Bibliothèques : rôle social et politique

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Raphaëlle Bats, Enssib Bibliothèques, rôle social et politique 1 ©Raphaëlle Bats 2017 Mesdames, messieurs, Bonjour, Je remercie Médiaquitaine et l’ABF pour cette invitation à parler d’un sujet qui est à la fois essentiel à notre métier et en pleine actualité. Je les remercie de l’honneur qui m’est fait d’inaugurer les échanges de la journée, échanges qui j’en suis sûre se poursuivront au-delà de cette rencontre. Introduction Avant de commencer je voudrais préciser d’où je parle, de quel type de bibliothèques je parle et à quel type de bibliothèques je m’adresse et enfin de quoi nous allons parler. Je suis bibliothécaire, au sens large, j’ai travaillé en bibliothèque universitaire, puis à l’Enssib, mais je fais de la recherche sur les bibliothèques municipales. Je suis doctorante en philosophie et sociologie politique, mais mon objet d’étude est la bibliothèque. Ma thèse, que j’espère finir l’année prochaine, porte le titre suivant : de la participation à la mobilisation collective, la bibliothèque à la recherche de sa vocation démocratique. Pour cette thèse, je m’appuie à la fois sur des apports théoriques plutôt issus de la philosophie politique, avec des auteurs, dont j’aurais l’occasion de parler, comme Dewey, Rancière, Abensour, Arendt…, et sur des apports de terrain. J’ai ainsi suivi un terrain principal, qui est le projet Démocratie de la BM de Lyon, mais aussi des terrains parallèle à partir de la collecte d’actions menées par les bibliothèques après les attentats de Janvier 2015 (collecte nommée #bibenaction) et à partir de la mise en place d’une bibliothèque participative pendant les Nuits Debouts, la Bibliodebout. Ces terrains m’ont permis de collecter des données quantitatives, qualitatives (après observations et / ou entretiens) et d’étudier des documents publics ou internes. La présentation qui va suivre prend appui sur ce fond théorique et sur les données traitées. Ma thèse étant encore en cours, et dans tous les cas elle ne fera pas le tour de toutes les questions, certains éléments restent en suspens, à travailler, compléter, etc. certaines données ne sont pas encore traitées. C’est donc le résultat de mes recherches à l’instant d’aujourd’hui. Voilà d’où je parle, mais de qui et à qui est-ce je parle ? Je vise des bibliothèques et centre de documentation et d’information publics, privés ou associatifs, qui partagent une même mission de service public, de non profit et d’intérêt public. En France, je m’adresse donc à des bibliothèques municipales, ou disons territoriales, mais aussi à des bibliothèques universitaires, scolaires ou associatives. Vous le verrez mon propos, surtout dans la première partie semble plutôt concerner les BM, c’est parce que plus celles-ci parlent plus volontiers de leur rôle politique et social, mais tous mes propos concernent aussi bien les bibliothèques universitaires, qui sont pour moi tout autant que les BM des acteurs de leur territoire et ont par conséquent une action citoyenne : de formation à l’esprit critique, de conservation d’une mémoire académique et d’accueil de tous les publics, universitaires ou pas. Les propos que je vais tenir, notamment dans les 2 ème et 3 ème partie de cette intervention, s’adressent donc tout aussi bien aux bibliothèques municipales qu’universitaires, mais je laisserai le soin aux professionnels de ces établissements de voir quelles mises en œuvre adaptées à leurs situations particulières sont à mener.

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Raphaëlle Bats, Enssib Bibliothèques,

rôle social et

politique

1 ©Raphaëlle Bats 2017

Mesdames, messieurs,

Bonjour,

Je remercie Médiaquitaine et l’ABF pour cette invitation à parler d’un sujet qui est à la fois essentiel à

notre métier et en pleine actualité. Je les remercie de l’honneur qui m’est fait d’inaugurer les

échanges de la journée, échanges qui j’en suis sûre se poursuivront au-delà de cette rencontre.

Introduction Avant de commencer je voudrais préciser d’où je parle, de quel type de bibliothèques je parle et à

quel type de bibliothèques je m’adresse et enfin de quoi nous allons parler.

Je suis bibliothécaire, au sens large, j’ai travaillé en bibliothèque universitaire, puis à l’Enssib, mais je

fais de la recherche sur les bibliothèques municipales. Je suis doctorante en philosophie et sociologie

politique, mais mon objet d’étude est la bibliothèque. Ma thèse, que j’espère finir l’année prochaine,

porte le titre suivant : de la participation à la mobilisation collective, la bibliothèque à la recherche de

sa vocation démocratique. Pour cette thèse, je m’appuie à la fois sur des apports théoriques plutôt

issus de la philosophie politique, avec des auteurs, dont j’aurais l’occasion de parler, comme Dewey,

Rancière, Abensour, Arendt…, et sur des apports de terrain. J’ai ainsi suivi un terrain principal, qui est

le projet Démocratie de la BM de Lyon, mais aussi des terrains parallèle à partir de la collecte

d’actions menées par les bibliothèques après les attentats de Janvier 2015 (collecte nommée

#bibenaction) et à partir de la mise en place d’une bibliothèque participative pendant les Nuits

Debouts, la Bibliodebout. Ces terrains m’ont permis de collecter des données quantitatives,

qualitatives (après observations et / ou entretiens) et d’étudier des documents publics ou internes.

La présentation qui va suivre prend appui sur ce fond théorique et sur les données traitées. Ma thèse

étant encore en cours, et dans tous les cas elle ne fera pas le tour de toutes les questions, certains

éléments restent en suspens, à travailler, compléter, etc. certaines données ne sont pas encore

traitées. C’est donc le résultat de mes recherches à l’instant d’aujourd’hui.

Voilà d’où je parle, mais de qui et à qui est-ce je parle ? Je vise des bibliothèques et centre de

documentation et d’information publics, privés ou associatifs, qui partagent une même mission de

service public, de non profit et d’intérêt public. En France, je m’adresse donc à des bibliothèques

municipales, ou disons territoriales, mais aussi à des bibliothèques universitaires, scolaires ou

associatives. Vous le verrez mon propos, surtout dans la première partie semble plutôt concerner les

BM, c’est parce que plus celles-ci parlent plus volontiers de leur rôle politique et social, mais tous

mes propos concernent aussi bien les bibliothèques universitaires, qui sont pour moi tout autant que

les BM des acteurs de leur territoire et ont par conséquent une action citoyenne : de formation à

l’esprit critique, de conservation d’une mémoire académique et d’accueil de tous les publics,

universitaires ou pas. Les propos que je vais tenir, notamment dans les 2ème et 3ème partie de cette

intervention, s’adressent donc tout aussi bien aux bibliothèques municipales qu’universitaires, mais

je laisserai le soin aux professionnels de ces établissements de voir quelles mises en œuvre adaptées

à leurs situations particulières sont à mener.

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De quoi allons-nous donc parler ? La commande qui m’a été faite portait sur le rôle social et politique

de la bibliothèque. Je pensais au départ faire un cours sur ce double rôle, sa signification, ses formes

et ses limites. J’ai finalement choisi de faire un pas de côté pour me concentrer davantage sur ce qui

en ce moment se transforme dans notre métier. Il me semble que sans cela, nous traiterions de la

bibliothèque, sans traiter de ce qui la rend à la fois nécessaire et la justifie , à savoir le fait que nous

vivons ensemble dans une société démocratique. Parler de politique, sans parler de la démocratie,

me semblerait un discours un peu vidé de ce qui rattache notre métier au sol, à son utilité réelle, à

son rôle possible, attendu, espéré.

Aujourd’hui notre société connait un certain nombre de problèmes, mais aussi d’opportunités. Les

élections présidentielles, assez surréalistes à mon avis, ont consacré la montée de l’extrême droite.

Nous venons de vivre une série d’attaques, qui n’en finissent pas de bousculer la représentation de

notre vivre ensemble. Et nous somme encore aujourd’hui en pleine période de migrations massives,

qui interrogent ce qu’est l’hospitalité et la citoyenneté. En tant que citoyen, comme en tant que

spécialiste de l’information, nous ne pouvons pas rester indifférents à ces situations.

Par ailleurs, nous ne pouvons donc que constater aujourd’hui que les politiques publiques sont

saisies par des exigences démocratiques renouvelées en des temps qualifiés de crise de la

représentation ou crise de la démocratie, et se saisissent de nouvelles formes démocratiques,

qualifiées cette fois-ci de participatives, citoyennes, locales...dont on trouve notamment des mises

en œuvre dans nombre de projets urbains. Ces formes démocratiques font appel à une participation

plus large, plus active des citoyens que la représentation, le vote ou même les manifestations ne le

permettraient. Elles interrogent la possibilité pour les individus d’être certes consultés, mais aussi de

prendre part activement à la réflexion sur les projets et sur les solutions, à la délibération permettant

des choix qui auront un impact sur l’existence quotidienne. En d’autres termes, elles proposent de

ré-interroger cette vieille tension entre démocratie directe, héritée de l’agora grecque, et une

démocratie indirecte, institutionnalisée ou portée par les institutions. La première étant la

participation du peuple, du démos, aux délibérations et décisions, la seconde étant la médiation

qu’effectuent les institutions entre le peuple et la réalisation de la démocratie ou réalisation d’une

société démocrate. Ce débat sur la démocratie qui a traversé aussi bien les Lumières françaises que

les auteurs américains comme Jefferson ou Hamilton, qui s’est poursuivi ensuite avec John Dewey

puis Habermas, se voit ainsi renouvelé. Cet appel à la participation a été particulièrement visible lors

de cette dernière année, à travers des mouvements de contestation tels que Nuit Debout, ou avec

l’émergence de mouvements politiques, sortis du cadre biparti habituel, avec En marche, la

consultation par Mélenchon de son parti, l’enthousiasme des militants de partis pour les

mouvements (à droite comme à gauche). Bref, l’heure est à la participation, sous ses formes les plus

pures comme les plus institutionnalisées.

Alors, oui. Je pense que nous sommes dans une période, historique, et c’est pourquoi je vous

propose de reprendre les choses dans le bon ordre. Je vous propose donc d’aborder à nouveau le

sujet par une nouvelle porte, par un temps de définition de la démocratie, car sur ce type de concept

largement utilisé dans le monde, qui s’entend sur les mots, mieux se comprend. Puis j’en viendrais à

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un tour des enjeux du pluralisme en démocratie, détour qui me paraît nécessaire d’une part dans

notre contexte politique particulier, et d’autre part tout simplement parce que la pluralité est le

premier corollaire de la démocratie. Alors, et seulement alors, nous parlerons de bibliothèques, car la

bibliothèque ne préexiste pas à la société. Elle est à son service. Il conviendra donc alors de

demander en quoi les enjeux d’une démocratie plurielle et ouverte confortent ou renouvellement

aujourd’hui le rôle social et politique des bibliothèques.

C’est donc une occasion, au sens du terme grec de kairos, qui m’est donnée d’interroger à la fois la

manière dont l’évolution de nos démocraties transforme notre métier (et notamment son rôle

politique et social) et la manière dont notre métier transforme nos sociétés démocratiques.

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Partie 1 : la démocratie ?

Définitions

Il n’est pas une démocratie, mais des démocraties. Toutes les démocraties sont le reflet d’une culture

et d’une histoire sociale et politique particulière. Il en va de même de la démocratie française,

héritée des lumières, fondée par la révolution, transformée par les républiques successives (nous en

sommes à la 5ème), les guerres, la colonisation, la décolonisation, etc. Si la démocratie française

n’est pas totalement soluble dans la révolution, en revanche elle en est difficilement séparable.

J’insiste sur ce point sur lequel je reviendrais, car si la démocratie est culturelle, le regard de la

chercheuse sur ce thème l’est aussi. J’assume donc une approche de la démocratie qui me situe

culturellement.

Pour autant, il est des démocraties dans le monde entier. Il importe donc d’interroger, au-delà des

différences, ce qui donne le sens commun, compréhensible à cette expérience politique, que nous

partageons avec d’autres, celle d’être citoyens d’une démocratie. Posons-le autrement ? Peut-on

convenir d’universels qui permettent à plusieurs pays, culturellement et historiquement différents,

de s’affirmer comme autant de variation de la démocratie ? Par ailleurs, est-il des démocraties qui se

vivent uniquement en vase clos, bornées par les frontières géographiques, sans que le monde (et la

mondialisation) n’y ait un impact ? En d’autres termes, pour reprendre les termes d’Etienne Balibar,

philosophe français, je me refuse à « identifier l’espace politique à un champ purement national »,

assumant par là un certain cosmopolitisme.

Qu’est-ce donc que la démocratie et plus précisément qu’est donc que la démocratie aujourd’hui ?

Des mondes séparent la démocratie française du 19ème siècle et celle du 21ème. Repartons donc

plutôt du terme lui-même, de son étymologie, à défaut de repartir d’expériences qui seraient toutes

singulières.

• Démocratie : démos le peuple.

• Kratos/kratè : force-puissance / pouvoir-souveraineté.

Dire que le peuple a le pouvoir n’est pas un vain mot, ce n’est pas un statut, c’est un mouvement, un

mouvement par lequel le peuple choisit le sens dans lequel la société va avancer, rappelant ainsi la

proximité linguistique entre les mots « gouvernement » et « gouvernail ». La démocratie n’est pas la

description d’un régime nous donnant simplement les clés pour définir les modes d’élection, de

délibération et de prise de parole. N’en déplaise à tous les observateurs des élections, qui fondent la

démocratie sur la tenue d’élections sans fraude. Non, la démocratie est bien un mouvement par

lequel on détermine les conditions de notre vie commune, le chemin que l’on va prendre pour

parvenir à ce que nous souhaitons tous : une vie sociale, partagée, en sécurité, tout en conservant la

liberté qui nous permet de n’être ni spectateur, ni prisonnier du dessin qui se fait de notre avenir

partagé.

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Oui, car la démocratie concerne toujours et d’abord l’avenir. Elle est ce mode de gouvernement,

plutôt que régime, qui nous autorise à continuer à penser le monde et à le transformer. John Dewey,

philosophe américain, décrivait ainsi la démocratie, comme ce régime qui favorise l’expérimentation

continuelle que nous sommes appelés à mener pour construire ce vivre-ensemble, dont nous

sommes en quête. Si la démocratie est-ce là et maintenant qui nous invite à construire ensemble un

avenir partagé, alors quelles relations devons-nous entretenir les uns avec les autres pour que ce

tous, ce collectif se crée un avenir ? Reprenons le modèle originel, la démocratie athénienne et

notons les conditions de ce modèle :

• D’abord la liberté : liberté de prendre part et de s’exprimer, liberté d’autant plus forte, que

nous le savons, tous les habitants d’Athènes n’avaient pas cette chance d’être libres et donc

citoyens, car esclaves, étrangers, ou femmes…

• Ensuite l’égalité : tous les citoyens étaient égaux non seulement dans le possible énoncé de

leurs idées, mais aussi dans le vote et même dans l’élection, dont je rappelle qu’elle

procédait par tirage au sort.

• Enfin la reconnaissance : les citoyens s’entre-reconnaissaient, à travers les droits et devoirs

comme con-citoyens, comme à la fois partageant et assumant collectivement la tâche de

citoyen, donc de mettre en œuvre les conditions d’un vivre ensemble sur un territoire fini.

C’est ce qu’en France, nous entendons par la notion de fraternité.

Des hommes égaux, des hommes libres, et des hommes qui se reconnaissent égaux et libres. Voilà ce

qui fonde le socle de base de toutes les démocraties, et qui est d’ailleurs inscrit dans le seul

document véritablement universel que nous ayons, à savoir la déclaration universelle des droits de

l’homme.

Bien, c’est donc écrit, fondé, signé. L’égalité est un prérequis. La liberté également. Sur le papier, ça

fonctionne. Nombre de démocraties peuvent considérer reposer sur une reconnaissance de la liberté

et de l’égalité, tout simplement en offrant une possibilité de suffrage universel pour les élections des

gouvernements (locaux ou nationaux). Alors, voilà, nous y serions, à cette démocratie rêvée,

attendue, espérée ?

Non, désolée, mais non. La démocratie ne se construit pas une bonne fois pour toutes. Dire que

l’égalité et la liberté sont les socles, ne signifie pas qu’elles existent réellement. Etienne Balibar parle

plutôt de démocratisation de la démocratie, ou de cet effort constant pour que la démocratie

renouvelle son moment fondateur, au fil de l’eau des nouvelles égalités à construire et des nouvelles

libertés à défendre. Jacques Rancière parle de démocratie inachevée, marquant par-là combien la

démocratie ne peut se figer dans une forme, qui serait l’acmé de la démocratie. Il me semble ainsi

que la démocratie demande une grande part d’utopie et d’imaginaire pour rester toujours vivante et

toujours alerte. Si la démocratie est donc ce qui ne fait pas cesser l’horizon utopique, mais au

contraire le garde en visée, alors nous devons en reconnaitre le socle fondamentalement conflictuel.

Pluralité

Qu’entends-je par-là ?

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Dire que les hommes sont égaux signifie qu’avant l’égalité il y a, non pas l’inégalité, mais la différence

des idées, des pratiques, des corps, etc. Fonder la démocratie sur l’égalité, c’est d’abord reconnaitre

qu’un peuple se construit dans le respect des distinctions de chacun et chacune. Poser l’égalité, c’est

reconnaitre la pluralité. Or qui dit pluralité, dit accords ou désaccords, dit identification à des groupes

en opposition à d’autres, dit en d’autres termes < conflit >. Attention, le conflit n’est pas la guerre,

mais l’expression de la pluralité se rencontrant elle-même. Parler d’égalité, c’est reconnaitre que la

liberté n’est possible que lorsqu’un conflit pacifique des idées est rendu possible dans une société.

C’est là, qu’arrive le pluralisme, quand une société accepte le conflit qui est en son sein et le

transforme via l’égalité et la liberté en des opportunités constamment renouvelées de construire un

monde ensemble et de se projeter dans un avenir commun.

Comment donc faire vivre la pluralité, et donc le conflit, dans nos sociétés démocratiques ? Comment

la garder vivace ? Tout d’abord, comment faire cohabiter des idées qui entrent en conflit les unes

avec les autres ? Des réponses très pratiques sont données : le pluralisme politique déjà pour

commencer, le suffrage universel, la conditionnelle ou le tirage au sort, l’alternance pourquoi pas ?

En d’autres termes, nous pouvons avoir des réponses juridiques, légales au pluralisme. Mais la

légalité ne fait pas la légitimité. La question de la légitimité peut s’entrevoir de deux façons :

légitimité des idées elles-mêmes et légitimité des citoyens qui expriment ces idées. Ces situations

appellent à des réflexions sur la connaissance et donc sur le rôle que peut avoir une bibliothèque au

service de la démocratie.

Pluralité et émancipation

D’une part, admettre la pluralité est admettre que puissent circuler dans la société des bonnes et des

mauvaises idées. Cela vous ne va pas étonner, mais il existe de mauvaises idées. En disant mauvaises,

je ne porte pas de jugement moral, je parle d’un point de vue très technique : des idées qui ne

fonctionnent pas ou des raisonnements qui ne portent pas la logique qu’on espère y voir, et son

corollaire : le « mauvais » vote... Dans une démocratie indirecte comme indirecte, la question se pose

dans la capacité de l’opinion publique à pouvoir choisir entre de bonnes et de mauvaises idées.

Evidemment la notion ici de bon ou de mauvais n’est pas moralisatrice, mais simplement utilisée

pour se faire le reflet de la critique de la pluralité et surtout de la compétence du peuple. ”Ils votent

mal.” Cette inquiétude peut dans les pires moments conduire à la limitation du droit de vote, mais

peut trouver également une réponse dans des structures dédiées à donner les clés de

compréhension des enjeux, mais aussi de construction d’un avis propre et d’une vision de la société

personnelle à chaque citoyen. Mais attention, il ne s’agisse pas de changer les idées des citoyens,

mais bien de s’assurer que c’est cartes en main qu’ils prennent des décisions pour l’avenir partagé. Je

crois que les dernières élections américaines, le brexit et les élections françaises de dimanche

dernier, sont autant de rappels que les mauvaises idées sont toujours légion et font recette. Qu’il

convient par conséquent de déployer un arsenal éducatif et culturel pour que les citoyens soient en

mesure de se construire une représentation du monde leur permettant de faire des choix éclairés.

Ainsi, le pluralisme ne suffit pas à lui-même, il doit s’accompagner pour être légitime d’un travail

d’émancipation au sein de la société. Les structures visant à la fois la connaissance et l’émancipation

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sont des acteurs clés de la pluralité des idées dans une démocratie. La bibliothèque fait partie de ces

structures.

Pour autant la connaissance proposée dans les bibliothèques est-elle au service de la pluralité ou des

”bonnes” idées ? Est-elle au service de la transmission d’idées légitimées (du fait de leur publication)

ou au service d’une critique individuelle ou collective des idées ? En d’autres termes, la bibliothèque

est-elle dédiée à une émancipation moralisatrice et prescriptrice ou à une émancipation radicale et

potentiellement subversive ?

Pluralité et institution

D’autre part, admettre la pluralité des idées questionne la légitimité de l’expression des idées

dangereuses. Lors des présidentielles françaises, comme vous le savez, nous avons une sorte de pré-

premier tour, pendant lequel les candidats pour être reconnus comme tels doivent obtenir au moins

500 soutiens de maires. Parmi ces pré-candidats, une sorte de fou furieux, ex militaire, avait un

programme dont une des idées phares était qu’il fallait abattre toute personne portant une cagoule.

Ce n’est pas seulement une mauvaise idée, c’est une idée dangereuse ! Mais comment dans la

pluralité distinguer entre une idée qui mette en péril la démocratie et une idée qui tout simplement

nous parait une mauvaise réponse à un vrai problème (ainsi que l’avait dit Fabius à propos du Front

National et ce dont on aurait pu se passer, à mon avis) ? Si en France, la liberté d’expression a des

limites juridiques, telle que l’interdiction du négationnisme, ce n’est pas le cas dans toutes les

démocraties. Ainsi aux Etats-Unis d’Amérique il est interdit d’interdire l’expression des opinions,

toutes critiquables, fausses et dangereuses pour le vivre-ensemble soient elles. J’ai appris samedi

qu’aux USA un homme avait obtenu le droit de changer son nom pour prendre celui d’Hitler... Il sort

en ce moment au cinéma en France un film appelé « Le procès du siècle ». C’est l’histoire d’une

historienne qui est en procès contre un négationniste, qui lui demande de prouver qu’il y a eu des

chambres à gaz. Outre l’enquête scientifique à laquelle elle va devoir répondre et qui est

passionnante, un autre débat émerge de ce procès. Cette historienne, qui a gagné le procès et

permis de trouver des preuves concrètes et réquisitionnables de ces appareils d’extermination, a

tenu un discours très clair sur son opposition à ce que son contradicteur soit puni pour ses propos.

Elle affirmait que la liberté d’expression est un socle fondamental, contre lequel on ne doit pas avoir

une réponse juridique, mais scientifique et communicationnelle. Que faire donc des idées

dangereuses dans une société qui se fonde sur la reconnaissance de la liberté d’expression ? La

légitimité de la pluralité est donc peut-être conditionnée à ce que la société se donne les moyens

d’un appareil critique des idées. Il est peut-être du ressort des spécialistes de l’information :

enseignants, bibliothécaires, archivistes, journalistes, de veiller à ce que l’information puisse être

vérifiée, analysée autant qu’accessible et diffusée. Dans une société où l’information est

surabondante, ce n’est pas une tâche aisée à mener et à l’heure actuelle aux Etats-Unis, et cela

commence en France, les bibliothèques se mobilisent contre les « Fake News ».

Pour autant la bibliothèque, en tant qu’institution mettant en œuvre des politiques publiques, peut-

elle vraiment s’autoriser un rôle critique et sous quelle forme ? En d’autres termes, si la bibliothèque

permet à chacun et chacune de se construit une vision critique, peut-elle être aussi un lieu public où

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débattre collectivement des questions de société ? Le débat démocratique n’est-il pas plutôt rendu

possible par la bibliothèque que véritablement mené à la bibliothèque ? L’inquiétude concernant à la

fois la gestion du conflit en bibliothèque, mais aussi la neutralité des institutions culturelles et

l’engagement des bibliothécaires nourrit un rapport distancié à la démocratie et à la pluralité. Et est-

il possible à ces institutions de faire de ces conflits de nouvelles potentialités de connaissances et

d’émancipation, sans les institutionnaliser ?

Pluralité et espace public

Par ailleurs, quand bien la pluralité dans l’expression des idées serait assurée, elle ne serait réelle

qu’à condition qu’une pluralité d’idées ait un quelconque impact sur la société. En d’autres termes, si

la liberté d’expression et d’opinion est réelle, mais qu’une seule opinion n’a d’impact sur la

construction de la société, alors le pluralisme est un vain mot. La légitimité du pluralisme tient au

pouvoir réel de la pluralité des idées. Une société plurielle doit donc envisager aussi la mise en œuvre

de la rencontre des opinions et de la participation de ces opinions à la construction de la société,

qu’elles ne restent pas « opinions mortes ». Traditionnellement en France, cette mise en

confrontation des idées passe par l’assemblée nationale, où sont élus des députés de plusieurs

partis, permettant certes de donner une certaine coloration à l’assemblée, mais aussi de donner la

parole à de petits partis. Pour un philosophe comme Jürgen Habermas, s’en contenter, pour assurer

la visibilité des opinions des français et leur participation réelle à la construction de la société, est

réducteur. Sa conception de l’espace public ouvre des possibilités à la légitimation de la pluralité des

idées, car il s’agit un espace d’une part dans lequel les idées argumentées peuvent être rendues

publiques, et d’autre part dans lequel les lois pourraient être discutées jusqu’à faire remonter

l’opinion commune aux élus, qui en prendraient alors acte dans leurs décisions. En vérité, on peut

retrouver ce même type de lieu de débats et de délibération dans les assemblées constituantes

pendant la période de la révolution française. Or, quels lieux pourraient aujourd’hui dans nos

sociétés proposer aux individus de construire leur pensée argumentée, de la mettre en public et d’en

débattre, de collectivement produire des contenus, le tout dans une approche où une diversité des

idées serait présente ? Je pense que vous voyez où je veux en venir… La gratuité d’accès au lieu, son

positionnement sur l’information et le savoir (pour construire des arguments), son activité culturelle

et scientifique, sa proximité avec les habitants, font de la bibliothèque l’espace public par excellence,

sinon dans la réalité, du moins par principe.

Il me faut préciser quelque chose. Si j’aime prendre appui sur Habermas, c’est cependant en voyant

les limites, notamment en termes de démocratisation réelle de cette prise de parole publique (mais

j’y reviendrai juste après), en termes de doutes sur la capacité des assemblées à tenir compte dans

leurs décisions de délibérations locales, et enfin en termes de consensus versus publicité du conflit.

Pourtant, si malgré tout cela je suis attachée à cette notion d’espace public, c’est parce qu’elle

propose d’une part un engagement de la société à la mise en public des idées, à leur visibilité et donc

à leur discussion possible, et d’autre part une pensée de l’espace public comme un lieu de pratique

et non pas de passage et d’usage, mais bien un lieu de transformation du monde. Habermas redonne

ici, avec les limites mentionnées, les possibilités de penser des lieux dans lesquels les individus

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pourraient développer des pratiques collectives de pensée du monde. Si je pense que des espaces

publics pris en ce sens seraient une manière de légitimer, au sens de donner corps au pluralisme, il

n’en reste qu’il ne faille rendre ça plutôt réel qu’utopique.

Je proposais donc la bibliothèque, comme espace public parfait. Pour autant, la bibliothèque n’est-

elle pas l’espace d’un certain public plutôt que du public entendu au sens général comme l’ensemble

des habitants d’un territoire ? La bibliothèque a-t-elle réussi à se démocratiser ? Ou les projets

participatifs lui permettent-elles d’appréhender la notion de démocratisation par un autre chemin ?

Tout projet de participation citoyenne, comme l’est l’espace public habermassien, rencontre un

écueil récurrent : sa véritable accessibilité à tous. Sans maîtrise de la langue du débat, il est

impossible d’y prendre part. Sans clés culturelles pour répondre à des contre-arguments, Il est

difficile de poursuivre le débat. Enfin, sans le bon dressing-code (qui peut-être la couleur, les

vêtements, l’accent, etc.) pour être reconnu comme légitime au débat, alors la parole n’est pas

appréciée au même niveau qu’une parole plus conventionnelle. Une participation citoyenne peut se

transformer rapidement en un débat entre personnes qui maitrisent les mêmes codes, et dès lors ne

peut pas renouveler l’émergence d’idées au sein d’une société. Le pluralisme n’est possible qu’à

condition d’une véritable reconnaissance des citoyens, notamment à prendre la parole.

Cela pose la question de la capacité de la bibliothèque à reconnaitre toutes les communautés et à

faciliter leur empowerment ou accroissement de leur capacité à agir. Les bibliothèques sont-elles

suffisamment intégrées dans leur territoire pour qu’elles puissent véritablement être un espace

public, dans lequel les habitants acquièrent du pouvoir ? Peut-on transformer en profondeur les

formes et processus de démocratisation, ce que l’on voit peut-être dans l’émergence de concepts

tels que celui d’inclusion ?

Pluralité et sociabilité

Enfin, cette pluralité au sein du peuple relève de la capacité de la démocratie à faire un peuple, à

penser une communauté unie malgré ses diversité et par là-même fonde la possibilité d’un vivre-

ensemble constamment renouvelé. En France, l’unité du peuple repose sur la notion de nation, mais

penser que la nation efface toutes les distinctions revient d’une part à ne pas comprendre le coeur

de certaines lois, comme celle de laïcité, et d’autres part à défaire notre héritage révolutionnaire.

Comme le rappelait Sophie Wahnich, pour les révolutionnaires, étaient français tous ceux qui

luttaient pour la liberté et l’égalité. C’est sur ce socle révolutionnaire que la France a reçu son titre de

terre d’accueil. En des temps d’afflux massif de réfugiés, et notamment de réfugiés musulmans, la

question de l’accueil et donc du peuple se voit questionnée. Ouvertes à tous, pour tous usages, y

compris les moins attendus, les bibliothèques se placent volontiers du côté de l’accueil.

Pour autant cet accueil est cependant balancé par des situations de conflits entre usagers légitimés

par leurs usages (lecture notamment) et usagers rendus moins légitimes de par leurs corps (odeur et

saleté dans le cas des SDF, mais aussi cris et comportements pour les publics handicapés psychiques)

et leurs usages (recharger son téléphone et contacter sa famille sur internet pour les réfugiés ou tout

simplement pour ceux n’ayant pas de connexion, se laver dans les lavabos pour les SDF, etc.). Notre

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époque questionne les lieux d’accueil, leur hospitalité, leur convivialité et leur capacité à créer du

lien entre les différents usagers, à créer de la solidarité. Les bibliothèques se sont-elles saisies de la

notion d’hospitalité comme elles se sont saisies avec un certain enthousiasme de la notion de

convivialité, à travers le modèle de bibliothèque 3ème lieu ? Par ailleurs, comment les bibliothèques

travaillent à la reconnaissance mutuelle des différentes communautés ?

Cela nous amène à deux réflexions sur la notion de citoyenneté. Reconnaitre les citoyens, ne peut se

faire qu’en leur ajoutant du pouvoir, du pouvoir d’agir dans la société. Sinon, c’est peut-être

reconnaitre leur égalité, leur différence, leur présence, mais sans pouvoir d’agir, on n’en reconnait

certainement pas la citoyenneté. La manière dont nos sociétés démocratiques s’attèle à favoriser

l’empowerment des plus minoritaires, des plus invisibles, des exilés de la citoyenneté est une

condition du pluralisme. En d’autres termes, l’égalité est toujours une égalité devant l’action

politique. L’autre réflexion à tenir sur le sujet concerne ce que borne le mot citoyenneté. Si un

citoyen est celui qui prend part active à la transformation de la société, alors tout habitant d’un

territoire en est potentiellement citoyen, si on lui en donne les moyens. Se pose alors la question de

la relation entre citoyenneté et nationalité. A mon sens, les lier par une relation conditionnelle crée

des territoires inégaux, surtout si la citoyenneté est réduite au droit de vote. Si la citoyenneté est un

ensemble d’actions politiques que des habitants vont mettre en commun pour transformer leur vie

partagée, alors la nationalité n’est pas une condition nécessaire et le vote n’est qu’une opportunité

parmi tant d’autres d’agir. Là encore, je pense que les bibliothèques sont une des réponses possibles

à cet enjeu du pluralisme, qui est celui de la reconnaissance de toutes les communautés et de leur

capacité à agir. Les bibliothèques sont des acteurs de la société civile, ce sont des acteurs de la

citoyenneté. J’ai dernièrement visité une toute petite bibliothèque en Colombie. La responsable nous

a parlé d’une session de nettoyage d’un lieu de pèlerinage proposée au quartier et qui a réuni 32

personnes, 32 personnes qui ont marché pendant 6 heures (aller et retour) pour aller faire un acte

citoyen. La bibliothèque a aussi ce rôle d’impulser des dynamiques dans lesquelles les citoyens

retrouvent par des chemins divers une reconnaissance de leur rôle politique et citoyen et une

réappropriation de leur territoire.

Vous l’aurez compris, je crois que les bibliothèques sont une des clés pour une démocratie plurielle,

qui donne corps aux conflits qui nous traversent, tout en donnant sens à l’égalité et à la liberté et en

renouvelant l’instant fondateur de la démocratie.

C’est bien de croire. C’est encore mieux de voir comment concrètement les bibliothèques

aujourd’hui se saisissent de ces enjeux : d’émancipation, d’institution confrontée à la liberté

d’expression, d’espace public et de sociabilité.

Raphaëlle Bats, Enssib Bibliothèques,

rôle social et

politique

11 ©Raphaëlle Bats 2017

Partie 2 : transformation du rôle des bibliothèques

L’émancipation

Je voudrais commencer avec la question de l’émancipation, celle-ci relève de cette fonction du rôle

politique et social de la bibliothèque qui consiste dans le « faire-société ». Héritière de la révolution,

mais aussi du 19ème siècle et des bibliothèques populaires, la bibliothèque se veut, comme la décrivait

Eugène Morel (bibliothécaire français du début du XXe siècle et dont l’essai sur la bibliothèque

publique a marqué le projet à venir de développement de la lecture publique en France), la

bibliothèque disais-je, se veut éminemment politique : lieu de rassemblement, lieu de

compréhension du monde, elle offre à chaque membre de la société l’opportunité de construire sa

place dans la communauté et de participer avec celle-ci à la construction d’une société, à savoir un

espace de vie en commun. D’ailleurs, en l’absence de lois des bibliothèques en France, le Manifeste

de l’Unesco pour les bibliothèques publiques nous sert bien souvent de document permettant

d’afficher et d’affirmer ce rôle. Au lendemain des attentats de janvier 2015, la bibliothèque

de Hérouville a ainsi présenté une exposition combinant dessins de presse post-attentats et texte du

Manifeste, inscrivant ainsi le rôle de la bibliothèque dans la défense de la liberté d’expression comme

justifié par ce texte. Celui-ci annonce des missions tout à fait politiques. Certes, le Manifeste se garde

bien de parler de démocratie, car certains pays de l’IFLA n’en sont pas. Pourtant, les missions listées

ne prennent vraiment sens qu’en démocratie : pluralité, ouverture, accessibilité…, que l’on peut

résumer par les mots : « mission d’émancipation du citoyen ».

Les exemples de la manière dont les bibliothèques mènent cette mission sont nombreux. Je voudrais

prendre un exemple très frais, autour des élections. Camille Hubert, de la BM d’Epinal et qui parlera

cet après-midi, m’a demandé il y a quelques temps si des bibliothèques menaient des actions

spécifiques pour les élections, pour donner accès aux documents des différents partis ou des

documents qui font référence pour ces partis, et comment cela pouvait se conjuguer ou pas avec

notre neutralité. Je précise que je ne vais pas parler ici de neutralité, car ce sera l’objet de la partie

suivante. Je reviens à la question de Camille. N’ayant que peu ou pas d’exemples sous la main, j’ai

demandé à Twitter : « BP, BU, BDP, est-ce que vous présentez des tables de sélections présentations

de docs liés aux élections ? Merci ! ». Un collègue de BM a ajouté la question subsidiaire suivante :

« Avez-vous un budget dédié pour acheter les livres programmatiques.» Nous avons eu plusieurs

réponses dont des BM et des BU qui font des tables de présentation de documents et parfois avec

une cote flottante (BM Toulouse), une BU (école centrale) qui fait une compilation storyfy, d’infos

twitter autour de l’actualité des élections, une BM du coin d’ailleurs propose une sélection de

ressources numériques sous forme de carte mentale, une BU de socio qui propose une table sur les

mécanismes du vote, l’abstention, etc. enfin d’autres ne font pas de tables car les ouvrages (de tout

le spectre électoral) sortent trop rapidement.

Voici un exemple, mais nous en aurions 1000, 10000, 100000, car il s’agit là du cœur de métier des

bibliothèques, proposer des collections plurielles (je reviendrai plus loin sur la réalité de la chose),

permettant de se développer un esprit critique, participant ainsi à la possibilité pour chaque citoyen

de se construire un rapport au monde qui lui soit propre et qui lui donne les moyens de faire des

Raphaëlle Bats, Enssib Bibliothèques,

rôle social et

politique

12 ©Raphaëlle Bats 2017

choix concernant son action dans la cité (le vote ou autre). L’évidence est là. Les bibliothécaires en

sont convaincus, notre rôle est là. Politique et social, par principe, puisque faire société est bien une

action citoyenne.

Mais ne nous en contentons pas. Intéressons-nous plutôt à la manière dont cette émancipation me

semble actuellement se transformer. Car il faut le reconnaitre, ce qui était sous-entendu dans

l’émancipation par la documentation est la place bien particulière du bibliothécaire dans le

processus. Prescripteur, il ou elle choisit de construire une collection susceptible d’émanciper. Si la

bibliothécaire est dans le processus d’émancipation, c’est en tant que déjà émancipée, capable de

définir les besoins des non émancipés. L’émancipation, telle que construite dans les formes

habituelles éducatives et culturelles, est souvent basée sur une inégalité fondamentale concernant le

savoir : celui ou celle qui l’a et celui ou celle qui ne l’a pas. Le second ayant besoin du premier.

Dans les différentes terrains que je suis, le projet Démocratie à la bibliothèque municipale de Lyon, le

projet sur la formation à la citoyenneté à la bibliothèque départementale du Nord, et différents

projets sur le pluralisme et la laïcité dans des bibliothèques municipales françaises, j’ai été frappée

par le fait que les bibliothécaires reconnaissaient avec beaucoup de douleur mais de clairvoyance la

limite de cette émancipation descendante. Beaucoup de douleur, parce que cette vision s’est

développée au lendemain des attentats de Janvier 2015 en France.

Comme je l’ai écrit par ailleurs,

****1

si les attentats ont touché les bibliothécaires (en tant que spécialistes de l’information), c’est bien

entendu en lien avec le cœur de l’attaque qui visait la liberté d’expression, de culture, de la presse,

mais c’est aussi à mon sens parce que la nationalité française des terroristes, c’est-à-dire d’enfants

de France, nourris aux mêmes slogans républicains que le reste de la nation, éduqués dans les

mêmes écoles et ayant accès aux mêmes bibliothèques, qui ont pu se fourvoyer à un point aussi

violent et sanglant dans l’analyse, la compréhension et la définition des modes d’action politique, qui

placent notre existence partagée sous le signe de la démocratie souligne pour les spécialistes de

l’émancipation, que sont les bibliothécaires, un échec du processus d’émancipation, qu’il convient de

chercher à résoudre.

Un des premiers points ressortant des entretiens est justement l’incapacité à proposer une solution.

Un grand nombre de bibliothécaires ont manifesté leur difficulté à définir leur action, une fois la

réaction émotive passée, ou plutôt une fois la réponse bibliothéconomique standard donnée. Ainsi

les sélections et les tables de présentation de documents sur l’islam ou la laïcité sont proposées par

habitude, plutôt que par conviction d’une utilité. Elles sont présentées comme des actions

obligatoires, qui ne résolvent pas le problème. Le manque de foi dans ces actions habituelles nous

1 Note : les paragraphes encadrés par des *** sont extraits d’un article en cours de publication.

Raphaëlle Bats, Enssib Bibliothèques,

rôle social et

politique

13 ©Raphaëlle Bats 2017

parait le signe d’une remise en question profonde d’une conception de l’émancipation qui

consisterait à transmettre les bons documents au bon moment.

Dans le texte de David Lankes, qui a beaucoup ému les bibliothécaires français par les pistes qu’il

donnait de réactions possibles face aux attentats, la première action décrite était celle qui avait lui-

même mené dans sa bibliothèque en 2001 après les attaques à New York, à savoir créer des listes de

documents permettant de mieux connaitre et comprendre l’islam. Les autres actions décrites,

notamment celle de Ferguson, étaient de nature différente. Dans ce cas où la bibliothèque décide de

jouer un rôle dans une ville en pleine émeute sans obéir à l’injonction de fermeture venue de la

mairie, c’est la question de la résistance, du partage des difficultés avec les habitants (l’école s’est

tenue dans la bibliothèque, évitant aux enfants de trainer dehors) et du sens de la communauté qui a

alors prévalu sur la fonction documentaire de la bibliothèque. Si en 2001, la bibliothèque se veut un

lieu d’information avant tout, en 2015, elle se présente comme partie prenante de la communauté.

Dès lors, on ne s’étonnera pas que les tables de sélections et donc l’émancipation descendante

n’aient pas suffit aux bibliothécaires pour remplir leur besoin d’action.

Par ailleurs, réunir de l’information sur un sujet nécessite soit une certaine expertise sur le sujet, soit

au moins un certain regard sur le sujet qui permet de sélectionner l’information. Or, au lendemain

des attentats, le doute semble avoir envahi les bibliothécaires : et si finalement on ne savait pas ce

que signifiait le pluralisme ? Et dans ces conditions, plusieurs interviewés se demandent comment se

positionner comme facilitateurs de compréhension d’une situation qui les dépasse eux-mêmes ? Plus

encore, ne manque-t-il pas aux bibliothécaires pour transmettre de l’information une bonne

compréhension de ce qui marque la différence entre leur propre analyse de la situation et celle de

leurs publics ? C’est ce trouble sur la connaissance même d’une institution qui a pour vocation à

transmettre de la connaissance, à émanciper par la connaissance, qui nous laisse entrevoir une

forme renversée d’émancipation dans laquelle public et bibliothécaires sont dans un même cas,

sinon d’ignorance, du moins de défaut de connaissance.

****

Enfin, ajoutons à cette équation le développement des pratiques participatives en bibliothèque. La

participation propose de fait une nouvelle réflexion sur le savoir et la connaissance, mais aussi sur

l’expertise. Dans la participation, se côtoient les connaissances légitimées, par leur acquisition par la

bibliothèque, les connaissances expertes des bibliothécaires, sur leur métier, sur le service public, sur

le fonctionnement des administrations publiques, et les savoirs mobilisés par les participants, savoirs

qui peuvent être manuels, professionnels, maternels, d’usage, etc. Un exemple est celui des

acquisitions participatives, un autre diamétralement opposé est celui de la bibliothèque vivante.

L’introduction de nouveaux savoirs et donc de nouveaux sachants en bibliothèque est donc

également susceptible de renouveler les formes d’émancipation proposée par la bibliothèque.

Ce renouvellement est selon nous à rattacher au travail de Jacques Rancière sur l’émancipation,

mené dans l’ouvrage « Le maître ignorant. ». Dans ce livre, Rancière présente le cas de Jacotot, un

Raphaëlle Bats, Enssib Bibliothèques,

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politique

14 ©Raphaëlle Bats 2017

révolutionnaire exilé aux Pays-Bas et qui en situation de devoir enseigner le français à un public ne

parlant pas français et lui-même ne parlant pas le néerlandais, va développer une conception de

l’émancipation basée sur l’ignorance. Pour faire court, ce texte nous amène à penser que

l’émancipation est d’abord un acte de liberté, dans lequel on se désengage de catégories dans

lesquelles on préexistait, et que cette émancipation est facilitée par une impulsion donnée non pas

par un maitre sachant, mais par un individu ayant déjà expérimenté sa propre émancipation. Pour

nous bibliothèques, cela voudrait dire qu’en découvrant notre propre ignorance ou nos défauts de

connaissance et en y faisant face en construisant à nouveau notre émancipation vis-à-vis des idées

qui nous portaient précédemment, nous nous mettons en situation de proposer à nos publics de

revivre notre propre expérience et non pas simplement d’avoir accès au résultat de notre

émancipation.

Donner à vivre l’expérience de l’émancipation implique au moins les points suivants :

Une certaine humilité

La reconnaissance d’une égalité dans le fait d’être toujours en train de s’émanciper et de ne

pouvoir émanciper l’autre que par la présentation de son processus plutôt que du résultat

Une emphase de toutes les actions en bibliothèques dans lesquelles publics et bibliothécaires

sont dans une position égalitaire : partageant un même objectif, découvrant les mêmes

questionnements, etc. Par exemple, les projets participatifs.

Attention, en disant je ne choisis pas du tout de déplacer les collections du cœur de notre métier vers

une périphérie. Au contraire, je pense que nos collections doivent d’une part s’enrichir de ces

expériences d’émancipation et d’autre part doivent les accompagner à tout moment. Ainsi, je pense

que c’est le mode d’accès à la collection qui doit être transformé. Je travaille actuellement sur un

projet qui vise à créer une interface permettant de faire des liens entre les activités proposées par

une bibliothèque et le catalogue, pour que la collection soit toujours au cœur du processus

d’émancipation, mais pas nécessairement sous une forme prescriptive.

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politique

15 ©Raphaëlle Bats 2017

Débat démocratique et institution

J’en viens maintenant au point suivant sur le débat démocratique, le conflit et l’institution. La

question posée en préambule était la bibliothèque, en tant qu’institution mettant en œuvre des

politiques publiques, peut-elle vraiment s’autoriser un rôle critique et sous quelle forme ? Comment

donc combiner ce statut d’institution, le débat démocratique et la liberté d’expression ?

En vérité, les bibliothèques organisent souvent des débats, mais dans les entretiens menés lors de

mes terrains, il apparait une certaine restriction liée au contenu du débat. Je voudrais prendre un

exemple lié à la collecte Bibenaction. Les actions de type débat ont finalement été plus que

minoritaires. Si cette collecte n’est pas exhaustive, elle permet cependant de mettre en lumière des

différences entre les types d’actions et de pointer aussi des absences. Les débats semblent faire

partie de ces actions qui ont été moins menées que l’on ne s’y attendait.

Une première raison se comprend au vu du calendrier des actions. Si la plupart des actions

bibliothéconomiques se sont mises en place dès le mois de janvier, les autres actions de type débat

ou même formation interne ont plutôt été organisées après le printemps. Le fait est que ce sont des

actions qui d’une part ont besoin d’un certain temps d’organisation et d’autre part dont le besoin

s’est d’autant plus fait ressentir que l’insatisfaction liée aux actions bibliothéconomiques se faisait

forte. Ainsi, on verra plus de débats ou de temps de réflexions organisés pendant le second semestre

2015, mais aussi dans l’année suivante en 2016, année qui ne fait pas partie de notre champ d’étude.

Une seconde raison à la faible présence des débats est l’inquiétude liée à la forme même de

l’exercice qui implique de mettre en confrontation des idées. Au-delà de ce que j’ai dit

précédemment sur la connaissance des termes du débat, c’est la crainte du conflit qui est souvent

convoquée comme argument pour ne pas en organiser. Plusieurs bibliothécaires m’ont dit ne pas

avoir souhaité volontairement mettre en place d’actions de type débat, surtout autour des religions

ou de la laïcité. La seule qui en ait organisé a bien précisé qu’il ne s’agissait pas de débats, mais d’une

rencontre avec des experts. D’autres encore relèvent leur évitement du sujet. L’argument évoqué à

chaque fois est celui d’une inquiétude liée à des conflits potentiels.

Certains interviewés parlent d’autocensure en exprimant leur crainte d’un conflit contrariant et

contraignant bien qu’hypothétique avec des élus soucieux d’éviter dans la bibliothèque, lieu culturel,

des débats politiques. De fait, un des établissements interviewés m’a expliqué qu’après avoir affiché

partout dans la bibliothèque « Je suis charlie », ce qui à mon avis n’est pas neutre, mais avec l’accord

de la mairie, ils avaient voulu faire un débat sur les religions. Le maire leur a alors répondu : « Ici, on

ne fait pas de politique». De la même manière, à Lyon, pendant le projet Démocratie, la bibliothèque

a été plusieurs fois amenée à des discussions avec la mairie notamment sur les documents de

communication. Sur l’un d’entre eux, la bibliothèque avait rédigé un éditorial signalant que notre

époque parle volontiers de crise de la démocratie, soulignant par-là, non pas leur point de vue, mais

un discours général. La mairie leur a demandé de reprendre le document estimant qu’il n’était pas du

ressort de la bibliothèque de tenir un discours politique.

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16 ©Raphaëlle Bats 2017

Une institution politique ?

Mais soyons clairs, les élus ne nient pas que la bibliothèque soit une institution politique, mais qu’elle

ait une fonction politique. Car, on ne doutera pas que la bibliothèque soit une institution et

notamment dans le regard du public. Or qui dit institution, dit référence à l’Etat ou à quelque chose

d’aussi stable et fixe, et donc à une certaine représentation de la politique. Comme le rappelle

Christian Jacob : « Le pouvoir des bibliothèques ne se situe pas seulement dans le monde des mots et

des concepts. Comme Alexandrie le signifiait déjà clairement, la maîtrise de la mémoire écrite et

l’accumulation des livres ne sont pas sans significations politiques. Elles sont signe et instrument de

pouvoir. » Dès lors, il n’est pas étonnant que les bibliothèques se voient étroitement surveillées dans

certains pays (sans aller très loin, les bibliothèques françaises des villes du front national dans les

années 90 ont été le lieu de ce type de censure dans les collections), mais aussi qu’elles soient

confondues avec l’exercice du pouvoir. Ainsi, régulièrement, dans les moments révolutionnaires, les

collections des bibliothèques sont mises à sac, soient qu’elles soient trop représentatives d’un

discours dictatorial, soient qu’elles soient simplement identifiées comme un des éléments d’une

institution que l’on cherche à faire rompre. Rappelons-nous en Egypte où pendant le printemps

arabe, certaines bibliothèques, telles que l’institut d’Egypte, fondée par Bonaparte au Caire, ont été

saccagées, quand d’autres, telles que la Bibliothèque d’Alexandrie, ont été préservées et protégées

par des manifestants, qui ont fait une chaine humaine devant la bibliothèque.

Par ailleurs, la bibliothèque dans le lien qu’elle entretient ne serait-ce que de manière administrative

avec des politiques publiques est non seulement un lieu dans lequel ces dernières s’exercent, mais

aussi un lieu où ces dernières sont représentées. Ce mode politique de la bibliothèque est d’ailleurs

tout à fait reconnu par les bibliothécaires, d’une part parce que la gestion administrative de leur

établissement ne leur permet pas de la mettre de côté et d’autre part parce que la vocation même

de la bibliothèque s’exprime comme service public tout autant que service au public. Cela est tout à

fait manifeste dans des actions menées par les associations professionnelles, parmi lesquelles on en

prendra pour exemple le congrès de l’Association des Bibliothécaires de France de 2012 « La

bibliothèque, une affaire publique » et par l’invitation, pour chacun de ses congrès, du ministère de

la Culture et de la Communication et des élus locaux d’introduire le congrès rappelant ainsi

l’intégration des bibliothèques sur un territoire public et politique. La bibliothèque est donc

également pensée et comprise comme en lien étroit avec les politiques publiques portées par les

territoires ou par l’Etat et les différents ministères en charge d’élaborer et de définir la lecture

publique, la culture ou l’éducation.

Le statut d’institution politique ne fait donc aucun doute, quant à la fonction. Pourtant on ne

s’étonnera pas outre-mesure que les élus aient du mal à comprendre notre fonction. Sans texte de

loi permettant de décrire clairement le rôle et la vocation des bibliothèques, les élus en sont amenés

à comprendre de la bibliothèque à travers seulement ce que nous voulons bien en montrer et en

faire. Certes, il existe des textes, mais d’une part sans valeur juridique et d’autre part avec des

relations à la question politique plus ou moins clair. Ainsi le texte de 1991, la charte des

bibliothèques du Conseil supérieur des bibliothèques, proclame en article 3 : « La bibliothèque est un

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17 ©Raphaëlle Bats 2017

service public nécessaire à l’exercice de la démocratie. Elle doit assurer l’égalité d’accès à la lecture

et aux sources documentaires pour permettre l’indépendance intellectuelle de chaque individu et

contribuer au progrès de la société »(Conseil supérieur des bibliothèques (CSB), 1991). Les textes des

années 2010 sont en revanche moins clairs. Le manifeste de 2012 intitulé « La bibliothèque est une

affaire publique », liste les raisons de l’utilité des bibliothèques, parmi lesquelles n’arrivent qu’en

dernière position les rôles de lieux de débats et d’espace public de la bibliothèque (Association des

Bibliothécaires de France- ABF, 2012). Lieux de débats, la bibliothèque y est présentée comme lieu

d’animation de la vie citoyenne. Espace public, la bibliothèque y est présentée comme un lieu de

rencontre et de diversité, loin de la notion habermassienne, plus centrée sur la discussion et

l’argumentation. Quant à la charte Bib’Lib’, de 2015 (ABF, 2015), si tout un éventail de notions

politiques sont présentes : le pluralisme, la participation, le débat citoyen, les communs, la diversité,

le mot démocratique n’est en revanche utilisé que pour mentionner la mise en œuvre par les

bibliothèques de politiques publiques débattues démocratiquement. Les bibliothécaires semblent

affirmer un rôle politique, sans oser y mettre un nom dessus. Ainsi, les raisons de la participation

sont celles du droit à la formation tout au long de la vie.

Si donc les bibliothécaires n’ont pas de textes de références pour assumer leur rôle politique, il

s’agirait de poser la question suivante : le veulent-ils ? La fonction politique de la bibliothèque,

l’émancipation est-elle toujours la mission que les bibliothécaires se reconnaissent porter ? Or

chaque interview le montre positivement. Mieux encore, certaines interviews ayant eu lieu à des

dates éloignées (1 an) ont montré tantôt une réponse négative envers l’émancipation et l’année

suivante un attachement fort pour cette notion, avec cependant une réflexion poussée sur ses

limites (Itw 5). C’est qu’assumer ce rôle est aussi endosser une certaine responsabilité, notamment

celle de le défendre et de savoir le présenter. Le nouvel engouement pour l’advocacy (Verneuil &

Chaimbault, 2016) en France demandera une attention particulière pour que ce rôle ne soit pas

simplement noyé dans une volonté des bibliothécaires de garder leurs budgets.

Neutralité

Cette séparation entre institution politique et fonction politique, nous ramène finalement à la notion

de neutralité. Qu’en est-il de la neutralité des bibliothèques ? Est-elle réelle ? Et la réflexion sur la

neutralité peut-elle nous amener à avoir une approche différente de l’institution bibliothèque ?

La neutralité commence avec les collections et leur pluralité. Si le rôle des bibliothèques est

l’émancipation du citoyen, alors oui, nos collections doivent aussi refléter des idées qui nous

paraissent les moins propices à la construction d’une société d’égalité, de liberté et de fraternité.

Mais est-ce le cas de nos bibliothèques ? Je ne le crois pas. Désolée. Après les attentats, plusieurs

bibliothèques se sont réabonnées à Charlie Hebdo, s’en étant donc désabonnés des années avant par

crainte des polémiques et autres conflits potentiels pouvant émerger. En d’autres termes, la

neutralité des collections est aussi un moyen d’éviter un conflit qu’on ne sait pas gérer ou qu’on ne

reconnait pas comme fondamental dans notre société, ou comme une véritable affirmation du débat

public. Si tel était le cas, on trouverait des collections bien plus plurielles qu’elles ne le sont en vérité.

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18 ©Raphaëlle Bats 2017

En 2014, les bibliothèques ont été interpellées par des groupes d’extrême droite sur les documents

concernant l’égalité de genre dans les fonds jeunesse, j’avais été amenée à l’époque à intervenir sur

ce point dans différents médias. J’avais alors été interpellée (directement) par un site d’extrême-

droite catholique, qui me disait : « ah oui, et nos livres alors ? Ils sont où dans vos bibliothèques ? ».

J’ai eu un peu de mal à l’admettre, mais ils n’avaient pas tort. De la même manière, nombre de

bibliothécaires me disent refuser d’acheter certains ouvrages plutôt de droite, tendancieux, assez

extrémistes. Certains reconnaissent même chercher davantage des arguments pour défendre leur

bon droit de ne pas les acheter que des arguments pour les intégrer dans leurs fonds.

Comme le souligne Allnutt, dans son mémoire sur les bibliothèques et la censure, « (…) dans les faits,

les bibliothécaires seraient bien plus des gardiens du consensus social que des défenseurs acharnés

de la liberté d’expression. » (p 126).

Or, je l’ai dit le conflit fait partie de notre démocratie et vouloir le nier, c’est refuser l’héritage que

nous laisse la révolution française ; c’est reconnaître la république plutôt que la démocratie. Cela me

gêne. Cela me gêne, parce que je crois que nous sommes au service de la démocratie et du débat

d’idées. Je pense donc que nos collections doivent être le plus neutre possible (la neutralité parfaite

est impossible, nous sommes humains tout de même). En revanche, je pense aussi que si vraiment

nous voulons émanciper les citoyens, nous devons rendre possible l’échange entre les idées, et

accompagner cela d’un vrai travail documentaire de décryptage, d’analyse, etc. En d’autres termes,

«égalité, liberté et fraternité » devraient être nos mots d’ordre dans la médiation, et c’est par cette

médiation que la coexistence de documents d’obédiences différentes dans les bibliothèques trouvera

son sens démocratique. La neutralité est donc nécessaire dans nos collections, parce que nous avons

un métier qui est engagé dans bien plus que la collection, engagé dans la définition de notre mode de

vivre ensemble. Il convient donc de nous réapproprier vite ces valeurs démocratiques, des valeurs

plutôt révolutionnaires et donc fondamentalement subversives.

Car, oui, la bibliothèque doit être neutre, mais pas le bibliothécaire. Il doit être engagé, porté par des

missions de service public. J’aime à parler d’institution insurgente (pour faire référence à Miguel

Abensour) quand je parle de bibliothèques. La bibliothèque, par l’action du bibliothécaire, est une

institution garante de la possibilité constamment renouvelée de l’insurrection, c’est-à-dire du

renversement de ce qui nous opprime (renversement qui n’a pas besoin d’être violent). J’ai parlé

précédemment de la déclaration universelle des droits de l’homme, par rapport à la déclaration des

droits de l’homme et du citoyen de 1793 (et non celle de 1789), cette déclaration universelle fait

l’impasse sur l’article de celle de 1793 concernant l’insurrection, article qui sous une autre forme

figure aussi dans la déclaration d’indépendance américaine, à savoir que si la liberté est à nouveau

perdue, si le peuple est à nouveau assujetti, alors il lui est légitime de rejeter le gouvernement et de

revivre l’acteur fondateur de l’égalité entre les hommes. Poser l’insurrection dans ces déclarations,

n’est pas faire l’apologie de la guerre civile, mais c’est interroger la place et la valeur de la liberté et

de l’égalité et annoncer l’imminence du pluralisme. Dire que la bibliothèque est une institution

insurgente, c’est dire qu’en tant qu’institution elle porte en elle-même les conditions de sa remise en

question, par la mise à disposition de tout ce qui peut amener le peuple à faire entendre sa voix.

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19 ©Raphaëlle Bats 2017

La bibliothèque une institution au service de la liberté : cela passe par la liberté de penser (et donc la

neutralité des collections) et cela passe aussi par un engagement politique fort des bibliothécaires.

Pour cela, je crois qu’il nous faut retrouver le chemin d’une culture politique des bibliothécaires.

Culture qui gagnerait à se doter d’une approche critique, et je ne parle pas de cette critique facile

que l’on peut faire sur les RSN, mais d’approche critique des concepts, des termes, des mots-clés de

notre profession, au sens d’une Critical LIS (Library and Information Science). Culture politique qui

passe aussi par « "remettre l’engagement du bibliothécaire comme une valeur forte de la profession

et retrouver ces héros, hérauts de nos actes de résistance, hérauts de notre participation à la

politique en œuvre, à la démocratie en train de se faire (des gens comme en France Eugène Morel ou

Julien Cain) ».

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20 ©Raphaëlle Bats 2017

L’espace public

J’en viens à mon troisième point. Je proposais donc la bibliothèque comme espace public parfait,

tout en soulignant combien sans démocratisation, cet espace reste hypothétique.

Avant d’en venir à sa démocratisation, je voudrais vous parler d’un exemple d’action menée en

bibliothèque et qui pour moi relève vraiment de l’espace public.

La bibliothèque municipale de Jean Macé, du réseau de la BM de Lyon, a organisé une nuit de la

démocratie dans le cadre du projet démocratique. Avec beaucoup d’humour, ils en expliquent le

titre : bibliothèque, nuit, démocratie. L’objectif était l’apprentissage des débats argumentés, via des

outils type rivières du doute, bâton de parole, tout en proposant aux usagers de discuter du

désherbage à venir à la bibliothèque. Sujet risqué !

Les élections

Le sketch

Les équations

Les courses au désherbage

Les débats

Il me faut peut-être préciser qu’il y avait 70 personnes. J’en ai interviewé 8, qui venaient de quartiers

différents de la ville, des âges allant de 14 à 75 ans, des non-usagers, des usagers ponctuels et des

grands habitués…

Cet exemple ne nie cependant pas que la bibliothèque ne parvient pas toujours à être l’espace public

qu’elle souhaiterait être.

Des espaces publics

Mais il me faut être honnête. Bien sûr, mon discours est très orienté. Les bibliothèques ne sont pas

l’unique espace public.

Il est vrai qu’il est un autre espace qui porte les caractéristiques que j’ai relevé précédemment : c’est

Internet. C’est ouvert, c’est gratuit, chacun peut y construire puis y exposer ses idées, elles sont

rendues publiques.

Pour certains penseurs de l’espace public, la rue, les parcs, les bancs publics sont autant d’espaces

publics, entendus comme des lieux de rencontre, qui peuvent amener vers une mise en commun des

usages, des différences. Je ne suis pas totalement en accord car il me semble qu’un espace public

doit proposer aussi un ensemble de connaissances et d’arguments. L’espace public Habermassien est

plutôt un lieu pensé comme lieu de pratiques, alors que leur espace est un lieu de rencontre, plutôt

basé sur la sociabilité que l’émancipation et la participation, en d’autres termes. Dans les deux cas,

l’espace public se voit reconnaitre une fonction de modification de la société, soit parce qu’elle

permet la publicité des arguments et favorise les délibérations, soit parce qu’elle permet la mixité

sociale.

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De fait, c’est une des limites de l’espace public qu’est la bibliothèque, sa capacité à véritablement

diversifier ses usagers. Il serait donc intéressant pour la bibliothèque, non pas seulement de se

penser comme espace public, mais de se penser comme devant intervenir sur tous les espaces

publics et de les investir pour y porter aussi les voix les moins entendues, les moins présentes et

souligner l’importance de la connaissance et de l’argument.

Les bibliothèques sont déjà actives, de manière sporadique, mais réelle sur les espaces publics de la

ville. Des bibliothèques investissent les marchés. La BM de Dunkerque a monté un partenariat avec

un théâtre et tient une permanence dans le bar du théâtre. La bibliothèque municipale de Lyon a

organisé un très beau projet, appelé Démocratie, dans lequel le point d’orgue de l’événement, un

forum, se situait sur des places publiques, dans la rue, où y étaient organisés des ateliers, des

conférences, des présentations... Pendant les Nuits debouts, la bibliodebout investissait les places

publiques et continue de le faire, dans certains endroits, quand la contestation-elle s’est éteinte.

Aller sur la place publique, qu’elle soit physique ou virtuelle, c’est renverser les perspectives. C'est

dire que la bibliothèque est au service du peuple, là où sont les habitants, pas en un lieu qui est

parfois peu rassurant et renvoie parfois à un sentiment fort d’illégitimité. Alors comment renverser

cette perspective ? Je voudrais parler ici de la bibliothèque participante.

La bibliothèque participante est le renversement de la bibliothèque participative. Pour nombre de

bibliothécaires aujourd’hui, il suffirait de proposer des actions participatives pour que le public afflue

à nouveau dans nos espaces. Au-delà du fait qu’on ne fait de participation pour accroitre ses

statistiques sous risque d’en rester au barreau manipulation de l’échelle de la participation de Sherry

Arnstein, c’est à mon sens prendre les choses à l’envers.

Plutôt que de chercher à créer une bibliothèque participative, nous pourrions penser plutôt des

bibliothèques participantes, qui s’intègrent pleinement dans les projets culturels ou non de leurs

territoires. Je prends un exemple que j’utilise souvent. Si dans votre ville, il y a une association de

cirque qui propose annuellement un spectacle. Vous pouvez attendre les affiches du spectacle, pour

en découvrir le thème (disons la savane) et faire une sélection d’ouvrages sur ce thème, sélection

mise à disposition du public qui vient à la bibliothèque, ou d’un public plus large via les réseaux

sociaux numériques et votre site web. Pourquoi ne pas penser les choses en amont, et se rapprocher

de l’association de cirque pour accompagner d’un point de vue documentaire le projet tout au long

de l’année et de la création du spectacle ? La fonction documentaire du bibliothécaire prendrait alors

un double sens : intégrée dans un projet local en accompagnement aux acteurs locaux et réinjectée

dans les collections et leur valorisation en direction de publics plus habituels. C’est ce qu’on appelle

le bibliothécaire embarqué ou intégré (Embedded librarian). Cela me semble une piste à suivre, qui

implique de faire corps avec son territoire.

Cependant, quand j’interroge les bibliothécaires sur leurs réseaux, ils citent rarement les habitants

eux-mêmes, quand je leur demande s’ils vivent dans la ville ou le quartier où ils travaillent, 75% me

signalent ne pas être habitants du territoire. Or si nous voulons vraiment servir la communauté, nous

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devons interroger ce qui nous lie à elle, les conditions de la fraternité, de la reconnaissance entre non

pas eux (les publics) et nous (les bibliothécaires) mais au sein de la communauté que nous formons :

habitants ou citoyens d’un territoire.

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Sociabilité

J’en viens donc à mon dernier point, celui de la sociabilité. Nous nous demandions comment faciliter

l’empowerment des habitants, leur reconnaissance comme citoyen. Je fais l’hypothèse que cela

passe par un travail sur la sociabilité, entendue en plusieurs sens.

La bibliothèque a un rôle social. Elle joue un rôle dans la construction du lien social. Il n’y a de

société, que s’il y a un lien et une reconnaissance mutuelle des individus de la société, c’est ce qu’on

appelle la solidarité sociale. Or cette reconnaissance mutuelle, cette solidarité, construit son socle

notamment sur une identité partagée, en l’occurrence dans une société sur ce qu’on appelle, ou ce

qu’on appelait avec que Sarkozy en donne une représentation négative, l’identité nationale. Les

bibliothèques en tant que gardiennes de la mémoire, conservatrices de tout ce que la nation produit

(par le dépôt légal), de tout ce qu’elle utilise pour se penser (fonds anciens), les bibliothèques

participent de la possibilité d’un lien social dans une nation.

Sociabilité directe

Mais la bibliothèque a également une fonction que j’appellerai de sociabilité directe. La bibliothèque,

tout comme l’école, mêle dans son espace des publics variés, tous mus par leur volonté d’apprendre,

de se construire ou de se délasser. Cette fonction sociale de la bibliothèque repose sur la notion de

mixité sociale, avec une conscience assez forte des bibliothécaires que cette mixité est plutôt un

principe qu’une réalité, pour deux raisons : la première est que la diversité dans les bibliothèques

n’est pas aussi importante qu’on le souhaiterait, et la seconde que la rencontre entre les différents

groupes socio-culturels dans la bibliothèque n’est pas si évidente. Certaines bibliothèques travaillent

beaucoup à faire se rencontrer les différents groupes sociaux qui la fréquentent. Je prends deux

exemples.

Le premier est celui de la BM de Montreuil. J’ai assisté, il y quelques semaines à une présentation de

son directeur de leur travail approfondi sur l’accueil des migrants. La bibliothèque a des partenariats

avec les associations locales d’accompagnement des migrants et notamment tout autour d’ateliers

linguistiques. Mais il tenait à cœur de la bibliothèque d’organiser des temps où les migrants ne sont

pas seulement les uns avec les autres, mais trouvent leur place dans la communauté par leur

fréquentation avec d’autres. Au moment du salon de l’agriculture, la bibliothèque mène deux actions

distinctes, d’une part l’organisation d’une rencontre-débat avec un agriculteur, en général qui fait de

l’agriculture bio ou alternative. En gros, un sujet qui va amener à la bibliothèque des publics d’un

certain niveau de vie. Et d’autre part un travail dans les ateliers linguistiques avec les migrants autour

de cette rencontre pour que les participants élaborent des questions à poser pendant la rencontre. A

noter que certains de ces migrants étaient agriculteurs dans leurs pays. Le jour de la rencontre ce

sont donc ces deux publics qui sont ensemble dans la salle, qui posent des questions, ce qui joue

beaucoup sur le sentiment de reconnaissance et d’appropriation de ces nouveaux publics que sont es

migrants, mais aussi sur l’inter-connaissance par les deux groupes sociaux.

Cet exemple est révélateur de la manière dont la bibliothèque peut interroger sa capacité à

véritablement inclure le public dans ses préoccupations, non pas en tant qu’usager, mais en tant

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qu’habitant partageant un même projet commun dans une société démocratique. L’inclusion peut

prendre plusieurs formes : présence de collections dédiées, mise en visibilité des publics, notamment

des minorités… Si l’inclusion me parait une approche préférable à celle de l’intégration, qui est

toujours du côté d’une certaine domination, elle serait très réductrice si elle se posait comme une

pure question de visibilité, de communication, sans un travail poussé sur ce que chacun peut amener

de savoirs à la communauté. Une réflexion forte sur les savoirs des habitants : savoirs pratiques,

manuels, maternels, professionnels, d’usage, permettrait de les mobiliser et de donner visibilité à ces

publics par une légitimation de leurs points de vue sur la société, par point de vue je parle ici plutôt

d’un point géographique ou cartographique, que d’un contenu.

J’en viens à mon deuxième exemple. La BM de Languidic, en Bretagne en zone rurale, a développé un

nouveau service d’échanges de savoir au sein de la communauté des habitants. La bibliothèque a

créé un compte sur Steeple, une plateforme d’échange, et a pris en charge de favoriser la rencontre

des habitants via la connaissance ou la compétence. En d’autres termes, si j’habitais à Languidic, je

pourrais m’inscrire sur la plateforme de la bibliothèque et dire : Je sais tricoter, et je voudrais

apprendre l’arabe. Quelqu’un d’autre y annoncerait : je sais parler arabe et je voudrais savoir faire du

pain. Une troisième dirait : je sais bien cuisiner et je voudrais savoir faire des pompons. La plateforme

permet alors que je propose mes compétences de tricoteuse à la 3ème personne, qui proposera ses

compétences de cuisinière à la seconde, qui me proposera de m’apprendre l’arabe. Ce que je trouve

fascinant dans cet exemple, c’est que la bibliothèque a fait de la sociabilité sa mission, mais sans

mettre de côté la notion de connaissance. D’autres bibliothèques organisent des foires aux savoirs,

comme à la BM de Vaise, réseau de Lyon, mais de manière plus ponctuelle. Le cas de Languidic, qui

existe également à la BM de Lyon sous une forme plus manuelle avec des panneaux d’affichage, est

intéressant car ce n’est pas un événement, mais bien un service pérenne. Je reviendrais à la fin de

cette partie sur l’importance de ce critère dans la création du lien social et dans l’empowerment de

tous les citoyens.

Solidarité

Mais avant cela, je voudrais parler d’une autre fonction sociale de la bibliothèque, liée à la notion de

solidarité et donc à l’idée que la bibliothèque est aussi une porte d’entrée dans la société et la

nation. De fait, la bibliothèque travaille à l’intégration ou à l’inclusion de publics qui sont en marge

de la société. L’autoformation en bibliothèque est emblématique de ce type de services dédiés à la

possibilité pour l’individu de retrouver sa place dans la société. Cette fonction est exacerbée en

temps de crise : aide à la recherche d’emploi, formation à la rédaction de CV, mais aussi aide à la

maîtrise du français… La BM de Martigues a mis en place un service, basé sur la notion de solidarité,

tout à fait originale. Ils proposent une fringothèque. Les personnes peuvent venir chercher des

vêtements, notamment lorsqu’ils ont des entretiens à passer.

Si tous ces exemples sont légitimes et pires nécessaires, il n’en reste pas moins vrai qu’il faille

questionner cette notion de solidarité et faire attention. La solidarité implique normalement un

double mouvement : chacun est solidaire de l’autre. La solidarité n’est ni la compassion, ni la charité.

C’est un lien d’engagement et de dépendance réciproque. Il me semble qu’il faut prêter attention à

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ce que la solidarité en bibliothèque favorise la reconnaissance de cette dépendance réciproque et ne

soit : ni dépendance exclusive : des plus pauvres envers les plus riches par exemple, ni obligation

d’un engagement dans la conception sociale de celui qui donne, prête… En d’autres termes,

l’autoformation par exemple peut vite relever d’une fonction sociale de la bibliothèque qui repose

sur l’idée que la solidarité sociale ne peut s’exercer que sur des individus jouant le jeu de la société :

recherchant du travail, parlant la même langue, etc.

Aux Pays-Bas, il a été sorti il y a quelques années des textes des bibliothèques la notion de citoyen

pour la remplacer par celle d’individus. La bibliothèque ne forme plus des citoyens, mais des

individus qui vont chercher leur place dans la société, une société capitaliste, de marché… Tournée

vers l’individu, la bibliothèque favorise alors une fonction sociale, qui ne relève plus ni de

l’émancipation, ni du collectif. Attention, comme je l’ai dit les services d’autoformation sont à la fois

légitimes et nécessaires, mais la solidarité implique plus que cela, elle implique que nous ayons une

interdépendance et que nous la reconnaissions.

Se pose alors la question de la place de la parole des plus démunis dans l’espace de la bibliothèque.

Je prends un autre exemple : la Bibliothèque du Bachut, à Lyon, est une bibliothèque qui reçoit

énormément de SDF. Comme déjà dit, ils ne sentent pas toujours bon. Certains ont des

comportements inattendus. Leur usage de la bibliothèque n’était pas standard. Bref, un conflit s’est

vite créé avec les usagers qui se considéraient plus légitimes. Pour recreer du lien social et de la

solidarité entre ces publics, la bibliothèque a fait un immense travail avec les SDF pour leur faire

raconter leurs parcours, en faire un livre et une exposition. Non seulement la narration de ces

parcours a facilité la réhumanisation des SDF dans les yeux de leurs concitoyens, mais elle a surtout

montré l’étendue de ce que ce public avait en vérité de connaissances à partager, connaissances tout

à fait légitimes en bibliothèques. La reconnaissance marche sur à la fois l’appréciation d’une

identité : je me reconnais dans l’autre et lui en moi, et sur la certitude d’une solidarité effective, d’un

apport identique que nous pouvons porter à l’évolution de la société.

Sur cette question de la reconnaissance et de l’identité, je voudrais m’arrêter rapidement sur ce que

Lordon, philosophe français, appelle les affects de la politique. S’inspirant de Spinoza, il développe

l’idée qu’une lutte médiatique est à mener pour faire voir, entendre et sentir les histoires qui ne sont

jamais médiatisées, et qui sont susceptibles par les images qu’elles créent de favoriser une action

politique de ceux qui vont les recevoir. Laisser les médias avoir toute la main sur les images, c’est

abandonner à des médias dont on ne doute pas de leur vision du monde, toute capacité à créer de

l’action politique. Je me demande si la bibliothèque n’a pas un rôle à jouer dans la création des

affects et des images autres, parce que les bibliothèques sont présentes au cœur des communautés,

dans le quotidien parfois merveilleux et parfois dramatique des habitants. En investissant leur

capacité à produire du contenu en lien avec les habitants, les bibliothèques se positionnent peut-être

comme non pas de nouveaux médias, mais comme expérimentant une nouvelle facette de leur

rapport au savoir et donc au pouvoir. Je prends un autre exemple, celui de BU de Boulogne sur mer,

cote d’opale, qui a travaillé sur l’accueil des réfugiés au travers d’une exposition conçue avec des

chercheurs et des associations et qui a reconstruit dans ses locaux une cabane de tôle telles qu’elles

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sont dans la jungle de calais. On retrouve dans cet exemple la volonté de donner à voir et donner à

sentir pour que la solidarité se créée, mais cet exemple me permet aussi de rebondir sur un dernier

point, celui de l’hospitalité.

En temps d’accueil massif de réfugiés en France, et dans nombre d’autres pays, cette question se

retrouve plus que jamais importante. Les bibliothèques qui sont des lieux d’accueil, sont-elles

hospitalières ? On peut réduire cette question à celle de la convivialité et se satisfaire de faire de

beaux lieux, agréables, comme à la maison pour se dire accueillant. C’est vrai, cela joue

certainement. Cependant cela ne me parait pas suffisant. Offrir l’hospitalité, c’est ouvrir sa maison à

l’autre, c’est l’intégrer dans sa famille, dans sa communauté. C’est donner à l’autre une place

centrale dans son monde. Ce n’est pas disparaitre pour laisser chacun se trouver une place, c’est bien

au contraire re-manifester que le lien social se conjugue en collectif en termes de solidarité, de

sociabilité et de faire société. Je n’ai pas encore travaillé de manière approfondi cette notion

d’hospitalité, mais il me semble l’avoir déjà approché à partir d’une autre notion, qui est celle

d’événement et que je relie donc à mon exemple de Languidic, dont je salue au contraire le caractère

pérenne de la mise en visibilité des publics.

J’ai déjà tenu ce discours au sujet des bibliothèques vivantes, mais il me semble que cette question

de l’événementiel est générale aux services de la bibliothèque. L’inclusion des publics, pour plus de

lien social, ne peut se satisfaire d’être événementielle. En faisant apparaitre pour un unique instant

ces citoyens invisibles, qui re-disparaissent ensuite, on court le risque de condamner ces individus à

une nouvelle forme d’existence politique (au sens de vie en commun dans la cité) qui serait

événementielle, voire spectaculaire. Faire de ceux qui émargent au silence les rois de la fête pendant

deux heures peut être certes considéré comme le fameux battement d’ailes du papillon, prélude à de

rencontres, idées, pensées qui vont créer de nouvelles situations politiques, mais c’est là à la fois

laisser faire le destin et parier sur l’avenir. Les bibliothèques en tant qu’institution devraient garantir

à chacun leur apparition, non événementielle, mais pérenne dans l’espace public.

Comme le dit Etienne Tassin, « La politique relève de l’action, l’action est manifestation, la

manifestation est apparition des acteurs et l’apparition des acteurs révélation de ce qui est en jeu

dans toute vie collective : une existence apparaissant à tous et dessinant par ses actions l’espace de

cette apparence qu’il revient aux institutions et aux autorités légitimes de garantir et aux citoyens

d’actualiser. » (Etienne Tassin , p 203).

C’est donc là que se joue le glissement de la lutte contre l’exclusion à l’inclusion, de la cohabitation à

la solidarité, de l’accueil à l’hospitalité, en allant vers une apparition permanente, établie, qui ne se

fasse pas par à-coups.

Aller au bout de la réflexion implique à mon sens également un travail fort à mener sur la restitution

des ateliers, événements, activités. Ainsi, la Bibliothèque municipale de Lyon a notamment

développé pour son projet Démocratie une webradio, redistribuant ainsi les apports des habitants

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dans l’espace public internet. Par la restitution, la participation des habitants aux événements est

replacée au sein du processus d’émancipation. La boucle est bouclée.

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CONCLUSION : Il est temps de conclure.

Il me semble que, plus que jamais, les bibliothèques doivent assumer leur rôle social et politique,

d’acteur de la démocratie, de lieu démocratique et de lieu où expérimenter des formes

démocratiques.

La bibliothèque n’est pas une utopie, mais elle crée des utopies. Elle permet à chacun et chacune,

mais aussi collectivement de créer de nouveaux chemins, inattendus, pour penser des avenirs

partagés.

Pour résumer, la bibliothèque est fabrique d’égalité, fabrique d’utopie, fabrique d’émotion et

fabrique d’expérimentation.

Alors, si avec cela, nous ne parvenons pas à changer le monde…

….

Merci !