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Balzac – Le pere goriot Paris, automne 1819. Dans une pension miteuse de la rue Neuve-Sainte Geneviève, la maison Vauquer (du nom de sa tenancière), se côtoient des pensionnaires et des habitués du quartier qui ne viennent y prendre que le dîner . Ils ont pour nom Mlle Michonneau, Victorine Taillefer, Madame Couture, Monsieur Poiret, Bianchon, Vautrin, Eugène de Rastignac et le père Goriot. Quelques personnages émergent de ce groupe de pensionnaires falots : Vautrin, mystérieux pensionnaire d'une quarantaine d'années qui se fait passer pour un ancien commerçant; Eugène de Rastignac, fils d'une famille noble et désargentée de Charente venu faire son droit à Paris. Il y a également le père Goriot, pitoyable rentier de soixante neuf ans qui mène une vie nocturne énigmatique. Il est le plus âgé de la Maison Vauquer et aussi le plus ancien des pensionnaires. Il y est arrivé en 1813 après s'être retiré des affaires. Les premiers temps, sa fortune et ses revenus lui permettaient d'habiter au premier étage l'appartement le plus cossu de la pension. Puis ses revenus diminuant mystérieusement, le vieil homme est monté d'étage en étage, logeant dans des appartements de plus en plus modestes. Il occupe actuellement une mansarde et est devenu le bouc émissaire de la Maison Vauquer. Les autres pensionnaires commentent son infortune avec peu d'élégance et le soupçonnent de se ruiner en entretenant des femmes du monde.Eugène de Rastignac, jeune "ambitieux", rêve de s'introduire dans la haute société parisienne. Grâce à la recommandation de sa tante, il est

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Balzac – Le pere goriot

Paris, automne 1819. Dans une pension miteuse de la rue Neuve-Sainte Geneviève, la maison Vauquer (du nom de sa tenancière), se côtoient des pensionnaires et des habitués du quartier qui ne viennent y prendre que le dîner . Ils ont pour nom Mlle Michonneau, Victorine Taillefer, Madame Couture, Monsieur Poiret, Bianchon, Vautrin, Eugène de Rastignac et le père Goriot. Quelques personnages émergent de ce groupe de pensionnaires falots : Vautrin, mystérieux pensionnaire d'une quarantaine d'années qui se fait passer pour un ancien commerçant; Eugène de Rastignac, fils d'une famille noble et désargentée de Charente venu faire son droit à Paris. Il y a également le père Goriot, pitoyable rentier de soixante neuf ans qui mène une vie nocturne énigmatique. Il est le plus âgé de la Maison Vauquer et aussi le plus ancien des pensionnaires. Il y est arrivé en 1813 après s'être retiré des affaires. Les premiers temps, sa fortune et ses revenus lui permettaient d'habiter au premier étage l'appartement le plus cossu de la pension. Puis ses revenus diminuant mystérieusement, le vieil homme est monté d'étage en étage, logeant dans des appartements de plus en plus modestes. Il occupe actuellement une mansarde et est devenu le bouc émissaire de la Maison Vauquer. Les autres pensionnaires commentent son infortune avec peu d'élégance et le soupçonnent de se ruiner en entretenant des femmes du monde.Eugène de Rastignac, jeune "ambitieux", rêve de s'introduire dans la haute société parisienne. Grâce à la recommandation de sa tante, il est invité à l'un des bals que donne Mme de Beauséant, l'une des femmes influentes de Paris. Il est ébloui par cette soirée et s'éprend de la Comtesse Anastasie de Restaud.Il lui rend visite le lendemain, mais sa maladresse lui vaut d'être brutalement congédié par M. et Mme de Restaud. Rastignac se rend alors chez Mme de Beauséant où se trouve également la duchesse de langeais. Sa gaucherie prête encore à sourire, mais cette visite lui permet de résoudre l'énigme du Père Goriot. Les deux aristocrates se proposent de lui relater le drame du vieil homme : cet ancien négociant a fait fortune pendant la révolution. Il a consacré tout son argent au bonheur de ses deux filles, Anastasie, l'aînée et Delphine, la cadette. Après leur avoir offert une belle éducation, et leur avoir constitué une dot, il a marié Anastasie au Comte de Restaud et Delphine au banquier Nucingen. Tant que le Père Goriot mettait sa fortune à la disposition de ses filles, ses gendres le ménageaient. Mais maintenant qu'il a des difficultés financières, ils ne lui manifestent qu'indifférence et mépris. Ils n'hésitent pas à l'évincer, ce qui désespère le pauvre homme qui a voué toute sa vie à ses deux filles. Rastignac est ému jusqu'aux larmes par ce récit. Mme de Beauséant prend

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prétexte de cette histoire pour donner à Rastignac ce conseil : arriver par les femmes. Elle lui suggère de tenter sa chance auprès de Delphine de Nucingen, la seconde fille du Père Goriot.De retour à la Pension Vauquer, Eugène décide d'apporter son soutien au Père Goriot. Ayant besoin d'argent pour faire son entrée dans le Monde, il écrit également à sa mère et à ses sœurs pour leur demander de lui adresser leurs dernières économies. Vautrin, qui devine l'ambition qui anime Rastignac lui propose un marché cynique : séduire Victorine Taillefer tandis que lui se charge d'éliminer son frère, seul obstacle à l'obtention par la jeune fille d'un héritage fabuleux. Rastignac épouserait alors Victorine et sa dot d'un million, sans oublier d'offrir à Vautrin une commission de deux cent mille francs. Fasciné, puis indigné par ce marché scandaleux, Rastignac refuse ce pacte diabolique. Vautrin lui laisse quinze jours pour réfléchir.

Le jeune étudiant préfère suivre les conseils de la Vicomtesse de Beauséant . II l'accompagne au Théâtre-Italien, où il se fait présenter Delphine de Nucingen . Il fait une cour assidue à la jeune femme.De retour à la Pension, Rastignac rend visite au Père Goriot et lui raconte par le menu sa rencontre avec Delphine. Emu, le vieil homme qui croit toujours aux bons sentiments de ses filles, encourage Rastignac à continuer de fréquenter la jolie baronne. Une vraie complicité s'installe entre le Père Goriot et le jeune étudiant.Eugène de Rastignac devient l'amant de Delphine de Nucingen et ne tarde pas à découvrir ses difficultés financières. Elle lui confie que son mari s'est accaparé de sa fortune et qu'elle ne dispose plus d'aucune ressource personnelle. Elle lui demande également de jouer pour elle à la roulette . Avec les cent francs qu'elle lui remet, Rastignac parvient à gagner, pour elle, sept mille francs . " Vous m'avez sauvée" lui confie-t-elle, lui avouant en même temps l'échec de son mariage avec le baron et les sacrifices qu'elle et sa sœur ont imposés à leur père.De retour chez Madame Vauquer, Eugène de Rastignac apprend la nouvelle au Père Goriot. Le vieil homme est désespéré d'apprendre les soucis financiers de sa fille. Il souhaite saisir la justice pour lui permettre de retrouver sa fortune.Rastignac prend goût aux soirées parisiennes, mais il dépense beaucoup d'argent et se montre beaucoup moins chanceux au jeu. Il mesure combien l'argent est essentiel pour s'imposer dans la haute société parisienne, ce que Vautrin ne manque pas de lui rappeler avec beaucoup de cynisme. Au jardin des plantes, M. Poirer et Mlle Michonneau rencontrent un responsable de la police, Gondureau, qui leur indique la véritable identité de Vautrin : C'est un forçat qui s'est évadé du bagne de Toulon, où il avait le surnom de trompe-la-mort. Gondureau demande à Mlle Michonneau de lui administrer un somnifère et de vérifier

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qu'il a bien un tatouage  à l'épaule. A la pension Vauquer, Victorine laisse entrevoir à Eugène les sentiments qu'elle éprouve pour lui tandis que Vautrin poursuit secrètement la préparation du meurtre de son frère. Mlle Michonneau acquiert la certitude que Vautrin est le forçat qui s'est évadé du bagne et le fait arrêter. Le même jour un complice de Vautrin tue le frère de Victorine. Tandis que les pensionnaires de la Maison Vauquer tardent, suite à ces événements, à retrouver leurs esprits, le père Goriot arrive tout souriant en fiacre. Il vient chercher Rastignac et l'invite à dîner avec Delphine, dans l'appartement qu'il vient de lui louer, avec ses dernières économies, rue d'Artois. Le vieil homme logera quant à lui dans une chambre de bonne au dessus de l'appartement d'Eugène. A La Maison Vauquer, c'est la désolation, les pensionnaires partent les uns après les autres.Les déboires financiers des deux filles du Père Goriot resurgissent avec plus d'acuité. Le baron de Nucingen indique à sa femme qu'il lui est impossible de lui rendre sa fortune sans que leur couple ne soit ruiné. Quant à Anastasie, elle ne parvient plus à rembourser les dettes causées par son amant, Maxime de Trailles et se voit dans l'obligation de mettre en vente les diamants de la famille. A l'annonce de cette double déroute financière, le père Goriot est victime d'un grave malaise. Bianchon, l'étudiant en médecine, ami de Rastignac, venu en renfort analyse les symptômes qui frappent le vieil homme et diagnostique une grave crise d'apoplexie. Eugène passe la soirée aux Italiens avec Delphine . Le lendemain, il retourne à la pension Vauquer. Le Père Goriot est très affaibli. Eugène annonce alors à Delphine que son père est mourant mais celle-ci se montre indifférent à son sort. A la pension, le père Goriot se meurt. Il souhaite une dernière fois voir ses deux filles, mais celles-ci demeurent tristement absentes. Seuls Rastignac et son ami Bianchon sont là pour accompagner les derniers moments du vieil homme. Eugène règle les derniers soins et l'enterrement du père Goriot; puis, accompagné du seul Bianchon, il assiste à la cérémonie religieuse. Le convoi funéraire se rend alors au Père Lachaise. "A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l'argent de l'étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent et l'un d'eux, s'adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n'y trouva rien ; il fut forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d'horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d'un cœur pur, une de ces larmes qui, de la

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terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et le voyant ainsi, Christophe le quitta.Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnant un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses :- A nous deux maintenant !Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez Mme de Nucingen."

L’originalité essentielle de l’écrivain, affirmait encore le critique, est d’avoir créé non des romans isolés, mais l’histoire d’une société dont

les personnages - médecins, avoués, juges, hommes d’État,marchands, usuriers, femmes du monde, courtisanes – apparaissentde volume en volu“Chez moi,l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âmesans négliger le corps; ou plutôt elle saisissait si bien lesdétails extérieurs qu’elle allait sur-le-champ au-delà; elle medonnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelleelle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui commele derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme despersonnes sur lesquelles il prononçait certaines parolesme et donnent au monde balzacien sa soliditéLe hasard est le plus grand romancier du monde: pour êtrefécond, il n’y a qu’à l’étudier. /…/ En dressant l’inventaire des vices etdes vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, enpeignant les caractères, en choisissant les événements principauxde la société, en composant des types par la réunion des traits deplusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrirel’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des moeurs. (Avantproposde La Comédie humaine)

l’appréciation de Baudelaire sur Balzac et sonoeuvre:Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont ilétait animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussiprofondément colorées que les rêves.Charles Baudelaire avait pleinement raison

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quand il considérait que l’auteur de la Comédie humaine était un“visionnaire”: J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire deBalzac fût de passer pour un observateur; il m’avait toujours sembléque son principal mérite était d’être visionnaire et visionnairepassionné. Le détail focalisé, la passion de la description constitue uneautre innovation de Balzac-romancierOn se pose le problème qui voit et qui parle dans les romans deIl y a le type de l‘auteur omniscient, situé au-dehors du texte,la fonction du narrateur extra-diégétique étant donc triple: fonctionnarrative proprement-dite, fonction communicative (l’écrivains’adresse fréquemment au lecteur) et idéologique (le romanciertransmet un savoir encyclopédique – c’est la fonction digressive del’auteur). Quelquefois, la description s’interrompt pour desdigressions réflexives, comme si Balzac veut tout dire, sur n’importequel sujet. Quand il coupe le fil du récit c’est toujours avec l’intentiond’enrichir l’univers épistémique de son lecteur. C’est – pour faire unecomparaison suggestive – comme un père dévoué à son fils ou unmaître à son disciple: il fait tout pour lui apprendre la connaissancedu monde. Par ailleurs, nous pouvons remarquer une ample exposition descauses. Le principal procédé utilisé est l’analespse, c’est-à-dire leretour en arrière à la recherche des causes, car, pour connaître leprésent on doit connaître le passé. L’analepse est nettement séparéedu reste du texte, par des séquences du type: voici comment, voicipourquoi, telle était l’histoire du père Goriot. l’incipit (le débutdu texte) répondant à trois questions: qui? quand? où? ; cet incipit ala valeur d’un hors-texte socio-historique, qui présente de l’extérieurvers l’intérieur la ville, la rue, la maison, les personnages

on ne saurait parler d’une introspection despersonnages balzaciens, ceux-ci n’étant pas tentés à explorer leurmoi. A la différence des héros stendhaliens, leur caractérisation estfaite plutôt par un autre personnage ou, plus souvent, par Balzac luimême.Félicien Marceau, un des critiques de l’oeuvre du romancier,souligne que les personnages balzaciens sont rarement seuls, leursréflexions sont issues plutôt de la conversation (et non de laméditation), c’est-à-dire les examens de conscience se fontpubliquement. Cette réalité fait du héros balzacien un anti-hérosromantique. Le dernier moment-clé dans le roman de Balzac c’est ledénouement, très rapide, un vrai coup de foudre, dû au fatalisme du

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sort. Balzac accélère le roman vers la fin, dans une vraiecondensation de la chaîne événementielle – un bref récit pourraconter la fin de l’histoire, par rapport à l’incipit, qui étaitextrêmement lent. En effet, le roman balzacien, dans sondéroulement, donne l’image d’un fleuve qui brise les ponts au final…Letype pour Balzac est la dialectique du général et du particulier –comme tous les jeunes gens…, comme toutes les villes de province,comme toutes les rues de Paris – ce sont des formules fréquemmentutilisées par Balzac pour souligner le caractère typique des gens,des choses, des milieux. Ainsi, le roman balzacien représente-t-ill’unité dans la diversité.Les types les plus fréquents dans les romans de Balzac formesdes séries paradigmatiques: les banquiers (Nucingen, Keller), lescommerçants (Goriot, Grandet, Birotteau, Popinot), les juges, lesnotaires, les avoués (Cruchot, Derville), les aristocrates de l’ancienrégime (Mortsauf), duchesses et marquises (Antoinette de Langeais,Diane de Maufrigneuse), les journalistes (Émile Blondet, RaoulNathan), dandys (Eugène de Rastignac, Lucien de Rubempré). Ainsi,le vaste monde balzacien a-t-il comme prémisse la véritablesymbiose entre le personnage et le décor où il vit. Le même décor,les mêmes passions (l’argent et la chair, pour les hommes); Vautrinavait cette opinion et le reste était, pour lui, de l’hypocrisie. D’ailleurs,sauf la ville de Tours, Balzac ne connaissait pas bien les villes qui,selon lui, se ressemblent. Deux idoles fascinent la plupart des personnages: l’argent etParis. L’argent – ce dieu moderne – , dont l’importance dans ladestinée des personnages balzaciens est soulignée par HippolyteTaine, est le “moteur” des actions de maints personnages.Le prototype de l’ambitieux, Vautrin, donne une leçond’arivisme, restée célèbre, au plus jeune Rastignac, en faisant laliaison entre l’argent et Paris. Sa conclusion est visible dans laphrase: L’honnêteté ne sert à rien. /…/ À Paris, l’honnête homme estcelui qui se tait et refuse de partager.Paris est le mythe moderne, exploité pour la première fois parBalzac et ensuite par Zola. Balzac montre donc le premier lamétamorphose de cette ville en métroplole, en insistant surl’archéologie moderne, sur le décor urbain, sur les nouvelles classesde la bougeoisie et du prolétariat. Il observe – comme Zola plus tard(v. Au bonheur des Dames) – la création des grands magasins, des

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banques, des sociétés par actionsParis est un enfer qu’on aime, selon la formule que BalzacLe 20 août 1850, aux funérailles de Balzac, Victor Hugoprésentait l’hommage du grand poète du siècle au plus grandromancier:Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux,profond, où l’on voit aller et venir et marcher et se mouvoir /…/ toutenotre civilisation contemporaine; livre merveilleux, que le poète aintitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes lesformes et tous les styles. /…/ livre, qui est l’observation et qui estl’imagination, qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, lematériel. /…/ Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la sociétémoderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, auxautres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille levice, dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, lecoeur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi /…/Sa vie a été courte mais pleine, plus remplie d’oeuvres que dejours. La Comédie humaineest témoignage et musée vivant d’un siècle. (AlbertThibaudet)“Cette machiavélique leçon d’arrivisme montre tout le cynismedu personnage, mais elle renvoie à une conviction de Balzac: la vieest un champ de bataille parce que l’homme, en rompant l’unitéprimitive, a engendré sur la terre le désordre, la violence et ladégradation. Il exprime par la bouche de Vautrin une loi sociale quise vérifie sous les yeux des contemporains. On note dans le mêmetemps son admiration pour l’énergie, pour l’homme de génie, pourl’exercice de la volonté d’un seul au mépris de la médiocrité de lafoule.” (A. Michel, C. Becker, M. Bury, P. Berthier, D. Millet,Littérature française duLe personnage de Rastignac est, dans ce roman, en pleindevenir. Il incarne les illusions et les espoirs du jeune homme venude province à Paris pour réussir, par la force de son talent, de sonambition. C’est tout ce qu’il possède: jeunesse, beauté, désir del’épanouissement. Dans la sordide pension Vauquer – où il habite – ilconnaît la misère. Tout d’abord, il connaît Vautrin qui lui apprendqu’à Paris l’honnêteté ne sert à rien (v. la citation ci-dessus). Ensuite,c’est le père Goriot qui, après un passé de bourgeois enrichi, estarrivé à un cruel présent de la pauvreté, où la seule passion qui

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puisse l’animer c’est l’amour pour ses deux filles: Delphine (Mme deNucingen) et Nasie (Mme de Restaud).Pourtant, les filles ne l’aiment pas du tout, elles manquentmême à l’enterrement de leur père, qui les avait vainement appeléesdans son agonie, sur son lit de mort… À son chevet, tout comme àsa tombe, il n’y a que les deux étudiants de la pension: Rastignac etBianchon. Ce sont eux d’ailleurs qui vont payer, de leurs modestesrevenus, les frais de l’enterrement.En effet, la scène finale du roman est célèbre et a une valeursymbolique: Rastignac est resté seul dans le cimetière Père-Lachaise, après que le cercueuil du père Goriot fut couvert dequelques pelletées de terre; le jeune homme regardant Paristortueusement couché le long des deux rives de la Seine, oùcommençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presqueavidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme desInvalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il aurait voulupénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard quisemblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses:“A nous deux maintenant!” Et pour premier acte de défi qu’il portait àFigure 8.1La passionunique du pèreGoriotÉtude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac94 Proiectul pentru Învăţământul Ruralla Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.(dernière phrase du roman)Rastignac fera vraiment l’apprentissage de la réussite fondéepar le compromis. Depuis lors, cette histoire a bénéficié d’un grandnombre de lecteurs; elle a été même reprise par les maîtres del’écran (il y a, en effet, plusieurs films dont le premier, italien, date de1919, ou bien une adaptation pour la télévision, réalisée en 1970).Certes, il y a eu des critiques qui ont reproché à Balzac d’avoir“exagéré” les caractères de ses personnages. Par conséquent, audelàde la figure de ce “Christ de la paternité” qu’est le père Goriot (ilfaut ajouter même que certains l’ont rapproché du roi Lear deShakespeare), reste la “chasse à la vérité” que Balzac lui-mêmenous propose, en nous invitant d’apprendre la suite de l’histoire deRastignac:Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’en

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connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le! quelqueson que vous mettiez à le parcourir, à le décrire; quelque nombreuxet intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s’yrencontrera toujours un lieu vierge, un autre inconnu, des fleurs, desperles, des monstres, quelque chose d’inouï, oublié par lesplongeurs littéraires. La Maison Vauquer est une de cesmonstruosités curieusesBalzac affirme que Le Père Goriot n’est ni unefiction ni un roman, mais un drame réel, autrement qui met en scènedes passions, des interestRoman d’apprentissage, Le Père Goriot fait passer Rastignacpar trois étapes initiatiques: Mme de Beauséant, sa cousine, luiapprend le grand monde. Vautrin, le bandit, lui dévoile la dureté desrapports sociaux et la loi de l’intérêt. La mort de Goriot lui prouve ledanger des passions exacerbées. Lançant des hauteurs du Père-Lachaise son fameux “À nous deux, maintenant!”, Rastignaccommence sa carrière, que La Comédie humaine exploitera ( il yapparaît plus de vingt fois). l’auteur fait le portrait du père Goriot, insistant sur le côtémoral, après avoir présenté les vêtements, les habitudes de cevieillard de soixante-neuf ans environ. Ainsi pouvons-nous apprendreque le père Goriot était un “sournois”, un “taciturne”, un “avare”. Cepersonnage bizarre, qui faisait horreur aux uns et pitié aux autres,était un ancien vermicellier (fabriquant de pâtes) se trouvant àl’époque dans la “sèche misère”, après avoir été spolié par ces deuxfilles, son unique faiblesse, les seules à le rendre vulnérable. Parconséquent, la question la plus douloureuse était pour le père Goriot,dépourvu constamment de la présence de ses deux filles adorées, lasuivante: “Eh bien! elles ne viennent donc plus vous voir, vos filles?”Cela mettant en doute sa paternité, et le père Goriot tressaillaitcomme si on l’eût piqué avec un fer; il répondait d’une voix émuequ’elles viennent quelquefois…Quant à ses deux filles, l’une d’entre elles, la comteLe personnage du père Goriot est un vrai “Christ de lapaternité”, dont l’auteur lui-même affirme qu’il est “sublime”, par lesfeux de sa passion paternelle. Étant toujours à l’attente de ses deuxfilles, le vieillard berce ses chères illusions, tandis que tous les autresnotent l’ingratitude de ses filles et ont la plus vive compassion pour lepauvre père…En effet, le père Goriot – qui a tout sacrifié pour le bien-être de

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ses enfants – est seul même avant de mourir, car ses filles sont tropoccupées ou fatiguées pour lui rendre visite. Au chevet du pèremoribond arrive trop tard seule Mme de Restaud, l’une des deuxfilles, regrettant vainement son indifférence. Pourtant, ses remordsne sont plus entendus par le père Goriot agonisant… Balzac créeune forte opposition entre le grabat du père et le luxe du bal oùparticipe l’autre fille, Mme de Bauséant, celui qui perçoit l’antinomieétant Rastignac lui-même.D’ailleurs, Eugène de Rastignac essaie de provoquer unedernière rencontre du père et des filles, mais il n’a point de succès.C’est donc à lui et à son ami, Bianchon, que revient la tâche dechercher un médecin, ensuite un prêtre et, finalement, de s’occuperde l’enterrement. Cela sur leurs propres frais, car les familles desdeux filles ne participent, ni même financièrement, au modesteenterrement.L’agonie du père Goriot est atroce; il se croit victime de sapauvreté, car, s’il était encore riche, ses filles ne l’auraient pas quitté:- Ah! Si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si je ne la leuravais pas donnée, elles seraient là, elles me lècheraient les joues deleurs baisers! /…/ L’argent donne tout, même des filles. Oh! monargent, où est-il? Si j’avais des trésors à laisser, elles mepanseraient, elles me soigneraient; je les entendrais, je les verrais./… / Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bridecomme des chevaux sournois.Le discours du père Goriot ets le comble de la douleurpaternelle, du désespoir de voir la trahison de ses filles qui l’ontspolié et puis abandonné; pourtant, son désir de les revoir pour uneL’effort de Rastignacde reconcilier lepère et les deuxfillesÉtude littéraire: le roman Le Père Goriot de BalzacProiectul pentru Învăţământul Rural 99dernière fois est l’expression dramatique du manque d’espoir. Lemots du vieillard acquièrent le ton général, comme un signald’alarme pour punir toutes les filles avares et ingrates qui négligentleurs parents:Mes filles, mes filles, Anastasie, Delphine! je veux les voir.Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force! la justice estpour moi, tout est pour moi, la nature, le code civil. Je proteste. La

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patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. Lasociété, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfantsn’aiment pas leurs pères. (p.295)Les dernières pages du roman sont une lamentation prolongéede ce “Christ de la paternité”. Les accents de douleur arrivent ausommet, le pauvre vieillard passe du reproche à la supplication:Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds/…/ j’ai fait la bêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pourelles! Je veux mes filles! Je les ai faites! elles sont à moi! (pp. 296-297)L’agonie du mourant est impressionnante. Le père Goriot essaiemême d’imaginer des scénarios pour entamer des affaires avecl’espoir de pouvoir de nouveau offrir de l’argent à ses deux filles. Ilferait n’importe quoi pour les avoir auprès de lui, il trouve toutessortes d’explications pour leur absence:Comprenez-vous que je vais mourir sans les voir, mes filles?Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilà comment j’ai vécu depuisdix ans… Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n’ai plus eu defilles après qu’elles ont été mariées. Pères, dites aux Chambres defaire une loi sur le mariage! Enfin, ne mariez pas vos filles si vous lesaimez. Le gendre est un scélérat qui gâte tout chez une fille, il souilletout. Plus de mariage! (p.299)La mort de ce pauvre père est traitée avec indifférence par lesmembres de la pension Vauquer, hormis les deux étudiants,Rastignac et Bianchon. Quand Bianchon leur annonce la nouvelle dela mort du père Goriot, la réplique de Mme Vauquer est cynique:Allons, messieurs, à table, la soupe va se refroidir. (p.310) Lecommentaire de Balzac souligne l’idée de l’indifférence quant auxsemblables:Un des privilèges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut ynaître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous.(ibid.)Par conséquent, le père Goriot est enterré le plus modestementpossible, car c’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants,ni amis, ni parents. (p.312) Le service funèbre vite expédié (il a duréseulement vingt minutes), est décrit dans la dernière page duroman, dont la phrase finale promet une revanche de la part deRastignac, accablé par cette histoire triste qui l’a dégoûté et a éveilléLamentation du pèreGoriot, ce ”Christ de

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la paternité”La mort etl’enterrement dupère GoriotÉtude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac100 Proiectul pentru Învăţământul Ruralson ambition à la fois. Il se propose donc de ne plus souffrir, de nesentir plus le désespoir de ne pas pouvoir payer quoi que ce soit (iln’a même pas quelques sous pour les donner comme pourboire auxfossoyeurs dans le cimetière). Rastignac se trouve beaucoup plusfort après cette cruelle expérience et se sent préparé pour affronterla société parisienne (le mot “société” apparaît écrit avec lettremajuscule, pour suggérer cette hantise, cette exacerbation dansl’esprit du jeune homme qui veut y réussir à tout prix).