Bécon-les-Bruyères existe : il s’agit d'un quartier de...
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Bécon-les-Bruyères existe : il s’agit d'un
quartier de Courbevoie, ville située non
loin du quartier des affaires de la
Défense, à l'ouest de Paris. Le nom fut
longtemps utilisé dans la langue argotique
pour désigner un lieu comparable à
Trifouillis-les-Oies, lieu quelque peu égaré
sur la carte, donc. En tout état de cause,
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c’est là que Michel Legrand voit le jour, le
24 février 1932.
Parlons de vos débuts. On vous présente
souvent comme un surdoué...
Non, ce n'est pas aussi simple que cela.
Quand j'étais petit garçon, je m'ennuyais
beaucoup. Mon père n'était pas à la
maison. Il a quitté ma mère quand j'avais 3
ans. Ma soeur aînée allait à l'école, ma
mère travaillait, j'étais donc souvent tout
seul. Timide et très peureux. Je rejetais
le monde des enfants, ses coups de bâton,
sa cruauté. Je détestais aussi le monde
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des adultes, ces êtres qui se permettaient
de donner des ordres toute la journée. Si
bien que, pour lutter contre tous ces
petits drames de l'enfance, je me suis
trouvé un ami : le piano que mon père,
musicien, avait laissé dans l'appartement.
Comment avez-vous appris à jouer ?
En écoutant la radio, à partir de 3 ans.
J'entendais une chansonnette et hop ! je
cherchais la mélodie sur le clavier.
D'instinct, j'ai compris beaucoup de
choses. Si bien qu'à 5 ans j'étais déjà
assez avancé. Ma mère m'a alors proposé
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de suivre les conseils d'une répétitrice,
une vieille fille adorable.
Sa sœur, Christiane, l’a précédé de deux
ans : chanteuse, elle sera membre des
Double-Six et des Swingle Singers, avant
de prêter sa voix aux musiques de son
frère, dans trois films de Jacques Demy.
Sa mère, Marcelle der Mikaelian, grande
bourgeoise arménienne, est la sœur de
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Jacques Hélian (chef de l’orchestre le plus
réputé de l’après-guerre, issu de la troupe
de Ray Ventura et ses Collégiens). En
1929, elle épouse le musicien Raymond
Legrand (élève de Gabriel Fauré, et
compositeur de nombreuses musiques de
films, dont Mademoiselle Swing, il est
entré dans l’histoire grâce à sa
collaboration à la comédie musicale Irma la
douce). Mais, dès 1935, le mari abandonne
le domicile conjugal, et le divorce est
consommé en 1946.
Dès sa petite enfance, le meilleur ami de
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Michel est le vieux piano abandonné par
son père. Son entrée au Conservatoire
National Supérieur de Musique de Paris en
1942 (et, donc, sur dérogation, puisqu’il
n’est alors âgé que de neuf ans) n’est
certes pas une surprise, mais bien une
découverte extatique : il sera musicien.
Vous êtes issu d'une famille de
musiciens…
Oui et non. Si mon père, Raymond Legrand,
était chef d'orchestre, je ne l'ai pas
vraiment connu : il a quitté ma mère quand
j'avais 3 ans. Mon grand-père paternel
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était concierge et mon grand-père
maternel, représentant en pharmacie ! Le
concierge interdisait à son fils de faire de
la musique, c'était un métier inutile. Mon
père se cachait pour faire du piano…
Comment vous est venue la vocation ?
Je ne sais pas. J'ai su très tôt ce que je
voulais. Quand mon père s'est tiré, il a
laissé un piano chez nous. Je refusais le
monde des enfants, je ne voulais pas aller
à l'école… J'étais brillant, mais je n'étais
pas grand. Moi, le petit, je prenais les
coups. Je détestais la cruauté du monde
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des gosses, l'école me faisait peur. Le
monde des adultes, c'était guère mieux :
couche-toi, mange ta soupe, tais-toi !
J'étais élevé par ma mère et ma grand-
mère. Je suis devenu solitaire. Il me
restait le piano. J'y passais mes journées.
J'écoutais la radio, je séchais les cours…
Vous avez pris des cours de piano ?
Oui, avec une vieille fille qui me tapait sur
les doigts avec une règle ! Puis, à 7 ans,
j'ai eu une répétitrice qui travaillait avec
Lucette Descaves… C'était la guerre.
Quel souvenir en avez-vous ?
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Un magma. Quand on est un enfant, on n'a
pas peur. La guerre, pour moi, c'était un
jeu, qui faisait partie de la vie. Quand les
Américains sont arrivés en 1944, j'étais
en Normandie. Je suis allé au-devant
d'eux, et, du haut de mes 12 ans, je les ai
observés. Je vois un véhicule arriver, un
soldat qui émerge et toc, décapité ! Je
n'ai entendu le bruit du canon que plus
tard, avec un décalage. Quel souvenir ! Les
Stukas faisaient des cartons sur les
réfugiés…
Quelle musique écoutiez-vous, alors ?
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Le Hot Club de France, Django Reinhardt,
et mon père, qui passait à la radio tous les
jours. Il gagnait beaucoup d'argent, il s'en
foutait de ses enfants. Je l'ai vu une seule
fois pendant la guerre : il m'a invité à
déjeuner, avec ma soeur, place Saint-
Augustin, au Cercle aryen. Il n'y avait que
des officiers allemands et des collabos. Il
m'a parlé de l'Allemagne, pays sublime.
J'étais un peu étonné vu que chez nous, on
écoutait Radio Londres. A la Libération,
mon père a été jugé et a écopé de
quelques mois d'interdiction de travailler.
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Quand êtes-vous entré au Conservatoire
de Paris ?
Pas immédiatement, j'étais trop jeune. On
m'a présenté à un grand professeur,
Lucette Descaves. Elle m'a tout de suite
pris comme élève. Tous les jeudis, elle
faisait des réunions d'enfants musiciens
chez elle, place Saint-Georges, à Paris, et
je suis vite devenu son chouchou. Dès
qu'un autre enfant butait sur un passage,
elle me demandait de le jouer : " Allez,
mon p'tit Michel, tu peux nous faire ça ? "
Et je m'exécutais. Puis, un jour, elle me
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dit : " Mon p'tit, je suis nommée au
Conservatoire en classe de solfège, tu
viens avec moi. " J'avais 9 ans. Je passe
l'examen d'entrée, c'était dans la salle
Berlioz, une grande salle très
impressionnante. Une ambiance solennelle,
pesante. L'exercice était une dictée
musicale. Un morceau était joué du début
à la fin, puis repris lentement, note à note.
Je ne connaissais pas les règles du jeu et
j'ai rendu ma copie immédiatement, sans
attendre que le morceau soit repris. Je me
suis levé devant tout le monde et je suis
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parti. Ça a fait un drôle d'effet ! J'ai
intégré la classe de solfège et, à la fin de
l'année, j'ai eu ma première médaille.
C'est alors que Lucette Descaves me dit :
" Mon p'tit, je passe en classe de piano
préparatoire, tu viens avec moi. " Nouveau
coup du sort !
Vous étiez comme un poisson dans
l'eau...
Oui, c'est exactement ça ! Moi qui
détestais la vie, quand je suis entré pour
la première fois au Conservatoire, j'ai
franchi le seuil d'un monde magique, où il
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n'était plus question que de musique : le
bonheur ! Dans les couloirs, j'entendais
des cornistes, des trompettistes, des
harpes, des violons ! Je voulais tout voir,
tout apprendre. J'ai tâté de tous les
instruments, d'ailleurs. Piano mis à part,
j'en joue comme un sagouin, mais j'en
connais assez bien les différentes règles
pour écrire comme il faut. Finalement, je
suis resté au Conservatoire jusqu'à l'âge
de 20 ans et j'ai fait à peu près toutes les
classes possibles. J'ai même fait celle de
Nadia Boulanger, mais, là, je n'ai pas eu le
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premier prix.
Ah bon ? Pourquoi ?
Nadia Boulanger était sans doute le
professeur de musique le plus respecté au
monde. Elle faisait ce qu'elle voulait et
régnait sur les jurys. Si bien que,
lorsqu'elle voulait garder un élève dans sa
classe, il lui suffisait, en fin d'année, de
prétendre qu'il n'était pas bon et qu'elle
devait le garder. Ceux qui avaient leurs
prix étaient les mauvais. Elle m'aimait
beaucoup : elle m'a ainsi retenu sept ans
dans sa classe ! Elle était très dure et
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très exigeante.
Qu'avez-vous appris avec elle ?
L'essence de la musique, mais aussi la
philosophie, la poésie, l'art en général.
Dans notre classe, on recevait les
nouvelles oeuvres de Stravinsky, qui était
très ami avec elle. Les partitions étaient
encore à l'état de manuscrit. On les
copiait et on les jouait à trois ou quatre
pianos, bien avant que le monde musical ne
les découvre. C'était magique. Après le
Conservatoire, elle a voulu que je continue
à travailler avec elle. Certains élèves
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vivaient chez elle, mais moi, je ne le
souhaitais pas. Elle organisait aussi des
dîners les dimanches soir chez elle et
m'invitait à jouer à la fin du repas. Quand
j'étais énervé, je jouais... du jazz ! Elle
détestait ça et me faisait ses yeux
mitraillettes.
Par la suite, qu'a-t-elle pensé de votre
carrière ?
Elle ne me parlait jamais de ma musique,
alors j'imagine qu'elle n'appréciait pas le
tournant qu'avait pris ma carrière. Selon
elle, j'aurais dû écrire de la musique "
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sérieuse ". Le reste ne comptait pas. A la
fin de sa vie, elle est venue entendre à
l'Opéra de Monte-Carlo (elle était "
maître de chapelle " du prince de Monaco
!) un ballet que j'avais écrit pour Gene
Kelly. A la suite de quoi elle m'a envoyé
une lettre où elle disait : " Tu sais, je me
suis peut-être trompée, ce que tu fais est
formidable. "
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Après sept années de formation auprès
des plus émérites pédagogues (dont Nadia
Boulanger, professeur de George
Gerswhin, Quincy Jones, ou Pierre Henry),
le jeune homme achève son cursus, riche
d’une foultitude de premiers prix.
En 1945, la Libération s’applique à tous les
secteurs de l’existence, musique y
compris, et c’est pour Michel l’occasion de
découvrir le jazz, lors d’un concert du
trompettiste Dizzy Gillespie. Praticien
d’une douzaine d’instruments, il est
introduit par son père (avec lequel ils se
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fréquentent de nouveau) dans l’univers de
la chanson de variété, et débute une
carrière d’accompagnateur : Catherine
Sauvage, Zizi Jeanmaire, ou Henri
Salvador, bénéficient de ses prestations.
Comment êtes-vous passé, au début des
années 1950, du Conservatoire aux clubs
de jazz de Saint-Germain?
Comme je l'ai toujours fait: en associant
mon éclectisme à mon esprit provocateur.
En 1945, j'assistais à un concert de Dizzy
Gillespie. Ce fut une claque, un coup de
tonnerre. Je ne comprenais rien à ce que
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j'entendais. Pendant l'Occupation, le jazz
avait été interdit en France et voilà, tout
d'un coup, cet orchestre de be-bop
extraordinaire qui, en un soir,
révolutionnait totalement ma façon de
concevoir la musique. Le lendemain, j'ai
acheté mon premier album de jazz. La nuit,
j'ai commencé à traîner dans les clubs de
Saint-Germain
C'est là que vous avez rencontré Miles
Davis...
Il s'y produisait avec son quintette. Il
m'avait remarqué, car j'allais l'écouter
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tous les soirs. Il voyait ce petit jeune, au
premier rang, les oreilles grandes
ouvertes, en train de boire chacune des
notes qu'il jouait. Une nuit, je l'ai
approché pour lui dire mon admiration.
Sept ans plus tard, en 1958, nous
enregistrions un disque, Legrand Jazz, à
New York, avec John Coltrane et Bill
Evans. C'est avec moi, d'ailleurs, que Miles
Davis a réalisé son dernier album, en 1991,
la bande originale du film Dingo
Comment le jazz a-t-il influencé les
cinéastes de la Nouvelle Vague?
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Jacques Demy, Louis Malle, Jean-Luc
Godard et les autres... ils voulaient tous
changer le cinéma et travailler avec des
gens nouveaux. La musique de jazz collait
merveilleusement à leurs films. Privé d'un
repère mélodique précis, le spectateur ne
pouvait pas anticiper l'évolution de la
musique: les personnages devenaient ainsi
plus imprévisibles, plus mystérieux. Ils
étaient nombreux à fréquenter les clubs
de Saint-Germain. Je pense à Roger
Vadim, qui fit appel à Thelonious Monk
pour la musique de ses Liaisons
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dangereuses, ou à Marcel Carné, qui
décrivit cette atmosphère dans Les
Tricheurs, avec des musiques de Dizzy
Gillespie, Oscar Peterson et Stan Getz.
J'ai moi-même inséré du jazz dans Les
Parapluies de Cherbourg ou Les
Demoiselles de Rochefort
En 1954, la compagnie américaine Columbia
lui passe commande d’un album
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d’adaptations de rengaines françaises sous
une couleur jazz : l’album I Love Paris se
vend à huit millions d’exemplaires, et la
carrière du musicien est désormais lancée
à l’échelle planétaire. Maurice Chevalier,
qui vient de l’engager comme directeur
musical, lui permet alors de découvrir
l’Amérique.
Comment vous êtes-vous fait connaître ?
J'accompagnais donc mes petits chanteurs
et le téléphone arabe a fonctionné : Henri
Salvador cherchait un pianiste, il m'a
convoqué, fait passer une audition et m'a
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engagé sur-le-champ. J'ai aussi travaillé
pour Maurice Chevalier et, de fil en
aiguille, je suis devenu arrangeur pour
Philips, participant à des dizaines d'albums
de variétés. Au bout de quelque temps, on
m'a proposé de faire un disque
d'orchestre sous mon nom. J'ai dit oui
tout de suite. C'était un projet destiné
aux Américains, qui voulaient une musique
d'ambiance sur Paris. J'y suis allé à fond
dans le délire orchestral ! J'ai touché 200
dollars seulement - pas de royalties sur les
ventes, c'était le deal. Et puis la maison de
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disques américaine a vendu I Love Paris à
plusieurs centaines de milliers
d'exemplaires ! Alors on m'a dit : " Ce
disque ne nous a rien coûté, il a bien
marché, faites ce que vous voulez, on vous
l'offre. " J'ai répondu : " Banco ! Je veux
faire un disque de jazz avec Miles Davis,
John Coltrane et Bill Evans. " Tous les
grands de l'époque. Et ils m'ont laissé
faire !
Vous avez alors enregistré Legrand
Jazz. Comment cela s'est-il passé ?
A l'époque, Miles Davis régnait sur le jazz
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à New York. Son producteur, Teo Macero,
nous avait aidés à réunir les musiciens,
mais il fallait avoir l'assentiment du
maître. On m'avait prévenu : " Miles va te
dire oui pour une séance et puis il va
arriver un quart d'heure en retard, il va
ouvrir la porte du studio, il va écouter
pendant que tu répètes avec l'orchestre.
Si ça lui plaît, il entre, il s'assied, il va
jouer. Si ça ne lui plaît pas, il referme la
porte et tu ne le reverras jamais. " Moi, je
tremblais d'avance, je n'avais que 26 ans...
Et tout s'est déroulé comme on me l'avait
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annoncé : Miles a écouté et Miles est
entré. Il est allé à sa place, il s'est assis, il
a sorti sa trompette et il a joué. Et il m'a
donné une belle leçon. A la première prise,
il me dit : " Ça te plaît, la manière dont j'ai
joué ? " J'étais stupéfié par sa question.
J'ai dit : " Miles, ce n'est pas à moi de
vous dire comment jouer, tout de même ! "
Alors il m'a répondu, avec sa fameuse voix
caverneuse et son regard profond : " Si,
si, c'est ta musique, il faut que tu dises
exactement ce que tu souhaites à tout le
monde, moi compris. " Je n'ai jamais oublié
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: si Miles me disait ça, cela voulait dire que
personne ne pouvait jamais décider à ma
place pour ma musique.
En 1955, il compose la musique du film
d’Henri Verneuil, Les Amants du Tage : on
peut considérer cette partition comme un
galop d’essai.
La légende se construit grâce à
l’enregistrement de plusieurs albums
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(Holiday in Rome en 1955, Michel Legrand
Plays Cole Porter en 1957, Legrand in Rio
en 1958). C’est durant cette période, et
sous le pseudonyme de Big Mike (proposé
par Jean Cocteau), qu’il participe avec
Boris Vian à la composition des premiers
rocks en langue française. Henri Salvador
(sous le nom d’Henri Cording - jeu de mots
laids - ) hurle alors à n’en plus finir le «
Blouse du dentiste ».
Une participation au festival de la
jeunesse et des étudiants, se déroulant en
U.R.S.S., lui permet également de
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rencontrer un jeune mannequin français
qu’il épouse, et avec laquelle il a trois
enfants (l’une de ses filles est Eugénie
Angot, championne d’équitation de
renommée internationale, qui a représenté
la France aux Jeux Olympiques d’Athènes
de 2004).
En 1958, un nouveau voyage aux Etats-Unis
est l’occasion de mirifiques sessions :
l’album Legrand Jazz rassemble Bill Evans,
Ben Webster, Miles Davis, Art Farmer, ou
John Coltrane.
A quel moment situez-vous vos débuts
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dans la musique de film ?
Dans les années 50, j’ai travaillé
sporadiquement avec Pierre Chenal Ou
Henri Verneuil… Mais le vrai début, c’est le
documentaire de François Reichenbach,
L’Amérique insolite, monté par Chris
Marker, où la musique était capitale,
puisqu’il n’y avait presque pas de voix off
ni de dialogue. Grâce à L’Amérique insolite,
les metteurs en scène de la Nouvelle
Vague m’ont découvert. Rapidement, avec
Godard, Demy, Truffaut, Varda, Delerue,
on a formé une famille, un collectif de
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création. On se retrouvait au bureau des
Cahiers du cinéma, autour de Doniol-
Valcroze. Souvent, les metteurs en scène
commençaient à tourner sans être certains
de pouvoir terminer leur film ! On a passé
quelques années à travailler dans
l’enthousiasme et la liberté, sans aucun
sens de la logistique ni du commerce. On
avait vraiment le sentiment de repartir à
zéro.
Vous étiez estampillé « compositeur
Nouvelle Vague » même si,
paradoxalement vous collaboriez
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parallèlement avec Marcel Carné, Yves
Allégret, Gilles Grangier…
En fait, j’étais un jeune mec associé à la
marée montante du cinéma. Du coup, des
metteurs en scène plus âgés avaient aussi
envie de travailler avec moi. Evidemment,
de par mon âge et ma sensibilité, j’étais
plus proche des gens de la Nouvelle vague.
Mais, en même temps, j’adorais Gilles
Grangier, un bonhomme adorable, très titi
parisien. Quand j’annonçais aux copains
des Cahiers que je composais la musique du
Cave se rebiffe, je me faisais insulter : «
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Arrête tes conneries ! Tu déchois, espèce
de traître ! (rires) »
Dès 1960, Michel Legrand devient le
compositeur attitré des cinéastes de la
Nouvelle Vague : il compose pour Jean-Luc
Godard (Une Femme est une Femme avec
Anna Karina en 1961, mais également La
Chinoise et Bande à part), Agnès Varda
(Cléo de 5 à 7, dans lequel Legrand incarne
le rôle de Bob, le pianiste), et, surtout,
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entame une collaboration prolifique avec le
mari de cette dernière. Jacques Demy
(Mon Frère Jumeau) et le musicien
écriront en effet en dix films les très
riches heures de la comédie musicale à la
française, en autant d’opéras populaires et
mélodiques : Lola (avec Anouk Aimée dans
le rôle titre, 1968), Les Parapluies de
Cherbourg (Palme d’Or du festival de
Cannes 1964, avec la première utilisation
mondiale des dialogues chantés), Les
Demoiselles de Rochefort (1967), Peau
d’Âne (avec Catherine Deneuve et Jean
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Marais, 1970), ou Trois Places pour le 26
(avec Yves Montand, pour un rôle en
hommage rétrospectif à la carrière du
chanteur, 1988).
Votre rencontre avec Demy semble née
d’un incroyable hasard, comme dans ses
films.
Vous avez raison : à l’origine, c’est Quincy
Jones qui devait écrire la musique de Lola.
Quincy était ravi, il est même venu à
Nantes sur le tournage, avant de rentrer
d’urgence des Etats-Unis, sans plus donner
aucune nouvelle. Si Quincy avait écrit la
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musique de Lola, peut-être Jacques et moi
n’aurions-nous jamais travaillé ensemble.
En tous cas, sur le moment, Demy était
très embêté : dans une séquence, Anouk
Aimée devait interpréter une chanson.
Puisque la musique n’existait pas, elle a
récité les paroles comme un poème, sans
rythme ni tempo. Suite au désistement de
Quincy, Jacques s’est lancé à la recherche
d’un nouveau compositeur. Grâce au
documentaire de Reichenbach, il m’a
contacté. J’ai donc visionné Lola,
entièrement tourné en muet pour des
40
raisons de budget. Assis à côté de moi,
Jacques me disait les dialogues en jouant à
tour de rôle tous les personnages. Je
trouvais ça intrigant, je me disais « Voilà
un metteur en scène étrange qui a fait un
jour l’image et le lendemain le son ! » Le
film était très beau, poétique, avec un
climat particulier dû au CinémaScope noir
et blanc et à la lumière surexposée. Tout
l’univers de Demy était déjà dans Lola. On
s’est mis à travailler ensemble. Le plus dur
a été évidemment la chanson. A priori, cela
relevait de l’impossible ! Il a fallu que je
41
compose à la table de montage, en
adaptant mon écriture au mouvement des
lèvres d’Anouk Aimée. On a passé un
après-midi entier pour une minute trente
de musique ! Ce type d’exploit ne nous
faisait pas peur, nous étions des
débutants pleins d’énergie…
Comment avez-vous mis au point le
concept des Parapluies de Cherbourg ?
Suite à Lola, Jacques m’a apporté un
scénario dialogué, L’Infidélité ou les
parapluies de Cherbourg, qu’il souhaitait
traiter en musical ; c’était un incroyable
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projet où le chant devait se substituer à la
parole, mais avec une dimension réaliste,
proche de la vie quotidienne. Il fallait donc
éviter le côté opératique et les excès de
lyrisme. L’idée était d’avoir un tempo
chanté qui soit le plus près possible de la
parole, avec les mêmes attentes et
précipitations que dans le langage de tous
les jours. J’ai beaucoup tâtonné avant
d’arriver au style voulu. Mes premiers
essais étaient trop alambiqués. Les mois
passaient et je ne trouvais pas… Le déclic
a eu lieu avec la séquence de la bijouterie,
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pour laquelle j’ai ébauché un thème à la
saveur néoclassique : « Nous sommes dans
une situation difficile, Geneviève est
grande et m’aide de son mieux… » Jacques
m’a aussitôt lancé « Michel c’est ça la
couleur ! Le mariage entre la musique et
les mots semble couler de source ! »
C’était comme une bobine de fil : j’avais
trouvé le bout, il ne restait plus qu’à tirer.
Comment s’est déroulé le reste de
l’écriture musicale ?
A partir de là, tout est allé très vite.
Jacques et moi nous sommes vus tous les
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jours, le plus souvent chez lui, rue
Daguerre. A cette étape du film, Jacques
avait déjà en tête sa mise en scène. Il
connaissait son décor, il avait
scrupuleusement exploré chaque recoin de
Cherbourg. Parfois, il me disait : « Là,
Michel, on doit laisser Cassard marcher
dans la pièce avant qu’il n’avoue à madame
Emery son amour pour Geneviève ; là il
faut que tu me laisses le temps de finir
mon travelling ! » Autrement dit, Les
Parapluies de Cherbourg est vraiment une
œuvre non conventionnelle car la musique
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fait partie intégrante de l’écriture
cinématographique.
De quelle façon la profession a-t-elle
accueilli votre projet ?
Ce fut la douche froide ! Pendant un an,
nous avons été voir des producteurs pour
leur présenter le projet. Je me mettais au
piano, en chantant tous les rôles, les
basses, les sopranes… Jacques tournait les
pages. Au bout de quelques minutes, nous
entendions des ronflements dans notre
dos ! Puis on nous reconduisait à la porte
en nous disant « Vous êtes deux garçons
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très sympathiques. Mais dites-vous bien
que les gens n’iront jamais voir un film où
les personnages chantent pendant une
heure et demie ! » L’absence de
références, d’antécédents les effrayait.
On venait les voir avec un projet
totalement original, qui ne ressemblait à
aucun autre. Les Parapluies n’appartenait à
aucune tradition déjà établie. Si on avait
été aux Etats-Unis, les responsables de la
MGM nous auraient dit « Mais ça
ressemble à Chantons sous la pluie ! » Les
décideurs sont étranges : sans exemple
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extérieur, sans référence, ils se bloquent,
ils perdent pied.
Comment la situation s’est-elle
débloquée?
Pierre Lazareff, le patron de France Soir,
nous a présenté une jeune productrice,
Mag Bodard, qui s’est lancée avec
enthousiasme dans l’aventure. Après cela,
nouveau problème : aucun éditeur musical
n’a voulu produire l’enregistrement de la
partition, qui devait être prêt avant le
tournage, puisque le film allait être
entièrement tourné en play-back. A
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l’arrivée, j’ai été contraint de produire
moi-même la musique, avec mon ami
Francis Lemarque. Trente-quatre ans
après, je peux dire que Les Parapluies de
Cherbourg est une œuvre qui s’est faite
contre tout le monde !
Quel souvenir gardez-vous des séances
d’enregistrement ?
A cause des séquences rythmées, j’avais
choisi des chanteurs habitués au jazz :
José Bartel, Danielle Licari, ma sœur
Christiane Legrand… Nous avons d’abord
enregistré le play-back d’orchestre puis,
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dans un second, les voix des chanteurs.
Pendant l’enregistrement des voix, les
comédiens étaient présents en studio.
Catherine Deneuve voyait Danielle Licari
enregistrer son rôle et lui donnait des
indications : « Il me semble que je
prononcerais telle phrase de telle ou telle
manière », de façon qu’après, au tournage,
ça ressemble aussi aux acteurs. Une même
complicité a réuni ma sœur Christiane et
Anne Vernon, toutes deux interprètes de
madame Emery. Une fois les play-back
terminés, nous avons énormément travaillé
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avec les comédiens ». Tous les jours,
pendant un mois, on les a fait répéter pour
qu’ils soient synchrones et qu’on ne perde
pas un seul instant sur le plateau. Ils se
sont investis de façon remarquable. De
toute façon, pendant le tournage à
Cherbourg, j’étais l’œil du synchronisme !
Vous avez déclaré que l’écriture des
Demoiselles de Rochefort vous avait
posé problème. Pourquoi?
C’est très simple : un musicien de cinéma
doit être comme une plaque
photographique sensible. Il lui faut
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impérativement adhérer au contenu du
film, en devenir un élément de l’intérieur.
Avec aussi l’impératif d’être capable de
s’exprimer dans tous les styles possibles,
sans aucune limitation. Le cinéma en
général, et avec Jacques en particulier,
m’a toujours apporté cet avantage : à
chaque film, c’est un jeu, un pari différent.
Les partitions de musicals comme les
Demoiselles, Yentl ou aujourd’hui Le Passe-
muraille, sont conçues dans des esprits qui
n’ont rien à voir les uns avec les autres. Et
à l’intérieur d’un même film, on peut
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travailler dans des directions très variées.
Regardez Peau d’Ane : pour que la féérie
soit là, la couleur de la partition oscille
entre le baroque, le jazz et la pop.
Alors justement, d’où sont venues les
difficultés sur Les Demoiselles ?
Du fait que Jacques voulait une musique
principalement optimiste, euphorisante,
comme un tourbillon de vie. Or, si je suis
dans la vie quelqu’un de joyeux, d’assez
blagueur, la musique qui sort naturellement
de moi est plutôt lyrique, romantique ou
dramatique. Ça n’a donc pas été facile. J’ai
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souffert pour accoucher des thèmes
entraînants et bondissants que Jacques
attendait.
En 1972, dix ans avant la réalisation du
film, vous refusez de travailler sur Une
Chambre en ville, projet que Demy
portait en lui depuis des années. A
quelles motivations correspondaient
cette décision ?
J’ai réagi pour sauver ma peau. Car écrire
et enregistrer la partition d’un musical
entièrement chanté, c’est au minimum une
année de travail. Ça représente un vrai
54
fragment de vie. Quand j’ai lu le scénario
d’Une Chambre en ville, je n’ai eu aucune
envie de lui consacrer un an de mon
existence. Instinctivement, je ne
ressentais pas ce projet. Jacques était un
frère, j’ai voulu être très franc avec lui.
Je lui ai dit que je préférais refuser son
film parce que, à mon sens, certaines
situations s’accommodaient mal au chant.
Si je m’étais forcé à travailler sur Une
Chambre en ville, j’aurais raté mon coup.
Pour bien faire l’amour à une femme, il
faut vraiment l’aimer…
55
La dimension sociale du projet vous a-t-
elle gêné ?
Sans doute… Jacques ne m’apparaissait pas
comme un tribun, avec un discours
politique. Selon moi, il était artificiel de
faire chanter des ouvriers en grève ou des
CRS. Je n’y croyais pas, à tort ou à raison,
et je n’ai pas changé d’avis depuis. Ce
refus a été douloureux pour moi comme
pour lui. De ma part, ce n’était pas une
trahison mais une forme d’honnêteté et de
respect. La preuve : nous nous sommes
retrouvés par la suite.
56
Le côté ludique, « grands enfants », est
aussi important dans votre relation avec
Jacques Demy.
Oui… Avec Jacques, on jouait beaucoup au
train électrique, notamment pendant
l’écriture des Parapluies. C’était notre
récré, on avait chacun notre petite
locomotive. On entrait dans la trentaine
avec la mentalité de deux gosses ! Pareil
avec les avions : Jacques et moi avions
passé notre brevet de pilotage. A partir
de là, on faisait tout les deux des vols
d’escadrille ! (rires)… On tournait au-
57
dessus de la maison de Jacques, à
Noirmoutier, pour signaler à Agnès
(Varda) notre arrivée. Peu après la sortie
de Peau d’Ane, on a fait des piqués sur le
château de Chambord (où Jacques avait
tourné la fin du film), tout en chantant à
tue-tête la grande fugue du générique ! De
toute façon, la part d’enfance est
indispensable à la création. Car écrire est
un écartèlement permanent entre l’instinct
créateur et l’instinct critique. Souvent,
dès que j ai couché trois notes sur le
papier, je me dis « Tu ne vas pas garder
58
ça ! Ce n’est pas assez achevé ! » Et, à mon
avis, l’instinct créateur doit l’emporter. Il
faut créer en se laissant porter de façon
un peu naïve et enfantine, sans trop se
poser des questions d’adulte.
Aprés L’Evénement le plus important…,
en 1973, Jacques Demy va vivre une
longue traversée du désert pendant
pratiquement dix ans. Comment
l’expliquez-vous?
Pour moi, ça demeure un mystère ! Déjà,
dans les années 60, Jacques avait pas mal
galéré pour monter ses films. Mais là, ça
59
devenait très dur : tous ses projets
étaient refusés. On continuait bien sûr à
se voir, on restait la main dans la main. Je
lui parlais de mes projets, j’essayais de
faire le pitre pour qu’il se marre.
Parmi ses projets avortés, quels sont
ceux que vous regrettez
particulièrement ?
Au milieu des années 70, Jacques a failli
réaliser un film intitulé Anouchka. C’est un
projet qui venait d’URSS. Comme à
l’époque les films américains étaient
interdits en Union soviétique, les seuls
60
musicals que le public connaissait étaient
les Parapluies et Les Demoiselles qui
avaient obtenu beaucoup de succès dans
tout les pays de l’Est. Par conséquent, des
producteurs soviétiques ont invité Jacques
à tourner un musical en URSS. Nous
sommes partis tous les deux à Samarkand
pour rencontrer deux auteurs qui voulaient
nous soumettre un sujet. On s’est
retrouvé devant deux petits vieux à
barbiche et lorgnon qui nous ont fait lire
une invraisemblable histoire où deux
fausses sœurs jumelles se font passer
61
l’une pour l’autre ! On y trouvait toutes les
ficelles, tous les câbles du vaudeville le
plus usé !’ On a évidemment refusé. Mais
dans l’avion de Samarkand à Moscou, on a
trouvé un autre sujet, plus ambitieux :
raconter l’histoire d’une équipe de cinéma
française tournant en URSS une version
musicale d’Anna Karénine. L’idée était de
faire interférer le réel et l’imaginaire : ce
qui se passait dans la fiction se passait
également sur le plateau. C’était une sorte
de mise en abyme avec un film dans le film.
Comment ont réagi les Soviétiques ?
62
A Moscou, le ministre du Cinéma était
emballé. On est rentré à Paris. Très
rapidement, la production s’est mise en
route, des acteurs ont été pressentis. J’ai
écrit une vaste partition avec des
chansons et plusieurs ballets.
Malheureusement, le coproducteur
français s’est avéré incapable de réunir la
part française qui représentait 10 % du
budget global ! A cause de ces 10 %, le
film est tombé à l’eau. Anouchka n’a
jamais été tourné et, pourtant, l’œuvre
existe malgré tout, elle a été écrite.
63
Il travaille également avec des metteurs
en scène plus traditionnels, comme Yves
Allégret ou Jacques Deray (La Piscine,
1969), sur des films réjouissants mais
oubliables (Le Cave se Rebiffe), ou en
compagnie de réalisateurs étrangers, dont
Joseph Losey (avec lequel il obtiendra la
Palme d’Or au festival de Cannes 1971,
pour Le Messager).
Parallèlement (le suivi de plusieurs
64
carrières simultanées est une marque de
fabrique chez Legrand), il concourt à
développer dès 1962 la carrière de Claude
Nougaro (« Les Dom Juan », « Le Cinéma
»), et est pourvoyeur de nombreux thèmes
interprétés par Serge Reggiani, Nana
Mouskouri, Yves Montand, ou Liza Minnelli.
En 1957, vous avez travaillé sur « le
Triporteur », avec Darry Cowl, qui était
musicien lui-même !
Oui. Il était pianiste de bar. Il est devenu
comédien grâce à moi.
Vous vous vantez !
65
Non !
Racontez.
Je faisais partie d'une tournée dans toute
la France, avec Robert Lamoureux et
Jacqueline François. Darry Cowl, comme
moi, était accompagnateur au piano.
L'organisateur a l'idée de nous rassembler
pour un numéro à deux. On écrit donc des
musiques ravissantes, très raveliennes.
Puis on passe à Pleyel. Premier soir,
applaudissements polis. Deuxième soir, le
bide. Troisième soir, encore pire. On va
souper chez Robert Lamoureux, qui nous
66
dit : « Ce que vous jouez, c'est magnifique,
mais ça fait chier tout le monde. » Je lui
réponds : « Mon petit Robert, on
t'emmerde ! » Je lui fais remarquer que
son numéro avec son canard sur l'armoire,
c'est pas terrible. Il me dit : « Le prends
pas comme ça. Puisque vous avez des
gueules marrantes, je vais vous monter un
truc comique. » Il nous invente un truc de
clowns, on tombe dans le piano, tout ça.
Nous voilà sur scène en train de faire les
cons. On rigole. Ca marche. Au bout de six
soirs, j'en peux plus. Je commence à
67
changer les répliques. Là, on s'amuse.
Darry se met à intervenir dans le tour de
chant de Lamoureux, et c'est parti pour
lui. Moi, je suis resté avec mon piano.
Dans la veine comique, vous avez aussi
accompagné Dario Moreno…
Il swinguait bien, il était marrant, on a fait
des disques ensemble, il piquait des
colères terribles, mais ça ne faisait rien,
j'avais travaillé avec un phénomène comme
Maurice Chevalier. Celui-ci était radin
comme pas deux. Quand il passait la nuit
avec une fille, il lui donnait un ticket de
68
métro pour rentrer chez elle…
Comment avez-vous géré l'impact
émotionnel d'un projet comme « Legrand
Nougaro » ?
À mon âge, j'ai déjà beaucoup d'amis qui
sont morts. Mais j'ai remarqué que les
gens qu'on aime profondément, quand ils
ne sont pas là ou en voyage, ils sont avec
vous. Et quand ils sont partis pour le grand
voyage, ils sont avec vous aussi. Quand
tout à coup, je chantais le duo avec la voix
de Claude, j'aurai dû m'effondrer mais ce
n'a pas été le cas, il a toujours été là.
69
Enregistrer cet album vous a apaisé
face la perte de votre ami Nougaro ?
Certainement, oui. Mon carnet de
téléphone est rempli de noms et numéros
de mes amis disparus mais je ne les efface
pas. S'ils réapparaissaient, je ne serai pas
étonné.
Vous n'avez plus rien à prouver. Ni à
vous ni à personne...
On ne travaille pas pour prouver des
choses mais pour savoir jusqu'où on peut
aller trop loin, comme disait Cocteau. J'ai
passé toute ma vie à essayer de voir ce
70
dont j'étais capable.
Toutes ces rencontres, et l’insistance de
son ami Jacques Brel, le conduisent à se
lancer lui-même dans la chanson (Les
Enfants Qui Pleurent), aidé en cela par une
chaîne de paroliers qui réunira Eddy
Marnay, Jean-Loup Dabadie, Boris
Bergman ou Françoise Sagan. Il diversifie
71
encore ses activités en composant pour les
chorégraphes Roland Petit et Gene Kelly.
En 1966, et alors que son ami le
compositeur Henri Mancini (La Panthère
Rose), lui ouvre les portes des studios
d’Hollywood, Michel Legrand installe pour
un séjour de trois ans sa famille à Los
Angeles. Il obtient en 1969 l’Oscar de la
meilleure chanson originale de film (elle
sera également couronnée d’un Golden
Globe) pour « The Windmills of Your Mind
» (« Les Moulins de mon cœur », thème
principal de L’Affaire Thomas Crown, avec
72
Steve Mc Queen).
“En 68, j’ai pris ma femme et mes
enfants sous le bras, et j’ai loué une
maison à Hollywood. J’ai eu de la chance
parce qu’après deux œuvres mineures
là-bas, on m’a proposé L’Affaire Thomas
Crown. Et là, paf, premier Oscar, je
faisais ce que je voulais. C’est-à-dire
que pratiquement tous les films
passaient par moi, quoi”. S’il ne vit que
trois ans là-bas, faisant dès lors la
navette entre son pays d’origine et son
pays de cocagne, le rêve américain est
73
lancé… pour ne plus s’arrêter. L’homme
suscite une confiance aveugle et un
intérêt vif chez les réalisateurs
hollywoodiens avec lesquels il collabore,
d’Orson Welles à Robert Altman en
passant par Sydney Pollack et Clint
Eastwood. À sa demande, Norman
Jewison accepte même de monter les
images de son propre …Thomas Crown en
fonction de sa musique ! Avec deux
autres Oscar, autant de Grammy
Awards, et un James Bond en poche, le
Français s’épanouit dans les grosses
74
productions sans jamais renier sa
personnalité. Cette marque
d’authenticité séduit Berry Gordy,
patron de la Motown, qui lui confie en
1972 la bande-son de Lady Sings The
Blues, un biopic sur Billie Holiday avec
Diana Ross dans le premier rôle. “Berry
me montre le film et me demande si je
veux le faire. Je lui dis d’accord, c’est
formidable, mais pourquoi moi ? C’est un
film sur les Noirs, sur le jazz du début
du siècle, et en plus je n’étais même pas
né… Et il me répond : ‘Parce que vous
75
êtes le seul qui écriviez de la musique
américaine’”.
Il renouvelle l’exploit en 1971, avec l’Oscar
de la meilleure musique de film pour Un
Ete 42. Bénéficiant durant cette période
de vingt-sept nominations aux Grammy
Awards, il est cinq fois récipiendaire du
trophée, de 1971 à 1975. Le musicien est
alors devenu une star absolue du genre, se
faisant même seconder par Vladimir
76
Cosma, mais n’oublie pas ses premières
amours, enregistrant un album de jazz, en
concert et au côté du contrebassiste Ray
Brown.
En évoquant les Etats-Unis, vous y avez
travaillé de longues années et remporté
plusieurs oscars. Vous avez même
débuté au côté de John Williams,
compositeur des films de Steven
Spielberg…
Effectivement. Nous avons débuté
ensemble en 1966 et sommes devenus de
grands amis par la suite. Il est selon moi
77
et sans conteste le plus grand compositeur
de musiques de films actuel. Tous les
mardis soir, nous avions pour habitude de
nous retrouver chez un très grand
producteur américain autour de ses deux
pianos à queue. Pendant des années nous
avons déchiffré de la musique de chambre,
aux côtés de Marylin Bergman et André
Previn qui nous rejoignaient
occasionnellement. Quelques années plus
tard, après avoir découvert le film Yentl
de Barbara Streisand qui m’avait valu
l’Oscar de la meilleure musique de film,
78
Williams m’a appelé pour organiser un
concert avec le Boston Pops Orchestra.
Au sein de votre riche filmographie, on
oublie presque que vous avez aussi
collaboré avec Clint Eastwood sur
Breezy (1973) ou encore Robert Altman
sur Prêt-à-Porter (1994).
L’expérience avec Clint Eastwood fut
vraiment particulière. Ce qui m’a avant
tout inspiré c’est la qualité des dialogues
écrits par Jo Heims, ainsi qu’une jeune
actrice débutante, Kay Lenz, et bien
entendu William Holden. Avec Altman, ce
79
fut différent. Nous nous sommes vus
plusieurs fois à Paris et à New York et
tout est allé très vite. J’ai enregistré et il
a posé la musique sur son film. Je garde
d’ailleurs un bon souvenir de la scène
d’introduction avec Marcello Mastroianni à
Moscou.
Vous avez même collaboré avec Orson
Welles sur son film Vérités et
mensonges (1973)…
Orson Welles était en tout point de vue un
homme extraordinaire. Il était presque un
père pour moi. Il avait tout compris du
80
cinéma. Pendant neuf mois, nous nous
sommes vus tous les jours pour travailler,
mais aussi discuter des heures entières. Il
est un véritable mythe.
Les années 70 sont majoritairement
consacrées au cinéma : il collabore avec
des réalisateurs français (Claude Lelouch,
Louis Malle, Jacques Deray), américains
(Orson Welles, Clint Eastwood), et obtient
81
(après avoir fourni la partition de Jamais
Plus Jamais, nouvelle aventure de James
Bond 007, avec Sean Connery) un nouvel
Oscar en 1983 pour Yentl, de Barbra
Streisand.
Avec deux autres Oscar, autant de
Grammy Awards, et un James Bond en
poche, le Français s’épanouit dans les
grosses productions sans jamais renier
sa personnalité. Cette marque
d’authenticité séduit Berry Gordy,
patron de la Motown, qui lui confie en
1972 la bande-son de Lady Sings The
82
Blues, un biopic sur Billie Holiday avec
Diana Ross dans le premier rôle. “Berry
me montre le film et me demande si je
veux le faire. Je lui dis d’accord, c’est
formidable, mais pourquoi moi ? C’est un
film sur les Noirs, sur le jazz du début
du siècle, et en plus je n’étais même pas
né… Et il me répond : ‘Parce que vous
êtes le seul qui écriviez de la musique
américaine’”. Mais Michel Legrand est
avant tout le compositeur français par
excellence, celui dont le nom aura à
jamais des airs de Nouvelle Vague. Sa
83
liaison avec la jeune garde du cinéma
hexagonal débute en 1958. L’Amérique
Insolite de François Reichenbach lui
offre un passeport immédiat vers
Godard ou Varda. Dans ce contexte de
formidable liberté artistique, sa
rencontre avec Jacques Demy trois ans
plus tard est déterminante. “À l’époque,
il y a des équipes qui se forment,
comme Truffaut et Delerue ou Demy et
moi. Pourquoi ? Parce qu’on est des
frères. On navigue dans les mêmes
eaux”.
84
Comme il dispose de quelques loisirs, il
assure en 1972 un tour de chant à
l’Olympia de Paris, en compagnie de la
Franco-Italienne Caterina Valente, et
enregistre son premier album de chanteur
à l’occasion. Deux années plus tard, son
père disparaît. En 1975, il parraine les
débuts d’un jeune chanteur, Jean Guidoni.
85
En 1979, il devient biographe pour Barbra
Streisand, une femme libre.
Les années 80 le voient se consacrer de
nouveau au jazz : il enregistre trois albums
avec un trio où l’on retrouve en particulier
le batteur André Ceccarelli, s’associe avec
deux saxophonistes émérites – Zoot Sims
et Phil Woods – pour l’album After the
Rain (1982), dirige l’orchestre de Shirley
Bassey, et enregistre un nouvel album en
tant que chanteur. Il compose également
le générique de plusieurs séries télévisées
éducatives (Il était une fois l’espace). Il
86
clôt la décennie en composant un oratorio
célébrant le bicentenaire de la Révolution
Française, et en se lançant dans la mise en
scène : le film Cinq jours en juin (avec
Sabine Azéma et Annie Girardot, 1989),
souvenir du jeune Michel Legrand
rejoignant sa mère à Saint-Lô le jour du
débarquement, ne reçoit qu’un accueil
mitigé.
87
Les années 90 permettent au musicien de
réactiver son grand orchestre (dans lequel
brillent de mille feux les frères Stéphane
et Lionel Belmondo), de travailler avec des
personnalités aussi dissemblables que
Diana Ross, Ray Charles ou Björk, et de
mettre en scène le quatre-vingt-cinquième
anniversaire du violoniste Stéphane
Grappelli (1992).
88
En 1995, son travail commun avec Jean
Guidoni sur l’album Vertigo (et le spectacle
au Casino de Paris qui lui succède) vaut au
duo une Victoire de la Musique. Legrand
revient ensuite à ses premières amours, la
musique classique, enregistrant avec la
star de la trompette Maurice André,
dirigeant le Requiem de Gabriel Fauré, ou
se produisant dans des programmes
consacrés à Erik Satie. Le Passe-Muraille
de Marcel Aymé lui inspire un spectacle
(sur un livret de l’écrivain Didier Van
Cauwelaert), qui est triomphalement
89
monté aux Bouffes Parisiens.
En 2000, entre deux anthologies et autre
coffret thématique (dont il s’est toujours
totalement désintéressé), on rend
hommage à Legrand dans la cour carrée du
Louvre, et à l’occasion de la Fête de la
musique, et, en 2003, il est fait officier
de la Légion d’Honneur. En 2005, il adresse
son meilleur souvenir par le jazz à son ami
90
Claude Nougaro, décédé l’année
précédente (album Legrand Nougaro).
Michel Legrand reste passionné
d’équitation et de navigation, et il pilote
son propre avion. Il réside aujourd’hui
dans le canton suisse du Valais.
Après avoir composé plusieurs centaines
de musiques de films, conduit des
91
orchestres symphoniques aux Etats-Unis
ou en Russie, accompagné Frank Sinatra,
Ella Fitzgerald, et Sarah Vaughan, reçu
trois Oscars, et donné la réplique à Stan
Getz, Michel Legrand s’impose comme le
plus grand musicien au monde ayant, au
cours d’une carrière riche en
rebondissements, su varier ses plaisirs. Et
les nôtres.
92
Depuis l’an passé, les médias célèbrent
vos 50 ans de carrière. A lequel de vos
débuts renvoie cet anniversaire ?
Michel Legrand : Il ne correspond à rien !
Il faut toujours que les gens mettent de
l’ordre dans les années, mais moi-même, je
ne sais pas ! J’ai commencé à travailler à
trois ans, à gagner ma croûte à 19-20...
L’histoire d’une vie ! Pour moi, ça fait 3000
ans !
3000 ans d’histoire, donc... Quels en
restent les meilleurs souvenirs, les
93
rencontres bouleversantes, les moments
inoubliables ?
Difficile à dire, il y en a tellement ! De la
France aux Etats-Unis, en passant par les
pays de l’Est, j’ai rencontré tellement de
gens extraordinaires, vécu tant
d’expériences intenses, qu’il faudrait plus
qu’un panier pour les transporter : un
camion de 38 tonnes ! Il y a mes
collaborations avec Jacques Demy, avec
Didier Van Cauwelaert... C’est Miles Davis,
Oscar Peterson, Stan Getz... Mes années
aux côtés d’Aragon, c’était sublime.
94
Travailler avec Dizzy Gillespie, un
enchantement ! Etre auprès de Ray
Charles pendant des décennies, le paradis !
Et Edith Piaf, Maurice Chevalier, Frank
Sinatra... Là, je rentre juste de Russie où
je tournais avec l’orchestre de Vladimir
Spivakov. Magnifique ! Une carrière tissée
de 70.000 rencontres !
Avez-vous des regrets, des rêves que
vous n’avez pas (encore) réalisés ?
Pas vraiment. En vrac, je regrette de ne
pas avoir pu apprendre plus de langues
95
étrangères, visiter certains pays, ou
écouter des œuvres que je ne connais pas
encore... Tout un travail culturel, en
somme, qu’il m’a été difficile
d’entreprendre, car j’ai beaucoup écrit,
travaillé, voyagé, joué. Donc je n’ai pas eu
le temps de lire certains livres
extraordinaires auxquels je pense encore.
Mais ça viendra... Et puis, j’aurais par
exemple voulu travailler avec Judy
Garland, pour laquelle je nourris une
passion dévorante. Mais je suis né trop
tard, pas de remords !
96
Vous avez été un témoin privilégié de
l’histoire de la musique et du cinéma.
Quelles évolutions significatives avez-
vous pu noter ces 50 dernières années ?
De façon un peu ambitieuse, je peux dire
que j’y ai participé ! J’ai changé la musique
au cinéma pendant la Nouvelle Vague, en
France. Puis aux Etats-Unis. J’ai apporté
beaucoup de mouvement, d’action,
d’anticipation, d’audace. Des compositions
très réussies, qui parfois m’amenaient des
désagréments, face à des réalisateurs
peureux qui balançaient mes œuvres à la
97
corbeille. Tant pis. Et puis il y a eu
d’autres compositeurs, d’autres évolutions,
et je les suis ! Je suis tout le temps,
comme la barque qui avance sur cette
rivière en crue.
Jacques Demy vous qualifiait de
"fontaine à musique". Intarissable
jusqu’au bout ?
Ah ah, il avait bu ce jour-là ? Je pense la
source intarissable, grâce à la curiosité qui
m’anime. Je repousse toujours les
possibilités, je me demande toujours
98
jusqu’où je pourrais aller "trop loin",
comme disait Cocteau. Toujours en quête.
Et pourtant, j’ai encore l’impression de
n’avoir pas fait grand-chose, qu’il me reste
un travail monumental à accomplir avant de
partir pour une autre planète... Alors je ne
dors pas beaucoup, je bosse énormément,
j’avance tout droit sans me préoccuper du
reste. J’écris dans ma salle de bain, à
table, dans mon lit, dans l’avion... Mais pour
moi, ce n’est pas du boulot, j’adore ça ! Le
moment de la création, quel bonheur !
Quand je ne crée pas, je me demande ce
99
que je fais sur terre !
Vous avez par exemple récemment
confié à un quotidien ne "jamais avoir
joué aussi bien du piano"...
En ce moment, je travaille beaucoup, alors
je suis en pleine forme ! J’arrive à
m’étonner moi-même. Mes improvisations
sont plus intéressantes qu’avant, ma
technique meilleure ! Naturellement, je
progresse !
Pouvez-vous nous parler de vos projets
100
à venir ?
Un concert à Ramatuelle avec la pianiste
classique Martha Argerich, un disque avec
le guitariste de jazz George Benson. En
parallèle, je prépare un spectacle sur mon
matériel, donné en France et en
Angleterre l’an prochain. J'écris un opéra
avec Didier Van Cauwelaert, j’en ai
commencé un autre avec Eric-Emmanuel
Schmitt. Je compose un oratorio pour voix
et orchestre, commandé par Nathalie
Dessay. Tout ça en plus de mes concerts...
Je ne m’ennuie pas...
101
Le bouquet de récompenses reçues
durant votre carrière vous touche-t-il ?
C’est mignon, c’est gentil, mais ce sont des
morceaux de sucres, des caresses dans le
bon sens du poil. Ça n’améliore en rien ma
qualité musicale !
Michel Legrand, pour le public, vous
restez un insaisissable... Comment
pourriez-vous vous définir ?
Il y a en effet une sorte de mystère qui
m’entoure. Lorsque je fais un concert, on
ne sait pas très bien ce qui va se passer, si
102
ce sera du jazz, du classique, si je serai
seul, ou accompagné d’un orchestre. En
même temps, je ne suis pas une énigme : je
suis juste un homme qui connaît bien son
métier, et l’exerce honnêtement. Voilà.
FIN
103