Bache Lard

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5/23/2018 BacheLard-slidepdf.com http://slidepdf.com/reader/full/bache-lard-561e77db25fac 1/111  1  La pensée de Gaston Bachelard  Dossier coordonné par Quentin Molinier Parution initiale : Implications philosophiques – juin 2012

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    La pense de Gaston Bachelard

    Dossier coordonn par Quentin Molinier

    Parution initiale : Implications philosophiques juin 2012

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    Table des matires

    Introduction Quentin Molinier

    Gaston Bachelard : potique des images Jean-Jacques Wunenburger

    Bachelard, les valeurs pistmiques de limagination Raphael Knstler

    Entre science et posie. Luvre plurielle de Gaston Bachelard Julien Lamy

    Une philosophie de linterfrence Christian Ruby

    Images verbales et images scientifiques dans la Formation de lesprit scientifique Gauvain Leconte

    Le rveur et le scientiste Magali Mouret

    Les lments psychanalytiques Liulov Ilieva, Stanimir Iliev.

    Bachelard, prcurseur dans le traitement automatique de linformation Henri Duthu

    Limagination pour Bachelard et Berdaieff Jean-Luc Pouliquen

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    Introduction

    Quentin Molinier, Paris I

    Unitaire, duelle ou plus largement plurielle, luvre de Gaston Bachelard ? Ctait la

    question pose par Implications philosophiques loccasion du cinquantenaire de la

    disparition de cet auteur prolixe et singulier la fois. Neuf personnes doctorants,

    enseignants et/ou chercheurs en philosophie, littrature et/ou pistmologie ont accept

    dy rpondre, livrant ainsi leurs conceptions respectives de la cohrence globale du corpus

    bachelardien.

    Une question donc, qui entendait reposer nouveaux frais un problme maintes fois

    soulev et pas toujours clairement tranch : celui de la cohabitation chez Bachelard de

    thmes sinon contradictoires, du moins divers et varis (entre autres : physique quantique,

    chimie synthtique, posie, psychanalyse et phnomnologie). De cette pluralit thmatique

    nous avions retenu, pour mieux les opposer, deux champs disciplinaires particulirement

    saillants, soit deux espaces de rflexion en apparence autonomes et hermtiques lun

    lautre : la science dune part, la posie de lautre. Fallait-il ds lors apercevoir une continuit

    ou au contraire une rupture entre un Bachelard pistmologue penseur insatiable des

    grandes dcouvertes scientifiques de son temps et du procs discontinu de la science

    confronte de part en part ses propres obstacles pistmologiques et un Bachelard

    rveur cette fois et attentif aux pouvoirs crateurs du Verbe et de limagination ?

    De cette opposition un peu nave, convenons-en, et rapide de surcrot en ce quelle laisse

    explicitement de ct les emprunts de lauteur la psychanalyse et la phnomnologie, les

    diffrents contributeurs de ce dossier nont globalement souhait retenir que son caractre

    liminaire pour une hermneutique aboutie de la pense bachelardienne : si dapparence les

    crits de Bachelard se laissent scinder en deux, trois, quatre grandes approches

    thmatiques, force est finalement de se convaincre de leur unit paradigmatique ou, tout du

    moins, de leur cohrente pluralit.

    1) Certains contributeurs ont entrevu cette unit travers lambivalence du concept

    bachelardien dimagination (cf. Jean-Jacques Wunenburger, Gaston Bachelard : potique

    des images ; synthse de son ouvrage ponyme paru chez Mimesis, Lil et lesprit, en mai

    2012). Force de dliaison, de drification et dmancipation des images, limagination nest

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    pas aussi aisment opposable quon le croit la raison et au travail constructiviste du

    scientifique. Entre spontanit nergtique et patient exercice de production de concepts

    abstraits, limagination se rvle aussi primordiale pour lartiste que pour le scientifique,

    pour le pote que pour lpistmologue.

    2) Cest dautre part dans le schmatisme de rupture avec le donn prn par Bachelard

    que Franois Chomarat (Bachelard ou lcriture de la formule) situe lunit des (activits)

    contraires, lcriture de pomes ou de formules chimiques assurant dans ce contexte la

    double tche de rompre avec le simplement donn et de mdiatiser le passage de limage

    littraire la synthse scientifique .

    De leur ct, Raphal Knstler (Les valeurs pistmiques de limagination) et Julien Lamy

    (Entre Science et Posie. Luvre plurielle de Gaston Bachelard) soutiennent lide dun

    pluralisme cohrent de luvre bachelardienne.

    3) Raphal Knstler conoit le travail de Bachelard comme llaboration progressive dun

    programme de politique pistmique . A cet gard, il nous invite adopter un point de vue

    dynamique sur le corpus du philosophe (chaque uvre ne serait ainsi quune tape en vue

    dun objectif unique : la mise en uvre dun rationalisme appliqu) et lire ses uvres

    dobdience potique la lumire des motifs, considrations et exigences emprunts

    lpistmologie. Un point de vue chronologique donc (les ouvrages pistmologiques de

    Bachelard prcdent grosso modo ses uvres potiques) et un parti-pris du mme coup :

    [] cest un intrt pistmologique qui motive lampleur des uvres potiques .

    4) Julien Lamy voit dans la dualit des activits spirituelles raison et imagination

    lexpression dun chiasme ou dune logique disomorphie, se rduisant in fine delle-mme

    une alternance temporelle, dialectique et harmonieuse des activits rationnelles et

    imaginatives de lhumain.

    5) Cest Christian Ruby (Une philosophie de linterfrence Arts et Sciences, Quatre

    notations partir des uvres de Gaston Bachelard ; un article paru dans la revue Raison

    Prsente, n179, 3e trimestre 2011) que revient le double privilge de clore, pour un temps

    du moins, le dbat entre conceptions unitaristes et pluralistes de la philosophie de

    Bachelard, et douvrir dans le mme temps dautres horizons rflexifs sur le statut et la

    fcondit de son uvre quoique ces dernires se rattachent moins explicitement que les

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    prcdentes au problme initialement pos. Si Christian Ruby sintresse Bachelard, cest

    pour mieux actualiser sa pense. A cet gard, il nous incite, nous autres contemporains des

    spcialisations acadmiques et autres cloisonnements disciplinaires, ne jamais cesser de

    faire travailler lcart qui spare [les arts et les sciences] afin dy dcouvrir de nouveaux

    objets laborer . Et, contre tout esprit de systme , il encourage la fondation de

    surfaces dchange et de zones de discussion communes lpistmologie et

    lesthtique.

    6) Gauvain Leconte (Images verbales et images scientifiques dans La Formation de lesprit

    scientifique) sattache montrer linfluence des images verbales et scientifiques dans

    llaboration de lpistmologie bachelardienne. tendant une notion consacre en physique

    applique, la dformation plastique, aux concepts scientifiques, il affirme que ces derniers

    voluent de manire spcifique en ce quils exigent toujours dtre appliqus.

    7) Magali Mouret (Le rveur et le scientiste, deux figures de lcrivain aux prises avec le

    rel) nous invite pour sa part considrer la bipolarit de tout crivain et saisir cet tre

    bifide comme le lieu-mme de la fusion de limaginaire et du rel. Un voyage aussi

    rjouissant quinstructif travers les strates du rel, du sous-rel au surrel en passant par

    lhyperrel.

    8) Notre pnultime contribution a travers lEurope avant de nous parvenir. Cest Liubov

    Llieva et Staminir Lliev, ukrainiens de leur tat (civil), que nous devons cette lecture

    psychanalytique de luvre bachelardienne (Les lments psychanalytiques dans luvre

    de Gaston Bachelard : particularit et fcondit). Nonobstant le fait quils accrditent lide

    dune postrit transnationale de la philosophie de Gaston Bachelard, ils rvlent une

    certaine proximit entre la notion jungienne darchtype et la psychanalyse bachelardienne

    des lments.

    9) Avec un style dont le lecteur ne manquera pas de remarquer le caractre exotique eu

    gard aux autres contributions, sentend Henry Duthu (Bachelard, prcurseur dans le

    traitement automatique de linformation) nous enjoint de considrer La Psychanalyse du

    feu comme un chosier fcond et illustrant merveille, quoique de manire

    anachronique, les modes actuels de circulation de linformation.

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    10) Larticle de Jean-Luc Pouliquen (Limagination pour Gaston Bachelard et Nicolas

    Berdiaeff) aura finalement valeur de conclusion pour ce dossier. Explorant les affinits

    intellectuelles de Bachelard avec le philosophe russe Nicolas Berdiaeff, lauteur rvle chez

    eux une attention commune au pouvoir crateur de limagination.

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    Gaston Bachelard : potique des images

    Jean-Jacques Wunenburger Mimesis, Loeil et lesprit, Paris, 2012

    Les deux versants du bachelardisme La pense de Gaston Bachelard explore pour la premire fois dans la tradition franaise le double versant de lesprit, celui de labstraction scientifique et celui de limage potique. Ce projet qui sest progressivement dvelopp tout au long de sa carrire, reste cependant profondment ancr dans les traditions philosophiques europennes antrieures. Dun point de vue gnalogique, il semble bien sinscrire dabord dans lhritage du positivisme franais qui, depuis Auguste Comte surtout, a consacr la place de labstraction scientifique, soumise une volution historique constante. Mais G. Bachelard a sans nul doute t marqu aussi par linterprtation propre lidalisme allemand qui a promu limagination au rang dun pouvoir de produire du sens au del des pouvoirs de lentendement scientifique. Il importe donc de restituer la double dmarche bachelardienne par rapport ces deux sources historiques, tout en montrant comment G. Bachelard, loin de scinder de manire tanche les deux approches, na pas chapp une relecture aussi bien de la rationalit sur un mode post-positiviste que de limaginaire en termes quasi positiviste. Ce vritable chiasme des sources philosophiques ne donne-t-il pas, ds lors, une cl prcieuse pour comprendre loriginalit du bachelardisme, tant dans le cadre de son pistmologie historique que dans celui dune prfiguration dune science de limaginaire, dont la psychanalyse a paralllement commenc rendre raison du pouvoir de symbolisation des images ? (p 19) Ces deux traditions philosophiques ne se retrouvent-elles pas, tour tour, chez Gaston Bachelard ? En effet, cherchant reconstituer La formation de lesprit scientifique , Bachelard la prsente bien comme un trajet linaire allant dune conscience enferme dans la particularit de ses images premires jusqu une raison pure, qui associe le pouvoir du connatre la production dun concept abstrait, reli une exprience phnomno-technique, pleinement reconstruite par la raison. La science constitue ainsi une activit socialise destine vider lesprit de toute individualit (images et affects), comparable en ce sens lcole rpublicaine franaise qui vise dgager une raison dialogique, sur fond dun refoulement de tout intrt particulier1. Lpistmologie bachelardienne correspond donc une sorte de politique de la raison citoyenne, raison universelle et volont gnrale exigeant le mme sacrifice de ce qui fait nos enracinements premiers, quils soient affectifs ou symboliques. Inversement, la potique de la rverie bachelardienne active les profondeurs inconscientes de lEgo pour les mettre, par limagination, en consonance, en syntonie, avec la Nature ou le Cosmos. Limagination cratrice apparat donc comme une activit de transformation symbolique des dterminations existentielles contingentes afin de faire participer le sujet la totalit des matires, formes et mouvements de la Nature. (p 23)

    1 Sur ce paralllisme entre philosophie franaise et rpublique, voir A. Renaut, Les rvolutions de l'Universit,

    essai sur la modernisation de la culture, Paris, Calmann-Lvy, 1995.

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    Espace et matires de la rverie Lespace rv et lespace conu scientifiquement nont rien de commun. Lun combat les projections des images pour faire place une mathmatisation des choses, lautre les induit et les transforme en un renouvellement permanent qui se dpose dans les signes du langage potique. Par le regard et la parole potique lhomme adhre au monde, il en fait une matrice de son bien-tre et de son bonheur dtre. Les espaces du dedans et du dehors, rflchis en miroir, conduisent une jubilation reposante qui nous ramne nous-mmes en nous ramenant aux images profondes et immmoriales. Cette relation potique se rvle cependant ambivalente. Dun ct, la potique est bien enracine dans lordre des choses, les matires lmentaires, leurs combinaisons sous laspect des uvres de lart et de la technique. Nous rvons en fonction du milieu et de ses configurations. Cest bien pourquoi G. Bachelard se plaint dune atrophie de limagination entrane par un monde moderne qui remplace les maisons par des appartements, les chandelles par de llectricit, les gestes des artisans par des mcanismes industriels dpotiss2. Nos images, certes toujours actives et prsentes au trfonds de notre tre ne trouvent plus ds lors de support pour se matrialiser, pour se transformer de manire crative. En ce sens G. Bachelard semble dplorer un effacement des territoires de la rverie, auxquels font place des univers dpotiss. Mais dun autre ct, limaginaire potique de lespace nest vraiment attach aucun monde privilgi, dot dhormones potiques. Pour G. Bachelard lespace onirique est partout et nulle part. Dans le moindre coin et recoin, dans la moindre parcelle de nature, limagination peut senvoler, se librer, ltre rveur peut enrichir le monde en suivant les axes de lirrel. Car le potique est moins une proprit des choses que du langage et des images. La richesse du monde tient dabord sa substance de la fcondit propre du rveur. Cest le rveur qui fait le monde potique et non le monde en soi potique qui fait le rveur. Cest pourquoi G. Bachelard nhsite pas envisager dautres rveries inconnues encore, propres un monde moderne encore en voie de gestation3. Par la rverie uvrante 4, qui nourrit les livres en inscrivant les images du monde petit et grand dans la chair des mots, le rveur sapproprie vraiment lespace. Lexploit du pote au sommet de sa rverie cosmique est de constituer un cosmos de paroles 5. Loin de pouvoir se rpartir en espace objectif et espace subjectif lespace rv explore les dimensions du monde, sa topographie multiple, ses variations diffrentielles tout en ne les rduisant jamais leurs proprits premires6. Le propre de la rverie potique, de lalliance du regard et des paroles est prcisment de dpasser les oppositions figes, de concilier les contraires, de faire passer le petit dans le grand, le lointain dans le proche, lextrieur vers lintrieur et rciproquement. La rverie par la magie du langage est dialectique, permettant au dehors de devenir un dedans et poussant un dedans sextrioriser dans un dehors. Le pote vit le renversement des dimensions, le retournement de la perspective du dedans et du dehors 7. La dialectique interne des images ouvre mme sur une sorte de rythmique qui permet de suivre de manire alternative le double sens des directions spatiales et temporelles8. Le langage permet ainsi de 2 G. Bachelard dplore ainsi avec humour lusage des ascenseurs dans certaines maisons bourgeoises. Voir La

    terre et les rveries du repos, p 128. 3 Le rationalisme appliqu p 24-25

    4 La potique de l'espace, p 156.

    5 La potique de la rverie p 160

    6 Voir Ibid. p 162.

    7 La potique de l'espace, p 202

    8 On renvoie la belle analyse de Florence Nicolas dans La dimension d intimit et les directions de lespace

    potique. Approche bachelardienne . Lespace potique reoit alors son rythme et son souffle du double mouvement de condensation et dexpansion qui le caractrise. Bachelard nous parle ce propos dune vritable

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    saisir la richesse des polarits de lespace-temps tout en rconciliant, en fluidifiant les proprits spares par les lois de la gomtrie ou de la succession. Par le potique le monde devient vraiment intime et lintimit se dcouvre dans le miroir du monde. Seuls les mots ont ce pouvoir la fois de se dployer en un espace jusqu linfini cosmique et de contribuer en faire un monde mien, ce qui ne veut pas dire propre moi seul. Le pote coute et rpte. La voix du pote est une voix du monde 9. A vrai dire, lespace se dilate dans les mots parce que les mots eux-mmes sont un espace, espace dexpression de soi et daccueil du monde. Les mots je limagine souvent sont de petites maisons, avec cave et grenier 10 . Il ne convient donc pas de rejeter le rveur despace du ct dune exprience subjective, solitaire, qui contrasterait avec lapproche objectivante de lespace propre la dmarche scientifique.

    Le pote va plus fond en dcouvrant avec lespace potique un espace qui ne nous enferme pas dans une affectivit. Lespace potique, puisquil est exprim, prend des valeurs dexpansion. Il appartient la phnomnologie de lex11.

    Par l la potique de lespace devient bien une voie dapproche ontologique qui, mieux que la reprsentation scientifique, nous met en prsence dune vrit de ltre tout en nous conduisant un bonheur dtre. (p 69-71) Mais pour devenir image consistante, apte capter et actualiser un archtype, limage a besoin dtre greffe sur des objets extrieurs, naturels ou fabriqus, qui deviennent ainsi des occasions de fixer, de projeter des images et donc dactualiser des intrts et des valeurs. Limaginaire de ces objets, leur capacit entraner des rveries, drive gnralement de trois caractres : formel, matriel et dynamique 12. Si Bachelard minimise clairement limportance de limaginaire des formes des objets, trop rationalisables, il sattache longuement limagination matrielle, et de plus en plus, limagination dynamique, qui pouse le plus intimement lactivit du psychisme.

    Les images fondamentales, celles o sengage limagination de la vie, doivent sattacher aux matires lmentaires et aux mouvements fondamentaux13.

    La valeur onirique dun objet vient en effet dabord de la matire substantielle qui lhabite, un mme objet pouvant dailleurs synthtiser plusieurs matires complmentaires ou opposes. On ne rve pas profondment avec des objets. Pour rver profondment, il faut rver avec des matires 14, car la matire est linconscient de la forme 15. Les matires primordiales se ramnent en fait une quaternit dlments, largement exploite par les mythologies universelles et par les penseurs prsocratiques en particulier : terre, eau, feu et air16. Par cette confrontation onirique avec les matires, offertes ou travailles, et avec les forces, limagination permet au rveur de faire corps avec le monde, de dilater son tre lchelle du cosmos pour participer sa totalit vivante. Limagination se confond ainsi avec la spatio-temporalisation de la conscience. Elle active une conqute psychologique de lespace, qui sanime par le jeu des forces et des substances, ce qui permet en retour une vritable rythmanalyse de la fonction dhabiter grce laquelle les rveries alternes peuvent perdre leur rivalit et satisfaire la fois notre besoin de retraite et notre besoin dexpansion . Cahiers Gaston Bachelard, universit de Bourgogne, 2000, N3 p 52 9 La potique de la rverie, p 162.

    10 La potique de l'espace, p 139

    11 Ibid. p 183

    12 La terre et les rveries de la volont, p 392 et L'eau et les rves, p 181.

    13 L'air et les songes, p 340.

    14 L'eau et les rves, p 32.

    15 Ibid., p 63.

    16 L'air et les songes, p 13

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    individuation, une appropriation de lespace intrieur du Moi. Cette gense spatiale de lidentit est insparable cependant dune appropriation du temps. Si le temps est fondamentalement discontinu, fait dinstants spars, qui confrontent sans cesse le sujet un vide, la rverie permet au contraire dengager la conscience, moins dans la dure continue, comme le voulait la mtaphysique bergsonienne, que dans un temps rythmique, qui est cr mesure que les images se transforment dialectiquement. Les alles et venues des images, les mouvements daffirmation et de ngation qui sous-tendent les valeurs quelles transportent, engagent ainsi le sujet imaginant dans un processus rythmique, fait de plein et de vide, de tension et de dtente, qui constituent la matire premire du vcu, que lon peut nommer le bonheur dtre au monde. La connaissance de limagination incite ds lors dvelopper une prometteuse rythmanalyse 17. (p 76-77) Le propre de la rverie lmentaire sur les matires est dinduire des valorisations ambivalentes. Lambivalence, terme emprunt au langage psychanalytique, est tenue par Bachelard comme une loi fondamentale de limagination, la distinguant bien ainsi de la raison, qui se trouve rgle dabord par la non-contradiction. Or llment tellurique ou chtonien constitue, plus que dautres, un lment symbolique forte, voire universelle, mais aussi aux connotations les plus paradoxales. En effet, lexamen des rveries individuelles comme des grandes images mythiques, montre que la terre comporte des proprits droutantes et contrastes. Dun ct, en effet, la terre est llment le plus immdiat, le plus proche, le plus familier de notre exprience humaine, dont nous faisons lexprience spontanment ds que nous prenons conscience de la pesanteur de notre corps propre ou de la rsistance des corps extrieurs. La rsistance de la matire terrestre, au contraire, est immdiate et constante 18. Par l mme, la terre contraste, par une certaine banalit, avec des lments plus impressionnants, la violence du feu ou le mystre de leau (eau de source ou eau de mer). Il est dailleurs noter que G. Bachelard a commenc son enqute par la potique du feu, dont il souligne la puissance dimpression motionnelle et imaginative sur nous, qui ne vient pas seulement de sa capacit stimuler des fantasmes sexuels ni de son usage immodr dans la chimie pr-scientifique, comme lillustre La Formation de lesprit scientifique. De mme il a termin son cycle prcisment par les deux ouvrages sur la terre, ltude de leau, marqu par sa fluidit, et celle de lair, lment le plus immatriel, se trouvant placs en positions intermdiaires. Ny a-t-il pas l des indices de la moindre intensit et de la plus faible spectacularisation de llment tellurique, plus difficile apprhender premire vue, car plus trivial, plus intime, davantage li notre exprience sensori-motrice ? Cette faiblesse onirique apparente de la terre la dispose ainsi moins au lyrisme immdiat des images. Mais, dun autre ct, limage, visuelle comme littraire, de la terre a des atouts. Elle participe prcisment, surtout dans un contexte de socit encore artisanale, aux activits corporelles lmentaires par le geste, la main et le travail physique ; par sa rsistance propre elle provoque le sujet, le rveille, le pousse leffort dans un mouvement de la volont en proportion de son inertie, de son absence de mouvement et donc de volont. Il faut limagination un animisme dialectique, vcu en retrouvant dans lobjet des rponses des violences intentionnelles, en donnant au travailleur linitiative de la provocation. Limagination matrielle et dynamique nous fait vivre une adversit provoque, une psychologie du contre19 ; elle se mlange facilement avec dautres lments (dans les ptes et les cristaux)20 ; elle se prte surtout une cosmologisation aise (que Bachelard lie au 17

    Voir La dialectique de la dure, PUF, 18

    La terre et les rveries de la volont, p 11 19

    Ibid., p 21 20

    Pour le mlange des lments : de la terre et de leau, voir La terre et les rveries de la volont p 74 ; pour le mlange 3 lments (pte = terre, eau, air) ou 4 , op.cit. p 87 ; pour le cristal, voir op.cit. p 291

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    pancalisme, au sens de la beaut) puisquelle rend sensible, mieux quaucun autre lment, une analogie entre le petit et le grand21. La matire tellurique est donc, en un sens, la seule vraie matire par sa puissance de stimulation dun onirisme complet. Ainsi une premire approche phnomnologique de limaginaire de la terre en rvle la nature paradoxale, faite de faiblesse et de pauvret, mais aussi de richesse et de puissance. Il nest pas tonnant donc que G. Bachelard lait trait en dernier, et quil ait eu prcisment besoin de ddoubler sa symbolique en deux volumes. Signe que la terre nest pas un lment comme les autres, quelle recle pour G. Bachelard une consistance et une difficult propres. (p 89-90)

    La mthode phnomnologique Lapport le plus nouveau et fcond de G. Bachelard une phnomnologie de limage et de limagination, en dpit ou cause de sa libre interprtation de lhritage husserlien, rside peut-tre dans sa capacit saisir moins des reprsentations images que leurs perptuelles dformation et transformation. En effet pour G. Bachelard, limagination est moins une facult de reprsentation que de d-reprsentation , un pouvoir de mtamorphose des images constitues au profit dimages nouvelles et surprenantes22. Bref G. Bachelard est davantage motiv par une phnomnologie de limagination cratrice que de limagination reproductrice, davantage par un dynamisme des images que de leur simple reprsentation. Autrement dit, la phnomnologie bachelardienne tente de rendre compte davantage du processus mme de la cration continue, de la mobilit psychique, de linnovation mentale que de leur simple formation partir du monde peru ou de la mmoire. Les descriptions bachelardiennes, libres du carcan de la phnomnologie perceptive et reprsentative, se concentrent avant tout sur laction des forces psychiques qui renouvellent perptuellement les formes mentales. Et de ce point de vue, G. Bachelard a sans doute t un pionnier pour tenter dapprocher limagination des recommencements, du jaillissement des nouveauts, des rythmes fluides, des dialectiques sans fin. Alors que la phnomnologie contemporaine a t marque par la question de la perception des formes et de leurs variations, en tant quexpression visible dessences, la phnomnologie bachelardienne a t pousse en avant par la question des forces cratrices, des dynamismes, des transformations, des surgissements, qui ne sont plus des intuitions sensibles dessence mais de vritables crations de mondes nouveaux. Limagination bachelardienne nest pas asservie un monde dessences mais la qute de lessence du monde, entendu comme cosmos ouvert et en perptuelle rnovation. La libert de limagination consiste non fuir le rel pour sinstaller comme chez J-P. Sartre dans un monde imaginaire, mais pntrer dans le monde concret pour le dilater, lanimer, y faire surgir des virtualits indites. Par l G. Bachelard rejoindrait bien H. Bergson pour qui la conscience se sert du monde pour propulser la vie plus loin en un lan imprvisible. En fin de compte, il apparat que G. Bachelard a trouv dans la mthode et dans lcole phnomnologique, un levier heuristique pour refonder positivement et philosophiquement limagination, ses proprits et ses droits. Limagination y a gagn une identit et une lgitimit nouvelles parce quelle a pu livrer sa structure intentionnelle et sa constitution intime qui dpasse la distinction sujet-objet Mais loin de se sentir engag par lensemble des principes et rsultats de la phnomnologie, il sest aventur dcrire, de manire empirique, limagination dans ses uvres vives, cest--dire limagination cratrice, qui renouvelle sans cesse le reprsent. Par l, G. Bachelard a ouvert la voie une autre phnomnologie, celle des images surrelles, ontophaniques, qui navaient pas encore reu lclairage de la

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    Voir Ibid. p 158, p 209, p 379. 22

    Voir Ibid., p 176.

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    phnomnologie mais qui pourtant constituent la chair mme du vcu des rveurs et des potes23. (p129-130)

    (2) Linspiration freudienne

    Bachelard retient en gnral de luvre de Freud lhypothse dune pulsion libidinale spcifique, qui pousse le sujet une rotisation de ses objets et valoriser le mdium organique de la sexualit pour la satisfaire. Si la libido freudienne sinvestit dabord, du fait de limmaturit du jeune enfant, sur des conduites orales ou anales, la recherche du plaisir sexuel demeure la fin ultime de lappareil pulsionnel, dont les drivations vers des conduites non reproductives seront nommes perversions. Il reste que la libido avec ses exigences se trouve, pour Freud, en conflit avec les intrts de la conscience qui participe son refoulement pour assurer ladaptation du Moi au monde. Toutes les conduites de travestissement de lobjet du dsir libidinal, destines djouer les rsistances du refoulement, aboutissent ds lors la sublimation, qui consiste en une recherche de satisfaction par le biais dobjets dsexualiss. Bachelard na jamais cess de recourir la catgorie de la sublimation pour rendre compte des mtaphorisations imaginatives, qui ainsi librent des chaines dimages secondes qui se substituent limage premire, dorigine libidinale, rejete. Enfin, on se doit de noter combien Bachelard comme Freud assimile le travail du rve une opration linguistique. Bien que limaginaire sextriorise travers des donnes visuelles, scopiques, il doit en fait sa crativit dimages nouvelles au matriau verbal. Freud dj, sil a bien identifi une procdure de figuration de linconscient, nen na pas moins attribu le travail le plus symptmatique de linconscient au langage, travers lequel soprent les substitutions les plus significatives. Paralllement, Bachelard, amateur de mots, amoureux du verbe, place la crativit imaginative avant tout dans le langage, vritable support et mme chair de limaginaire. En dehors dune verbalisation, limage reste virtuelle, inaccomplie voire impuissante. Freud et Bachelard adhrent une thorie de la force de limage relaye par le logos, par linscription du visuel dans le verbal. Seul le travail sur les mots permet de dynamiser les images et rebours daccder au travail de linconscient. Si Bachelard prendra par la suite ses distances avec Freud en lui reprochant une surdtermination des matriaux des rves nocturnes au dtriment des rveries veilles, il nen partagera pas moins toujours avec lui la reconnaissance des vertus dune imagination langagire, car le verbe constitue la matire premire subjective travers laquelle les objets et le dsir dobjet accdent la subjectivation. En forant un peu les choses, Bachelard pourrait sans doute reprendre la formule lacanienne selon laquelle linconscient est structur comme un langage. Ces quelques convergences explicites montrent donc clairement limpact de la pense freudienne sur llaboration de La Psychanalyse du feu, et vrifient combien les innovations freudiennes relatives une science du rve ont paru Bachelard prcieuses et dcisives pour entreprendre sa propre investigation des processus cachs de production dimaginaires du feu. (p 137-139)

    23

    Voir notre tude : La crativit imaginative, le paradigme auto-potique : E. Kant, G. Bachelard, H. Corbin in C. Fleury (ed.), Imagination, imaginaire, imaginal, PUF, 2006.

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    Convergences avec Merleau-Ponty Bachelard nous semble, comme Merleau-Ponty, avoir pris acte de cette plnitude dun sensible qui tient ce quil demeure non objectivable, quil se tient dans un clair-obscur toujours non reprsentable mais sans produire vritablement dinterprtation dlibre de cette manire pour le monde de nous apparatre. Sauf considrer quelle est incluse dans la critique des positions sartriennes. En effet, par opposition J-P. Sartre qui assimile limage une ngativit, G. Bachelard la rattache une prsence pleine, sans au dehors. Pourtant limagination est moins manifestation dune prsence que processus indfini de transformation des images. Loin dincliner un arrt sur image , elle la soumet au contraire une perptuelle variation, pour la vider de son contenu et faire de labsence une ligne de mobilit toujours fuyante. On peut voir aussi Merleau-Ponty et Bachelard se rapprocher lorsquils affectent tout deux la profondeur du monde une dimension temporelle, qui participe alors cet effet de profondeur qui ne se rduit pas une dimension de lespace. Pour Merleau-Ponty le visible est tiss de spatio-temporalit qui dilate chaque chose vers ce qui la prolonge vers lextrieur, lantrieur et le possible.

    Les choses, ici, l, maintenant, alors ne sont plus en soi, en leur lieu, en leur temps, elles nexistent quau bout de ces rayons de spatialit et de temporalit, mis dans le secret de ma chair, et leur solidit nest pas celle dun objet pur que survole lesprit, elle est prouve par moi du dedans en tant que je suis parmi elles et quelles communiquent travers moi comme chose sentante Le visible ne compte tant pour moi, na pour moi un prestige absolu qu raison de cet immense contenu latent de pass, de futur et dailleurs, quil annonce et quil cache24.

    Pareillement, G. Bachelard ne souligne-t-il pas combien la rverie ramne au jour des dimensions temporelles virtuelles jusqu les conduire vers limmmorial ? Ainsi, les images du feu chez Bosco clairent, en de du temps qui prside notre existence, les jours antrieurs nos jours et les penses inconnaissables dont peut-tre notre pense nest souvent que lombre 25. (p160-161)

    Intersubjectivits rationnelles Bachelard plaide doublement pour une socialisation de la rationalit, pour lcole, institution favorable pour laccs la science faire, pour le laboratoire adapt la science se faisant, lcole-laboratoire pouvant apparatre comme synthse idale pour animer et guider la communaut des esprits scientifiques... Reprenant les expressions chres au personnalisme de M. Buber, Bachelard peut tendre la communaut scientifique le binme du je et du tu , qui nest plus rserv la relation dialogique prive26. Dans les deux cas le je est confront un tu dans une interaction o chacun surveille et corrige lautre, en le dfendant de glissements vers la fausse science. En sortant de la solitude, le sujet accepte de sexposer quelquun dautre qui le contraint se dpartir de son seul point de vue immdiat.

    Nous proposons de fonder lobjectivit sur le comportement dautrui, ou encore, pour avouer tout de suite le tour paradoxal de notre pense, nous prtendons choisir lil dautrui toujours lil dautrui pour voir la forme la forme heureusement abstraite du phnomne objectif. Dis-moi ce que tu vois et je te dirai ce que cest27.

    24

    Ibid., p 159 25

    La potique de la rverie, p 165 26

    Dans la prface au livre de M. Buber, G. Bachelard prend la dfense de la relation damour comprise comme entente de proximit, position qui tranche avec des remarques souvent ironiques ou sceptiques sur lamour du couple et sur le mariage. 27

    La formation de l'esprit scientifique p 241

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    Ce binme de lintersubjectivit, gnralis par Bachelard, permet dabord dviter le monologisme, source de dogmatisme, o lon croit avoir des raisons parce que lon se prvaut seul davoir raison. Mais le dialogue nest vraiment fcond et formateur que sil est aussi toujours ouvert laltercation, au risque du dsaccord. Loin de promouvoir un simple tte--tte qui pourrait tre travers par une empathie trangre aux valeurs de la connaissance, la relation dialogique lautre est charge de nous exposer aussi la rsistance externe, la force du non , qui oblige la raison poursuivre au-del de ses approximations provisoires. En ce sens, la relation inter-personnelle en science doit viter les piges de lintersubjectivit spontane qui incite chaque Moi se projeter sur lautre au lieu de convoquer lautre un dpassement de la subjectivit. Bachelard se dmarque ainsi du style propre la dmarche alchimiste, minemment pr-scientifique :

    Cette forme dialogue est la preuve que la pense se dveloppe plutt sur laxe du je-tu que sur laxe du je-cela, pour parler comme Martin Buber. Elle ne va pas lobjectivit, elle va la personne. Sur laxe du je-tu se dessinent les mille nuances de la personnalit. Deux interlocuteurs qui sentretiennent en apparence dun objet prcis, nous renseignent plus sur eux-mmes que sur cet objet28.

    La relation inter-personnelle, dans le champ de la rationalit scientifique, ne conduit donc pas quelque connivence ou complicit qui menacerait nouveau le travail laborieux et contraignant, mais ouvre un espace de criticisme en acte, qui combat les certitudes htives et souvent linsu de celui qui les porte29. Dune certaine manire, cest en entrant en relation avec une autre personne quon se trouve astreint accder au dpassement de soi, limpersonnalit du savoir vrai. Il faut une forte personnalit pour enseigner limpersonnel, pour transmettre les intrts de pense indpendamment des intrts personnels 30. (p 199-200)

    Education et thique des images A quelles conditions limagination, au mme titre que la raison, peut-elle ds lors tre au cur du projet de formation de lhomme, assurer un enrichissement de ltre, un veil du sens des valeurs, une conqute de la libert ? En quoi consiste donc lducation de limagination ? Limagination ne devient cratrice qu la condition dabord de ne pas rester sous la seule dpendance des forces obscures et anarchiques du Moi. Rver, laborer des fictions, crer une uvre, ne relvent pas des seules forces impulsives et involontaires. Cest pourquoi G. Bachelard tient distinguer limagerie spontane, miroir fantasmatique de la nuit inconsciente, et la rverie engendre par le Cogito du rveur. Limaginaire nocturne introduit une scission dans ltre et laisse dans lombre un flot dimages dsintgres. Au contraire, le Moi rveur, lorsquil est conscient, est nergtique, extraverti, capable de capter dans le monde les matires et les formes et de les transformer par une force, cratrice de nouvelles images.

    Alors que le rveur du rve nocturne est une ombre qui a perdu son moi, le rveur de rverie, sil est un peu philosophe, peut, au centre de son moi rveur, formuler un Cogito. Autrement dit, la rverie est une activit onirique dans laquelle une lueur de conscience subsiste31.

    Dans cette perspective, lducation na pas tre complice des rgressions complaisantes de lenfant vers les images infantiles, au sens de la psychanalyse freudienne, mais devrait au contraire greffer limagination sur des activits, qui lui permettent de devenir dynamognique,

    28

    Ibid. p 193 29

    Sur cette dimension personnaliste du Cogito chez Bachelard voir C. Vinti, "Bachelard : l'pistmologie, le sujet, la personne" in Cahiers G. Bachelard 2004, N6, 160 sq 30

    Le rationalisme appliqu, p 13 31

    La potique de la rverie, p 129

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    de prendre son essor vers le monde. Cest pourquoi limagination, selon Bachelard, est moins la facult de lirrel que celle du surrel. Corollairement, on ne saurait prter demble limagination une profusion dimages et de symboles, vritable trsor intrieur quil suffirait de protger contre la culture extrieure et socialise, ou de laisser spancher sans contraintes. La plupart du temps limagination est anmique ou strile si elle nest pas active, ensemence, entraine ; les pdagogies gnreuses mais trompeuses qui prtent lenfant une crativit spontane ne favorisent souvent que lobjectivation de strotypes, de clichs, ou dbauches phmres. Il existe donc une pdagogie de limaginaire, qui, sans violence ni conditionnement, qui brideraient nouveau la libert, doit savoir trouver les conditions dune mtamorphose des images premires, dun dploiement symbolique sur fond dun vivier darchtypes. Un environnement dimages substantielles, fait de posies, de mythes et duvres dart, une langue littraire bien sollicite pour faire jaillir la potique des mots, loin de pousser un mimtisme sclrosant, permettent dassurer une crativit personnelle et libratrice des fantasmes. Enfin, limaginaire doit trouver progressivement un statut axiologique qui lui confre, aux yeux du sujet, dignit et reconnaissance. Amener lenfant domestiquer limaginaire, apprivoiser les images, cest lui ouvrir un espace constitu la fois de libert et de mystre, de matrise et de surprise. Car lactivit imaginative na jamais de fin, parce que limage se drobe lobjectivation, linventaire, la discipline. Limagination est cette fonction par laquelle lhomme fait lexprience de lautre, de lailleurs, de lillimit, du Tout. Elle est donc insparable dune dimension thique. Ainsi il apparat bien que la vocation bachelardienne explorer la vie de limagination et la logique de limaginaire ne se rduit pas un intrt spculatif ni mme esthtique. Limagination lui apparat avant tout comme le moyen pour lhomme de se soulager voire de se gurir de ses drglements psychiques, de sa structure nvrotique, voire de son mal-tre existentiel, marqu par langoisse et les peurs primitives. Les images disposent ainsi dun coefficient dquilibration, de libration et de bonheur. Mme au contact dimages ngatives, limagination peut trouver le ressort pour compenser leur face sombre et pour engager une rverie heureuse, en suivant en particulier les forces dynamiques suggres par les images de verticalit, qui contribuent structurer la volont, exorciser les tnbres des images de chute32. On aurait mme intrt se servir de limaginaire des matires et mme des imageries du travail sur les matires pour soulager et modifier un psychisme souffrant, bref pour diriger une intervention thrapeutique et clinique (sur le modle de la psychothrapie de Robert Desoille ou celle de Ludwig Binswanger). Cest pourquoi Bachelard accompagne souvent ses analyses de recommandations pragmatiques destines mieux matriser le dynamisme des images, pour mieux-vivre, voire pour atteindre une sorte de sagesse, un accomplissement plnier de ltre. La psychologie de limaginaire devient alors insparable dune ontologie et mme dune mtaphysique, qui ont comme fin un art de vivre. Cest pourquoi, en fin de compte, limagination est porteuse dune nergie morale, dune orientation de ltre se tenir droit, opposer aux forces ngatives un vouloir-vivre positif, qui permette de devenir vritablement homme. Les pages consacres Nietzsche33 tmoignent de ce point de vue des affinits de Bachelard avec une thique volontariste, anime dun dsir de surmonter, par une dialectique incessante des valeurs, lopposition tragique du mal et du bien. Mais pour valorise que puisse tre limagination, elle ne saurait exiger de devenir un empire dans un empire ; la valeur de limagination active se mesure la rsistance mme que lui

    32

    Voir par exemple La terre et les rveries de la volont, p 344 sq. 33

    L'air et les songes, p 163 sq

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    offrent le rel et le rationnel, ltre-l des choses empiriques et linformation objective inhrente aux concepts. Loin de pousser ngliger ou minimiser lacuit des sens ou la justesse des oprations rationnelles, une pdagogie de limagination doit reposer sur une tension permanente entre la ncessit et la libert, entre lobjectivit et la subjectivit. Mme plus, cest peut-tre en creusant lantagonisme que lon rend chaque ple de nos reprsentations leur vritable destination. ( p.211-213)

    Une philosophie de la crativit Il reste un dernier paradoxe de cette thorie de lesprit crateur tant dans le domaine de limage que du concept. La puissance de transformation et dinnovation nest peut-tre pas sans comprendre toujours une part de lutte contre les effets de strilisation, de rification et de substantialisation inhrents aux images premires. Par l, lpistmologie scientifique de G. Bachelard permettrait de dcouvrir une proprit cache de limagination elle-mme, qui rside dans une dliaison des images, voire une mancipation des images. En effet si G. Bachelard a surtout insist sur lpuration des images dans la voie de labstraction, il semble bien que la potique son tour soit amene oprer de mme une dsubstantialisation des images qui ont tendance devenir des obstacles la cration. G. Bachelard rejoindrait ainsi une longue tradition dorigine platonicienne pour laquelle limage est expose un risque didlatrie, en ce que limage ferait cran ce qui linspire, lanime, lui donne vie. Conformment un vritable iconisme, limage est invite disparatre pour faire place un noyau de sens nouveau, ce qui implique une sorte de disparition, de retrait, de vidange. On pourrait ainsi rapprocher la crativit onirique bachelardienne dune tradition qui passe par Matre Eckhardt ou Jean de la Croix, pour qui ultimement limage doit tre dsimagine ( entbildet ), dlivre de sa reprsentativit (Vorstellung) pour faire place une sorte danagogie qui libre un sens rifi. Le dynamisme de limaginaire repose bien chez G. Bachelard sur une sorte de processus qui consiste vider limage, pour quune autre puisse prendre sa place. Ainsi la philosophie de limagination de G. Bachelard se rvle double et nouveau paradoxale. Dun ct, comme le prouve La potique de la rverie , limage a un caractre ontophanique, en ce quelle dvoile une modalit cache de ltre du monde. A la diffrence de J.P. Sartre pour qui imaginer cest nantiser le monde, G. Bachelard a pris soin de lier limage une monstration, une prsentation et non la vise dune absence. Il nen reste pas moins que, simultanment, G. Bachelard ne peut affecter limagination un pouvoir de cration et dinnovation que si en chaque prsence dimage il est possible de faire surgir une incompltude, un infini, et donc une potentialit et une certaine inconsistance, voire une certaine absence. Un des traits transversaux du complexe de crativit psychique semble donc bien rsider dans la capacit transformer les idoles en images-icnes, ou autrement parler, potentialiser les puissances de sduction des images en puissance de mtamorphose et de transfiguration. Cest donc bien en invoquant, voire en convoquant, une part de non-tre que ltre de limage libre sa vritable richesse, qui est de ne jamais faire obstacle dautres quelle-mme. La crativit est donc bien un processus daltration des reprsentations pour faire surgir une altrit, qui sera dautant plus dynamique quune phase daltercation aura permis de faire surgir la rsistance de la reprsentation en lieu et place de sa capacit dintriorisation. En fin de compte, imagination et raison, malgr leurs proprits divergentes et leur voies antagonistes, se trouvent bien analyses par G. Bachelard travers un rfrentiel unique, celui de leur crativit gnrale. Lunit de la thorie bachelardienne semble donc rsider dans une mise au jour dun mobilisme trs hracliten, qui senracine dans une dynamique proche dune tension interne pousse jusqu la contrarit voire la contradiction. Certes, un tel programme na sans doute pas t totalement ralis ni prpar par des instruments descriptifs adquats.

  • 17

    Pourtant G. Bachelard a jet les bases dune anthropologie de la crativit psychique qui repose sur certains mots-cls significatifs qui deviendront les rfrents de thories postrieures : nergie bio-psychique, valeur du changement des reprsentations, radicalit de linnovation comme rupture, place dune frnsie sans fin. Par cette slection et cette insistance on peut mieux comprendre lcart qui spare, de ce point de vue, G. Bachelard de H. Bergson. L o Bergson privilgie une logique plus nantiodromique, faite de perptuels retours en arrire des reprsentations, dans une sorte de cycle rgulateur34, Bachelard semble vouer la crativit un mouvement linaire sans fin, sans boucle, selon une irrversibilit unilatrale. Mais ces options ne rduisent en rien loriginalit de sa philosophie de la cration qui semble bien galement rebelle chacune des deux thories dominantes dans lesthtique, celle du gnie et celle du travail35. A lintersection de lune et de lautre, G. Bachelard semble bien affecter limagination une part de spontanit nergtique et une part de travail constructiviste, les deux composantes se voyant intgres dans une dialectique subtile et complexe. (p 256-259)

    34

    Voir H. Bergson , Les deux sources de la morale et de la religion, in Oeuvres, Paris, Presses Universitaires de France, 1970 35

    Voir notre article Imagination onirique et transfiguration artistique in Poiesis, ano 4, 2002, Niteroi, EdUFF, p 99 sq

  • 18

    BACHELARD, ou lcriture de la formule

    Franois Chomarat - Agrg de Philosophie

    Enseignant au Lyce Descartes de Montigny le Bretonneux (78)

    1. Introduction. Effacer le donn.

    Bachelard nous a lui-mme mis en garde contre un excs de lesprit de systme, qui voudrait

    souder par quelque endroit des livres travaills dans des horizons bien diffrents36 . Si nous

    navons pas lintention de sous-estimer la division de luvre de Bachelard entre sa potique et son

    pistmologie, nous avons cependant voulu pointer limportance de lcrit pour un penseur qui a

    voulu redonner au signe son caractre prophtique. La dynamologie de Bachelard, pour laquelle la

    pense est une force et non une substance, nous apparat dans son rapport essentiel au signe crit. Il

    ne sagit pas du signe dun tre, dune ralit, mais plutt du signe dune ralisation, dune

    opration. Le signe nest pas rcapitulatif, il initie une cration dtre. Certes, Bachelard insiste sur le

    dynamisme intrinsque de la pense au travail. Il semble viser ces instants de pense, quand le

    penseur nest plus dtermin par un destin venu des origines, quand plus rien ne monte plus des

    profondeurs37 . Cependant, relire loeuvre dans son ensemble, il y a toujours une inscription

    partir de laquelle il est possible de se dsancrer dun fond trop stable38. Ecrire ne serait-il pas la

    premire des mthodes de surveillance intellectuelle de soi ncessaires au rationalisme actif ? Il faut

    poser ici la possibilit dune criture de la pense vraiment active, par laquelle le penseur se ferait

    contemporain de ses propres penses et natrait lui-mme. Cest ainsi que lhomme de culture se

    dfinit, chez Bachelard, par son devenir de culture : il est ce livre vivant qui donne envie non pas de

    commencer lire, mais de commencer crire , selon la formule du thosophe Franz von Baader

    qui clt de manire surprenante lActivit rationaliste de la physique contemporaine39 . En ce point

    o lcrit a pour fonction de prparer un avenir, doprer une rforme psychique, il nous semble

    quun mme schmatisme de rupture avec le donn se retrouve, dans le pome comme dans le texte

    scientifique

    On tiendrait donc l au moins un point de convergence des deux ples de loeuvre. Bachelard

    nous indique bien que le chimiste moderne, le chimiste de la synthse, crit la formule chimique

    dune matire colorante avant de la raliser : Le chimiste fait ainsi, pour ainsi dire, de la couleur

    crite40. Si la science nest pas la rvlation dun donn, la posie nexprime pas non plus une

    36

    G.Bachelard : Le Rationalisme Appliqu, Paris, PUF, Ire dition 1949, texte cit dans la 3e dition Quadrige , 1998, p. 81. 37

    Idem, p. 81. 38

    Nous nous inspirons ici de lintroduction de lAir et les songes, sur imagination et mobilit , Paris, Corti, 1943, p. 9. Bachelard utilise ce verbe : dsancrer. Mais il lutilise galement dans la Formation de lesprit scientifique, au sujet des rapports enre le cercle et lellipse : Peu peu jessayais de dsancrer doucement lesprit de son attachement des images privilgies. (Paris, Vrin, 1938, p. 237) De quelle manire ? Par la pense algbrique qui se prsente alors comme une psychanalyse de lintuition gomtrique. 39

    G.Bachelard : LAir et les songes, Op. Cit., p. 309. 40

    G.Bachelard : Le Matrialisme rationnel, Paris, PUF, 1953, texte cit dans la 3e dition Quadrige , 2007, p. 205.

  • 19

    ralit qui lui serait dabord trangre. Dans un pome, la rverie doit trouver son signe, lequel -

    pour mriter le titre dimage littraire - ne peut tre un rappel, un souvenir, la marque indlbile

    dun lointain pass41. Le lecteur doit goter le pome en le recopiant la main, la plume, plutt

    quen le rcitant. Procdant ainsi, il peut effacer le privilge de lauditif, retrouver le primat du vocal,

    cest--dire de la volont de faire pome42. La fonction de limage potique est bien de signifier autre

    chose et de faire rver autrement, de librer des images premires. Par limage potique crite, le

    livre est comme une lettre intime, qui va jouer son rle dans notre vie venir. Mais il a dj fallu que

    le vrai pote nentende que ce quil crit. Bachelard, pour le faire saisir, sappuie dabord sur la

    dmarche des musiciens qui composent sur la page blanche : ils nentendent pas lcho du monde,

    de ses rsonances et de ses bruits, mais - la condition davoir cr une sorte de silence visuel

    par un regard silencieux qui efface le monde - ils nentendent plus que les notes sur la porte43.

    Nous pourrions donc envisager lcriture - potique, musicale, ou pourquoi pas encore celle des

    formules chimiques - comme une sorte dcriture qui efface le monde, qui permet de nentendre que

    ce que lon construit. Selon ce mobilisme psychique, lhomme se dit alors lui-mme ce quil veut

    devenir, et force est de constater que Bachelard en tire notamment pour consquence le primat de la

    posie crite sur toute diction44. Lcrivain se forge une sorte d oreille abstraite , une sorte

    d audition projetante, sans nulle passivit45 . Tout est dans ce retournement du passif lactif,

    dans cette sparation de ce quon aurait transcrire et de ce quon se surprend crire : lordre des

    phrases sur la page blanche supplante le donn. Bachelard avait dabord crit : o limagination est

    toute puissante, la ralit devient inutile46. Dsormais, on comprend que limagination ne peut se

    passer de la plume : Pour qui connat la rverie crite, pour qui sait vivre, pleinement vivre, au

    courant de la plume, le rel est si loin ! On pourrait parler dune dynamognie par lcriture. Ne

    serait-ce pas lordre de lcrit, lordre des rythmes possibles par la pense qui sinscrit et ne se parle

    qu elle-mme mais en se devanant elle-mme, en devenant ce quelle est, qui rend possible et

    pensable cette essentielle activit du psychisme humain, que lon retrouve dans lactivit

    scientifique ?

    2. Lespace des diagrammes.

    Quand Bachelard esquisse une potique comme mise en diagramme des mtaphores, la fin de la

    Psychanalyse du feu, ce qui est en jeu est la constitution dun systme de projection des mtaphores

    les unes sur les autres, pour dterminer les invariants et la clture de leur systme, sous linspiration

    41

    G.Bachelard : Lair et les songes, Op. Cit., conclusion, p. 283. 42

    Pour Bachelard, la posie pure se forme dans le rgne de la volont : Ce nest pas loreille den juger, cest la volont potique qui projette les phonmes bien associs. , LAir et les songes, Op. Cit., p. 277. 43

    Nous reprenons ici la description des musiciens qui crivent la musique, dans la conclusion de LAir et les songes, Op. Cit., p. 281. 44

    G. Bachelard : LAir et les Songes, Op. Cit., p. 283. 45

    Idem, p. 284. 46

    Idem, p. 276.

  • 20

    de la thorie des groupes47. Ce quon remarquera, cest que lopration prsuppose de disposer dun

    certain espace o la superposition des mtaphores soit possible. Il sagit galement, par ce

    diagramme potique, de susciter une dcomposition des forces, pour rompre avec la

    mtaphorisation comme lan initial48. Les mtaphores ne deviennent actives que si llan dune

    image est transmu, par la diagrammatisation, en une vritable syntaxe des images. Comment se

    passer ici dune criture des images ? Le non-Bergsonisme de lauteur semble alors jouer plein, le

    pome devant proprement sentendre spatialement, selon les dplacements et recouvrements

    virtuels de ses blocs de sens. Il se trouve que Bachelard a fait sienne la critique de la doctrine

    bergsonienne du langage par Jean Paulhan : il sagissait de souligner le respect des mots par le pote,

    et non sa facult exprimer la vie intrieure en perant le voile des mots. Bachelard crivait alors :

    On entend dans les mots plus quon ne voit dans les choses. Or, crire, cest rflchir aux mots,

    cest entendre les mots avec toute leur rsonance. Ds lors, ltre crivant est ltre le plus original

    qui soit, le moins passif des penseurs49.

    Ce que lcrivain met en oeuvre, ce nest pas lexpression dune intriorit, cest une perspective

    verbale interne, selon lexpression suggestive employe ici par Bachelard pour parler des potes50.

    Cette perspective est celle du texte entendu qui nous permet dagir sur les choses plutt que de les

    recevoir passivement.

    Pour tablir le primat du conu sur le donn, la condition est donc de stablir dans un espace de

    configuration, un espace de reprsentation. Ce dernier terme est trompeur, car il ne sagit pas

    dopposer une ralit originaire une reprsentation qui tenterait de la retrouver. Lespace premier

    que lon a tendance qualifier un peu vite de rel est en fait une premire organisation de notre

    exprience. La reprsentation dont il est ici question est une mise en ordre, une schmatisation,

    permettant daccder une organisation seconde plus active.

    Cest notamment dans la partie de la Philosophie du Non consacre aux prodromes dune chimie

    non-Lavoisienne que Bachelard stend sur cette question des espaces de configuration en usage

    notamment dans la mcanique ondulatoire. Lespace naturel, lespace o lon voit ainsi que sa

    reproduction textuelle plus ou moins rduite, est celui o lon pense les deux dimensions dans la

    mme chelle ou de manire homogne. Par contre, lespace o lon regarde, o lon examine,

    introduit dj une tension, entre les composantes verticales et horizontales de notre attention qui ne

    sont plus synchrones51. Dans ltude de la mcanique rationnelle, il faut vraiment se reprsenter les

    phnomnes selon deux dimensions indpendantes lune de lautre. Ce qui ouvre la possibilit de

    complexifier encore les dimensions indpendantes ncessaires pour la pense dun phnomne.

    Bachelard parle alors dun plan rel, o lon construit les courbes en les pensant. Ce qui correspond

    47

    G.Bachelard : La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, texte cit dans ldition Folio-Essais, 2002, p. 185 et sq. 48

    Idem, p. 187. 49

    Une psychologie du langage littraire : Jean Paulhan , Revue Philosophique, Paris, PUF, 1942-43, texte repris dans : Le Droit de rver, Paris, PUF, coll. Quadrige , 1970/2010, p. 184. 50

    G.Bachelard : Une psychologie du langage littraire : Jean Paulhan. , Op. Cit., p. 184. 51

    G.Bachelard : La Philosophie du non, Paris, PUF, 1940, texte cit dans sa 6e dition, coll. Quadrige , 2008, p. 74.

  • 21

    effectivement notre thse dune inscription comme condition dune pense qui serait

    contemporaine de son propre devenir actif.

    Dune manire qui pourrait paratre surprenante, mais qui se comprend mieux la lumire de la

    conclusion de la Psychanalyse du feu, Bachelard affirme dans ces pages sur les espaces de

    configuration de la mcanique, quil sagit de dfendre le droit la mtaphore52. Y aurait-il une

    mtaphore scientifique, une mtaphore exempte de la fausse simplicit des images premires ?

    Cette mtaphore est possible en tant quelle est le produit dune dcomposition des images, de leur

    diagrammatisation. Cest une mtaphore qui empche de voir et permet dexaminer.

    On sait que Jacques Derrida, dans son texte intitul La Mythologie Blanche, a dgag chez Bachelard

    deux valorisations bien distinctes de la mtaphore : les mtaphores immdiates, surtout quand elles

    donnent lieu au dveloppement dune pense autonome non surveille, sont toujours dnonces ;

    par contre, la mtaphore construite est utile, quand elle permet dillustrer un savoir conquis sur une

    mauvaise mtaphore initiale. Derrida parle en ce sens dune ambivalence pistmologique de la

    mtaphore53 . Derrida cite sur ce point prcis le passage de la fin de la Formation de lesprit

    scientifique, sur la diffrence en terme dimage du cercle et de lellipse, entre les sciences

    aristotlicienne et newtonienne. Labstraction algbrique permet de ne plus voir, en loccurence de

    ne plus voir dans lellipse un mauvais cercle. Elle fait du cercle une ellipse appauvrie, o la loi des

    aires perd son intrt du fait de devenir une banalit. Encore faut-il que limagination sarrache la

    prgnance de la premire image du cercle. Mais, dans ce contexte, limage ne peut tre quune

    illustration, ne peut venir quen second. Quoi dautre quun texte pour rendre limage ce statut

    dillustration ? Il faut cependant prendre ici le texte en un sens largi, en sappuyant sur cette

    description des espaces de configuration que nous citions plus haut. Le texte serait alors linscription

    dune exprience psychanalyse, reconstruite ou rorganise, particulirement par la dissociation

    analytique de ses axes. Une axiologie en quelque sorte, avec des horizontales et des verticales qui ne

    se rduisent pas aux valeurs spontanes du haut et du bas de la profondeur sensible. La page

    imprime institue alors un espace qui ne consonne plus avec la profondeur naturelle. Linscription de

    nos penses en permet la diagrammatisation : elles nen perdent pas leur mouvement, mais y

    gagnent un rythme.

    3. Lcriture comme phnomnotechnique. Dune criture lautre.

    52

    Idem, p. 73. Bachelard identifie, dans ces pages de la Philosophie du non, espace de configuration et espace mtaphorique. Sa pense de lespace demanderait une caractrisation plus fine, telle celle que lon trouve dans LExprience de lespace dans la physique contemporaine, Paris, Alcan, 1937, dont le dernier chapitre V porte sur Le rle des espaces abstraits dans la physique contemporaine et distingue espaces gnraliss, espaces de configuration et espaces abstraits (Op. Cit., p. 111), les espaces de configuration tant associs la mcanique ondulatoire et aux travaux de Schrdinger. 53

    La mythologie blanche , texte repris dans J.Derrida : Marges, Paris, Minuit, 1972, p. 311.

  • 22

    Une autre approche du thme de lcriture chez Bachelard consisterait le rattacher celui de la

    culture, de limpersonnel et du non-psychologisme54. On pourrait parler dune philosophie de lordre

    humain comme ordre des livres. La philosophie du livre scolaire de lUnivers55. Bachelard nomme les

    livres des bibliomnes . La vrit dune culture nest-elle quune vrit crite et ds lors conserve

    et fige ? A suivre certains passages, comme lintroduction de LActivit rationaliste de la physique

    contemporaine, la science se trouverait - chez Bachelard - principalement dans les livres56 !

    Cependant - et nous lavons dj voqu dans notre introduction - lcriture est une manire

    dinventer, de sinventer soi-mme. On dirait : imaginer, rver sa vie. Mais pourtant, Bachelard a soin

    dinsister sur le fait quil ne sagit pas simplement de prendre note de ce que lon a vcu ou de ce que

    lon a compris. Particulirement, dans ce passage de La Terre et les rveries de la volont, o crire

    apparat comme le moyen gnrique de retrouver toutes les possibilits perdues de lenfance. tel

    point que nous pouvons mme devenir par son biais peintre ou sculpteur : Il ny a qu crire

    loeuvre peinte ; il ny a qu crire la statue , car la plume la main nous retrouvons tous les

    pouvoirs de la jeunesse57. Les rves dj perdues dune vie antrieure invcue, nous les retrouvons

    par lcriture en tant que possibilits actuelles. Lcriture instaure donc une relation spcifique avec

    le temps, car elle redonne vie aux occasions manques58 . Est-ce dire que tout se rsorbe dans

    une autobiographie imaginaire, o lon peut se donner le change de navoir rien perdu tout fait ?

    Pour notre part, nous poserons que - plus essentiellement encore que cet onirisme actif du texte

    littraire - lcriture serait la premire des phnomnotechniques, puisquil sagit bien de passer

    dune description une production, en renversant laxe de la connaissance empirique59 . La

    phnomnotechnique se substitue une phnomnologie uniquement descriptive, car elle doit

    reconstituer de toutes pices ses phnomnes sur le plan retrouv par lesprit en cartant les

    parasites, les perturbations, les mlanges, les impurets, qui foisonnent dans les phnomnes bruts

    et dsordonnes60.

    Lhomo faber qui crit se libre alors de lespace intuitif, celui de ses premiers gestes. En un sens, une

    criture est une inscription o laccident est rendu invisible, tout le moins inessentiel. Il ne

    particularise pas la signification et sa reconnaissance.

    On comprend ainsi la conjonction possible de deux paradigmes pour penser laction humaine : celui

    de lcriture, et celui de londe bien matrise, les deux se caractrisant comme une relgation du

    bruit de fond61. Ou encore, ce que Bachelard nomme : le caractre non causal du dtail62 . Pour

    54

    G.Bachelard : Le rationalisme appliqu, Paris, PUF, Ire dition 1949, texte cit dans la 3e dition Quadrige , 1998, p. 13-13. 55

    Idem, p. 23. 56

    G.Bachelard : LActivit rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, texte cit dans la rdition UGE, collection 10x18 , Paris, 1977, p. 12-15. 57

    G.Bachelard : La Terre et les rveries de la volont, Paris, Corti, 1943/2004, p. 94. 58Idem, p. 94-95. La fin du Rationalisme Appliqu insiste sur le fait que ltude des bons manuels permet de vivre dans lternel recommencement de la pense studieuse. 59

    G.Bachelard : LExprience de lespace dans la physique contemporaine, Paris, Alcan, 1937, p. 140. 60

    Idem, p. 140. 61

    G.Bachelard : LActivit Rationaliste de la physique contemporaine, Op. Cit., p. 306 : Ces parasites, ces dsordres naturels, ces dsordres causs par la nature ne font que mieux comprendre la puissance dorganisation

  • 23

    lhomo faber lge de la technologie, il sagit essentiellement de matriser des rythmes, de monter

    des rythmes, pour produire des phnomnes temporellement matriss. Les ondes entretenues

    utilises en T.S.F, par exemple, sont lillustration des rythmes conquis par lhomme63. On retrouve

    maintes reprises dans loeuvre, cette illustration de lactivit rationaliste et technicienne, qui produit

    le phnomne bien rgl par une matrise temporelle. Il ny a de vritable causalit quau niveau de

    cette prise humaine et rythmique sur la nature64. Cest ainsi que, si llectron existait avant lhomme

    du vingtime sicle, il ne chantait pas encore dans la lampe aux trois lectrodes65. Bachelard insiste

    sur la rgularit temporelle de cette causalit technique : Sans lhomme sur la terre pas dautres

    causalits lectriques que celle qui va de la foudre au tonnerre : un clair et du bruit66.

    Relativement l criture scientifique , celle qui suit delle-mme une forme tablie de

    diagrammatisation par lhabitus dune formation mathmatique, par exemple, ne pourrait-on pas

    affirmer quil sagit dune criture qui opre par ses schmas une mise au mme niveau de

    limage et de linscription, la mise en signe de limage premire, o limage est dj criture ?

    Mais, tout compte fait, lcriture exemplifie idalement lanalyse que fait Bachelard de lacte

    intelligent. Car l encore, crire une formule, nest-ce pas anticiper la matrise dun rythme ?

    Bachelard dfinit lefficacit de lacte intelligent, dans La Dialectique de la dure, en dveloppant

    lopposition de ladresse et de la grce67. Le geste adroit, comme celui du joueur de billard, sarticule

    un temps pens plutt que vcu, indissociable dune conscience de lerreur et de sa rectification,

    dune dialectique du trop et du pas assez, qui implique une vritable structure temporelle faite

    dintervalles et de dcisions hirarchises, ordonnes. La grce, au contraire, efface les

    discontinuits. La ligne courbe suivant laquelle il est loisible derrer, de se divertir, en est lexpression

    privilgie. Ces lignes gracieuses censes donner une image de la continuit de la dure, comme

    cette ligne serpentine chre Lonard de Vinci, puis Ravaisson ou Bergson, sont pour Bachelard

    des lignes de moindre pense, de moindre vie spirituelle68 . A contrario, les oprations

    discursives accidentent le temps69 , crit-il dans une formule forte.

    A partir de l, on peut penser poursuivre cette dichotomie selon lopposition des lignes et des axes,

    et voir que la grce et ladresse nont pas lieu dans le mme espace.

    rationnelle et technique qui la limite, qui les annule. La causalit technique stablit solidement malgr la causalit chaotique naturelle. 62

    G.Bachelard : La Dialectique de la dure, Paris, PUF, Ire dition 1950, texte cit dans la 2e dition Quadrige , 1993, p. 60. 63

    Idem, p. 61. Egalement, p. 65, au sujet de la T.S.F encore : On emprisonne le rythme dans des caisses de rsonance. Il nous semble que le laser, en tant que lumire cohrente et domestique, illustre pour le mieux aujourdhui cette ligne technique-scientifique. 64

    G.Bachelard : LActivit Rationaliste de la physique contemporaine, Op. Cit., p. 301-303. 65

    G.Bachelard : La Formation de lesprit scientifique, Paris, Vrin, 1938, p. 249. Bachelard fait allusion la lampe triode invente par Lee De Forest en 1906. 66

    Idem, p. 306. 67

    G.Bachelard : La Dialectique de la dure, Op. Cit., chapitre IV, p. 69-72. 68

    Idem, p. 70. 69

    Idem, p. 71.

  • 24

    Lespace axial nest-il pas un espace dcriture, si lon comprend par criture non pas la trace dun

    geste mais une linarit bien tablie, qui a ceci de particulier quelle fait monter le fond la surface.

    En effet, une trace se dpose sur un support qui lui donne sa mmoire. Le graphisme linaris dun

    alphabet, par contre, ne se dpose pas sur la page blanche, contrairement lencre ou au graphite.

    Car cette page blanche ne joue jamais le rle dun fond sur lequel une figure se dcoupe. Comme

    pour les musiciens coutant avec la page blanche, exemple que nous citions plus haut, lcriture

    substitue la dure du mouvement ayant dpos sa trace, la structure idelle dune syntaxe ou dun

    rseau de connexions.

    Les rflexions de lanthropologue Tim Ingold sur lcriture peuvent ici nous servir70. Sa thse sur le

    passage du trac physique dune ligne linscription dun ensemble de connecteurs virtuels, par un

    processus de linarisation, est celle-ci : dans lhistoire, cest la fragmentation qui a produit la ligne

    droite. Mais il en donne une interprtation bergsonienne : Dans ces connexions, il ny a ni vie, ni

    mouvement. En un mot, la linarisation ne marque pas la naissance de la ligne, elle signe son arrt de

    mort71. Bachelard verrait au contraire dans ce passage laxe, si lon peut dire, quand la ligne

    devient droite, le dpart dune nouvelle vie spirituelle. Car, dans une pense bachelardienne, le

    discontinu ne va pas rompre un mouvement prometteur, mais bien plutt rythmer un lan qui

    risquerait de spuiser. Les intervalles permettront de supporter la dure, de la construire, davoir

    mme lassurance de toujours pouvoir recommencer, reprendre72. Le temps ne se droule plus, mais

    se tisse de noeuds noeuds73. Lcriture opre bien cette rupture avec le temps naturel.

    Alors, certes, il y a dj quelques chos dans la nature74. Mais le rythme apparat essentiellement

    humain. Par exemple, celui de la plaine laboure, o le sillon est laxe temporel du travail et le

    repos du soir est la borne du champ75 , qui est une peinture de rythmes par figures de temps

    comme despace. Ou, plus encore, les rythmes dune matire bien matrise que sont les ondes de la

    radiosphre. Effectivement, toujours au sujet de la nature, Bachelard nous dit que ses voix - pour

    celui qui sait les couter - comme la fin de lEau et les rves, parlent ou trop fort ou trop

    doucement. Cest le fracas de la cascade ou le murmure du ruisseau. Comme pour ladresse du

    joueur de billard, une dialectique va devoir conqurir limage qui parle vraiment. Do lide que

    limagination elle-mme nest pas de lordre de la grce, mais comme une technologie des ondes :

    limagination est un bruiteur, elle doit amplifier ou assourdir. Une fois limagination matresse des

    correspondances dynamiques, les images parlent vraiment76.

    Sur cette base, on comprend notamment pourquoi le pome est une rverie crite, non la trace dun

    rve.

    70

    Tim Ingold : Une brve histoire des lignes, Zones Sensibles, Bruxelles, 2011, notamment p. 194-196. 71

    Idem, p. 196. 72

    G.Bachelard : La Dialectique de la dure, Op. Cit., p. 75-76, sur la rapidit dun dynamisme intellectuel : Cest une cause qui sait reprendre aprs son effet. Cest un rythme. 73

    Pour reprendre ici une image de Bachelard dans Instant Potique et Instant Mtaphysique (1939), texte repris dans : LIntuition de linstant, Paris, Stock, 1993 (Ire dition 1931), p. 107. 74

    G.Bachelard : LEau et les rves, Paris, Corti, 1942, texte cit ici dans la rdition Le Livre de Poche, collection biblio-essais , Paris, 2005, p. 216-217. Lart a besoin de sinstruire sur des reflets, la musique a besoin de sinstruire sur des chos. [...] Tout est cho dans lunivers 75

    G.Bachelard : La Dialectique de la dure, Op. Cit., Avant-Propos, p. VIII. 76

    G.Bachelard : LEau et les rves, Op. Cit., p. 218.

  • 25

    4. Lobjet dsubstantialis. Le cristal et les rythmes.

    On peut en dernier lieu se demander ce qui permet Bachelard de parler, au sujet des espaces

    diagrammatiss, dun rel : quel est le transcendantal qui permet danticiper la position dun objet

    par une inscription ? Ne faut-il pas prendre en compte le statut trs particulier de lobjet rationnel,

    celui qui correspond au dynamisme de la pense ?

    Lobjet rationnel, cest dabord - pour Bachelard - la substance pure des chimistes qui est une

    substance purifie : La chimie technique tend liminer les aberrations. Elle veut construire une

    substance normalise, une substance sans accidents. Elle est dautant plus sre davoir trouv le

    mme que cest en fonction de sa mthode de production quelle le dtermine77. Si lon met

    souvent laccent sur le rle quont jou la relativit et la physique quantique pour lpistmologue,

    cest tout autant la chimie et la cristallographie qui ont servi de modle sa critique de la substance,

    sa promotion de lobjet comme ex-stance78.

    Cette ex-stance devient indissociable de la mthode, dans son identification mme et la dfinition de

    ses proprits. Elle ne peut tre dtache des oprations qui la produisent. Ensuite, la validation se

    fait par la synthse. On peut y voir une version renouvele de largument du fabricant, ou la reprise

    par Bachelard du mot bien connu de M.Berthelot : la chimie cre son objet79 . Mais, plus encore,

    cest dsormais la substance normalise qui sert de rfrent au philosophe, laspirine plutt que le

    morceau de cire. Ce qui est important pour lexpression dune ontologie phnomnotechnique, ici,

    cest linsistance sur lidentit construite : il ne sagit plus de saisir ce quest le mme sous les

    accidents, mais de constituer le mme par leur limination technique.

    Bachelard prend acte du fait que, pour les sciences contemporaines, la matire-nergie, la matire-

    espace-temps existe rythmiquement, en tant quexistence vibratoire indissociable dune frquence :

    si un corpuscule cessait de vibrer, il cesserait dtre80.

    Cest donc le rythme qui fait la dtermination matrielle, et non la matire qui sexprime selon un

    rythme en se dveloppant dans le temps. A partir de l, une mtaphysique nouvelle se dessine, qui

    doit substituer lespace-temps comme cadre pour une matire tale dans lespace et indiffrente

    77

    G.Bachelard : Philosophie du non, Op. Cit., p. 58-59. 78

    Jean-Hugues Barthlmy parle ainsi dune continuit anti-substantialiste entre Relativit et physique quantique pour lensemble de son pistmologie, dans son article : De la chose-mouvement aux ordres de grandeur : le rle de la physique contemporaine dans lanti-substantialisme ontologique de Bachelard, Merleau-Ponty et Simondon , in : Imagination et Mouvement. Autour de Bachelard et Merleau-Ponty, Gilles Hieronimus et Julien Lamy ds., E.M.E, Bruxelles, 2011, p. 13 et sq. Bernadette Bensaude-Vincent notait quant elle que Bachelard navait pas appris lidentification de la matire et de lnergie dans la thorie de la relativit, mais dans la chimie, voir son article : Chemistry in the French tradition of philosophy of science : Duhem, Meyerson, Metzger and Bachelard. , Studies in History and Philosophy of Science, Part A, 36 (4), 2005, p. 627-649. 79

    M.Berthelot : Chimie Organique fonde sur la synthse, 1re dition, 2 tomes, Paris, Mallet, tome 2, p. 811, 1860. Pour Berthelot, les sciences exprimentales et la chimie tout particulirement, ont le privilge de pouvoir raliser leurs conjectures , ce qui leur permet de disposer de leur objet. 80

    G.Bachelard : La Dialectique de la Dure, Op. Cit., p. 131.

  • 26

    au temps, une symtrie-rythmie81 . La persvrance dans son tre est une persvrance dans son

    rythme, car toute dtermination matrielle est lattribut dun rythme rgulier. En-de, il ny a que

    matire profuse et confuse.

    Lobjet rationnel, cest aussi celui qui vient prendre sa place dans une systmatique. L encore, nous

    retrouvons la chimie, avec la table des lments et sa confirmation par la dcouverte des

    substances venant remplir les cases vides de la classification. On voit bien quun tableau nest

    plus descriptif mais normatif, indissociable des lois de la construction. Mais avant mme ce

    paradigme chimique bien tabli, il nous faut galement citer lexemple prsent ds les premiers

    travaux publis en 1927, savoir : la classification des groupes cristallographiques et des milieux

    physiques, que Bachelard emprunte aux tudes de Pierre Curie sur la symtrie des phnomnes

    physiques82.

    Le cristal apparat a priori comme la principale donne dune nature-gomtre ; trs vite, Bachelard

    est plutt attentif tout ce que la cristallographie peut proposer en termes de diagrammatique des

    milieux matriels. Cest ici quil reprend les travaux de Pierre Curie sur la symtrie dans les

    phnomnes physiques : un effet est conu selon ses conditions de symtrie. Progressivement, dans

    son oeuvre pistmologique, il en vient prendre le cristal comme un des paradigmes de lobjet sans

    accident, ce que nous appellerons lobjet crit : la cristallo-graphie devient une cartographie de la

    matire, une criture qui se prolonge dans une technique telle que la pizo lectricit, sur la base

    dun diagramme de symtrie. Si lon prcise un peu plus lanalyse de Bachelard, on saperoit que le

    cristal pizo-lectrique fonctionne comme une version renouvele - lge de linformation - de ce

    qua pu reprsenter le levier pour lge de la mcanique triomphante : un objet-diagramme, un

    oprateur de la raison suffisante, qui permet de complexifier les diagrammes classiques des forces

    mcaniques en prenant en compte des dissymtries plus composes.

    On peut en conclure que le principe de symtrie, largi temporellement en tant que principe

    deurythmie, constitue une syntaxe matrielle, ou mieux : une matire-syntaxe, condition de

    possibilit deffets bien rgls selon les diffrentes invariances spatio-temporelles qui la dfinissent.

    Pour saisir et faire saisir cette matire, na-t-on pas besoin dune criture qui lui soit homologue, et

    qui permette - travers les formules et schmas utiliss - non pas de sen donner des images, mais

    de projeter sur la page blanche, en surface, ses axes de symtrie, qui sont aussi bien les axes dune

    action technique possible83 ?

    81

    Idem, p. 132. 82 G.Bachelard : tude sur lvolution dun problme de physique, Paris, Vrin, 1927, p 175-176. Le texte principal

    de Pierre Curie sur ce sujet est : Sur la Symtrie dans les phnomnes physiques, symtrie dun champ

    lectrique et dun champ magntique , Journal de Physique, 3e srie, t. III, 1894, p. 393.

    83 Les schmas en Trois (ou plus) dimensions ne font pas exception, car aucune de ces dimensions ne peut valoir

    pour une profondeur qui na de sens que relativement un sujet centr.

  • 27

    5. Conclusion. Les corps crits comme avenir rythm ?

    On a le plus souvent major le coefficient de rupture dans la pense des rvolutions scientifiques et

    dans lpistmologie historique pratique par Gaston Bachelard. Moins souvent selon nous, le fait

    qu ouvrir un avenir doit paradoxalement saccorder avec une doctrine du repos, si lon fait le pari

    de la cohrence interne de loeuvre. La rupture est alors concevoir comme la relance dune

    dynamique, laquelle doit stablir sur un rythme. La substitution de lex-stance la substance renvoie

    un principe de consolidation, qui fait de la dynamologie bachelardienne non pas une nouvelle

    philosophie du devenir et de la fluidit, mais une doctrine de la solidit de ce qui revient. La raison

    est alors articule lavenir, comme procurant les raisons pour quun phnomne revienne et se

    construise ainsi sur son rythme. Le principe de raison suffisante, chez Bachelard, devient principe de

    symtrie et plus encore deurythmie. La doctrine du repos rationnel snonce : tout cristal de temps a

    sa raison84. Les ruptures adviennent ainsi par de nouvelles axiomatiques. Ce sont des ruptures par et

    pour de nouvelles synthses.

    On ne saurait sous-estimer ici le rle jou dans cette pistmologie par la synthse chimique : la

    vrification de la formule par la synthse de la substance en fait un vritable corps crit ou

    diagrammatis, et cest sur ce terrain-l que la raison trouve son dynamisme inductif, du fait de

    produire une construction qui vaut preuve. Nous dirions que lcriture est toujours une mise

    distance du pass, ou plutt louverture dune temporalit orthogonale : il sagit, non pas de laisser

    une trace, mais dinstituer une ralit nouvelle. Les formules ne rsument pas un savoir, moins

    den rester une approche classique o la raison se contente dunifier ce qui la prcde. Bachelard

    prfre la systmatique lunit85. Les formules guident et anticipent des oprations, dterminent

    un plan de ralisation possible86. En ce sens, la doctrine de limage littraire nest pas, chez

    Bachelard, entirement dissociable de sa doctrine de lesprit scientifique, et ce malgr ses

    dclarations sur la division de lesprit entre lesprit potique et lesprit scientifique. Dans les deux cas,

    il sagit dcrire pour tracer des axes et instituer des rythmes, pour consolider la vie de lesprit.

    Finalement, nous avons voulu introduire lcriture comme mdiation, entre limage littraire et la

    synthse scientifique.

    On ne saurait terminer cet article sans une ultime interrogation. Quand Bachelard crit : Ds lors,

    linconnu est formul87 , il y a lieu dy voir - selon nous - le rsum de sa doctrine tout entire. Mais

    que signifie : faire linconnu sa place, trouver son signe ? Ce peut tre dialectiser et dynamiser nos

    catgories pour y intgrer linconnu actuellement non aperu. Ce peut tre aussi en neutraliser

    ltranget pour lassigner la place que nous lui rservons. Gageons que lobligation nonce de

    renouveler nos axiomatiques incite opter pour la premire interprtation, puisquaprs tout,

    84

    Nous inspirant ici librement dune expression employe par Felix Guattari, puis Gilles Deleuze - mais aussi par lartiste amricain trs attentif au champ de la cristallographie, Robert Smithson, nous nommons ainsi une configuration spatio-temporelle ordonne, dont on pourrait dfinir les lments de symtrie. 85

    Cest ici son dpassement du kantisme, au sujet duquel il souligne que lunit de lexprience ne permettait pas de comprendre la systmatique de lexprience. , voir La Philosophie du non, Op. Cit., p. 56. 86

    G.Bachelard : La Philosophie du non, Op. Cit., p. 56 : On a plus de chances de connatre le sucre en fabriquant des sucres quen analysant un sucre particulier. Dans ce plan de ralisations, on ne cherche dailleurs pas une gnralit, on cherche une systmatique, un plan. 87

    G.Bachelard : La Philosophie du non, Op. Cit., p. 58.

  • 28

    Bachelard rappelle que la pense est toujours une tentative de vivre autrement88. Cest ainsi que

    lcriture serait la principale dynamique loeuvre une fois bien install notre table dexistence.

    88

    G.Bachelard : La Dialectique de la dure, Op. Cit., p. 79.

  • 29

    Bachelard - Les valeurs pistmiques de l'imagination

    Raphal Knstler - CEPERC - Universit d'Aix-Marseille

    Je remercie Pierre Livet, Alban Bouvier et Vincent Creysson pour leurs lectures et leurs remarques.

    L'oeuvre de Bachelard semble divise en deux catgories, d'un ct les ouvrages de

    philosophie des sciences, de l'autre les ouvrages de critique littraire. Cette juxtaposition thmatique

    des oeuvres va jusqu' la contradiction quand on en considre le contenu, et que l'on constate alors

    que la thse centrale de Bachelard en matire de philosophie des sciences consiste disqualifier

    l'imagination, tandis que ses tudes littraires incitent au contraire au dploiement rveur de celle-

    ci. Bachelard serait donc l'homme de la contradiction normative : il interdit et encourage tout la

    fois l'exercice de l'imagination. Au contraire, je souhaite soutenir ici que la thorie de l'imagination

    propose par Bachelard peut tre dcrite comme un pluralisme normatif cohrent.

    Afin d'expliquer et de justifier cette lecture, il faut d'abord poser les principes d'une solution

    au problme gnral de l'interprtation de l'oeuvre de Bachelard. Les commentateurs se sont en

    effet diviss en deux camps, le premier dfendant le "dualisme" de l'oeuvre de Bachelard89, tandis

    que les seconds, que j'appellerai "unitariens", en affirment l'unit. Le dfaut de la thse des

    "unitariens" est qu'ils se contentent de reprer des thmes communs aux deux oeuvres sans pour

    autant parvenir dgager la rgle de l'unit qu'ils postulent. Dagognet, par exemple, crit :

    Nous plaiderons donc contre l'cartlement, contre cette excessive dissociation. Nous dvelopperons la thse moins d'un contraste entre les deux rgions de son Univers que de la mutuelle contamination. Les deux bords, que Bachelard a tant disjoints, se rejoignent, son insu, par en dessous90.

    Dagognet postule ici une unit floue et inconsciente de l'oeuvre : il ne conoit pas que Bachelard ait

    pu projeter l'oeuvre telle qu'elle est prsent connue. Il me semble que l'impuissance des unitariens

    convaincre repose sur le fait qu'ils ne remettent pas en cause la confusion qui motive la thse

    dualiste : la confusion entre la pratique dont parle Bachelard et la pratique de Bachelard lui-mme,

    c'est--dire entre la thorie du philosophe et son oeuvre. S'il semble vrai que cet auteur spare

    radicalement les activits scientifiques et potiques, il est toutefois fallacieux d'en conclure que les

    discours o il opre cette sparation seraient eux-mmes spars. Or, du moment qu'une activit

    normative et que son activit norme ne sont pas du mme type, l'activit normative ne doit pas

    respecter les normes qu'elle impose l'activit norme. Par consquent, la tc