsentsquelquefoispendant huit jours, pas~-saient leur vie au grand air.

Tantôt, sur les bords de l'Orne, ils apercevaient,dansune déchirure, des pans de rocs dressant leurs.

lamesobliquesentre des peuplierset des bruyères,oubien ils s'attristaient de ne rencontrer le long d~cheminquedes couchesd'argile. Devantun paysage,iisn'admiraientni la série des plans, ni la rofon-deur des lointains, ni les ondulationsde la ver-

dure, mais ce qu'on ne voyaitpas, le dessous, la

terre et toutes les collines étaient pour eux encoreunopreuvedu déluge. A lamaniedu délugesuccédacelledes blocs erratiques. Les grossespierres seules

Page 115: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.4i0

dans les champsdevaientprovenirde glaciers dispa-

rus, et il~cherchaientdes moraines et desfatuns.

Plusieursfoison les prit pour des porte-balles,vu

leur accoutrement, et quand ils avaient répondu

qu'ils étaient « des ingénieurs », une crainte leur

venait: l'usurpation d'un titre pareil pouvait leur

attirer des désagréments.A la findu jour, ils haletaient sous le po:ds de

leurs échangions, mais intrépides, les rapportaientchezeux. Hy en avait le long des marches, dans

l'escalier, dans les chambres, dans la salle, dans la

cuisine, et Germainese lamentait sur la quantité de

poussière.Cen'était pas une mincebesogne, avant de coller

les étiquettes, que de savoir les noms des rochesla variétédes couleurs et du grenu leur faisaitcon-

fondrel'argile avec la marne, le granit et la gneiss,le quartzet le calcaire.

Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi de-

vonien, cambrien,jurassique, comme si les terres

désignéespar ces mots n'étaient pas ailleurs qu'enDevonshire,près de Cambridge,et dans le Jura?

Impossiblede s'y reconnattre ce qui est systèmepourl'un est pour l'autre un étage, pourun troisièmeune simpleassise. Les feuilletsdes couchess'entre-

mêlent, s'embrouillent mais Omaliusd'Ilalloyvous

prévientqu'il ne faut pas croire aux divisionsgéolo-giques.

Cettedéclarationles soulagea, et quandils eurentvu des catcairesà polypiers dans la plaine de Caen,des philladesà Balleroy, du kaolin à Saint-Biaise,de l'oolithe partout, et cherchéde la houille à Car-

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BOUVARDET PËCUCHEt*. iH

tigny et du mercure à la Chapelle-en-Juger, prèsSaint-Lô,ils décidèrentune excursionpluslointaine,un voyageau Havrepour étudier le quarto pyroma-

que et l'argilede JKimmeridge.Apeine descendusdu paquebot, ils demandèrent

le chemin qui conduit sous les phares des éboule-

ments l'obstruaient, il était dangereux de s'yhasarder.

Un loueur de voituresles accostaet leur offritdes

promenades au; environs Ingouvitie, Octeville,

Fécamp,Lillebonne, « Rome~'il le fallait».

Sesprix étaientdéraisonnables,mais le nomdeFé-

camples avait frappés en se détournantun peu surlaroute, on pouvaitvoir Ëtretat,et ilsprirent lagon-dole de Fécamp pour se rendre au plus loin d'a-

bord.

Dans la gondole, Bouvardet Pécuchet urent laconversationavec trois paysans,deux bonnes fem-

mes.un séminariste, et n'hésitèrent pas à se.quali-fierd'ingénieurs.On s'arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la fa-

laise,et cinq minutes après la frôtèreht pour éviterune grandeflaqued'eau avançantcommeun golfe,au milieudu rivage. Ensuite, ils virent une arcade

qui s'ouvrait sur une grotte profonde; elie était

sonore,très chaire,parei)te &une église, avec des

colonnes de haut en bas et un tapis de varechtoutle longde ses dalles.

Cet ouvrage de la nature les étonna, et, conti-nuant leur chemin en ramassant des coquilles, ils

s'élevèrent à des considérations sur Fungtue dumonde.

Page 117: Bouvard et Pécuchet

~12 BOUVARDKT PÈCUCUKT.

Bouvardpenchait vers !e neptunisme; Pécuchet,au contraire, était plutonien.

Le fen central avaitbrisé la croûte du globe, sou-

levé les terrains, fait des crevasses. C'est comme

une Bter intérieure ayant son flux et reflux, ses

tempêtes; une mince pellicule nous en sépare.On ne dormirait pas si l'on songeait&tout ce qu'ily a sous nos talons. Cependantle feu central dimi-

nue et le soleit s'affaiblit, si bien que la terre un

jour périra de refroidissement. Kl!edeviendra sté-

rile tout le bois et toute la houille se seront con-vertis en acide carbonique, et aucunêtre ne~pourrasubsister.

« Nous n'y sommes pas encore, » dit Bou-vard.

« Espérons-le,» reprit Pécuchet.

N'importe, cette fin du monde,si lointainequ'ellefût, les assombrit, et, côte à côte, ils marchaient

silencieusementsur ies galets.La falaise,perpendiculaire,touteblanoheet rayée

en noir. çà et I&,par des lignes de silex, s'en allaitvers l'horizon, telle que la courbe d'un rempartayant cinq lieues d'étendue. Unvent d'est, âpre et

froid, soufflait. Le ciel était gris, la mer verd&treet comme enflée. Du sommet des roches, des

oiseaux s'envotaient, tournoyaient, rentraient vite

dans leurs trous. Quelquefoisune pierre, se déta-

chant, rebondissait de place en place avant de

descendrejusqu'à eux.Pécuchet poursuivaita.haute voixses pensées:«A moins que la terre ne soit anéantie par un

1cataclysme Onignore la longueur de notre période.

Page 118: Bouvard et Pécuchet

BOUVAMBET PÈCUCUET. i~

Lefeu central n'a qu'à déborder.Pourtant it diminue.Cela n'empoche pas ses explosions d'avoir

produit l'e Julia, le Montc-Nuovo,bien d'autres

encore. » Bouvardse rappelait avoir lu ces détailsdansBertrand.

« Maisde pareils bouleversements n'arrivent pasen Europe.

Mille excuses,témoinceluide Lisbonne.Quantà nospays, les minesde houille et depyritemartiale

sontnombreuseset peuvent très bien, en sedécom-

posant,former les bouchesvolcaniques.Les volcans,d'aiDeurs,éclatent toujoursprès de la mer. M

Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut

distinguer au loin une fumée qui montait vers leciel.

«Puisque l'!Ie Julia, » reprit Pécuchet, « a dis-

paru,des terrains produits par la même cause au-rontpcut-ctre le même sort. Un Hot de l'Archipelestaussi important que la Normandie,et mêmeque

l'Europe.»

Bouvardse figura l'Europe engloutie dans unabîme.

«Admets, dit Pécuchet, qu'un tremblement deterre ait lieu sous la MMche les eaux se ruentdansl'Atlantique les côtes de la France et de l'An-

gleterre, en chancelantsur leur base. s'inclinent, se

rejoignent,et v'lan1 toutl'entre-deuxest écrasé.»

Aulieu de répondre, Bouvard se mit à marchertellementvite, qu'il fut bientôt à cent pas de Pécu-chet. Étant seul, l'idée d'un cataclysmele troubla.Il n'avait pas mangé depuis le matin: ses tempesbourdonnaient.Tout à couple sol lui parut tressail-

Page 119: Bouvard et Pécuchet

«4 POUV~nBET PÉCUCHEr.

lir et la falaise, a~-dessus de sa tête. pencher

par le sommet. A.ce moment, une phue de graviersdéroba d en haut.

Pécuchet t'aperçut qui détalait avec violence,

comprit sa terreur, cria de loin« Arrête arrête la périoden'est pasaccomplie.»Et, pour le rattraper, il faisait des sauts énormes,

avecson b&tonde touriste, tout en vociférant« Lapérioden'est pas accomplie la période n'est

pas accomplie M

Bouvard,en démence,courait toujours. Le para-pluie potybranchestomba, les pans de sa redingotes'en votaient,le havre-sacballottaita sondos. C'était

commeune tortue avecdes ailes qui aurait galopé

parmi les roches une plusgrosse le cacha.

Pécuchety parvinthoMd'haleine, ne vit personne,

puis retourna en arrière pour gagner les champs'parune « valleuse» que Bouvard avait prise, sans

doute.

Ceraidillonétroit étai~ taitlé à grandes marches

dans la falaise,de la largeur de deux hommes, et

luisant comme de l'albâtre poli.A cinquante pieds d'élévation, Pécuchet voulut

descendre. La merbattant son plein, il se remit à

grimper.Ausecondtournant, quand il aperçut le vide,la

peur le giaça.Amesurequit approchaitdu troisième,ses jambes devenaientmultes. Les couches de l'air

vibraientautour de lui. une crampe le pinçait à l'é-

pigastre il s'assitparterre, les yeux fermés,n'ayant

plus conscienceque des battements de son cœw

qui l'étouuaient puis il jeta sonbâton de touriste,

Page 120: Bouvard et Pécuchet

BOUVAB*)ET PECUCHET. ii5

et avecles genouxet les mains reprit sonascension.

Maisles trois marteauxtenus à la ceinture lui en-

traientdans le ventre les caillouxdont ses pochesétaientbourrées tapaient ses flancs la visière de sa

casquettel'aveuglait; le vent redoublait de force.

Enfinil atteignit le plateauet y trouvaBouvard,quiétait monté plus loin, par une valleuse moins

difficile.

Unecharrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat.

Le lendemain soir, au Havre, en attendant le

paquebot,ils virent au bas d'un journal, un feuil-

letonintitulé De l'enseignementde la géologie.Cet article, plein de faits, exposait la question

commeelle était comprise à l'époque.Jamaisil n'y eut un cataclysmecompletdu globe,

mais la même espèce n'a pas toujours la même

durée,et s'éteint plus vite dans tel endroit que danstelautre. Desterrains de même âge contiennentdesfossilesdifférents, comme des dépôts très éloignésen renferment de pareils. Les fougères d'autrefoissontidentiques aux fougères d'à présent. Beaucoupdezoophytescontemporainsse retrouvent dans lescouches\es plus anciennes. En résumé, les modi-Scation~actuelles expliquent les bouleversementsantérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, laNaturene fait pas de sauts, et les périodes, affirme

Brongniart,ne sont après tout que des abstractions.Cuvierjusqu'à présent leur avait apparu dans

féclat d'une auréole, au sommet d'une science in-discutable.Elle était sapée. La Créationn'avait plusla même discipline, et leur respect pour ce grandliommèdiminua.

Page 121: Bouvard et Pécuchet

BOUVAttDET PÉCUCHET.ii6

Par des biographies et des extraits, ils apprirent

quelque chosedes doctrines de Lamarcket de Geof-

froy Saint-llilaire.

Tout cela contrariait les idées reçues, l'autorité

de l'Ëgtisa.Bouvard en éprouva comme l'allègement d'un

joug brisé.« Je voudraisvoir, maintenant, ce-que le citoyen

Jeufroy me répondrait sur le déluge »

Ils le trouvèrent dans son petit jardin, où il atten-

dait les membres du conseil de fabrique, qui de-

vaient se réunir tout à l'heure, pour l'acquisitiond'une chasuble. <

« Cesmessieurs souhaitent. ?

Un éclaircissement,s'il vous plaît, f

Et BouvardcommençaQue signifiaientdans la Genèse, « l'abtme qui se

rompit et « les cataractes du ciel ? Car un abîmene se rompt pas, et le ciel n'a point de catarac-tes 1

L'abbé ferma les paupières, puis répondit qu'ilfallait, distinguer toujours entre le sens et la lettre.Des choses qui d'abord vous choquent, deviennent

légitimes en les approfondissant.« Très bien mais comment expliquer la pluie

qui dépassaitles plus hautes montagnes, lesquellesmesurent deux lieues y pensez-vous,deux lieues June épaisseurd'eau ayant deuxlieues ?

Et le maire, survenant, ajouta « Saprelotte,quelbain1»

« Convenez,dit Bouvard,que Moïseexagèredia-blement. »

Page 122: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ETPMCUCHKT. in

1.

Le curé avait lu Donald, et répliqua « J'ignoreses motifs c'était, sans doute, pour, inspirer un

effroisalutaire aux peuples qu'il dirigeait d

Enfin cette masse d'eau, d'où venait-elle ?

Que sais-je L'air s'était changé en pluie,commeil arrivetous les jours. »

Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal,directeurdes contributions, avecle capitaineHeur-

teaux,propriétaire et Beijambel'aubergiste don-

nait le bras à Langlois, l'épicier, qui marchait pé-niblementà cause de son catarrhe.

Pécuchet, sans souci d'eux, prit la parole«Pardon, monsieur Jeufroy. Le poidsde l'atmos-

phère, la sciencenous le démontre, est égalà celuid'une massed'eau qui ferait autour du globeune enveloppede dix mètres.

Par conséquent, si tout l'air condensé tombait

dessusà l'état liquide, il augmenterait bien peu la

massedes-eauxexistantes. »

Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écou-

taient.Le curé s'impatienta.« Nierez-vousqu'on ait trouvé deo coquillessur

lesmontagnes? Qui les y a mises, sinon le déh~e ?Ellesn'ont pas coutume, je crois, de pou~pr toutes

seules dans ta terre comme des caroUcs MHt ce

motayant fait rire l'assemblée, il ajouta en p!nçantleslèvres « A moinsque ce ne soit encore une des

découvertesde la science? »»

Bouvardvoulut répondre par le soulèvementdes

montagnes, la théorie d'Klicde Beaumunt.« Connaispas répondit l'abbé.

Page 123: Bouvard et Pécuchet

BOCVAHD ET PÉCUCHET.i<8

Foureau s'empressa de dire « Il est de Caen Jel'ai vu une foisà la PréfectureH»

« Mais'si votre déluge, repartit Bouvard, avaitcharrié des coquilles, on les trouveraitbrisées à la

surface, et non à des profondeurs de trois centsme:res quelquefois.,

Le prêtre se rejeta sur la véracitédes Écritures,la tradition du genre humain, et' les animaux dé-

couverts dans la glace, en Sibérie.

Cela ne preuve pas que l'homme ait vécu enmême tempsqu'eux LaTerre, selonPécuchet, étaitconsidérablementplus vieille.

« Le Delta du Mississi;iiremonte<i des dizainesde milliers d'années. L'époque actuelle en a cent

mille, pour le moins. Les listes de Manéthon. ?

Le comte de Favergess'avança.Tous firent silence.à son approche.« Continuez,je vous prie Que disiez-vous?

Cesmessieursmequerellaienta, répondit.Fabbo.« A propos de quoi ?

Sur la sainte écriture, monsieur le comtew

Bouvard, de suite, allégua qu'i's avaient droit,comme géologues, à discuter religion.

« Prenez garde, dit le comte vous savezle mot,cher monsieur un peu de scienceen éloigne,beau-

coup y ramené, a Et d'un. ton à la fois hautain et

parternel <~Croyez-moivous y reviendrezvous

y reviendrezPeut-être 1 mais que penser d'un livre, où l'on

prétend que la lumière a été créée avant le soleil,commesi le soleil n'était pas la seule causede. lalumière

Page 124: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETP&CUCHET. 119

« Vous oubliez celle qu'on appelleboréale », dit

l'ecclésiastique.Bouvard, sans répondre à l'objection, nia forte-

mentqu'elle ait pu être d'un côté, et les ténèbres

del'autre, qu'il y ait eu un soir et un matin, quandlesastresn'existaient pas, et que les animauxaient

apparutout à coup, au lieu de se formerpar cristal-lisation.

Commeles alléesétaient trop petites, en gesticu-lant, on marchait dans.les plates-bandes. Languisfut pris d'une quinte de toux. Le capitaine criait« Vousêtes des révolutionnaires »

Girbal « La paix la paix » Le prêtre « Quelmatérialisme Foureau « Occupons-nousplutôtdenotre chasuble1»

« Non Laissez-moiparler 1 » Kt Bouvard, s'é-

chauS'ant,alla jusqu'à dire que l'homme descendaitdusinge1

Tous les fabriciensse regardèrent, fort ébahis,etcommepour s'assurer qu'ils n'étaient pas des sin-

ges.Bouvard reprit: « En comparant le fœtus d'une

femme, d'une chienne, d'un oiseau, d'une gre-nouille.

AssezMoije vais plus loin 1 » décria Pécuchet

< l'hommedescenddes poissons! MDesrires écla-

tèrent. Mais sans se troubler: « le Telliamed! un

livrearabe

Allons,messieurs,en séance!Et on entra dans la sacristie.Les deux compagnonsn'avaientpas roulé l'abbe

Page 125: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.t20

Jeufroycommeils l'auraient cru –aussi Pécuchetlui ttouva-t-i)« le cachetdu jésuitisme H.

Sa lumière boréale les inquiétait cependant ilsla cherchèrent dans le manuel de d'Orbigny.

C'estune h pothèse pour expliquer commentles

végétaux fossilesde la baie de Bauln ressemblentaux plantes équatoriales.On suppose,à !a place du

soleil, un grand foyer lumineux, maintenant dis-

paru, et dont les aurores boréalesne sont peut-être

que les vestiges.Puis un doute leur vint sur la provenance de

l'Homme, et, embarrassés, ils songèrent à yau-corbeil. <

Ses menaces n'avaient pas eu de suites. Comme

autrefois, il passait le matin devant leur grille, enraclant avec sa canne tous les barreaux l'un aprèsl'autre.

Bouvardl'épia, et, l'ayant arrêtée dit qn'il vou-lait lui soumettre un point curieuxd'anthropologie.

« Croyez-vousque le genre humain descendedes poissons??

Quellebêtise!l'lutôt des singes, n'est-ce pas?Directement,c'est impossible M»

A qui se fier?Carenfin, le docteur n'était pas un

catholique1Ils continuèrent leurs études, mais sans passion,

étant lasde l'éoeèneet du miocène,du Mont-Jurillo,de l'ile Julia, des mammouthsde Sibérie et des fos-siles invariablement comparés~dans tous les au-

teurs, à « des médailles qui sont des témoignages

authentiques », si bien qu'un jour Bouvardjeta son

Page 126: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET. i2i

havresacpar,terre, en déclarantqu'il n'irait pas plusloin.

Lagéologieest trop défectueuse Apeine connais-

sons-nousquelques endroitsde l'Europe. Quantau

reste,avecle fonddesOcéans,on l'ignorera toujours.Enfin, Pécuchetayant prononcé le mot de règne

minéral« Je n'y crois pas, au règne minéral puisque

desmatières organiques ont pris part à la formation

du silex, de la craie, de l'or peut-être Le diamant

n'a-t-il pas été du charbon? la houille un assem-

blage de végétaux? En la chauffantà je ne sais

plus combiende degrés, on obtient de la sciure de

bois, tellement que tout passe, tout croule, tout se

transforme.La création est faite d'une manière on-

doyante et fugace mieux vaudrait nous occuperd'autrechose »»

Hse coucha sur le dos et se mit &sommeiller,

pendant que Pécuchet, la tête basse et un genoudansles mains, se livrait à ses réflexions.

Unelisière de mousse bordait un chemin creux,

ombragé par des frênes, dont les cimes légèrestrembtaient des angéliques, des menthes, des la-vandes exhalaient des senteurs chaudes, épicées

l'atmosphère était lourde et Pécuchet, dans unesorte d'abrutissement, rêvait auxexistencesinnom-

brableséparses autour de lui, aux insectes qui bour-

donnaient, aux sources cachées sous le gazon, à lasève des plantes, aux oiseauxdans leurs nids, au

vent, aux nuages, à toute la nature, sans chercherà découvrir ses mystères, séduit par sa force,perdu dans sa grandeur.

Page 127: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET fÉCUCHET.i22

«J'ai so!f dit Bouvarden se réveillant.Moi de même! Je boirais volontiers quelque

chose f

C'est facile», reprit un homme qui passait,en manches de chemise,avecune planche sur l'é-

paule.Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard

autrefois avaitdonné un verre de vin. Il semblaitdedix ans plusjeune, portait les cheveuxen accroche-

cœur, la moustachebien cirée, et dandinait sa tailled'une façonparisienne.

Aprèscent pas environ,il ouvrit la barrièred'une

cour, jeta sa planche contre un mur, et les fit en-trer dans une haute cuisine.

« Mélie es-tu là, Melie? a

Une jeune niïe parut; sur son commandement,alla « tirer de la boisson et revint près de la table

servir ces messieurs.

.Sesbandeaux,de la couleurdes blés, dépassaientun béguin de toile gmse. Tous ses pauvres vête-

ments descendaientle long de soncorpssansun pliet, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelquechosede délicat, de champêtreet d'ingénu.

« Elle est gentille, hein dit le menuisier,

pendant qu'elle apportaitdes verres. Si on ne jure-rait pas une demoiselle,costuméeen paysanne! et

rude à l'ouvrage, pourtant l'auvre pet't cœur,va! quand je serai riche,je t'épouserai!

Vous dites toujours des bêtises, monsieur

Gorju », répondit-elle d'une voix douce, sur un ac-

cent traînard.

Un valetd'écurievint ~rendre de l'avoinedansua

Page 128: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. i23

vieuxcoffre,et laissa retomber le couverclesi bru-

talementqu'un éclat de bois enjaillit.

Gorju s'emportacontre la lourdeur de tous « ces

gars de la campagne H, puis, à genoux devant le

meuble,il cherchaitla place du morceau.Pécuchet,en voulant l'aider, distingua sous la poussière des

figuresde personnages.C'étaitun bahut de la Renaissance,avecune tor-

sadeen bas, des pampres dans les coins, et des co-

lonnettesdivisaientsa devanture en cinq comparti-ments. Onvoyaitau milieu Vénus-Ânadyomènede-bout sur une coquille, puis Hercule et Omphale,Samsonet Dalila, Circéet ses pourceaux, les filles

de Lothenivrant leur père tout cela délabré, rongédemites, et môme le panneau de droite manquait.

Gorjuprit une chandelle pour mieux faire voir à

Pécuchetceluide gauche,qui présentait, sous l'arbre

duParadis, Adamet Évedans une posture fort indé-cente.

Bouvardégalement admira le bahut.« Si vous y tenez, on vous le céderait a bon

compte. »

Ushésitaient, vu les réparations.Gorjupouvait les faire, étant de son métier cbe-*

niste.« Allons 1 Venez1 »

Et ilentraîna Pécuchetversla masure, où M' Cas-

tillon.la maîtresse, étendait du linge.Métie,quand elle eut lavéses mains, prit sur le

bordde la fenêtre son métier à dentelles,s'assit en

pleinelumière, et travailla.Lelinteau de la porte l'encadrait. Les fuseauxse

Page 129: Bouvard et Pécuchet

BOUVAR!) ET PÈCUCUHT.<24

débrouillaient sous ses doigts avec t;n claquementde castagnettes.Sonprofil restait peuchô.

Bouvard la questionna sur ses parents, sur son

pays, lesgages qu'on lui donnait.

KHeétait de Ouistreham,n'avait plus de famille,

gagnait une pistolepar mois enun, elle lui pluttellement. qu'il désira la prendre à son servicepouraider la vieille Germaine.

Pécuchet reparut avec la fermière, et pendantqu'ils continuaient leur marchandage,Bouvardde-

manda tout bas &Gorju si la petite bonne consenti-rait à devenirsa servante.

Parbleu!

Toutefois, dit Bouvard,il faut que je consultemon ami.

Eh bien, je ferai en sorte mais n'en parlezpas à cause de la bourgeoise. »

I.o marché venait de se conclure, moyennant

trente-cinq francs. Pour Je raccommodageon s'en-tendrait.

A peine dans la cour, Bouvarddit son intention

relativementà Mé!ie.Pécuchets'arrêta (afinde mieux réuôchir),ouvrit

sa tabatière, huma une prise, et, s'étant mouché

« Au fait, c'est une idée! mon Dieu, oui!1

pourquoipas ? D'ailleurs, tu es le maître H

Dixminutes après, Gorju se montra sur le haut-bord d'un fossé, et !és interpellant

« Quandfaut-ilque je vousapporte le meuble?

j–- DemainEt pour l'autre question, êtes-vousdécidés?Convenu » répondit Pécuchet.

Page 130: Bouvard et Pécuchet

Sixmoisplus tard, ils étaientdevenusdes archéo-

logues et leur maison ressemblaita un musée.

Unevieillepoutre de bois se dressait dans le ves-tibule. tes spécimens de géo!ogie encombraient

l'escalier; et une chaîneénorme s'étendait par terretoutle long du corridor.

Ils avaient décroche la porte entre les deuxchambresou ilsne couchaientpas et condamnét'en-trée extérieure de la seconde, pour ne faire de cesdeux piècesqu'un même appartement.

Quandon avait franchi le seuil, on se heur!ait àune auge de pierre (un sarcophagegauo-romain),puisles yeux étaient Irappéspar de la quincaillerie.

Contre !e mur en face, une bassinoire dominaitdeuxchenetset une plaquede foyerqui représentaitun moinecaressantunebergère. Surdes planchettestout autour, on voyait des flambeaux,des serrures,des boulons, des écrous. Le sol disparaissait sousdes tessons de tuiles rouges. Une table au milieuexhibaitles curiositésles plus rares la carcassed'unbonnet de Cauchoise,deux urnes d'argile, ~es mé-

d&iHes,une fiolede verre opalin. Untau~fuiien ta-

pisserieavait sur son dossierun trianglede guipure.Un morceaude cotte de mailles ornait la cloisonà

IV

Page 131: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD BT P&CUCnM.<26

droite et en-dessous, des points maintenaientho~

rizontalementune hallebarde, pièceunique.La seconde chambre, où l'on descendait par

deux marches, renfermait les anciens livres ap-portés de Paris, et ceux qu'en arrivant ils avaientdécouverts dans une armoire. Les vantaux en

étaient retirés. lis l'appelaient la bibliothèque.L'arbre généalogique do la famille Croixmaro

occupait seul tout le reverg do la porte. Sur !clambris en retour, la figure au pastel d'une dame

en costume Louis XVfaisait pendant au portraitdu père Bouvard. Le chambranlede la glace avait

pour décoration un sombrero de feutre noi~, etune monstrueuse galoche, pleine de feuilles, lesrestes d'un nid.

Deuxnoix de coco (appartenant &Pécuchet de-

puis sa jeunesse) flanquaient sur la cheminée un

tonneau de faïence, que chevauchait un paysan.

Auprès, dans une corbeillede paille, il y avait undécime rendu par un canard.

Devantla bibliothèquese carraitune commodeen

coquillages, avec des ornements de peluche. Soncouverclesupportait un chat tenant une souris danssa gueule, pétriScationde Saint-Allyre,une

botte à ouvrage en coquillesmémement~ et surcette botte, une carafe d'eau-de-vie contenait une

poire de bon-chrétien.

Maisle plus beau, c'était dans l'embrasure de la

fenêtre, une statue de saint Pierre Sa main droite

couverte d'un gant. serrait la clef du Paradis, decouleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleursde lis agrémentaient, é~ait bleu-ciel, et sa tiare

Page 132: Bouvard et Pécuchet

~OCVAHBET PÉCUCHET. 127

trèsjaune, pointue comme une pagode. n avait les

joues fardées, da gros yeux ronds, la bouchebé-

ante, le nez de travers et en trompette. Audessus

pendait un baldaquin fait d'un vieux tapis où l'on

distinguait deux amours dans un cercle de roses,et à ses pieds, comme une colonne,se levaitun potà beurre, portant ces mots en lettres blanches sur

un fond chocolat « Exécutédevant s. A. R. Mon-

seigneur le duc d'Angoutcme, à Koron, le 3 oc-

tobre i8i7. »

Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en en-filade et parfois même i! allait jusque dans la

chambredo Bouvard, pour allonger la perspective.Une place demeurait vide en face de la cotte de

mailles, celle du bahut renaissance.

U n'était pas achevé, Gorjuy travaillaitencore

varlopantles panneauxdans le fournil, et les ajus-tant, les démontant.

A onze heures, il déjeunait causait ensuite avec

Mé!io,et souvent ne reparaissait plus de toute la

journée.Pour avoir des morceauxdans le genre du meu-

ble, Bouvard et Pécuchet s'étaient mis en campa-gne. Ce qu'ils rapportaient ne convenait pas. Maisilsavaient rencontré une foule de choses curieuses.Le goût des bibelots leur était venu, puis l'amour

du moyen âge.D'abord ils visitèrent les cathédrales et les

hautesnefs se mirant dans l'eau des bénitiers, lesverreries éblouissantescommedes tentures de pier-reries, les tombeauxau f!fBddes chape!!es.!e jourincertaindes cryptes, tout, jusqu'à la fraîcheur des

Page 133: Bouvard et Pécuchet

<28 BOUVARHNTP&CUCHET.

murailles, leur causa un frémissement de plaisir,une émotion religieuse.

Bientôt ils furent capables de distinguer las

époques et dédaigneux des sacristains, ils di-

saient « Ah une abside romane 1 Cela est du

xn° siècle voilàque nous retombonsdans le flam-

boyant »»

t.s tâchaient de comprendre les symboles scul-

ptés sur les chapiteaux, comme les deux griffonsde Marignybecquetantun arbre en neurs. Pécuchet

vit une satire dans les chantres à mâchoire gro-tesque qui terminent les ceintures do Feugerolles;

et pour l'exubérance de l'homme obscène cou-

vrant un des meneaux d'Hérouville, cela prouvait,suivant Bouvard, que nos sïenx avaient chéri la

gaudriole.Ils arrivèrent à.ne plus tolérer la moindre marque

de décadence. Tout était de la décadence et ils

déploraient le vandalisme,tonnaient contre le badi-

geon.Maisle style d'un monument ne s'accorde pas

touj urs avec la date au on lui suppose. Le pleincintre, au xm*siècle, domine encore dans la Pro-

vence. L'ogiveest peut-être fort ancienne et des

auteurs contestent 1antériorité du roman sur le go-

thique. Cedéfautde certitudè les contrariait.

Aprèsles églisesils étudièrent les châteaux-forts.Ceuxde Domfrontet de Falaise. Ils admiraient sousla porte les rainures de la herse, et parvenusau

commet, ils voyaient d'abord toute la campagne,puis les toits delà ville, les rues s'entrecroisant, descharrettes sur la place,~desfemmes au lavoir. Le

Page 134: Bouvard et Pécuchet

IIOUVARD ET PÉCUCHET. 129

mur dévalait&pic jusqu'auxbroussaillesdes douveset ils palissaient en songeant que des hommes

avaientmonté là, suspendusà des échelles. Ils se

seraient risqués dans les souterrains mais Bouvardavaitpour obstacleson ventre, et Pécuchet la craintedes vipères.

Ilsvoulurent connaître les vieuxmanoirs, Curcy,BuIIy, Fontenay, Lemarmion, Argonge. Parfoisà

l'angle des bûtiments~derrière le fumier se dresse

une tour cartovingienne.La cuisinegarnie de bancsen pierre, fait songer à des ripailles féodales.

D'autres ont un aspect exclusivementfarouche,avec

leurs troisenceintesencorevisibles,des meurtrièressous l'escalier, de longues tourelles a pans aigus.Puis on arrive dans un appartement, où une fenêtre

du temps desValois,ciseléecommeun ivoire,laisseentrer le soleilqui chauffesur le parquet des grainsde colzarépandus. Desabbayesservent de granges.Les inscriptionsdes pierres tombales sont elfacées.

Au milieu des champs,un pignon reste debout

et du haut en bas est revêtu d'un lierre que le ventfait trembler.

Quantitéde chosesexcitaientleurs convoitises,un

pot d'étain, une boucle de strass, des indiennes à

grands ramages. Le manque d'argent les retenait.Par un hasardprovidentiel,ils déterrèrentà Balle-

roy, chez un étameur, un vitrail gothique et il futassezgrand pour couvrir, près du fauteuil, la partiedroite de la croisée jusqu'au deuxièmecarreau. Ledueher de Chavignollesse montrait dans le lointain,

produisantun effet sptendidc.Avec un bas d'armoire. Uorju fabriqua un prie-

Page 135: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDKTPÉCUCHET.~0

Dieupour mettre sous le vitrail, car il Battait leur

manie. Elleétait si forte qu'ils regrettaient des mo-

numents sur lesquels on ne sait rien du' tout

commela maison de plaisance des évoquesde Séez.

« Bayeux, df, M. de Caumont, devait avoir un

théâtre. » Usen cherchèrent la place inutilement.Le vi)!a!fedeMontrccycontientun pré célèbrepar

des trouvaillesde médailles qu'on y a découvertes

autrefois.Uscomptaienty faireune belle récolte. Le

gardien leur en refusa l'entrée.

J!sne furent pas plus heureux sur la communica-

tion qui existait entre une citerne de Falaise et le

faubourg de Caen.Des canards qu'on y avait intrp-

duits, reparurent à Vaucelies,en grognant « Cah,

can, canM,d'où est venu le nom dela ville.

Aucune démarche ne leur coûtait, aucun sacri-

nce.A l'auberge de Mesnil-Villement,en i8i6, M.Ga-

leron eut un déjeuner pour la somme de quatresols. Ils y firent le même repas, et constatèrent

'avec sarprise que les chosesne se passaient plus.commeça 1

Quelest le fondateurde l'abbaye de Sainte-Anne?Existe-t-ilune parenté entre Mann Onfroy,qui im-

porta, au xn" siècle, une nouvelle sorte de pomme,et Onfroy,gouverneur d'liastings, à l'époque dela conquête? Comment se procurer « l'astucieuse

i'ythoni~e, ? Comédie en vers d'un certain

Dutjrezor,faite à Bayeux, et actuellement des plusrares? SousLouis XIV, Hérambert Dupaty~ou Du-

pastis Hérambortcomposa UBtouvrage, qui n'a ja-mais paru, plein d'anecdotessur Argentan il s'a-

Page 136: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. i3i

gissaitde retrouvercesanecdotes.Quesont devenus

les mémoires autographes de M' Dubois de la

Pierre, consultés pour l'histoire inédite de Laigle,

par Louis Dasprès, desservant de Saint-Martin?

Autant de problèmes, de points curieux àéclair-cir.

Maissouventun faibleindice met sur la voied'unedécouverteinappréciabie.

Donc.ils revêtirent leurs blouses, afinde ne pasdonnerl'éveil,-et, sousl'apparencede colporteurs,ils se présentaient dans les maisons, demandantàacheterde vieuxpapiers. Onleur en vendit des tas.C'étaientdes cahiers d'école, des factures,d'anciens

journaux, rien d'utile.

Enfin, Bouvardet Pécuchets'adressèrent a Larso-neur.

Il était perdu dans le celticisme, et, répondantsommairementà leurs questions, en fit d'autres.

Avaient-ilsobservéautour d'eux des traces de la

religiondu chien, comme on en voit &Montargiset des détailsspéciaux,sur les feuxde la Saint-Jean,les mariages, les dictons populaires, etc. ? M les

priaitmômede recueillir pour lui quelques-unes deceshachesen silex. appeléesalors des ec/Aa?et quelesdruidesemployaientdans « leurs criminelsholo-caustesa.

Par Gorju,ils s'en procurèrentune douzaine, lui

expédièrentla moins grande, les autres enrichirentlemuséum.

Ils s'y promenaient avec amour, le balayaienteux-mêmes,en avaientparlé à toutes leurs connais-Scmces.

Page 137: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.i32

Uneaprès-midi,M""Bordinet M.Marescotse pré-sentèrent pour le voir.

Bouvardles reçut, et commençala démonstration

par le vestibule.

La poutre n'était rien moins que l'ancien gibetde Falaise, d'après le menuisier qui l'avait vendue,

lequel tenait ce renseignement de son grand-père.Lagrossechaîne, dans le corridor,provenait des

oubliettes du donjon de Torteval.Elle ressemblait,suivant le notaire, auxchaînesdes bornes devantlescours d'honneur. Bouvard était convaincu qu'elleservait autrefoisà liar les captifs,et il ouvrit la portede la première chambre.

« Pourquoi toutesces tuiles? a s'écriaM""Botrdin.

Pour chaufferles étuves mais un peu d'ordre,s'il vous plaît. Ceciest un tombeau découvert dansune auberge où on l'employaitcommeabreuvoir.

EnsuiteBouvardprit les deuxurnes pleines d'uneterre qui était de la cendre humaine, et il approchade ses yeux la noie, afin de montrerpar quelle mé-

thode les Romainsy verraient des pleurs.« Maison ne voit chez vous que des choses lu-

gubres 1»

Effectivementc'était un peu sérieux pour uue

dame, et alôrs il,tira d'un cartonplusieurs monnaies

de cuivre, avec un denier d'argent.M' Bordin demanda au notaire quelle somme

aujourd'hui cela pourrait valoir.La cotte de maillequ'il examinaitlui échappa des

doigts desanneauxse rompirent.Bouvarddissimula

son mécontentement.n eut même l'obligeancede décrocher la halle-

Page 138: Bouvard et Pécuchet

T90UVARDETP&CUCNET. 433

barde,et, se courbant, levant les bras, battant du

talon,il faisaitmine de faucher les jarrets d'un che-

val, de pointer commeà la baïonnette, d'assommer

un ennemi. La veuve, intérieurement, le trouvait

un rude gaillard.Ellefut enthousiasméepar la commodeen coquil-

lages.Le chat de Saint-AJUyreTétonna beaucoup,lapoire dans la carafeun peu moins puis, arrivant

à la cheminée«Ah voilàun chapeauqui aurait besoin de rac-

commodage.»

Troistrous, des marques de balles, en perçaientlesbords.

C'étaitceluid'un chefdevoleurssous leDirectoire,Davidde LaBazoque,pris en trahisonet tué immé-diatement.

« Tantmieux, on a bien fait » dit M""Bordin.Marescotsouriait devant les objets d'une façon

dédaigneuse. Il ne comprenait pas cette galoche

quiavaitété l'enseigned'un marchandde chaussures,ni pourquoi le tonneau de faïence,un vulgairepichetde cidre, et le Saint-Pierre, franchement, é~aitla-mentableavec sa physionomied'ivrogne.

M* Bordinfit cette remarque«Il a dû vouscoûter bon, tout de mêmef

Oh pas trop, pas trop. »

Uncouvreurd'ardoises l'avait donné pour quinzefrancs.

Ensuite elle Marna,vu l'inconvenance,le décolle-

tage de la dameen perruque poudrée.« Oùest le mal? repritBouvard,quand en possède

quelquechosede beau.

Page 139: Bouvard et Pécuchet

<S~ BUVARDETPÉCUCHET.

M il ajouta plus bas

« Commevous, je suis sûr. »

Le notaire leur tournait le dos, étudiant les bran~ehesde la familleCroixmare.Elle ne répondit rien,maisse mit à jouer avecsa longuechaînede montre.

Ses seinsbombaientle taffetasnoir de son corsage,et, les cilsun peu rapprochés,ellebaissaitlementon,<M)mmeune tourterelle qui se rengorge puis, d'un

air ingénua Comments'appelaitcette dame?2

«Onl'ignore c'est une maîtressedu Régent,vous

savez,celui qui a fait tant defarces.Je crois bien; les mémoiresdu temps. »

Et le notaire, sans finir sa' phrase, déploracet

exempled'un prince entraîné par ses passions.a Maisvousêtes tous commeça ?Les deux hommes se récrièrent, et un dialogue

~'ensuivit sur les femmes, sur l'amour.. Marescotaffirma qu'il existe beaucoup d'unions heureuses;

parfoismême, sansqu'on s'en doute, on a près de

soi ce qu'il faudrait pour son bonheur. L'allusion

~tait directe. Les jouesde la veuves'empourprèrentmais, se remettant presque aussitôt

« Nousn'avons plus l'âge des folies, n'est-cepas,monsieur Bouvard?1

Eh eh moi, je ne dis pas ça. »

Et il offrit son bras pour revenir dans l'autre

chambre..aFaites attentïbnauxmarches.Trèsbien. Mainte-

nant, observezle vitrail. »

Ony distinguaitun manteaud'écarlateet les deux-ailesd'un ange. Tout le reste se perdait -sousles

Page 140: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 135

plombsqui tenaient en équilibre les nombreuses

cassuresdu verre. Le jour diminuait, des ombres

rallongeaient, M" Bordinétait devenuesérieuse.

Bouvard s'éloignaet reparut auublé d'une couver-

turede laine, puis s'agenouilla devant le prie-Dieu,.lescoudesen dehors, la facedansles ma:n~ la lueur

dusoleil tombant sur sa calvitie et il avait cons-

ciencede cet effet, car il dit

« Est-cequeje p'ai pas l'air d'unmoine du moyenâge?»

Ensuite il leva le front obliquement, les yeux

noyés, faisant prendre sa figure une expression

mystique.Onentenditdans le corridorla voixgravedePécuchet

«N'aiepas peur, c'est moi. »

Et il entra la tête recouverte d'un casque un potdefeu à oreillonspointus.

Bouvardne quitta pas le prie-Dieu. Les deuxautresrestaient debout. Une minute se passa dansl'ébahissement.

M" Bordinparut un peu froide à Pécuchet. Ce-

pendantil voulut savoir si on lui avait tout mon-tré.

« Il mesemble. a

Et désignant la muraille«Ah pardon, nous auronsici un objet que l'on

restaure en ce moment. »

Laveuveet Marescotse retirèrent.Les deux amis avaient imaginé de feindre une

concurrence.Ils allaient en coursesl'un sansl'autre,lesecondfaisant des ou'i't:ssupcr.eures a ce..es uupremier. Pécuchet venait d'obtenir le casque.

Page 141: Bouvard et Pécuchet

436 BOUVABDETPÉCUCHET.

Bouvardl'en félicitaet reput des éloges à proposde la couverture.

Méiie,avecdes cordons, l'arrangea en manièredefroc. Ils lé meltaient à tour de rôle pour recevoir

les visites.

Ils eurent cellesde Girbal, de Foureau, du capi-taine lleurteaux, puis de personnes inférieures

Langlois,Detjambe, leurs fermiers, jusqu'aux ser-vantes des voisins et chaque fois ils recommen-

çaient leurs explications, montraient la place oùserait le bahut, atJecLmentoe ta modestie, récla-maient de l'indui~encepour l'encombrement.

Pécuchet,ces jours-là, portait le bonnet de zouave

qu'il avait autrefoisà Paris, l'estimant plus en ~rap-

port avec le milieu artistique. Aun certainmoment,il se coiffaitdu casqueet le penchait sur la nuque,afin de dégager son visage. Bouvardn'oubliait .pasla manœuvre de la hallebarde enfin, d'un coup

d'œH,ils se demandaient-sile visiteur méritait quel'on fit « le moinedu moyen âge ».

Quelleémotion quands'arrêta devant leur grillela voiture de M. de Faverges 11n'avait qu'un motà

dire. Voicila chose

Hurel, sonhomme d'affaires, lui avaitappris que,cherchant partout des documents, ils avaientacheté

de vieuxpapiersà la ferme de la Aubrye.Rien de plus vrai.

N'yavaient-ils pas découvertdes lettres du baronde Gonneval,ancienaide de camp du duc d'Angou-ïome, et qui avait séjourné à la Aubrye? On dési-

rait cette correspondance pour des intérêts de fa-

mille.

Page 142: Bouvard et Pécuchet

BOCTANPETPÉCUCHET.137

$.

Ellen'était pas chez eux, mais ils détenaient une

chosequi l'intéressait, s'il daignaitles suivrejusqu'àleur bibliothèque.

Jamaispareilles bottes vernies n'avaient craquédansle corridor. EUesseheurtèrent contre le sarco-

phage.Il faillitmômeécraserplusieurs tuiles, tourna

le fauteui!,descendit deux marches, et parvenusdans la secondechambre, ils lui firent voir sous le

baldaquin,devant le saint Pierre, le pot à beurre

exécutéà Noron.

Bouvardet Pécuchetavaientcru que la date, quel-quefois,pouvaitservir.

Legentilhomme,par politesse, inspecta leur mu-

sée.H répétait « Charmant très bien1 » tout en sedonnantsur la bouche de petits coups avec le pom-meau de sa badine, et, pour sa part, il les remer-

ciait d'avoirsauvéces débns dn moyenâge, époquede foi religieuse et de dévouementschevaleresques.Il aimait le progrès,et se fût livré, commeeux,à ces

études intéressantes mais la politique, le conseil

général, l'agriculture, un véritable tourbillon l'en

détournait.«Après vous; toutefois, on n'aurait que des

glanes,car bientôt vousaurez pris toutes les curiosi-tésdu département.

Sans amour-propre, nous le pensons », dit

Pécuchet.

Cependanton pouvait en découvrirencore à Cha-

vignolles,par exemple il y avaitcontre le mur du

cimetière,dans la ruelle, un bénitier enfouisous lesherbesdepuisun tempsimmémorial.

Ils furent heureux du renseignement, puiséchan-

Page 143: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDKTPÉCUCHET.<'3S

gèrent un regard signifiant« est-ce la peine ? « mais

déjà le comte ouvraitla porte.

Mélie,qui se trouvait derrière, s'enfuit brusque-

ment.Commeil passait dans la cour, il remarquaGorjo

en train de fumer sa pipe, les bras croisés.

« Vous employez ce garçon? Hum! un jourd'émeute je ne m'y ûerais pas. »

Et M. de Faverges remontadansson tilbury.Pourquoileur bonne semblait-elle en avoirpeur?Ils la questionnèrent, et elle conta qu'elle avait

servidans sa ferme. C'étaitcette petite fillequi ver-

sait à boire auxmoissonneursquandilsétaientvenus,deux ans plus tôt. On l'avait prise commeaide au

château et renvoyée« par suite de fauxrapports ».

Pour Gorju, que lui reprocher?H était fort habile

et leur marquait infinimentde considération.

Le lendemain, dès l'aube, ils se rendirent au ci.

metière.

Bouvard,avecsa canne, tâfaà la place indiquée.Un corpsdur sonna. Ils arrachèrent quelques ortieset découvrirentune cuvetteen grès, un font baptis-mal où des plantespoussaient.

Oun'a pas coutumecependant d'enfouir les fonts

baptismaux hors des églises.Pécucheten fit un dessin, Bouvardla description,

et ils envoyèrent le tout à, Larsoneur.

Sa réponse futimmédiate.« Victoire, mes chers confrères Incontestable-

ment c'est une cuvedruidique. »

Toutefoisqu'ils y prissent garde Lahache était,

douteuse, et autant pour lui quepour eux-mêmes

Page 144: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. i39

il leur indiquaitune série d'ouvrages à consulter.Larsoneur confessait en post-scriptum son envie

doconnaîtrecettecuve,cequiaurait lieu, à quelquesjours,quand il forait te voyagede la Bretagne.

Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans

l'archéologieceltique.

D'après cette science, les anciens Gaulois, nos

aïeux,adoraient hirk etKron,TaranisËsus.Nétatem-nia, ïo Cielet la Terre, le Vent, les Eaux, et pardessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturnedes païens. Car Saturne, quand il régnait en

Phénicie, épousa une nymphe nommée Anobret,dontil eut un enfant appelé ~cûd, et Anobret a

lestraits de Sara,Jetld fut sacrifié(ou près de l'être)CommeIsaac doncSaturne est Abraham,d'où il

faut conclure que la religion des Gauloisavait les

mômesprincipesque celle des Juifs.

Leur sociétéétait fortbien organisée.Lapremièreclasse de personnes comprenait le peuple, la no-

blesseet le roi, la deuxièmeles jurisconsultes, etdansla.troisième, la plus haute, se rangeaient, sui-

vantTaille.pied,« les diversesmanières de philoso-phes », c'est-à-dire les Druidesou Saronides, eux.

mêmesdivisésen Eubages,Dardeset Vates.Les .uns prophétisaient, les autres chantaient,

d'autres enseignaient la Botanique, la Médecine,l'Histoireet la Littérature, bref « tous les arts de

leur époque M.Pythagore et Platon furent leurs

élèves. Jl.sapprirent la métaphysiqueaux Grecs, la

sorcellerieaux Persans, l'aruspicineaux Étrusques,et, aux Romains,rétamage du cuivreet le com-

mercedes jambons.

Page 145: Bouvard et Pécuchet

440 BOUVARDET PECUCHET.

Maisde ce peuple, qui dominait l'ancien monde,il ne reste que des pierres, soit toutes seules. ou par

groupes de trois, ou disposéesen gateri<M,ou for-

mant des enceintes.Bouvardet Pécuchet, pleins d'ardeur, étudièrent

successivementla pierre du Post à Ussy,la Pierre-

CoupléeauGuest,la Pierre du Darier,prèsdel'Aigle,d'autres encore

Tousces blocs, d'une égale insignifiance,les en-

Tiuyèrentpromptement et unjour qu'Usvenaientde voir le menhir du Passais, ils allaients'en retour-

ner, quand leur guide les mena dans un bois de

hêtres, encombrepar des massesde granit pareillesjitdes piédestauxou à de monstrueusestortues.

Laplusconsidôrahieest creuséecommeun bassin.Undosbords se relève, et du fond partent deux en-

tailles qui descendent jusqu'à terre c'était pourl'écoulementdu sang, impossible d'en douter Lehasard ne fait pas de ces choses.

Les racinesdes arbres s'entreme!a!entaces socles

abruptes. Un peu de pluie tombait au loin, lesnoconsde brume montaient, commede grands fan-tômes. H était facited'imaginer sous les feuillagesles prêtres en tiare d'or et en robe blanche, avecleurs victimes humaines, les bras attachés dans le

dos, et, sur le bord de la cuve, la druidesseob-

servant te ruisseau rouge, pendant.qu'autour d'elle

la foulehurlait, au tapage des cymbaleset des buc-<ins faits d'une come d'auroch.

Tout de suite, leur plan fut arrêté.Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le

chemin du cimetière,marchantcomme des voleurs,

Page 146: Bouvard et Pécuchet

JBOCVARDETPÉCUCHET. ~t

dans l'ombre des maisons. Les persiennes étaient

closeset les masures tranquilles pas un chien n'a-

boya.

Gorjules accompagnait;ils se mirenta l'ouvrage.Onn'entendait que le bruit des caillouxheurtés parla bochequi creusait le gazon.

Le voisinage des morts leur était désagréablel'horloge de l'égiise poussaitun râ!e continu, et la

rosacede son tympanavait l'air d'un œil épiant les

sacrilèges.Enfin,ils emportèrent la cuve.

Lelendemain, ils revinrentau cimetièrepour voir

les traces de l'opération.L'abbé, qui prenait Je frais sur sa porte, les pria

de lui faire l'honneur d'une visite et les ayant in-

troduits dans sa petite salle, il les regarda singu-lièrement.

Aumilieu du dressoir,entre les assiettes, il yavait

une soupière décoréede bouquets jaunes.Pécuchet la vanta, ne sachantque dire.« C'est un vieuxRouen, » reprit le curé, « un

meuble de famille. Les amateurs le considèrent,M.Marescotsurtout. »

Pour lui, grâce à Dieuil n'avait pas l'amour des

curiosités et commeils semblaientne pas com-

prendre, il déclarales avoiraperçus lui-mêmedéro-bantle font baptismal.

Lesdeux archéologues furent très penauds, bal-

butièrent. L'objet en questionn'était plus d'usage.

N'importe ils devaientle rendre.Sans doute Mais,aumoins.qu'on leur permît de

faire venir un peintre pour le dessiner.« Soit, messieurs.

w

Page 147: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.~3

Entre nous, n'est-cepas ? a dit Bouvard,« sousf le sceau de laconfessionM»

L'ecetésiastiquo,ensouriant, lesrassm'ad'ungeste.Cen'était pas lui qu'ils craignaiant, mais plutôt

Larsoneur. Quand il passerait par Chavignolles,il

aurait enviede la cuve, et ses bavardages iraient

jusqu'aux créées du gouvernement. Par prudence,ils la cachèrentdans le fournil, puisdansla tonnelle,dans lacahute, dans une armoire. Gorjuétait las de

la trimballer.

La possession d'un tel morceau les attachaitau

celticismede la Normandie.Sesorigines sont égyptiennes Séez, dans Iqdé-

partement de l'Orne, s'écrit parfoisSaïs, commela

ville du Delta. Les Gauloisjuraient par le taureau,

importation du boeufApis. Le nomlatin deBeiïo-

castes, qui était celui des gens de Bayeux, vient de

Beli Casa, demeure, sanctuaire de Bélus. Bétuset

Osiris, même divinité. « Rien ne s'oppose, dit

Mangou de la Londe, « à ce qu'Uy ait eu, près de

Bayeux, des monuments druidiques M. « Ce

pays, » ajoute M.Roussel, « ressemble au pays où

les Égyptiens bâtirent le temple de Jupiter-Am-mon ». Donc,il y avaitun temple, et qui enfermaitdes richesses. Tous les monuments celtiques en

renferment.En 1713, relate dom Martin, un sieur IIéribel

exhuma, aux env'rons de Bayeux, plusieurs vases

d,'argilepleins d'ossements, et conclut (d'aprèsla tradition et les autorités évanouies) que cet en-

droit, une nécropole, était le mont Faunus, où l'ona enterré le Veau d'or.

Page 148: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. i43

Cependantle Veaud'or. fut brûlé et avalô &

moinsque la Bibleno se trompePremièrement, où est le mont Faunus? Les au-

teurs ne l'indiquent pas. Les indigènes n'en savent

rien. tl aurait fallu se livrer& des fouilles, et,dansce but, ils envoyèrent à M. le préfet une pé-titionqui n'eut pas de réponse.

Peut-être que le mont Faunus a disparu, et quece n'était pas une colline, mais un tumulus? Que

signifiaientles tumulus?

Plusieurs contiennent des squelettes ayant la po-sitiondu fœtus dans le sein de sa mère. Cela veut

dire que le tombeau était pour eux commeune se-

condegestation les préparant à une autre vie. Donc

le tumulus symbolise l'organe femelle, comme la

pierre levée est l'organe mâle.

En effet, où il y a des menhirs, un culte obscènea persisté. Témoince qui se faisait à Guérande, &Chichebouche,au Croisic,à Livarot.Anciennement,lestours, les pyramides, les cierges, les bornes des

routes, et même les arbres avaient la significationde phallus, et pour Bouvardet Pécuchet, toutdevint phallus. Ils recueillirent des palonniers de

voiture,desjambes de fauteuil, des verrousde cave,despilonsde pharmacien.Quandon venait les voir,ils demandaient a A qui trouvez-vous que cela

rassemble? » puis confiaientle mystère, et, sil'on se récriait, ils levaient de pitié les épaules.

Unsoir qu'ils rêvaient aux dogmes des druidés,l'abbé se présenta, discrètement.

Tout de suite ils montrèrent le musée, en com-

mençantpar le vitrail mais il leur tardait d'arriver

Page 149: Bouvard et Pécuchet

i~ BOOVARU ET PÉCUCHET.

à un compartimentnouveau, celuides phallus.L'ec-

clésiastiqueles arrêta, jugant l'exhibitionindécente.Il venait t'éctamer son fund baptismal.

Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze joursencore, le temps d'en prendre un moulage.

« Le plus tôt sera le mieux, » dit l'abbe.Puis il causa de choses indifférentes.

Pécuchet, qui s'était absenté une minute, lui

glissa dans la main un napoléon.Le prêtre fit un mouvement en arrière.« Ah pour vos pauvres »

Et M.Jeufroy, en rougissant, fourra la pièced'ordans sa soutane. i

Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices jamaisde la vie Ils voulaient même apprendre l'hébreu,qui est la langue 'mère du celtique, à moins qu'ellen'en dérive 1 et ils allaient faire le voyage de la

Bretagne, en commençant par Rennes, où ilsavaient un rendez-vous avec Larsoneur, pour étu-dier cette urne mentionnée dans les mémoires de

l'Académieceltique et qui paraît avoir contenu lescendres de la reine Artémise, quand'le maire

entra, le chapeausur la tête, sans façon, en hommp

.grossierqu'il était.

« Cen'est pâs tout ça, mes petits pères Il faut le

rendre

Quoi.donc1

Farceurs je sais bien que vous le cachez »»

On les avait trahis.

Us répliquèrent qu'ils le détenaient avec la per:mission de monsieur le curé.

« Nousallons voir. M

Page 150: Bouvard et Pécuchet

BOCVARD ET PECUCHET. iM

9

Et,Foureau s'éloigna.Il revint, une heure après.« Le curé dit que non Venez vous expliquer.»

Ilss'obstinèrent.

D'abord, on n'avait pas besoin de ce bénitier,

qui n'était pas un bénitier. !)s le prouveraient parunefoule de raisons scientifiques.Puis, ils offrirent

dereconnaître, dans leur testament, qu'il apparte-nait à la commune.

Ils proposèrentmême de l'acheter.« Et d'ailleurs, c'est mon bien1» répétait Pécu-

chet. Les vingt francs, acceptés par M. Jeufroy,étaientune preuve du contrat et s'il fallaitcom-

paraîtredevant le juge de paix, tant pis, il ferait un

fauxserment 1

Pendant ces débats, il avait revu la soupière,

plusieursfois et dans son âme s'était développéle

désir,la soifde possédercette faïence. Si on voulaitla luidonner, il remettrait la cuve. Autrement, non.

Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la

céda.Ellefut mise dans leur collection,près du bonnet

deCauchoise.La cuve décorale porche de l'égliseetils se consolèrentde ne plus l'avoir par cette idée

que les gens de Chavignollesen ignoraient la va-

leur.

Maisla soupièreleur inspira le goût des faïences

nouveausujet d'études et d'explorationsdans la cam-

pagne.C'était l'époque .où les gens distingués recher-

chaientles vieuxplats de Rouen. Le notaire en pos-sédaitquelques-uns, et tirait de là commeune ré-

9

Page 151: Bouvard et Pécuchet

~46 BOUVARD ET P&CtJCHET.

putation d'artiste, préjudiciableà son métier, mais

qu'il rachetait par des côtés sérieux.

Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient

acquisla soupière, il vint leur proposer un échange.Pécuchets'y refusa.« N'en parlons plus ? et Marescotexaminaleur

céramique.Toutes les pièces accrochéesle long des murs

étaient bleues sur un fond d'une blancheur mal-

propre, et quelques-unesétalaientleur corned'à.bondanceaux tons vertset rougeâtres,plats àbarbe,assiettes et soucoupes, objets longtempspoursuiviset rapportéssur le coeur,dans le sinus de ~aredin-

gote.Marescoten et l'éloge, parla des autres faïences,

de l'hispano-arabe, de la hollandaise, de l'anglaise,de l'italienne et les ayant éblouis par son érudi-

tion « Si je revoyaisvotre soupière? M

Il la fit sonner d'un coupde doigt, puis contem-

pla les deux S peints sur le couvercle.

« Lamarque de Rouen1dit Pécuchet.

Oh oh Rouen, à proprement parler, Savait

pas de marque. Quand on ignoraitMoutiers,toutesles faïencesfrançaisesétaient de Nevers. De m6oM

pour Rouen, aujourd'hui1 D'ailleursonl'imite dansla perfectionà Elbeuf.

Pas possible 1On imite bien les majoliques1Votre piècen'a

aucune valeur, et j'allais faire, moi, une belle-sottise »

Quandle notaire eut disparu, Pécuchet s'abaissadans le fauteuil, prostré f

Page 152: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. i47

« Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard,maistu t'exaltes tu t'emportes toujours.

Oui je m'emporte o, et Pécuchetempoignantlasoupière, la jeta loin de lui, contre le sarcophage.

Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux, un

à un;- et, quelque temps après, eut cette idée«Marescot,par jalousie, pourrait tien s'être mo-

quéde nous 1

Comment?2

Rien ne m'assure que !a soupière ne soit pas

!~rcrtique!tandis que les autres pièces, qu'il a faitsemblantd'admirer, sont fausses peut-être ?̀.'

Et la fin du jour se passa dans les mceriiiudes,lesregrets.

Ce n'était pas une raison pour abandonner le

voyagedela Bretagne. Ils comptaientmêmeemme-

ner Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles.

Depuisquelque temps, il couchait à la maison,;;8nde terminer plus vite le raccommodagedu meu-ble. La perspective d'un déplacement le contraria,et commeils parlaient des menhirs et des tumulus

qu'ilscomptaient voir « Je connais mieux, leur

dit-il enAlgérie, dansle Sud, près des sources de

Bou-Mursoug,on en rencontre des quantités. ? liSimêmela descriptiond~untombeau,ouvertdevant

lui, par hasard, et qui contenait un squelette,

accroupicomme un singe, les deuxbras autour des

jambes.

Larsonour,qu'ils instruisirent du fait, B'ea voulutrien croire.

Bouvardapprofonditla matière, et le relança.Commentse fait-ilque les monumentsdes Gaulois

Page 153: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.i48

soient informas, tandis que ces mêmes Gaulois

étaient civilisésau tempsde Jules César? Sansdouteils proviennent d'un peuple plus ancien.

Une telle hypothèse, selon Larsoneur, manquaitde patriotisme.

N'importe? rien ne dit que ces monuments soientl'oeuvredes Gaulois. « Montrez-nousun texte M

L'académiciense fâcha,ne réponditplus et ilsen furent bien aises, tant les Druideslesennuyaient.

S'ils ne savaientà quoi s'en tenir sur la céramiqueet sur le celticisme,c'est qu'ils ignoraientl'histoire,

particulièrementl'histoire de France.

L'ouvraged'Anquetilse trouvaitdansleur

biblio-

thèque mais la suite des rois fainéants les amusafort peu. La scélératessedes maires du palaisne les

indigna point et ils tâchèrent Anquetil, rebutés

par l'ineptie de ses réûexions.

Alors ils demandèrent à Dumouchel«quelle est la

meilleureHistoirede France ».

Dumouchelprit, en leur nom, un abonnement àun cabinet de lecture et leur expédia les lettres

d'Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de

Genoude.

D'après cet écrivain, la royauté, la religion, et lesassembléesnationales, voilà « les principesa de lanation française, lesquels remontent aux Mérovin-

giens. LesCarlovingiensy ont dérogé.LesCapétiens,d'accord avecle peuple, s'efforcèrent de les main-

tenir. Sous LouisXHI,le pouvoir absolu fut établi,

pour vaincrele Protestantisme,dernier effortde la

Féodalité, et 89 est un retour versla constitutionde nos aïeux.

Page 154: Bouvard et Pécuchet

POUVARD ET PÉCUCHET~ i49

Pécuchet admira ses idées.

Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augus-tin Thierry, d'abord

« Qu'est-ce que tu me chantes, avec ta nation fran-

çaise puisqu'il n'existait pas de France, ni d'as-

semblées nationales et les Carlovingiensn'ont rien

usurpé du tout! et les rois n'ont pas affranchi les

communes Lis toi-même. »

Pécuchet se soumit à l'évidence, et bientôt le dé-

passaen rigueur scientifique Il se serait cru dés-

honoré s'il avait dit, Charlemagne et non Karl le

Grand, Clovisau lieu de Clodowig.Néanmoins il était séduit par Genoude, trouvant

habile de faire se rejoindre les deux bouts de l'his-

toire de France, si bien que le milieu est du rem-

plissage et pour en avoir le cœur net, ils prirentla collectionde Bûchez et Roux.

Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de

socialismeet de catholicisme les écœura les détails

trop nombreux empêchaient de voir l'ensemble.

Ils recoururent à M. Thiers.

C'était pendant i'été de I84S, dans le jardin sous

la tonnelle. Pécuchet, un peut banc sous te" pieds,lisaittout haut de sa voix caverneuse, sans fau~ue,ne s'arrêtant que pour plonger les doigts <l:m<sa ta-

batière. Bouvardi'écoutait la pipe à la touche. les

jambes ouvertes, le haut du panlalon dehoutunné.

Des vieillards leur avaient parlé de 93 et des

souvenirs presque personnels animaient !f" ptates

descriptions de l'auteur. Dans ce tM<np~-)a.les

grandes routes étaient couvertesde soldats qui chan-

taient la Marseillaise. Sur le seuil des por:cs, des

Page 155: Bouvard et Pécuchet

~0 BOUVARD ET P&CUCHET.

femmes assisescousaient de la toile pour fairedestentes.Quelquefoisarrivait unflutd'hommesen bon-net rouge, inclinantau bout d'une piqu~unetête dé-

colcrée, dont les chevpuxppp~aicnf. Ln ~r'~ t:

bune de ia Conventiondominaitun nuage de pous-sière, où des visages furieux hurlaient des cris demort. Quandon passait au milieu du jour, près du

bassin des Tuileries, on entendait le heurt de la

guillotine, pareil à des coupsde mouton.

Et la bnse remuait lespampres de la tonnelle, les

orges mûres se balançaientpar intervalles,un merle

siHIait.En portant des regards autour d'eux, ils sa-

vouraientcette tranquillité.Queldommagequedès le commencement,on~'ait

pu s'entendre Car si les royalistes avaient penséeommeles patriotes, si !a Coury avaitmis plus de

franchise~et les adversairesmoins de violence,biendes malheursne seraient pas arrivés I

Aibrce de bavarderlà-dessus,ils sepassionnèrent*Bouvard,esprit Hbera!et cœur sensible, fut consti-

tutionnel, girondin, thermidorien:Pécuchet,bilieuxet de tendancesautoritaires, se déclarasans-culotteet même Robespierriste.

Il approuvaitla condamnationdu roî, les décretsles plus violents,le culte de l'Être Suprême. Bou-vard préférait celui de la Nature. Il aurait sa'ué avec

plaisir l'image d'une grosse femme, versant de ses

mamellesà ses adorateurs, non pas de l'eau, mais

du chambertin.Pour avoirplus de iaitsa~apDui de leurs argu-

ments, ils se procurèrent d'autres ouvrages. Mont-

gaillard, Prudhomme, Gallois, Lacretelle, etc. et

Page 156: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. i5~

les contradictionsde ces livresne les embarrassaient

nullement.Chacuny prenait ce qui pouvait défendre

sacause.

Ainsi, Bouvard ne doutait pas que Danton eût

accepté cent mille écus pour faire des motions qui

perdraient la République, et selon Pécuchet

Yergniaud aurait demandé six mille francs parmois.

«Jamaisde la vie Explique-moiplutôt pourquoila sœur de Robespierre avait une pension deLouisXVIII?

Pas du tout c'était de Bonaparte, et puisquetu le prends comme ça, quel est le personnage quipeu de temps avant la mort d'Égalité eut avec luiune conférence secrète? Je veuxqu'on réimprime,dans les mémoires de la Campan, les paragraphessupprimés Le décèsdu dauphin me paraît louche.Lapoudrière de .Grenelleen sautant tua deux mille

personnesCause inconnue, dit-on, quelle bê-tise a car Pécuchetn'était pas loin de la connaître,et rejetait tous les crimes sur les manœuvres des

aristocrates,l'or de l'étranger.Dansl'esprit de Bouvard,« montez au ciel, ûls

desaint Louis», lesviergesde Verdun et les culottesen peau humaine étaient indiscutables. 11acceptaitles listes de Prudhomme,un millionde victimestout

juste.Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur

jusqu'à Nantes, dans une longueur de dix-huit

lieues, le fit songer. Pécuchetégalement conçut des

doutes, et ils prirent en méfianceles historiens.

La.révolution est,, pour les uns, un événement

Page 157: Bouvard et Pécuchet

BJCVARD ET PÉCUCHET.IS2

satanique. D'autresla proclamentune exceptionsu-

blime. Les vaincus de chaquecôté, naturellement,sont des martyrs.

Thierrydémontre, à proposdesBarbares,combienil est sot de rechercher si tel prince fut bon ou fut

mauvais.Pourquoine pas suivrecette méthodedans

l'examen des époquesplus récentes? Maisl'histoiredoitvenger la morale on est reconnaissant&Tacited'avoirdéchiré Tibère. Après tout, que la reine ait

eu des amants, que Dumouriezdès Valmyse propo-s&tde trahir, en prairialque ce soit la Montagneou

la Girondequi ait commencé, et en thermidor les

Jacobinsou la Plaine, qu'importe au développementde la Révolution,dont lesoriginessontprofondes etles résultats incalculables?

Donc, elle devait s'accomplir, être ce qu'elle fut,mais supposezla fuite du Roisans entrave, Robes-

pierre s'échappant ou Bonaparte assassiné, ha-sards qui dépendaient d'un aubergiste moins scru-

puleux, d'une porte ouverte, d'une sentinelle en-dormie. et le train du mondechangeait.

Ils n'avaient plus, sur les hommeset les faits de

cette époque,une seule idée d'aplomb.Pour lajuger impartialement, il faudraitavoirlu

toutes les histoires, tous les mémoires, tous les

journaux et toutes les piècesmanuscrites, car de la

moindre omission,une erreur peut dépendre qui enamènera d'autres à l'infini. Ils y renoncèrent.

Maisle goût de l'histoire leur était venu,le besoinde la vérité pour elle-même.

Peut-être est-elle plus facileà dccouvnr dans les

époques anciennes? les auteurs, étant loio des

Page 158: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 4M

9.

choses, doiventen parler sans passion.Et ils com'

mencèrentle bon Rolhn.« Quel tas de balivernes s'écria Bouvard,dès

le premier chapitre.« Attends un peu », dit Pécuchet, en fouillant

dansle bas de leur hib!iothèque,où s'entassaientles

livresdu dernierpropriétaire,un vieuxjurisconsulte,

maniaqueet bel esprit; et ayant déplacé beaucoupde romans et de pièces de ihé&tre,avecun Montes-

quieu et des traductions d'Horace, il atteignit ce

qu'il cherchait l'ouvrage de Beaufortsur l'histoireromaine.

Tite-Live attribue la fondationde Romeà Romu-

lus. Salluste en fait honneur aux Troyens d'Ëuée.Coriolanmourut en exit selon Fabius Pictor, par les

stratagèmes d'Attius Tullus si l'on en croitDenys:Senèque affirme qu'Iloratius Codés s'en retourna

victorieux,et Dionqu'il fut blessé à la jambe. Et LaMothele Vayer émet des doutes pareils, relative-

ment aux autres peuples.Onn'est pas d'accordsur l'antiquitédes Chaldéens,

le siècled'Homère,l'existencede Zoroastre,les deux

empires d'Assyrie. Quinte-Curcea fait des contes.

Plutarque dément Hérodote.Nous aurionsde Césarune autre idée, si le Yercingétorixavait écrit sescommentaires.

L'Ilistoire ancienneest obscurepar le défaut dedocuments. Ils abondent dans la moderne etBouvardet Pécuchet revinrent à la France, enta-mèrent Sismondi.

La succession de tant d'hommes leur donnaitenvie de les connaître plus profondément,de s'y

Page 159: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET.<S4

mêler. Ils voulaient parcouru les originaux. Gré*

goire~de Tours, Monstre!et, Commines, tous ceuxdont les nomsétaient bizarresou agréables.

Mais les événements s'embrouillèrent, faute desavoirles dates.

Heureusementqu'ilspossédaientlamnémotechnie

de Dumouchel,unin-<2 cartonné, aveccetteépigra-

phe « Instruire en amusant. »

Ellecombinaitles trois systèmesd'Allevy,deParia

et de Fenaigle.

Allevytransformeleschiffresen figures, le nombre1 s'exprimantpar une tour, 2 par un oiseau, 3 parun chameau, ainsi du reste. Pârisfrappe l'imaMna-tion au moyende rébus un fauteuil garni de clous

à vis donnera Clou,vis Clovis et comme le

bruit de la friture fait « rie, ric » des merlans dansune poêle rappelleront Chi!péric. Fenaigle divisel'univers en maisons,qui contiennentdes chambres,

ayantchacunequatre paroisà neufpanneaux,chaque

panneauportant un emblème.Donc,le premier roide la première dynastie occupera dans la premièrechambrele premierpanneau. Unphare sur un mont

dira comment il s'appelait «Phar a mond » systèmeParis, et d'après le conseil d'Allevy, en plaçantau-dessus un miroir qui signifie4, un oiseau2, etun cerceau0, on obtiendra420, date del'avènement

de ce prince.Pour plus de clarté, ils prirent commebase mné-

motechnique leur propre maison, leur domicile,attachant à chacune de ses parties un fait distinct,

et la cour, le jardin, les environs, tout le pays,n'avaient plus d'autre sens que de faciliter la mé-

Page 160: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET P~COCBET. iSS

moire. Les bornages dans la campagne limitaientcertainesépoques, les pommiers étaient des arbres

généalogiques,les buissons des batailles, le mondedevenaitsymbole. Ils cherchaient, sur les muns,des quantités de choses absentes, unissaient parles voir, mais ne savaient plus les dates qu'ellesreprésentaient.

D'ailleurs, les dates ne sont pas toujours authen-

tiques. Ils apprirent, dans un manuel pour les col-

lèges, que la naissance de Jésus doit ~tre reportéecinq ans plus tôt qu'on ne la met ordinairement,

qu'il y avaitchez les Grecstrois manières de comp-ter les Olympiades,et huit chez les Latins de fairecommencerl'année. Autantd'occasionspour les.mé-

prises, outre cellesqui résultent des zodiaques,.desères et des calendriersdifférents.

Et de l'insouciance des dates, ils passèrent au

dédain des faits.

Ce qu'il y a d'important, c'est la philosophie de

l'Histoire1

Bouvard ne put achever le célèbre discours de

Bossuet.« L'aigle de Meauxest un ~rceur Il oublie h

Chine,lesIndeset l'Amérique mais ila'soin de nuus

apprendre que Théodose était « la joie de l'u-

bivers », qu'Abraham « traitait d'égal avec les

rois », et que la philosophie des Grecs descend

des Hébreux.Sa. préoccupation des Hébreuxtm~a-

gace..»

Pécuchet partagea ct~te opinion, et voulut lui

fairelire Vieo.« Commentadmettre», objectaitBouvard,« que

Page 161: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET.1

i36

des fables soient plus vraies que les véritésdes his-

toriens? »

Pécuchet tâcha d'expliquer les mythes, se per-dant dans la ~cM~zaNuova.

« Nieras-tule plan de la Providence?

Je ne le connaispas » dit Bouvard.

Et ils décidèrent de s'en rapporter à Dumouchel.Le professeur avoua qu'il était maintenant dé-

routé en fait d'histoire.« Elle change tous les jours. Onconteste les rois

de Rome et les voyagesde Pythagore. On attaqueBélisaire, GuillaumeTell et jusqu'au Cid, devenu,

grâce aux dernières découvertes, un simple ban-dit. C'està souhaiter qu'on ne fasseplus de dééou-

vertes, et même Hnstitut devrait établir une sortede canonprescrivant ce qu'il faut croire M»

il envoyait en post-scriptum des règles de cri-

tique prises dans le cours de Daunou s

« Citer commepreuvele témoignagedes foules,mauvaises preuves elles ne sont pas là pour ré-

pondre.Rejeter les chosesimpossibles. On fit voir à

Pausanias la pierre avaléepar Saturne.L'architecturepeut mentir, exemple l'arc du

Forum, où Titus est appelé !ëpremier vainqueurde

Jérusalem, conquiseavant lui par Pompée.Les médailles 'trompent quelquefois. Sous

Charles~X,on battit des monnaiesavec le coin deHenri M.

Tenezen comptel'adresse des faussaires, l'in-térêt des apologisteset des calomniateurs.»

Peu d'historiens ont travailléd'après ces règles,

Page 162: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 1M

mais tous en vue d'une cause spéciale, d'une ré-

gion, d'une nation, d'un parti. d'un système, ou

pour gourmander les rois, conseiller le peupleoffrirdes exemplesmoraux.

Les autres, qui prétendent narrer seulement,ne valent pas mieux car on ne peut tout dire, il

faut un choix. Maisdans le choix des documents,un certain esprit dominera, et comme il varie,suivantles conditionsde l'écrivain, jamais l'histoire

ne sera fixée.« C'est triste, pensaient-ils.Cependant,on pourrait prendre un sujet, épui-

ser les sources, en fairebien l'analyse, puis le con-

denser dans une narration, qui serait comme un

raccourcides choses,reflétant la vérité tout entière.Uneielle œuvresemblait exécutableà Pécuchet.

« ~'eux-tuque nous essayionsde composer une

histoire?

Je ne demandepas mieux Maislaquelle?Effectivement,laquelle ? M

Bouvard s'était assis, Pécuchet marchait de longen large dans le musée. Quandle pot à beurre

Irappases yeux, et s'arrêtant tout à coup« Si nous écrivionsla vie du duc d'Angoulême?–Mais c'était unimbécilerépliqua Bouvard.

Qu'importe Les personnagesdu secondplanont parfoisune influence énorme, et celui-làpeut-être. tenait le rouage des affaires.»

Les livres leur donneraient des renseignements,et M. de Faverges en possédaitsans doute par lui-mêmeou par de vieuxgentilshommesde ses amis.

Ils méditèrent ce projet, le débattirent, et réso-

Page 163: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.iS8

lurent enfinde passer quinzejours &!abibliothèquemunicipale de Caen pour y faire des recherches.

Le bibliothécaire mit à leur dispositiondes his-toires générales et des brochures, avec une litho-

phie coloriée représentant de trois quarts Mgr leduc d'AngouIeme.

Le drap bleu de son habit d'uniforme disparais-sait. sous les épaulettes, les crachats et le grandcordon rouge de la Légion d'honneur. Un collet

extrêmement haut enfermait son long cou. Sa tête

piriforme était encadrée par les frisons de sa che-

velure et de ses minces favoris, et de lourdes pau-

pières, un nez très fort et de grosses lèvres;don-

naient à sa ngure une expressionde bjnté insigni-fiante.

Quandils eurent pris des notes, ils rédigèrent un

programmeNaissanceet enfance peu curieuses. Un de ses

gouverneurs est l'abbé Guénée, l'ennemi de Vol-

taire. A Turin, on lui fait fondre un canon, et il

étudie les campagnes de CharlesVIII. Aussi est-il

nommé, malgré sa jeunesse, coloneld'un régimentde gardes-nobles.

i7~7. Son mariage.1814. Les Anglais s'empârent de Bordeaux. Il

accourt derrière eux et montre sa personne auxhabitants. Descriptionde la personne du prince.

i8i3. Bonaparte le surprend. Tout de suite il

appelle le roi d'Espagne, et Toulon, sans Masséca,était livréà l'Angleterre.

Opérations dans le Midi. H est battu, maisrelâché sous la promesse de rendre les diamants

Page 164: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 459

de la couronne, emportés au grand galop par le

roi, son oncle.

Après les Cent-Jours,il revient avec ses parentset vit tranquille. Plusieurs années s'écoulent.

Guerred'Espagne. Dèsqu'il a franchiles.Pyré-nées, la Victoiresuit partout le petit-filsde Henri IV.

n enlève le Trocadéro, atteint les colonnesd'Her-

cule, écraseles factions, embrasseFerdinandet s'en

retourne.Arcsde triomphe,fleursque présentent les jeunes

filles,diners dans les préfectures, TeDeumdans les

cathédrales.LesParisienssontau combledel'ivresse.

Lavillelui offreun banquet. Onchantesur les théâ-

tredes allusionsau héros.

L'enthousiasme diminue. Car en 1827, à Cher-

bourg, un bal organisé par souscriptionrate.

Commeil est grand-amiral de France, il inspectela flotte, qui va partir pour Alger.

Juillet i830. Marmontlui apprend l'état des af-

faires. Alors il entre dans une telle fureur qu'il sa-

blesse la main à l'épée du général.Le roi lui confiele commandementde toutes les

forces.Il rencontreaubois de Boulognedes détachements

de la ligne et ne trouvepasun seul mot à leur dire.

De Saint-Cloud, il voleau pont de Sèvres. Froi-

deur des troupes. Ça ne l'ébranlé pas. La famille

royale .quitte Trianon. Il s'asseoit au pied d'un

chêne, déploie une carte, médite, remonte à che-

val, passe devant Saint-Cyr et envoie aux élèvesdesparoles d'espérance.

A Rambouillet, les gardes du corps font leursfvUeux.

Page 165: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.t

.160

Il s'èinbarque, et pendant toute'la traversée estmalade. Fin de sa carrière.

Ondoi;ty relever l'importancequ'eurent lesponts.D'abord, il s'expose inutilement sur le pont de

l'Inn, il enlève le pont Saint-Esprit et le pont de

Lauriol à Lyon, les deux ponts lui sont funestes,et sa fortune expire devant le pont de Sèvres..

Tableaude ses vertus. Inutile de vanter son cou-

rage, auquel il joignait une grande politique. Car

il offrit à chaquesoldat soixantefrancs pour aban-

donner l'empereur, et en Espagne il tâcha de cor-

rompre à prix d'argent les constitutionnels.

Sa réserve était si profonde qu'il consentit au

mariage projeté entre son père et la reine d'Ecurie,à la formationd'un cabinetnouveauaprèsles ordon.

nances, à l'abdicationen faveurde.Chambord,à toutce que l'on voulait.

La fermeté pourtant ne lui manquait pas. A

Angers, il cassa l'infanterie de la garde nationale

qui, jalouse de la cavalerieet au moyen d'une ma~

noeuvre,était parvenueà lui faireescorte, tellement

que Son Altesse se trouva.prise dans les fantassinsà en avoirles genoux comprimés. Maisil blâma la

cavalerie,cause du désordre, et pardonnaà Fin&n-

terie, véritablejugement de Salomon.

Sa piété se signalapar de nombreusesdévotions,et sa clémenceen obtenant la grâce du général De-

belle, qui avaitporté les armes contre lui.

Détailsintimes, traits du princeAu château de Beauregard,dans son enfance, il

prit plaisir, avecson frère, à creuser une pièced'eau

que l'en voitencore.'Unefois, il visitala casernedes

Page 166: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD JET PECUCHET. 161

chasseurs,demandaun verre de vin et le but à lasanté duroi.

Touten se promenant pour marquer le pas, Hse

répétaità lui-même a Une, deux, une, deux, une,deux! ))

Ona conservéquelques-unsde ses motsAune députationde Bordelais « Cequi me con-.

solede n'être pas à Bordeaux, c'est de me trouveraumilieu de vous

Auxprotestants de Nismes « Je suisbon catholi-

que,mais je n'oublierai jamais que le plus illustrede mes ancêtres fut protestant ».

Auxélèvesde Saint-Cyr, quand tout est perdu« Bien, mes amis Les nouvelles sont bonnes Çavabien très bien1 »

Après,l'abdicationde CharlesX « Puisqu'ils ne

veulentpas de moi, qu'ils s'arrangent ))

Et en 1814, à tout propos, dans le moindre vil-

lage « Plus de guerre, plusde conscription,plus dedroitsréunis )\

Son style valait sa parole. Ses proclamationsdé-

passenttout.La première du comte d'Artois débutait ainsi

«Français, le frère de voire roi est arrive »

Celledu prince « J'arrive. Je suis le fis de vosrois Vous êtes Français. »

Ordre du jour daté de Bayonne Soldats,

j'arrive1 >aUneautre en pleine défection « Continuezà

souteniravecla vigueur qui'convientau sotdut )ran-

gais,la lutte que vous avez commencée.La Francel'attendde vous »

Page 167: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.~63

Dermcre &Rambouillet. « Le roi est entré en

arrangement avec le gouvernement établi à Paris,et tout porte à croire que cet arrangement est surle point d'être conclu.Tout porte à croire étaitsublime.

« Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c'est

qu'on ne mentionne pas ses affaires decoeur?HEt ils notèrent en marge « Chercherles amours

du prince M»

Au moment departir, le bibliothécairese ravisant,leur fit voir un autre portrait du ducd'Angouléme.

Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers,de profil, l'œilencore plus petit, la bouche ouverte,avec des cheveuxplats, voltigeant.

Commentconcilier les deux portraits ? Avait-illes cheveuxplats, ou bien crépus, à moins qu'il ne

poussât la coquetteriejusqu'à se faire friser?

Questiongrave, suivant Pécuchet, car la cheve-lure donne le tempérament, le tempérament l'in-dividu.

Bouvardpensait qu'on ne sait rien d'un hommetant qu'on ignore ses passions et pour éclaircircesdeuxpoints, ils se présentèrentau château de Faver-

ges. Le comten'y était pas, cela retardait leur ou-

vrage. Ilsrentrèrent chezeux, vexés.La porte de la maisonétait grande ouverte, per-

sonne dans la cuisine. Ils montèrent l'escalier et

que virent-ilsau milieu de la chambre de Bouvard?M""Bordinqui regardait de droite et de gauche.

-<Excusez-moi, dit-elle en s'efforçant de rire.

Depuisune heure je cherche votre cuisinière, dont

j'aurais besoin, pour mes confitures.»

Page 168: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET. i6~

Ils la trouvèrent dans le bûcher sur une chaise et

dormant profondément. On la secoua. Elle ouvrit les

yeux.« Qu'est-ce encore ? Vous êtes toujours à me di-

guer avec vos questions »

Il était clair qu'en leur absence M" Bordin lui en

faisait.

Germaine sortit de sa torpeur, et déclara une in-

digestion.«Je reste pour vous soigner », dit la veuve.

Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet,dont les barbes s'agitaient. C'était M°"*Castillon, la

fermière. Elle cria « Gorju 1 Gorju »»

Et du grenier, la voix de leur petite bonne ré-

pondit hautement« Il n'est pas là »»

Elle descendit au bout de cinq minutes, les pom-mettes rouges, en émoi. Bouvard et Pécuchet lui

reprochèrent sa lenteur. Elle déboucla leurs guêtressans murmurer.

Ensuite, ils allèrent voir le bahut.Ses morceaux épars jonchaient le fournil les

sculptures étaient endommagées, les battants rom-

pus.A ce spectacle, devant cette déception nouvelle,

Bouvard retint ses pleurs et Pécuchet en avait un

tremblement.

Gorju, se montrant presque aussitôt, exposa 1&fait il venait de mettre le bahut dehors pour le

vernir, quand une vache errante l'avait jeté parterre.

« A qui la vache? dit Pécuchet.

Page 169: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.<64

Je ne saispas.Eh vous aviezlaissé la porte ouverte comme

tout à l'heure C'est de votre faute M»

Ils y renonçaientdu reste depuis trop longtempsil les lanternait et ne voulaientplus de sa personneni de son travail.

Cesmessieurs avaient tort. Le dommage n'était

pas si grand. Avant trois semaines tout serait fini,et Gorju les accompagnajusque dans la cuisine, oùGermaine arrivait, en se trainant, pour faire ledîner.

Ils remarquèrent sur la table une bouteille de

Calvados,aux trois quarts vidée.« Sans doute par vous dit Pécuchetà Gorju.

Moi jamais. »

Bouvardobjecta« Vousétiez le seul homme dans la maison.

Eh bien, et les femmes? » reprit l'ouvrier,avec un clin d'œiloblique.

Germaine le surprit:« Ditesplutôt que c'est moi

Certainementc'est vous1

Et c'est moi peut-être qui ai démoli l'ar-

moiré a»

Gorju fit une pirouette.« ~fousne voyez donc pas qu'elle est saoule! »

Alors ils se chamaillèrent violemment, lui pâle,

gouailleur, elle empourprée, et arrachant ses touffesde cheveux gris sous son bonnet de coton. M" Bor-

din parlaitpour Germaine,Méiiepour Gorju.La vieilleéclata.KSi ce n'est pas une abomination que vouspas-

`t

Page 170: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 165

siez des journées ensemble dans le bosquet, sans

compter la nuit! espèce de Parisien, mangeur de

bourgeoises qui vient chez nos maîtres pour leurfaireaccroiredes farces o»

Les prunelles de Bouvards'écarquillèrent.« Quellesfarces t

Je dis qu'on se fichede vous1Onne se fichepas de moi » s'écriaPécuchet,

et, indigné de son insolence, exaspéré par les dé-

boires, il la chassa qu'elle eût à déguerpir. Bou-vard ne s'opposa point à cette décision et ils se

retirèrent, laissant Germainepousser des sanglotssur son malheur, tandis que M°"Bordin tâchait dela consoler.

Le soir, quand ils furent calmes,ils reprirent ces

événements, se demandèrent qui avait bu le Cal-

vados, commentle meuble s'était brisé, que récla-mait M" Castillon en appelant Gorju, et s'ilavait déshonoré Mélie?

« Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se

passe dans notre ménage, et nous prétendons dé-couvrir quels étaient les cheveuxet les amours du

duc d'AngoulômePécuchetajouta« Combiende questions autrement considérables,

et encore plus difficiles »»

D'où ils conclurent que les faits extérieurs nesont pas tout. Il faut les comptéterpar la psycho-logie. Sans l'imagination, l'histoire est défectueuse.

« Faisonsvenir quelques romans historiques »»

Page 171: Bouvard et Pécuchet

Ils lurent d'abord WalterScott.Cefut comme la surprise d'un monde nouveau.Leshommesdu passé qui n'étaient pour eux que

des fantômes ou des noms devinrent des êtres vi-

vants,rois, princes, sorciers, valets, garde-chasses,moines, bohémiens, marchandset soldats, qui déli-

bèrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangentet boivent, chantentet prient, dans la salled'armes

des châteaux, sur le banc noir des auberges, parles rues tortueuses des villes, sous l'auvent des

échoppes, dans ie cloîtredes monastères.Des pay

sages artistement composés entourent les scènes

comme un décor de théâtre. On suit des yeux un

cavalier qui galope le long des grèves. On aspireau milieu des genêts la fraîcheur du vent, la lune

éclaire des lacs où glisse un bateau, le soleil fait

reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes

de feuillages. Sans connaître les modèles, ils trou-

vaient ces peintures ressemblantes,et l'illusionétait

complète. L'hiver s'y passa.Leur déjeuner fini, ils s'installaientdans la petite

salle, aux deux bouts de la cheminée et en face

l'un de l'autre, avecun livre à la main, ils lisaient

silencieusement.Qurnd le jour baissait, ils allaient

v

Page 172: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CCCHET. i67

se promener sur la grande route, dînaient en hâteet continuaientleur lecture dans la nuit. Pour se

garantir de la lampe, Bouvardavait des conserves

bleues Pécuchet portait la visière de sa casquetteinclinéesur le front.

Germaine n'était pas partie, et Gorju, de tempsà autre, venaitfouir au jardin, car ils avaient cédé

par indifférence,oubli des chosesmatérielles.

Après WalterScott, AlexandreDumas les diver-tit à la manière d'une lanterne magique. Sesper-*unnages, alertes comme des singes, forts commedes bœufs, gais comme des pinsons, entrent et

parlent brusquement, sautent des toits sur le pavé,reçoivent d'affreusesblessures dont ils guérissent,sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappessousles planchers, des antidotes, des déguisementset tout se môle, court et se débrouille, sans uneminute pour la réflexion. L'amour conserve de la

décence, le fanatismeest gai, les massacres fontsourire.

Rendus difficilespar ces deux maîtres, ils ne

purent tolérer le fatras de Bélisaire, la niaiserie deNumaPompilius, de Marchangy,du vicomted'Ar-

lincourt.`

La couleur de Frédéric Soulié (comme celle du

bibliophileJacob) leur parut insuffisanteet M.Ville-main les scandalisa en montrant, page 85 de son

Lascaris, une Espagnole qui fumeune pipe, « une

longue pipe arabe a au milieudu XV siècle.

Pécuchet consultait la biographie universelle et

entreprit de réviser Dumas au point de vue de lascierce.

Page 173: Bouvard et Pécuchet

BOUVARO ET PÉCUCHET.168

L'auteur, dans les DpM.rDM~c, se trompe dedates. Le mariage du DauphinFrançoiseut lieu le

i5 octobre 1S48,et non le 20 mars 4~9. Commentsait-i!(voir le ~aye </Mduc de Savoie)que Catherinede Médicis,après la mort de son époux, voulait re-commencerla guerre ? Il est peu probable qu'on ait

couronné le duc d'Anjou, la nuit dans une église,

épisode qui agrémente la Damede Jtfo~o~eaM.La

~M<?Margot, principalement, fourmilled'erreurs.

Le duc de Nevers n'était pas absent. Il opina au

conseil avant la Saint-Barthélémy,et Henri de Na-

varre ne suivit pas la processionquatre jours après.Henri III ne revint pas de Pologne aussi cvite.

.D'ailleurs, combien de rengaines Le miracle de

Faubépine, le balcon de CharlesIX, les gants em-

poisonnés de Jeanne d'AIbret, Pécuchet n'eut plusconfianceen Dumas.

Il perdit même tout respect pour Walter Scott,à cause des bévues de son ()K<?M~MDM?'M'a?'<Le

meurtre de Féveque de Liège est avancé de quinzeans. La femme de Robert de Lamarck et~u Jeanned'Arschelet non Hamelinede Croy. LoinJ être tué

par un soldat, il fut mis à mort par MaxtmUien.et la figure du Téméraire, quand on trouva son

cadavre, n'exprimait aucune menace, puistpielM

loups l'avaient a. demi dévorée.

Bouvardn'en continua pas moins Walter Scott,mais finitpar s'ennuyer de la répétitiondes me.neseffets.'L'héroïne, ordinairement, vit à la campagneavec son père, et l'amoureux, on enfant ~é, estrétabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux.il

y a toujours un mendiantphilosophe, un châtelain

Page 174: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 469

tO

bourru, des jeunes fillespures, des valets facétieux

et d'interminables dialogues, une pruderie bête,

manquecomplet de profondeur.En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George

Sand.Il s'enthousiasma pour les belles adultères et les

noblesamants, aurait voulu être Jacques, Simon,

Bénédict,Lélio, et habiter Venise Il poussait des

soupirs,ne savait pas ce qu'il avait, se trouvaitlui-

mêmechangé.Pécuchet,travaillant la littératurehistorique, étu-

diaitles piècesde théâtre.Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre

Charlemagne,plusieurs Philippe-Auguste,une foule

de Jeanne d'Arc et bien des marquises de Pompa-dour,et des conspirationsde Cellamare.

Presque toutes lui parurent encore plus bêtes

queles romans. Caril existepour le théâtre une his-toireconvenue, que rien ne peut détruire. Louis XInemanquera pas de s'agenouillerdevant les figu-rines de son chapeau; Henri IV sera constamment

jovial;MarieStuart pleureuse, Richelieucruel, en-

fin,tous les caractèresse montrent d'un seul bloc,

par amour des idées simples et respect de l'igno-rance, si bien que le dramaturge, loin d'élever,abaisse au lieu d'instruire, abrutit.

CommeBouvardlui avait vanté GeorgeSand,Pé-cuchetse mit à lire C(~MMe/o,Foracc, .~M~a<,futséduit par la défensedes opprimés,le côté socialet républicain,les Jieses.

Suivantliouvard, ellesgâtaient la fictionet il de-mandaau cabinetde lecture des romans d'amour.

Page 175: Bouvard et Pécuchet

470 BOUVARD ET PÈCUCHET.

A haute voix et l'un après l'autre, ils parcou-rurent la NouvelleHéloise,De~oA~c~Adolphe, Ou-

~a. Mais les bâillementsde celui qui écoutaitga-

gnaient son compagnon, dont les mains bientôt

laissaienttomber le livrepar terre.

Ils reprochaientà tous ceux-là de ne rien dire surle milieu, l'époque, le costume des personnages.Le cœur seul est traité toujours du sentiment!commesi le monde ne contfait pas autre chose.

Ensuiteils tâtèrent desromLashumoristiques,tels

que le VoyageaM~o! de ma chambre, par Xavier

de Maistre <S'OM~Z~TÏ~M/s,d'AlphonseKarr. Dans

ce genre de livres, on doit interrompre la narrationpour parler de sonchien, de ses pantouflesou de sa

maîtresse. Un tel sans gêne d'abord les charma,

puis leurparut stupide, car l'auteurefface sonœuvre

en y étalant sapersonne.Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans

les romans d'aventures l'intrigue les intéressait

d'autant plus qu'elle était enchevêtrée, extraordi-naire et impossible. Ils s'évertuaient à prévoir les

dénouements, devinrent là dessus très forts, et se

lassèrent d'une amusette, indigne d'esprits sé-

rieux.

L'oeuvrede Balzac les émerveilla, tout à la foiscomme une Babylone, et comme des grains de

poussière sous le microscope. Dans les choses les

plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils

n'avaient pas soupçonnéla vie moderne aussi pro-fonde.

« Quel observateur1s'écriaitBouvard.Moije le trouve chimérique,finitpar dire Pé-

Page 176: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PËCBCHET. i7i

cuchet.Il croit aux sciences occultes, à la monar-

cMe,à la noblesse, est éblouipar les coquins, vousremue les millions comme des centimes, et ses

bourgeoisne sont pas des bourgeois,mais des colos-

ses.Pourquoigonflerce qui est plat, et décrire tant

de sottises Il a fait un roman sur la chimie, un

autrb sur la Banque, un autre sur les machines à

imprimer. Commeun certain Ricard avait fait « le

cocherde fiacre», « le porteur d'eau », « le mar-

chandde coco». Nousen aurions sur tous les mé-

tierset sur toutes les provinces,puis sur toutes les

villesetles étagesde chaque maisonet chaqueindi-

vidu,ce qui ne seraplus de la littérature, mais de la

statistiqueou de l'ethnographie. »Peu importait à Bouvardle procédé. Il voulait

s'instruire, descendre plus avant dans la connais-sancedes moeurs.Il relut Paul de Kock,feuilleta de

vieuxermites de la Chausséed'Antin.« Commentperdre son temps à des inepties pa-

reilles,disaitPécuchet.

Maispar la .suitece sera fort curieux, comme

documents.Va te promener avec tes documents Je de-

mandequelquechosequi m'exalte,qui m'enlève aux

misèresde ce monde1 »Et Pécuchet, porté à l'idéal, tourna Bouvard, in-

sensiblement,vers la tragédie.Le lointain où elle se passe, les intérêts qu'on y

débatet la conditionde sespersonnages leur impo-saientcumutoun sentimentde grandeur.

Unjour, Bouvardprit Athalie, et débita le songetellementbien, que Pécuchet voulutà son tour l'es-

Page 177: Bouvard et Pécuchet

1 J2 BOUVARD Et PÉCUCHET.

sayer. Dèsla première phrase, sa voixse perdit dansune espèce de bourdonnement. Elle était monotone

et, bien que forte, indistincte.

Bouvard, plein d'expérience, lui conseilla, pour

l'assouplir, de la déployer depuis le ton le plus bas

jusqu'au plus haut, et de la replier, -.en émettantdouxgammes, l'une montante, l'autre descendante-et lui-même se livrait à cet exercice,le matio,dans son lit, couchésur le dos, selonle préceptedes

Grecs. Pécuchet, pendant ce temps-là, travaillaitde

la même façon leur porte était close et ils brail-

laient séparément.Cequi leurplaisaitde la tragédie,c'était l'emphase,

lesdiscourssurla politique,lesmaximesdeperversité.Ils apprirent par coeur'les dialogues les plus fa-

meux de Racine et de Voltaire, et ils les décla-

maient dansle corridor.Bouvard,commeau Théâtre-

Français, marchait la mainsur l'épauie de Pécuchet

en s'arrêtant par intervalles, et, roulant ses yeux,ouvrait les bras, accusait les destins. TIavait de

beaux cris de douleur dans le Philoctète de La

Harpe, un joli hoquet dans Ga~c//c de ~e~y, et

quand il faisait Denys, tyran de Syracuse,une ma-

nière de considérerson uls en 1 appelant«Monstre,

digne de moi » qui était vraiment terrible. Pécu-

chet en oubliait son rôle. Les moyens lui man-

quaient, non la bonne volonté.Une fois, dans la C~o/K~ de Marmontel,il ima-

gina de reproduire le sifflementde l'aspic, tel qu'a-vait dû le faire l'automate inventé exprès par Vau-

canson. Ceteffetmanqué les fit rire jusqu'au soir.

La tragédie tombadansleur estime.

Page 178: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. i73

)!

Bouvarden fut las le premier, et, y mettant de la

franchise, démontra combien eUeest ariiucielle et

podagre, la.niaiserie de ses moyens, l'absurdité des

confidents.Ils abordèrent la comédie, qui est l'école des

nuances.Il faut disloquerla phrase, souligner les

mots, peser les syllabes.Pécuchet n'en put venir àbout et échouacomplètementdans Célimène.

Du reste, il trouvait les amoureux bien froids,les raisonneursassommants, les valets intolérable",Clitandre et SganareUe aussi faux qu'Egisthe et

qu'Agamemnon.Restait la comédie sérieuse, ou tragédie bour-

geoise, celle où l'on voit des pères de famille dé-

solés, des domestiques sauvant leurs maîtres, desrichards offrantleur fortune, des couturières inno-

centes et d'infâmes suborneurs, genre qui se pro-

longe de Diderot jusqu'à Pixérécourt. Toutes ces

piècesprêchant la vertu les choquèrent commetri-

viales.

Le drame de i830 les enchanta par son mouve-

ment, sa couleur, sa jeunesse.'Ils ne faisaient guère de diSérence entre Victor

Hugo,Dumasou Bouchardy,et la diction ne devait

plus être pompeuse ou fine, mais lyrique, désor-

donnée.

Unjour que Bouvardtâchait de fairecomprendrea Pécuchetle jeu de FrédériGLemaïtre, M' Bordinse montra tout à coup avec son châle vert, et un

volumede Pigault-Lebrun qu'elle rapportait, cesmessieurs ayant l'obligeance de lui prêter des ro-mans quelquefois.

Page 179: Bouvard et Pécuchet

'i74 BOUVARD ET PËCUCHET.

(t Maiscontinuez » car elle était là depuis ùne

minute, et avait plaisir à les entendre.

Ils s'excusèrent. Elle insistait.

« Mon Dieu 1 dit Bouvard, rien ne nous em-

pêchePécuchetallégua,par faussehonte, qu'ilsne pou-'

vaient jouer à l'improviste, sans costume.

« Effectivement1 nous aurions besoin de nous

déguiser a

Et Bouvardcherchaun objetquelconque,ne trouva

que le bonnetgrec et le prit.Commele corridor manquait de largeur, ils des-

cendirent dans le salon.. 1

Des araignées couraient le long des murs et les

spécimens géologiquesencombrant le soi avaientblanchi de leur poussière le velours des fauteuils.

On étala sur le moins malpropre un torchon pour

que M°"Bordinpût s'asseoir.Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bou-

vard était partisan de la Tour de A~/e. Mais Pécu-chet avait peur des rôles qui demandent trop d'ac-tion.

« Elle aimera mieux du classique1 jMe<& parexemple?

Soit.Bouvard conta le sujet. a C'est une reine,

dont le mari a, d'une autre femme, un fils. Klleestdevenue folledu jeune homme, y sommes-nous?En route w»

`Oui, prince, je tabula, je brûle pour TMaÊe,Je l'aime t

Page 180: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. i75Et paylant au profil de Pécuchet, il admirait son

port, son visage,« cette tète charmante» se désolait

de ne l'avoir pas rencontré sur la flotte des Grecs;,aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe.

La mèche du bonnet rouge s'inclinait amoureu-

sement, et sa voixtremblante, et sa figure bonne

conjuraientle cruel de prendre en pitié sa flamme.

Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquerde l'émotion.

M"" Bordin, immobile, écarquillait les yeux,commedevant les faiseurs de tours Mélieécoutait

derrière la porte. Gorju,en manches de chemises,lesregardait par la fenêtre.

Bouvardentama la secondetirade. Sonjeu expri-mait le délire des sens, le remords, le désespoir,et il se précipitasur le glaiveidéal de Pécuchet avee

tant de violenceque, trébuchant dans les cailloux,il faillit tomber par terre.

« Ne faites pas attention Puis, Thésée arrive, et

elle s'empoisonne1

Pauvre femme » dit madame Bordin.

Ensuite ils la prièrent de leur désigner un mor-ceau.

Le choix l'embarrassait. Elle n'avait vu que trois

pièces Robert le Diabledans la capitale, le Jeune

Jtta~ à Rouen, et une autre à Falaise qui était

bien amusante et qu'on appelaitla Brouette du Fï-

Ha:y?'M~.Enfin, Bouvard lui proposa la grande scène de

Tartufe, au troisième acte.

Pécuchet crut une explicationnécessaire.:« Il faut savoir que Tartufe. »

Page 181: Bouvard et Pécuchet

BOCVARDET y&CUCBET.t76

M°" Bordin l'interrompit. « On sait ce que c'est

-qu'unTartufe »

Bouvardeut désiré, pour un certain passage,une

robe.«Je ne vois que la robe de moine», dit Pécuchet.

N'importe mets-la1 »

H reparut avecelle, et un Molière.Le commencement fut médiocre. Mais Tartufe

venant à caresserles genouxd'Elmire, Pécuchetpritnn ton de gendarme.

« ()MCfait là t'O~'CM<7M!?»

Bouvard,bien vite, répliqua d'une voixsucrée,:« Je <<!<<*votre habit, ~'<;<(~eeMest ~:M//c~. »

Et il dardait ses prunelles, tendait la bouche,reni-

flait,avaitun air extrêmementlubrique, finit même

par s'adresserà M' Bordin.

Lesregards decet hommela gênaient, et quandil s'arrêta, humble et palpitant, elle cherchait pres-que une réponse.

Pécuchet eut recours au livr& « La déclaration

est ~o:~<ïfait ya/tM~. »

«Ah oui », s'écria-t-elle, c'est un fier enjôleur.N'est-ce pas? » reprit GeramentBouvard.« Mais

en voilà une autre, d'un chic plus moderne. » Et,

ayant défait sa redingote, il s'accroupit sur un

moellon,et déclama,la tête renversée

Des Nftmmci'de tes yeux inonde ma paupière.Chante-moi quelque chant, comme ps: Ma,le soir,Tu m'en ohautais, ayottJea p!euMdans ton osUnoir.

«Çame ressemble», pensa-t-aue.

Page 182: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. i77

Soyonsheureux) buvons) cnr la coupe est remplie,Car cotte heure est &noua et le reste est folle1

Commevous êtes drôle 1»

Et elle riait d'un petit rire, qui lui remontait la

gorgeet découvraitses dents.

N'est-ce pas qu'il est doux

D'aimer, et de savoir qu'on vous aime à genoux7

Il s'agenouiUa.

«FinissezdoncH

Oh Mase-moï dormir et rater sur ton sein,Dona Sol, ma beauté, mon amour!

«Ici on entend les cloches, un montagnard les

dérange.Heureusement1carsanscela. » EtM°"°Bor-

din sourit, au lieu de terminer sa phrase. Le jourbaissait. Elle se leva.

Il avait plu tout à l'heure, et le chemin par h

hetréen'étant pas facile,mieuxvalaits'en retourner

par les champs. Bouvardi'accompagnadans le jar-din, pour lui ouvrir la porte.

D'abord,ils marchèrent le long des quenouilles,sansparler. Hétait encore ému de sa déclamation,

et elle éprouvait au fond de l'âme comme une

surprise, un charme qui venait de la littérature.

L'art, en de certaines occasions, ébranle les espritsmédiocres, et des mondes peuvent être révélés

par ses interprètes les pluslourds.

Page 183: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.i1f8

Le soleil avait reparu, faisaitluire les feuilles, je-tait des tacheslumineusesdans les fourrés, ça et là.Trois moineaux avec de petits cris sautillaientsur

le tronc d'un vieuxtilleulabattu. Uneépineen fleurs

étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se pen-chaient.

« Ah cela fait bien ?dit Bouvard,en humant

l'air à pleins poumons.«Aussi, vousvousdonnezun mat1

Cen'est pas quej'aie du talent, mais pour du

feu, j'en possède.On voit.M, reprit-elle et mettant un espace

entre les mots, « que vousavez. aimé. autrefois.Autrefois,seulement, vous croyez »»

Elle s'arrêta.«Je n'en sais rien 1

Que veut-elledire ?» Et Bouvardsentait battre

son cœur.Uneflaqueau milieu du sable, obligeantà un dé-

tour, les fit monter sousla charmi!Ie.

Alors ils causèrent de la représentation.«Comments'appellevotredernier morceau?

C'est tiré de /ife?'M<~K,un drame.Ah » puis lentement, et se parlant à elle-

meme, ce doit être bien agréable, un monsieurquivousdit des chosespareilles, pour tout de bon.

Je suis à vosordres», repondit Bouvard.

«Voua?Oui moi1

QueUoplaisanteriePas lemoinsdu monde »

Et ayantjeté un regard autour d'eux, il la prit à

Page 184: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PjÈCUCHET. i79

la ceinture, par derrière, et la baisa sur !a nuque,fortement.

Elle devint très pâle comme si elle allait s'éva-

nouir, et s'appuya d'une main contre un arbre;

puis, ouvrit les paupières, et secoua la tête.« C'est passé. »

Il la regardait, avec ébahissement.

La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la

petite porte. Une rigole coulait de l'autre côte. Elle

ramassa tous les plis de sa jupe, et se tenait au bord,indécise

« Voulez-vousmon aide ?

Inutile.

Pourquoi ?Ah vous êtes trop dangereux1 M

Et, dans le saut qu'elle fit, son bas blanc parut.Bouvardse blâma d'avoir raté l'occasion. Uah elle

se retrouverait, et puis les femmes ne sont pastoutes les mômes. JI faut brusquer les unes, t'audace

vousperd avec les autres. En somme, il était contentde lui, et s'il ne confia pas son espoir à Pécuchet,cefut dans la peur des observations, et nullement

pardélicatesse.

Apartir de cejour-là, ils déclamèrent devant Mé!ieet Gorju, tout en regrettant de n'avoir pas un théâtrede société.

Lapetite bonne s'amusait sans y rien comprendre,chahiedu langage, fascinée par le ron-ron des vers.

Gorju applaudissait les tirades philosophiques des

tragédies et tout ce qui cta:t pour le peuple dans les

metodrames si bien que, charmes de son goût,i~ pensèrent lui dotiner des tec.ons~pour en faire

Page 185: Bouvard et Pécuchet

180 BOUVARD ET PJÊCUCHET.

plus tard un acteur. Cette perspective éblouissaitl'ouvrier.

Le bruit de leurs travauxs'était répandu. Vaucor-heilleur en parta d'une façonnarquoise. Générale-ment on les méprisait.

Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrèrentartistes. Pécuchet porta des moustaches, et Bouvard

ne trouvarien de mieux, avec sa mine ronde et sa

calvitie,que de se faire « une tête à la Déranger o

Enfin, ils résolurent de composer une pièce.Le difQciiec'était le sujet.Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du

café,liqueur indispensableau cerveau,puis deux ou

trois petits verres. Ils allaient dormir sur feuriit

après quoi, ils descendaientdans le verger, s'y pro-menaient, enfin sortaient pour trouver dehorsl'ins-

piration, cheminaientcôteà côte, et rentraient exté-

nués.

Oubien, ils s'enfermaientà double tour. Bouvard

nettoyait la tabte, mettait du pap!er devant lui.

trempait sa plume et restait les yeux au plafond.

pendant que Pécuchet, dans le fauteuil, méditait.les jambes droites et la tête basse.

Parfoisils sentaient un frisson et commele ventd'une idée aumomentde la saisir,elleavaitdisparu.

Maisil existe des méthodespour découvrirdes su-

jets. Onprend un titre au hasard et un fait en dé-

coule on développeun proverbe, on combinedesaventures en une seule. Pas un de ces moyensn'a-boutit. Ils feuiHdèrent vainement des recueils d'a-

necdotes, plusieursvolumesdes causescélèbres, untas d'histoires.

Page 186: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD BT PÉCUCHET. ~Ëi

n

Et ils rbvaient d'être joués à l'Odéon, pensaientauxspectacles, regrettaient Paris.

« J'étais fait pour être auteur, et ne pasm'enterre]*

à la campagne disait Bouvard.

Moide même», répondait Pécuchet.

Une illumination lui vint s'ils avaient tant do

mal, c'est qu'ils ne savaient pas les règles.Ils les étudièrent, dans la Pratique du T~c~c par

d'Aubignac, et dans quelques ouvrages moins .dé-

modés.

On y débat des questions importantes Si la co-médiepeut s'écrire en vers si la tragédie n'ex-

cèdepoint les bornes, en tirant sa fable de l'histoiBe

moderne si les héros doivent être vertueux

quel genre de scélérats elle comporte jusqu'à

quelpoint les horreurs y sont permises que les

détailsconcourent à un seul but, que l'intérêt gran-

disse, que la fin réponde au commencement, sans

doute J

Inventezdesressort"quipuissentm'attacher,

dit Boileau.

Par quel moyen inventer des ressorts ?

Que dans tous vos disco<!<~la passion émue

Aitleohorchei.le coeur,l'échauTeet le remue.

Commentéchauffer le cœur?Doncles règles ne suffisent pas il faut, de plus,génie.

le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l'Aea-'L'nuofrançaise, n'entend rien au théâtre. Geuuroy

Page 187: Bouvard et Pécuchet

182 BOUVARDET PECUCHET.

dénigraVoltaire. Racine fut bafoué par Subligny.La Harperugissait au nom de Shakespeare.

La vieille critique les dégoûtant, ils voulurenconnattre la nouvelle, et firent venir les comptes-rendus de pièces dans les journaux.

Quel aplomb 1Quelentêtement Quelle impro-bité Des outrages à des chefs-d'œuvre,des rév~

rences faites à des platitudes et les âneries deceux qui passent pour savants, et la bêtise de!autres que l'on proclame spirituels1

C'est peut-êtreau public qu'ii faut s'en rapporter.Mais des œuvres applaudies parfois leur déplai.

saient, et, dans les sifflées, quelque chose leur

agréait.Ainsi, l'opinion des gens de goût est trompeuse

et le jugement de la fouleinconcevable.Bouvardposa le dilemmeà Barberou. Pécuchet,

de son côté, écrività Dumouchel.L'ancien commis voyageur s'étnnna dn ramollis-

sement causé par la province, son vieux Uouvardtournait à la bedelle, bref « n'y était ~'us du tout

Le théâtre est un objet de consommationcommeun autre. Celaentre dans l'articleParis. Unvaau

spectaclepour se divertir. Ce qui est bien, c'est ce

qui amuse. ·

« Mais, imbécile,s'écria Pécuchet,ce qui t'amusen'est pas ce qui m'amuse, et les autres et toi-uismeS'enfatigueront plus tard. Si les piècessont absolu-ment écrites pour être jouées, comment se fait-i!

que les mo:eures soient to')jmn'slues? »Et il at-tendit la réponsede Uumouchei.

1

Suivant le professeur, le fort immédiat d'une

Page 188: Bouvard et Pécuchet

WOUVARDET PECUCHET, 483

pièce ne prouvait rien. Le Misanthrope et Athalie

tombèrent. Zaïre n'est plus comprise. Qui.parle au-

jourd'hui de Ducange et de Picard? Et il rappelaittous tes grands succès contemporains, depuis Fan-

tA<Mla Vielleuse.jusqu'à Gaspardo le Pêcheur, dé-

plorait la décadence de notre scène. Elle a pourcausele méprisde là Iit!érature, ou plutôt du style.

Alors ils se demandèrent en quoi consiste préci-sémentle style ? et, grâce à des auteurs indiqués

par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous ses

genres.Comment on obtient le majestueux, le tempéré,

le naïf, les tournures qui sont nobles, les mots quisont bas. C~~M se relève par <Ze!waM~.P'b?M~'ne

s'emploie qu'au figuré. Fièvre s'applique aux pas-sions. Vaillanceest beau en vers.

« Si nous faisions des vers ? dit Pécuchet.

Plus tard Occupons-nous de la prose d'abord.

On recommande formellement de choisir un clas-

siquepour se mouler sur lui, mais tous ont leurs

dangers,et non seulement ils ont péché par le style,maisencore par la langue.

Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécu-

chet et ils se mirent à étudier la grammaire.Avons-nousdans notre idiome des articles déunis

et indéfiniscomme en latin? Les uns pensent queoui,les autres que non. Ils n'osèrent se dcoder.

''Le sujet s'accorde toujours a\cc le verbe, sauflesoccasionsoù le sujet ne s'accorde pas.

N))))~(li~inct.inn,entre l'adjectif verbalet te participe présent mais l'Académie eu pose une

['' )) conunodcà saisir.

Page 189: Bouvard et Pécuchet

484 BOUVARDEf PÉCUCHET.

Ils furent bien aises d'apprendre que leur, pro.nom, s'emploiepour lespersonnes, mais aussi pourles choses, tandis que oü et ~i s'empioient pour les

choses et quelquefoispour les personnes.Doit-ondire « Cettefemmea l'air bon » ou «l'air

bonnea ? « une bûchede bois sec »ou « de boissèche M a ne pas laisser de Mou « que de »«une troupe de voleurssurvint, »ou « survmrentx ?

Autres difficultés « Autour et à l'entour » dont

Racineet Boileaune voyaient pas la diS'erence« imposer » ou « en imposer M,synonymes chezMassilionet chezVoltaire « croasser Het « coas<ser », confonduspar Làfontaine,qui pourtant savait

reconnaître un corbeaud'une grenouille,Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord.

Ceux-ci voient une beauté, où ceux-làdécouvrentune faute. Ils admettent des principes dont ils re-

poussent les conséquences, proclament les consé-

quences dont ils refusent les principes, s'appuientsur la tradition, rejettent les maîtres, et ont des rsf-

finements bizarres. Ménage, au lieu de lentilleset

cassonade, préconise nentilles et castonade. Bou-

hours, ~'<~c~M et non pas Aï&ro'cA~et M. Chap-sal les <M&de la M~c.

Pécuchet surtout fut ébahi par Jénin. Comment?des .z'ow~o~ vaudraitmieux que des AaHMei'(~des '<M'co~quedes ~'M'o~, et, sous LouisXiY,on prononçait jRoK~eet monsieur de ZM~~ posrRomeet monsieur de Z.MMHe/I

jLittré leur porta le coup de grâce en si'Rrmaat

que jamais ii n'y eut d'orthographe positive, et

qu'il ne saurait y en avoir.

Page 190: Bouvard et Pécuchet

BOBVARD ET P&CUCHET. ~8S

Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie

etla grammaire une illusion.

En ce temps-là d'ailleurs, une rhétorique nou-

velleannonçait qu'il faut écrire commeon parle et

que tout sera bien, pourvuqu'on ait senti, observé.

Commeils avaient senti et croyaient avoir ob-

servé,ils se jugèrent capables d'écrire une pièceestgênante par l'étroitesse du cadre, mais le roman

a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent

dansleurs souvenirs.

Pécuchetse rappela un de ses chefs de bureau,un très vilain monsieur, et il ambitionnaitde s'en

vengerpar un livre.

Bouvard avait connu, à l'estaminet, un vieuxmaître d'écriture ivrogne et misérable. Rien neseraitdrôle comme ce personnage.

Aubout de la semaine, ils imaginèrent0' ~idrecesdeux sujets en un seul en denu' là,

passèrent aux suivants Une femme q. causele malheurd'une famille, une femme, ~n mariet soi, amant, une femme qui serait vertueuse

pardéfautde conformation,un ambitieux, un mau-vaisprêtre.

Ils tâchaient de relier à ces conceptions incer-tainesdes choses fournies par leur mémoire, re-

tranchaient,ajoutaient.%Pecr~t était pour le sentiment et l'idée, Bou-vardp. l'image et la couleur et ils commen-

çaientà ne plus s'entendre, chacun s'étonnant quel'autrefût si borné.

La science qu'on nomme esthétique, trancherait

peut-êtreleurs différends. Un ami de Dumouchel,

Page 191: Bouvard et Pécuchet

i86 BOUVARDET PÉCUCHET.

professeur de philosophie, leur envoya une liste

d'ouvragessur la matière. Ils travaillaientà part, etse communiquaientleurs réuexions.D'abord qu'est-ce que le beau ?

Pour Schelling, c'est l'infini s'exprimant par le

fini pour Reid, une qualité occulte pour Jouf-

froy, un fait indécomposable pour De Maistre,ce'

qui plaît à la vertu pour le P. André, ce qui con-vient à la raison.

Et il existe plusieurs sortes de Beau un beaudans les sciences, la géométrie est belle un beaudans les mœurs, on ne peut nier que la mort deSocratene soit belle. Unbeau dans le règne animal.La beauté du chien consiste dans sou odorat. Un

cochon ne saurait être beau, vu ses habitudes

immondes un serpent non plus, car il éveille ennous des idées de bassesse.

Les fleurs, les papillons,les oiseauxpeuvent étr&beaux. Enfin la condition première du Beau, c'est

l'unité dans la variété, voilàle principe.« Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches

sont plus variés quedeuxyeux droits et produisentmoinsbon effet, ordinairement. »

Ils abordèrent la questiondu sublime.Certains objets sont d'eux-mêmes sublimes, le

fracas d'un torrent, des ténèbres profondes, un

arbre battu par la tempête. Un caractèreest beau

quand il triomphe, et sublime quand il lutte.« Je comprends,dit Bouvard,le Beauest le Beau,

elle Sublime le très Beau. » Commentles dis-

tinguer ?

1« Aumoyendu tact, répondit Pécuchet.

Page 192: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÈCUCHET. i87..

Et.le tact, d'où vient-il ?2

Dugoût 1

Qu'est-ceque le goût ? »

Onledénnit,un discemementspécial,un jugement

rapide, l'avantage de distinguer certains rapports.« Enfin le goût c'est legoût, et tout celane dit

pasla manièred'en avoir. »

11faut observerles bienséances, mais les bien-

séancesvarient, et si parfaiteque soitune œuvre,ellene sera pas toujours irréprochable. Il y a pour-tantun Beau indestructible, et dont nous ignoronsleslois, car sa genèse est mystérieuse.

Puisqu'uneidée ne peut se traduirepar trutes les

formes,nous devons reconnaître des limites entre

lesarts, et, dans chacundes arts, plusieurs genresmaisdes combinaisons surgissent où le style de

t'&nentrera dans l'autre, sous peine de dévier du

but,de ne pas être vrai.

L'application trop exactedu Vrai nuit à laBeauté,et la préoccupationde la Beauté empêchele Vraicependantsans idéal pas de Vrai c'est pour-quoiles types sont d'une réalité plus continuequelesportraits. L'art d'ailleursne traite que la vrai-

semblance, mais la vraisemblancedépend de quil'otserve, est une choserelative, passagère.

Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements.

Bouvard,de moinsen moins,croyait à l'esthétique.« Si elle n'est pas une blague, sa rigueur se dé-

montrerapar des exemples.Or écoute »Et il lut une'note, qui lui avaitdemandébien des

recherches.«Bouhoursaccuse Tacite de n'avoirpas la sim-

plicitéque réclamel'Histoire.

Page 193: Bouvard et Pécuchet

~8S BOUVARD ET P&CUCHET.

« M. Droz, un professeur, blâme Shakespearepour son mélange du sérieux et du bouffon. Ni-

sard, autre professeur, trouve qu'AndréChénierest,

comme ~oète, au-dessous'du XVII' siècle. BIair,

Anglais,déplore dans Virgilele tableau des Harpies.Marmontelgémit sur les licencesd'Homère.Lamotte

n'admet point l'immortalitéde ses héros. Vidas'in-

dignede ses comparaisons.Enfin, tous les faiseurs

de rhétoriques, de poétiques et d'esthétiques me

paraissentdes imbéciles1

Tu exagères! » dit Pécuchet.

Des doutes l'agitaient, car si les esprits médio-

cres (comme observe Longin) sont incapables de

fautes, les fautes appartiennent auxma.ïtres,~etondevra les admirer? C'est trop fort! Cependantlesmaîtres sont les maîtres 1Ilauraitvoulu faire s'ac-

corderles doctrines avecles oeuvres,les critiquesetles poètes, saisir l'essence du Beau et ces ques-tions le travaillèrenttellement que sa bile en fut re-

muée. Il y gagnaune jaunisse.Elleétait à sonplushaut période,quandMarianne,

la cuisinièredeM""Bordin,vintdemander àBouvard

un rendez-vouspour sa maîtresse.

Laveuve.n'avaitpas reparu depuis la séance dra-

matique. Était-ceune avance? Maispourquoil'in-

termédiaire de Marianne? Et pendant toute la

nuit, l'imaginationde Bouvards'égara.Le lendemain, vers deuxheures, il se promenait

dans.le corridoret regardait de temps à autrepar la

fenêtre; un coup de sonnetteretentit. C'étaitle no-taire.

¡Il traversa la cour,monta l'escalier, se mit dansle

Page 194: Bouvard et Pécuchet

.BOUVARDET PÉCUCHET. i89

0.

fauteuil,et les premières politesses échangées, dit

que,Jas d'attendre M"*Bordin, il avait pris les de-Mats.Elle désirait lui aeMter lesËcaUes.

Bouvardsentit commeun refroidissemMtet passadansla chambre de Pécucnei.

Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux,M.Vaucorbeildevant vemr Toutà l'heure.

Ennn elle arriva. Son retard s'expliquaitpar l'im-

portance de sa toilette un cachemire..un chapeau,desgants glacés, la tenue qui siea aux occasionssé<

rieuses.

Après beaucoup d'ambages, elle demanda si

ïoille écusne seraient pas suffisants.

« Un acre Milleécus? jamais ?Elle cligna ses paupières « Ah pour moiEt tous les trois restaient silencieux.M.de Faver-

gesentra.11tenait sous le bras, commeun avoué, une ser-

viettede maroquin, et en la posant sur la table« Ce sont des brochures Elles ont trait à la Ré-

forme question brûlante mais voici une chose

quivous appartientsansdoute » Et il tendit à Bou-

vardle secondvolumedes Jlémoiresdu Diable.

Mélie,tout à l'heure, le lisaitdans la cuisine etcommeon doit surveillerles moeursdeces gens-là, ilavaitcru bien faire en con&squantle livre.

Bouvardl'avait prêté à sa servante. On causaderomans.

M"'Bordinles aimait quand ils n'étaient pas lugu-bres.

« Les écrivains, dit M. de Faverges, Mouspei-gnentla vie sousdescouleursMiteuses

Page 195: Bouvard et Pécuchet

190 BOUVARDETP&CCCBET.

Il faut peindre objectaBouvard~

Alors, on n'a plus qu'à suivre l'exempteHné s'agit pas d'exempte1

Aumoins,conviendrez-vousqu'ils peuventtom-ber entre lesmains d'unejeune fille.Moij'en ai une.

Charmante dit le notaire, en prenant la figure

qu'il avait les jours de contrat de mariage.Eh bien à cause d'elle, ou plutôt des per-

sonnes qui l'entourent, je les prohibe dans ma

maison, car le Peuple, cher monsieur

Qu'a-t-il fait le Peuple? dit v&ucorboil,pa<raissant tout a coup sur le seuil.

Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, viïj~semêler à la compagnie.

«Je soutiens, reprit le comte,qu'il faut écarter de

lui certaineslectures.»

Vaucorbeil répliqua. « Vous n~etosdonc pas

pour l'instruction ?

Si fait Permettez 1

Quandtous les jou~ dit Marescot, on attaquele gouvernement1

–Ouest le mal?a

Et le gentilhommeetio médecinse mirent à déni-

grer Louis-Philippe, rappelant l'affaire Pritchard,les loisde septembre contre la liberté de la presse.

« Et celledu théâtre HajoutaPécuchet.

Marescotn'y tenait plus. « II va trop loin, votre

théâtre!1

Pour cela joirous l'accorde dit 'le comte, des

piècesqui exaltent le suicideLe suicideest beau témoin CatonM,objecta

"Pécuchet. ,1~

Page 196: Bouvard et Pécuchet

––BOBVARttBTPECUCHET. i9i

Sans répondre à l'argument, M. de Faverges

stigmatisaces œuvres où l'on bafoueles choses les

plussaintes, la famille, la propriété, le mariage1« Ehbien, et Molière? Mdit Bouvard.

Marescot,homme de goût, riposta que Molière

ne passerait plus, et d'ailleurs était un peu sur-

fait.«Enfin,dit le comte;VictorHugoa été sans pitié,

oui sans pitié, 'pour Marie-Antoinette,en traînantsur la claie le type de la reine dans le personnagedeMarieTudor1

Comment s'écria Bouvard, moi, auteur, je.n'aipas le droit.

Non, monsieur, vous n'avez pas le droit de

nous.montrerle crime sansmettre à côté un correc-

tif, sans nous offrirune leçon. »

Vaucorbeiltrouvait aussi que l'art devait avoirunbut: viser à l'amélioration des masses « Chantez-nousla science, nos découvertes, le patriotisme, »

etil admirait CasimirDelavigne.M" Bordin vanta le marquis de Foudras. Le

notairereprit«Maisla langue, ypensez-vous?

La langue? comment?

Onvousparle du style criaPécuchet.Tr<.jves-YOHsses ouvragesbien écrits ?

Sans doute, fort intéressants »

Il levales épaules et elle rougit sous l'imper-tinence.

Plusieursfois, M*"Bordin avait tâché de revenirà sonaffaire.Il était trop tard pour la conclure. Ellesortitau bras de Marescot.

Page 197: Bouvard et Pécuchet

~92 BOTTARBET PCCUCB~T.

Le comtedistribua ses pamphlets, en recomman-dant de les propager.

Vaucorbeilallait partir, quand PéeucheU'Mreta.«Vousin'oubliez, docteur. »

Sa minejaune était lamentable, avec ses mous-

tacheset ses cheveux noirs qui pendaient sousunfoulard mal attaché.

«Purgez-vous,')dit le médecin. Et lui donnant

deux petites claquescommeà un enfant « Tropde

nerfs, trop artiste a

Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait,et dès qu'ils furent seuls «Tu crois que ce n'est

pas sérieux ?

Non bien sûr a

ïls résumèrent ce qu'ils venaient d'entendre. Lamoralité de l'art se renferme, pour chacun, dans lecôté qui flatte ses intérêts. On n'aime pas la littéra-ture.

Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du comte.Tous réclamaientle suffrageuniversel.

« II me semble, dit Pécuchet, que nous auronsbientôt du grabuge?» Car il voyait tout en noir,

peut-être à cause de sa jaunisse.,

Page 198: Bouvard et Pécuchet

Y!

Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit &

Chavignolles,par un individu venant de Falaise,

que Paris était couvert de barricades, et le lende-

main la proclamationde la Républiquefut af&chéa

sur la mairie.Ce grand événement stupéfiales bourgeois.Mais quand on sut que la Cour de cassation,ia

Cour d'appel, la Cour des Comptes,Je Tribunal de

commerce, la Chambre des notaires, l'Ordre des

avocats,le Conseild'État, l'Université, les générauxet M.de la Rochejacqueleinlui-mêmedonnaient leur

adhésionau gouvernement provisoire, les poitrinesse desserrèrent et commeà Paris on plantait desarbres de la liberté, le conseil municipal décida

qu'il en fallaità Chavignolles.Bouvarden offritun, réjoui dans son patriotisme

par le triomphe du peuple quant à Pécuchet, la

chute de la royauté confirmait trop ses prévisionspour qu'il ne fût pas content.

Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des

peupliers qui bordaient la prairie au-dessus de la

Butte, et le transportajusqu'au « Pasde la Yaque»,M'entrée du bourg, endroitdésigné.

Page 199: Bouvard et Pécuchet

NOtJVARD ET PËCBCHET.04

Avantl'heure de la cérémonie,tous les troisatten-

daient le cortège.Un tambour retentit, une croixd'argent se mon-

tra ensuite, parurent deux flambeauxque tenaient

des chantres, et M.le curé avecl'étole, le surplis, la

chape et la barrette. Quatre enfants de choeurl'es-

cortaient, un cinquièmeportrait le seau pour l'eau

bénite, et le sacristainle suivait.

Il monta sur le rebord de la fosseoù se dressait te

peuplier, garni de bandelettes tricolores. On voyaiten face le maire et ses deux adjoints, Beljambeet,Marescot,puis les notables, M. de Faverges, Vau-

corbeil,Coulon,le juge de -paix,bonhommeanoure

somnolente Heurtaux s'était coiBéd'un bonnet de.

police,et AlexandrePetit, le nouvelinstituteur, avait

mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle

-desdimanches.Lespompiers, que commandaitGir-'

cal, sabre au poing, formaient un seul rang del'autre côté brillaient les plaquesblanches de quel-

ques vieux shakos du tempsde Lafayette,cinq ou

six. pas plus, la garde nationale étant tombée

ep désuétude à Chavignolles.Des paysans et leurs

!èmmes, des ouvriers des fabriques voisines, des

gamins se tassaient par derrière et Placquevent,~egarde champêtre,haut dé cinqpieds huit pouces,les contenait du regard, en se promenant les bras

croisés.L'allocutiondu curé. fut comme celle des autres

prêtres dans la mêmecirconstance.

Après avoir tonné contre les rois, il glorifia la

République.Nedit-onpas la Républiquedes lettres,la République chrétienne? Quoi de plus innocent

Page 200: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHET. i93

que l'une, de plus beau que l'autre ? Jésus-Christ

formula notre sublime devise l'arbre du peuplec'étaitl'arbre de la croix. Pour que la religiondonne

ses fruits, elle a besoin de la charité, et, au nom

de la charité, l'ecclésiastiqueconjura ses frères de

ne commettreaucun désordre, de rentre'' chezeux

paisiblement.Puis, il aspergea l'arbuste, en implorantla béné-

dictionde Dieu. « Qu'il se développeet qu'il nous

rappelle l'affranchissement de toute servitude, et

cette fraternité plus bienfaisante que l'ombrage de

ses rameaux 1 Amen»

Des voix répétèrent ~ea/et, après un batte-

ment de tambour, le clergé, poussantun TeDeum,

reprit le chemin de l'église.Sonintervention avait produit un excellenteffet.

Les simplesy voyaient une promesse de bonheur,les patriotes une déférence, un hommage rendu &leurs principes.

Bouvardet Pécuchet trouvaient qu'on aurait dulesremercierpoùr leur cadeau, y faire une allusion,toutau moins et ils s'en ouvrirentà Favergeset au

docteur.

Qu'importaientde pareilles misères Vaucorbeilétait charmé de la Révolution, le comte aussi. Ilexécraitles d'Orléans.On ne les reverraït plus bon

voyageTout pour le peuple, désormais et, suivide Hurel, son factotum,il alla rejoindre M.le curé.

Foureau marchait la tête basse, entre le notaireet l'aubergiste, vexé par la cérémonie, ayantpourd'une émeute et instinctivement il se retournaitversle garde champêtre, qui déplorait avecle capi-

Page 201: Bouvard et Pécuchet

BOUVAHO fÉC~ ~HET.i9R

taine l'insuffisancede Girbalet la mauvaisetenue de

ses hommesDes ouvriers passèrent sur !a route, en chantant

la J~~M/~c. Gorju, au milieu d'eux,brandissaitune canne Petit les escortait,l'oeilanimé.«Je n'aime pas cela dit Marescot, on vocifère,

on s'exalte1

Eh bon Dieu, reprit Coulon,il faut que jeu-nesse s'amuse »

Foureau soupira« Drôle d'amusement et puis la guillotine au

bout! »

Il avait des visions d'échafaud,s'attendait à deshorreurs.

-Cha,vignollesreçut le contre-coupdes agitationsde Paris. Lesbourgeoiss'abonnèrent à desjournaux.Lematin, on s'encombrait au bureau de la poste,et la directricene s'en fut pas tirée sans le capitaine,

qui l'aidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la

place, à causer.

La première discussionviolente eut pour objet la

Pologne.Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la déli-

vrât.

M. de Favergespensait autrement« Dequel droit irions-nous là-bas?C'étaitdéchat-

ner l'Europecontre nous. Pas d'imprudence »Et tout le monde l'approuvant,les deuxPolonais

se turent.

Une autre fois, Vaucorbeildéfenditles cïrcntairesde Ledru-RoHin.

Foureau riposta par les 45 centimes.

Page 202: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. i97

«Maisle gouvernement, dit Pécuchet, avait sup-

primél'esclavage.Qu'est-ce que ça me fait, l'esclavage.Eh bien, et l'abolitionde la peine de mort, en

matière politique?Parbleu reprit Foureau, on voudrait tout

abolir.Cependant, qui sait? Les locatairesdéjà se

montrentd'une exigence1

Tant mieux les propriétaires,selonPécuchet,étaientfavorisés.Celuiquipossèdeun immeuble. M

Foureau et Marescotl'interrompirent, criant qu'ilétaitun communiste.

« Moi communiste HEt tous parlaient à la fois. Quand Pécuchetpro-~

posade fonderun club, Foureau eut la hardiesse de

répondrequejamais on n'en verrait à Chayignolles.EnsuiteGorjuréclamades fusilspour la garde na-

tionale,l'opinionl'ayant désignécommeinstructeur.

Lesseuls fusils qu'il y eût étaient ceuxdes pom-

piers, Girbal y tenait. Foureau ne se souciaitpasd'en délivrer.

Gorjule regarda« Ontrouvepourtant que je sais m'en servir. a

Car il joignait à toutes ses industries celledu bra-

connageet souventM. le maire et l'aubergiste lui

achetaientun lièvre ou un lapin.« Maibi prenez-les » dit Foureau.Le soir même, on commençales exercices.C'était sur la pelouse, devant l'église. Gorju, en

bourgeronbleu, une cravateautour des reins, exé-cutaitles mouvementsd'une façonautomatique. Sa

voix,quand il commandait, était brutale.

Page 203: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.i98

« Rentrez les ventres »

Et tout de suite, Bouvard,s'empêchant de respi-rer, creusait son abdomen, tendait la croupe.

« On ne vous dit pas de faire un arc, nom deDieu a

Pécuchet confondait les nies et les rangs, demi-

tour à droite, demi-tour à gauche mais le plus la-

mentable était l'instituteur débile et de taille exi-

guë, avec un collier de barbe blonde, il chancelaitsousle poidsde son fusil, dont la baïonnette incom-

modait ses voisins.

On portait des pantalonsde. toutes les couleurs,des baudriers crasseux, de vieux habits d'unifftrmetrop courts, laissant voir la chemisesur les flancset chacun prétendait « n'avoirpas le moyende faire

autrement ». Une souscription fut ouverte pourhabiller les plus pauvres. Foureau lésina, tandis

que des femmes se signalèrent. M"*Bordin offrit

5 francs, malgré sa haine de la République.M. de

Favergeséquipa douzehommeset ne manquait pasà la manœuvre.Puis il s'installait chezl'épicier et

payait des petits verres au premiervenu.

Les puissants alors ûagornaient la basse classe.Tout passait après les ouvriers. Onbriguait l'avan-

tage de leur appartenir. Ils devenaient des.nobles.Ceux du canton,. pour la plupart, étaient tisse-

rands d'autres travaitlaientdans les manufacturesd'indiennes ou à une fabrique de papiers, nonveHe-ment établie.

Gorjules faséinaitpar son bagout, leur apprenaitla savate,menaitboire les intimeschezM°"Cas6tlon.

Maisles. paysans étaient plus nombreux, et les1

Page 204: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHET. i99

jours de marché, M. de Faverges se promenant sur

la place, s'informaitde leurs besoins, tâchait de les

convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre,comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouver-nement, pourvuqu'on diminuâtles impôts.

Aforce de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-

être qu'on le porterait à l'Assemblée.M. de Favergesypensaitcommelui, tout en cher-

chant à ne pas se compromettre.Les conservateurs

balançaiententre Foureau et Marescot.Maisle no-

taire tenant à son étude, Foureau fut choisi un

rustre, un crétin. Le docteurs'en indigna.Fruit secdesconcours,il regrettait Paris, et c'était

Ïa consciencede sa vie manquée qui lui donnait un

air morose. Unecarrièreplus vaste allaitse dévelop-

per quelle revanche Il rédigea une professionde

foi et vint la lire à MM.Bouvardet Pécuchet.

Ils l'en félicitèrent leurs doctrines étaient les

mêmes. Cependant, ils écrivaientmieux, connais-

saientl'histoire, pouvaientaussi bien que lui figurerà la Chambre. Pourquoi pas ? Maislequel devaitse présenter ? Et une lutte de délicatesse s'enga-gea.

Pécuchet préféraità lui-mêmeson ami.«Non,ça te revient tu as plus de prestance 1

Peut-être, répondaitBouvard,mais toi plus de

toupet » Et, sans résoudrela difficulté,ils dressè-rent des plans de conduite.

Cevertigede la députationenavaitgagné d'autres.Le capitaine yrêvait sousson bonnet de police, touten fumantsa bouffarde, et l'instituteur aussi, danssonécole, et-le curé aussi entre deux prières, telle-

Page 205: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPËCUCHEr.200

ment que parfoisil se surprenait les yeuxau ciel, en

train de dire« Faites, .6 mon Dieu que je sois député H

Le docteur, ayant reçu des encouragements, se

rendit chezIleurtaux, et lui exposales chancesqu'ilavait.

Le capitaine n'y mit pas de façons. Vaucorbeilétait connu sans doute, mais peu chéri de ses con-frères et spécialementdespharmaciens.Tousclabau-deraient contre lui le peuple ne voulaitpas d'un

Monsieur ses meilleursmaladesle quitteraient; et,

Ayantpesé ces arguments, le médecin regretta sa

faiblesse..

Des qu'il fut parti, Heurtauxalla voirPlacqueve~i.'Entre vieux militaires, on s'oblige. Maisle gardechampêtre, tout dévouéà Foureau, refusa net de leservir.

Le curé démontra à M. de Faverges que l'heure

n'était pas venue. Il fallait donner à la Républiquele

temps de s'user.

Bouvard et Pécuchetreprésentèrent à Gorjuqu'ilne seraitjamais assez fort pour vaincre la coalitiondes paysanset des bourgeois, l'emplirent d'incerti-

tudes, lui ôtèrent toute confiance.

Petit, par orgueil, avait laissé voir sondésir. Bel-

jambe le prévint que, s'il échouait, sa destitutionétait certaine.

Enfin monseigneur ordonna au curé de se tenu-

tranquille.Doncil ne restait que Foureau.Bouvardet Pécuchetle combattirent, rappelant

ta m&uvaisevolonté pour les fusils, son opposition

Page 206: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPÉCUCHET. 201

au club, ses idées rétrogrades, son avarice, etmême persuadèrent à Gouyqu'il voulait rétablirl'ancien régime.

Si vague que fût cette chose-là pour lo paysan, ilrexécrait d'une haine accumulée dans l'âme de

ses aïeux, pendant dix siècles, et il tournacontre Foureau tous ses parents et ceux de sa

femme, beaux-frères,cousins, arrière-neveux, une

horde.

Gorju,Vaucorbeil et Petit continuaient la démo-lition de monsieur le maire et le terrain ainsi dé-

blayé, Bouvardet Pécuchet,sans que personne s'en

doutât, pouvaient réussir.Ustirèrent au sort pour savoirqui seprésenterait.

Le sort ne trancha rien, et ils allèrent consulter

là-dessus le docteur.

Il leur apprit une nouvelle,Flacardoux,rédacteurdu Calvados,avaitdéclarésa candidature.La décep-tion des deux amis fut grande: chacun, outre la

sienne, ressentait celle de l'autre. Mais la politiqueles échauffait.Lejour des élections,ils surveillèrentlesurnes. Flacardouxl'emporta.

M.le comte s'était rejeté sur la garde nationale,sans obtenir l'épaulette de commandant. Les Chavi-

gnollaisimaginèrent de nommer Bel jambe.Cettefaveur du public,bizarre et imprévue, cons-

terna Heurtaux. Il avait négligé ses devoirs, se

bornant à inspecter parfois les manoeuvres, etémettre des observations. N'importe II trouvait

monstrueuxqu'on préférâtun aubergiste à un ancien

capitainede l'Empire,et il dit, aprèsl'envahissementde la Chambreau i5 mai « Si les grades militaires

Page 207: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDËT~ËCCCHET.202~

se donnent comme ça dans la capitale, je ne m'é-

tonne plus de ce qui arrive1 »

La réactioncommençait.v

Oncroyait aux purées d'ananasde Louis B!anc,au lit d'or dé Flocon,aux orgies royales de Ledru-

RoUin,et commela provinceprétend'connaître toutce qui se passeà Paris,' les bourgeois de Chavignoi-lesne doutaientpas;de ces inventions,et admettaient

les rumeurs les plus absurdes.

M. de Faverges,un soir, vint trouver le curé pourlui apprendrel'arrivée en Normandiedu comt~de'

CRambord.

Joinville,d'aprèsFoureau, s~disposaitavecsesma-

rins, à vousréduire les socialistes.Heurtauxai'8rmaïi

que prochainementLouisBonaparteserait consul.

Les fabriqueschômaient. Despauvrespar bandes

nombreuses, erraient dans la campagne, tUn dimanche(c'était dans les premiersjours de

juin), un gendarme, tout à coup, partit versFalaise.

Les ouvriers d'AcqueviIle,Liffard, Pierre-Pont et

Saint-Rémymarchaientsur Chavignolles.'Les auven's se fermèrent, le conseil municipal

s'assembla, et résolut, pour prévenir des malheurs,

qu'on neferait aucune résistance. La gendarmeriefut même consignée, avecl'injonctionde ne pas se

montrer.Bientôt on entendit comme un grondement

d'orage. Puis !e chant des Girondinsébrania les car-

reaux et des hommesbras dessus bras dessous,débouchèrent par la rouie do Cpen, poudreux, ea

sueur, dépenaillés. Ils emplissaient la place. Un.

.grand brouhaha s'élevait..

Page 208: Bouvard et Pécuchet

'BOUVARD ETrËCUCHET. 203

Gorju et deux de ses compagnonsentrèrent danslasalle. L'un était maigre et à figure chafouineavecun gilet de tricot, dontles rosettes pendaient. L'au-tre noir de charbon, un mécaniciensans doute,

avait les cheveuxen brosse, de gros sourcils, etdes savatesde lisière. Gorju, comme un hussard~

portait sa veste sur l'épaule.Tous les trois restaient debout, et les conseillers,

siégeantautour de la table couverted'un tapis bleu,les regardaient blêmes d'angoisse.

« Citoyens dit Gorju, il nous faut de l'ouvra-

geh)Le maire tremblait la voix lui manqua.Marescotrépondit,à sa place, que le conseilavise-

rait immédiatement et les compagnonsétant

sortis, on discutaplusieurs idées.

La première fut de tirer du caillou.

Pour utiliser les cailloux, Girbalproposa un che-min d'Anglevilleà Tournebu.

Celui de Dayeux rendait absolument le même

service.Onpouvaitcurer la mare cen'était pas un travail

suffisant (ou bien creuser une secondemare maisàquelleplace?)

Langloisétait d'avis de faire un remblai le longdesMortins,en casd'inondation mieuxvalait,selon

Beijambe,défricherles bruyères. Impossiblede rienconclure Pour calmer la foule, Coulondescen-dit sur le péristyle, et annonça qu'ils préparaientdesateliers do charité.

KLacharité? Merci » s'écria Gorju. «A bas lesaristos f~us voulonsle droit au travail ?

Page 209: Bouvard et Pécuchet

BOUVARBNTPÉCUCHET.2M

C'étaitla questionde l'époque, il s'en taisait un

moyende gloire, on applaudit.En se retournant,

il coudoyaBouvard, que Pécu-chet avait entrainé jusque-là, et ils engagèrentune conversation.Rien ne pressait la mairie était

cernée le conseil n'échapperaitpas.« Oùtrouver de l'argent? » disait Bouvard.« Chez les riches 1 D'ailleurs, le gouvernement

ordonnera des travaux.Et si on n'a pas besoin de travaux?

Onen fera par avance1

Maisles salaires baisseront riposta Pécuchet.

Quandl'ouvragevient à manquer, c'est qu'il y a trop-de produits! et vous réclamezpour qu'oj~les

augmenteH

Gorju se mordait la moustache. « Cependant.avecl'organisationdu travail.

Alorsle gouvernementsera le maître »

Quelques-uns,autourd'eux,murmurèrent « Non1

non 1 plusde maîtres »

Gorju s'irrita. « N'importe1 on doit fournir auxtravailleurs un capital, ou bien instituer lecrédit!

Dequelle manière?2

Ah je ne sais pas mais on doit instituer lecrédit

En voila assez,dit le mécanicien, ils nous em-

bêtent, ces iarceurs-la. »

Et il gravit le perron, déclarant qu'il enfoncerait

la porte.Placquevent l'y reçut, le jarret droit ûéchi, les

poings serrés « Avanceun peu

Page 210: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PJÈCnCïtET. 2(~

Il

Lemécanicienrecula.

Unehuée de la foule parvint dans la salle tous

se levèrent ayant envie de s'enfuir. Le secours de

Falaise n'arrivait pas On déplorait l'absence de

M. le comte.Marescottortillait une plume. Le pèreCoulongémissait, Heurtaux s'emporta pour qu'onnt donner les gendarmes.

« Commandez-lesdit Foureau.

Je n'ai pas d'ordres »

Le bruit redoublait, cependant. La place était

couvertede monde et tous observaient le pre-mierétagede la mairie, quant à la croiséedu milieu,sousl'horloge, on vit paraître Pécuchet.

!1avaitpris adroitement l'escalier de service,et voulantfairecommeLamartine, il se mit à haran-

guer le peuple« Citoyens M»

Maissa casquette, sonnez, sa redingote, tout sonindividumanquaitde prestige.

L'hommeau tricot l'interpella« Est-ce quevousêtes ouvrier?

Non.

Patron, alors.

Pas davantage.Ehbien, retirez-vous

Pourquoi? » reprit NèrementPëcuehet

Et aussitôt, il disparut dans l'embrasure, empoi-

gné par le mécanicien. Goqu vint à son aide.Laisse-le c'est un brave » Ils se colletaient.

Importe s'ouvrit, et Marescotsur le seuil,proclamala décisionmunicipale. Hurell'avait suggérée.

Le chemin de Tournebu aurait un embranche-

Page 211: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD8r PECUCHET.--206

ment sur Angleville,et qui mènerait au château de

Faverges.C'estun sacrinceque s'imposaitla communedans

t'mtëret des travailleurs.

Ils se dispersèrent.En rentrant chezeux, Bouvardet Pécuchet eurent

les oreilles frappées par des voix de femmes. Les

servanteset M""Bordinpoussaientdes exctamationa,la veuvecriait plus fort, et à leur aspect

«Ah c'est bienheureux depuis troisheures que

je vousattends mon pauvre jardin plus une seule

tulipe des cochonneriespartout sur le gazon Pas

moyende le faire démarrer

Quicela?

Lepere.Gouy »

I! étaitvenu avec une charrette de fumier. –et

l'avait jetée tout à vrac au milieu de l'herbe. Il

laboure maintenant! Dépêchez-vouspour qu'il fi-

nisse t

Je vous accompagne » dit Bouvard.Au bas des marches, en dehors, un cheval dans

les brancards d'un tombereau mordait une touffede lauriers-roses.Les roues, en frôlant les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododen-

dron, abattu les dahtias, et des mottes de fumier

noir, commedes taupinières, bosselaient le gazon.Gouyle bêchait avecardeur.

Unjour M" Bordinavaitdit négligemmentqu'ellevoulaitle retourner. Il s'était mis à la besogne, et

malgré sa défense continuait.C'estde cette manière

qu'il entendait le droit au travail, les discours de

-Gortului ayant tourné la cervelle.

Page 212: Bouvard et Pécuchet

DOUVAKD ET PÉCUCHET. 207

Il ne partit que sur les menaces violentes de

Bouvard.M"" Bordin, comme dédommagement, ne paya

passamain-d'œuvreet garda le fumier. MlleetaUju-dicieuse l'épousedu médecin,et même celledu no-

taire,bienque d'un rangsupérieur, la considéraient.Les ateliers de charité durèrent une semaine.

Aucuntrouble n'advint. Gorju avaitquitté le pays.Cependant la garde nationale était toujours sur

pied le dimanche une revue, promenades mili-

tairesquelquefois, et chaque nuit des rondes.

Ellesinquiétaient h village.On tirait les sonnettes des maisons, par facétie;

on pénétrait dans les chambres ou des épouxron-

Caientsur le mômetraversin alors'on disait des

gaudrioles, et le mari se levant allait vouscher-

cherdes petits verres. Puis on revenait au corps-

de-garde,jouer un cent de dominos, on y buvaitdu cidre, on y mangeait du fromage, et le faction-

naire qui s'ennuyait a la porte rentre-Minait à

chaqueminute. L'indiscipline régnait, grâce à la

mollessede Beljambe.Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le

mondefut d'accord pour « voler au secours de

Paris», mais Foureau ne pouvaitquitter la mairie,Marescotson étude, le docteur sa clientèle. Girbalsespompiers, Il. de Faverges était Cherbourg.Beljambes'alita. Le capitainegrommelait <'Onn'a

pasvoulu de moi, tant pis o et Bouvard eut la

sagessede retenir Pécuchet.Les ruudes dans la campagne furent étendues

plusloin.

Page 213: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.208

Des paniques survenaient, causées par l'ombred'une moule, ou les formes des branches une

fois, tous tes gardes nationaux s'enfuirent. Sous le

clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pom-mier, un homme avecuu fusil et qui les tenait

en joue.Une autre fois, par une nuit obscure, la pa-

trouille, faisanthalte sous la hôtree, entendit qut,l-

<m'undevant elle.« Qui vive? H»

Pas de réponse1

Onlaissal'individu continuer sa route, en le sui-vant à distance, car il pouvaitavoir un pistolet ouun casse-tetc mais quand on fut dans le village,a

portée des secours, les douze hommesdu peloton,tous a la fois se précipitèrent sur lui, en criant:« 'Vospapiers » Ils le houspillaient, l'accablaient

d'injures. Ceuxdu corps de garde étaient sortis.

On l'y trama, et, a la lueur de la chandellebr&-

lant sur le poêle, on reconnut enfinGorju.Un méchant patelot de lastiug craquait à ses

épaules. Ses orteils se montraient par les trousde ses bottes. Des eraMureset des contusionsfai-saient saigner son visage. Il était amaigri prodi-gieusement, et roulait des yeux, commeun loup.

Foureau, accouru bien vite, lui demanda com-

ment il se trouvait sous la hetrôe, ce qu'il revenaitfaire àChavignolles,l'emploi de son temps depuis<ixsemaines.

Çane les regardait pas. Il était libre.

Placqueventle fuuula pour découvrir d~s car-touches. On allait provisoirement le coffrer.

Page 214: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 209

o.

Bouvards'interposa.« Inutile reprit le maire. « On connatt vos

opinions.`

Cependant?.Ah prenez garde, je vousen avertisPrenez

garde. »

Bouvardn'insista plus.

Gorju alors se tourna vers Pécuchet « Etvous,

patron, vousne dites rien ? »

Pécuchetbaissala tête, comme s'il eût douté de

son innocence.Lepauvre diableeut un sourire d'amertume.«Je vousai défendupourtant »

Au petit jour, deux gendarmes l'emmenèrent à

Fa!aise.Hne fut pas traduit devant un conseil do guerre,

maiscondamné par la correctionnelleil trois moisdeprison, pour délit de paroles tendant au b~ute-

versementde la société.DeFalaise, il écrività ses anciens maîtres de lui

envoyerprochainement un certificat de bonne vieetmoeurs, et, leur signature devantêtre légaliséeparle maire ou par l'adjoint, ils préférèrent deman-der ce petit serviceà Marescot.

Onles introduisit dans une salle&manger, quedécoraientdes plats de vieille faïence, une horlogede Bouleoccupait le panneau le plus étroit. Sur la

tabled'acajou, sansnappe, il y avaitdeuxserviettes,unethéière, des bols. M""Marescottraversal'appar-tement dans un peignoir de cachemirebleu. C'étaitune Parisienne qui s'ennuyait à la campagne.Puisle notaireentra, une toque a la main, un journal de

Page 215: Bouvard et Pécuchet

340 BOUVARDET PÉCUCHET.

l'autre et tout de suite, d'un air aimable, il

apposason cachet, bien que leur protègefdt unhomme dangereux.

« Vraiment,dit Bouvard,pourquelquesparoles!Quandla parole amène des crimes, cher mon-

sîa'ïr, permettez

Cependant, » reprit Pécuchet, « quelle dé-marcationétablir entre les phrases innocenteset les

coupables? Telle chose défendue maintenant sera

par la suite applaudie. Et il blâma la manière fé-roce dont on traitait les insurgés.

Marescotallégua naturellement la défense de la

société, le salut public, loi suprême.« Pardon dit Pécuchet, le droit d'un seul est

aussi respectable que celui de tous et vous n'avez

rien à lui objecter que la force, s'il retournecontre vous l'axiome. »

Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils

dédaigneusement.Pourvuqu'il continuât à faire des

actes, et à vivre au milieu de ses assiettes, dans son

petit intérieur confortable,toutes les injusticespou-vaient se présenter sans l'émouvoir. Les affairesleréclamaient. Il s'excusa.

Sa doctrine du salut public les avait indignés.Les conservateursparlaient maintenant comme Ro-

bespierre.Autre sujet d'étonnement Cavaignacbaissait. La

garde mobile devint suspecte. Ledru-Rollins'était

perdu, mêmedans l'esprit de Vaucorbeil.Lesdébatssur la constitulion n'intéressèrent personne, et,eu 10 décembre,tousles ChavignollaisvotèrentpourBonaparte.

r

Page 216: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHEf. 2H t

Les six millions de voix refroidirent Pécuchet 6.l'encontredu Peuple, et Bouvardet lui étudièrent

la questiondu suSrage universel.

Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir

d'intelligence.Un ambitieuxle mènera toujours, les

autres obéiront comme un troupeau, les électeurs

n'étant pas même contraints de savoir lire c'est

pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant defraudesdans l'élection présidentielle.

« Aucune», reprit Bouvard « je croisplutôt à lasottisedu Peuple. Pense à tous ceuxqui achètent la

Revalesciere,la pommadeDupuytren,l'eau des châ-

telaines, etc. Ces nigauds forment la masseélecto-

rale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi ne

peut-onse faire, avecdes lapins, trois millelivresderente? C'est qu'une agglomérationtrop nombreuseestune cause de mort. Demême, par le fait seul dela foule, les germes de bêtise qu'elle contient se

développentet il en résulte des effets incalculables.Ton scepticismem'épouvante » dit Pécuchet.

Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de

Faverges,qui leur apprit l'expéditionde Rome.On

n'attaqueraitpas les Italiens, mais il nous fallaitdes

garanties. Autrement notre influence était ruinée.Riende plus légitime que cette intervention.

Bouvard écarquilla les yeux. « A propos de la

Pologne,vous souteniez le contraire?

Cen'est plus la même chose a Maintenant,il

s'agissaitdu pape.Et M. de Faverges, en disant « Nousvoulons,

uousferuus, nous comptonsbien, s représentait un

groupe.

Page 217: Bouvard et Pécuchet

BOOVARDETP&CUCBET.~13

Bouvard et Pécuchet furent dégoûtes du petitnombre comme du grand. La plèbe, en somme,valait l'aristocratie.

Ledroit d'interventionleur semblaitlouche. Ils en

cherchèrentles principesdansCalvo,Martens,Vatel;< et Bouvardconclut

a On intervient pour remettre un prince sur le

trône, pour affranchirun peuple, ou, par précaution,en vue d'un danger. Dansles deux cas, c'est un at-tentat au droit d'autrui, un abus de la force, uneviolence hypocrite 1

Cependant, dit Pécuchet, lespeuples commeles

hommes sont solidaires.

Peut-être » Et Bouvardse mit à rêver.Bientôtcommençal'expéditionde Rome.A l'intérieur, en haine des idées subversives,

l'élite des bourgeoisparisiens saccagea deuximpri-meries. Le grand parti de l'ordre se formait.

Havait pour chefs dans l'arrondissement, M.le

comte, Foureau, Marescot,le aré. Tous les jours,vers quatre heures, ils se promenaient d'un bout à

l'autre de la place, et causaient des événement&.

L'affaire principale était la distribution des bro-

chures. Les titres ne manquaient pas de saveur

Dieu le voudra le Pa~~CMa? Sortons ~4-~M <? allons-nous? Ce qu'il y avait de plusbeau, c'étaientles dialoguesen stylevillageois,avec

des jurons et des fautes de français, pour élever lemoraldes paysans.Par une loi nouvelle, le colpor-tage se trouvait aux mains des préfets et on ve-Tïsii de fourrer Pfoadhon~Samie-Péîag'e; –im-mense victoire.

Page 218: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDNTP&CUCHET. 2i3

Les arbres de la liberté furent abattus générale-ment. Chavignollesobéit la consigne. Bouvardvit

de ses yeux les morceauxde son peuplier sur une

brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmeset on offritla soucheà M.le Curé qui l'avait béni

pourtant! quelledérision! <

L'instituteur ne cacha pas sa manière de penser.Bouvard et Pécuchet l'en félicitèrent un jour

qu'ils passaientdevantsa porte.Le lendemain, il se présenta chezeux. A la fin de

la semaine, ils lui rendirent sa visite.

Le jour tombait, les gaminsvenaient de partir, etle maître d'école, en bouts de manche, balayait la

cour. Sa femme, coifféed'un madras, allaitait un

enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupeun miochehideuxjouait par terre, à ses pieds; l'eau

du savonnage qu'elle faisait dans la cuisinecoulait

aubas de la maison.« Vousvoyez, dit l'instituteur, commele gouver-

nementnous traite. » Et tout de suite, il s'en prit al'infâmecapital. Il fallait le démocratiser, affranchir

la matière

Je ne demandepas mieux » dit Pécuchet.

Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l'as-

sistance.« Encore un droit » dit Bouvard.

N'importe le provisoire avait été mollasse, enn'ordonnantpas la fraternité.

« TAchezdoncde l'établir »

Commeil ne faisait plus clair, Petit commandabrutalement à sa femme de monter un flambeaudanssoncabiuet.

Page 219: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHET.2t4

DesépinglesËxaient aux murs de plaire ïes por-traits lithographiés des orateurs de la gauche. Un

casier avec des livresdominait un bureau de sapin.On avait pour s'asseoir une chaise, un tabouretetune vieillecaisseà savon il affectaitd'en rire. Maisla misère plaquait ses joues, et ses tempes étroitesdénotaient un entêtement de bélier, un in~aitable

orgueil. Jamais il ne calerait.« Voilàd'ailleurs ce qui me soutient 1»C'était un amas de journaux, sur une planche,et

il exposaen paroles fiévreusesles articlesde sa foidésarmementdes troupes, abolitionde la magistra*ture, égalité des salaires, niveau moyenpar~lequelon obtiendraitl'âge d'or, sous la formede la Répu-

blique, avecun dictateur à la tête, un gaillard pourvous mener ça, rondement 1

Puis il atteignit une bouteille d'anisetie et trois

verres, afin de porter un toast au héros, à l'immor-telle victime, au grand Maximilienl

Sur le seuil, la robe noire du curé parut.

Ayant salué vivement la compagnie, il abordal'instituteur et lui dit presqueà voixbasse

« Notreaffairede Saint-Joseph,où en est-elle?ïls n'ont rien donné, reprit le maître d'école.

C'est de votre faute 1

J'ai fait ce quej'ai putAh vraiment? »

Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion.Petit les fit se rasseoir, et s'adressant au curé

« Est-ce tout?))»L'abbô Jeufroy hésita; puis, avec un sourirequitempérait sa réprimande.:

Page 220: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 2iS

On trouve que vous négligezun peu l'histoire

sainte.Oh l'histoire sainte reprit Bouvard.

Quelui reprochez-vous,monsieur?

Moi,rien. Seulementil y a peut-être des choses

plus utiles que l'anecdote de Jonas et les roisd'Israël

Libre à vous » répliqua sèchement le prêtre.Et, sans soucides étrangers, ou à cause d'eux:« L'heure du catéchismeest trop courte »»

Petit levales épaules.«Faites attention. Vous perdrez vos pension-

naires »

Les dOfrancs par mois de ces élèves étaient lemeilleurdesa place.Maisla soutane l'exaspérait:

«Tantpis, vengez-vous1

Unhommede moncaractèrene se vengepas,ditle prêtre, sans s'émouvoir. Seulement, je vous

rappelleque la loi du 15 mars nous attribue la sur-

veillancede l'instruction primaire.–Eh! je le sais bien, s'écria l'instituteur. Elle

appartientmême aux colonels de gendarmerie

Pourquoipas au garde champêtre1 ce serait com-

met!»

Etil s'affaissasur l'escabeau, mordantson poing,retenantsa colère, suffoquépar le sent.intcntde son

impuissance.

L'ecclésiastiquele toucha légèrement sur J'épaule.« Je n'ai pas voulu vous affliger, muBami Cal-

mez-vousUnpeu de raison'!«Voilà Pâques bientôt j'espère que vous don-

nerezl'exempleen communiantavec les autres.

Page 221: Bouvard et Pécuchet

2i6 BOUVARD ET PËCUCHET.

Ah c'est trop fort moi moi me soumettre

àdepareil!esbôtia<!s!a»

Devantce blasphème,le curé pâlit. Ses prunellesfulguraient.Sa mâchoiretremblait:

« Taisez-vous,malheureux taisez-vous1« Et c'est sa femmequi soigne les linges de l'é-

glise1

Eh bien quoi? Qu'a-t-ellefait?

–Elle manquetoujours la messe! Commevous,d'ailleurs 1

Eh on ne renvoie pas un maître d'écolepour

Ça!1 1Onpeut le déplacer » <

Leprêtre ne parla plus. Il était au fonddela pièce,dans l'ombre.'Petit, la tête sur la poitrine, songeait.

Ils arriveraientà l'autre bout de la France, leur

dernier sou mangé par le voyage, et ils retrouve-

rniRnt là-bas, sous des noms diSérents, le même

curé,le mêmerecteur, lemêmepréfet,tous,jusqu'auministre, étaientcommelesanneauxdesachaîneac-cablante 11avaitreçudéjà nn avertissement,d'autresviendraient.Ensuite ? et dansune sorte d'hallucina-

tion, il se vitmarchantsur une grande route, un sacau dos, ceuxqu'il aimait près de lui, la main tenduevers une chaise de poste

A ce moment-la, sa femme dans la cuisine fut

prise d'une quinte de toux le nouveau-nése mila vagiret le marmot pleurait.

« Pauvres enfants! » dit le prêtre d'une w~douce.

Lepèro alors éc!ntaen sanglots

1« Oui1oui tout~cc qu'on voudra

Page 222: Bouvard et Pécuchet

2n

13

BOUVARD ET PÉCUCHET.

J'y compte », reprit le curé.

Et, ayantfait la révérence« Messieurs,bien le bonsoir M»

Lemaître d'école restait la figure dans les mains.nrepoussaBouvard.

« Non laissez-moi j'ai envie de crever je suisunmisérable M

Lesdeux amis regagnèrent leur domicile,en sefélicitantde leur indépendance. Le pouvoir du

clergéles effrayait.Onl'appliquait maintenant à raffermirl'ordre so-

cial.LaRépubliqueallaitbientôt disparaître.Troismillions d'élscteurs se trouvèrent exclus du

suffrageuniversel.Le cautionnementdes journauxfutélevé, la censure rétablie.On en voulait aux ro-mans-feuilletons.Laphilosophie classique était ré-

putée dangereuse. Les bourgeois prêchaient le

dogmedes'intérêts matérielset le peuple semblaitcontent.

Celuides campagnesrevenait à ses anciensmaî-tres.

M. de Faverges, qui avait des propriétés dans

l'Eure,fut porté à la Législative,et sa réélection anconseilgénéraldu Calvadosétait d'avancecertaine.

Hjugea bon d'offrirun déjeuner aux notables du

pays.Levestibuleoù ~?oisdomestiquesles attendaient

pourprendre leurs paletots, le billard et les deuxsalonsen enfilade, les plantes dans des vasesde la

Chine,les bronzes sur les cheminées,les baguettesd'or aux lambris, Iss rideaux épais, les larges fau-

teuils,celuxeimmédiatementlesfrappacommeune

Page 223: Bouvard et Pécuchet

BOUVAND ET PÉCUCHET.~t8

politesse qu'on leur faisait et en entrant dans tasalle à manger, au spectaclede la table couvertede

viandes sur des plats d'argent, avec la rangée des

verresdevantchaqueassiette, leshors-d'œuvreçaet

là, et un saumonau milieu, tous les visages s'épa-alouirent.

Ils étaient dix-sept,y comprisdeux forts cultiva-

teurs, le sous-préfetde Bayeux et un individude

Cherbourg.M. de Favergespria ses hôtes d'excuserla comtesse,empêchée par une migraine et, aprèsdes compliments sur les poires et les raisins quiemplissaientquatre corbeillesauxangles, il futques-tion de la grande nouvelle le projet d'une descenteen Angleterrepar Changarnier.

Heurtaux la désirait comme soldat, le curé enhainedesprotestants,Foureaudansl'intérêt du com-merce.

«Vousexprimez,dit Pécuchet,des sentimentsdu

moyenâge 1

arescot.-Le moyen âge avaitdu bon reprit Marescot.Ainsinos cathédrales

Cependant,monsieur, les abus

N'importe, la Révolution ne serait pasarri-vée 1.

Ah la Révolution, voilà le malheur Hdit

l'ecclésiastique,en soupirant.«Maistout le mondey a contribué et (excusez-

moi, monsieurle comte) les nobles eux-mêmesparjour allianceavecles philosophes1

« Quevoulez-vous Louis XVIHa légalisé la spo-Ration Depuisce temps-là.le régimeparlementairevous sapeles bases'a

ilt

Page 224: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 2<9

Unroastbeefparut, et durant quelquesminuteson

n'entendit que le bruit des fourchetteset des mâ-

choires,avec le pas des servants sar le parquet et

ces<ieuxmotsrépétés « Madère Sauterne »

La conversation fut reprise par le monsieur de

Cherbourg.Comments'arrêter sur le penchant de

l'abîme?«Chezles Athéniens,))d!tMarescot,«chezles Athé-

niens,aveclesquelsnous avonsdes rapports, Solon

mâtales démocrates,en élevant le cens électoral.

Mieuxvaudrait,dit Hurel, supprimerla .Cham-

bre tout le désordrevient de Paris.Décentralisonsdit le notaire.

Largement 1» reprit le comte.

D'après Foureau, la commune devait être mat-tresseabsolue,.jusqu'àinterdire sesroutes auxvoya-

geurs,si e-Uele juge convenable.

Et pendant que les plats se succédaient,poule au

jus, écrevisses, champignons, légumes en salade.,rôtisd'alouettes, bien des sujets furent traités: le

meilleursystèmed'impôts,lesavantagesde la grandeculture,l'abolition de la peine de mort le sous-

préfetn'oublia pas de citer ce mot charmant d'un

hommed'esprit « Quemessieursles assassinscom-mencent »

Bouvardétait surpris par le contrastedeschoses

quil'entouraient aveccellesque l'on disait, car ilsembletoujoursque les parolesdoiventcorrespondreauxmilieux, et que les hauts plafonds soient faits

pourlesgrandes pensées. Néanmoins,il était rougeaudessert et entrevoyait les compotiers dans ,un

brouillard.

Page 225: Bouvard et Pécuchet

BOUVARPET PÉCUCHET.sao

Onavaitpris des vinsde Bordeaux,de Bourgogneet de M&laga. M.de Fdverges qui connaissait sonmondant déboucher du Champagne.Les convivesen trinquant burent au succèsde l'élection, et il étsit

plus de .trois heures, quand ils passèrent dans la

fumoir, pour prendre le café.

'Unecaricaturedu C~~ca~ tratnait,sur une con-

sole, entre des numérosde l't/tKue~cela représen-tait un citoyen, dont les basques de la redingotelaissaient voir une queue, se terminant par tin œil..

Marescoten donna l'explication.Onrit beaucoup.Us absorbaientdes liqueurs, et la cendre des ci"

gares tombaitdansles capitonsdes meubles.L'abbé,voulant convaincreGirbal, attaqua Voltaire.'Coulon

s'endormit. M.de Favergesdéclara son dévouement

pour Chambord. a Les abeilles prouvent la mo-

narchie.t

« Mais les fourmilières la République ? Du

reste, le médecinn'y tenait plus.« Vousavez raison.! dit le sous-préfet. La forme

du gouvernementimporte peu 1

Avec la liberté 1 objectaPécuchet.Un uu~~ hommen'en a pasbesoin, répliqua

Foureau. Je ne fais pas de discoursmoi Je ne suis

pas journaliste et je vous soutiens que la Franceveut être gouvernéepar un bras de fer a

Tous réclamaientun sauveur.Et en sortant, Bouvard et Pécuchet entendiren!

M. de Favergesqui disait a. l'abbéJeufroy« Il faut rétablir Fobéissance.L'autorité se meur!

si on la discute Le droit divin, il n'v a que ça1

Parfaitement,monsieur le comte a

Page 226: Bouvard et Pécuchet

DOCVAKnET PËCUCHKT. ~i

Les pMes rayons d'un soleil d'octobre s'allon-

geaientderrière les bois, un vent humide soufflait;et en marchantsur les feuilles mortes, ils respi-

raientcommedélivres.

'fout ce qu'Us n'avaient pu dire s'échappa en

exclamations« Quelsidiots quellebassesse Comment imagi-

ner tant d'entêtement D'abordque signifiele droit

divin?»

L'ami de Dumouchel,ce professeur qui les avaitéclairéssur l'esthétique,répondità leur questiondans

unelettre savante.La théorie du droit divin a $té formulée sous

CharlesII par l'AnglaisFilmer.

La voici« Le Créateurdonnaau premier homme la sou-

verainetédu monde. Elle fut transmise a ses des-

cendants,et la puissance du roi émane de Dieu« il est son image, » écrit Bossuet. L'empire pater-nelaccoutumeà la domination d'un seul. On a faitlesrois d'après le modèledes pères.

» Lockeréfuta cette doctrine. Le pouvoirpaternelse distingue du monarchique, tout sujet ayant lemêmedroit sur ses enfants que le monarquesur les

siens.La royautén'existeque parle choixpopulaire,et même l'élection était rappelée dans la céré-

moniedu sacre, où deux évêques, en montrant lo

roi,demandaient aux nobles et ac\ manants, s'ils

l'acceptaientpour tel.»Doncle pouvoirvient du peTpIe. Il a le droit

« de faire tout ce qu'il veut, » dit Helvétius,« de

changera&constitution, » dit "Vatel,de se révolter

Page 227: Bouvard et Pécuchet

BOUVARHET PÉCUCHET.823

contre l'injustice, prétendent (nlafey, !!otman, Ma-

My, etc. et saint Thomasd'Aquinl'autoriseà Mdélivrer d'un tyran. Il est même, dit Jurieu, dis-

pensé d'avoir raison. »

Ëtonnés do l'axiome, ils prirent le <~oM~ ~M«?/de Rousseau.

Pécuchet alla jusqu'au bout puis, fermant les

yeux et se renversant la tête, il en fit t'analyse.« On suppose une conventionpar laquello l'iu-

dividualiénasa liberté.« Le Peuple, en tncme temps, s'engageait it )c

défendre contre les inégahtës de la Kature, et larendait propriétaire des chosesqu'il détient.

« Oùest ta preuvedu contrat?Nutto part et la communauté u*ofh'epas de

garantie. Les citoyens s'occuperont exctusivementde politique.Maiscommeil faut des métiers, nous-seau conseillel'esclavage.Les sciencesont perdu b

genre humain. Le théâtre est corrupteur, l'argentfuneste, et l'État doit imposer une religion~sous

peine de mort. »

Comment se dirent-ils, voilàle pontife 4ola dé-

mocratie1

Tous les rëibrmateurs l'ont copié, et ils se

procurèrent l~KMKe~ du socM/MMftpar Mo-

rant.Le chapitre premier expose la doctrine saint-si-

monienne.Au sommet le Père, à la fois pape et empereur.

Abolitiondes héritages, tous les biens meubles et

immeubles composant un fonds social, qui sera

exploitéhiérarchiquement.Les industrielsgouverne-

Page 228: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET ï'ËCUCHKT. ~3

ront la fortunepublique. Maisrien a craindre on

am'apour chefMcelui qui aime le plus )'.

II manqueune chose, la femme.Del'arrivée de la

femmedépend le salut du monde.

Je ne comprendspas.Ni moi H»

Et ils abordèrent le fouriérisme.

Tous les malheursviennent de la contrainte.Quet'attractionsoit libre, et l'harmonies'établira.

Notre Ameenferme douze passions principales

cinqégoïstes,quatre animiquos, trois distrilmtivcs.

Ellestendent, les premières a l'individu, les sui-

vantesaux groupes, les dernières aux groupes de

groupes,ou séries, dont l'ensemble est la phalange,société do dix-huit cents personnes, habitant un

ratais. Chaquematin, des voitures emmènent les

travailleursdans la campagne, et les ramènent lesoir.Unporte des étendards,on se donne des fêtes,on mangedosgâteaux.Toutefemme, si elle y tient,

.possèdetroishommes le muri, l'amant et le géni-teur. Pour les célibataires, le bayadérisme est in-

stitué.« Çame va » dit Bouvard. Et il se perdit dans

lesrêves du monde harmonien.Par la restauration des climatures, la terre de-

viendraplus belle par le croisement des races, laviehumaine plus longue. On dirigera les nuagescommeon fait maintenant de la foudre, il pleuvrala

nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navirestraverseront les mers polaires dégelées sous les

auroresboréales.Cartout se produit par la conjonc-tiondes deuxfluidesmâle et femelle, jaillissantdes

Page 229: Bouvard et Pécuchet

22~ BOUVARUET PECUCHET.

pôles, et les aurores boréales sont un symptômedu

rut de la planète, une émissionprolifique. «Celama

passe,» dit Pécuchet.

AprèsSaint-Simonet Fourier, le problème se ré-

duit à des questionsde salaire.

Louis Blanc, dans l'intérêt des ouvriers, veut

qc'on abolisse le commerce extérieur; Lafarelle

qu'on imposeles machines un autre, qu'on dégrevales boissons,ou qu'on refasse lesjurandes, ouqu'ondistribue des soupes. Proudhon imagine un tarit

uniforme, et réclame pour l'Ëtat le monopoledu

sucre.« Tes socialistes,disait Bouvard, demandanttou-

jours la tyrannie.Maisnon

Si fait 1

Tues absurde tToi tu me révoltes! »

Ils firent venir les ouvragesdont ils ne connais-

saient que les résumés. Bouvardnota plusieursen-t

droits, et les montrant« Lis toi-môme 1Ils nous proposent comme

exemple les Esséniens, les Frères Moraves,lesjé-suites du Paraguay, et jusqu'aurégime des prisons.

» Chezles Icariens, 'e déjeuner se fait en vingtminutes, les femmesaccouchentà l'hôpital quantaux livres, défensed'en imprimer sans l'autorisationde la République.

MaisCabetest un idiot.Maintenantvoilà du Saint-Simon les publi-

cistessoumettront leurs travaux &un comité d'in-

dustriels.

Page 230: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PECUCHET. 22S223

M.

Et du Pierre Leroux la loi forcerales citoyensà entendre un orateur.

Et de l'Auguste Comte les prêtres éduqnerontla jeunesse, dirigeront toutes les œuvresde l'esprit,et engageront le pouvoirà régler la procréation.»

Cesdocuments affligèrent Pécuchet. Le soir, au

diner,il répliqua.« Qu'ily ait, chez les utopistes, des choses ridi-

cules, j'en conviens; cependant ils méritent notre

amour.La hideur du mondeles désolait, et, pour le

rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toiMorusdécapité,Campanellamis sept foisà la torture,Buonarottiavec une chaîne autour du cou, Saint-

Simoncrevant de misère, biend'autres. Ils auraient

pu vivre tranquilles maisnon ils ont marché dans

leur voie,la tête au ciel, commedeshéros.

Crois-tuque le monde, reprit Bouvard, chan-

gera, grâce aux théoriesd'un monsieur?

Qu'importe dit Pécuchet, il est temps de ne

plus croupir dans l'égoïsme Cherchonsle meilleur

système1

Alors, tu comptesle trouver?

Certainementt

Toi? »

Et, dans le rire dont Bouvardfut pris, ses épauleset son ventre sautaient d'accord. Plus rouge quetes confitures, avec sa serviette sous l'aisselle, ilrépétait

« Ah ah ah Hd'unefaçon irritante.

Pécuchet sortit de l'appartement, en faisant cla-

querla porte.Germainele héla par toute la maison, et on le

Page 231: Bouvard et Pécuchet

S26 BOUVARB ET PECUCHET.

découvrit au fonddû sa chambredans une bergère,sans feu ni chandeUeet la casquettesur les sourcils.Il n'était pas malade,mais se livrait à ses réflexions.

La brouille étant passée, ils reconnurent qu'une

.basemanquait à leurs études l'économiepolitique.Ils.s'enquirent del'offre et de la demande, du ca-

pital et du loyer, de l'importation,de la prohibition.Unenuit, Pécuchet fut réveillépar le craquement

d'une botte dans le corridor.La veille, commed'ha-

bitude, il avait tiré lui-même tous les verrous etil appelaBouvardqui dormait profondément.

Ils restèrent immobilessousleurs couvertures.Lebruit ne recommençapas.

Les servantesinterrogéesn'avaient rien entendu.Maisen se promenant dans leur jardin, ils remar-

quèrent au milieu d'une plate-bande, près de la

claire-voie, l'empreinte d'une semeUe et deux

b&tonsdu treillage étaient rompus. Onl'avait esca-

ladé, évidemment.JIfallait prévenir le garde champêtre.Commeil n'était pas à la mairie,Pécuchetse ren-

dit chezl'épicier.Quevit-il dans l'arrière-boutique, à côté de PIae-

quevent, parmi les buveurs? Gorju Gorjunippécommeun bourgeois et régalant la compagnie.

Cetterencontre était insignifiante.Bientôt ils arrivèrent à la question du Progrès.Bouvardn'en doutait pas dans le domainescien-

tifique. Mais, en littérature, il est moins clair; et si

le bien-être augmente,la splendeur de la vie a dis-

paru.Pécuchet pour le convaincre,prit un morceaude

Page 232: Bouvard et Pécuchet

BOCVAROET PÉCUCHET. 22T

papier: « Je trace obliquement une ligne ondule.Ceux qui pourraient la parcourir, toutes les fois

qu'elle s'abaisse, ne verraient plus l'horizon. Ellese relèvepourtant, et malgréses détours, ils attein.dront le sommet. Telle est l'image du Progrès. »

M""Dordinentra.

C'étaitle 3 décembre i85i. Elle apportait lejour-nal.

Ils lurent bienviteet côte àcôte,l'appel aupeuple,la dissolutionde la Chambre,l'emprisonnementdes

députés.Pécuchet devint blême. Bouvard considérait la

veuve.« Comment?vousne dites rien

Quevoulez-vousquej'y fasse ?» Ils oubliaientde lui offrirun siège. « Moiqui suis venue, croyantvousfaire plaisir Ah vous n'êtes guère aimables

aujourd'hui MEt elle sortit, choquéede leur impo-litesse.

La surprise les avait rendus muets. 'Puis ils al-lèrent dans le villageépandre leur indignation.

Marescot, qui les reçut au milieu des contrats,

pensait différemment.Le bavardage de la Chambreétait fini, grâce au ciel.On aurait désormaisune po-

litique d'affaires.

Beljambe ignorait les événements, et s'en mo-

quait d'ailleurs.

Sous les halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil.Le médecin était revenu de tout ça. « Vous

avezbien tort devoustourmenter »»

Foureau passa près d'eux, en disant d'un air nar-

quois « Enfoncésles démocrates M Et le ex*

Page 233: Bouvard et Pécuchet

228 BùCVARD ET PÊCUCKET.

pitaine, au bras de Girbal,criade loin « Vivel'em-

pereur M

Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard

ayantfrappéau carreau/le maître d'école qui Hasaclasse.

Il trouvaitextrêmement drôle que Thiers fût en

prison. Celavengeaitle peuple. « Ah ah t mes-sieursles députés, à votretour »

La fusillade sur les boulevardseut l'approbationde Chavignolles.Pas de grâce aux vaincus, pas de

pitié pour les victimes Dèsqu'on se révolte, on estun scélérat.

«Remercionsla Providence a disaitle curé~« et

après elleLouisBonaparte.Il s'entoure deshommesles plus distingués Le comte de Faverges devien-dra sénateur. »

Le lendemain, ils eurent la visitede PIacquovent.Cesmessieurs avaient beaucoupparlé. Il les en-

gageait à se taire.« Yeux-tu savoirmon opinion? dit Pécuchet.

Puisquelesbourgeoissontféroces,les ouvriers

jaloux, les prêtres serviles et que le Peuple enfin

accepte tous les tyrans, pourvu qu'on lui laisse lemuseau dans sa gamelle,Napoléona bien fait 1

qu'il le bâillonne, le foule et l'extermine ce ne

sera jamaistrop pour sa haine du droit, sa lâcheté,son ineptie, son aveuglement a

Bouvardsongeait « Hein, le Progrès quellebla-

gue MIIajouta « Et la Politique,une belle saleté1Cen'est pas une science,reprit Pécuchet. L'art

militaire vaut mieux, on prévoitce qui arrive, nous

devrionsnous y mettre ?1

Page 234: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET P&CMCMET. 229

Ah merci répliqua Bouvard. Tout me dé-

goûte.Vendonsplutôt notre baraque et allons« au

tonnerre de Dieu,chez les sauvagesCommetu voudras »

Mélie,dans la cour, tirait de l'eau.

La pompe en bois avait un long levier. Pour lefaire descendre, elle courbait les reins et on

voyaitalors ses bas bleus jusqu'à la hauteur de sonmollet.Puis, d'un geste rapide, ellelevait sonbras

droit, tandis qu'elle tournait un peu la tête, et

Pécuchet,en la regardant, sentait quelquechosedetout nouveau,un charme, un plaisir infini.

Page 235: Bouvard et Pécuchet

vu

Desjours tristes commençèrent.Ils n'étudiaient plus dans la peurdes déceptions

les habitants de Chavignofless'écartaient d'eux,iles journaux tolérés n'apprenaient rien, et leur

solitude était profonde; leur déscouvremenbcom*

plet.Quelquefoisils ouvraient un Ïïvre, et le refer-

maient à quoi bon ? En d'autres jours, ils avaient

l'idée de nettoyer le jardin, au bout d'un quartd'heure une fatigue les prenait ou de voir leur

ferme, ils en revenaient écœurés ou de s'occuperde leur ménage, Germainepoussait des lamenta-

tions ils y renoncèrent.

Bouvardvoulut dresser le cataloguedu muséum,et déclaraces bibelots stupides.

Pécuchetemprunta la canardière deLangloispourtirer des alouettes j l'arme, éclatant du premiercoup,'faillit le tuer.

Doncils vivaientdans cet ennui de la campagne,si lourd quand le ciel blanc caresse de sa monotonieun :œur sans espoir. Onécoute le pas d'un homme

en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la

pluie tomber du to~tp!n-terre. De temps à autre,une feuillemorte vient

frôler la vitre, puis tournoie

Page 236: Bouvard et Pécuchet

BOfVARDET P&CUCHET. 23i

s'en va. Des glas indistincts sont apportés par levent. Au fond de l'étable, une vachemugit.

Ils bâillaient l'un devant l'autre, consultaient le

calendrier,regardaient la pendule, attendaient les

repas et l'horizon était toujours le même des

champsen face, &droite Féglise,à gaucheun rideaude peupliers leurs cimes se balançaient dans la

brunie, perpétuellement, d'un air lamentableDeshabitudes qu'ils avaient tolérées, les faisaient

souffrir.Pécuchet devenait incommodeavecsa ma-

nie de poser sur la nappe son mouchoir, Bouvard

ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant.

Descontestationss'élevaient, à proposdes plats, ou

dela qualitédu beurre. Dansleur tôte-a-teteils pen-saient à des choses différentes.

UnévénementavaitbouleverséPécuchet.

Deuxjours après l'émeutede Chavignolles,commeil promenaitson déboire politique, il arriva dans un

chemin,couvertpar des ormes touffus,et il entendit

derrière son dos, une voix crier « Arrête »

C'étaitM"" Castillon.Elle courait de l'autre côté,sans l'apercevoir. Un homme qui marchait devant

elle,se retourna. C'étaitGorju et ils s'abordèrent

à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres les

sèparantde lui.« Est-ce vrai ?dit-elle, tu vas te battre ? »

Pécuchet se coula dans le fossé, pour enten-dre

« Ehbien oui, répliqua Gorju,je vaisme battre

Qu'est-ceque ça te fait?ïl le demande s'écria-t-olle en se tordant les

bras. Maissi tu es tué, mon amour 1 Ohreste MEt

Page 237: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.232

sesyeuxbleus, plus encore que ses paroles, le sup-pliaient.

«Laisse-moitranquille je dois partir M

Elleeut un ricanement de colère.« L'autre l'a permis, hein ? N'en parle pas a

I.leva sonpoing fermé.« « Nonmonami, non 1 jeme tais,je ne dïa rien. »

Et de grosses larmes descendaient le long de ses

joues dans les ruches de sa collerette.Il était midi. Le soleilbrillait sur la campagne,

couvertede blésjaunes. Toutau loin, la bâche d'une

voitureglissaitlentement. Unetorpeur s'étalait dans

l'air pas un cri d'oiseau, pas un bourdonnementd'insecte. Gorju s'était coupéune badine, et <enra-

clait l'écorce.M*"Castillonne relevaitpas la tête.Elle songeait, la pauvrefemme, à la vanitéde ses

sacrifices,les dettes qu'elle avait soldées, ses enga-gementsd'avenir, sa réputation perdue. Au lieu de

se plaindre, elle lui rappela les premiers temps de

leur amour~quand elle allait, toutes les nuits, le re-

joindre dans la grange si bien qu'une fois son

mari,croyant à unvoleur, avait lâché,parla fenêtre,un coup de pistolet. La balle était encore dans lemur. «Dumoment que je t'ai connu, tu m'as semblébeau commeun prince. J'aimetes yeux, ta voix,ta

démarche, ton odeur1 » Elle ajouta plus bas « Je

suis en foliede ta personne1 »II souriait, flatté danssonorgueil.Elle le prit à deux mains par les flancs, et la

tête renversée, commeen adoration.«Mon cher cœur mon cher amour mon âme

ma vie Voyons, parle, que veux-tu? Est-ce de

Page 238: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 233

l'argent ?Onen trouvera.J'ai eu tort je t'ennuyais t

pardon et commande-toides habitschez le tailleur,boisdu champagne, faisla noce, je te permets tout,

tout. » Elle murmura dans un effort suprême«Jusqu'àelle pourvu que tu reviennes à moi »)

Use pencha sur sa bouche,un bras autour de ses

reins,pour l'empêcher de tomber, et elle balbu-

tiait <'Chercœur cher amour commetu esbeau 1monDieu, que tu es beau H»

Pécuchet immobile,et la terre du fossé à la hau-teur desonmenton, les regardait, en haletant.

« Pas de faiblesse dit Gorju, je n'aurais qu'àmanquerla diligence on prépare un fameuxcoupde chien j'en suis Donne-moi dix sous, pourqueje payeun gloriaau conducteur. »

Elle tira cinq francs de sa bourse. « Tu me lesrendras bientôt. Aie un peu de patience Depuis le

temps,qu'il est paralysé songe donc! Et si tu

voulais,nous irions à la chapelle de la Croix-Janval,et là, mon amour, je jurerais, devant la sainte

Vierge,de t'épouser, dès qu'il sera mort 1

Eh il ne meurt jamais, ton mari ?

Gorjuavait tourné les talons. Elle le rattrapaet se cramponnantà ses épaules

« Laisse-moi partir avec toi je serai ta domesti-

que Tu as besoin de quelqu'un. Maisne t'en vas

pas ne me quitte pas La mort plutôt Tue-moi M

Ellese traînait à ses genoux,tâchant de saisir sesmainspour lesbaiser sonbonnet tomba,sonpeigneensuite, et ses cheveuxcourts s'éparpillèrent. Ilsétaient blancssous les oreilles, et commeelle le

regardaitde bas en haut, toute sanglotante, avecses

Page 239: Bouvard et Pécuchet

234 BOUVARDETP~CUCHMT.

paupières rouges et ses lèvres tuméfiées,nue exas-

pération !e prit, il la repoussa.« Arrière,la vieille Bonsoir »» ·

Quandelle se fut relevée, ellearracha la croixd'or

quipendaità son cou, et lajetant verslui«Tiens canaille »»

Gorju s'éloignait, -en tapant avec sa badine lesfeuillesdes arbres.

M°"*CastiIIonne pleuraitpas. Lamâchoireouverteet les prunelles éteintes, elle resta sans faire un

mouvement, pétriQéedans sondésespoir n'étant

plus un être, maisune chose en ruines.Cequ'il venait de surprendrefut, pour Pécuchet,

commela découverted'unmonde, toutun monde1

qui avaitdes lueurs éblouissantes,des floraisons

désordonnées, des océans,des tempêtes, des trésors

-et des abîmes d'une profondeur infinie uneffroi s'en dégageait, qu'importe 1Il rêva l'amour,ambitionnait de J&sentir comme elle, de l'inspirercommelui.

Pourtant il exécrait Gorju et, au corps de.

garde, avait eu peine à ne pas le trahir.

L'amant de M"' Castiltonl'humiliait par sa taille

mince, ses accroche-coeurségaux, sa barbe flocon-

neuse, un air de conquérant, tandis que sa che-

velure, à lui. se collaitsur son crâne commeune

perruque mouillée sontorse, danssa houppelande,ressemblaità un traversin, deuxcaninesmanquaientet sa physionomieétait sévère, ïl trouvait le ciel in-

juste, se sentait ".ommedéshérité, et son ami ne

l'aimait plus.wlp.

Bouvard l'abandonnait tous les soirs. Après la

Page 240: Bouvard et Pécuchet

BOUVARÏ)ET PjÈCMCMET. 2~

mort de sa femme, rien ne l'eût emp&ched'en pren-dre une autre, et qui maintenant le dorlotterait,

soigneraitsamaison.Ilétaittrop vieuxpour ysonger.Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses

pommettesgardaientleurs couleurs, sescheveuxfri-saient comme autrefois, pas une dent n'avait bou-

gé, et, à l'idée qu'il pouvait plaire, il eut un

retour de jeunesse. M" Dordin surgit dans s~ mé-moire. Elle lui avait fait des avances, la premièrefois, lorsde l'incendie des meules, la seconde,à leur

diner, puis dans le muséum, pendant la déclama-

tion, et dernièrement elle était venue sans rancune,trois dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et

y retourna, se promettant de la séduire.

Depuisle jour où Pécuchet avait observéla petitebonne tirant de l'eau, il lui parlait plus souventet soit qu'elle balayât le corridor, ou qu'elle étendîtle linge, ou qu'elle tournât les casseroles,il ne pou-vait se rassasier du bonheur de la voir, surprislui-même de ses émotions, comme dans l'adoles-cence.Il en avait les fièvreset les langueurs, etétait persécuté par le souvenir de M°"'Castillon,

étreignant Gorju..Il questionnaBouvard sur la manière dont les li-

bertins s'y prennent pour avoirdes femmes.« Onleur fait des cadeaux, on les régale au res-

taurant.

Très bien Maisensuite?Il y en a qui feignentde s'évanouir,pour qu'on

les porte sur un canapé, d'autres laissent tomber

parterre leur mouchoir.Lesmeiheurasvousdonnentun rendez-vous, franchement. » Et Bouvardse ré-

Page 241: Bouvard et Pécuchet

236 BOUVARDET PÉCUCHET.

pandit en descriptions,'qai incendièrent l'imagina*·

tion de Pécuchet, comme des gravures obscènes.<'La première règle, c'est de ne pas croire à ce

qu'elles disent. J'en ai connu qui, sous l'apparencede saintes, étaient do véritables Messalines Avant

tout, il faut être hardi M»

Maisla hardiesse nese commande pas. Pécuchet,

quotidiennement, ajournait sa décision,était d'ail-

leurs intimidé par la présence de Germaine.

'Espérant qu'eue demanderait son compte, il en

exigeaun surcroît de besogne, notait les foisqu'elleétait grise, remarquait tout haut sa malpropreté, sa

paresse, et fit si bien qu'on la renvoya.AlorsPécuchet fut libreAvec quelle impatience il attendait la sortie de

Bouvard Quelbattement de cœur, dès que la porteétait refermée 1

Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fe-

nêtre, à la clarté d'une chandelle de tempsà autre,elle cassait son fil avec ses dents, puis clignait les

yeux, pour l'ajuster dans la fente de l'aiguille.D'abord, il voulut savoirquels hommes lui plai-

saient. Était-ce par exempleceuxdu genre de Bou-vard? Pas du tout elle préférait les maigres. Il osalui demander si elle avaiteu des amoureux? «Ja-

mais »

Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin,saboucheétroite, le tour de sa figure. Il lui adressades complimentset l'exhortait à la sagesse.

En se penchant sur elle, il apercevait dans son

corsage des formesblanchesd'où émanaitune tiède

senteur, qui lui chauffaitla joue. Unsoir, il toucha

Page 242: Bouvard et Pécuchet

BOUVABH ETP&CCCHET ~37

deslèvres les cheveuxfollets de sa nuque; et il en

ressentit un ébranlement jusqu'à la moelledes os.

Uneautre fois, il la baisa sur le menton, on se re-

tenant de ne pas mordre sa chair, tant elle était sa-

voureuse.E!lelui rendit son baiser. L'appartementtourna. Hn'y voyaitplus.

Hlui ~t cadeaud'une paire de bottines, et la ré-

galaitsouventd'un verre d'anisette.

Pourlui éviter du mal, il se levaitde bonneheure,cassait le bois, allumait le feu, poussait l'attention

jusqu'à nettoyer les chaussuresde Bouvard.

Méliene s'évanouitpas, ne laissapas tomber son

mouchoiret Pécuchetne savait quoi se résoudre,sondésir augmentantpar la peur de le satisfaire.

Bouvardfaisaitassidûment la cour à M""Bordin.

Elle le recevait,un peu sanglée dans sa robe de

soie gorge-pigeon qui craquait comme le harnais

d'un cheval, tout en maniant par contenance sa

longue chained'or.

Leurs dialogues roulaient sur les gens de Cha-

vignolles« ou.« défunt son mari », autrefois huis-

sierà Livarot.Puis elle s'informa du passé de Bouvard, cu-

rieusede connattre « ses farces de jeune homme »,sa fortuneincidemment, par quels intérêts il était

lié à Pécuchet.Il admirait la tenue de. sa maison, et, quand il

dînait chezelle, la netteté du service, l'excellencede la'table. Une suite de plats' d'unesaveur pro-fonde, que coupait par intervalles égaux un vieux

pomard, les menait jusqu'au dessert où ils étaientfort longtemps à prendre le café et M"" Bor-

Page 243: Bouvard et Pécuchet

~38 BOUVARDET PÉCUCHET

din, en dilatant les narines, trempa! dans la sou-

coupe sa lèvre charnue, ombrée légèrement d'unduvet noir.

Unjour, elle apparut décolletée. Sesépaules fas-

cinèrent Bouvard. Commeil était sur une petitechaisedevant elle, il se mit à lui passer les deuxmains le long des bras. Le veuvesefâcha. ïi ne re-

commença plus,, mais il se figurait des rondeursd'une amplitudeet d'une consistancemerveilleuse.

Un soir que la cuisinede Méliel'avait dégoûté, ileut une joie en entrant dansle salondeM""Bordin.C'estlà qu'il aurait falluvivre1

Le globede la lampe, couvert d'un papie? rose,

épandait une lumière tranquille. Elle était assise

auprèsdu feu et sonpied passaitle bord de sarobe.

Dèsles premiersmots, l'entretien tomba.

Cependantelle le regardait, les cils à demi fer-

més, d'une manière langoureuse, avec obstination.Bouvard n'y tint plus ?t s'agenouillantsur

le parquet,il bredouilla « Je vous aime Marions-

nous! »

M~ Bordin respira fortement, puis, d'un air in-

génu, dit qu'il plaisantait sans doute, on allait se

moquer, ce n'était pas raisonnable.Cettedéclaration

l'étourdissait.Bouvardobjectaqu'ilsn'avaientbesoindu consen-

tement de personne. « Qui vous arrête ? est-ce letrousseau? Notrelinge a une marque pareille, unF nous unirons nos majuscules. ')

L'argument lui plut. Mais une affairemajeurel'empêchaitde se décider avant la fin du mois. EtBouvardgémit.

t.

Page 244: Bouvard et Pécuchet

POUVARDET PÉCUCHET 239

Elleeut la délicatessede le reconduire, escor-

tée de Marianne,qui portait un falot.

Lesdeux amis s'étaient cachéleur passion.Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue

avecla bonne. Si Bouvard s'y opposait, il remmè-nerait vers d'autres lieux, fût-ce en Algérie, oùl'existencen'est pas chèreMais rarement il formaitdeces hypothèses,plein de son amour, sanspenserauxconséquences.

Bouvardprojetait de fairedu muséum la chambre

conjugale,à moins que Pécuchet ne s'y refusât;alorsil habiteraitle domicilede sonépouse.

Un après-midide la semaine suivante, c'était

chezelle, dans son jardin, les bourgeonscommen-

çaientà s'ouvrir, et il y avait, entre les nuées, de

grandsespaces bleus elle se baissa pour cueillirdesviolettes, et dit, en les présentant:

« SaluezM°"'Bouvard

Comment Est-cevrai ?

Parfaitementvrai. »

IIvoulutla saisirdans ses bras, elle le repoussa.« Quel homme » Puis, devenue sérieuse, l'a-vertitque bientôt elle lui demanderaitune faveur.

« Je vous l'accorde? »

Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudiprochain.

Personne jusqu'au dernier moment n'en devaitriensavoir.

a Convenu »

Et il sortit les yeuxau ciel, léger commeun che-vreuil.

Pécuchetle matin du même jour s'était promis

Page 245: Bouvard et Pécuchet

24$ BOCVAtU'ET P&CUCHET

de mourir, s'il n'obtenait pas les faveurs de sabonne et il l'avait accompagnéedans la cave,es-

pérant'que les ténèbres lui donneraient de l'au-dace.

Plusieursfois, elle avait voulu s'en aller; maisil

la retenait pour compter les bouteilles, choisir des

lattes, ou voir le fond des tonneaux, cela durait de-

puislongtemps.EUese trouvait, en facedelui, sousla lumière du

soupirail,droite, les paupièresbasses, le coin de labouche un peu relevé.

« M'aimes-tu?dit brusquementPécuchet.Oui je vousaime.Eh bien, ators, prouve-le-moi «

Et l'enveloppant du bras gauche, il commençade

l'autre main à dégrafersoncorset.« Vous allezmefairedu mal?

Non mon petit ange N'aiepaspeurSiM.Bouvard.

Je ne lui dirai rien Soistranquille »

Un tas defagotsse trouvaitderrière.Elles'y laissa

tomber, les seinshors de la chemise, la tête renver-

sée puis se cacha la ngure sous un bras etun autre eût comprisqu'elle ne manquaitpas d'ex-

périence.Bouvard,bientôt, arrivapour dîner.

Le repas se fit en' silence,chacunayant peur dese

trahir, Mélieles servaitimpassible, comme d'habi-

tude Pécuchet tournait les yeux, pour éviter les

~iens, tandisque Bouvard,considérantlesmurs, son-

geait à des améliorations.

Huit jours après, le jeudi,il rentrafurieux.

Page 246: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET 344

i4

« La sacréegarce1

Quidonc 1–M""Bordin.M»

Et il contaqu'il avait poussé la démence jusqu'àvouloiren faire sa femme mais tout était fini, de-

puisun quart d'heure chezMarescot.Elle avaitprétendu recevoir en dot les Fea~M,

dont il ne pouvait disposer l'ayant, commela

ferme, soldéeen partie avecl'argent d'un autre.

«Effectivement dit Pécuchet.

Et moi qui ai eu la bêtise de lui promettreunefaveurà son choixt C'était celle-là, j'y aimis

de l'entêtement si elle m'aimait, elle m'eûtcédé MLa veuve, au'contraire, s'était emportéeen

injures, avaitdénigré sonphysique,sabedaine.«Mabedaine je te demandeun peu. »

Pécuchetcependantétaitsorti plusieursfois; mar-chaitles jambes écartées.

« Tu souffres?dit Bouvard.Oh oui je souffre!»

Et ayant fermé la porte, Pécuchet, après beau-

coup d'hésitations, confessa qu'il venait de se dé-couvrirune maladie secrète.

« Toi?Moi-même1

Ah mon pauvre garçon qui te l'a donnée '?

Il devint encore plus rouge, et dit d'une voixen-'coreplus basse

« Ce ne peut être queMélie? »

Bouvarden demeura stupéfait.Lapremière chose était de renvoyerla jeaae pe"-

sonne.

Page 247: Bouvard et Pécuchet

BOUVA&DET PECUCHET.242

Elleprotesta d'un air candide.

Le cas de Pécuchet était grave, pourtant mais,honteux de sa turpitude, il n'osait voir le médecin.

Bouvardimaginade recourir à Barberou.

Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pourle montrer à un docteur qui la soignerait parcorrespondance.Barberou y mit du zèle, persuadé

qu'elle concernaitBouvard,et l'appela vieuxroquen-tin, tout en le félicitant.

«A monâge disait Pécuchet, n'est-ce pas lugu-'bre Maispourquoim'a-t-elle fait ça 2

Tu lui plaisais.Elleaurait dû me prévenir.Est-ce que la passion raisonne a Et Bouvard

se plaignait de M* Bordin.

Souvent, il l'avait surprise arrêtée devant les

Ecalles, dans la compagnie de Marescot,en confé-

rence avec Germaine, tant de manœuvres pourun peu de terre 1

« Elle est avare Voilàl'explication! »Ils ruminaient ainsi leurs mécomptes, dans la

petite salle, au coindu feu.

Pécuchet, tout en avalant ses remèdes, Bouvard,en fuKM'ntdes pipes, et ils dissertaient sur lesfemmes.

« Étrange besoin, est-ce un besoin Elles pous-sent au crime, à l'héroïsme et à l'abrutissement.L'enfer sous un jupon, le paradis dansun baiser,

ramage de tourterelle, ondulationsde serpent, griffede'chat. perfidiede la mer, variétéde la lune

ils dirent tous les lieux communsqu'ellesont fait

répandre.

Page 248: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 2~

C'étaitle désir d'en avoirqui avait suspendu leur

amitié.Un remords las prit. Plus de femmes,n'est-cepas ?Vivonssans elles1 Et ils s'embras-

sèrent avecattendrissement.

Il fallait réagir et Bouvard,après la guérisonde Pécuchet, estimaque l'hydrothérapie leur serait

avantageuse.Germaine,revenue dès le départde l'autre, char-

riait, tous lesmatins, la baignoiredans le corridor.Lesdeuxbonshommes,nus commedes sauvages,

selançaient de grands seaux d'eau, puis ils cou-raient pour rejoindre leurs chambres.On les vitparla claire-voie; et des personnes furent scandali-sées.

Page 249: Bouvard et Pécuchet

vin

Satisfaitsde leur régime, ils voulurent s'améliorerle tempéramentpar de la gymnastique..

Et ayant pris le manuel d'Amoros,ils en parcou-rurent l'atlas.

Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés,

debout, pliant les jambes, écartant les bras~mon-

trant le poing, soulevantdes fardeaux, chevauchantdes poutres, grimpant,à des échelles,cabriolant sur

des trapèzes,un tel déploiementde forceet d'agilitéexcitaleur envie.

Cependantils étaient centristesparles splendeursdu gymnase,décrites dans la préface. Carjamais ils

ne pourraient se procurer un vestibule pour les

équipages, un hippodrome pour les courses, un

bassin pour la natation, ni une « montagne degloire», collineartificielle,ayanttrente-deuxmètresde hauteur.

Unchevalde voltige en bois avecle rembourrageeût été dispendieux, ils y renoncèrent; le tilleulabattu dans le jardin leur servit de mât horizontalet quandils furent habilesà le parcourir d'un boutà l'autre, pour en avoirun vertical, ils replantèrentune poutrelle des contre-espaliers.Pécuchet gravitjusqu'au haut. Bouvardglissait, retombait toujours,finalement,y renonça.

Page 250: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 245

<t.

Les« bâtons orthosométiques» lui plnrent davan-

tage, c'est-à-dire deux manches à balai reliés pardeux cordes, dont la première se passe sous les

aisselles,la seconde sur les poignets et pendantdesheures, ilgardait cet appareil,le mentonlevé, la

poitrine'enavant,les coudesle long du corps.Adéfaut d'altères, le charron tourna quatre mor-

ceaux de frêne, qui ressemblaient à des pains desucrese terminant èn goulot de bouteille. On doit

porter ces massues à droite, à gauche,par devant,

parderrière mais trop lourdes, elleséchappaientde

leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes.

N'importe,ils s'acharnèrent aux « mils persane .) et

mêmecraignant,~u'eUesn'éclatassent,tous les soirs,ils les frottaient avec de la cire et un morceau de

drap.Ensuite, ils recherchèrentdes fosses.Quandils en

avaienttrouvé un à leur convenance,ils appuyaientaumilijBUune longue perche, s'élançaientdu piedgauche, atteignaient l'autre bord, puis recommen-

çaient.La campagne étant plate, on les apercevaitauloin et les villageoisse demandaientquellesétaientces deuxchosesextraordinaires,bondissantà

l'horizon.

L'automne venu, ils se mirent à la gymnastiquede chambre elle les ennuya. Que n'avaient-ils le

trémoussoir on fauteuil de poste, imaginé sousLouisXIV par l'abbé de Saint-Pierre. Commentétait-ceconstruit, où se renseigner? Dumo~hel ne

daignapas môme leur répondre.Aloi's, ils établirent dans le fournil une bascule

brachiale.Sur deux pouliesvisséesau plafond,pas-

Page 251: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.246

sait une corde, tenant une traverse à chaque bout.Sitôtqu'ils l'avaient prise, l'un poussait la terre deses orteils, l'autre baissait les bras jusqu'au niveaudu sol le premier, par sa pesanteur, attirait le se-

cond qui, lâchantun peu la cordelette, montait àsontour en moinsde cinqminutes, leurs membres

dégouttelaientde sueur.

Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tâ-

chèrentde devenirambidextres,jusqu'à se priverde

la main droite, temporairement. Ils firent-plus:Amorosindique les pièces de vers qu'il faut chanter

dans les manœuvres, et Bouvard et Pécuchet, en

marchant, répétaient l'hymne n" 9 « Unroi,,un roi

juste est un bien sur la terre. » Quand ils 'sebat-taient les pectoraux

« Amis, la couronne et la gloire, a etc. Au pasde

course .1

A nous l'animal timide t

Atteignons le cerf rapide <Ouinoas vaincrons ¡Courons courons! couronst

Et plus haletants que des chiens, ils ranimaientau bruitt de leurs voix.

Un côté de la gymnastiqueles exaltait son em-

ploi commemoyende sauvetage.Maisil aurait falludes enfants, pour apprendreà

les porter dans des sacs, et ils prièrent le maîtred'écoledé leur en fournir quelques-uns.Petit objectaque les famillesse lâcheraient. Ils se rabattirent surles secoursaux blessés. L'un feignaitd'être évanoui,et l'autre le charriaitdans une brouette, avectoutessortes de précautions.

Page 252: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 247

Quantaux escaladesmilitaires,l'auteur préconisel'échelle de Bois-Rosé, ainsi nommée du capitainequi surprit Fécampautrefois,en montant par la fa-laise.

D'aprèsla gravuredu livre, ils garnirent debâton-netsun câble, et l'attachèrent sous le hangar.

Dèsqu'on a enfourchéle premier bâton, et saisi

le troisième, on jette ses jambes en dehors, pourque le deuxième qui était tout à l'heure contre la

poitrinese trouve juste sous les cuisses. Onse re-

dresse, on empoignele quatrième et l'on continue.

Slalgréde prodigieuxdéhanchements,il leur fut im-

possibled'atteindre le deuxièmeéchelon.Peut-être a-t-onmoinsde mal en s'accrochantaux

lierres avec les mains, comme firent les soldatsde

Bonaparteà l'attaque duFort-Chambray? et pourvousrendre capable d'une telle action,Amorospos-sèdeune tour dans son établissement.

Lemur en ruines pouvaitla remplacer. Ils en ten-

tèrent l'assaut.

MaisBouvard,ayant retiré trop vite son pièd d'un

trou, eut peur et fut pris d'étourdissement.Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient

négligéce qui concerne les phalanges, si bien

qu'ilsdevaientse remettre aux principes.Ses exhortàtions furent vaines et, dans son

orgueilet sa présomption,il abordales échasses.

La nature semblaitl'y avoirdestiné, caril employatoutde suite le grand modèle, ayant des palettes à

quatre piedsdu sol, et en équilibre la-dessus, il

arpentaitle jardin, pareil à une gigantesquecigognequi se fût promenée.

Page 253: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.248

Bouvard,à la fenêtre, la vit tituber, puis s'abattred'un blocsur les haricotsdont les rames, en se fra-

cassant, amortirent sa chute. On le ramassa couvertde terreau, les narines saignantes, livide, et il

croyaits'être donné un effort.Décidémentla gymnastiquene convenaitpas à des

hommesde leur âge ils l'abandonnèrent, n'osaient

plus se mouvoirpar crainte des accidents, et ils res-

taient tout le long du jour assis dans le muséum, à

rêver d'autres occupations.Cechangementd'habitudes influa sur la santé de

Bouvard.Il devint très lourd, soufflaitaprès ses re-

pas comme un cachalot, voulut se faire m~grir,

mangea moins, et s'&uaiblit.

Pécuchet, également, se sentait « miné », avaitdes démangeaisonsà la peau et des plaques dans la

gorge. « Çane va pas, disait-il, ça ne va pas. »Bouvardimaginad'aller choisirà l'auberge quel-

ques bouteillesde vind'Espagne,afin de se remon-ter la machine.

Commeil en sortait, le clercde Marescotet troishommes apportaient à Beljambeune grande tablede noyer « Monsieur» l'ecf remerciait beaucoup.Elle s'était partaitement conduite.

Bouvardconnut ainsi la modenouvelledes tablestournantes. Il en plaisantale clerc.

Cependant,par toute l'Europe, en Amérique, enAustralieet dans les Indes, des millions de mortels

passaient leur vie à faire tourner des tables, eton découvrait la manière de rendre les serins pro-phètes, de donnerdes concertssans instruments, de

correspondreau moyen des escargots. La Presse,

Page 254: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ETP&CUCMKT. 249

offrantavecsérieuxcesbourdes aux public,le ren-

forçaitdans sa crédulité.

Lesesprits-frappeursavaientdébarqué au château

deFaverges,de là s'étaientrépandusdans le village,et le notaire principalementles questionnait.

Choquédu scepticismede Bouvard,il convia lesdeuxamis à une soiréede tables tournantes.

Était-ceun piège?M°*"Bordinse trouverait là. Pé-

cuchet,seul, s'y rendit.Il y avaitcommeassistantsle maire, le percepteur,

le capitaine, d'autres bourgeois et leurs épouses,M""Vaucorbeil,M"' Bordineffectivement de plus,une ancienne sous-maîtresse de M"" Marescot,M""Laverrière, personne un peu louche avec des

cheveuxgris tombant en spirales sur les épaules,à.la façon de i83(L Dans un fauteuil se' tenait un

cousin de Paris, costumé d'un habit bleu et l'air

impertinent.Lesdeuxlampesde bronze,l'étagère de curiosités,

desromances à vignette sur le piano, et des aqua-rellesminuscules dans des cadres exorbitants fai-saienttoujours l'étonnement de Chavignolles.Maiscesoir-là les yeuxse portaientverslà tabled'acajou.Onl'éprouveraittout à l'heure, et elle avait l'impor-tancedes chosesqui contiennentun mystère.

Douzeinvitésprirent place autour d'elle, les mains

étendues,les petits doigts se touchant. On n'enten-dait que le battement de la pendule. Les visagesdénotaientune attentionprofonde.

Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirentdefourmillementsdans les bras. Pécuchetétait in-commodé.

Page 255: Bouvard et Pécuchet

BOtLiYARDMTl'&CUCitt-i.2SO

t<Vouspoussez dit le capitaineà Foureau.

Pas du tout 1

Si fait i

Ah Monsieur »

Le notaire les calma.A forcede tendre l'oreille, on crut distinguerdes

craquements de bois. Illusion Rien ne bougeait.L'autre jour, quand les familles Aubert et Lor-

meau étaient venuesde Lisieux et qu'on avait em-

prunté exprèsla table de Beljambe,tout avaitsi bienmarché Mais celle-là aujourd'hui montrait un en-

têtement Pourquoi?Le tapis sans doute la contrariait, et on passa

dansla salle àmanger. <

Le meuble choisi fut un large guéridonoù s'ins-tallèrent Pécuchet, Girbal, M' Marescot, et soncousin M. Alfred.

Le guéridon, qui avait des roulettes,glissaversla

droite les opérateurs, sans déranger leurs doigts,suivirent son mouvement, et de lui-même il fit en-

core deuxtours. Onfut stupéfait.AlorsM. Alfredarticula d'une voixhaute« Esprit, comment trouves-tu ma cousine? x

Le guéridon, en oscillant avec lenteur, frappaneuf coups.

D'après une pancarte, où le nombre des coupsse traduisait par des lettres, cela signifiait« char-mante ».' Desbravos éclatèrent.

PuisMarescot,taquinant MmeBordin, sommal'es-

prit de déclarer l'âge exact qu'elle avait.

Le pied du guéridonretomba cinq<fois« Comment? cinqans s'écria Girbal.

Page 256: Bouvard et Pécuchet

BOCVAKDETPÉCUCHET. 2SI

Les dizaines ne comptent pas, » reprit Fou-

feau.

La veuve sourit, intérieurement vexée.

Les réponses aux autres questions manquèrent,tant l'alphabet était complique. Mieuxvalait la plan-chette, moyen expéditif et dont M""Layerrière s'é-

tait même servie pour noter sur un album les

communications directes de Louis XII, Clémence

Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces

mécaniques se vendaient rue d'Aumale M. Alfred

en promit une, puis s'adressant à la sous-maîtresse« Maispour le quart d'heure, un peu de piano,

n'est-ce pas ? Une mazurke »

Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cou-

sine à la taille, disparut avec elle, revint. On étaitrafraîchipar le vent de la robe qui frôlait les portesen passant. Elle se renversait la tête, il arrondissait

son bras. On admirait la grâce de l'une, l'ait frin-

gant de l'autre et, sans attendre les petits fours,Pécuchet se retira, ébahi de la soirée.

Il eut beau répéter « Mais j'ai vu j'ai vu »Bouvardniait les faits et néanmoins consentit à ex-

périmenter lui-même.Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après.

midi, en facel'un de l'autres les mains sur une table,

puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur desassiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles

Le phénomène des tables tournantes n'en est pasmoins certain. Le vulgairo l'attribue à des esprits,

Faraday au prolongement de l'action nerveuse,Chevreulà l'inconscience des efforts, ou peut-être,comme admet Ségouin, se dégage-t-il de l'assem-

Page 257: Bouvard et Pécuchet

BOUVAR~ KTPÉCUCHI.T.SS2

blage des personnes une impulsion, un courantma-

gnétique?CettehypothèseSt rêver Pécuchet.H prit danssa

bibliothèquele « Guidedu magnétiseurpar Mon-

tacabère, le relut attentivement, et initia Bouvard&i

la théorie.

Touslescorps animés reçoiventet communiquentl'influencedes astres. Propriété analogue à la vertu

de l'aimant. En dirigeantcette force on peut guérirles malades, voilà le principe. La science, depuisMesmer,s'estdéveloppée, mais ilimporte toujoursde verser le fluide et de faire des passes qui, pre-mièrement, doiventendormir.

« Eh bien, endors-moi dit Bouvard.

Impossible, répliqua Pécuchet, pour subir

l'actionmagnétiqueet pour la transmettre, la foiest

indispensable.?Puis considérantBouvard« Ah1 queldommage.

Comment?

Oui, si tu voulais,avecun peu de pratique, il

n'y aurait pas de magnétiseurcommetoi M»

Caril possédait tout ce qu'il faut l'abord préve-t~ant,une constitutionrobuste et un moral solide.

Cettefaculté qu'on venait de lui découvrirNatta

Bouvard.Il seplongeasournoisementdans Montaca-bere.

Puis, commeGermaineavaitdes bourdonnement?

d'oreillesqui l'assourdissaient,il dit un soir d'un ton

négligé« Sion essayaitdu magnétisme? MElle ne s'y refusa pas. I! s'assit devant elle, lui

Page 258: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 253

15

prit les deux pouces dans ses mains et la regardacernent, commes'il n'eût fait autre chosede toute

vie.

Labonne femme, une chaufferettesous les talons,

commençapar fléchirle cou ses yeux se fermèrent

et, tout doucement, elle se mit a ronfler. Au bout

d'uneheure qu'ils la contemplaient, Pécuchetdit à

voixbasse« Que sentez-vous?»Elle se réveilla.

Plus tard sans doute la lucidité viendrait.Cesuccèsles enhardit, et, reprenant avecaplomb

l'exercicede la médecine,ils soignèrentChamberlan

lebedeau,pour ses douleursintercostales,Migrainele maçon, affecté d'une névrose de l'estomac, lamèreVarin, dont l'encéphaloïdesous la clavicule

exigeait,pour se nourrir, des emplâtresde viandeetungoutteux,le père Lemoine,qui se tratnait au borddescabarets, un phtisique, un hémiplégique, bien

d'autres.Ils traitèrent aussi des corizaset des enge-lures.

Après l'explorationde la maladie, ils s'interro-

geaientdu regard pour savoirquelles passes em-

ployer,si ellesdevaientêtre à grands ouà petits cou-

rants,ascendantesou descendantes, longitudinales,transversales,biditiges, triditiges ou même quindi-tiges.Quandl'un en avait trop, l'autre le remplaçait.Puis,revenuschezeux, ils notaient les observations~urlejournal du traitement.

Leur?manières onctueuses captèrent le monde.

Cependantonpréférait Bouvard,et sa réputationpar-vintjusqu'àFalaise, quand il eut guéri la Barbée, la

Page 259: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.254

filledupère Barbey,un anciencapitaineaulongcours.Ellesentaitcommeun clou à l'occiput,parlaitd'one

voi~trauque, restait souvent plusieurs jours sans

manger, puis dévoraitdu plâtre ou du charbon.Sescrises nerveuses, débutant par des sanglots, se ter-minaientdansun fluxde larmes et on avaitpratiquétous lesremèdes,depuisles tisanesjusqu'auxmoxas,si bien que, par lassitude, elle acceptales offresdeBouvard.

Quandil eut congédié la servante et pousséles

verrous, il se mit a frictionnersonabdomen en ap-puyantsurla placedes ovaires.Unbien-être sema-

nifestapar des soupirset des bâillements.'Hlui posaun doigt entre les sourcils au haut du nez toutà'

coup elle devintinerte. Si on levait ses bras, ils re-

tombaient sa tête garda les attitudes qu'il voulut,et les paupièresà demicloses, en vibrant d'un mou-vementspasmodique,laissaientapercevoirlesglobesdesyeux, qui roulaient avec lenteur ils se nxèrentdans les angles, convulsés.

Bouvardlui demandasi elle souffrait elle répon-dit que non ce qu'elle éprouvait maintenant? elle

distinguaitl'intérieur de soncorps.« Qu'yvoyez-vous?

Un ver.

Quefaut-il pour le tuer ?Son front se plissa«Je cherche. ~je ne peuxpas, je ne peuxpas.A la deuxièmeséance, elle se prescrivit un bouil-

!on d'orties à la troisième,de l'herbe au chat.Lesjcrises s'atténuèrent, disparurent. C'était vraimentcommeun miracle.

Page 260: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 2S5

L'addigitationnasale ne réussit point, avec les

autres,et, pour amener le somnambulisme,ils pro-

jetèrentde construire un baquet mesmérien. DéjàmêmePécuchetavait recueillide la limaille et net-

toyéune vingtainede bouteilles, quand un scrupulel'arrêta.Parmiles malades, ilviendraitdespersonnesdusexe.

« Et que ferons-nous s'il leur prend des accès

d'érotismefurieux? »

Celan'eût pas arrêté Bouvard mais à cause des

potinset du chantagepeut-être, mieux valait s'abs-

tenir.Ils se contentèrent d'un harmonica et le por-taientaveceux dans les maisons, ce qui réjouissaitlesenfants.

Unjour que Migraineétait plus mal, ils y recou-

rurent. Les sons cristallins l'exaspérèrent maisDeleuzeordonne de ne pas s'effràyerdes plainteslamusiquecontinua.

«Assez assez criait-il.Unpeu de patience, » répétait Bouvard.

Pécuchettapotaitplus vite sur les lames de verre,et1 instrumentvibrait, et le pauvrehomme hurlait,quandle médecin parut attiré par le vacarme

« Comment.,encore vous? Ms'écria-t-il, furieuxdelesretrouver toujours chezses clients.

Ils expliquèrent leur moyenmagnétique.Alors iltonnacontre le magnétisme, un tas de jongleries,etdontles effetsproviennentde l'imagination.

Cependanton magnétisedesanimaux.Montacabère

l'affirme,et M. Fontaine est parvenu à magnétiserune lionne. Ils n'avaient pas de lionne, mais lehasardleur offritune autre bête.

Page 261: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.2S6

Carle lendemainà sixheures, un valetde charruevint leur dire qu'on les réclamait la ferme, pourune!vachedésespérée.

Ils y coururent.

Les pommiers étaient en fleurset l'herbe, dansla

cour, fumait sous le soleil levant. Au bord de la

mare, à demi couverte d'un drap, une vachebea-

glait, grelottante des seauxd'eau qu'on lui jetait surle corps, et, démesurémentgon&ée,elle ressemblaità un hippopotame.

Sansdoute elle avaitpris du «venin Men pâturantdans les trèNes.Le père et la mère Gouy se déso-

laient, car le vétérinaire ne pouvait ve~ir, et uncharronqui savaitdesmots contre l'enflure ne vou-lait pas se déranger mais ces messieurs dont la

bibliothèque était célèbre, devaient connaître un

secret.

Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent,l'un devant les cornes, l'autre à la croupe, et avecde

grands eohrts intérieurs et une gesticulation fréné-

tique, ils écartaientles doigtspour épandre sur l'ani-

mal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier,son épouse, leur garçon et des voisins les regar-daient presque enrayés.

Les gargouillements que l'on entendait dans le

ventre de la vache provoquèrent des borborygmesau fond de ses entrailles. Elle émit un vent. Pécu-

chet dit alors« C'est une porte ouverte à l'espérance, un dé-

bouché, peut être. »

Le débouchés'opéra, l'espérance jaillit dans un

taquetde matièresjaunes éclatantavecla forced'un

Page 262: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 257

obus.Lescœursse desserrèrent, la vache dégonna.Uneheure après, il n'y paraissaitplus.

C~n'étaitpasl'effetde l'imagination,certainement.

Doncle fluidecontientune vertu particulière.Ellese

laisseenfermer dans des objets où on ira la prendresansqu'ellese trouveaffaiblie.Untel moyenépargnedesdéplacements.Ils l'adoptèrent, et ils envoyaientà leurspratiques des jetons magnétisés, des mou-

choirsmagnétisés, de l'eau magnétisée, du pain

magnétisé.Puis,continuant leurs études, ils abandonnèrent

lespassespour le systèmede Puységur, quiremplacelemagnétiseurpar un vieil arbre, au tronc duquelunecordes'enroule.

Un poirier dans leur masure semblait fait tout

exprès.Ils le préparèrent en l'embrassantfortement

àplusieursreprises. Unbanc fut établi en dessous.Leurshabitués s'y rangeaient et ils obtinrent des ré-sultatssi merveilleuxque, pourenfoncerVaucorbeil,ilsieconvièrentàuneséance,aveclesnotablesdu pays.

Pasun n'y manqua.Germaineles reçut dans la petite salle, en priant

«defaireexcuse», ses maîtres allaient venir.Detemps à autre, on entendait un coup de son-

nette.C'étaientdes maladesqu'elle intruduisait.ail-

leurs.Les invités se montraient du coude les fe-

nêtrespoussiéreuses, les taches sur le lambris, la

peintures'éraillant et lejardin était lamentabte.Duboismort partout Deux bâtons, devant la brèchedumur, barraient le verger.

Pécuchetse présenta t«A.vos ordres,Messieursa»

Page 263: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD NT PECUCHET.2S~

Et l'on vit au fond, sous le poirier d'Édouin,plu-sieurspersonnesassises.

Chamberlan,sansbarbe, commeun prêtre, et ensoutaneIJede lasting avec une calotte de cuir, s'a-bandonnaità des frissonsoccasionnéspar sa douleur

intercostale Migraine,souffranttoujours de l'esto-

mac, grimaçait près de lui. La mère Yarin, pourcachersa tumeur, portait un châle à plusieurs tours.Le père Lemoine,pieds nus dans des savates,avait

ses béquilles sous les jarrets, et la Barbée, en cos-tume des dimanches, était pâleextraordinairement.

De l'autre côté de l'arbre, on trouva d'antresper-sonnes une femme à figured'albinosépdngeaitles

glandes suppurantes de son cou. Le visage d'une

petite fille disparaissaità moitié sous des lunettesbleues. Unvieillard, dont une contracturedéformait

l'échiné, heurtait de ses mouvements involontaires

Marcel,une espèce d'idiot, couvertd'une blouseen

loqueset d'unpantalonrapiécé.Sonbec-de-lièvremal

recousulaissait voirses incisives,et deslingesembo-

belinaient sa joue, tuméfiéepar une énormefluxion.

Tous tenaient à la mainune ficelledescendantde

1'arbre,et des oiseaux chantaient l'odeur du gazonattiédi sp roulait dans l'air. Le soleilpassaitentreles

branches. Onmarchaitsur de lamousse.

Cependant les sujets, au lieu de dormir, ëcarqu!laient'leurs paupières.

« Jusqu'àprésent, ce n'est pas drôle, ditFoareau.

Commencez,je m'éloigneune minute; »

Et il revint, en fumant dansun ÂM-ol-kader,reste

dernier de la porte aux pipes.Pécuchet se rappela un excellent moyende ma-

Page 264: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 259

gnétisation.Il mit dans sa bouche tous les nez des

maladeset aspiraleur haleinepour tirer à lui l'élec

tricité, et en même tempsBouvardétreignaitl'arbre,dansle but d'accroîtrele fluide.

Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut

moinsagité, l'homme à la contracture ne bougea

plus.Onpouvait maintenant s'approcherd'eux, leur

fairesubir toutes les épreuves.Le médecin, avecsa lancette, piquasous l'oreille

Chamberlan,qui tressaillitun peu. Lasensibilitéchez

les autres fut évidente; le goutteuxpoussa un cri.

Quantà la Barbée,elle souriaitcommedansun rêve,et un filetde sang lui coulaitsous la mâchoire.Fou-

reau,pour l'éprouver lui-même, voulut saisirla lan-

cette,et le docteurl'ayantrefusée,il pinça la malade

fortement.Lecapitainelui chatouillales narines avec

une plume, le [percepteurallait lui enfoncer une

épinglesousla peau.« Laissez-ladonc, ditVaucorbeil,rien d'étonnant,

aprèstout une hystérique le diabley perdrait son

latin J

Celle-là, dit Pécuchet, en désignantVictoire,la

femme scrofuleuse, est un médecin elle recon-

naîtles affectionset indique les remèdes.»

Langloisbrûlait de la consulter sur soncatarrheiln'osa mais Coulon, plus brave, demandaquelquechosepour ses rhumatismes.Pécuchet lui mit la main droite dans la main

gauchede Victoire,et, les cilstoujoursclos, lespom-mettes un peu rouges, les lèvres frémissantes, la

somnambule,après avoirdivagué,ordonnadu «va"

mmbécumM.».

Page 265: Bouvard et Pécuchet

260 BOMVARDRTP&CUCHKT.

Elleavait servi à Bayeuxchezun apothicaire.Vau-corbeil en inféra qu'elle voulait dire « de l'album

grsecummot entrevu,peut-être, dans la pharmacie.Puis il aborda le père Lemoine, qui, selon Bou-

vard,percevaitles objets à travers les corpsopaques.C'étaitun ancien maîtred'école tombédans la cra-

pule.Des cheveuxblancs s'éparpillaientautour de sa

figure,et, adossécontre l'arbre, les paumesouvertes,il dormait en plein soleil, d'une façonmajestueuse.

Le médecin attacha sur ses,paupières une double

cravate,et Bouvard, lui présentant un journal, dit

impérieusement:« Lisez »

Il baissale front, remua les muscles de Sa face,

puis se renversa la tête et finitpar épeler« Cons-ti-tu-tion-nel.»

Maisavecde l'adresseon fait glissertous lesban-deaux

Cesdénégationsdu médecinrévoltaientPécuchet.Ms'aventurajusqu'à prétendre que la Barbée pou-vaitdécrire ce qui se passaitactuellement dans sa

propremaison.« Soit, » répondit le docteur.

Et, ayant tiré sa montre«Àquoi ma femme s'occupe-t-elle? »LaBarbéehésita longtemps puis, d'un air maus-

sade« Hem quoi ?Ah j'y suis Ellecoud des rubans

à un chapeaude paille. »

Yfucorbeil arracha une feuille de son calepin etécrivit un billet, que le clerc de Marescots'em-

pressa de porter.

Page 266: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PËCUCHËt. 261

M.

La séance était nnie. Lesmalades s'en allèrent.

Bouvard et Pécuchet, en somme, n'avaient pa~réussi.Celatenait-ilà la températureou &l'odeur du

tabac, ou au parapluie de l'abbé Jeufroy, qui avait

unegarniture de cuivre, métal contraireà l'émission

fluidique?Vaucorbeilhaussa les épaules.Cependantil ne pouvaitcontester la bonne foide

MM.Deleuze, Bertrand, Mor'n, Jules Cloquet. Or,cesmaîtres affirmentque des somnambulesontpré-dit des événements, subi, sans douleur, des opéra-tions cruelles.~1

L'abbé rapporta des histoiresplus étonnantes. Unmissionnaire a vu des brahmanes parcounr unevoute la tête en bas, le Grand-Lamaau Thibet se

fend les boyaux, pour rendre des oracles.« Plaisantez-vous? dit le médecin.

Nullement1

Allonsdonc Quellefarce »

Et la question se détournant, chacun produisedesanecdotes.

« Moi, dit l'épicier,j'ai eu un chienqui était tou-

jours malade quand le moiscommençaitpar un ven-dredi.

-Nous étions quatorzeenfants, reprit le juge de

paix.Je suis né un 14, mon mariageeut lieu un i4etle jour de ma fête tombe un i4 1 Expliquez-moiça. »

Beljambeavait rêvé, bien des fois, la nombre des

voyageursqu'il aurait le lendemain à son auberge,et Petit conta le souper de Cazotte.

Le curé alors fit cette rénexion 15.

Page 267: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHET.2<t2

«Pourquoinepasvoirladedans,toutsimplement.Les démons,n'est-ce pas? » dit Yaucorbeil..

L'abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête.

Marescotparla de la Pythie de Delphes.«Sans aucun doute, des miasmes.

Ah le~miasmes, maintenant

Moi,j'admets un fluide, reprit Bouvard.

Nervoso-sidéral,ajouta Pécuchet.Mais prouvez-le montrez-le votre fluide

D'ailleurslesfluidessont démodés écoutez-moi,o

Vaucorbeilalla plus loin se mettre à l'ombre. Les

bourgeois le suivirent.wSi vousdites à un enfant « Je suis un ~oup,je

vais te manger, » il se figureque vousêtes un loupet il a peur c'est donc un rêve commandépar des

paroles. Demême le somnambuleaccepteles fantai-sies que l'on voudra. Il se souvientetn'imagine pas,obéit toujours, n'a que des sensationsquand il croit

penser. Decette manière, des crimes sontsuggéréset des gens vertueuxpourront se voir bêtes féroceset deveniranthropophages.»

On regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science

avaitdes périls pour la société.Le clerc de Marescotreparut dans le jardin, en

brandissant une lettre de M"' Vaucorbeil.Le docteur la décacheta, pâ~t et enfin lut ces

mots« Je coudsdesrubans à un chapeaude paille. »La stupéfactionempêchade rire.«Une coïncidence,parbleu Çano prouverien. a

Et commeles deux magnétiseursavaientun air de

triomphe, il se retourna sousla portepour leur dire

Page 268: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 263

« Ne continuez plus ce sont des amusements

dangereux,!»

Le curé, en emmenant son bedeau, le tança ver-tement.

« JÏtes-vousfou sans ma permission Des ma-

nœuvresdéfendues par l'Eglise M»

Tout le mondevenait de partir Bouvardet Pécu-

chet causaient sur le vigneau avec l'instituteur,

quandMarceldébusqua du verger, la mentonnière

défaite, et il bredouillait« Guéri guéri Bonsmesssieurs 1

Bien 1 assez laisse-nous tranquillesÏAhbons messieurs,je vousaime serviteur s

Petit, homme deprogrès, avait trou-vél'explicationdumédecin terre a terre, bourgeoise.La scienceest

un monopole aux mains des riches. Elle exclut le

peuple à la vieille analyse du moyen âge, il est

temps que succède une synthèse large et prime-sautière Laventé doit s'obtenir par le coeur,et, se

déclarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages,défectueux sans doute, mais qui étaient le signed'une aurore.

Ils se les firent envoyer.Le spiritismeposeen dogme l'amélioratioufatale

de notre espèce.Laterre un jour deviendra le ciel,et c'est pourquoi cette doctrine charmait l'institu-teur. Sansêtre catholique, elle se réclame de saint

Augustin et de saint Louis. AUan-Kardecpubliemême des fragments dictés par eux et qui sont au

niveau des opinionscontemporaines. Elle est pra-tique, bienfaisanteet nous ~vèle, commele téles-

cope,les mondes supérieurs.

Page 269: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.264

Lesesprits, après la mort et dans l'extase, y sont

transportés. Mais quelquefois 'ils descendent surnotre globe, où ils font craquer lesmeubles, se mê-lent à nos divertissements,goûtent les beautés de lanature et les plaisirsdes arts.

Cependantplusieurs d'entre nous possèdent une

trompe aromale, c'est-à-dire derrière le crâne un

.longtuyau qui monte depuis les cheveuxjusqu'auxplanèteset nous permet de converseravecles espritsde Saturne; les choses intangibles n'en sont pasmoins réelles, et dela terre auxastres, des astres ala terre, 'c'est un va-et-vient, une transmission, un

échangecontinu. <

Alorsle cœur de Pécuchet se gonûa d'aspirationsdésordonnées,et, quand la nuit était venue,Bouvardle surprenait à sa fenêtre contemplant ces espaceslumineuxqui sont peuplés d'esprits.

Swedenborgy a fait de grands voyages. Car, enmoins d'un an, il a exploré Vénus,Mars, Saturne et

vingt-troisfois Jupiter. De plus, il a vu à Londres

Jésus-Christ,il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il&vu Moïse, et, en d736, il a même vu le jugementdernier.

Aussinous donne-t-ildesdescriptionsdu ciel.

Ony trouvedes fleurs, des palais, des marchéset

des églisesabsolumentcommecheznous.

Les anges, hommes autrefois, couchent leurs

penséessur des feuillets,devisentdes chosesdu mé-

nage ou bien de matières spirituelles, et les emplois

ecclésiastiquesappartiennent à ceux qui, dans leur

vie terrestre, ont cultivél'Écrituresainte.

Quantà l'enfer, il est plein d'une odeur nauséa-

Page 270: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 265

bonde, avecdes cahutes, des tas d'immoudices,des

fondrières,des personnesmal habillées.

Et Pécuchets'abîmait l'intellectpour comprendrece qu'il y a de beau dans ces révélations.Ellesparu-rent à Bouvard le délire d'un imbécile. Tout cela

dépasseles bornes de la nature Quiles connaît ce-

pendant? Et ils se livrèrent aux réflexionssuivantes

Des bateleurs peuvent illusionnerune foule un

homme ayant des passions violentes en remuera

d'autres maiscommentla seule volonté agirait-ellesur de la matière inerte? Un Bavarois, dit-on,mûritles raidns M.Gervaisa ranimé unhéliotropeun plus fort, à Toulouse, écarte les nuages.

Faut-il admettre une substance intermédiaire

entre le mondeet nous? L'od, un nouvel impondé-rable, une sorte d'électricité, n'est pas autre chose

peut-être? Sesémissionsexpliquent la lueur que les

magnétisés croient voir: les feuxerrants des cime-

tières, la formedes fantômes.Cesimages ne seraient done pas une illusion, et

les dons extraordinairesdes possédés, pareilsà ceuxdes somnambules,auraientune causephysique?

Quellequ'en soit l'origine, il y a une essence,un

agent secret et universel. Si nons pouvionsle tenir,on n'aurait pas besoinde la force, de la durée. Ce

qui demande des siècles se développerait en une

minute toutmiracle serait praticable et l'univers ànotre disposition.

La magie provenait de cette convoitiseétemellede l'esprit humain. Ona, ~ns doute, exagérésa va-

leur, mais elle n'est pas un mensonge.Des Orien-taux qui connaissent exécutent des prodiges.

Page 271: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD BT PÉCUCHET.266

tous les voyageursle déclarent, et au Palais-RoyalM.Dupotettroubleavecsondoigt l'aiguilleaimantée.

Commuentdevenir magicien? Cette idée leur pa-rut folle d'abord, mais elle revint, les tourmenta,et ils y cédèrent, tout en affectantd'en rire.

Unrégimepréparatoireest indispensable.Afinde mieux s'exalter, ils vivaientla nuit, jefl-

naient, et, voulant faire de Germaineun médium

plus délicat, rationnèrent sa nourriture. Elle se dé-

dommageait sur la boisson, et but tant d'eau-de-vie

qu'elle acheva promptement de s'alcooliser.Leurs

promenades dans le corridor la réveillaient. Elleconfondaitle bruit de leurs pas avec sesbqurdon-nements d'oreilles et les voix imaginaires'qu'elleentendait sortir des murs. Unjour qu'elle avaitmis,le matin, un carrelet dans la cave, elle eut peur en

le voyant tout couvert de feu, se trouva désormais

plus mal et finit par croire qu'ils lui avaientjeté un

sort.

Espérantgagner des visions, ils se comprimèrentla nuque réciproquement, ils M firent des sachets

de belladone, enfinils adoptèrent la bottemagiqueune petite botte d'où s'élèveun champignonhérissé

de clouset que l'on garde sur le cœurpar le moyend'un ruban attachéà la poitrine. Tout rata mais ils

pouvaientemployerle cercle de Dupotet.Pécuchet, avec du charbon,barbouilla sur le sol

une rondelle noire afin d'y enclore les esprits ani-maux que devaient aider les esprits ambiants, etheureux de dominerBouvard,il lui dit d'un air pon-tincal

« Je te défiede le franchir1 »

Page 272: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ETF&CUCHET. 267

Bouvardconsidéracette place ronde. Bientôt son

coeurbattit, ses yeux se troublaient.« Âh Unissons M»

Et il sauta par-dessuspour.fuir un malaiseinex-

primable.Pécuchet, dont l'exaltationallait croissant, voulut

faireapparaîtreun mort.

Sousle Directoire,un homme, rue de l'Échiquier,montraitles victimesde la Terreur. Lesexemplesderevenantssont innombrables.Quece soit une appa-rence,qu'importe il s'agit de la produire.

Plus le défunt nous touche de près, mieux il ac-court à notre appel mais il n'avait aucune reliquede sa famille, ni bague, ni miniature, pas un che-

veu, tandis que Bouvardétait dans les conditionsà

évoquersonpère; et comme il témoignait de la ré-

pugnance,Pécuchetlui demanda« Que crains-tu?

Moi? Oh 1riendu tout Fais ce que tu vou-dras' M

Ils soudoyèrent Chamberlan,qui leur fournit encachetteune vieilletête de mort. Uncouturier leurtailladeux houppelandesnoires, avec un capuchoncommeà la robe de moine. La voiture de Falaise

leur apporta un long rouleau dans une enveloppe.Puisils se mirent à l'œuvre, l'un curieux de l'exécu-

ter, l'autre ayant peur d'y croire.

Le muséum était tendu comme un catafalque.Troisflambeauxbrûlaient au bord de la table pous-séecontre le mur, sous le portrait du père Bouvard

que dominait la tête de mort. Ils avaient môme

fourré une chandelle dans l'intérieur du crâne,

Page 273: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.268

et des rayons se projetaient par les deux orbites.Au milieu, sur une chauuerette, de l'encens fu-

mait. Bouvard se tenait derrière; et Pécuchet, lui

tournant le dos, jetait dans l'âtre des poignées desoufre.

Avant d'appelerun mort, il faut le consentementdes démons. Or, ce jour-là étant un vendredi,

jour qui appartient à Béchet on devaits'occuperde Béchet premièrement. Bow~d ayant salué de

droite et de gauche, néchi le ~lenton et levé les

bras, commença:« Par Ëthaniel,Anazin,Ischyrps. »

Il avaitoublié le reste. <

Pécuchet, bien vite, somua les mots, notés surun carton

« tschyros,Athanatos,Adonaï,Sadal,Éloy, Mes-siasos (la kyrielle était longue), je te conjure, jet'observe, je t'ordonne, ô Béchet H»

Puis baissant la voix« Oùes-tu, Béchet? Béchet Béchet Béchet »

Bouvards'affaissadans le fauteuil, et il était bienaise de ne pas voirBéchet,un instinct lui reprochantsa tentative comme un sacrilège. Oùétait l'âme de

son père ? Pouvait-elle l'entendre ? Si tout à coupelle allait venir ?

Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous levent qui.eatrait par un carreaufêlé, et les ciergesbalançaient des ombressur le crâne de mort et sur

la figure peinte. Une couleurterreuse les brunissait

également. Dela moisissuredévoraitles pommettes,les yeuxn'avaientplus delumière, maisune flammebrillait au-dessus,dans les trous de la tête vide. Elle

Page 274: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 269

semblaitquelquefoisprendre la placede l'autre, po-ser sur le collet de la redingote, avoirses favoris pt

la toile, à demi déclouée,oscillait, palpitait.Peuà peu, ils sentirentcommel'effleurementd'une

haleine, l'approched'un être impalpable.Desgouttesdesueurmouillaientle frontde Pécuchet,et voilàqueBouvard se mit à claquer des dents, une crampelui serrait l'épigastre le plancher, commeune onde,

fuyaitsous ses talons le soufrequi brûlait dans lacheminéese rabattit à grosses volutes; des chauves-souris en même temps tournoyaient un cri s'éleva<– qui était-ce?2

Et ils ava.~ntsousleurs capuchonsdes figures tel-lement décomposéesque leur effroien redoublait,n'osant faireun geste ni même parler quand der-

rière la porte ils entendirent des gémissementscommeceuxd'une âme en peine.

Enfin,ils se hasardèrent.

C'étaitleur vieille bonne qui, les espionnant parune fente de la cloison,avait cru voir le diubte.et, à

genoux dans le corridor, elle multipliait les signesde croix.

Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le

soir môme, ne voulant plus servir des gecs pa-reils.

Germainebavarda.Chamberlanperdit sa place, et

il se forma contre eux une sourde coalition entrete-

nue par l'abbéJeufroy,MmeBordin et Fourcau.

Leur manière de vivre, qui n'était pas celle des

autres, déplaisait. Ils devinrent suspects et même

inspiraientune vague terreur.

Ce qui les ruina surtout dans l'opinion, ce fut

Page 275: Bouvard et Pécuchet

270 BOUVARDET PÉCUCHET.

le choix de leur domestique. A défaut d'un autre,ils avaient pris Marcel.

Sonbec-de-lièvre,sa hideur et sonbaragouinécar-taient de sa personne. Enfant abandonné, il avait

grandi au hasard dans les champs et conservaitde sa longue misère une faim irrassasiable. Lesbêtes mortes de maladie, du lard en pourriture, unchienécrasé, tout lui convenait,pourvuque le mor-ceau fût gros, et il était doux commeun mouton,mais entièrement stupide.

La reconnaissancel'avait poussé às'oS'nr commeserviteurchezMM.Bouvardet Pécuchet et puis,les croyant sorciers, il espéraitdes gains extraordi-naires.

Dès les premiers jours, il leur confiaun secret.Sur la bruyère de Poligny, autrefois, un hommeavait trouvéun lingot d'or. L'anecdoteest rapportéedans les historiensde Falaise, ils ignoraientla suitedouzefrères, avantde partir pour unvoyage,avaientcaché douzelingotspareils, tout le long de la route,.depuis Chavignollesjusqu'à Bretteville, et Marcel

supplia ses maîtres de recommencerles recherches.Ceslingots, se dirent-ils, avaient peut-être été en-fouis au moment de rémigration.

C'était le cas d'employerla baguette divinatoire.Lesvertus ensont douteuses.Ils étudièrent la ques-tion cependant, et apprirent qu'un certain PierreGarnierdonne, pour les défendre, desraisonsscien-

tifiques les sources et les métaux projetteraientdes corpuscules en afSnitéavecle bois.

Celan'est guère probable. Qui sait pourtant ?Es-

sayons t

Page 276: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 27i

Ils se taillèrent une fourchette de coudrier, et

un matin partirent à la découvertedu trésor.«II faudra le rendre, dit Bouvard.

Ah non par exemple a

Apres troMheures de marche, une réflexion les

arrêta « La route de Chavignollesà Brettevilleétait-ce, l'ancienne, ou la nouvelle? Cedevait être

l'ancienne H

Bs rebroussèrent chemin, et parcoururent les

alentours, au hasard, le tracé de la vieilleroute n'é-tant pasfacileà reconnattre.

Marcel courait de droite et de gauche, commeun

épagneul en chasse. Toutes les cinq minutes, Bou-vard était contraintde le rappeler Pécuchetavan-

çait pas à pas, tenant la baguette par les deux

branches, la pointe en haut. Souvent il lui semblait

qu'une force, et commeun cramponla tirait vers le

sol, et Marcelbien vite faisait une entaille auxarbres voisinspour retrouver la placeplus tard.

Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouches'ouvrit, ses prunelles seconvulsèrent.Bouvardl'in~terpella, le secouapar les épaules il ne remua paset demeuraitinerte, absolument comme la Barbée..

Puis il conta qu'il avait senti autour du cœurunesorte de déchirement, état bizarre, provenantde la

baguette, sans doute et ilne voulaitplus y tou-cher.

Le lendemain, ils revinrent devant les marqueslaites aux arbres. Marcel avec une bêche creusaitdes trous, jamais la fouille n'amenait rien, et ilsétaient chaquefois extrêmementpenauds. Pécuchets'assit au bord d'un iossé et commeil rêvait, la tête

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BOUVARD ET PÉCUCHET.272

levée, s'efforçantd'entendre la voixdes esprits parsa trompe aromale, se demandant même s'il enavait une. il fixasesregards sur la visière de sa cas-

quette l'extasede la veillele reprit. Elledura long-

temps, devenait effrayante.An-dessusdes avoines, dans un sentier, un cha-

peau defeutre parut c'étaitM.Vaucorbeiltrottinantsur sa jument. Bouvardet Marcelle hélèrent.

La crise allaitfinir quandarriva le médecin. PourmieuxexaminerPécuchet,il lui soulevasa casquette

et apercevantun front couvert de plaques cui-

vrées«Ah ah fractus &c/~ ce sont des syphilides

mon bonhommesoignez-vous 1 diable1 ne badi-

nons pas avecl'amour. »

Pécuchet,honteux, remit sa casquette, une sorte

de béret, bouffantsur une visière en formede demi-

lune, et dont il avaitpris le modèledans l'atlas d'A-

moros.

Les paroles du docteur le stupéûèrent. Il y son-

geait, les yeuxen l'air, et tout à coup fut ressaisi.

Vaucorbeil l'observait, puis d'une chiquenaudeil'fit tomber sa casquette.

Pécuchetrecouvra ses facultés.«Je m'en doutais, dit le médecin, la visièrever-

nie vous hypnotise comme un miroir, et ce phéno-mène n'est pas rare chez les personnes qui consi-dèrent uncorpsbrillant avectrop,d'attention, »

Il indiqua commentpratiquer l'expériencesur des

poules, enfourcha sonbidet et disparut lentement.Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un

objet pyramidajdresséà rhorizon_dans.unecour da

Page 278: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P~COCHET. 273

ferme.Onaurait dit unegrappede raisin noir mons-

trueuse, piquée de points rouges ça et là. C'était,suivantl'usage normand, un long mât garni de tra-verses où juchaient les dindes se rengorgeant ausoleil.

« Entrons. » Et Pécuchet aborda le fermier quiconsentità leur demande.

Avecdu blanc d'Espagne, ils tracèrent une ligneau milieu du pressoir, lièrent les pattes d'un dindon,

puis l'étendirent à plat ventre, le bec posé surla raie. La bête ferma les yeux, et bientôt sem-

blamorte. Il en fut de mêmedes autres.Bouvardles

repassait vivement à Pécuchet, qui les rangeait de

côtédès qu'elles étaient engourdies. Les gens de la

fermetémoignèrent des inquiétudes. La maîtresse

cria, une petite fille pleurait.Bouvarddétacha toutes les volailles.Elles se rani-

maient, progressivement,mais on ne savaitpas les

conséquences. Aune objectionun peu rêche de Pé-cuchet le fermier empoigna sa fourche.

« Filez, nom de Dieu ou je vous crèvela pail-lasse 1 »

Ils détalèrent.

N'importe le problèmeétait résolu l'extase dé-

pend d'une causematérielle.

Qu'est donc h matière? Qu'est-ce que l'esprit ?D'oùvient l'influence de l'une sur l'autre, et ré-

ciproquement?*?

Pours'enrendre compte, ils firent des recherchesdans Voltaire, dans Bossuet, dans Fénelon, etm6meils reprirent un abonnementà un cabinet de

lecture.

Page 279: Bouvard et Pécuchet

274 BOUVARD ET P&CCCHET.

Lesmaîtresanciensétaient inaccessiblespar la lon-

gueur des ouvres ou la difnculté de l'idiome, mais

.Jouffroy et Damiron les initièrent à la philosophiemoderne, et ils avaientdes auteurs touchantcelle

~u siècle passé.Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de

Locke, d'tlelvétius Pécuchet, de M. Cousin,Tho-

mas Reid et Gérando.Le premier s'attachaità l'ex-

périence, l'idéal était tout pour le second. Il yavaitde l'Aristotedans celui-ci, du Platon dans celui-là,

et ils discutaient.« L'âme est immatérielle! disaitl'un.

Nullement disait l'autre, la folie, le chloro-~forme, une saignéela bouleversentet puisqu'elle ne

pense pas toujours, elle n'est point une substancene,faisantque penser.

Cependant, objecta Pécuchet, j'ai en moi-même quelque chose de supérieur à mon corps, et

qui parfoisle contredit.Un être dans l'être? l'homo <M'/ allons

donc! Destendances différentes révèlentdes motifs

opposés.Voilà tout.Maisce quelque chose, cette âme, demeure

identique sous les changementsdu dehors. Doncelleest simple, indivisibleet partant spirituelle

Si l'âme était simple, répliqua Bouvard, lenouveau-né se rappellerait, imaginerait commel'adulte. La pensée, au contraire, suit le développe-ment du cerveau.Quant à être indivisible,le par-mm d'une rose, .uu l'&ppéti}d'un !cup, pas plu9qu'une volitionou une affirmationne se coupentendeux.

Page 280: Bouvard et Pécuchet

BOUVARM ET PÉCUCHET. 275

–Ça n'y fait rien! dit Pécuchet, !'&me est

exemptedes qualitésde la matière1

Admets-tu la pesanteur ? reprit Bouvard.Or si

la matièrepeut tomber, elle peut de mômepenser.

Ayanteu un commencement,notre âme doit finir et,

dépendante des organes, disparattre avec eux.

Moi,je la prétends immortelle Dieu ne peutvoufjir.

Maissi Dieun'existe pas?Comment? » Et Pécuchet débita les tro~s

preuves cartésiennes a Primo, Dieu est comprisdans l'idée que nous en avons secundo, l'existencelui est possible; tertio, être fini, comment aurais-jeune idée de l'infini? et puisque nousavonscette

idée, elle nous vient de Dieu, donc Dieuexiste M

II passaau témoignagede la conscience,à la tra-

dition des peuples, au besoin d'un créateur.« Quandje voisune horloge.

Oui1oui connu mais où est le père de l'hor-

loger?Il faut une causepourtant o

Bouvarddoutait des causes.« De ce qu'un phé-nomènesuccèdeà un phénomèneenconclutqu'il en

dérive. Prouvez-le!1

Maisle spectacle de l'univers dénote une in-

tention, un planPourquoi?Le mal est organisé aussi parfaite-

ment que le bien. Lever qui poussedans la tôtedu

moutonet le faitmourir, équivaut,commeanatomie,au mouton lui-même. Les monstruositéssurpassentles fonctions normales. Le corps humai?: pouvaitêtre mieuxbâti. Les troisquarts du globe .sont sté-

Page 281: Bouvard et Pécuchet

BOCVARD ET PÉCUCHET.276

riles. LaiLune, ce lampadaire, ne se montre pastoujours Crois-tu l'Océan destiné aux navires, etle bois des arbres au chauffagede nos maisons? »»

Pécuchet répondit:« Cependant l'estomac est fait pour digérer, la

jambe pour marcher, l'oeilpour voir, bien qu'on aitdes dyspepsies, des fractures et des cataractes. Pas

d'arrangements sans but Les effets surviennent

actuellement, ou plus tard. Tout dépend des lois.Doncil y a des causesfinales. »

Bouvardimagina que Spinosapeut-être lui four-nirait des arguments, et il écrività Dumouchelpouravoirla traductionde Saisset.

Dumouchelluienvoyaun exemplaire, appartenanta sonami le professeurVarelot,exiléau 2Décembre.

L'éthiqueles effrayaavecses axiomes, ses corol-laires. Ils lurentseulementlesendroitsmarquésd'un

coupde crayon, et comprirentceciLa substanceest ce qui est de soi, par soi, sans

cause, sansorigine. Cette substance est Dieu.Il est seul l'étendue, et l'étendue n'a pas de

bornes. Avecquoi la borner? »»

Mais,bienqu'ellesoit inûnie, elle n'est pas l'infini

absolu, car elle ne contient qu'un genre de perlec-tion, et l'absolu les contient tous.

Scuvent ils s'arrêtaient, pour mieuxrénéchir. Pé-cuchet absorbaitdes prises de tabacet Bouvardétait

rouge d'attention.« Est-ce que cela t'amuse?

Ou' sans doute va toujours »»

Dieu se développeen une infinitéd'attributs, quiexpriment,chacunà samanière, l'inunitéde sonch'e.'

Page 282: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 277

<(!rt

Nous n'en connaissons que deux: l'étendue et la

pensée.De la pensée et de l'étendue découlentdes modes

innombrables,lesquelsen contiennent d'autres.Celui qui embrasserait, à la fois, toute l'étendue

et toute la pensée n'y verrait aucune contingence,rien d'accidentel, mais une suite géométrique de

termes,liés entre euxpar des lois nécessaires.« Ah ce serait beau Mdit Pécuchet.Doncil n'y a pas de liberté chez l'homme, ni

chezDieu.« Tu l'entends Ms'écria Bouvard.Si Dieu avait une volonté, un but, s'il agissait

pour une cause, c'est qu'il aurait un besoin, c'est

qu'il manquerait d'une perfection. Il ne serait pasDieu.

Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'en-sembledes choses, et l'univers impénétrableà

notre connaissance,une portion d'une inSnité d'u-nivers émettant près du nôtre des modiGcationsinfinies. L'étendue enveloppenotre univers, mais

est enveloppéepar Dieu,qui contient dans sa pen-sée tous les univers possibles, et sa pensée elle-

même est enveloppéedans sa substance.

Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un

froid glacial, emportés d'une course sans fin, versun abîmesans fond, et sansrien autour d'eux quel'insaisissable,l'immobile,l'éternel. C'étaittropfort.Ilsy renoncèrent.

Et désirant quelque chose de moins rude, ils

achetèrent le Cours de philusuphie, a l'usage des

classes, par M. Cuosnicr.

Page 283: Bouvard et Pécuchet

278 BOUVARD ET PÉCUCHET.

L'auteur se demande quelle sera la bonne mé-

thode, l'ontologiqueou la psychologique?L&première convenait à l'enfance des sociétés,

quand l'hommeportait son attention vers le mondeextérieur. Mais à présent qu'il la replie sur lui-

même, « nous croyons la seconde plus scienti-

Sque », et Bouvardet Pécuchet se décidèrentpourelle.

Le but de la psychologieest d'étudier les faits quisa passent « au sein du moi» on les découvreen

observant.« Observons1» Etpendant quinzejours, après le

déjeuner, habituellement, ils cherchaientdans leur

conscience, au hasard, espérant y fairede gaandesdécouvertes,et n'en firent aucune, ce qui les étonna

beaucoup.Un phénomèneoccupele moi, à savoirl'idée. De

quellenature est-elle? Ona supposéque les objetsse mirent dans le cerveau et le cerveau envoie

ces images à notre esprit, qui nous en donne la

connaissance.Maissi l'idée est spirituelle, commentreprésenter

la matière? Delà, scepticismequant auxperceptionsexternes. Si elle est matérielle, les objets spirituelsne seraient pas représentés? De là scepticismeen

fait de notionsinternes.« D'ailleurs qu'on y prenne garde cette hypo-

thèse nous mènera't à l'athéisme. »

Car une image étant une chose finie, il lui est

impossiblede représenter l'infini.« Cependant, objecta Bouvard, quand je songe

à une forêt, à une personne, à un chien, je vois

Page 284: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPÉCUCHET. 279

cetteforêt, cettepersonne, ce chien. Donc les idéesles représentent. »

Et ils aborderontl'origine des idées.

D'aprèsLocke, il y en a deux, la sensation, la

réflexion, et Condillacréduit tout à la sensa-tion.

Maisalors, la réflexionmanquera de base. Elle a

besoind'un sujet, d'un être sentant et elle est im-

puissante à nous fournir les grandes vérités fonda-

mentales Dieu,le mérite et le démérite, le juste,le beau, etc., notions qu'on nomme MMee~c'est-à-dire antérieures aux faits, à l'expérience, et univer-

selles.« Si elles étaient universelles, nous les aurions

dèsnotre naissance.

Onveut dire, par ce mot, des dispositionsàlesavoir, et Descartes.

Ton Descartespatauge car il soutient que le

foetusles possèdeet il avoue dans un autre endroit

quec'est d'une façonimplicite.»

Pécuchet fut étonné.« Où cela se trouve-t-il ?

Dans Gérando Et Bouvardlui frappa légère-ment sur le ventre.

Finis donc » dit Pécuchet. Puis venant àCondillac «Nospenséesne sont pas des métamor-

phosesde la sensation Elle les occasionne,les meten jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur.Carla nntière, de soi-même, ne peut produire le

mouvement, et j'ai trouvé cela dans ton Vol-

taire, » ajouta Pécuchet, en lui faisantune saluta-tionprofonde.

Page 285: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.aso

Ils rab&chaientainsi les mômes arguments,chacun méprisant l'opinion de l'autre, sans le con-

vaincrede la sienne.

Maisla philosophie les grandissaitdans leur es-time. Ils se rappelaientavecpitié leurspréoccupations

d'agriculture, de politique.A présent le muséumles dégoutait. Ils n'auraient

pas mieux demandé que d'en vendre les bibelots,et ils passèrent au chapitredeuxième des facul-

tés del'âme.

On en compte trois, pas davantage Cellede sen-

tir, celle de connaître, cellede-vouloir.

Dans la facultéde sentir, distinguons la sensibi-lité physique de la sensibilitémorale.

Les sensations physiques se classent naturelle-

ment en cinqespèces, étant amenéespar lesorganesdes sens.

Les faits de la sensibilitémorale, au contraire, nedoivent rien au corps. « Qu'y a-t-il de communentre le plaisir d'Archimèdetrouvant les loisde la

pesanteur et la voluptéimmonded'Apiciusdévorantune hure de sanglier »»

Cette sensibilité morale a quatre genres, et sondeuxième genre, « désirs moraux », se divise en

cinqespèces, et lesphénomènesde quatrièmegenre,« affection», se subdivisenten deuxautres espèces,

parmi lesquelles l'amour de soi, « penchant légi-time, sans doute, mais qui, devenu exagéré, prendle nomd'égoïsme ».

Dansla facuttéde connaître, se trouvela percep-tion rationnelle, où l'on trouve deux mouvements

principauxet quatres degrés.

Page 286: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 28i

<

L'abstractionpeut offrir des écueils aux intelli-

gencesbizarres.Lamémoirefait correspondreavecle passécomme

laprévoyanceavecl'avenir.

L'imaginationest plutôt une faculté particulière?<~e~erM.

Tant d'embarras pour démontrer des platitudes,le ton pédantesque de l'auteur, la monotoniedes tournures « Nous sommes prêts à le recon-naître, Loin de nous la pensée, interrogeonsnotre conscience», rétoge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage, les écœura telle-

ment,que sautant par dessus la facultéde vouloir,ilsentrèrent dans la logique.

Elle leur apprit ce qu'est l'anatyse, la synthèse,l'induction,la déductionet les causesprincipalesdenoserreurs.

Presquetoutes viennent du mauvais emploi des

mots.«Le soleil se couche, le temps se rembrunit,

l'hiverapproche, » locutionsvicieuseset qui feraient

croireà des entités personnelles quand il ne s'agit

qued'évènementsbien simples « Je me pouvionsdetel objet, de tel axiome,de telle vérité, » illusion1

ce sontles idées, et pas du tout les choses, qui res-

tentdans lemoi, et la rigueur du langageexige«Jeme souviens de tel acte de mon esprit par lequelj'aiperçu cetobjet, par lequelj'ai déduit cet axiome,

par lequelj'ai admis cette vérité M.

Commele terme qui désigne un accidentne l'em-

brassepas dans tous ses modes, ils iâchëf'eut de

n'employerque des mots abstraits, si bien qu'au

Page 287: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.282

lieu de dire « Faisons un tour, il est temps de

dîner, j'ai la colique», ilsémettaient cesphrases:« Une promenade serait salutaire. Voici l'heured'absorber des aliments. J'éprouve un besoin

1

d'exonération.Une fois maîtres de la logique, ils passèrent en

revue les différentscritériums,d'abord celuidu senscommun.

Si l'individune peut rien savoir,pourquoi touslesindividus en sauraient-ils davantage? Une erreur,fut-elle vieille de cent rniDeans, par cela même

qu'elle es: vieillene constituepas la vérité La fouleinvariablementsuit la routine.C'est,au contraire, le

petit nombre qui mène leprogrès.Vaut-ilmieux se fier au témoignagedes sens? Ils

trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur

l'apparence Le fond leur échappe.La raisonoffreplus de garanties, étant immuable

et impersonnelle, mais pour se manifester, il luifaut s'incarner. Alors la raison devient ma raison,une règle importe peu si elle est fausse. Rienne

prouve que celle-làsoit juste.On recommande de la contrôler avec les sens;

mais ils peuvent épaissir les ténèbres. D'une sen-sation confuse, une loi défectueuse sera induite, et

qui plus tard empêcherala vue nette des choses.Reste la morale. C'est,faire descendre Dieuau ni-

~au de l'utile, comme si nos besoins étaient la

mesure de l'absolu i

Quant à l'évidence, niée par l'un, sfSrm~eparl'autre, elleest à elle-mcmesoncritérium.M.Cousin

l'a démontré.

Page 288: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 283

« Je ne vois plus que la révélation, dit Bouvard.

Mais,pour y croire, il faut admettre deux connais-

sancespréalables celledu corpsqui a senti',celle de

l'intelligencequi a perçu; admettre le sens et la

raison,témoignageshumainset par conséquentsus-

pects.»

Pécuchetréfléchit, se croisa les bras. « Maisnousallons tomberdansl'abîmeeSrayantdu scepticisme,»

Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvrescervelles.

« Merci du compliment, répliqua Pécuchet. Ce-

pendant il y a des faits indiscutables. On peutatteindrela vérité dans une certaine limite. »

Laquelle? Deuxet deux font-ils quatre tou-

jours?Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre

quele contenant? Queveut dire un à peu près du

vrai,une fractionde Dieu, la partie d'une cho'

divisible?2

Ah1 tu n'es qu'un sophistea Et Pe<

vexé,bouda pendant trois jours.Ils les employèrent à parcourir les tables de plu-

sieursvolumes.Bouvardsouriait de temps à autre,et renouant la conversation:« C'estqu'il est difficilede ne pas douter Ainsi,

pourDieu, les preuves de Descartes, de Kantet deLeibnitzne sont pas les mêmes,et mutuellement se

ru'uent. 1 création du monde par les atomes,ou

parun es~ demeure inconcevable.Je me sens à la fois matière et pensée t~/ut en

ignorant ce qu'est l'une et l'autre.

L'impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me pa-raissent des mystères aussi bien que mon âme,

Page 289: Bouvard et Pécuchet

284 BOUVARD ET PÉCUCHET.

à plus forte raison l'uniou de Famé et du corps.Pour en rendre compte, Leibnitz a imaginéson

harmonie, Malebranchela prémotion, Cudwort-hua

médiateur, et Bossuety voit un miracle perpétuel,ce qui est une bêtise un miracleperpétuel ne serait

plus un miracle.

EffectivementH» dit Pécuchet.

Et tous deuxs'avouèrentqu'ils étaient las desphi-

losophes.Tant de systèmes vous embrouillent. La

métaphysiquene sert à rien. Onpeut vivresans elle.D'ailleurs leur gêne pécuniaire augmentait. Ils

devaient trois barriques de vin à Beljambe,douze

kilogrammesde sucre à Langlois,cent ving~francsau tailleur, soixante au cordonnier.La dépenseal-

lait toujours, et maître Gouyne payaitpas.Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur

trouvât de l'argent, soit par la vente des Écalles,ou

par une hypothèquesur leur ferme, ou en aliénant

leur maison, qui serait payée en rentes viagèreset

dont ils garderaient l'usuiruit. Moyen imprati-cable, dit Marescot,mais une affaire meilleure se

combinait et ils seraient prévenus.Ensuite, ils pensèrent à leur pauvrejardin. Bou-

vard entreprit l'émondage de la charmille,Pécuchet

la taille de l'espalier. Marcel devait fouir les

plates-bandes.Â.ubout d'un quart d'heure, ils s'arrêtaient, l'un

fermait sa serpette, l'autre déposait ses ciseaux,etils commençaieat doucementà se promener Bou-

vard, à l'ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrineen avant, les bras nus Pécuchet, tout le long du

mur, la tête basse, les mainsdans le dos, la visière

Page 290: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPÉCUCHET. 285

de sa casquette tournée sur le cou par précautionet ils marchaient ainsi parallèlement, sans même

voirMarcel, qui se reposant au bord de la cahute,

mangeait une chiffede pain.Dan~cette méditation,des pensées avaientsurgi;

ils s'abordaient,craignant de les perdre et la méta<

physiquerevenait.

Elle revenait à proposde la pluie et du soleil,d'un

gravierdans leur soulier, d'une fleur sur le gazon,à propos de tout.

En regardant brûler la chandelle, ils se deman-

daient si la lumière est dans l'objet ou dans notre

œil.Puisquedesétoilespeuvent avoir disparuquandleur éclat nous arrive,nous admirons,peut-être, des

chosesqui n'existent pas.

Ayant retrouvé au fond d'un gUetune cigarette

Raspail,ils l'émiettèrent sur de Fsau et le camphretourna.

Voilà donc le mouvement dans la matière un

degré supérieur du mouvementamèneraitla vie.Maissi la matière en mouvement suffisaità créer

desêtres, ils ne seraient pas si variés. Caril n'exis-

tait, à l'origine, ni terres, ni eaux, ni hommes,ni

plantes.Qu'estdonccettematièreprimordiale, qu'onn'a jamais vue, qui n'est rien des chosesdu monde,et qui les a toutes produites?

Quelquefoisils avaientbesoin d'un livre. Dumou-

chel, fatigué de les servir, ne leur répondait plus,et ils s'acharnaient à la question,principalementPé-cuchet.

Son besoin de vérité deveuaitune soifardente.Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiri-

Page 291: Bouvard et Pécuchet

286 BOUVARD ET PÉCUCHET.

tualisme, le reprenait bientôt pour le quitter, et s'é-

criait, la tête dans les mains « Oh le doute ledoute j'aimerais mieuxle néant M»

Bouvardapercevait l'insuffisancedu matérialismeet tâchait de s'y retenir, déclarant, du reste, qu'ilen perdait la boule.

Ils commençaientdes raisonnementssur unebase

solide elle croulait et tout à coup plus d'idéecemme une mouche s'envole, dès qu'on veut lasaisir.

Pendant les soirs d'hiver, ils causaient dans le

muséum, au coindu feu, en regardant les charbons.Le vent qui sifflait dans le corridor faisait tremblerles carreaux,les massesnoires des arbres se balan-

çaient, et la tristesse de la nuit augmentaitle sérieuxde leurs pensées.

Bouvard, de temps à autre, allait jusqu'au boutde l'appartement, puis revenait. Les flambeauxet

les bassines contre les murs posaient sur le sol desombres obliques et le Saint Pierre, vu de profil,étalait,au plafond,la silhouette de son nez, pareilleà un monstrueuxcor de chasse.

Onavait peine à circuler entre les objets, et sou-vent Bouvard, n'y prenant garde, se cognait à lastatue. Avecses grosyeux, sa lippetombante, et sonair d'ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. Depuis

longtemps, ils voulaients'en défaire, mais, par né-

gligence,remettaient cela de jour en jour.Unsoir au milieu d'une dispute sur la monade,

Bouvard%efrappa l'orteil au pouce de saintPierre,et tournant contre lui son irritation.« II m'embête, ce coco-là: flanquons-ledehors »

Page 292: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPÉCUCHET. 287

C'étaitdifncile par l'escalier. Ils ouvrirent la fe-

nêtre, et Inclinèrent sur le bord, doucement.Pécu-

chet à genoux tâchade souleverses talons, pendant

queBouvardpesait sur ses épaules. Le bonhommede pierre ne branlait pas ils durent recourir à la

hallebarde,comme levier, et arrivèrent enfin àl'étendre tont droit. Alors, ayant basculé, il piquadansle vide, la tiare en avant, un bruit mat re-

tentit, et le lendemain ils le trouvèrent, cassé endouzemorceaux,dans l'ancien trou aux composts.

Une heure après, le notaire entra, leur apportantuae bonne nouvelle. Une personne de la localitéavanceraitmille écus, moyennantune hypothèquesurleur ferme et commeils se réjouissaient « Par-don elle y met une clause c'est que vous luivendrezles Écallespour 1,800fr. Le prêt sera soldé

aujourd'hui même. L'argent est chezmoi dans mon

étude. »

Ils avaientenvie de céder l'un et l'autre. Bouvardfinitpar répondre « MonDieu. soit 1

Convenu » dit Marescot.Et il leur apprit lenomde la personne, qui était M" Bordin.

« Je m'en doutais 1» s'écria Pécuchet,

Bouvard,humilié, se tut.

Elle ou un autre, qu'importait le principalétantde sortir d'embarras.

L'argent touché (celui des Écalles le serait plus

tard), ils payèrent immédiatement toutes les notes,et regagnaient leur domicile,quand au détour des

halles,le père Gouyles arrêta.Il allait chez eux, pour leur faire part d'un mal-

heur. Le vent, la nuit dernière, avaitjeté bas vingt

Page 293: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.888

pommiers dans les cours, abattu la bouillerîe, en-

levé le toit de la grange. Ils passèrent le reste de

t'après-midià constaterles dégâts, et le lendemain,avec le charpentier, le maçon et la couvreur.Les

réparations monteraient à i,800 francs, pour lemoins.

Puis le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-

même, lui avait conté tout à l'heure la vente des

Écalles. Une piè~e d'un rendement magnifique, à

ta convenance, qui n'avait presque pas besoin de

culture, le meilleur morceau de toute la ferme

et il demandaitune diminution.

Cesmessieurs la refusèrent. Onsoumitle pas au

juge de paix, et il conclutpour le fermier. Làpertedes EcaUes,l'acre estimé 2,000 francs, lui faisaitun tort annuel de 70, et devantles tribunaux il ga-gnerait certainement.

Leur fortune se trouvaitdiminuée. Quefaire ?Etbientôt commentvivre ?2

Ils se mirent tous les deuxà table, pleins de dé-

couragement.Marceln'entendait rien à la cuisineson diner cette fois dépassalês autres. La souperes-semblait à de l'eau de vaisselle, le lapin sentait

mauvais, les haricots étaient incuits, les assiettescrasseuseset au dessert, Bouvardéclata,menaçantde lui casser tout sur la tête.

Soyons'philosophes, dit Pécuchet, un peumoins d'argent, les intrigues d'une femme, la ma-ladresse d'un domestique, qu'est-ce que tout cela?1Tu es tropplongédans la matière

Mais quand elle me gêne, dit Bouvard.

Moi, je ne l'admets pas » repartit Pécuchet.

Page 294: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHET. 289

M

Il avaitlu dernièrement une analysede Berkeley,et ajouta

« Je nie l'étendue, le temps, l'espace, voire la

substance car la vraie substance, c'est l'esprit per-cevantles qualités.

-Parfait, dit Bouvard;mais le monde supprimé,les preuvesmanqueront pour l'existencede Dieu. »

Pécuchetse récria, et longuement, bien qu'il eût

un rhume de cerveau, causé par l'iodure de po-tassium, et une fièvre permanente contribuait

à sonexaltation. Bouvard s'en inquiétant, fit venirlemédecin.

Vaucorbeilordonna du sirop d'orange avec l'io-

dure, et pour plus tard des bains de cinabre.« Aquoibon? reprit Pécuchet. Unjour ou l'autre

laformes'en ira. L'essencene périt pas 1

Sans doute, dit le médecin, la matière est ir

destructibleCependant.Mais non 1 mais non 1 L'indestructible, c'est

l'être. Ce corps qui est là devant moi, le vôtre,

docteur, m'empêche de connaître votre personne,n'estpour ainsi dire qu'un vêtement, ou plutôt un

masque.»

Yaucorbeille crut fou« Bonsoir Soignezvotremasque a»

Pécuchetn'enrayapas. Il seprocura une intr Juc'tien à la philosophiehégélienne, et voulut l'expli-querà.Bouvard.

« Tout ce qui est rationnelest réel. Hn'y à mêmede réel que l'idée. Les loisde l'esprit sont les loisde l'univers, la raison de l'homme est identique àcelledeDieu. »

Page 295: Bouvard et Pécuchet

290 BOUVARD ET PÉCUCHET~

.Bonvardfeignait de comprendre.« Donc, l'absolu,c'est à la foisle sujet et t'objet,

l'anitô où viennent se rejoindre toutes les diffé-

rences. iAinsi les contradictoires sont résulus.

L'ombrepermet la lumière, le froid méiéau chaud

produitla température, l'organisme ne se maintient

que par la destruction de l'organisme, partout un

principequi divise, un principequi enchatne. »

Il étaient sur le vigneau et ie curé passa le longde la elairevoie,sonbréviaireà la main.

Pécuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui

l'expositiond'Hegelet voir un peu ce qu'il en dirait.L'homme à la soutane s'assit près d'eux, et Pécu.

chet abordale christianisme.« Aucune religion n'a établi aussi bien cette

vérité « Lanature n'est qu'un moment de l'idée a»

Un moment de 1idée murmura le prêtre, stu-

péfait.Mais oui 1 Dieu,en prenant une enveloppevi-

sible, a montré sonunion consubstantielleavecelle.

Avecla nature ?oh 1 oh1Par son décès, il a rendu témoignageà l'es-

sence de la mort; donc, la mortétait en lui, faisait,%utpartie de Dieu. M

L'ecclésiastiquese renfrogna.« Pasdeblasphèmesc'était pour le salutdu genre

humainqu'il a enduré les souffrances.Erreur 1 Onconsidère la mort dans l'individu,

où elle est un mal sans doute, mais relativementaux choses, c'est différent. Neséparez pas l'espritde la matière i

Cependant, monsieur, avant la création.

Page 296: Bouvard et Pécuchet

BOUVARB ET PÉCUCHET i9i

Mn'y a pas eu de création. Elle a toujoursexisté. Autrement ce serait un être nouveau s'a-

joutant à la pensée divine, ce qui est absurde. »

Le prêtre se leva, des affairesl'appelaient ailleurs.

« Je me flatte de l'avoir rossé dit Pécuchet.

Encore un mot! Puisque l'existence du monde n'est

qu'un passage con:inuel de la vie à la mort, et de la

mort à la vie, loin que tout soit, rien n'est. Mais

tout devient, comprends-tu?Oui je comprends, ou plutôt non a»

L'idéalisme à la fin exaspérait Bouvard.

« Je n'en veux plus le fameux co'y!<om'embête.

Onprend les idées des choses pour les choses elles-

mémes. On explique ce qu'on entend fort peu au

moyen de mots qu'on n'entend pas du tout Subs-

tance, étendue, force, matière et âme. Autant

d'abstraction, d'imagination. Quant à Dieu, impossi-blede savoir comment il est, si même il est Autre-

fois, il causait le vent, la foudre, les révolutions. A

présent, il diminue. D'ailleurs, je n'en vois pasl'utilité.

-Et la morale, dans tout cela 1

Ah tant pis 1

Elle manque de base,«enectîvement », se dit

Pécuchet.

Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse,

conséquence des prémisses qu'il avait lui-même

posées. Ce fut une surprise, un écrasement.

Bouvard ne croyait même plus à la matière.

La certitude que rien n'existe (sidéplorable qu'elle

soit) n'en est pas moins une certitude. Peu de

gens sont capables de l'avoir. Cette transcendance

Page 297: Bouvard et Pécuchet

2M BouvAaDETP&CBcnEr.

leur inspirade l'orgueil, et ilsauraientvoulul'étaler:

une occasions'offrit.

Unmatin, en allant acheter du tabac, ils virentun

attroupement devantla porte de Langlois. Onen-

tourait la gondole de Falaise, et il était questionde

Touache,un galérien qui vagabondait dans le pays.Le conducteurJ'avait rencontré à la Croix-Verteentredeux gendarmes et les Chavignollaisexhalèrentun

soupir de délivrance.

Girbalet le capitaine restèrent sur la place puisarrivale juge de paix, curieux d'avoir des rensei-

gnements, et M. Marescoten toque de velours et

pantouflesde basane.

Langloisles invita à honorer sa boutique de~eur

présence. Ils seraientplus à leur aise, et, malgré leschalands et le bruit de la sonnette, ces messieurs

continuèrent&discuter les forfaitsde Touache,« MonDieu dit Bouvard,il avaitde mauvais ins-

tincts, voilàtoutOnen triomphepar la vertu,répliquale notaire.Maissi on n'a pas devertu? ?

Et Bouvardniapositivement ? libre arbitre.« Cependant,dit le capitaine,je peux faire ce que

je veux je suis libre, par exemple, de remuer la

{ambè.Non, monsieur, car vousavezun motif pour la

remuer M»

Le capitainecherchaune réponse, n'en trouvapas.MaisGirbaldécochace trait

« Un républicainqui parle contre la liberté c'estdrôle!

Histoire de rire » dit Langlois.

Page 298: Bouvard et Pécuchet

BOUDARD ET PÉCUCHET. 293

Bouvardl'interpella« D'oùvient que vousne donnezpas votre fortuue

auxpauvres? »u

L'épicier, d'un regard inquiet, parcourut toute sa

boutique.« Tiens pas si bête ja la garde pour moi!

Si vous étiez saint Vincentde Paul, vous agi-riez différemment,puisque vous auriez son carac-

tère. Vousobéissez au vôtre. Donc vous n'êtes paslibre 1

C'est une chicane », répondit en chœurl'as-

semblée.Bouvard ne bronchapas, et désignant la balance

sur le comptoir« Elle se tiendra inerte, tant qu'un des plateaux

sera vide.Demême, !a volonté et l'oscillationde la

balanceentre deux poidsqui semblentégaux, Ggurele travail de notre esprit, quand il déHbëre sur les

motifs, jusqu'au moment où le plus fort l'emporte,le détermine.

–Tout cela, dit f!irbal,ne fait rienpour Touacheet ne l'empêche pas d'être un gaillard joliment vi-

cieux. »

Pécuchet prit la parole« Les vices sont ues propriétés de la nature,

commeles inondations,les tempêtes. »

Le notaire l'arrêta, et se haussant à chaque mot

sur la pointe des orteils« Je trouvevotre système d'une immoralitécom-

plète. Il donne carrière à tous les débordements,excuse les crimes, innocente les coupables

Parfaitement,dit Bouvard.Le malheureuxcdi

Page 299: Bouvard et Pécuchet

MtHfVAHUMi PËC~ UMt'.294

suit ses appétits est dans son droit, commel'hon-nête hommequi écoute la raison.

Nedéfendezpas les monstres 1

Pourquoimonstres? Quandil naît un aveugle,un idiot, un homicide, cela nous paraîtdu désordre,commesi l'ordre nous était connu, comme si la na-ture agissaitpour une fin J

Alorsvouscontestezla Providence?

Oui,je la conteste

Voyezplutôt l'histoire, s'écria Pécuchet. Rap-pelez-vous les assassinats de rois, les massacresde peuples, les dissensions dans les familles, le

chagrin des particuliers. » <Et en même temps »; ajouta Bouvard, car ils

suscitaient l'un l'autre, a cette Providence soigneles petits oiseaux et fait repousser les pattes desécrevisses. Ah t si vous entendez par Providenceune loi qui règle tout, je veuxbien, et encore 1

Cependant,monsieur », dit le notaire, « il y ades principes 1

Qu'est-ce que vous me chantezUne science,d'après Condillac,est d'autant meilleurequ'elle n'ena pas besoin Ils ne font que résumer des connais-sances acquiseset nous reportent vers ces nodons,

qui, précisément, sont discutables.

Avez-vous comme nous », poursuivit Pécu-

chet, « scrutée fouillé les arcanes de la méta-

physique ?Il est vrai, messieurs, il est vrai a »

Et la société se dispersa.MaisCoulon, les tirant à l'écart, leur dit d'un ton

paterne qu'il n'était pa~dévot,

certainement, et

Page 300: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPÉCUCHET. 295

même il détestait les jésuites. Cependant il n'allait

pas si loin qu'eux Ohnon 1 bien~ûr et au coinde la place, ils passèront devant le capitaine, quirallumaitsapipe en grommelant

« Je faispourtant ce que je veux,nom de Dieu »Bouvardet Pécuchetproférèrenten d'autres occa-

sions leurs abominables paradoxes. Ils mettaienten doute la probité des hommes, la chasteté des

femmes, l'intelligence du gouvernement, le bonsens du peuple, enfinsapaient les bases.

Foureau s'en émut et les menaça de la prison,s'ils continuaient de tels discours.

L'évidence de leur supériorité blessait. Commeils soutenaient des thèses immorales, ils devaientêtre immoraux des calomniesfurent inventées.

Alorsune faculté pitoyablese développadans leur

esprit, cellede voir la bêtise et de ne plus la tolérer.Des chosesinsignifiantesles attristaient les ré-

clames des journaux, le profild'un bourgeois,unesotte réflexionentendue par hasard.

En songeante ce qu'on disait dans leur village,et qu'il y avaitjusqu'aux antipodesd'autres Cou!oa,d'autres Marescot, d'autres Foureau, ils sentaient

peser sur eux comme la lourdeur de toute la Terre.Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.Un après-midi, un dialogue s'éteva dansla cour,

entre Marcelet un monsieur ayant un chapeau à

larges bords avec des conserves noires. C'était l'a-

cadémicienLarsoneur. Il ne futpas sans observer

un rideau entr'ouvert, des portesqu'on fermait. Sa

démarcheétait une tentative de raccommodement,et il s'en alla furieux, chargeant le domestique de

Page 301: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CCCHET.296

dire à ses mattres qu'il les regardait comme des

goujats.Bouvardet Pécuchetne s'en soucièrent.Lemonde

diminuait d'importance ils l'apercevaient commedansun nuage, descendu de leurs cerveauxsur leurs

prunelles.N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais

rêve? Peut-être qu'en sommeles prospérités et les

malheurs s'équilibrent Maisle bien de l'espècene console pas l'individu.

« Et que m'importent les autres disait Pécu-

chet.Son désespoir affligeaitBouvard. C'était lui qui

l'avait poussé jusque-là, et le délabrement ~e leur

domicileavivaitleur chagrinpar desirritations quo-tidiennes.

Pour se remonter, ils se faisaient des raisonne-

ments, se prescrivaientdes travaux, et retombaient

vite dans une paresse plus forte, dans un décou-

ragement profond.A la fin des repas, ils restaient les coudessur la

table, à gémir d'un air lugubre. Marcelen écarquil-lait les yeux, puis retournait dans sa cuisine, où il

s'empiffraitsolitairement.

Aumilieu de l'été, ils reçurent un billet de faire

part annonçant le mariage de Dumouchel avecM"' veuve Olympe-ZulmaPoulet.

« QueDieule bénisse 1»Et ils se rappelèrent le temps où lis étaiept heu-

reux.

Pourquoine suivaient-ilsplus les moissonneurs?Oùétaient les jours qu'ils entraient dans les fermes,

Page 302: Bouvard et Pécuchet

BUHYAKU ET PËÇUCHtEf. i

cherchantpartout desantiquités? Rien, maintenant1

n'occasionneraitces heures si douces que remplisaient la distillerie ou!a littérature. Unabîme les en

séparait.Quelque chose d'irrévocableétait venu.

Ils voulurent faire, comme autrefois,une prome-nade dans les champs,allèrent très loin, se perdi-rent. Depetitsnuages moutonnaientdans le ciel, le

vent balançait les clochettes des avoines, le longd'un pré un ruisseau murmurait, quand tout à coupune odeur infecte les arrêta, et ils virent sur des

cailloux,entre desronces,la charogned'un chien.

Les quatre membres étaient desséchés.Le rictus

de la gueule découvrait sous des babines bleuâ-

tres des crocsd'ivoire à la place du ventre, c'était

un amas de couleur terreuse, et. qui semblait pal-

piter, tant grouillaitdessuslavermine. Elles'agitait,

frappée par le soleil, sous le bourdonnement des

mouches,dans cette intolérableodeur, odeur &roce et commedévorante.

CependantBouvardplissaitle front et ies larmesmouilièrentses yeux.

Pécuchet dit stoïquement «Nousserons un jourcommeça an

L'idée de la mort les avait saisis.Ils en causèrent,en revenant.

Après tout, elle n'existe pas. Ons'en va dans la

rosée, daus la brise, dans les étoiles. On devient

quelque chosede la sève des arbres, de l'éclat des

pierres fines, du plumagedes oiseaux. Onredonne àla Nature cequ'elle v~usa prêté et le Néant qui estdevantnousn'a rien de plus affreuxque le Néantquise trouvederrière.

Page 303: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET.298

Ils tâchaient de l'imaginer sous la forme d'unenuit intense, d'un trou sans fond, d'un évanouisse-

ment continu, n'importe quoi valaitmieuxque cetteexistencemonotone,absurde,et sans espoir.

Ilsrécapitulèrentleursbesoinsinassouvis.Bouvard

avait toujours.désiré des chevaux, des équipages,les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes

complaisantesdan~une habitation splendide.L'am-

bition de Pécuchetétait le savoir philosophique.Or,le plus vaste.des problèmes, celui qui contient les

autres, peut se résoudreen uneminute. Quand doncarriverait-elle? « Autanttout de suite en finir. »

« Commetu voudras,»dit Bouvard.

Et ilsexaminèrentla question du suicide.

Oùest le mal de rejeter un fardeau qui vousécrase? et de commettreune action ne nuisant à

personne? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce

pouvoir? Ce u'e~tpujntuneiâchet.e,bienqu'on dise,et l'insolence est belle de bafouer, même à son

détriment, ce que les hommesestiment le plus.Ils délibérèrentsur le genre-de mort.

Lepoisonfait souffrir.Pour s'égorger, il faut tropde courage. Avecl'asphyxie,on se rate souvent

Ennn, Pécuchetmonta dans le grenier deuxcâbles

de la gymnastique. Puis, les ayant liés à la mêmetraverse du toit, laissa pendre un nœud coulant et

avança dessous deux chaises pour atteindre aux

cordes.Cemoyen fut résolu.

Ils se demandaient quelle impressioncela cause-

rait dans l'arrondissement, où iraient ensuite leui

bibliothèque,leurspaperasses,

leurs collections.La

Page 304: Bouvard et Pécuchet

.BOUVARD ET PÉCUCHET. 299

pensée de la mort les faisait s'attendrir sur eux-mômes. Cependantils ne tachaientpoint leur projet,et, à forced'en parler, s'y accoutumèrent.

Le soirdu 24 décembre,entre dix et onzeheures,ils réfléchissaientdans le muséum,habillésdifférem-ment. Bouvardportait une blouse sur son gilet de

tricot; et Pécuchet, depuis trois mois, né quittaitplus la robe de moine,par économie.

Comme ils avaient grand'faim (car Marcel, sortidès l'aube, n'avait pas reparu), Bouvardcrut hygié-nique de boireun carafond'eau-de-vie, et Pécuchetde prendre du thé.

En soulevantla bouilloire, il répandit de l'eausur le parquet.-

« Maladroit Ms'écria Bouvard.

Puis, trouvant l'infusion médiocre, il voulut larenforcerpar deux cuilleréesde plus.

« Cesera exécrable,dit Pécuchet.

Pas du tout 1»

Et chacuntirant à soi la boite, le plateau tombaune des tassesfutbrisée, la dernière dubeau serviceen porcelaine.

Bouvardpâlit. «Continue1 saccage1ne te gênepas »

« Grandmalheur, vraiment d

Oui un malheur,!Je la tenais de monpère d

Naturel, ajouta Pécuchet en ricanant.

Ah tu m'insultes 1

Non, mais je te fatigue 1 je le vois bien

avoue-le »

Et Pécuchetfut pris de colère, ou plutôt de dé-

mence. Bouvardau~i. Ils criaient à la fois tous !e&

Page 305: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD NT PÉCUCHET.~00

deux, l'un irrité par la faim, l'autre par l'ale)ol. La

gorge de Pécuchet,n'émettait plus qu'un râle.« C'estinfernal, une vie pareille j'aime mieux !a

mort. Adieu M»

11prit le flambeau, tourna les talons, claquala

porte.Bouvard,au milieu desténèbres, eut peine al'ou-

vrir, courutderrière lui, arriva dans le grenier.La chandelle était par terre, et Pécuchet debout

sur une des chaises,avec le câbledans sa main.

L'esprit d'imitation emporta Bouvard« Attends-moi1»

Et il montait sur l'autre chaise,quand, s'arrêtanttout à coup

« Mais. nous n'avonspas fait notre testament..

Tiens c'est juste. »

Dessanglotsgonflaientleur poitrine. Ils semirentà la lucarne pour respirer.

L'air était froid, et des astres nombreuxbrillaient

dans le ciel, noir commede l'encre.

La blancheurde la neige qui couvrait la terre se

perdait dansles brumesde l'horizon.

Ils aperçurent de petites lumièresà ras du sol, et,

grandissant, se rapprochant, toutes allaientdu côté

de l'église.Une curiositéles y poussa.C'était la messe de minuit. Ces lumières prove-

naient deslanternesdes bergers. Quelques-uns,sous

le porche, secouaientleurs manteaux.

Le serpent ronflait, l'encens fumait. Des verres,

suspendus dans la longueur de la nef, dessinaienttrois couronnesde feuxmulticolores,et au bout de

1

Page 306: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 30i

la perspective, des deux côtés du tabernacle, des

clergés géants dressaient des flammes rouges. Par

dessus les têtes de la foule et les capelines desfemmes, au delà des chantres, on distinguait le

prêtre, dans sa chasubled'or à savoixaiguë répon-daient les voix fortes des hommes emplissant le

jubé, et la voûte de bois tremblait sur ses arceauxde pierre. Des images, représentant le chemin dela croix,décoraientles murs. Au milieu du choeur,devant l'autel; un agneau était couché, les pattessous le ventre, les oreilles toutes droites

La tiède température leur procura un singulierbien-être, et leurs pensées,orageusestout à l'heure,se faisaient douces, corame des vagues qui s'a-

paisent.Ils écoutèrentl'Evangile et le Credo,observaient

les mouvementsdu prêtre. Cependantles vieux, les

jeunes, les pauvressesen guenilles,les fermières en

haut bonnet, les robustes gars à blondsfavoris, tous

priaient, absorbée dans là même joie profonde,ét

voyaientsur la paille d'une étable rayonner comme

un soleil le corps de l'enfant-Dieu. Cette foi des

autres touchaitBouvarden dépitde sa raison, et Pé-

cuchetmalgré la dureté de son coeur.Il y eut un silence tous les dos se courbèrent,

et, au tintementd'une clochette,le petit agneaubêla.

L'hostie~utmontrée par le prêtre, au bout de ses

deux bras, le plus haut possible. Alors éclata un

chant d'allégresse qui conviaitle monde aux piedsdu Roides Anges. Bouvardet Pécuchet, involontai-

rement, s'y mêlèrent, et ils sentaient comme une

aurorese lever dans leur âme.

Page 307: Bouvard et Pécuchet

IX

Marcelreparut le lendemainà troisheures, la face

verte, les yeux rouges, une bigne au front, le pan-tatoudéchiré, empestantl'eau-de-vie, immonde.

Il avaitété, selonsa coutumeannuelle,à sixJieuesde là, près d'Iquevitle,faire le réveillon chez un

ami; et bégayantplus que jamais, pleurantevou-lant se battre, il implorait sagrâce, comme s'il eût

commis un crime. Ses maîtres l'octroyèrent. Un

calmesingulierles portait à l'indulgence.Laneige avaitfondutout à coup, et ils se prome-

naient dansleur jardin, humant l'air tiède, heureuxde vivre.

Était-cele Tiasardseulementqui les avait détour-nés de la mort ? Bouvardse sentait attendri. Pécu-chet se rappela sa première communion et pleinsde reconnaissancepour la Force, la Causedont ils

dépendaient, l'idée leur vint de faire des lectures

.pieuses.

L'Évangiledilata,leur âme, les éblouit commeunsoleil. Ils apercevaient Jésus, debout sur la mon-

tagne, un bras levé, la foule en dessous l'écoutantou bien au bord du lac, parmi les Apôtres qui

tirent desfilets,-puis surl'ânesse, dans la clameurdes alieluia, la chevelureéventéepar lespalmes&é-

1

Page 308: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ETP&CUCHET. 303

missantes, enfinau haut de la croix,inclinant sa

téte, d'où tombe éternellementune rosée sur le

monde.Cequi les gagna, ce qui les délectait, c'est

la tendresse pour les humbles, la défense des

pauvres, l'exaltationdes opprimés Et danscelivre

où le ciel se déploie, rien de théologalau milieu de

tant de préceptes pas un dogme, nulle exigenceque la pureté du cœur.

Quant aux miracles, leur jaison n'en fat pas sur-

prise dès l'enfance, ils les connaissaient. Lahau-teur de saint Jean ravit Pécuchet et le disposa àmieux comprendrel'Imitation.

Ici plus de paraboles, de fleurs, d'oiseaux maisdes plaintes, un resserrement de l'âme sur elle-même. Bouvard s'attrista en feuilletant ces pages,

quisemblentécrites parun temps debrume, au fondd'un cloître, entre un clocheret un tombeau.Notrevie mortelley apparaît si lamentablequ'il faut, l'ou-

bliant, se retourner vers Dieu et les deux bons-

hommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaientle besoin d'être simples, d'aimer quelque chose, de

se reposer l'esprit.Ils abordèrent l'Ecclésiaste, Isaïe, J~MeMaislaBibleles enrayait avecses prophètesàvoix

de lion, le fracasdu tonnerre dans les nues, tous les

sanglots de la Géhenne, et son Dieudispersant les

empires, commele vent fait des nuages.Ils lisaientcela le Dimanche,à l'heure desvêpres,

-pendantque la clochetintait.Unjour, ils se rendirent à la messe, puis y re-

tournèrent. C'étaitune distractionau bout de la se-maine. Le comte et la comtessede Favergesles sa-

Page 309: Bouvard et Pécuchet

304 BOUVARD ET P&CUCMET.

luèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de

paixlepr dit, en clignant de l'oBit « Parfait jevous approuve. » Toutes les bourgeoises, mainte-

nant, leur envoyaientle painbénit.

L'abbéJeufroyleur fit une visite ils la rendirenton se fréquenta et le prêtre ne parlait pasde reli-

gion.Ils furent étonnés de cette réserve, si bien que

Pécuchet,d'un air indtQ'érent,lui demandacomment

s'y prendre pour obtenir la foi.« Pratiquezd'abord. »Usse mirent à pratiquer, l'un avecespoir, l'autre

par défi, Bouvardétant convaincuqu'il ne serait ja-mais un dévot. Un mois durant, il suivit régulière*ment tous les ofEces,mais, à rencontre de Pécu-

chet, ne voulutpas s'astreindre au maigre.Était-ce une mesure d'hygiène? On sait ce que

vaut l'hygiène Une affairede convenances? A basles convenances Unemanquede soumissionenvers

l'Église ? Il s'en fichait également 1 bref, déciarait

cette règle absurde,pharisaïque,et contraireà l'es-

prit,del'Évangile.Le vendredi-saint des autres années, ils man-

geaient ce que Germaineleur servait.biais Bouvard, cette fois, s'était commandé un

beafsteck.Il s'assit, coupala viande et Marcelle

regardait scandalisé, tandis que Pécuchetdépiautaitgravement sa tranchede morue.

Bouvardrestait la fourchette d'une main, le cou-teau de l'autre. Enfin, se décidant, il monta unebouchée à ses lèvres.Tout a coupses mains trem-

blèrent, sa grosse mine pâlit, sa tète se renversait.v

Page 310: Bouvard et Pécuchet

fOUVABPETf&CUCUET. 305

« Tu te trouves mal?

Non Mais et il fitun aveu. Par suite de

sonéducation(c'était plus fort que lui) il ne pouvaitmangerdu gras ce jour-là, dans la crainte de mou-

rir.

Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita

pour vivre à sa guise.Un soir, il rentra la figure empreinte d'une joie

sérieuse,et, lâchant le mot, dit qu'il venait de se

confesser.Alorsils discutèrentl'importancede la confession.

Bouvard admettait celle des premiers chrétiens

qui se faisait en public la moderne est trop facile.

Cependant il ne niait pas que cette enquête sur

nous-mêmesne fût un élémentde progrès, un le-

vainde moralité.

Pécuchet, désireuxde la perfection, chercha ses

vices les bouffées d'orgueil depuis longtempsétaient parties. Son goût du travail l'exemptait de

la paresse quanta. la gourmandise, personne de

plus sobre. Quelquefoisdescolèresl'emportaient.Il se jura de n'en plus avoir.

Ensuite, il faudrait acquérir les vertus, première-ment l'humilité, c'est-à-dire se croire incapablede tout mérite, indigne de la moirdre récompense,immoler son esprit, et se mettre tellement bas quel'on vous foule aux pieds commela boue des che-

mins. Il était loin encore de ces dispositions.Uneautre vertu luimanquait la chasteté. Car,

intérieurement, il regrettait Mélie,et le pastel de la

dame en robe Louis XVle gênait avecson décolle-

tage.

Page 311: Bouvard et Pécuchet

BOUVAKnETf&CUCHET.306

Il l'enferma dans une armoire, redoubla do pu.~eur jusques à craindre de porter ses regards sur

iui-meme, et couchaitavec un cateçon,Tant de soinsautourde la luxureja développèrent.

Le matin principatementil avait à sabir de grandscombats,commeen eurent saint Paul, saint Benoistet saint Jérôme, dans un âge fort avancé de suite,ils recouraient des pénitences furieuses. La dou-leur est une expiation,un remède et un moyen, un

hommage à Jésus-Christ.Tout amour veut des sa-

criaces, et quel plus pénible que celui de notre

corps 1

AGnde se mortiner, Pécuchetsupprima le,petitverre après les repas, se réduisitàquatrepriser dansJajournée, par Jesfroidsextrêmesne mettait plusde

casquette.Un jour, Bouvard, qui rattachait !a vigne, posa

une échelle contre le mur de la terrasse près de la

maison, et, sans le vouloir, se trouva plongerdans la chambrede Pécuchet.

Sonami, nu jusqu'au ventre, avecle martinet aux

habi's, se frappait les épaules doucement, puis s'a-

nimant, relira sa culotte, cinglases fesses, et tomba

sur une chaise, hors d'haleine.

Bouvard fut troublécommeà la découverted'un

mystère, qu'on né doit pas surprendre.

Depuisquelque temps, il remarquaitplus de net-teté bur tes carreaux,moins de trous aux serviettes,une nourriture meilleure changements quiétaient dus à l'intervention de Reine, la servantede

M.le curé.Mêlant les choses de l'église &celles de sa cm-

Page 312: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET P&CCCHET. 307

sine, forte commeun valet de charrue et dévouéebien qu'irrespectueuse, elle s'introdusait dans les

ménages, donnait des conseils, y devcmit maî-

tresse. Pécuchet se nait absolument à son expé-rience.

Unefois,elle lui amena un individureplet, ayantde petits yeuxà la chinoise, un nez en hecde vau-

tour. C'était M. Houttman, négociant en articles de

piété il en déballaquelques-uns,enfermés dans

desbottes, sous le hangar croix. médaitteset cha-

pelets de toutes les dimensions, candélabres pouroratoires,autels portatifs, bouquetsde clinquant,et

des sacrés-cœursen cartonbleu, des saint Josephà

barbe rouge, des calvairesde porcelaine. Pécuchet

lesconvoita.Le prix seul t'arrêtait.

Gouttmanne demandaitpas d'argent. Il préféraitles échanges, et monté dans le muséum. il ot!rit

contre des vieuxferset tousles plombs, un stockdeses marchandises.

Ellesparurent hideuses à Bnuvard.Mais l'œil de

Pécuchet, les instances de Reine et le bagout dubrocanteur finirent par le convaincre. Quand il le

vitsi coulant. GouLtmanvoutut, en outre, la halle-

barde Bouvard,las d'en avoir démontré la ma-

nœuvre,l'abandonna. L'estimationtota.e étant faite,cesmessieurs devaientencore cent francs. Ons'ar-

rangea,. moyennantquatre billets à trois mois d'é-

chéance, et ilss'applaudirentdu bon marché.Leurs acquisitionsfurent distribuéesdans tous les

appartements. Une crèche remplie de foin et une

cathédralede liège décorèrent le muséumU y eut sur la cheminée de Pécuchet un saint

Page 313: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PJÈCUCMET.308

Jean-Baptisteen cire le long du corridor, les por-traits des gloires épiscopates,et au bas de l'escalier,sous une lampe à chamottes, une suinteVierge enmanteau d'azur et couronnéed'étoiles. Marcelnet-

toyait ces splendeurs, n'imaginant au paradis riende plus beau.

Que! dommage que le saint Pierre fût brisé, etcommeil aurait faitbiendans !e vestibule!Pécuchets'arrêtait parfois devant l'ancienne fosse aux com-

posts, où t'on reconnaissait la tiare, une sandale,un bout d'oreille; tâchaitdes soupirs,puis continuaità jardiner, car maintenant il joignait les travauxma-nuels aux exercices religieux et bêchait la,terre,vêtu de la robe de moine, en se comparantà saintBruno. Ce déguisement pouvaitêtre un sacritôge

Hy renonça.Maisil prenait le genre ecclésiastique,sansdoute

par la fréquentation du curé. Il en avaitle sourire,ia voix,et, d'un air frileux, glissait commelui dans

ses manches ses deux mainsjusqu'aux poignets.Un

jour vint ou le chant du coq t'importuna, les roses

l'écœuraient il ne sortait plus ou jetait sur la cam-

pagne des regards farouches.Bouvardse laissa conduireau mois de Marie.Les

enfants qui chantaient des hymmes, les gerbes de

lilas, les festonsde verdurelui avaientdonnécommele sentiment d'une jeunesse impérissable. Dieuse

manifestait à son cœur par la forme des nids, taclarté des sources, la bienfaisancedu soleil, et ladévotionde son ami lui semblaitextravagante, fas-

tidieuse.« Pourquoi gémis-tu pendantiotepas ?p

Page 314: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHm. 309

Nous devons manger en gémissant, réponditPécuchet,car l'homme, par cette voie, a perdu son

innocence,» phrase qu'il avait lue dans le Jtfa~MP~

dit ~M'Mo'M~c,deux volumes in-i2 empruntés àM.Jeufroy, et il buvait de l'eau de la Salette, se

livrait,portes closes, & des oraisons jaculatoires,

espéraitentrer dans la confrériede Saint-François.Pour obtenir le don de persévérance,il résolut do

faireun pèlerinageà la sainte Vierge.Le choixdes )ocalités l'embarrassa. Serait-ce &

Notre-Damede Fourrières, de Chartres,d'Embrun,de Marseille ou d'Auray? Celle de la Délivrande,

plus proche, convenaitaussi bien.« Tu m'accompagneras1

J'aurais l'air d'un cornichon » dit Bouvard.

Aprèstout, il pouvait en revenir croyant, ne re-fusaitpas de l'être, et cédapar complaisance.

Les pèlerinages doivent s'accomplirà pied. Mais

quarante-troiskilomètres seraient durs et les gon-dolesn étant pas congrnentes à la méditation, ils

louèrentun vieux cabriolet,qui, aprèsdouzeheuresderoute, les déposa devant l'auberge.

Ils eurent une pièce deux lits, avecdeux com-modessupportant deuxpots à l'eau dans des petitescuvettes ovales,et l'hôtelier leur apprit que c'était« la chambredes capucinssous la Terreur. Onyavait caché la dame de la Délivrandeavec tant de

précautionque les bpns Pères y disaient la messe

clandestinement.

Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une

notice sur la chapelle, prise en bas dans la cuisine.

Elle a été fondée au commencement du ïl" siècle

Page 315: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PËCCCNtU'.3i0

par saint Regnobert,premier éveqnede L~ieux~ou

par saint Ragnebert, qui vivait au VU",ou par Ro-bert le Magnifique,au milieudu X!

Les Danois, les Normandset surtout les protes-tants l'ont incendiéeet ravagéeà différentesépoques.Vers iii2, la statue primitive fut découvertepar

un mouton, qui, en frappantdu pied, dans un her-

bage, indiqua l'endroit où elle était, et sur cette

place le comteBaudoin érigeaun sanctuaire.

Sesmiraclessont innombrables.Unmarchandde

Bayeux,captifchezles Sarrasins,l'invoqua ses ferstombent et il s'échappe. Unavaredécouvredans son

grenier un troupeau de rats, l'appelleà son secourset les rats s'éloignent. Le contact d'une médaille

ayant effleuré son effigie fit se repentir au lit de

mort un vieuxmatérialistede VorsaUles.Elle renditla parole au sieur Adeline,qui l'avait perdue pouravoirblasphémé et, par sa protection,M. et M"' de

BecqueviMeeurent assez de force pour vivrechas-tement en état de mariage.

Oncite, parmi ceux qu'elle a guéris d'affections

irrémédiables,M""de Palfresne, AnneLirieux, Ma-rie Duchemin,FrançoisDufai, et M' de Jumillac,née d'Osseville.

Des personnages considérables l'ont visitéeLouisXI, LouisX11I.deuxfilles deGastond'0r)éans,le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche d'An-

tioche MgrVéro'es, vicaireapostoliquede la Mant-

chourie et l'archevêque de Quélen vint lui ren-dre grâce pour la conversiondu prince de Talley-rand.

« Elle pourra, dit Pécuchet, te convertiraussi »

Page 316: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 3ii

Bouvard,déjà couché, eut une sorte de grogné-ment et s'endormit tout à fait.

Le lendemain, à six heures, ils entraient dans la

chapelle.On en construisaitune autre des toiles et des

planchesembarrassaient la nef, et le monument,destyle rococo,déplut à Bouvard,surtout l'autel de

marbre rouge, avecses pilastrescorinthiens.

La statue miraculeuse,dans une niche à gauchedu chœur, est enveloppéed'une robe à paillettes le

bedeausurvint, ayant pour chacun d'eux un cierge.Il le planta sur une manière de herse dominantla

balustrade, demanda trois francs, fit une révérence

et disparut.Ensuite, ils regardèrent les ex-voto.Des inscriptions sur plaquestémoignent de la re-

connaissancedes Sdè!es. Onadmire deux épées en

sautoir offertespar un ancien élèvede l'Écolepoly-technique, des bouquets de mariée, des médailles

militaires,des cœurs d'argent, et dans l'angle, au

niveaudu sol, une forêt de béquilles.Dela sacristiedébouchaun prêtre portant le saint-

ciboire.

Quandil fut restéquelquesminutesau bas de l'au-

tel, il monta les troismarches. ditI'(~'e?MM~l'/M~oM

et le Kyrie, que l'enfant de chœur à genouxrécitatout d'une haleine.

Lesassistantsétaient rares, douzeou quinzevieil-les femmes. On entendait le froissement de leurs

chapeletset le bruit d'un marteau cognantdes pier-res. Pécuchet, incliné sur son prie-Dieu, répondaitaux.4?MCM.Pendantl'élévation,il suppliaNotre-Dame

Page 317: Bouvard et Pécuchet

3i~! aoUYAUDET PÉCUCHET.

de lui envoyerune foi constante et indestructible.

Bouvard,dansun fauteuil&ses côtés, lui prit son

Eucologeet s'arrêta aux litanies de la Vierge.Très pure, très chaste,vénérable,aimable,puis-

sante, clémente, tour d'ivoire, maison d'or, portedu matin. »

Ces mots d'adoration, ces hyperboles remportè-rent vers cellequi est célébrée par tant d'homma-

ges.Il la rêva comme on la figure dans les tableaux

d'église, sur unamoncellementde nuages,deschéru-bins à ses pieds,l'Enfant-Dieuà sapoitrine,–mèredes tendresses que réclament toutes les afNiçiionsde la terre, idéal de là femme transportée/dansle ciel car, sorti de ses entrailles, l'homme exalteson amour et n'aspire qu'à reposer sur son cœur.

La messe étant nnie, ils longèrent les boutiquesqui s'adossent contrele mur du côté de la place.On

y voit des images, des bénitiers, des urnes à filets

d'or, des Jésus-Christen noixde coco,des chapeletsd'ivoire et le soleil, frappant les verres des cadres,éblouissaitles yeux, faisait,ressortirla brutalité des

peintures, lahideur des dessins. Bouvard,qui; chezlui. trouvaitces choses abominables, fut indulgentpour elles. Il achetaune petite Viergeen p&tebleue.

Pécuchet,commesouvenir,se contentad'un rosaire.

Les marchands criaient:« Allons allonspour cinq francs, pour trois

francs, pour soixante centimes, pour deux sols, ne

refusezpas Notre-Dame1 »

Les deuxpèlerins flânaient sans rien choisir.Des

remarques désobligeantess'élevèrent.

Page 318: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 313

)3

« Qu'est-cequ'ils veulent, ces oiseaux-là'!

Ils sontpeut-être des TurcsDes protestantsplutôt ?

Une grande fille tira Pécuchet par la redingoteun vieuxen lunettes lui posa la main sur l'épauletous braillaient à la fois puis, quittant leurs bara-

ques, ils vinrentles entourer, redoublaient de solli-

citationset d'injures.Bouvardn'y tint plus.« Laissez-noustranquilles, nom de Dieu »

Latourbe s'écarta.

Maisune grosse femme les suivit quelque tempssur la place et cria qu'ils s'en repentiraient.

En rentrant à l'auberge, ils trouvèrent dans le

caféGouttman.Sonnégocel'appelait encesparages,et il causait avecun individu examinantdes borde-

reaux sur la table devanteux.

Cetindividuavaitune casquettede cuir, un panta-lon très large, le teint rouge et la taille fine malgréses cheveuxblancs, l'air à-la fois d'un officieren re-

traite et d'un vieuxcabotin.

De temps à autre, il lâchait un juron, puis, surun mot de Gouttmandit plusbas,.secalmaitde suite,et passait à un autre papier.

Bouvard qui l'observait, au bout d'un quartd'heure, s'approchade lui.

« Barberou,je crois?Bouvard » s'écria l'homme S la casquette.Et ils

s'embrassèrent.

Barberou, depuis vingt ans, avait enduré touts3sortes de fortunes..

GérantJ'uMjOaMs~c~mi! 3 d'assurances,diree-

Page 319: Bouvard et Pécuchet

3t4 BOUVABD ET PÉCUCHET.

teur d'un parc auxhuîtres. « Je vous conteraicela; »)1

enfin, revenu à son premier métier, il voyageait

pour une maison de Bordeaux, et Gouttman qui« faisaitle diocèse » lui plaçait des vins chez les

ecclésiastiques « mais permettez dans une

minute, je suisà vousa»

II avait repris ses comptes, quand, bondissantsur

la banquette «;Comment,deux mille? »

« Sansdoute1Ah elle est forte, celle-là1

Vous dites?2

Je dis que j'ai vu Hérambert, moi-même »,

répliquaBarberoufurieux..«La factureporte quatremilte; pas de blagues's

Le brocanteur ne perdit point contenance.« Ëb

bien elle vous libère après? ?Barberou se leva, et, à sa figure blême d'abord.

puis violette, Bouvard et Pécuchet croyaient qu'ilallait étrangler Gouttman.

I) se rassit, croisa les bras. « Vous êtes une rude

canaille, convenez-en1 »

« Pas d'injures, monsieur Barberou; il y a des

témoins prenezgarde 1

Je vousflanquerai un procèsTa1 ta 1 ta 1 » Puis, ayant bouclé son porte-

feuille, Gouttmausouleva le bord de son chapeau« Al'avantage MEt il sortit.

Barberou exposa les faits Pour une créance do

mille francsdoubléepar suitede manoeuvresusurai-

pes, il avait livré à Gouttman trois mille francs de

vins. Cequi payerait sa dette avec mille francs de

bénénces; mais, aucontraire,

il en devait trois

Page 320: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ETJPËCUCHET. ~§

mille. Ses patrons le renverraient, on le poursui-vrait t « Crapule brigand sa!ejuif!1 et çadîne dans les presbytères D'ailleurs, tout ce quitouche à la calotte. M H déblatéra contre les

prêtres,et tapait sur la table avec tant de violence

quela statuettefaillittomber.« Doucementdit Bouvard.

Tiens Qu'est-ceque ça? » Et Barberouayantdéfaitl'enveloppede la petitevierge ? Unbibelot du

pèlerinage Avous? »

Bouvard,au lieu de répondre, sourit d'une ma-

nière ambiguë.« C'està moi dit Pécuchet.–Vous m'affligez, » reprit Barberou, « mais je

vous éduquerai là-dessus, n'ayezpas peur » Et

commeon doitêtre philosophe, et que la tristesse

ne sert à rien, il leuroffrit à déjeuner.Tous les trois s'attablèrent.

Barberou fut aimable, rappela le vieux temps,

prit la taillede la bonne, voulut toiser le ventre de

Bouvard.Il irait chez eux bientôt, et leur apporte-rait un livre farce.

L'idéede sa visite les réjouissait médiocrement.

Ils en causèrent dans la voiture,pendant une heure,au trot du cheval. Ensuite Pécuchet ferm~les pau-

pières. Bouvardse taisait aussi. Intérieurement, il

penchaitversla religion.M. Marescots'était présenté la veille pour leur

faireunecommunicationimportante. Marceln'en

savaitpas davantage.Le notaire ne put les recevoir que trois jours

après et de suite exposala chu~û.P<)urune

Page 321: Bouvard et Pécuchet

316 BOUVARDETP&CUCHET.

rente de sept mille cinq cents francs, M* Bordint

proposaità M.Bouvardde lui acheterleur ferme.

Ellela reluquait depuissa jeunesse, en connaissait

les tenants et aboutissants, défauts et avantageset ce désir était commeun cancer qui la minait. Carla bonne dame, en vraie Normande,chérissait, par-dessustout, lè bien, moins pour la sécurité du ca-

pital que pour le, bonheur de fouler le sol vous

appartenant. Dans l'espoir de celui-là, elle avait

pratiquédes enquêtes, une surveillancejournalière,de longues économies, et elle attendait, avec im-

patience, la réponsede Bouvard.Il fut embarrassé,ne voulantpas quePécuchet un

jour, se trouvât sans for;une mais il fallait saisir

l'occasion, qui était l'enet du pèlerinage la

Providence,pour la seconde-fois,se.manifestait en

leur faveur.Ils offrirent les conditions suivantes: La rente,

non pas de sept mille cinq cents francs, mais de sixmille serait dévolueau dernier survivant. Marescotfit valoirque l'un était faible de santé. Le tempéra-ment de l'autre le disposaità l'apoplexie,et M°"Bor-din signale contrat, emportéepar la passion.

Bouvarden resta mélancolique.Quelqu'undésiraitsa mort, et cette réflexion lui inspira des penséesgraves, des idées de Dieuet d'éternité.

Trois jours après. M. Jeufroyles invita au repas'de cérémoniequ'il donnaitune foispar an à des col-

lègues.Le diner commençavers deuxheures de l'après-

midi, pour finir à onzeheures du soir.Ony but du poiré, onj débita des' calembours.

Page 322: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 317

!<.

L'abbéPruneau composa,séance tenante, un acros

tiche, M.Bougon fit des tours de carte, et Cerpetjeune vicaire, chanta une petite romance qui frisaitla galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. IIfutmoinssombrele lendemain.

Le curé vint le voir fréquemment. Il présentaitla Religion sous des couleurs gracieuses. Que ris-

que-t-on, du reste?- et Bouvardconsentitbientôtà s'approcherde la sainte table. Pécuchet, en môme

tempsque lui, participerait au sacrement..Le grandjour arriva.

L'église,à cause despremièrescommunions,était

pleine de monde. Les bourgeoiset les bourgeoisesencombraient leurs bancs, et le menu peuple se.tenait debout par derrière, ou dans le jubé, au-

dessus de la porte.Cequi allait sepasser tout à l'heure était inexpli-

cable, songeaitBouvard,mais la raison ne sufut pasà comprendre certaines choses. De tre~ grandshommesont admiscelle-là. Autantfaire commeeux.

et, dans une sorte d'engourdissement, il ccutem-

pîait l'autel, l'encensoir, les flambeaux,la tête un

peu vide, car il n'avait rien mangéeet éprouvaitune

singulière faiblesse.

Pécuchet, en méditantla Passiondo Jésus-Christ.s'excitait à des élans d'amour. Il aurait \oulu luioffrir son âme, celle des autres et les ravisse-

ments, les transports, les illuminationsdes saints.

tous les êtres, l'univers entier. Bienqu'il priât avec

ferveur, les diSérentesparties dp ia messe lui sem-

blèrent un peu longues.Enfin, les petits garçons s'agenouilleront sur la

Page 323: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETP&CUCHKT.3i8

première marche de l'autel, formant avec Jeurshabits une bande noire, que surmontaient inéga!o-ment des cheveluresblondesou brunes. Lespetitesfillesles remplacèrent,ayant, sous leurs couronnes,des voiles qui tombaient; de loin, on aurait dit un

alignement de nuées blanchesau fondda chœur.

Puis ce fut le tour des grandespersonnes.La première du côté de l'évangitoétait Pécuchet,

mais trop ému, sans doute, il oscillait la tête dedroite et de gauche. Le curé eut peine à lui mettre

l'hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les

prunelles.Bouvard,au contraire,ouvritsi largement ]~smâ-

choires,que sa langue luipendait sur lalèvrecommeun drapeau. En se relevant,il coudoyaM" Bordin.

Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait; sanssavoirpourquoi, il rougit.

AprèsM""BordincommunièrentensembleM""de

Faverges, la comtesse,leur dame de compagnie, etun monsieur que l'on ne connaissaitpas à Chavi-

gnolles.Lesdeuxderniers furentPlacqueventet Petit, l'in-

stituteur, quand tout à couponvit paraitre Gorju.Il n'avait plus de barbiche etil regagna sa place,

les bras en croixsur la poitrine, d'une manière fort

édifiante.Le curé -haranguales petits garçons. Qu'ils aient

soin plus tard de ne point faire comme Judas qùitrahit son Dieu,et de conserver toujours leur robe

d'innocence. Pécuchet regretta la sienne, mais on

remuait des chaises les mères avaient hâte d'em-brasser leurs enfants. '~t

Page 324: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 3i&

Lesparoissiens,à la sortie,échangèrentdes félici-tations. Quelques-unspleuraient. M' de Faverges,en attendant sa voiture, se tourna vers BouvardetPécuchetet présenta son futur gendre « M. lebaron de Mahurot, ingénieur MLe comte se plai-gnait de ne pas les voir. II serait revenu la semaine

prochaine. « Notez-le1 je vous prie. » La calècheétant arrivée, les damesdu château partirent, et lafoule se dispersa.

Ils trouvèrent dans leur cour un paquet ait milieude l'herbe. Le facteur, commela maisonétait close,l'avaitjeté par-dessusle mur. C'était l'ouvrage queBarberou avaitpromis jE-T-a~cM<~MC~ns~'cMM~tc,

par LouisHerviou,ancien élèvede l'Écolenormale.

Pécuchet le repoussa. Bouvard ne désirait pas leconnaître.

On lui avait répété que le sacrement le transfor-merait durant plusieursjours, il guetta des u'trai-

sons dans sa conscience. I) était toujours le même,et un étonnement douloureuxle saisit.

Comment! la chair de Dieuse môteà notre chair

et elle n'y cause rien Lapensée qui gouverne les

mondesn'éclaire pas notre esprit Lesuprême pou-voir nous abandonneà l'impuissance

M.Jeufroy, en le rassurant, lui ordonnale Caté-

chismedel'abbé Gaume.Au contraire, la dévotionde Pécuchet s'était dé-

veloppée. Il aurait voulu communier sous les deux

espèces,chantaitdes psaumesen se promenantdans

le corridor, arrêtait les Chavignollaispour discuteret les convertir. Vaucorbeillui rit au nez, Girbal

haussa,les épaules et le capitaine l'appela Tartufe.

Page 325: Bouvard et Pécuchet

BOUVARPMi PÉCUCHET.380

0)) trouvait maintenant qu'ils allaient trop loin.

Une excellentehabitude,c'est d'envisagerles cho.

ses comme autant de symboles. Si le tonnerre

gronde, figurez-vousle jugement dernier; devantun ciel sans nuages, pensez au séjour des bie heu-

reux dites-vous dans vos promenades que chaquo

pas vous rapproche de la mort. Pécuchet observa

cette méthode. Quand it prenait ses habits, il son-

geait à l'enveloppe charnelle dont la secondeper-sonne de la Trinité s'est revêtue, le tic-tac de l'IuM'-

loge lui rappelait les battements de son cœur, une

piqûre d'épingle les clousde la croix mais il eut

beau se tenir à genoux, pendant desheures, et mul-tiplier les jeunes, et se pressurer l'imagination, ledétachementde soi-mômene se faisaitpas impossi-ble d'atteindre à la contemplationparfaite.

Il recourut à des auteurs mystiques sainteThé-

rèse, Jean de la Croix,Louisde Grenade, Simpoli,et de plus modernes, Mgr Chaillot.Au I~eudes su-

blimitésqu'il attendait, il ne rencontra que des pla-titudes, un style très lâche, de froides images et

force comparaisonstirées dé'la boutique des lapi-daires.

Il apprit cependantqu'il y a une purgationactiveet une purgation passive,une vision interne et unevisionexterne, quatreespècesd'oraisons,neufexcel-lenées dans l'amour, six degrés dans l'humilité etque la blessure de l'âmene ditfèrepas beaucoupduvolspirituel.

Despoints l'embarrassaient.«Puisque la chairest maudite, commentse iaii-il

que l'on doive remercier Dieu pour le bienfait de

Page 326: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 33!

l'existence? Queue mesure garder entre la crainte

indispensable au salut. et l'espérance qui ne l'est

pas moins? Oùest le signe de lagrâce ? etc. »

Les réponses de M.Jeufroy étaient simptcs« Nevous tourmentezpas. Avouloir tout appro-

fondir,oncourt sur une pente dangereuse. H

Le C<~<fcA!~<?de ~p~u~Mcc, par Gaume.avaittellement dégoûté Bouvardqu'il prit !e vohune deLouisHcr\'ieu. C'étaitun sommairede l'cx~gësemo-

derne défendu par le gouvernement. Carberou,commarôpxbticain,l'avait acheté.

Il éveillados doutes dans l'esprit do Bouvard, etd'abord sur le péché originel. « Si Dieu a créé

l'homme peccable,il ne devait pas le puuir, et lemal est antérieur à la chutepuisqu'il y avaitdéjà des

volcans,des bctes féroces. Eoun ce dogme boule-versemes notions de justice

Quevoulez-vous?disait le curé, c'est une decesvérités dont tout le monde est d'accord, sans qu'onpuisseen fournir de preuves et nous-mêmes,nousfaisons rejaillir sur les enfants les crimesde leurs

pères. Ainsi les moeurset les loisjustifient ce décretde la Providence,que l'on retrouvedans la nature. »

Bouvardhocha la tête. Il doutait aussi de l'enfer.« Cartout châtimentdoit viserà l'améliorationdu

coupable,ce qui devient impossibleavecune peineétemeUe et combien l'endurent Songez donc,tous les anciens, les juifs, les musulmans, Jesido<

[âtres, les hérétiques et les enfants morts sans bap-tême, ces enfants créés par Dieu,et dans quel but ?

pour les punir d'une faute qu'ils n'ont pas rom-

mise!t

Page 327: Bouvard et Pécuchet

S~S tOUVARR KT PËeuem:i\

Tc!!c est l'opinion de saint Augustin,ajoutale

curé, et saint Futgenee enveloppedaus la damna-tion jusqu'aux fœtus. L'Ëgtise, il est vrai, n'a rien

décidéa cet égard. Unerematque pourtant: ce n'est

pas Dieu,mais le pécheur qui se damne lui-même,et l'offense étant innnie, puisqueDieu est infini,la

punition doit être innnie. Kst-cetout, monsieur?

–ItXpuquM-moi la Trinité, dit Bouvard.

Avecplaisir. Prenons une comparaison les

trois eûtesdu triangle, ouptutôtnotre âme, qui con-

tient être, connaître et vouloir ce qu'on appellefacultéchezl'homme, est personneen Dieu."Voitale

mystère.Maisles trois côtesdu triangle no sontpas cha-

cun le triangle; ces trois facultés de l'âme no font

pas trois âmes, et vospersonnes de la Trinité sont

trois I)ieux.

BiasphemeAlors il n'y a qu'une personne, un Dieu, une

substanceaQecteede trois manières

Adorons sans comprendre,dit le curé.

Soit, »dit Bouvard.

Havait peur de passer pour un impie, d'être mal

vu au château.

Maintenantils y venaient trois fois la semaine,vers cinqheures, en hiver, et la tasse de thé les ré-

chauffait.M. !e comte, par ses allures, « rappelaitle chicde l'ancienne cour » )acomtesse,p!acideet'

grasse, montrait sur toutes chosesun grand discer-

nement. M"*Yolande,leur fille, était « le typede ia

jeune personne i'aage des keepsakes, et M" de

Page 328: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÈCMCURT. 32~)

Koares,leur dame de compagnie,rcsscmMait&Pé-

cuchet,ayant son nez pointu.La première fuis qu'ils eutrôrent dans te salon,

elledéfendaitquelqu'un.« Je vous assure qu'it est changé Son cadeau le

prouve.»

Cequelqu'unétait Gorju. n venaitd'oft't'ir auxfu-

tursépoux un pr!e-nieu gothique.Oa t'appo'ta. f.es

armesdes deux maisons s'y ~taiaicnt en t'cticf deccuieur.M. de Mahuroten parut content, et M""deNoareslui dit

« Vousvoussouviendrezde mon prot~g~? H

Ensuite elle amena deuxenfants, un gamin d'unedouzained'années, et sa stpur. qui en avait peut-êtredix. Par les trous de tours guenU!e<00 voyaitiem'smembres ronges de froid. L'un était chausse

devieillespantoufles, t'autre n'avait ptus qu'un sa.

bot. Leurs fronts disparaissaientsous leurs chcve-

lures,etils regardaient, autour d'eux avec des pru-nellesardentes comme de jeunes ionp:!ctfarôs.

M°''de Noaresconta qu'elle.les avait t'cncontreslematin sur la grande route. Ptacqueventnc pouvaitfourniraucun detai).

Onleur demanda leur nom.« Victor,Victorine.

Oùétait leur père ?En prison.Kt avant, que faisait-il ?

Rien.

Leur pays ?9

Saint-Pierre.

Mais quel Saint-Pierre? ?»

Page 329: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET.32~

t.cs deux petits, pour toute réponse, disaient, enrcmnant:

MSaispas, sais pas. »

Leurmère était morte, et ils mendiaient.M"°de Noaresexposacombienil serait dangereux

de !osabandonner elle attendrit la comtesse,piquad honneurle comte, fut soutenuepar Mademoiselle,s'obstina, réussit. La femme du garde-chasse ea

prendrait soin. On!eur trouverait de l'ouvrage plustard, et comme ils ne savaient ni lire ni ocrii'e,M* de Koaresleur donnerait e!!e-mcmedes leçons,aim de les préparer au catéchisme.

Quand M. Jeufroy venait au château, 10 allait

quorir les deux mioches; il tes interrogeait, puisfaisait une conférence où il mettait de la protec-tion, à.cause de l'auditoire.

Une fois qu'il avait discouru sur les patriarches,Bouvard, en s'en retournant avec lui et Pécuchetlesdénigra Coftemcnt.

Jacob s'est distinguépar des filouteries,Davidparles meurtres, Salomonpajrses débauches.

L'abbé lui repondit qu'il fallait voirau delà. Le

sacrifice d'Abruham est la figure de la PassioniJacob une autre figure du Messie,comme Joseph,comme le serpent d airain, cummcMoïse.

« Croyez-vous,dit Buuvard,qu'il ait composéle

Pentateuque ?Oui, sans doute t

Cependanton y raconte sa mort; même ob-

servation pour Josué, et quant aux Juges, l'auteur

nous prévient qu'à l'époque dont il fait l'histoire,®Israël n'avait pasencore de rois. L'ouvrage fut donc

1

Page 330: Bouvard et Pécuchet

BOCVAKDETPÉCUCHEf.32S

19

écritsous les Rois.Les prophètesaussi m'étonnent.ÏI vanier tes prophètes, maintenant t

Pas du tout mais leur esprit échauNe per-cevaitJéhovah sous des formes diverses, celle d'un

feu,d'une broussaille,d'un vieillard, d'une colombe,etils n'étaient pas certainsde la révélationpuisqu'ilsdemandent toujoursun signe.

Ah et vousavezdécouvertces belleschoses?.

Dans Spinosa.»

A ce mot, le curé bondit.« L'avez-vouslu ?

Dieum'en garde 1

Pourtant, monsieur, la science.

Monsieur, on n'est pas savant si l'on n'est

chrétien. »

La sciencelui inspiraitdessarcasmes« Fera-t-elle pousser un épi de grain, votre

science? Que savons-nous? » disait-il.Maisil savaitque le mondea été créé pour nous

ilsavaitque les archanges sont au-dessusdes anges,il savait que le corps humain ressuscitera tel qu'ilc'rut vers la trentaine.

~ou aplomb sacerdotal agaçaitBouvard, qui, parméfiancede Louis Ilervieu, écrività Varlot, et Pé-

cuchet, mieux informé, demanda à.M. Jeufroy des

.explicationssur l'Écriture.Lessixjours de laGenèseveulentdire six grandes

époques.Le rapt des vasesprécieuxfait par les Juifs

auxÉgyptiensdoit s'entendre des richessesintellec-

tuelles, les arts dont ils avaient dérobé le secret.

Isaïene se dépouillapas complètement,~VMc~en

latin, s~BiÛantnu jusqu'aux.hamehes; ainsi Virgno

Page 331: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. tconseillede se mettre nu pour labourer, et cetécri-vain n'eût pas donnéun précepte contraire à la pu-deur Ëzéchieldévorantun livre n'a rien d'extraor-

dinaire ne dit-on pas dévorer une brochure, un

journal ?Maissi l'on voitpartout des métaphores, que de-

viendront les faits ? L'abbé soutenait, cependant,

,qu'ils étaient réels.

Cette manière de les entendre parut déloyalel1'Pécuchet. Il poussaplus loin ses recherches et ap-porta une note sur les contradictionsde la Bible.

L'Exodenous apprend que pendant quaranteansonfit des sacrificesdans le désert on n'en nttaucun

suivant Amoset Jérémie. Les Paratipomènes'etle

livre d'Esdras ne sont point d'accordsur le,dénom-

brement du peuple. Dans le Deutéronome,Moïse

voit le Seigneur faceà face d'après l'Exode,jamaisil ne put le ~oir.Onest alors l'inspiration?2

« Motifde plus pour 1admettre, répliquait en

souriant M.Jeufroy. Les imposteurs ont besoin de

connivence,les sincères n'y prennent garde. 'Dans

l'embarrasTecouronsa l'Eglise. Elle est toujoursin-

faillible. M °

))e qui relève l'infaillibilité?

Lesconciles de Bâle et de Constancel'attribuentauxconciles.Maissouvent les concilesdiffèrent, té-moin ce qui se passa pour Athanase et pourAnusceux de Florence et de Latran, la décernent au

pape. MaisAdrien VI déclare que le pape, commeun autre, peut se tromper.

Chicanes Tout cela ue fait rien à la permanencedu dogme.

Page 332: Bouvard et Pécuchet

327BOUVARD ET PÉCUCHET.

L'ouvragede LoùisHervieuen signale les varia-

tions le baptême, autrefois, était réservé pour les

adultes. L'extrême-onction ne fut un sacrement

qu'au IX*siècle la présenceréelle a été décrétéeau

VIII",le purgatoire reconnu au X~ l'ImmaculéeCon-

ceptionest d'hier.

Et Pécucheten arriva à ne plus savoirque penserde Jésus. Trois évangilesen font un homme. Dans

un passage de saint Jean, il paraît s'égaler à Dieu,dansun autre, du même, se reconnattre son infé-rieur.

L'abbé ripostait, parla lettre duroiÀbgar, les ac-

tes de Pilate et le témoignage des Sibylles « dont.

le fondest véritableM.Il retrouvait la viergedans les

Gaules,l'annonced'un rédempteur en Chine,la Tri-

Ditepartout, la croix sur le bonnet du grand lama,en Igyple au poing des dieux et même, il fit

voirune gravure, représentant un nilomètre, lequelétaitun phallus, suiv nt Pécuchet.

M.Jeufroy consultait secrètement son ami Pru-

neau, qui lui cherchaitdes preuvesdans les auteurs.Une lutte d'érudition s'engagea et fouetté par

l'amour-propre, Pécuchetdevint transcendant,my-thologue.

Il comparaitlaViergeà Isis,l'eucharistie au homa

des Perses, Bacchusà Moïse,l'arche de Noéau vais-seau de Xithuros,ces ressemblancespour lui dé-montraient l'identité des religions.

Maisil ne peut y avoir plusieursreligions, puis-qu'il n'y a qu'un Dieu) et quand il était à bout

d'arguments, l'homme à la soutanes'écriait: « C'estun mystère!1»

Page 333: Bouvard et Pécuchet

328 BOUVARDET PECUCHET.

Quesignitlece mot? Défaut de savoir; très Men.Maiss'il désigne une chosedont le seul énoncé im-

pliquecontradiction,c'est une sottise,et Pécuchetne quittait plus M. Jeufroy. Il lesurprenait dansson

jardin, l'attendait an confessionnal,le relançait dans

la sacristie.

Leprêtre imaginaitdes ruses pour le fuir.

Unjour, qu'il était parti à Sassetot administrer

quelqu'un, Pécuchetse porta au-devantde lui sur la

route, manièrede rendre la conversationinévitable.C'étaitle soirvers la Rnd'août. Le ciel écarlatese

rembrunit, et un gros nuage s'y forma, régulierdans le bas, avecdes volutes au sommet.

Pécuchet, d'abord, parla de chosesindin'érentes

puis, ayant glissé le mot martyr:« Combienpensez-vousqu'il yen ait eu ?

Une vingtaine de millions, pour le moins.Leur nombren'est pas si grand, dit Origène.Origène, voussavez,est suspect

Un large coupde vent passa, inclinantl'herbe des

fossés, et lesdeuxrangsd'ormeauxjusqu'au bout de

l'horizon.Pécuchet reprit « On classe dans les martyrs,beaucoup d'évoqués gaulois, tués en résistant aux

Barbares, ce qui n'est plus la question.Allez-vousdéfendreles empereurs? a

SuivantPécuchet,on les avait catomniés,« L'his-

toire de 1slégion thébaine est une fable.Je conteste

également Symphoroseet ses sept fils, FéHcitéet

ses sept filles, et les septvierges d'Ancyre,condam-

nées au viol, bien que septuagénaires,et les onze

mille viergesde sainteUrsu)e,

dont une compagne

Page 334: Bouvard et Pécuchet

BOCVAR& ET PÉCUCHET. 329

s'appelait C~M~c~M' un nompris pourun chiffre;encoreplus les dix martyrs d'Alexandrie1

Cependant Cependant,ils se trouvent dansdes auteursdignes de créance. »

Des gouths d'eau tombèrent. Lecuré déployason

parapluie et Pécuchet,quand il fut dessous,osa

prétendre que les catholiquesavaient fait plus de

martyrschezles juifs, lesmusulmans, lesprotestantselles libres penseursque tous lasRomainsautrefois.

L'ecctésiastiquese récria « Maison compte dix

persécutionsdepuisNéronjusqu'au CésarGalba!l

Ehbien1et les massacresdes Albigeois? et la

Saint-Barthélémy?et la révocation de l'édit deNantes?

Excèsdéplorablessans doute,mais vousn'allez

pas comparerces gens-là à saint Étienne. saint Lau-

rent, Cyprien, Polycarpe, une foule de mission-

naires.Pardon! je vousrappellerai Hypathie,Jérôme

de Prague, Jean Huss, Bruno, Vanini, Anne Du-

bourg »

La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si

fort, qu'ils rebondissaientdu sol, comme de petitesfusées btanches. Pécuchetet M.Jeun'oymarchaientavec lenteur serrés l'un contre l'autre, et le curé

disait:«Après des supplices abominables,.on les jetait

dans des chaudières1

–L'tnquisition employaitde même la torture, eteUevousbrûtait très bien.

On exposait les dames illustres dans les /M~a-M~/

Page 335: Bouvard et Pécuchet

330 BOUVARDET PÉCUCHET.

Croyez-vousque les dragons de Louis XIV

fussentsdécents?

Ktnotezque les chrétiens n'avaient rien fait

contrel'État 1

Les Huguenotspas davantage 1»

Le vent chassait, balayaitla pluie dans l'air. Elle

claquait sur les feuiHes, ruisselait au bord du

chemin, et le cid. couleur de boue, se confondait

avec les champsdénudés, lamoissonétant finie.Pas

un toit. Auloin seulement, la cabaned'un berger.Le maigre paletot de t'écuchet n'avait plus un fil

de sec. L'eau coulaille long de son échine, entrait

dans ses bottes, dans ses oreilles, dans ses yeux,malgré la visière de la casquette Amoros le cure,en relevant d'un bras la queuede sa soutane, se dé-

couvrait lesjambes, et les pointes de son tricorne

crachaient l'eau sur ses épaules comme des gar-

gouiticsdecathédrale.Il falluts'arrêter, et tournant le dos à la tempête,

ils restèrent face à face, ventre contre ventre, en

tenant à quatre mains le parapluie qui oscillait.M. Jeufroyn'avait pas interrompula défense des

catholiques.« Ont-ilscrucifiévosprotestants, commele furent

saint Siméon, ou fait dévorer un homme par deux

tigres, commeil advintà saint Ignace?2-Mais comptez-vouspour quelque chose, tant de

femmesséparées de leurs maris, d'enfants arrachésà leurs mères Et les exils des pauvres, travers la

neige, au milieu des précipices! On les entassaitdans les prisons à peine morts, on les tratnait sur

la claie,jt

Page 336: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET. 33i

L'abbéricana a Vousme permettrez de n'en rien

croire Et nos martyrs à nous sont moins douteux.

SainteBlandinea été livrée nue dans un filet à une

vachefurieuse.SainteJuliepérit assomméede coups.SaintTaraque, saint Probus et saint Andronic, on

leura brisé les dents avec un marteau, déchiré les

côtes avec des peignes en fer, traversé les mains

avecdes clousrougis, enlevéla peau du crâne.

Vousexagérez,dit Pécuchet. Lamort des mar-

tyrsétait en ce temps-làune amplificationde rhéto-

rique1

Comment,de la rhétorique?Maisoui tandis que moi, monsieur, je vous

raconte de l'histoire. Les catholiques, en Irlande,éventrèrentdes femmesenceintespourprendre leurs

enfantslJamais.Et les donner auxpourceauxÏ

Allons donc1

En Belgique,ils les enterraient toutes vivesQuelleplaisanterie 1

On a leurs noms 1

Et quand môme, objecta le prêtre, en secouantdecolère son parapluie. Onne peut les appeler des

martyrs. Iln'y ena pas en dehors de l'Eglise.Un mot, Si la valeur du martyr dépend de la

doctrine,comment servirait-il à en démontrer l'ex-cellence? M

La pluie se calmait; jusqu'au village ils ne parlè-rent plus.

Mais,sur le seuil du presbytère, l'abbé dit

« Je vousplains véritablement,je vousplains i

Page 337: Bouvard et Pécuchet

332 BOUVARDET PECUCHET.

Pécuchetconta de suite aBouvardsonaltercation.

Elle lui avaitcausé une malveillanceanti-religieuse,et une heure après, assis devant un feu de brous-

«

sailles, ils lisaient le C~~ ~< Ces négationslourdes le choquèrent puis, se reprochart d'avoir

méconnu peut-être des héros, il feuilleta, dans la

j~o~ a~A~l'histoire des martyrs les plus illustres.

Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient

dans l'arène et si les lions et les jaguars étaient

trop doux, du geste et de la voixils les excitaient à

s'avancer.Onles voyaittout couverts de sang, sou-

rire debout,le regard au ciel saintePerpétue renouases cheveuxpour ne pointparattre afuigée. Péct~chetse mit à réfléchir. La fenêtre était ouverte, la nuit

tranquille, beaucoup d'étoilesbrillaient. Il devaitse

passer dans leur âme des chosesdont nous n'avons

plus l'idée, une joie, un spasmedivin 1 EtPécuchetà force d'y rêver dit qu'il comprenait cela, auraitfait commeeux.

« Toi?2Certainement.Pas de blague Crois-tu, oui ou non i

–Je ne sais. »

Il alluma une chandelle puis ses yeux tombantsur le crucifixdans l'alcôve

« Combiendemisérablesontrecouru &celui-là »»

Et aprèsun silence« Onl'a dénaturé c'est la faute de Rome la po-

Ktiquedu Vatican »

MaisBouvard admirait l'Église pour sa magnifi-cence, et aurait souhaité au moyeu âge être un

cardinal.

Page 338: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 333

<9.

« J'aurais eu bonne mine sous la pourpre, con-

viens-en

Lacasquette de Pécuchet posée devant les char-bonsn'était passèchp encore. Tout en l'étirant, ilsentit quelquechose dans la doublure et une mé-

daille de saint Josephtomba. Ils furent troublés, le

fait leur paraissantinexplicable.M°"de Noares voulutsavoir de Pécuchet s'il n'a-

vaitpas éprouvé comme un changement, un bon-

heur et se trahit par ses questions. Une fois, peu-dant qu'il jouait au billard, elle jtui avait cousu lamédailledans sa casquette.

Évidemment,elle l'aimait i13auraient pu se ma-

rier elle était veuve et il ne soupçonna pas cet

amour, qui peut-être eût fait le bonheur de sa vie.Bienqu'il se montrât plus religieux que M. Bou-

vard,elle l'avait dédié à saint Joseph,dont le secoursest excellentpour les conversions.

Personne, commeelle,ne connaissaittous les cha-

pelets et lesindulgencesqu'ils procurent, l'effet des

reliques,les privilèges des eaux saintes. Sa montre

était retenue par une chaînette qui avait touché aux

liens de saLJ.Pierre.

Parmi ses breloques luisait uneperle d'or, à l'i-

mitation de celle qui contientdansl'églised'Ail oua-

gne une larme de Nôtre-Seigneur un anneau àsonpetit doigt enfermait des cheveuxdu curé d'Ajset commeelle cueillaitdes simplespour les malades,sa chambreressemblaità une sacristieet à une offi-cined'apothicaire. <

Sontemps se passait écrire des lettres, à visiter

les pauvres,à dissoudredes concubinages,à répandre

Page 339: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PJ&CUCNiËT.334

des photographiesdu Sacré-Cœur.Unmonsieur d~

vait lui envoyerdo «la pâte desmartyrs », mélangede cire pascaleet de poussière humaine prise aux

catacombes,et qui s'emploiedans les casdésespérésen mouchesou en pilules.Elle enpt omità Pécuchet.

Il parut choquéd'un tel matérialisme.

Le soir, unvaletdu châteaului apportaune hottée

d'opuscules,relatant des paroles pieuses du grand

Napoléon,des bons mots du curé dans les auberges,des morts effrayantesadvenuesà des impies. M"' de

Noares savait tout celapar coeur, avec une innoitë

de miracles.

Elle en contaitde stupides, des miracles sansbnt,comme si Dieules eût faits pour ébahir le monde.

Sa grand'mère à elle-mêmeavait serré dans une ar-

moire des pruneaux couverts d'un linge, et quandon ouvrit l'armoire un.an plus tard, on en vit treize

sur la nappe, formant la croix.« Expliquez-moicela. M

C'étaitson mot après ses histoires, qu'elle soute-

nait avecun entêtement de bourrique, bonne femme

d'ailleurs, et d'humeur enjouée.Une fois pourtant « elle sortit de son caractère

Bouvard lui contestait le miracle de PexHIa un

compotier où l'on avait caché des bogies pendantla Révolution~se dora de lui-mêmetout seul.

«Peut-être y avait-il au fond un peu de couleur

jaune provenantde l'humidité?Maisnon 1 je vous répète que non La dorure

'a pour cause le contact de l'Eucharistie.M

Et ette donnaen preuvel'attestation des éveques.C'est, disent-its, comme un bouclier, un. un

Page 340: Bouvard et Pécuchet

BOCVAROET f&CfCHET. 33S

palladiumsur le diocèse de Perpignan. Demandez

plutôtà M.Jeufroy ?o

Bouvardn'y tint plus, et, ayant repassé son Louis

Hervien,emmena Pécuchet.

L'ecclésiastiquefinissait de dtner. Reine oQ'ritdessièges, et, sur un geste, alla prendre deux pe-tits verresqu'elle emplit de Rosolio.

Après quoi,Bouvardexposa ce qui l'amenait.L'abbéne répondit pasfranchement.« Tout est possible à Dieu, et les miracles sont

une preuve de la religion.Cependantil y a des lois.

Celan'y fait rien. Il les dérangepour instruire,

corriger.Que savez-vouss'il lesdérange? répliqua Bou-

vard. Tant que la nature suit sa routine, on n'y

pense pas; mais, dans un phénomène extraordi-

naire, nous voyonsla main de Dieu.

Ellepeut y être, dit l'ecclésiastique, et quandun événementse trouvecertiSépar des témoins?

Les témoins gobent tout, car il y a de faux

miracles M))

Leprêtre devintrouge« Sans doute. quelquefois.

Comment les distinguer des vrais? Et si les

vrais donnés en preuves ont eux-mêmesbesoin de

preuves, pourquoien faire ? »

Reine intervint, et, prêchant commeson maître,dit qu'il fallait obéir.

« La vie est un passage, mais la mort est éter-

nelle i

Bref, ajouta Bouvarden lampant le Rosolio,

Page 341: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPËCHCHET.336

les miracles d'autrefois ne sont pas mieuxdémon-très que les miraclesd'aujourd'hui des raisonsana"

logucs défendentceuxdes chrétienset despaïens. a

Le curé jeta sa fourchette sur la table.« Ceux-làétaient faux, encore un coup Pas de

miraclesen dehors de I'Ëg!iser

Tiens, se dit Pécuchet, même argument que

pour les martyrs la doctrine s'appuie sur les faitset les faitssur la doctrine. »

M.Jeufroy, ayant bu un verre d'eau, reprit« Tout en les niant, vousy croyez.Lemonde que

convertissentdouzepêcheurs, voilà, il me semble,un beau miracle 1

Pasdu tout ? »

Pécuchet en rendaitcompted'une autre manière.« Le monothéisme vient des Hébreux, la Trinité

des Indiens, le Logosest à Platon, la Viergemère à

l'Asie. »

N'importe! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne

voulaitpas que le christianismepût avoirhumaine-ment la moindreraisond'être, bien qu'il en vtt cheztous lespeuples des prodromesou des déformations.

L'impiété railleuse du XVili"siècle, il l'eût tolérée;mais la critique moderne, avec sa politesse, l'exas-

pérait.« J'aime mieux l'athée qui blasphème, que le

sceptique qui ergote M

Puis il les regarda d'un air de bravade, comme'

pour les congédier.Pécuchet s'en retourna mélancolique.fi avait es-

péré l'accord de la foi et de la raison.Bouvardlui fit lire ce passagede Louis Hervieu

Page 342: Bouvard et Pécuchet

BOUVARB ET P&CtCMET. 337

« Pour connaître l'aMmequi les sépare, opposezleurs axiomes

» La raison vous dit Le tout enferme la partie,et la foi Tous répond Par la substantiation, Jésus

communiantavec ses apôtres, avait son corps danssa main, et sa tête dans sa bouche.

» La raison Tousdit: Onn'est pas responsable ducrime des autres, et la foi vousrépond Par le pé-chéoriginel.

» La raison veus dit Trois c'est trois, ot la foidéclareque Trois c'est un.

Msne fréquentèrent plus l'abbé.

C'était l'époque de la guerre d'Italie.Les honnête? gens tremblaient pour le pape. On

tonnait contre Emmanuel.M" de Kuaresallait jus-qu'à lui souhaiter la mort.

Bouvardet Pécuchet ne protestaient que timide-ment. Quand la porte du saton tournait devant eux

et qu'ils se miraient en passant dans les hautes

glaces, tandis que par les fenêtres on apercevait les

allées, où tranchait, sur la verdure, le gi'~< rouged'un domestique, ils éprouvaient un plaisir: et le

luxe du milieu les~adsaitindulgents aux parolesquis'y débitaient.

Le comte leur prêta tous les ouvragesde M de

Maistre. 11en développait les principes devant un

cercle d'intimes Hure!, le curé, le juge de paix, le

notaire et le baron, son futur gendre, qui venait de

temps à jtutrepour vingt-quatre heures au château.« Cequ'il y a d'abominable,disait le comte, c'est

l'esp~t de 89 D'abord, on conteste Dieu ensuite,on discute le gouvernement; puis arrive la liberté.

Page 343: Bouvard et Pécuchet

BOUVARBETPECUCHET.338

Liberté d'injures, do révolte, de jouissances, ou

plutôt de pillage, si bien que la religionet le pouvoirdoivent proscrire les indépendants, tes hérétiques.Oncriera sansdoute à la persécution,comme si les

bourreaux persécutaient les criminels. Je me ré-

sume Point d'État sans Dieu! la loi ne pouvantêtre respectée que si elledent d'en haut, et actuelle-

ment il ne s'agit pas des Italiens, mais de savoir

qui l'emportera de la révolution ou du pape, deSatan ou de Jésus-Christ.»

M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes,Hurel avecun sourire, le juge de paixen dodelinantla tête. Bouvardet Pécuchet regardaient le plafondM" de Noares,la comtesseet Yolande travaillaient

pour les pauvres, et M. de Mahurot, près de sa

fiancée, parcourait les feuilles.

Puis il y avait des silences, où chacun semblait

plongé dans la recherche d'un problème. Napo-léon 111n'était plus un sauveur, et mômeil donnaitun exempledéplorableen laissantauxTuileriesles

maçonstravaillerle dimanche.« Onne devrait pas permettre, » était la phrase

ordinaire de M. le comte.t

Économiesociale,beaux-arts,littérature, histoire,doctrines scientifiques, il décidait de tout, en sa

qualité de chrétien et de père de famille,et plût à

Dieu que le gouvernement, à cet égard, eût la

même rigueur qu'il déployait dans sa maison Le

pouvoir seul estjuge des dangersde la science;ré-

pandue trop largement elle inspire au peuple des

ambitions funestes. Il était plusheureux, cepauvre

peuple, quand les seigneurs et les évêques tempé-

Page 344: Bouvard et Pécuchet

339BOCVAHBETP&CCCHET..

raient l'absolutisme du roi. Les industriels mainte-nant l'exploitent. Il va tomberen esclavage.

Et tousregrettaient l'ancienrégime Hurelparbas-sesse,Coulonpar ignorance,Marescotcommeartiste.

Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec

Lamettrie, d'Holbach, etc. et Pécuchet s'éloignad'une religiondevenue un moyendegouvernement.M.de Mahurot avait communiépour séduire mieux« ces dames », et s'il pratiquait, c'était à cause des

domestiques.Mathématicienet dilettante, jouant des valses sur

le piano et admirateur de Toptfer, il se distinguait

par un scepticisme de bon goût. Ce qu'on rapportedes abus féodaux, de l'inquisition ou des jésuites,

préjugés, et il vantaitle progrès, bien qu'il méprisâttout ce qui n'était pas gentilhommeou sorti de FË-

colepolytechniquet

M. Jeufroy, de même, leur déplaisait.Il croyaitauxsortilèges, faisaitdes plaisanteriessur les idoles,affirmait que tous les idiomes sont dérivés de l'hé-

breu sa rhétoriquemanquaitd'imprévu invariable-

ment, c'était le cerf aux abois, le miel et l'absinthe,l'or et le plomb, des parfums, des urnes, et l'âme

chrétienne comparéeau soldat qui doit dire en face

du jpéchô « Tune passespas »

Pour éviter ses conférences,ils arrivaient au châ-

teau le plus tard possible.Unjour pourtant, ils l'y trouvèrent.

Depuis une heure, il attendait ses deux élèves.

Tout à coup, M"' de Noaresentra.« La petite a disparu.J'amène Victor.Ah1le mal-

heureux »

Page 345: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.340

Elleavait saisi danssa pocheun dé d'argent perdu

depuis trois jours, puis suffoquéepar les sanglots« Cen'e?t, pas tout ce n'est pas tout Pendant

que je le grondais, il m'a montré son derrière M

Et avantque le comteet la comtesse aient rien

dit« Du reste, c'est de ma faute pardonnez-moi ?Elle leur avaitcachéque les deux orphelinsétaient

les enfants de Touache, maintenant au bagne.Quefaire?

Si le comte les renvoyait, ils étaient perdus, et

son acte de charitépasseraitpour un caprice.M.Jeufroy ne fut pas surpris. L'hommeétant cor-

rompu naturellement, on doit le châtierpour l~a-

méliorer.Bouvardprotesta. La douceur valaitmieux.Mais le comte, encore une fois, s'étendit sur le

bras defer indispensableauxenfants commepourles

peuples. Cesdeux-laétaient pleinsdéviées la petitefillementeuse, le gamin brutal. ( e vol, après tout,on l'excuserait; l'insolence, jamais l'éducation de-

vant être fécoledu respect.Donc, Sorel, le garde-chasse,administrerait au

jeune homme une bonne fessée immédiatement.M. deMahurot, qui avaità lui dire quelque chose,

se chargeade la commission. Il prit un fusil dansl'antichambreet appelaVictor, resté ~u milieu de la

cour, la têtebasse« Suis-moi 1»dit le baron.Commela route pour aller chez le garde détour-

nait peu de ChaviguuIIes,M. Jeu&oy, Bouvard etPécuchet l'accompagnèrent~

1.

Page 346: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 34i

A cent pas du château, il les pria de ne plus par-'ler tant qu'il longerait le bois.

Le terrain dévallaitjusqu'au bord de la rivière,où se dressaient de grands quartiers de roches. Elle

faisait des plaques d'or sous le soleil couchant. En

face,lesverduresdes collinesse couvraientd'pmbre.Unair vifsoufflait.

Deslapins sortirent de leurs terriers et broutaientle gazon..

Uncoup de feu partit, un deuxième,un autre, etles lapins sautaient, déboulaient. Victor se jetaitdessus pour les saisir et haletait, trempé de sueur.

« Tu arranges bien tes nippes Mdit le baron.

Sablouse, en loques,avait du sang.La vue du sang répugnait à Bouvard.Il n'admet-

tait pas qu'on en pût verser.

M.Jeufroyreprit« Les circons!ancesquelquefoisl'exigent. Si ce

n'est pas le coupable qui donne le sien, il faut celuid'un autre, vérité que nous enseigne la Rédemp-tion. »

SuivantBouvard,elle n'avait guère servi, presquetous les hommesétant damnés, malgré le sacrifice

de Notre-Seigneur.« Mais quotidiennement il le renouvelle dans

l'Eucharistie.Et le miracle, dit Pécuchet, se fait avec des

mots, quelleque soit l'indignité du prêtre.La est le mystère, monsieur. »

CependantVictorclouait ses yeux sur le fusil, tâ-chaitmême d'y toucher.

« Abas les pattes »

Page 347: Bouvard et Pécuchet

~PUVARDET PÉCUCHET.342

Et M. de Mahurotprit un sentier sous bois.

L'ecclésiastique avait Pécuchet d'un côté, Bou-

vard de l'autre, et il lui dit

« Attention, vous savezDebetur~Me~M.M

Bouvardl'assura qu'il s'humiliaitdevant le Créa-

teur, maisétait indigné qu'on en fit un homme. On

redoute sa vengeance, on travaillepour sa gloire, ila toutes les vertus, un bras, un œil, une politique,une habitation. Notre Père, qui êtes aux cieux,

qu'est-ce-que celaveut dire??»

Et Pécuchet ajouta« Le monde s'est élargi, la Terre n'en fait plus le

centre. Elle roule dans la multitude infinie de ses

pareils. Beaucoupla dépassent en grandeur, et &;e

rapetissement de notre globe 'prouve de Dieu un

idéal plus sublime. »

Donc,la religion devait changer. Le paradis est

quelque chosed'enfantin avec ses bienheureuxtou-

jours contemplant, toujours chantant et qui regar-dent d'en haut les tortures des damnés. Quand on

songe que le christianismea pour base une pomme1Le curé se fâcha.«Niezla rCvélation,ce sera plus simple.

Commept voulez-vousque Dieu.ait parlé? ditBouvard.

Prouvezqu'il n'a pas parlé disait Jeufroy-Encore une ibis, qui vous l'affirme1-

L'Eglise1

Beautémoignage M»

CettediscussionennuyaitM. d~ Mahurot, et tout.enmarchant

« Ecoutezdoncle curé, il en sait plus quevous »

Page 348: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&COCHET. 343

Bouvard et Pécuchet se firent des signes pourprendre un autre chemin, puis à la Croix-Verte

« Bien le bonsoirServiteurMdit le baron.

Tout cela serait conté à M. de Faverges, et peut-être qu'une rupture s'ensuivrait. Tant pis. Ils sesentaient mépriséspar ces nobles. Onne les invitait

jamais à dtner, et ils étaient las de M" de Noares,avecses continuellesremontrances.

Ils ne pouvaientcependant garder le De Af~M~'e,et une quinzaineaprès ils retournèrent au château,

croyantn'être pas reçus.Ils le furent.

Toutela famillese trouvaitdans le boudoir, Hurel

y compris, et par extraordinaireFoureau.

La correctionn'avaitpoint corrigé Victor.Il refu-sait d'apprendre son catéchisme,et Victorinepro-férait des mots sales.Bref, le garçoniraitauxJeunes

Détenus, la petite fille dans un couvent.Foureau s'était chargé des démarches, et il s'en

allaitquand la comtesse le rappela.On attendait M. Jeuh'oy pour fixer ensemble la

date du mariage,qui aurait lieuà lamairiebien avantde se faire al'église, aSnde montrer quel'on honnis-

sait le mariagecivil.

Foureau tâcha de le défendre. Le comteet Hurel

.l'attaquèrent. Qu'était une fonctionmunicipaleprèsd'un sacerdoce et le baron ne se f&tpas cru

marié s'il l'eût été seulement devant une écharpetricolore.

« Bravo1 dit M.Jeufroy, qui entrait. Le mariageétant établi par Jésus.H

Page 349: Bouvard et Pécuchet

344 BOUVARD ET P&CCCHET.

Pécuchet l'arrêta « Dans quel évangile Aux

temps apostoliques on le considérait si peu, queTertullien le compareà l'adultère.

Aht par exempte &–Mais oui et ce n'est pas un sacrement H faut

au sacrement un signe. Montrez-moile signe dans

le mariage MIrecuré eut beau répondre qu'il figu-rait l'alliance de Dieuavec l'Église. «Vousne com-

prenez plus le christianisme et la loi.–KHe en garde l'empreinte, dit M.de Faverges

sans lui, e!'e autoriserait la polygamie »

Une voixrépliqua « Oùserait le mal? »

C'était Bouvard,à demi cachépar un rideau.« Onpeut avoir plusieurs épouses, commetes pa-

triarches, lesmormons,les musulmanset néanmoinsêtre honnête homme

–Jamais s'écria le prêtre, l'honnêteté consisteà rendre ce qui est dû. Nous devons hommageàDieu.Or,qui n'est pas chrétien, n'est pas honnête

Autantque d'autres, » dit Bouvard.

Le comte, croyantvoir dans cette repartie une at-teinte à la religion, l'exalta. l<;l!eavait aSrancMlesesclaves.

Bouvardfit dès citationsprouvant le contraire.-Saint Paulleur recommanded'obéir auxmaîtres

comme à Jésus. –Saint Ambroisenomme la servi-tude un don de Dieu.

-Le Lévitique,l'Exode et les concilesl'ont sanc-tionnée. Bossuet la' classe parmi le droit des

gens. –Kt monseigneur Bouvierl'approuve.Le comteobjectaque le christianisme,pas moins,

avaitdéveloppéla civilisation.

Page 350: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 34S

Etla paresse, enfaisantdelapauvretéunevertu

Cependant,monsieur, la morale de FËvangiie?Eh eh pas si morale Les ouvriers de la der-

nière heure,sont autant payés que ceux d<a pre-mière. Ondonneà celui qui possède, et on ,'etireceluiqui n'a pas. Quantau précepte de recevoirdessouffletssans les rendre et de se laisser voler, il en-

courageles audacieux,les lâcheset les coquins. »

Le scandaleredoubla, quandPécuchet eut.déparé

qu'il aimait autant le Bouddhisme.Le prêtre éclata de rire « Ah ah ah le Boud-

dhisme!1»

M"*de Noares leva les bras « Le Bouddhisme

Comment. le Bouddhisme!1 répétait le

comte.Leconnaissez-vous? dit Pécuchet&M.Jeufroy,

qui s'embrouilla.Eh bien, sachez-le! mieux que le. christia-

nisme, et avantlui, il a reconnu le néant des chosesterrestres. Sespratiques sont austères, ses ndètes

plus nombreuxque tous les chrétiens, et pour l'in-

carnation, Vischnou n'en a pas une, mais neuf!

Ainsi,jugez 1

Des mensongesde voyageurs,ditM°"de Noares.

Soutenus par les francs-maçons, » ajouta le

curé.Et tous parlant à la fois « Allezdonc, continuez1

Fort joli! Moi,je le trouve drôle. Pas pos-sible. » Sibien quePécuchet,exaspéré,déclaraqu'ilse ferait bouddhiste

« Vnns insultez des chrétiennes )<dit le baron.

M' de Noaress'affaissadans un fauteuil. La eum-

Page 351: Bouvard et Pécuchet

MOUVARD ET PÉCUCHET.346

tesse et Yolandese taisaient. Le comte roulait des

yeux Hurel attendait des ordres. L'abbé, pour se

contenir, lisait son bréviaire.

CettevueapaisaM. de Faverges, et, considérantles deux bonshommes « Avantde blâmer l'Evan-

gile, et quand on a des taches dans sa vie, il est cer-taines réparations.

Des réparations?–Des taches?2

Assez, messieurs vous devezme comprendrei

Puis s'adressant à Foureau: « Soret est prévenu1

Allez-y MEt Bouvardet Pécuchetse retirèrent sans

saluer.Au bout de l'avenue, ils exhalèrent, tous les

trois, leur ressentiment « Onme traite en domes-

tique », grommelaitFoureau, et les autres l'ap-

prouvant,malgré le souvenir des hémorrhoïdes, 'il

avaitpour eux commede la sympathie.Des cantonniers travaillaient dans la campagne.

L'hommequi les commandaitse rapprocha, c'était

Gorju.Onse mit à causer. Hsurveillaitlecailloutagede la route, votée en i848~et devait cetteplace à

M. de Mahurot,l'ingénieur.« Celuiqui doit épouser M""de Faverges1 Vous

sortez de là-bas, sansdoute?

Pour la dernière fois1» dit brutalement Pécu-chet.

Gorju prit un air naïf. « Une brouille? Tiens1tiens 1»

Et s'ils avaientpu voir sa mine, quandils eurentiuunié les talons, ils auraient comprisqu'il en uni-rait la cause.

Page 352: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 347

Unpeu plus loin ils s'arrêtèrent devantun enclos

de treillage, qui contenaitdesloges à chien, et une

maisonnette en tuiles rouges.Victorineétait sur le seuil. Des aboiementsreten-

tirent. La femmedu garde parut.Sachantpourquoi lemaire venait, elle hélaVictor.Tout d'avanceétait prêt, et leur trousseau dans

deux mouchoirs que fermaient des épingles.«Bon voyage, leur dit-elle, trop heureuse de

n'avoir plus cette vermine »

Était-ce leur faute, s'ils étaient nés d'un pèreforçat? Au contraire, ils semblaient très doux, ne

s'inquiétaient pas mêmede l'endroit où on les me-

'nait.Bouvard et Pécuchet les regardaient marcher

devant eux.

Victorinechantonnaitdes parolesindistinctes,son

foulardau bras, commeune modiste qui porte un

carton. Elle se retournait quelquefois,et Pécuchet,devant ses frisettes blondeset sa gentille tournure,

regrettait de n'avoir pasune enfantpareille. Élevéeen d'autres conditions, elle serait charmante plustard Quel bonheur que de la voir grandir, d'en-

tendre tous les jours son ramage d'oiseau, quand il

le voudrait de l'embrasser, et un attendrisse-

ment. lui montant du cœur aux lèvres, humecta ses

paupières, l'oppressaitun peu. <

Victor,commeun soldat, s'était mis son bagagesur le dos. Il sifflait,jetait despierres aux corneillesdansles sillons,allait sousles arbres pour se couperdes badines. Foureau le rappela; et Bouvard, en

le retenant par la main, Jouissait de sentir dans.la

Page 353: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCBMT.348

sienne ces doigts d'enfant robusteset vigoureux.Le

pauvrepetit diablene demandait qu'à se développerlibrement, commeune fleuren plein air et il pour-rirait entre des murs, avec des leçons, des puni-tions, un tas de bêtises Bouvard fut saisi par une

révoltede la pitié, une indignation contre le sort,une de cesrages où l'on veut détruire le gouverne-ment. « Galope dit-il, amuse-toi jouis de ton

reste r»

Le gamin s'échappa.Sa sœur et lui coucheraientà l'auberge, et,

dès l'aube, le messager de Falaise prendrait Victor

pour le descendre au pénitencier de Beaubourg,–une religieuse de l'orphelinatde Grand-Campemmè-

nerait Victorine.

Foureau, ayant donné ces détails, se replongeadans ses pensées. MaisBouvardvoulut savoir com-

bien pouvaitcoûter l'entretien des deux mioches.« Bah L'affaire,peut-être ,detrois centsfrancs

Le comtem'en a remis vingt-cinqpour les premiersdébours 1 Quelpingre »

Et gardant sur le cœur le mépris de son écharpe,Foureau hâtait le pas, silencieusement.

Bouvardmurmura « Ils-me font de la peine. Je

m'en chargerais bien Moiaussi, » dit Pécuchet.La mômeidée leur étant venue.

Il existaitsans doute des empêchements?« Aucun' répliqua Foureau. 0 ailtexrsu avait!e

droit, comme maire, de confierà qui bon lui sem

blait, les enfants abandonnés, Et après uneIon

guo hésitation K Kh bien oui prenez-les $a leferabisquer.

Page 354: Bouvard et Pécuchet

BOUVARBET PÉCUCHET. 349

Bouvardet Pécuchetles emmenèrent.

TEnrentrant chezeux, ils trouvèrent au bas de

l'escalier, sous la madone, Marcelà genoux, et qui

priait avecferveur. La tête renversée, les yeux demi

clos, et dilatantson bec-de-lièvre, il avait l'air d'unfakir en extase.

« Quellebrute dit Bouvard.

Pourquoi?Il assiste peut-êtreà des choses quetu lui jalouserais, si tu pouvais les voir. N'y a-t-il

pas deux mondes tout à fait distincts? L'objet d'un

raisonnement a moinsde valeur que la manière de

raisonner. Qu'importe la croyance Le principalest de croire. n

Telles furent, à la remarque de Bouvard, les ob-

jectionsde Pécuchet.

Page 355: Bouvard et Pécuchet

Ils seprocurèrentplusieurs ouvragestouchant l'é-ducation et leur systèmefut résolu. Il fallait bannir

toute idée métaphysique, et, d'après la méthode

expérimentale,suivre le développement de la na-

ture. Riennepressait, les deux élevésdevant oublierce qu'ils avaientappris.

Bienqu'ils eussent un tempérament solide, Pécu-chet voulait comme un Spartiate les endurcir en-

core, les accoutumerà la faim, à la soif, aux in-

tempériep,et même qu'ilsportassentdes chaussures

trouées afin de prévenir les rhumes. Bouvards'y

opposa.Le cabinet noir au fond du corridor devint

leur chambre à coucher. Elle avait pour meubles

deuxlits de sangle, deux couchettes,un broc; l'œil-

de-boeuf s'ouvrait au dessus de leur tête, et des

araignées couraient le long du plâtre.Souvent, ils se rappelaient l'intérieur d'une ca-

bane où l'on se disputait.Leur père était rentré une nuit, avecdu sang aux

mains. Quelquetemps après les gendarmes étaient

venus. Ensuite ils avaient logé dans un bois. Des

hommes quifaisaient des sabots embrassaientleur

mère. Elle était morte, une charrette les avait eiu-

x

Page 356: Bouvard et Pécuchet

BOUVARh ET PËCHCHKT. 3S!

menés. On les battait beaucoup, ils s'étaient perdus.Puis ils revoyaientte garde champêtre, M"°de Koares,

Sorel, et, sans se demander pourquoi cette autre

maison, ils s'y trouvaient heureux. Aussi leur éton-

nement fut pénibte, quand au bout de huit mois les

leçons recommencèrent. Bouvard se chargea de la

petite, Pécuchet du gamin.Victor distinguait ses lettres, mais n'arrivait pas

à former les syllabes. Il en bredouillait, s'arrêtait

tout à coup et avait l'air idiot. Victorineposait des

questions. D'où vient que cAdans orchestre a le son

d'un y et celui d'un k dans archéo)ogique? On doit

par moments joindre deux voyelles, d'autres f.as les

détacher. Tout cela n'est pas juste. Elle s'indi-

gnait.Les maîtres professaient à la même heure, dans

leurs chambres respectives, et la cloisonétant mince,ces quatre voix, une nûtée, une profonde et deux

aiguës composaient un charivari abominable. Pour

en Unir et stimuler les mioches par l'émutation, ils

eurent l'idée de les faire travailler ensemble dans le

muséum et on aborda l'écriture.

Les deux élèves à chaque bout de la table co-

piaient un exemple mais la position du corps était

mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages tom-

baient, leurs plumes se fendaient, l'encre se ren-

versait.

Yictorine en de certains jours allait bien pendanttrois minutes, puis traçait des griffonnages et, prisede découragement, restait les yeux au plafond. Vic-

tor ne tardait pas a s'endormir, vautré au mitieu du

bureau.

Page 357: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.3S2

Peut-être souffraient-ils? Une tension trop forte

nuit auxjeunes cervelles.«Arrêtons-nous, » dit Bouvard.

Rienn'est stupide commede faireapprendre parcoeur cependant si on n'exerce pas la mémoire,elle s'atrophiera et ils leur serinèrent les premièresfables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la

fourmiqui thésaurise, le loup qui mange l'agneau,le lion qui prend toutesles parts.

Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin.Maisquel amusement leur donner?2

Jean-Jacquesdans Émile conseilleau gouverneurde faire faire à l'élève ses jouets lui-même en l'ai-dant un peu, sans qu'il s'en doute. Bouvardne putréussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudreune balle. Ils passèrent aux jeux instructifs tels quedes découpures, Pécuchetleur montra son micros-

cope. La chandelleétant allumée,Bouvarddessinaitavec l'ombre de ses doigts sur la muraille le profild'un lièvre ou d'un cochon. Le public s'en fatigua.'

Des auteurs exaltent commeplaisirun déjeuner

champêtre, une partie de bateau était-ce prati-cable, franchement? Et Fénelon recommande de

temps à autre « une conversation innocente ».

Impossibled'en imaginerune seule 1Ils revinrent aux leçons et les boules à facettes,

les rayures, le bureau typographique, tout avait

échoué, quand ils avisèrent un stratagème.CommeVictorétait enclin à la gourmandise, on

lui présentait le nom d'un plat bientôt il lut cou-ramment dans le CM&MMM?*/~MCCM.Victorineétant

coquette, une robe lui serait donnée, si, pour l'a-

Page 358: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 353

M.

voir, elle écrivait à la couturière. En moins de trois

semaines elle accomplit ce prodige. C'était courtiser

leurs défauts, moyen pernicieux, mais qui avait

réussi.

Maintenant qu'ils savaient écrire et lire, que leur

apprendre ? Autre embarras.

Les filles n'ont pas besoin d'être savantes comme

les garçons. N'importe, on les élève ordinairement

en véritables brutes, tout leur bagage intellectuel

se bornant à des sottises mystiques.Convient-ilde leur enseigner les langues ? « L'es-

pagnol et l'italien, prétend le Cygnede Cambray, ne

servent guère qu'à lire des ouvrages dangereux. »

Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine

n'aurait quefaire de ces idiomes, tandis que l'anglaisest d'un usage plus commun. Pécuchet en étudia

les règles il démontrait, avec sérieux, la façond'émettre le « tiens, comme cela, the, the, thé ? M

Mais avant d'instruire un enfant. il faudrait con-

naître ses aptitudes. On les devine par la phréno-logie. Ils s'y plongèrent puis voulurent en vériner

les assertions sur leurs personnes. !!ouvard présen-tait la ~osse de la bienveillance. de l'imagination,de la vénération et celle de l'énergie amoureuse

vulgo érotisme.

On sentait sur les temporaux de Pécuchet la phi-

losophiqueet l'erthousia~mejoin).~a t'espritde r~e.

Effectivement, tels étaient leurs caractères. Ce

qui les surprit davantage, ce fut de reconnaître

chez l'un comme chez l'autre le penchant a l'amiMé.

et, charmés de la découverte, ils s embrassèrcu!Avec

attendrissement.

Page 359: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.384

Leur examen ensuite porta sur Marcel.Sonplus

grand défaut, et qu'ilsn'ignoraientpas, était un ex-

trêmeappétit.NéanmoinsBoudardetPécuchetfurent

effrayéseri constatantau-dessusdu pavillonde l'o-

reille, à la hauteur de l'œil, l'organe de l'alimen-

tivité. Avecl'âge leur domestiquedeviendraitpeut-être comme cette femme de la Salpôtrière quimangeait quotidiennement huit livres de pain, en-

gloutit une fois quatorze potages et une autre

soixantebols de café. Ils ne pourraient y suffire.

Les têtes de leurs élèves n'avaient rien de cu-

rieux ils s'y prenaient mal sans doute. Un moyentrès simpledéveloppaleur expérience.

Les jours de marché, ils se faufilaientau milieudes paysanssur la place entre les sacs d'avoine, les

paniers de fromages, les veaux, les chevaux,in-

sensibles aux bousculades et quand ils trouvaientun jeune garçon avecson père, ils demandaient àlui palper le crâne dans un but scientiGque.

Le plus grand nombre ne répondait même pasd'autres, croyant qu'il s'agissait d'une pommadepour la teigne, refusaient,vexés quelques-uns,parindifférence, se laissaientemmener sous le porchede l'église, où l'on serait tranquille.

Un matin que Bouvardet Pécuchety commen-

çaient leur manoeuvre,le curé tout à coupparut et,

voyant ce qu'ils faisaient, accusa la phrénologiede

pousser au matérialismeet au fatalisme.Le voleur, l'assassin, l'adultère, n'ont plus qu'à

rejeter leurs crimes sur la faute de leurs bosses.

Bouvardobjecta que l'organe prédisposeà l'actionsans pourtant y contraindre.De ce qu'.unhommea

Page 360: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 383

legerme d'un vice, rien ne prouvequ'il sera vicieux.« Du reste, j'admire les orthodoxes ils soutien-

nent les idées innées et repoussent les penchants.Quellecontradiction M)

Mais la phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait

l'omnipotencedivine, et il était malséant de la pra-

tiquerà l'ombre du saint lieu, en facemêmede l'au-

tel.« Retirez-vous,non 1 retirez-vousM»

Ils s'établirent chezGanotle coiffeur.Pour vaincretoute hésitation,BouvardetPécuchetallaientjusqu'àrégalerles parents d'une barbe ou d'une frisure.

Le docteur, un après-midi, vint s'y faire couperles cheveux.En s'asseyant dans le fauteuil, il aper-çut, renétés par la glace, le? deux phrénologuesqui

promenaientleurs doigts sur des cabochesd'enfant.« Vousen êtes à cesbêtises-là? dit-il.

Pourquoi, bêtise? »

Vaucorbeileut un sourire méprisant, puis affirma

qu'il n'y avait point dans le cerveauplusieurs or-

ganes.Ainsi, tel homme digèreun alimentquene digère

pastel autre 1 Faut-ilsupposerdans l'estomacautant

d'estomacsqu'il s'y trouve de goûts ? Cependantuntravail délasse d'un autre, un effortintellectuel ne

tend pas à la fois toutes les facultés, chacunea un

siège distinct.« Les anatomistesne Font pasrencontré, dit Vau-

corbeil.

C'e!<tqu'ils ont mal disséqué, reprit Pécuchet.Comment?

Eh, oui. Ils coupentdes tranches, sans égard à

Page 361: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET.356

la connexiondesparties », phrase d'un livre qu'il se

rappelait.« Voilâiune balourdise, s'écria le médecin. Le

crâne ne se moule pas sur le cerveau, l'extérieursur l'intérieur.

Gall se trompe, et je vous défie de légitimer sadoctrine en prenant, au hasard, troispersonnesdanslà boutique.

La premièreétait une paysanne avecde gros yeuxbleus. M

Pécuchetdit, en l'observant« Elle a beaucoupde mémoire. »

Sonmari attesta le fait et s'offritlui-mêmeli l~ex-

ploration.« Oh1vous, mon brave, on vous conduit difficile-

ment.»

D'aprèsles autres, il n'y avaitpoint dans le mondeun pareil têtu.

La troisièmeépreuvese fit sur un gaminescortédesa grand mère.

Pécuchet déclara qu'il devait chérir la musique.« Je crois bien,dit la bonne femme montre à ces

Messieurspour voir. »

Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit àsoufner dedans.

Un fracas s'éleva, c'était la porte, claquéeviolem-ment par le docteur, qui s'en allait.

Ils ne doutèrent plus d'eux-mêmes,et, appelantles deux élèves, recommencèrent l'analyse de leurboîte osseuse.

CelledeVictorineétaitgénéralementunie, marquede pondération maisson frère avaitun crâne dépio-

Page 362: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHET. 337

rable une éminence très forte dans l'angle mas-toïdiendespariétauxindiquaitl'organe de la destruc-

tion, du meurtre, et plus bas un renflementétait le

signe de la convoitise,du vol. Bouvardet Pécuchet

en furent attristés pendant huit jours.Mais il faudrait comprendre le sens exact des

mots ce qu'on appelle la combativitéimplique ledédain de la mort. S'il fait des homicides,il peut demême produire des 'sauvetages. L'acquisivité en-

globe le tact des filouset l'ardeur des commerçants:L'irrévérenceest parallèle à l'esprit de critique, laruse à la circonspection.Toujoursun instinct se dé-double en deux parties une mauvaise,une bonne.On détruira la seconde en cultivantla première, et

par cette méthode, un enfant audacieux, loin d'êtreun bandit, deviendra un général. Le lâche n'auraseulementque dela prudence, l'avarede l'économie,le prodigue de la générosité.

Un rêvemagnifique les occupa s'ils menaient àbien l'éducationde leurs élèves, ils fonderaientplustard un établissement ayant pour but de. redresser

l'intelligence, dompter les caractères, ennoblir le

cœur. Déjàilsparlaientdes souscriptionset de la bâ-tisse.

Leur triomphechezGanotles avaitrenduscélèbres,et des gens les venaient consulter, afin qu'on leurdise leurs chancesde fortune.

Il en défilade touteslesespèces crânesen boule,en poire, en pain de sucre, des carrés, d'élevés, deresserrés, d'aplatis, avecdesmâchoiresdeboeuf,des

figures d'oiseaux,des yeux de cochon;mais tant demondegênait le perruquier dans son travail. Les

Page 363: Bouvard et Pécuchet

BOUVABDET PÉCUCHET.3M

coudes frôlaientl'armoireà vitres contenantla par-fumerie on dérangeait les peignes, le lavabo fut

brisé, et il flanqua dehors tous les amateurs, en

priant Bouvardet Pécuchetde les suivre,~MMa~M

qu'ils acceptèrentsansmurmurer, étant un peu fati-

gués de la crtnioscopie.Le lendemain,commeilspassaient devantle jardi-

net du capitaine, ils aperçurent, causant avec lui,

Girbal,Coulon,le garde champêtreet son fils cadet,

Zéphyrin, habillé en enfantde choeur.Sa robe était

toute neuve il se promenait dessous avant de la

remettre à la sacristie,et on le complimentait.Curieux de savoir ce qu'ils en penseraient,Riac-

quevent pria ces Messieurs de palper son jeunehomme.

La peau dufront avaitl'air commetendue un nez

mince, très cartilagineuxdu bout, tombaitoblique-ment sur deslèvrespincées le menton était pointu,le regard fuyant, l'épauledroite trophaute.

« Retire ta calotte», lui dit sonpère.Bouvardglissases mains dans sa chevelure cou-

leur de paille, puis ce fut le tour de Pécuchet, et ilsse communiquaientàvoixbasse leursobservations« Biophilie manifeste. Ah ah /o~<t~M«eo?Mc~c!o~~absente! c~a~~nuUe

Eh bien? » dit le garde champêtre.Pécuchetouvrit sa tabatière et humaune prise.« Ma foi, répliqua Bouvard, ce n'est guère fa-

meux. »

Placqueventrougit d'humiliationa il fera tout de même ma volonté.–Oh! oh!

t

Page 364: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCUCHET. 35&

Mais je suis sonpère, nom de Dieu etj'ai bien

le droit.Dans une certaine mesure », reprit Pécu-

chet.Girbals'en mêla:« L'autoritépaternelleest incontestable.

Maissi le père est un idiot ?

N'importe, dit le capitaine, son pouvoirn'en

est pas moinsabsolu.

Dans l'intérêt des enfants », ajouta Cou-

Ion.

D'aprèsBouvardet Pécuchet, ils ne devaient rienauxauteurs de leurs jo'n's, et les parents, au con-

traire, leur doivent la nourriture, l'instruction, des

prévenances,enfin tout.Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion

immorale.Placqueventen était blessécommed'une

injure.« Avec cela, ils sont jolis ceux que vous ramas-

sez sur les grandes routes; ils iront loin Prenez

garde 1

Gardeà quoi?dit aigrement Pécuchet.

Oh1 jen'ai pas peur de vous1Ni moi non plus »

Coulonintervint, modérale garde champêtreet le

nt s'éloigner.Pendant quelques minutes on resta silencieux.

Puis il fut questiondes dahliasdu capitaine, qui nelâcha point son monde sans les avoir exhibés l'un

après l'autre.Bouvardet Pécuchet rejoignaient leur domicile,

quand,àcent pas devanteux, ils distinguèrent Plac-

Page 365: Bouvard et Pécuchet

360 BOUVARD ET PÉCUCHET.

quevent; et Zéphyrin, près de lui, levait le coude

en manière de bouclierpour se garantir des gifles.Cequ'ils venaientd'entendreexprimait,sousd'au-

tres formes, les idées de M.le comte mais l'exem-

ple de leurs élèves témoignerait combien la liberté

l'emporte sur la contrainte.Unpeu dedisciplineétait

cependant nécessaire.

Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pourles démonstrations on tiendrait un journal où les

actions de l'enfant, notées le soir, seraient relues le

lendemain. Touts'accompliraitau son de la cloche.

CommeDupont de Nemours, ils useraient de l'in-

jonctionpaternelle d'abord, puis de l'injonctionmi-

litaire, et le tutoiementfut interdit.

Bouvard tâcha d'apprendre le calculà Victorine.

Quelquefoisils se trompaient ils en riaient l'unet l'autre, puis, le baisant sur le cou, à la place quin'a pas de Larbe, elle demandaità s'en aller il la

laissait partir.Pécuchet, aux heures des leçons, avaitbeau tirer

la clocheet crier parla fenêtre l'injonctionmilitaire,te gaminn'arrîvaitpas. Ses chausseiteslui pendaienttoujours sur les chevilles à tablemôme, il se four-rait les doigts dans le nez et ne retenait point ses

gaz. Broutais, là-dessus, défendles réprimandes,car «il fautobéir aux sollicitationsd'un instinct con-servateur ».

Victorine et lui employaientun affreux langage,disant: mé ~oM pour ~moi aussi)), ~e pour« boire », a/ pour «ei!e un ~eM~M, de /'M;M;maiscommela~t'ammaircne peut être comprisedesenfants, et qu'ils la sauront s'ils entendent parler

Page 366: Bouvard et Pécuchet

'S~~V~ KTt'ÉCCCHET.i

9_YV4 geue,

Il

cofMCtnmeni,j~s -dcu.\ bonshommes surveiHaïent!eur8di~cou!'sjusqu'à en ôtreincommodôs.

H~d!tïerment d'opinions quant à la géographie.Bouvardpensaitqu'i) est pluslogiquediadébuter par

!a commune, Pécuchet.,par J'ensemble du monde.

Avecun arrosoir et du sable, il voulut démontrer

cequ'était un Meuve,une île, un golfe, et môme sa-

crifia~ro! p!ates-handespour tes trois continents;maistespoints cardinauxn'entraient pas dans la têtede Vtetbp.

Par une nuit de janvier, Pécuchet l'emmena en

rase ~campagne.Tout en marchant, it préconisaiti'astronômie les marins .t'utitisent dans leurs

voyages; ChristopheCotomb, sans elle, n'eût pasfait sa découverte.Nousdevonsdela reconnaissance

aCoperh!c.à Galiléeet a Newton.

Il gelaittrès fort, et sur le bteu noir du ciel, une

infinité de lumières sommaient. Pécuchet leva Jes

yeux.« Comment,pas de grande ourse M»

La dernière foisqu'il l'avaitvue, elle était tournéed'unautre cô'e;enun,it la reconnut, puis montra

TétoHepolaire, toujours au Nord, e~sur. laquelle on

s'oriente.

Le ïendemain, i! pocaau milieu du salonun fau-

teuil et se mita valser autour.

« ïmagineque ce fauteuil est te soleil,et que moi

je suisla terre elle se meut ainsi.»

Victorle considéraitplein d'ëtonnement.

ïl prit ensuite une orange, y passa une baguettesigmnaatles pôles, puis l'énçercla d'un trait au

charbonpourmarqueri'équateur. Aprèsquoi, il pro-

Page 367: Bouvard et Pécuchet

362 BOUVARDNTP&CUCHBT.

mena l'orange à l'entour d'une bougie, en faisa

observerquetousles pointsdela surfacen'étaient paséclairés simultanément,ce qui produit la différencedes climats,et pour celle des saisons, il penchaFo~

range, carla terrene se tient pas droite, ce qui amèles équinoxeset les solstices. I

Victorn'y avaitrien compris.Ilcroyaitque la terr~

pivote sur une longue aiguille et que l'équateur estun anneau, étreignant sa circonférence.

Au moyen d'un atlas, Pécuchet lui exposa l'Eu-

rope mais, éblouipar tant de lignes et'de couleurs,il ne retrouvait plus les noms'. Les bassins et les

montagnes ne s'accordaientpas avecles royaumes,l'ordre politiqueembrouillaitl'ordre physique. Tout

cela, peut-être, s'éclaircirait en étudiant l'histoire.Il eût été plus pratique de commencerpar le vil-

lage, ensuite l'arrondissement, le département, la

province maisChavignollesn'ayantpoint d'annaies,il fallaitbien s'en tenir à l'histoire universelle.Tant

'de matièresl'embarrassent qu'on doit seulementenprendre les beautés.

ïl y a pour la Grecque « Nous combattronsà

l'ombre. » L'envieuxqui bannit Aristide, et la con-'l'fiance d'Alexandre en son médecin. Pour la Ro-

maine'. «Les oiesduCapitole, le trépied de Scévoia,le tonneau de Régulus.a Le lit de roses de Guati-mozin est considérablepour l'Amérique. Quant à la

France, elle comportele vasede Soissons,le chêne:.gde saint Louis,la mort de Jeanne d'Arc, la pouleau

pot du Béarnais: on n'a que rembarras du choix~Ssans compter moi <f~t<~e~~e/et le naufrage du~M~< j~

Page 368: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHET. 36~

Victorconfondaitles hommes, les siècles et les

pays. Cependant, Pécuchet n'allait pas le jeter dansdes considérationssubtiles et la masse des faits est

un vrai labyrinthe.Il se rabattit sur la nomenclature des rois de

France. Victor les oubliait, faute de connaître les

dates. Maissi la mnémotechniede Dumouchelavaitété insuffisantepour eux, que serait-ce pour lui rConclusion l'histoire ne peut s'apprendre que par

beaucoup de lectures. Il les ferait.

Le dessin est utile dans une foule de circons-

tances or, Pécuchet eut l'audace de l'enseignerlui-même, d'après nature, en abordant tout de

suite le paysage.Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du

caoutchouc, deux cartons, des crayons et du fixatif

pour leurs œuvres qui, sous verre et dans des ca-

dres, orneraientle muséum.

Levésdès l'aurore, ils se mettaient en route avec

un morceau de pain dans la poche et beaucoupde temps était perdu à chercher un site. Pécuchetvoulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous

ses pieds, l'extrême horizonet les nuages, mais les

lointains dominaienttoujours les premiers plansla-rivière dégringolait du ciel, le berger marchait

sur le troupeau, un chien endormi avait l'air de

courir. Pour sa part il y renonça, se rappelant avoir

lu cette dénnition «Le dessin se composede trois

choses la ligne, le grain, le graine fin, de plus le

-'rait de force. Maisle trait de force, il n'y a que le

maître seulqui le donne. » Il rectifiaitla ligne,'col-laborait ~ugrain, surveillaitle grainéfin, et attendait

Page 369: Bouvard et Pécuchet

364 BOUVARD ET f&CUCHBT.

l'occasionde donner le trait de force. Ellene venait

jamais, tant le paysage de l'élève était incompré-hensible. j

Sa sœur, paresseuse commelui, bâiHaitdevant latable de Pythagore.M"*Reine!ui montraita coudre,et quandeUemarquaitdu linge, elle levait tes doigtssi gentiment, que Bouvard, ensuite, n'avait pas le

cœur de la tourmenter avec sa teçpn de calcul. Unde ces jours, ils s'y remettraient. Sansdoute, l'a-_rithmétique et la couture sont nécessairesdans un

ménage, mais il est cruel, objectaPécuchet, d'élever

les fillesen vue seulement du mari qu'elles auront.

Toutes,ne sont pas destinées à l'hymen, si on veut

que plus tard elles se passent des hommes, il~auileur apprendrebien des choses.

Onpeut inculquer les sciences, à proposdes ob-

jets les plus vulgaires dire, par exemple en quoiconsiste le vin et l'explication fournie, Vtctpr et

Victorinedevaientla répéter. Uen fut de même des

épices, des meubles, de l'ëctairage mais la lu-

mière c'était pour eux la lampe,'et elle n'avait riende commun avecl'étincelle d'un caillou, la flamme Jd'une bougie, la clarté de la'lune.

Unjour Victorinedemanda « D'oùvient quele Jbois ~rale ? » Ses maîtres se regardèrent embar–j

rassés, la théorie de la combustion les dépas-Jsant.

Uneautre fois,Bouvard,depuis le potagejusqu'au~fromage, parla des élémentsnourricierset ahurit les j!)deux petits sous la fibrine, la caséine, la graisse etle gtuten.

–&

Ensuite, Pécuchetvoulut leur expliquercomment1

Page 370: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 36~

le sang se renouvelle, et il pataugea dans la circu-lation.

Le dilemmen'est point commode,si l'on part des

faits, le plus simple exige des raisons trop com-

pliquées, et en posant d'abord lesprincipes,on com-

mence par l'absolu, la foi.

Querésoudre? Combinerles deux enseignements,le rationnel et l'empirique, mais un double moyenvers un seul but est l'inverse de la méthode. Ah 1

tant pis.Pour les initier à l'histoirenaturelle, ils tentèrent

quelquespromenadesscientifiques.« Tu vois, disaient-ilsen montrant un âne, un

cheval, un bœuf, les bêtes à quatre pieds, on les

nomme des quadrupèdes. Généralement,lesoiseaux

présentent des plumes, les reptiles des écaiUesetles papillonsappartiennent à la classe desinsectes. M

Ils avaient un filet pour en prendre, et Pécuchet,tenant la bestiole avec délicatesse, leur faisait ob-

server les quatre ailes, les six pattes, les deux an-

tennes et sa trompe osseusequi aspire le nectar des

Seurs.Il cueillaitdes simples au revers desfossés, disait

leurs noms, et quand il ne les savaitpas, en inven-

tait, afin de garder son prestige. D'ailleurs. la no-

menclature est le moins important de la botanique.Il écrivitcet axiomesur le tableau Toute plante

a des feuilles, un caliceet une cototleenfermant un

ovaire ou péricarpe qui contient la graine. Puis ilordonna à ses élèvesd'herboriser d~nala camoagne.etde cueillirles premières venues.

Victor lui apporta des boutons d'or. Victorine

Page 371: Bouvard et Pécuchet

366 BOOVARfETPÉCUCHET.

une touffe de fraisiers; il y chercha vainement un

péricarpe.Bouvard~qui se menaitde son savoir,fouillatoute

la bibliothèque, et découvrit, dans le Redouté des.

Dames, le dessin d'un iris où les ovaires n'étaient

pas situés dans la corolle,mais au-dessousdes péta-les, dans la tige. `

Il y avaitdansleur jardin des gratèrons et des mu-.

guets en fleurs, ces rubiacées étaient sans calice j."ainsi le principe posé sur le table a se trouvaitfaux.

« C'est une exception,» dit Pécuchet, iMaisun hasard fit qu'ils aperçurent dans

l'hepbeune shérarde et elle avait un calice.

«Allons bon! si les exceptions elles-mêmesnesont pas vraies, à qui se fier M

Unjour, dans une de leurs promenades,ils enten-dirent crier des paons,jetèrent lesyeuxpar-dessusle

mur, et, au premiermoment, ils ne reconnaissaient

pas leur ferme. La grange avait un toit, d'ardoises,les barrières étaient neuves,les cheminaempierrés.Le père Gouyparut « Paspossibleest-ce vous? a

Qued'histoiresdepuistrois ans, la. mortdesa femmeentre autres. Quant à lui, il se portait toujourscommeun chêne. «Entrez doncune minute..»

On était au commencement d~avril,et les pom-miers en Benrs alignaient dans les trois masuresleurs tounes blanches et rosés; le ciel, couleur de

-,satin.,bleu,n'avait pas un nuage, des nappes, des

~drapset des serviettespendaient,verticaïementj&tta-~chés par des nches de bois &des cordes tendues.Le~père Gouyles soulevait

pour passer, quand tout à'j

Page 372: Bouvard et Pécuchet

OUVARDET PECUCHET. 367

coupils rencontrèrent M""Bordin,nu-tête, en cami-

sole, etMariannelui onrantà pleins brasdes paquetsdelinge. «Votre servante,messieurs Faitescommechez vous moi je vais m'asseoir, je suis rom-

pue. »

Le fermier proposaà toutela compagnieun verre

de boisson.« Pas maintenant, dit-elle,j'ai trop chaud. »

Pécuchet,acceptaet disparut versle cellier avecle

père Gouy,Marianneet Victor.

Bouvard s'assit par terre, a côté de M" Dordin.

U recevait ponctuellementsa rente, n'avait pas às'-enplaindre, ne lui en voulaitplus.

La grande lumière éclairait son profil un de sesbandeauxnoirs descendaittrop bas, et les petits fri-

sonsde sa nuquesecollaientà sa peauambrée, moitede sueur. Chaque fois qu'elle respirait, ses deux

seins montaient. Le parfumdu gazonse mêlait à la

bonne odeur de sa chair solide, et Bouvard eut un

revit detempéramentqui le comblade joie. Alors ilîuint des complimentssur sa propriété.

Elle en futravieet parla de ses projets.Pour agrandir las cours, elle abattrait le haut-

Jbord.

Victorine,en ce moment-la, en grimpait le taluset cueillaitdes primevères,deshyacintheset des vio-

lettes, sans avoirpeur d'un vieuxchevalqui broutait

l'herbe au pied.« N'est- cepas qu'elle est gentille?dit Bouvard.

.-r Gui c'est gentil, une petite fille!

Et la veuvepoussa un soupir qui semblait expri-mer le longchagrindetoute une vie.

Page 373: Bouvard et Pécuchet

368 BOUVARDETP&CUCNET.

«Vous auriezpu en avoir. »

EUebaissa latête. Y~Un'a t~nu qu'à vous.

–Comment? »

Uen), untel regardqu'elle s'empourpra, comme&

lasensation d'une caressebrutale mais de suite, en

s'éventant avecson mouchoir

«.You:savezmanquéle coche, mon cher.

Je ne comprendspas. » JKi, sans se lever, it se rapprochaitK!!ele considérade haut en bas longtemps puis

souriant, et lesprunelleshumides« C'est de votrefaute. H

Les draps, autourd'eux, les enfermaient commeles rideauxd'un lit.

se pencha sur le coude, lui frôlant les genouxdesangure.

« Pourquoi?hein? pourquoi? MRt commeeHese taisait et qu'Hétait dans un état

ou les serments ne coûtent rien, il tâchade se justi-Jier,s'accusa de folie, d'orgueil:

« Pardon ceseracommeautrefois1 voulez-vous?»

Et il avait pris sa main, quelle laissait dans la

sienne.Un coup de vent brusque fit se relever les draps,

et ils virent deuxpaons, un mâle et une femelle.La

fenielle se tenait immobile, les jarrets pliés, la

croupe en l'air. Le m&lese promenaitautour d'elle,arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait,

toussait, puis sautadessus en rabattant sespluies,qui la couvrirent comme un berceau, et les deux

grands oiseauxtremblërentd'un~eu! frémissemen!.

Page 374: Bouvard et Pécuchet

BOUDARD ET P&CUCHET. 369

«

JBouvard le sentit dans la paume de M""Bordin.i:Mese dégagea bien vite. Il y avait devant eux,héant et commepétriné, le jeune Victorqui regar-dait un peu plus loin, Victorine, étalée sur le dosen plein soleil, aspirait toutes les fleurs qu'elles'était cueillies.

Le vieuxcheval,eSrayé par les paons, cassa sous

une ruade une des cordes, s'y empêtra les jambes,et, galopantdans les trois cours, traînait la lessive

après lui.

Aux cris furieux de M"*Bordin. Marianneaocou-

j'at. Le père Gouyinjuriait son cheval « Bougrede

Grosse!carcan!voleur! lui donnait des coups de

pied dans le ventre, des coupssur les oreillesavec~e manched'un fouet.

Bouvardfut indignéde voir battre un animal.Le paysanrépondit:KJ'en ai le droit ilm'appartient a

Cen'était pas une raison.Et Pécuchet survenant, ajouta que les animaux

~avaient aussi leurs droits, car ils ont une âme~comme nous, si toutefoisla nôtre existe1

Vousêtesun impie M s'écriaM*"Bordin.Trois choses l'exaspéraient la lessive à recom-

mencer, ses croyancesqu~onoutrageaitet la crainte

d'avoir été entrevue tout à l'heure dans une pose

suspecte.« Je vous croyaisplus forte1 » dit Bouvard.

~JEUerépliqua magistralement:

<<Jen'âimeMsle!<poIissoMs!M~a

Et Gouys'en prit à euxd'avoir abîmé son cheval,dontlesaaseauv saigoaient, Ilgrommelait tout bas

Page 375: Bouvard et Pécuchet

370 BOUVARD ET PECUCHET.

« Sacrésgens de malheur j'allais l'ëntiérer qu~ndiissontvenus.o

Les deuxbonshommesse retirèrent en haussant

les épaules.Victor leur demanda pourquoiils s'étaient fâchésYictorleur demanda poiirquoiils s'8taientf~,ch8s~

contre Gouy.t

« Mabuse de sa force, ce qai estmal.

Pourquoi est-cemal? »

Lesenfantsn'auraient-ils aucune notion dujuste?Peut-être.

Et le soir même, Pécuchet, ayant Bouvardàsa

droite, sousla main quelquesnotes et en facedqlui

les deuxélèves,commençaun coursde mora!e.'

Cette science nous apprend à diriger nos ac-tions.

Elles ont deux motifs le plaisir, l'intérêt; et un

troisième plus impérieux: le devoir.

Les devoirsse divisenten deux classes i° devoirsenvers nous-mêmes, lesquels consistent à soignernotre corps, nousgarantir de toute injure. Ils enteDrdaient cela parfaitement 2° Devoirsenvers les ~u-,tres, dest-à-dire être toujours loyal, débonnairee~même fraternel, le genre humain n'étant qu'uneseule fâmule. Souvent une chose nous. agrée quinuit à nos semblables l'intérêt dufëre dubien, ca~le bien est de soi-mêmeirréductible. Les enfants n~comprenaientpas.Il remit à la foisprochainela sanc-tion des devoirs.

Danstout cela, smvantBouvard,il n'aYaitjpasdê'~nnilebien. ?"

« Commentveux-tu le deGnir?Onle sent. ?Alors les leçons de mprale ne conviendraient

Page 376: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET~ 374

qu'aux gens moraux, et le cours de Pécuchet n'alla

pas plus loin.

Ils firentlire à leurs élevés des historiettes ten-dant &inspirer l'amourde la vertu Elles assommè-rent Victor.

Pourfrapper son imagination, Pécuchet suspen-dit aux murs de sa chambre des images exposantla viedu bon sujet et celledu mauvaissujet..Le pre-mier, Adolphe, embrassait sa more, étudiait l'alle-

mand, secourait un aveugle et était reçu à l'École

polytechnique.Le mauvais,Eugène, commençaitpar désobéirà

son père, avaitune querelle dansun café,battait son

épouse, tombait ivre-mort, fracturait une armoire,et un dernier tableau le représentait au bagne, oùun monsieur, accompagnéd'un jeune garçon, disait,en le montrant:

« Tu vois, mon flls, les dangers de l'incondui-

ie. MMaispour les enfantsl'avenir n'existe pas. Onavait

beau lessaturer de cette maxime « Que le travail1

est honorable et que les riches parfois sont mal-

heureux, » ils avaientconnu des travailleurs nulle-

ment honorés et se rappelaientle château où la vie

semblaitbonne.

Les supplices du remords leur étaient dépeintsavec tant d'exagérationqu'ils flairaienth blague et

seméûaientdureste.Onessayade les conduirepar le point d'honneur~

l'idée de l'opinion publique et le senitment de la

gloire en' leur gantant les grands.hommes, surtout

les hommesutiles, tels que Beizuncc,Frankim, Jao-

Page 377: Bouvard et Pécuchet

§72 BOUVARDET PÉCUCHET.

qaard Victorne témoignait aucune envie de Jour

ressembler.Un jour qu'il avait fait une addition sans faute,

Bouvardcousut à sa veste un ruban qui signifiaitla

-croix.Il se pavana dessous mais ayant oublié la

mort ~'Henri IV, Pécuchet le coiffa d'un bonnet

d'âne. Victorse mit à braire avectant de violenceet

pendant si longtempsqu'il fallut enleverses oreillesde carton.

Sa scour,commelui, se montrait fièredes élogeset indifférenteaux blâmes.

Annde les rendre plus sensibles, on leur donna,un chat noir qu'ilsdevaientsoigner, et onleur comp-tait deux ou trois sols pour qu'ils fissent l'aumône.Ils trouvèrent la prétention injuste, cet argent leur

appartenait.Se conformant&un désir des pédagogues, ils ap-

pelaient Bouvard « mononcle » et Pécuchet «bon

ami) mais ils les tutoyaient, et la moitiédes leçonsordinairement se passait en disputes.

Victorineabusait do Marcel, montait sur sondos,le tirait par les cheveux.

Pour se moquer de son bec-de-lievre,parlait dunez comme lui, et le pauvre homme n'osait se

plaindre, iantii aimait la petite fille. Unsoir, sa voix

rauqne s'éleva extraordinairemont. Bouvardet Pé-cuchet descendirent dans la cuisine. Les deux élè-ves observaientla cheminée, et Marcel,joignant ~smains,s'écriait

« nethcz-le c'est trop c'est trop HLe couverclede la marmite sauta commeun obus

~hte. Une massegnsAh'ebondit jusqu'au p!s<bnd,

Page 378: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDEft'J&CUCnKT.1 373

puis tourna sur elle-même frénétiquementen pous-sant d'abominablescris.

On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poil, la

queue pareille à un cordon, des yeux énormes luisortaient dela tête. Ilsétaient couleurde lait, commevidés et pourtant regardaient.

Labête hideuse hurlait toujours, se jeta dans

l'&tre,disparut, puisretomba au milieudes cendres,inerte.

C'étaitVictor qui avait commis cette atrocité, et

les deux bonshommesse reculèrent, pâles de stupé-factionet d'horreur. Auxreprochesqu'on lui adressa,il répondit commele garde champêtre pour son fils

et commela fermier pour son cheval«Eh bien 1 puisqu'ilest à moi» sansgêne, naïve-

vement, dans la placiditéd'un instinct assouvi.L'eaubouillantede la marmite était répandue par

terre, des casseroles,les pincettes, et des flambeaux

jonchaient les dalles.

Marcelfut quelque temps à nettoyer la cuisine, etses maîtres et lui enterrèrent le pauvre chat dans le

jardin, sous la pagode.Ensuite Bouvard et Pécuchet causèrent longue-

ment de Victor.Le sang paternel se manifestait.Quefaire? Le rendre a M. de raverges ou le confier àd'autres serait un aveud'impuissance.Il s'amenderait

peut-être.

N'imparte! l'espoir était douteux, la tendresse

n'existait plus. Quelplaisir pourtant que d'avoir eu

près de soi un adolescentcurieux de vosidées, donton observe les progrès, qui plus tard devient un

fr&t'c maisVictormanquaitd'esprit, de cœur encore

Page 379: Bouvard et Pécuchet

BOUVARU ET PÉCUCHET.374

plus 1 ot Pécuchet soupira le genou plié dans sesmains jointes.

«La sœur ne vaut pasmieux, » dit Bouvard.Il imaginait une fille de quinze ans à peu près,

l'âme délicate, l'humeur enjouée, ornant J)amaison

des élégancesde sa jeunesse et commes'il eût été

son père et qu'elle vint de mourir, le bonhomme

pleura.Puis, cherchant à excuser Victor,il allégua l'opi-

nion de Rousseau L'enfant n'a pas de responsabi-lité, ne peut être moral ou immoral.

Ceux-là, suivant Pécuchet, avaient l'âge du di

cernement et ils étudièrent les moyens de las cor-

riger. Pour qu'une punition soitbonne,ditBentham,elle doit être proportionnée à la faute, sa consé-

quence naturelle. L'enfant a brisé un carreau, on

n'en remettra pas qu'il souffredu froid si, n'ayant

plus faim, il demanded'un plat, cédez-lui une indi-

gestion le feravite se repentir. Il est paresseux,qu'ilreste sans travail l'ennui desoi-mêmel'y ramènera.

MaisVictorne souffriraitpas du froid, son tempé-rament pouvaitendurer lesexcèset la fainéantiselui

conviendrait.Usadoptèrent le système inverse, la punition mé-

dicinale, des pensums lui furent donnés, il devint

plusparesseux on le privait de confitures,sa gour-mandise en redoubla. L'ironie aurait peut-être du

succès? Une I~is, étant venu déjeuner, les mains

sales, Bouvard!erailla, l'appelantjoli cavalier,mus-

cadin, gants jaunes. Victorécoutaitle front bas, blê-

mit tout a coup, et jeta son assiette&la têtede JUou-

vard, puis, furieux de l'avoir manqué, se précipita

Page 380: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PECUCHET. 378

sur lui. Cen'était pas trop que trois hommespour le

contenir. Il se roulaitpar terre, tâchant de mordre.

Pécuchet l'arrosa de loin avecune carafed'eau de

suite il fut calmé, mais enroué pendant deuxjours.Lemoyen n'était pas bon.

Usen prirent un autre, au moindre symptômede

colère, le traitant comme un malade, ils le cou-

chaient dans son lit Victor s'y trouvait bien, et

chantait. Unjour, il dénichadans la bibliothèqueune

vieillenoixde cocoet commençaità la fendre, quandPécuchet survint

« Moncoco M»

C'était un souvenir de Dumouchel Jl l'avait ap-porté de Parisà Chavignolles,en levales bras d'indi-

gnation. Victorse mit à rire. « Bonami » n'y tint

plus, et d'une large calottel'envoyabouler au fondde l'appartement, puis tremblant d'émotion, alla se

plaindre àBouvard.

Bouvardlui fit des reproches.« Es-tubête avecton coco Lescoups abrutissent1

la terreur énerve.Tu te dégrades toi-même1M

Pécuchetobjectaque les châtimentscorporelssont

quelquefoisindispensables.Pestalozziles employait,et lecélèbreMélanchtonavoueque, sanseux, il n'eûtrien appris. Maisdespunitions cruellesont poussédes enfantsau suicide,onen lit des exemples.Victors'était barricadédans sa chambre. Bouvardpar-lementaderrière la porte, et, pour la faireouvrir, lui

promit une tarte aux prunes.Dèslors il empira.Restaitun moyenpréconisépar monseigneurDu-

panloup: «le regard sévère. » Ilstachèrent d'im-

Page 381: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.376

primer à leurs visagesun aspectenrayant, et ne pro-duisirent aucun effet.

« Nousn'avons plus qu'à essayerde la religion,)*»

dit Bouvard.

Pécuchet se récria. Ils l'avaient bannie de leur

programme.Maisle raisonnementne satisfaitpas tous les be-

soins.Le cœur et l'imaginationveulentautre chose.

Le surnaturel pour bien des âmes est indispensable,et ils résolurent d'envoyerles enfantsau catéchisme.

Reine proposa de les y conduire. Elle revenait

dans la maison et savaitse faire aimer par des ma-;nièrescaressantes.

Victorinechangeatout à coup, fut réservée,miel-

leuse, s'agenouillaitdevant la Madone, admirait lesacrificed'Abraham,ricanaitavecdédain, au nom de

protestant.Elledéclaraqu'on lui avait prescrit le jeûne, Ils

s'en informèrent, ce n'était pas vrai. Le jour deja

Fête-Dieu, des juliennes disparurent d'une plate-bandepour décorer le reposoir elleniaeNrontémentles avoircoupées. Une autre foiselle prit à Bouvard

vingt sols qu'elle mit, aux vêpres, dans le plat d~sacristain.

Ils en conclurentque la morale se distingue deia religion quand elle n'a point d'autre base, son

importanceest secondaire

Un soir, pendant qu'ils dînaient, M. Marescoten-

tra, Victors'enfuit immédiatement.

Lenotaire, ayant refusé de s'asseoir, contace quil'amenait: Le jeune Touache avait battu, presquotué son fils.

Page 382: Bouvard et Pécuchet

BO~VARPET~P&CUCHET. 377

Commeon savait les originesde Victor, et qu'ilttait désagréable, les autres gamins l'appelaientforçat, et tout à l'heure, il avaitbanques M.ArnoldMarescot une insolente raclée. Le cher Arnold en

portait des traces sur le corps « Sa mère est au dé-

sespoir, son costumeen !ambeaux,sa santé compro-ïnise Où allons-nous?M

Le notaireexigeait unch&timentrigoureux,et queVictor,entre autres,ne fréquentâtplus lecatéchisme,aun de prévenir des colliions nou\c))es.

Bouvardet Pécuchet, bienque btessé~par son ton

rogue, promirent tout ce qu'it voulut. calèrent.Victoravait-ilobéi au sentiment de t'honneurou

de la vengeance? Rn tout cas, ce n'était point un

lâche.

Maissa brutalité les effrayait,la musiqueadoucis-

sait les mœurs, Pécuchetimagina de lui apprendrele solfège.

Victoreut beaucoup de peine a~tire courammentles notes et à ne pas confondre les termes ~«y:<~

presto et~/wza'M~o.Son maître s'évertua à lui expliquer la gamme,

l'accordparfait, la diatonique, la cht'umatique.et tesdeux espècesd'intervalles,appeté~majoH'etmmeur.

!1le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant,les épaulesbien effacées,ta bouchegrande f'uverte,

et, pour l'instruire par l'exemple pnu~a des intona-

tions r!'une voixfausse; celle de Victor lui sortait

péniblement du larynx, tant i! !e coatr.tcuit q'~adun soupir commençaitla mesure, il pK:'t3tituut de

suite ou trop tard.

Pécuchet néanmoins aborda le chaut en partis

Page 383: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDET PÉCCCHET.378

double. Il prit une baguette pour tenir lieu d'archet

et faisaitaller son bras magistralement, commes'il

avait eu un orchestrederrière lui mais occupépardeux besognes, il se trompait de temps, son erreur

en amenait d'autres chez l'élève, et fronçant les

sourcils, tendant les muscles de leur cou, ils conti-

nuaient au hasard, jusqu'au bas de la page.EnfinPécuchetdit à Victor «Tu n'es pas près.de

briller aux orphéons. » Et il abandonna l'enseigne-ment de la musique.

Locke,d'ailleurs, apeut-être raison: « Elleengagedans des compagniestellement dissolues qu'il vautmieux s'occuperà autre chose. »

Sansvouloir en faire un écrivain, il serait com-modepourVictorde savoirtrousser une lettre. Une

.réuexionles arrêta: le style épistolairene peut s'ap-prendre, car il appartientexclusivementauxfemmes.

Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire

quelques morceauxde littérature, et, embarrassésdu choix, consultèrent l'ouvragede M""Campan.Elle recommande la scène d'Èliacin, les chœurs

d'jEs~er, Jean-BaptisteRousseautout entier.C'est un peu vieux. Quant aux romans, elle les

prohibe, comme peignant le monde soua des cou-

leurs trop favorables.

Cependantelle permet C~eB~otpcetIe Père

a'e/~MM?/epar missOpy. Qui est-cemis§Opy?Ilsnedécouvrirentpas son nomdansIaFM~~te

Michaud.Restaitles contesde iées. « Ils vontespérer~s patais de diamants, dit Pécuchet. La littéra-ture développel'esprit, mais exalte les passions.

Victorinefut renvoyéedu catéchismeà cause des

Page 384: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET P&CUCHRT. 379

siennes. Onl'avait surprise embrassantle fils du no-

taire, et Reinene plaisantaitpas sa figure était sé-ïieuse sousson bonnet à gros tuyaux.

Aprèsun scandale pareil, comment garder une

jeune fillesi corrompue?Bouvardet Pécuchetqualifièrentle curé de vieille

bête. Sa bonne le défendit en grommelant: « Onvousconnaît on vous connaît » Ils.ripostèrent, etelle s'en alla en roulant des yeux terribles.

Victorineeffectivements'était prise de tendresse

pour Arnold, tant elle le trouvait joli avec son col

brodé, sa vestede velours, ses cheveuxsentant bon,et elle lui apportait des bouquets jusqu'au momentoù elle fut dénoncéepar Zéphyrin.

Quelleniaiserieque cette aventure, les deuxen-fants étant d'une innocence parfaite

Fallait-il leurapprendre le mystèrede la généra-tion ?«Je n'y verrais pas de mal, » dit Bouvard.Le

philosopheBasedowl'exposaità sesélèves,ne détail-lant toutefoisquo la grossesseet la naissance.

Pécuchet pensa différemment.Victorcommençaità l'inquiéter.

Il le soupçonnaitd'avoir une mauvaise habitude.

Pourquoi pas? des hommes graves la conserventtouteleur vie, et onprétend que le ducd'Angoulemes'y livrait.

Il interrogea son disciple d'une telle façon,qu'illui ouvrit les idées et peu de temps après n'eut au-cun doute.

Alors, il l'appela criminelet voulait, commetrai-

tement, lui faire lire Tissot. Cechd'-d'tBuvre,scion

Bouvard,était plus pernicieux qu'utUc, Mieuxvau-

Page 385: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET.380

tlrait lui inspirer un sentiment poétique AimeMartin rapporte qu'une mère, en pars:! cas, prêtela Nouvelle N<~o?s<?à son fils, et pour se rendre

dignede l'amour, le jeune hommeseprécipita dans

le chemin de la vertu.Mais Victor n'était pas capable de rêver une

Sophie.« Si plutôt nous le menionschezles dames? »

Pécuchetexprimasonhorreur des nUespubliques.Bouvard la jugeait idiote et mômeparla de faire

exprès un voyageau Havre.« Ypenses-tu? on nous verraitentrer t

Eh bien achète-luiun appareil 1

Maisun bandagiste croiraitpeut-êtreque c'est

pour moi, » dit Pécuchet.H lui aurait fallu un plaisir émouvant commela

chasse, elle amènerait la dépense d'un fusil, d'un

chien ils préférèrent le fatiguer, et entreprirentdes courses dans la campagne.

Le gamin leur échappait, bien qu'ils se re-

layassent ils n'en pouvaientpluset le soir, n'avaient

pas la forcede tenir !ejournal.Pendant qu'ils attendaientVictori!scausaientavec

les passants, et par besoin de pédagogie tâchaientde leur apprendre l'hygiène, déploraientla perte des

e&ux,le gaspittago des fumiers, tonnaient contreles superstitions, le squelette d'un merle dans une

grange, le buis bénit au fond de t'étaMo, un sac devers sur les orteils des Bévreux.

lis en vinrent à inspecter les nourrices et s'indi.

gRMentcontra le régime de leurspoupons les unes!a~a~?3"v~atde gfttxn, CMqn! !fs fa't pé"f

Page 386: Bouvard et Pécuchet

BOUVARDETPÉCUCHET. 38i

Mes~e; d'autres les bourrent de viande avant sixmois et ils crèventd'indigestion; plusieurs tes net-toient de leur propre salive, toutes les manient bru-

talement.

Quand ils apercevaient sur une porte un hibou

oruciué, ils entraient dans la ferme et disaient« Vous aveztort, ces animauxvivent de rats,

de campagnols on a trouvé dans l'estomac d'unechouetteune quantité de larves de chenilles. »

Lesvillageoisles connaissaientpour les avoirvus,

premièrement commemédecins, puis en quête devi ;uxmeubtes, puis à la recherche des caillouxet

ils répondaient« Allez donc, farceurs n'essayezpas de nous en

remontrer. »

Leur conviction s'ébrauta car les moineaux

purgent les potagers mais gobent les cerises. Leshibouxdévorent les insectes, et en mômetemps leschauves-souris qui sont utiles, et si tes taupes

mangenttes limaces,ellesbouleversentla terre. Unechose dom ils étaient certains, c'est qu'il faut dé-truire tout te gibier comme funeste à l'agriculture.

Un soir qu'ils passaientdans le bois de Paverges,ils arrivèrent devant la maisonoù Sore!,au bord dela route, gesticulait.entre trois individus.

Le premier était un certain Dauphin savetier,

petit, maigre, et la figure sournoise. Le second, Ïe

père ,ubain, commisstonmure dans les vittages,portaitune vieilleredingotejaune avec un pautatonde coutil bleu. Le troisième, Eugène, domestiquechezM. Marescot,se distinguaitpar sa barbe, taiuée< ommeceMcdes magistrats.

Page 387: Bouvard et Pécuchet

BOUVABD ET PECUCHET.382

Sorel leur montrait un nœud coulant, en fil de

cuivre, qui s'attachaità un fil ie soie retenu par une

brique, .ce qu'qn nommeun collet, et il avaitdécou-

vert le savetieren train de l'établir.« Vous~etestémoins, n'est-ce pas ? »

Eugène baissa le menton d'une manière appro-Lative,et le père Aùbainrépliqua

« Du moment que vousle dites. »

Ce qui enrageait Sorel, c'était le toupet d'avoirdresséun piège auxabords de son logement, le gre-din se figurant qu'on n'aurait pas l'idée d'en soup-çonner dans cet endroit.

Dauphinprit le genre pleurard« Je marchais dessus, je tâchaismôme de le cas-

ser. » On l'accusait toujours, on lui en voulait, ilétait bien malheureux1

Sorel, sans lui répondre, avaittiré de sa pocheun

calepin, une plume et de l'encre pour écrire un

procès-verbal.« Oh non » dit Pécuchet.Bouvard ajouta « Relâchez-le, c'est un brave

homme 1

Lui, un braconnierEh bien, quand cela serait?)) Et ils se mirentà

défendre'le braconnage on sait d'abord que les la-

pins rongent les jeunes pousses, les lièvresabtmentles céréales, sauf la bécassepeut-être.

Laissez-moidonctranquille. » Et le gardeécri-

vait, les dents serrées.

Quel entôtcmcst murmura Bouvard.Ua mot de plus, et je fais venir les gen-

da~me$1

Page 388: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 383

Vousêtes un grossier personnage 1 dit Pécu-

chet.Vousdes pas grand'chose, » reprit Sorel.

Bouvard s'oubliant, le traita de butor, d'estafieret Eugène répétait « La paix la paix respectonsïa loi, » tandis que le père Aubaingémissaità trois

pas d'eux sur un mètre de cailloux.

Troubléspar ces voix, tous les chiens de la meutesortirent de leur cabanes, on voyait à traversle gril-lage, leurs prunelles ardentes, leurs mufles noirs et

courant çà et là, ils aboyaient effroyablement.« Nem'embêtezplus, s'écria leur maître, ou bien

je les lance sur vos culottes »

Les deuxamis s'éloignèrent,contents,néanmoins,d'avoir soutenu le progrès, la civilisation.

Dès le lendemain, on leur envoya une citationà

comparattredevantletribunal de simplepolice,pour

injures envers le garde, et s'y entendre condamnerà 100 francs de dommageset intérêts « saufle re-

cours du ministère public, vu les contraventionspareuxcommises coût 6 fr. 75 c. Tiercelin,huissier ».

Pourquoi un ministère public? La tête. leur en

tourna, puis se calmant, ils préparèrent leur dé-

fense, <s

Lejour désigné,Bouvardet Pécuchetse rendirent

à la mairie une heure trop tôt. Personne, des

chaiseset trois fauteuils entouraient une table ovale

couverte d'un tapis, une niche était creusée dans le

mur pour recevoirun poêle, et le buste de l'empe-reur occupant un piédouche, dominait l'ensemhin.

Il nânèrent jusqu'au grenier, où il y avait uau

pompe à incendie, plusieurs drapeaux, et dans un

Page 389: Bouvard et Pécuchet

4BOUVARDET P&CUCH.ET.384

coin, par terre, d'autres bustes en pl&tre le grandNapoléonsans diadème,Loui9XVIIIavec des epau-lettes sur un frac, Charles X, rèconnaissable à sa

lèvretombante, Louis-Philippe,les sources arqués

et la chevelure en pyramide l'inclinaison du toit

frôlait sa nuque et tous étaient salispar les mouches

et la poussière. Ce spectacle démoralisaBouvardet

Pécuchet. Les gouvernements leur faisaient pitié

quand ils revinrent dans la grande salle.

Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre,l'un

ayant sa plaque au bras, et l'autre un képi. Unedouzainede personnes causaient, incriminées pourdé&ut de balayage, chiens errants, manque de lan-

ternes à des carrioles, ou avoir tenu, pendant Ismesse, un cabaret ouvert.

Enfin Coulonse présenta affublé d'une robe en

serge noire et d'une toque ronde avec du veloursdans le bas. Son greffier se mit à gauche, le maireen écharpeà droite et on appelapeu de temps aprèsl'affaire Sorel contre Bouvardet Pécuchet.

Louis-Martial-EugèneLenepveur,valetde chambrea Chavignolles(Calvados),profita de sa position detémoin pour épandre tout ce qu'il savait sur unefoule de chosesétrangères au débat.

Nicolas-JusteAubain, manouvrier, craignait de

déplaireà Sorel et de nuire à cesmessieurs il avait >:entendu de grosmots, en doutaitcependant alléguasa surdité.

Le juge de paixle fit se rasseoir, puis s'adressantau garde

« Persistez-vousdans vos déclarations?2

Certainement. »

Page 390: Bouvard et Pécuchet

BOUVABDNTPECUCHET. 38S

M

Coulonensuite demanda aux deux prévenus ce

-qu'ils avaientà dire.

Bouvardsoutenaitn'avoirpasinjurié Sorel mais,en prenant le parti du braconnier, avoirdéfendul'in-

térêt de nos campagnes il rappelales abusféodaux,les chasse.sruineuses des grands seigneurs.

« N'importe la contravention.Je vous arrête as'écria Pécuchet.

Les mots.contravention,crime et délit ne valent

tien. Vouloirainsi classer les faits punissables,c'est prendre une base arbitraire.

Autant dire auxcitoyens «Nevous inquiétezpasde la valeur de vos actions,ellen'est déterminéequepar le châtiment du pouvoir » le Codepénal, du

reste, me paraît une œuvre absurde, sans princi-

pes.« Cela sepeut »réponditCoulon.

Et il allait prononcer son jugement; mais Fou-

reau, qui était ministère public, se leva. On avait

outragé le garde dans l'exarcice de ses fonctions.Si

on ne respecte pas les propriétés, tout est perdu.«Bref, plaise à M. le juge de paix a appliquer le

maximumde la peine. »

Elle fut de dixfrancs, sous forme de dommagesetintérêts enversSorel.

« Bravo » s'écria Bouvard.Couionn'avait~pasfini« Lescondamne,enoutre, à cinqfrancsd'amende

comme.coupablesde la contraventionrelevéepar le

ministère pubiic. MPécuchetse tourna vers l'auditoire« L'amende est unebagatelle pour le riche, mais

Page 391: Bouvard et Pécuchet

386 BOJVARMt;T l'&CUCHET.

un désastre pour le pauvre. Moi, ça ne me taitrien! H w~

Et il avaitl'air de narguer le tribunal.« Vraiment,dit Coulon,je m'étonne que des gens

d'esprit.w

Laloi vousdispensed'en avoir1 répliquaPécu-

chet.Lejuge de paix siège indéfiniment,tandis quele juge de la cour suprême est réputé capable jus-

qu'à soixante-quinzeans, et celui de première ins-

tancene l'est plus à soixante-dix.

Mais sur un geste de Foureau, Placquevent s'a-_

vança. Ilsprotestèrent.« Ah sivousétieznommésau concours1 1

Oupar le conseilgénéral.Ou un comité de prud'hommes, d'apresune

liste sérieuse »

Placqueventles poussait, et ils sortirent, hués

des autres prévenus, croyant se faire bien voir au

moyende cette bassesse.

Pourépancherleur indignation,ils allèrent le soir

chez Beijambe; son café était vide; les notables

ayant coutumed'en partir vers dixheures. On avait

baisséle quinquet las murs et le comptoir appa-raissaient dansun brouillard une femme survint.

C'étaitMélie.

Elle ne parut pas troublée, et en souriant leur

versa deux bocks. Pécuchet, mal à son aise, quittavite l'établissement.

Bouvardy retourna seul, divertit quelquesbour-

geoispar des sarcasmoscontre le maire, et 4~sIor&

fréquental'estaminet.

Dauphin,six semainesaprès, fut acquittéfaute de°

Page 392: Bouvard et Pécuchet

-BOUVAHBETPÉCUCU]i:T. 387

preuves.Quellehonte Oususpectaitcesmêmes té-

moin?,que l'Unavait crus déposantcontreeux.

Et leur colèren'eut pas de bornesquandl'enregis-trement les avertit d'avoir à payer l'amende. Bou-

vard attaqua l'enregistrement comme nuisibleà la

propriété.« Vousvous trompez1 dit lepercepteur.

Allonsdonc elle endure le tiers de la charge

publiqueJe voudraisdes procédésd'impôts moinsvexatoi-

res, un cadastre meilleur, des changements ~u ré-

gimehypothécaireet qu'on supprimât la Banquede

France, qui ale privilègede l'usure. »

Girbaln'était pas de force, dégringola dans l'opi-nionet ne reparut plus.

CependantBouvardplaisait à l'aubergiste il "tti-

rait du monde, et en attendant les habitués, causait

familièrementavec la bonne.

Il émit des idées drôles sur l'instructionprimaire.On devrait, en sortant de l'école,pouvoirsoigner les

malades, comprendre les découvertesscientifiques,s'intéresser aux arts. Les exigences de son pro-

gramme le lâchèrent avecPetit et il blessa le capi-taine enprétendant queles soldats,au lieu deperdreleur temps à la manœuvre, feraient mieux c~ culd-

var des légumes.Quandvint la question du libre échange, il em-

mena Pécuchet et pendant tout l'hiver, il y eut

dans le cafédes regards furieux, des attitudes mé-

prisantes, des injures et des vociférationsavecdes

coupsde poingsur les tables qui faisaientsauter I~s

<;aneties.

Page 393: Bouvard et Pécuchet

JUS BOUVARD ET PÉCUCUET.

Lang!o!set les autres marchands défendaient lecommerce national Oudot, filateur, et Mathieu~orfèvre, l'industrie nationale les pcopriétau'es.eiles

fermiers, l'agricul'ure nationale, chacun réclamant

pour soi des privilèges au détriment du plus grandnombre. Les discours de Bouvardet Pécucheta!ar-,maient.

Commeon les accusaitde méconnaîtrela~a~-Mg,de tendre au nivellementet à i'.mmoraiïtô,i!s déve-

loppèrent ces trois conceptions remplacer le nom

de famillepar un numéro matricule hiérarchiserles

Français, et, pour conserver son grade, il faudraitde temps à autre subir un examen plus de châti-.zments, plus de récompenses, mais dans tous le~

villages une chronique individuellequi passerait ala postérité.

On dédaignaleur système. Ils en firent un article

pour le journal de Bayeux, rédigèrent une note au

préfet, une pétition aux Chambres,un mémoire &l'empereur. 1~

Le journal n'inséra pas leur article."Æ!

Le préfet ne daigna répondre.Les Chambresfurent muettes, et ils attendirent

longtemps un pli des Tuileries.

De quoi donc s'occupait l'empereur, de femmessans doute ? '(.

Foureau, de la part du sous-préfet, leur conseiMa

plus de réserve.

Ilsse moquaientdu sous-préfat,du préfet,descon-

seillersde préfecture,voire du Conseild'Ètat. Lajus-tice administrative était une monstruosité,car l'ad-

ministratton, par desfaveurs et des menaces, gou-

Page 394: Bouvard et Pécuchet

DOCVARï'MT PÉCUCHET. 3M

M.

verne injustement ses fonctionnaires.Bref, ils deve-

naient incommodes, et les notables enjoignirent à

Beijambede ne plus recevoir ces deux particuliers.AlorsBouvardet Pécuchetbrûlèrent de se signa-

ler par une œuvre qui éblouirait leurs concitoyens,et ils ne trouvèrent pas autre chose,quedes projetsd'embellissementpour Chavignolles.

Les trois quarts des maisons seraient démolies,on ferait au milieu du bourg une place monumen-

tale, un hospicedu côtéde Falaise, des abattoirs sur

la route de Caenet «au pas de laVaque une égliseromaine et polychrome.

Pécuchet composa un lavis à l'encre de Chine,n'oubliant pas de teinter les bois en jaune, les bâ-

timents en rouge, et les prés en vert, car les ta-

bleaux d'un Chavignollesidéal le poursuivaientdans

ses rêves il se retournait sur son matelas

Bouvard, une nuit, en fut réveille.« Souffres-tu? »

Pécuchetbalbutia« Haussmannm'empêche do dormir. »

Verscette époque, il reçut une lettre de Dumou-

chel pour savoirle prixdes bains de mer sur la côte

normande.« Qu'il aille se promener avec ses bains Est-ce

que nous avonsle temps d'écrire? »

Et quand ils se furent procurés une chatne d'ar-

penteur, un graphomètre, un niveau d'eau et une

boussole, d'autres études commencèrent.Ils envahissaientles propriétés souventles bour-

geoisétaient surpris d'yvoir ces deux hommesplan-tant des jalûus.

Page 395: Bouvard et Pécuchet

390 POUYARP~f PËCUCBE.T,

Bouvardet Pécuchet annonçaient d'un air tran-

quille leurs projets et ce qui en adviendrait.

Les habitants s'inquiétèrent, car enfin i'autorj~ôse rangerait peut-être à leur a vis?

Quelquefoison les renvoyaitbrutalement.

Victor escaladait les murs et montait dans les

comblespour y appendre un signal, témoignait de

la bonne volontéet même une certaine ardeur.

Ils étaient aussi plus contents de Victorine.

Quandelle repassaitle linge, elle poussait son fer

sur la planche en chantonnant d'une voix douce,s'intéressait au ménage, fit une calotte pour Bou-~vard, et ses points de piqué lui valurent les compli-ments de Romiche.

C'étaitun de ces tailleursqui vont dans les fermesraccommoderles habits. On l'eut quinze jours à lamaison.

Bossuavecdes yeux rouges, il rachetait ses dé-fauts corporelspar unehumeur bouffonne.Pendant

que les maîtres étaient dehors, il amusaitMarceletVictorineen leur contant des farces, tirait sa languejusqu'au menton, imitait le coucoufaisait le ventri-

loque, et le soir, s'épargnant les frais d'auberge,allait coucherdans le fournil.

Or, un matin, de très bonne heure, Bouvard

ayant froid, vinty prendredes copeauxpour allumerson feu.

Un spectaclele pétrISa.Derrièrelesdébrisdu bahut, sur une paillasse,Ro-

micheet Victorinedormaient ensemble.Il lui avaitpasséle bras autour de.la taille, et son,

autre main, longue comme celle d'un singe, la te-

Page 396: Bouvard et Pécuchet

POtfVARD ET PËCUCHET. 39i

nantp&run genou, les paupières entre-choses, le

visage encore convulsé dansun spasmede plaisir.Ellesouriait, étendue sur le dos. Le Mi!!ement de

sa camisolelaissait à découvertsa gorge enfantine,marbréede plaquesrougespar les caressesdu bossu;ses cheveuxblonds traînaient, et !a clarté de l'aube

jetaitsur tous les deux une lumière blafarde. °

Bouvard, au premier moment, avait ressenti

commeun heurt en pleinepoitrine. Puis une pudeur

l'empêchade faireun seul geste des réflexionsdou-

loureusesl'assaillaient.« Sijeune perdue 1 perdue »

Ensuite il alla réveiller Pécuchet, et, d'un mot,lui apprit tout.

« Ah 1 le misérable

Nous n'y pouvonsrien Calme-toi.»

Et ils furent longtempsà soupirer l'un devant l'au-tre Bouvard,sansredingote et lesbras croisés Pé-

cuchet, aubjrd de sa couche,pieds nuset en bonnet

de coton.

Romichedevaitpartir ce jour-là,ayant terminéson

ouvrage. Il le payèrent d'une façonhautaine, silen-

cieusement.MaislaProvidence~eurenvoulait.

Marcelles conduisit peu de temps après dans la

chambrede Victoret leur montraau fondde sa com-mode une piècede vingt francs. Le gamin l'avait

chargé de lui en fournir la monnaie.D'oùprovenait-elle? D'un vol, bien sûr et com-

mis durant leurs tournées d'ingénieurs. Mais, pourla rendre, il eût falluconnaître la personne, et si onla réclamait,ils auraient l'air complices.

Page 397: Bouvard et Pécuchet

392 BOUVARO ET PÉCUCHET.

Enfin, ayant appelé Victor, ils lui commandèrentd'ouvrir son tiroir le napoléon n'y était plus. Il

feignit de ne pas comprendre.Tantôt, pourtant, ils l'avaient vue, cette pièce, et

Marcel était incapable de mentir. Cette histoire te

révolutionnaittellement que, depuis le matin, il gar-dait dans sa pocheune lettre pour Bouvard.

«Monsieur,

« Craignantque M.Pécuchet ne soit malade,j'airecoursà votre obligeance.M.

Dequi donc la signature?

« OlympeDNttouŒEL,née CuARpEAu.»

Elleet son épouxdemandaientdans quellelocalité

~balnéaire,Courseulles, Langrune ou Lucques, se

trouvaitla meilleurecompagnie, la moinsbruyante,et tous les moyensde transport, le prixdu blanchis-

sage, etc., etc.

Cetteimportunitélesmit en colèrecontreDumou-~z

chel puis la fatigue les plongea dans un découra- ,,>gement pluslourd.

Ils récapitulèrenttout le malqu'ils s'étaient don-

né tant de leçons, de précautions, de tourments« Et songer, disaient-ils,que nousvoulionsautre-

fois faire d'elle une sous-maîtresse et de lui, der-

nièrement, un piqueur de travaux1

.–Ah! 1quelledéception!Si elle est vicieuse,ce n'est pas la faute de ses

lectures.

Moi, pour le rendre honnête, je lui avais ap-<~t.t. J-.~t~t-- .< ,.m,t(1ptta m utugmpRto uc utmuuuuo. '~ga

Page 398: Bouvard et Pécuchet

POUVARU RT P&CUCHR'f. 393

–Peut-être out-ils manqué d'une famillo, des

H0!usd'une mère?2 ,wJ'en étaisune objectaBouvard,ïléias! reprit Pécuchet. Maisil y a des natures

dénuées de sens moral, et l'éducationn'y peutrien.

Ah oui, c'est beau, l'éducationM»

Commeles orpheiins ne'savaient aucun métier,ou leur chercherait deux placesde domestiques;et puis, à la grâce de Dieu ils ne s'en mêleraient

plus. Et désormais, « oncle et j&o~ami »

les firent manger à la cuisine.

Maisbientôt ils s'ennuyèrent, leur esprit ayant be-

soin d'un travail, leur existenced'un but.

D'ailleurs, que prouve un insuccès? Cequi avait

échouésur des enfants pouvait être moins difncite

avecdes hommes. Et ils s'imaginèrent d'établir un

cours d'adultes.

11aurait fallu une conférence pour exposer leurs

idées. La grande salle de l'auberge conviendraità

celaparfaitement.

Beijambe, commeadjoint, eut peur de se compro-mettre, refusa d'abord, puis, songeant qu'il pouvaity gagner, changead'opinionet le fit dire par sa ser-

vante.

Bouvard,dans l'excès de sajoie, la baisa sur lesdeux joues.

w

Le maire était absent l'autre adjoint, M. Mares-

cot, pris tout entier par son étude, s'occuperait peude la conférence;ainsielle aurait lieu, et le tambour

l'annonça pour le dimanchesuivant, à trois heures.La veille,seulement, ilspensèrentà leur costume.

Page 399: Bouvard et Pécuchet

394 BOUVARCET PECUCHET.

Pécuchet, gr&ceau ciel, avait conservéun vieHhabit de cérémonieà colletde velours,deux cravatesManches et des gants noirs. Bouvardmit saradm-gote bleue, un gilet de nankin, des &ouUersde cas-

tor et ils étaient fort émus quand ils traversèrentle,

villageet arrivèrent à l'hôtei de la Croixd'or..

/CÏs'a~~e le manuscrit de GtM~ueF~M&c~.

A~OM~publions un extrait dit plan, ~OMt)~~Mses papiers, et qui indique la COMë/MMOMde ~OM-vrage.

Page 400: Bouvard et Pécuchet

CONFÉRENCE.

L'aubergede la Croixd'or, deux galeri6sde boislatérales au premier avec balcon saillant, corps de

logisau fond, café au rez-de-chaussée,salle à man-

Mr. billard, les porteset les fenêtres sont ouvertes.Foulé: notables, gens du peuple.Bouvard « II s'agit d'abordde démontrerl'utiiïté de

notre projet, nos études nous donnentle droit de par-ler. »

Discoursde Pécuchet,pédantesque.

Sottisesdu gouvernementet de l'administration,

trop d'impôts,deuxéconomiesà faire suppressiondu

budgetdes culteset de celui de l'armée.On l'accused'impiété.« Au contraire mais il faut une rénovation reli-

gieuse. M

Foureausurvient et veut dissoudre l'assemblée.Bouvardfait rire aux dépensdu maire en rappelant

ses primesimbécilespour les hiboux. Objection.« S'il faut détruire les animauxnuisibles auxplantes,

il faudrait aussi détruire le bétail, qui mange deThcrbe. <

Foureau se retire,

Page 401: Bouvard et Pécuchet

3~ .âS.~v~'L~l.J'J~ç.u~

j~co!e/?<wt'tï!'ti', –fanxuer. 'j~

Préjuges ce!ibatde:tprêtres, futilité de ~<!du!~û,émancipationde la femme

« Ses bouclesd'oreiiie sont le signe de sqn~aju~S,servitude. »

Harasd'hommes..

On reproche &Bouvardet Pécuchet !'inconduitedeleurs élèves. Aussi pourquoi avoir adoptéles e~d'un forçat?̀>~

Théorie de la rchaMmation. Ils dtacraient~y~Touache.

Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvar~une pétitionde lui au caaseit munipipa!.où H demande~'étabHssemcntd'un bct'detà Chavignoues. (Raisons.ttcRobin.), J""

Laséancee~t te vée'ians)ep! us grand tumulte.

En s'en retournMitchez eux, Bouvard et Pécuchet

aperçoivent te dotacstiquc de Fourbu, gatopantsur jt~.route de Fahtisettt~tMctt'icr.

Ils se couchenttroufatigues, sansse douter de toutestes tramesqui fermeMtctttcontt'eeux, expttquertes

motifs qu'ont de tcuren v&nbir tecurc.te mqdeon~ie maire,Marescot,tepeupte,tout !e ntGuUe. ~F~~

Le kndemaia~au d~euMer.its repartent de ta con~'f~rence.

Pécuchetvoit!'avenu'de,t'Hutnanitéen noirL'hommetuoderne est amoindriet devcuuu~J.Q.

'chtne.~

~narchiç Hnatedu genre huma~a~B~chuer/ IJj),ttnpo~sibU~de la Paix(id.). .f~

Page 402: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET 397

M

Barbariepar l'excèsde l'individualismeet Jedélirede

la science.Trois hypothèses: i"le radicalismepantueiste rom-

pra tout Hcnavec le passé, et un despotismeinhumain

s'ensuivra 20si l'absolutisme théiste triomphe, le H-

bératismcdont l'humanité s'est pénétrée depuis la Ré-

forme succombe,tout est renversé 3" si les convul-

sionsqui existent depuis89 continuent, sans fin entre

deuxissues, cesoscillationsnous emporterontpar leurs

propres forces.Il n'y aura plus d'idéal, de religion,de

moratité.

L'Amériqueaura conquisla terre.Avenir(lela littérature.

PiguouHismeuniversel. Tout ne sera plus qu'unevaste ribotted'ouvriers.

Fin du mondepar la cessationdu calorique.

Bouvard voit l'avenir de l'Humanité en beau.L'Hommemoderneest enprogrès.

L'Europe sera régénéréepar l'Asie.La loi historiqueétant quela civilisationailled'Orienten Occident,- rôlede la Chine,- les deuxhumanitésenfinserontfondues.

Inventionsfutures manières de voyager.Ballon.Bateauxsous-marinsavecvitres, par un calmeconstant,

l'agitation de la mer n'étant qu'à la surface. Onverra passer les poissons et les paysages au fondde l'Océan.-Animaux domptés.-Toutes les cultures

Avenir de la littérature (contre-partiede Httétature

industrielle).Sciencesfutures. Régler la forcema-

gnétique. <?Paris deviendraun jardin d'hiver espaliers à

fruits sur le boulevard.La Seine filtrée et chaude,abondancede pierresprécieusesfactices, prodigalitéde la dorure, éclairage desmaisons on emmaga-sinerala lumière,c .r il ya des corpsqui ont cettepro-

Page 403: Bouvard et Pécuchet

BOUVAR D ET PÉCUCHET.398

priété, commele sucre, la.chair de certainsmollusqueset le phosphorede Bologne.Ou sera tenu d~faire badi-

geonner les façades des maisons avec la substance

phosphorescente,et leur radiationéclairerales rues.

Disparition du mal par la disparitiondu besoin.La

philosophiesera une religion.Communionde tous les peuples.Fêtes publiques.Onira dans les astres, et quand la terre sera usée,

l'Humanitédéménageravers les étoiles.

.Apeine a-t-ilfini que les gendarmesapparaissent.Entrée desgendarmes.

A leur vue, eti'roi des enfants, par l'effet de teuys

vaguessouvenirs.Désolationde Marcel.Émoi de Bouvardet Pécuchet. Veut-on arrêter

Victor?2.Lesgendarmesexhibentun mandatd'amener,C'estla conférencequi en est cause,On les accuse

dj'avoirattentéà la. religion, à l'ordre, excité à la ré-

volte,,etc. 1Arrivéesoudainede M.et M""Dumouehel,avecleurs

'Mtgages;ils viennent prendre les bainsde mer. Dumou-ahel n'est pas changé, Madameporte des lunettes et

composedes fables. Leur ahurissement.Le maire, sachant que les gendarmessont chezBou-ardet Pécuchet,arrive, encouragépar leur présence.Gorju,voyantque l'autoritéet l'opinionpubliquesont

tontreeux,a vouluen profiteret escorteFoureau.Sup-posant Bouvardle plus riche des deux, il l'accused'a-wir autrefoisdébauchéMétie.

« Moi,jamais1»Et Pécuchettremble.« Et mcmede lui avoir donnédu mal. »'Bouvardse récrie.

Page 404: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PÉCUCHET. 399

« Au moins qu'il lui fasse une pension pour l'enfant

qui va naître, car elle est enceinte. »

Cette seconde accusation est basée sur la Drivauté de

Bouvard au café.

Le public envahit peu à peu la maison.

Barberou, appelé dans !e pays par une affaire de son

commerce, tout à l'heure a appris à l'auberge ce qui se

passe et survient.

Il croit Bouvard coupable, le prend à l'écart, et l'en-

gage a céder, à faire une pension.

Arrivent le médecin, comte, Reine, M* Bordin,M" Marescot sous son ombrelle, et d'autres notables.

Les gamins du village, en dehors de la grille, crient,

jettent des pierres dans le jardin. (Il est maintenant bien

tenu et la pn;)t)!ationen est jalouse.)Fourcan \'cnt traîner Bouvard et Pécuchet en pri-

son.

Barberou s'interpose, et, comme lui, s'interposent

Marescut, le médecin et le comte avec une pitié insul-

tante.

Expliquer le mandat d'amener. Le sous-préfet, au

reçu de la lettre de Fourcau, leur a expédié un mandat

d'amener pour leur faire peur, avec une lettre a Mares-

cot et a Favcrges, disant de les laisser tranquilles s'ils

témoignaient du repentir.Vaucorbeil cherche également à les défendre.« C'est plutô: dans une maison de fous qu'i) faudrait

les mener; ce sont des maniaques. –Jeu écrirai au

préfet. »

Tout s'apaise.Houvat'dfera une pension s Melic.

Page 405: Bouvard et Pécuchet

BOUVARD ET PJÈCUCHET.400

On ne peut leur laisser la direction des enfants.Ils se rebiffent; mais commeils n'ont pas adopté léga-lement !csorphelins,te maire les reprend.

I!s.montrent une insensibilitérévoltante. Bouvardet Pécucheten pleurent.

M.AimaDumouchels'envont.

Ainsitout leur a craquédans la mcin.

Ils n'ont plus aucun intérêt dans la vie.

Bonneidée nourrieen secretpar chacun d'eux. Ils sela dissimulent. De tempsà autre, ils sourientquandelle leur vient, puis, enfin, se la communiquentsi-multanément

Copiercommeautrefois.

Confectiondu bureau a double pupitre. (Ils s'a-dressentpourcelaa unmenuisier. Gorju,quia entendu

parler de leur invention, leur propose'de le faire.

Rappeler le bahut.)Achat de registreset d'ustensiles, sandaraque,grat-

toirs,etc..

;'¡ 1 :1. '«,'

Ils s'y mettent.

'NN.

CtttMM~T I~p. HtMt, MAJNST~, <UMMMHtCtttMM~T !M.Nnn, MAJNSTS, <UMMMHt