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AVERTISSEMENT Ce texte a été téléchargé depuis le site http://www.leproscenium.com Ce texte est protégé par les droits d’auteur. En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour la France). Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe. Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues et les droits payés, même a posteriori. Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation. Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs. Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes. 1

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AVERTISSEMENTCe texte a été téléchargé depuis le site

http://www.leproscenium.com

Ce texte est protégé par les droits d’auteur.

En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour la France).

Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe.

Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues et les droits payés, même a posteriori.

Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation.

Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs.Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et

le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.

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* * * *

LA VENGEANCE DU CALAMITE

Comédie en 5 tableaux deBernard PHILIPPE

Tristan , 45 ans, diplomate, dragueur invétéré

Laurent, 45 ans, directeur, nerveux et autoritaire

Céline, 46 ans, bourgeoise un peu coincée

Caroline, 42 ans, dynamique et un peu cynique

Marie, 35 ans, serveuse cultivée et philosophe

Estelle, 28 ans, secrétaire de direction

Peggy, 27 ans, ingénieur au style prolétaire

Laetitia, 25 ans, étudiante, sexy et fière de l'être

Vanessa, 23 ans, décontractée et libertine

Sonia, 23 ans, sœur d'Estelle, au chômage

La pièce se passe entièrement à la terrasse du "Calamite".

Plusieurs citations sont extraites du livre de Claude Gagnière "Entre guillemets"(Laffont)

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TABLEAU I

Scène 1Céline, Vanessa

Céline et Vanessa sont assises chacune à une table. La première est nerveuse, cramponnée à son portable ; la seconde est très décontractée, met les pieds sur la table et lit un polar. Céline (appelant la serveuse) : Madame !

Vanessa : 23 !

Céline : Madame !

Vanessa (au bout d'un moment) : Marie !... 25 !

Marie (entrant) : Qu'est-ce qu'il te faut, ma mignonne ?

Vanessa : C'est pas moi, c'est madame.

Céline : Un autre.

Marie : Ca va faire trois whiskys.

Céline : Ca va faire trois whiskys.

Marie : Moi, ce que j'en dis…

Céline (à Vanessa, sèchement) : Merci.

Vanessa : De quoi ?

Céline : D'avoir réussi à la faire venir.

Vanessa : C'est pour que vous arrêtiez de brailler. Ca m'empêche de compter. (Silence) 26 ! (Silence, puis Céline compose un numéro sur son mobile.)Céline : Réponds, bon sang ! Qu'est-ce que tu fais, Tristan ? (Vanessa réagit au prénom. Céline raccroche. Marie apporte le whisky.) Merci. (Regards complices entre Vanessa et Marie, puis celle-ci sort.) Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme ça ?

Vanessa : Il faut pas vous mettre dans des états pareils.

Céline : Quel état ? Et puis de quoi vous mêlez-vous ?

Vanessa : Vous m'empêchez de lire !

Céline : Ce que vous lisez, ça doit exiger de la concentration.

Vanessa : Un peu ! 007 vient de dézinguer le 26°, et je n'en suis qu'au milieu du bouquin. Je vous le prêterai, si vous me laissez finir.

Céline : Merci. (Elle compose à nouveau le numéro.)Vanessa : Le téléphone portable est interdit ici.

Céline : Merci. Vous dîtes ça pour être désagréable !

Vanessa : Oui. Et aussi pour vous éviter une connerie.

Céline : Comment cela ?

Vanessa : Il ne viendra pas.

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Céline : Qui ça ?

Vanessa : Tristan.

Céline : Comment connaissez-vous son nom ?

Vanessa : Facile ! C'est vous qui l'avez dit tout à l'heure.

Céline : C'est faux ! Je n'ai jamais prononcé son nom devant vous.

Vanessa : Alors, j'ai dit ça au hasard. Tiens, cette dame a l'air sympa, son ami doit s'appeler Tristan.

Céline : Vous dites n'importe quoi.

Vanessa : Oui. En fait, vous n'avez pas l'air sympa.

Céline : Merci. Bon, admettons, j'ai dit qu'il s'appelait Tristan. Et alors ?

Vanessa : Alors, il ne viendra pas.

Céline : Ca, c'est incroyable ! Vous lisez l'avenir des autres dans votre polar de merde ?

Vanessa : Vous devenez grossière.

Céline : J'essaie de m'adapter.

Vanessa : Vous m'avez fait perdre mon compte.

Céline : Vous en étiez à 26. Comment peut-on s'intéresser à des horreurs pareilles ?

Vanessa : C'est un Flemming.

Céline : L'inventeur de la pénicilline ?

Vanessa : Connais pas. Si tu continues à me chercher comme ça, je te laisse tomber.

Céline : Ecoutez, maintenant qu'on se connaît un peu mieux, ça ne vous dérange pas qu'on se dise vous ?

Vanessa : D'accord, je te dirai vous.

Céline : Merci. C'est plus commode quand on veut donner des leçons.

Vanessa : Je ne donne pas de leçon : je sais.

Céline : Vous savez quoi ?

Vanessa : Que Tristan ne viendra pas.

Céline : Et qui êtes-vous, s'il vous plaît pour savoir ces choses-là ?

Vanessa : Iseut.

Céline : Très drôle !

Vanessa : Nous parlons bien de Tristan Moraval ?

Céline : J'ai dit ça aussi ?

Vanessa : Non, vous ne l'avez pas dit.

Céline : Ah, vous me rassurez. (Réalisant) Mais alors, comment le savez-vous ?

Vanessa : A votre avis ?

Céline : Vous le connaissez !

Vanessa : Bravo ! Vous êtes aussi perspicace que James.

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Céline : Celui qui "dézingue"… Merci.

Vanessa : Pourquoi vous dîtes tout le temps "merci" ?

Céline : Je suis polie, c'est plus fort que moi.

Vanessa : Vous inquiétez pas, ça va bientôt vous passer. Vous vous appelez bien Céline Coudry, vous habitez avenue de Versailles, vous avez quarante huit ans.

Céline : Quarante six.

Vanessa : Soit vous trichez, soit c'est lui qui ne vous fait pas de cadeaux.

Céline : Qu'est-ce que tout ça signifie ?

Vanessa : Je penche pour la deuxième solution : il ne vous fait pas de cadeau. Il paraît que vous êtes drôle comme un roman de Marguerite Duras, à qui d'ailleurs vous ressemblez par bien des côtés. Et vous faîtes l'amour comme la chèvre de Monsieur Seguin.

Céline : Qu'est-ce que ça veut dire ?

Vanessa : Exactement, je ne sais pas. Mais en gros, je crois que vous m'avez très bien comprise.

Céline : Ah le salaud ! Le fumier ! L'ordure !

Vanessa : Elle a compris ! Je savais bien que votre politesse ne tiendrait pas le coup. Vous voulez des détails ? J'en connais plein sur vous.

Céline : Merci.

Vanessa : Attention, ça vous reprend.

Céline : Quoi ?

Vanessa : De dire merci.

Céline : Je voulais dire : merde, merde et merde.

Vanessa : Vous voyez que ça soulage. Où Tristan est sacrément gonflé, c'est de vous avoir donné rendez-vous ici, alors que j'y suis presque tous les jours et qu'il le sait.

Céline : Il l'a fait exprès !

Vanessa : Il en est capable.

Céline : Et dire que je l'aime.

Vanessa : Ah, non ça suffit, vous venez de prendre votre douche froide, réveillez-vous. Il dit aussi que quand il est au lit avec vous, ça lui rappelle l'époque où il couchait avec sa grand-mère. Vous en voulez d'autres, des comme ça ?

Céline : Non merci. Enfin, je veux dire : non, non et allez vous faire foutre. Ca va comme ça ?

Vanessa : Ca va mieux. Vous allez pouvoir commencer la convalo. Je vous offre un quatrième whisky ?

Céline : Attendez. Qu'est-ce qui me prouve que tout ça est vrai ? Vous avez tout inventé pour m'éloigner de lui.

Vanessa : Décidément, il faut vous enfoncer dedans et vous secouer. C'est sûrement parce qu'il vous aime qu'il m'a raconté, à moi, que vous adoriez jouer à la brouette thaïlandaise. C'est comment, expliquez-moi ?

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Céline : Il a dit ça ?

Vanessa : Marie !

Céline : Comment ? Marie aussi est au courant pour… (Marie entre.)Vanessa : Non. C'est pas ça. Marie, dis à madame le nom du mec qui était avec moi, ici, avant-hier.

Marie : Attends, c'est un nom de roman… Roméo.

Vanessa : Perdu.

Marie : Orphée ? Uderzo ? Tristan ! Qu'est-ce que je gagne ?

Vanessa : Madame va commander un quatrième whisky.

Marie : Après tout, c'est peut-être ça, la vraie sagesse. Marguerite Yourcenar a écrit "L'alcool dégrise. Après quelques gorgées de cognac, je ne pense plus à toi". Alors, après quatre whiskys, votre Tristan, il ne risque plus de vous saouler. (Elle sort.) Céline : Bon, vous connaissez Tristan. Qu'est-ce que ça prouve ?

Vanessa : Qu'il vous a donné rendez-vous ici, où tout le monde sait que je suis avec lui.

Céline : Avec lui ? Et vous l'aimez ?

Vanessa : Il y a des moments où il me fait rire.

Céline : Quand vous parlez de moi.

Vanessa : Non, ça, je n'aime pas. Je n'aime pas du tout.

Céline : Merci… Oh, ça m'a échappé.

Vanessa : Ce n'est pas grave, je commence à m'habituer. Et puis j'en ai deux comme vous à la maison.

Céline : Des quoi ?

Vanessa : Des gens polis, mes parents.

Céline : Je sais que je pourrais être votre mère. Mais je n'ai que quarante six ans. Alors, on pourrait peut-être se tutoyer ?

Vanessa : Toi, tu changes vite d'avis.

Céline : Maintenant, je sais qu'on a gardé un cochon ensemble. Et tu ne sais pas tout : je venais de le retrouver, nous nous sommes déjà aimés il y a un peu plus de vingt ans. (Marie entre.)Vanessa : Tous les deux ?

Céline : Evidemment tous les deux.

Vanessa : Je te demande si vous vous aimiez, ou si toi seule l'aimait ?

Marie : "En amour, il y en a toujours un qui souffre et l'autre qui s'ennuie."

Céline : Mais enfin, de quoi vous mêlez-vous ?

Marie : Oh, si vous n'aimez pas Balzac… (Elle sort.) Céline : Elle est toujours comme ça ?

Vanessa : Toujours. Elle fait partie de notre bande de copines.

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Céline : Qu'est-ce que je vais devenir ?

Vanessa : Tu vas faire la fiesta.

Céline : Passer d'un homme à un autre, c'est pas mon genre.

Vanessa : Il y a d'autres moyens de s'amuser. Venge-toi.

Céline : De qui ? (Un temps, un regard.) Ah, de lui ! Oui, pourquoi pas, mais comment ? Je vais lui faire croire que j'en aime un autre.

Vanessa (ironique) : Ca va sûrement lui faire beaucoup de peine.

Céline : N'est-ce pas ? (Regards) Non, pas vraiment ? Il s'en moque ? C'est ce qu'il voudrait pour être débarrassé de moi ? Je vois. Mais alors, comment faire ?

Vanessa (voyant entrer Peggy) : Tiens ! Voilà la réponse.

Scène 2Céline, Vanessa, Peggy

Peggy : Réponse, réponse… Est-ce que j'ai une gueule de réponse ?

Vanessa : Oui, quand le problème n'est pas trop compliqué.

Peggy : C'est pas ma faute si je suis pas une intello. Comment ça va, Vanessa ?

Vanessa : Ca marche.

Céline : Tu fais les présentations ?

Vanessa : Alors, c'est Peggy. Et voilà Céline.

Peggy : Salut, Céline.

Céline : Je suis très heureux de faire votre connaissance, Peggy.

Vanessa : Assieds-toi.

Peggy : Alors, c'est quoi, votre problème ?

Vanessa : Tu connais Tristan ?

Peggy : Non.

Vanessa : Mais si ! Tu m'as vue ici avec lui.

Peggy : Je t'assure que non. Ca fait plus d'un mois que je t'ai pas vue avec un bonhomme. Je me disais même "elle va virer bonne sœur". Et avant, je ne sais plus. Tous les mois, je fais le ménage dans ma tête et je vire tout ce qui ne sert plus. Faut pas s'encombrer. (A Marie qui vient d'entrer) Salut, Marie-Joconde !

Vanessa : Pourquoi tu l'appelles comme ça ?

Peggy : C'était le nom d'une serveuse au grand cœur dans une chanson des années 60. Vous trouvez pas que ça lui va bien ?

Marie : Mais moi, je fais un vrai sourire sans faire payer la visite. Qu'est-ce que je te sers, Peggy ?

Peggy : Rien pour le moment, merci. (Marie sort.) Vanessa : C'est pas grave si tu ne connais pas Tristan. Ce que je voulais te dire, c'est que Céline était aussi sur le même coup.

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Céline : Vous avez de ces expressions !

Vanessa : Je veux dire que Céline entretenait une relation intime avec ce monsieur…

Céline : Eh là, vous n'allez pas raconter ma vie privée à n'importe qui !

Peggy : C'est moi, n'importe qui ?

Céline : Excusez-moi. Je ne voulais pas vous vexer, mais…

Vanessa : Ne t'inquiète pas. De temps en temps, elle se coince. Alors elle se met à te dire "vous" et à te dire "merci". Mais elle n'est ni dangereuse ni méchante.

Céline : Merci bien.

Vanessa (A Peggy) : Tu vois, je te l'avais dit. Céline, si tu veux qu'on avance, tu nous le fais nature et décontracté ! Se faire larguer par un salaud, c'est simple, c'est tous âges et tous milieux confondus, il n'y pas de carte de visite, il n'y a pas de petits fours, et c'est sans fleurs ni couronnes.

Céline : Bon, ça va ! Vanessa a raison : je me suis fait piéger.

Vanessa : Et on veut régler nos comptes avec ce mec.

Peggy : Toi aussi ?

Vanessa : Autant en profiter, c'est pas tous les jours.

Peggy : Quel caractère il a, votre triste Tristan ?

Vanessa : Il est menteur.

Céline : Egoïste.

Vanessa : Faux cul.

Céline : Râleur.

Peggy : Ah ouais ! Je comprends que vous ayez craqué pour lui toutes les deux en même temps.

Vanessa : Il sait être gentil.

Céline : Oui, mais pas souvent. C'est vrai qu'il a un joli sourire.

Vanessa : Oui, mais sacrément ironique. Il est drôle aussi, il m'amuse.

Céline : Oui, mais il critique sans arrêt. Il faut reconnaître qu'il est cultivé.

Vanessa : Oui, mais prétentieux.

Peggy : Il est vraiment prétentieux ?

Céline : Oui, pourquoi ?

Peggy : Alors là, on le tient !

Vanessa : Pourquoi ?

Peggy : Parce qu'un type prétentieux, on peut toujours lui en faire baver. Il est comme un coq qui a perdu son venin.

Céline : Et le venin du coq, comme on sait…

Peggy : C'est une image. Je m'en charge de votre gallinacé. Laissez-moi faire.

Céline : Qu'est-ce que vous allez faire ? Qu'est-ce que tu vas faire ?

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Peggy : Tu verras bien.

Céline : Ah non ! Je ne veux pas qu'on soit trop dur avec lui. C'est quand même le père de ma…

Peggy : Le père de qui ?

Céline : Le père d'une jeune que j'aime bien. Ce n'est pas une bonne idée, cette vengeance. J'ai accepté sous le coup de la colère, mais au fond je ne suis pas d'accord.

Vanessa : Marguerite Duras… La chèvre de Monsieur Seguin…

Céline : Taisez-vous !

Peggy : Vanessa, tu te sens bien ?

Vanessa : C'est des mots de passe entre Céline et moi.

Peggy : De quelle sorte de passe vous parlez ? Bon, on se le fait griller genre barbecue, votre séducteur, oui ou merde ?

Céline : Eh bien, franchement, j'aimerais mieux qu'on trouve un moyen…

Vanessa : Je me demande si sa grand-mère connaît la brouette thaïlandaise, parce que sinon, il exagère…

Céline : Est-ce qu'on pourrait parler d'autre chose ?

Vanessa : Bien sûr, mais de quoi ?

Céline : De cette vengeance !

Vanessa : Mais c'est toi qui ne veut pas. Désolée, Peggy, on t'a embêtée pour rien.

Peggy : C'est pas grave, mais c'est dommage, j'avais plein d'idées. (Elle se lève.) Céline : On, arrêtez ! Tant pis pour lui. On y va !

Peggy : Alors, Vanessa , tu prends ton portable et tu l'appelles.

Vanessa : Hein ? Pour lui dire quoi ?

Peggy : Qu'il soit ici dans cinq minutes.

Vanessa : Facile ! Et je fais comment ?

Peggy : Tu te démerdes, tu mets le paquet, on n'a pas que ça à faire.

Vanessa : Bon, je vais essayer. (Elle compose le numéro.)Céline : Tu connais le numéro par cœur ?

Vanessa : Oui, pas toi ?

Céline : Si, mais moi, c'est pas pareil.

Vanessa : Ah oui, tu trouves ? Et pourquoi ?

Peggy : Eh ! Vous allez pas nous faire la grande scène de jalousie ?

Vanessa (voix très suave) : Allo, Tristan ? Oh, c'est toi, que je suis heureuse… Comment ça, qui c'est ? C'est Vanessa !... C'est pas grave. Tu es content de m'entendre, mon amour ?... J'avais envie d'entendre le son de ta voix, c'est tout. Et j'ai pensé que tu avais envie de m'entendre aussi… Oui, mais les grésillements, c'est pas ma voix, c'est le téléphone… Ah, mon chéri si tu savais comme je voudrais être dans tes bras…

Peggy : N'en fais pas trop quand même.

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Vanessa : Sentir ta peau contre la mienne. Aah…

Céline : Essaie de rester correcte !

Vanessa : Je suis au Calamite, dans notre troquet, chez nous… Qui ça ?... Ah oui, la chèvre de Monsieur Seguin !...

Céline : Ah, non, ça suffit !

Vanessa : Mais si, je suis seule… Je l'ai vue, ta chèvre, une meuf complètement hystérique. Elle a renversé trois tables, saccagé le café et cassé la gueule à un flic… Uniquement à cause de toi. Tu fais des ravages, mon amour… Oui, peut-être que quelqu'un lui a dit que tu étais avec moi… Ah, non, c'est pas moi, tu connais ma discrétion… Oui, oui, mais c'est pas tout, attends la fin, tu vas rire. Elle s'est précipitée dans l'immeuble d'en face et elle est montée sur la terrasse…

Céline : Tu es complètement folle !

Peggy : Arrête ça, s'il te plait !

Vanessa (toujours au téléphone) : Non, pas encore. Elle est toujours sur le rebord. Si elle saute, elle arrive dans les géraniums, juste devant moi. Il y a plein de gens en bas qui la regardent en poussant des cris. (Elle fait signe de crier, les deux autres haussent les épaules.) Tu devrais venir voir… Je plaisante… Oh, ne te fâche pas, je disais ça pour savoir si tu tenais à elle plus qu'à moi, et pour te faire rire… En tout cas, si tu me quittais, je monterais sûrement sur le toit de cet immeuble, et là je suis sérieuse… Tristan, j'ai pas le moral, je vais faire une bêtise. J'ai besoin de te voir… Tout de suite... Oh, si ! Si tu m'aimes, viens, viens maintenant… Je t'attends. (Elle raccroche.) Ouais !

Peggy : Tu n'es pas super élégante, mais tu es efficace.

Céline : Tu es vraiment dégueulasse.

Vanessa : Tu devrais monter sur cette terrasse, pour voir sa tête quand il arrivera.

Peggy : Arrête ton délire. Maintenant, tu vas lui laisser un mot sur cette table, et vous vous tirez toutes les deux.

Vanessa : Ah non ! Je ne sais pas ce que tu vas faire, mais il faut qu'on puisse en jouir. On va se cacher dans un coin.

Céline : Oui, moi aussi, je veux voir ça.

Peggy : Que dalle ! J'ai pas envie que vous foutiez en l'air mon boulot. Mais j'ai un petit magnéto portable, je vais m'en servir, ça vous fera un souvenir. Marie ! (Elle sort ; voix off) Sers-moi un diabolo menthe, s'il te plaît.

Vanessa : Ah, le papier sur la table. (Elle écrit.) Céline : Qu'est-ce qu'elle fait, ta copine, le reste du temps ? Elle est sur une chaîne de montage et elle serre des boulons ?

Vanessa : Peggy ? Elle est ingénieur dans une grosse boîte de consultants en informatique.

Peggy (entrant) : Allez, tirez-vous, les meufs, laissez travailler l'artiste.

Céline : Ne l'abîme pas trop, quand même. (Elles sortent.)

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Scène 3Peggy, Marie, puis Laurent

Peggy s'installe, Marie apporte le diabolo menthe. Marie : Comment ça va, Peggy ?

Peggy : Ca va. Un boulot fou, et un patron un peu chiant.

Marie : Pourtant, tu es ingénieur, tu dois faire à peu près ce que tu veux.

Peggy : Tu crois ça ? Mon patron, en fait, c'est le client. Sa boîte a fait appel à la mienne pour installer un réseau, mais il me trouve trop jeune et il me fait pas confiance. Une fille, en plus ! T'as fait cinq ans d'études, mais un vieux con qui n'y connaît rien surveille tout ce que tu fais. Je supporte plus.

Marie : Il faut lui dire.

Peggy : Tu es dingue, je vais me faire flinguer. Il va se plaindre à ma boîte. J'essaie de lui faire comprendre.

Marie : Toi, tu essayes la subtilité ? Ca doit pas marcher.

Peggy : Et merde, pourquoi tu me dis ça ? J'ai pas l'air subtil ?

Marie : Tu as l'air subtil comme un troisième ligne anglais dans une mêlée.

Peggy : Tu regardes le rugby ?

Marie : Il faut bien. Ici, les clients ne parlent que de rugby et de foot.

Peggy : Chapeau, la conscience professionnelle.

Marie : Ca existe partout, madame l'ingénieur. Pour en revenir à ton client patron, parle-lui. Non seulement tu n'es pas douée pour la subtilité, mais les hommes, surtout quand c'est des chefs, ils comprennent jamais ce qu'on veut leur faire comprendre, ils comprennent que ce qu'on leur dit ; et encore, pas tout le temps.

Peggy : Et les femmes sont pas comme ça, d'après toi ?

Marie : Les femmes, c'est le contraire. Elles n'écoutent pas ce que tu dis, elles cherchent le sous-entendu. Et elles te regardent. Elles se disent : tiens, elle est fatiguée, amoureuse, sympathique, en colère ; mais elle ne retiennent pas un mot de ce que tu essaies de leur expliquer.

Peggy : Tu as raison : il n'y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas voir passer la caravane. C'est une image.

Marie : Tu veux des cacahuètes avec ton diabolo ?

Laurent (entrant brutalement, serviette à la main) : Mademoiselle, donnez-moi un café. J'ai rendez-vous avec une jeune femme, elle devrait être là. (Il fait les cent pas, énervé ; il chiffonne le papier sur la table et le jette.) Marie : Alors, des cacahuètes ?

Laurent : Je ne vous ai pas demandé des cacahuètes, je vous ai demandé un café ; noir.

Peggy : D'accord, des cacahuètes.

Laurent : Non, pas de cacahuètes ! Jamais de cacahuètes dans mon café.

Peggy : Bonjour !

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Laurent : Bonjour, mademoiselle ! Alors, mon café, ça vient ?

Marie : Il arrive en courant. (Elle sort.)Laurent (appelant au téléphone) : Estelle, voulez-vous venir me rejoindre au Café "Le Calamite" ? J'avais rendez-vous avec quelqu'un qui n'est pas là. Apportez-moi les dossiers en cours… Non, pas tous, les plus urgents. Dépêchez-vous, je vous attends. (Il s'assoit et commence à regarder des documents de travail.)Marie (entrant) : Voilà les cacahuètes !

Laurent : Vous vous foutez de moi ! Je vous ai dit… (Il réalise et reprend son travail. Marie sort.)Peggy : Ca a l'air intéressant, ce que vous faites.

Laurent (agacé) : Oui, c'est intéressant.

Peggy : Vous travaillez dans quoi ?

Laurent : Comment ça, dans quoi ?

Peggy : J'ai compris : vous travaillez dans la bonne humeur.

Laurent : Foutez-moi la paix.

Peggy : Ca vous fatigue pas, d'être comme ça ?

Laurent : Mademoiselle, ou Madame, je ne sais pas, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, j'essaie de travailler.

Peggy : Appelez-moi Peggy.

Laurent : Mais je n'ai aucune envie de vous appeler. Je veux travailler, travailler.

Peggy : Bon, bon. (un temps) Je peux vous appeler Tristan ?

Laurent : Appelez-moi comme vous voudrez pourvu que vous ne m'appeliez pas.

Peggy : Vous attendez quelqu'un ?... Vous aviez rendez-vous ?

Laurent (après avoir essayé de ne pas répondre) : C'est très impoli d'écouter les conversations téléphoniques.

Peggy : Je ne vois pas comment j'aurais pu faire pour ne pas entendre. Vous poussiez des hurlements.

Laurent : Si je vous ai dérangée, excusez-moi. Maintenant, à votre tour, je voudrais que vous ne me dérangiez plus. (Marie apporte discrètement le café.)Peggy : Vous ne m'avez pas dérangée. Ca m'amuserait plutôt. (Un temps) Ca ne doit pas vous arriver tous les jours d'amuser quelqu'un.

Marie (très fort dans les oreilles de Laurent qui sursaute) : Peggy, tu vois bien que tu déranges monsieur, il voudrait travailler.

Laurent : Vous n'allez pas vous y mettre aussi !

Marie : Qu'est-ce que j'ai dit ? (Elle sort.)Peggy : Vous l'avez vexée. Elle ne va pas vous apporter de cacahuètes.

Laurent : Allez-vous me foutre la paix ? Qu'est-ce que vous cherchez à la fin ?

Peggy : Quoi ? Vous n'avez pas encore compris ? J'essaie de vous empêcher de travailler.

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Laurent : Et dans quel but, s'il vous plaît ?

Peggy : Pour le plaisir.

Laurent : Et ça vous donne du plaisir ?

Peggy : C'est pas l'orgasme, mais on fait ce qu'on peut avec l'homme qu'on a sous la main.

Laurent : Eh bien, vous ne m'avez pas sous la main. Oubliez ça, oubliez-moi, et bouffez vos cacahuètes en silence.

Peggy : Vous en voulez ?

Scène 4Peggy, Laurent, Estelle

Laurent : Ah, Estelle, vous en avez mis un temps !

Estelle : Excusez-moi, Monsieur, mais j'ai dû rechercher certains dossiers.

Laurent : Je ne vois pas pourquoi. Je vous avais dit "les dossiers en cours". Allez, asseyez-vous… Pas là… A côté de moi. Dépêchons-nous.

Estelle : Oui, Monsieur.

Laurent : Donnez-moi ça. Le client a rappelé ?

Estelle : Non, monsieur.

Laurent : Et vous, vous l'avez rappelé ?

Estelle : Pas encore, Monsieur.

Laurent : Vous auriez dû.

Estelle : C'est-à-dire que, ce matin…

Laurent : Appelez-le aujourd'hui.

Marie (entrant, à Estelle) : Qu'est-ce que je vous sers ?

Estelle : Eh bien, est-ce que vous auriez…

Laurent (à Marie) : Nous n'avons pas le temps, merci.

Marie : Je parle à mademoiselle.

Estelle : Rien, merci, je suis vraiment très pressée, excusez-moi.

Marie : On peut faire vite.

Laurent : N'insistez pas. Vous importunez mademoiselle.

Peggy (à haute voix) : Il est pas perturbé par les relations humaines, le mec. (Marie sort.)Laurent (à Estelle) : Ne faites pas attention. Cette femme me dérange depuis dix minutes. Revenons au dossier Duvallier.

Peggy (qui s'est levée, à Estelle) : Vous voulez quelques cacahuètes ?

Estelle (se sert) : Merci, je n'ai rien mangé ce matin et justement…

Laurent : Bon, vous nous raconterez votre vie une autre fois. Peggy, allez vous asseoir à votre place.

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Estelle : Vous l'appelez Peggy ?

Laurent : C'est elle qui me l'a dit.

Estelle : Quand même… Vous la connaissez depuis longtemps ?

Laurent : Ca fait dix minutes, je viens de vous le dire.

Estelle : Excusez-moi, monsieur, mais vous m'avez seulement dit qu'elle vous importunait depuis dix minutes.

Peggy : Elle a raison, ce n'est pas la même chose. Il faut être précis comme une montagne suisse. C'est une image.

Laurent : Bon, on ne va pas s'éterniser là-dessus.

Peggy : C'est moi, là-dessus ? Je ne suis ni votre maîtresse ni votre paillasson. D'ailleurs, je ne sais pas si vous faites la différence.

Estelle : Je vous défends de lui parler comme ça.

Peggy : Ah ! Parce que vous savez de quoi vous causez ? On voit que vous n'avez pas encore entendu parler de Marguerite Duras et de la chèvre de Monsieur Seguin (stupéfaction). Bon, je me carre dans mon coin et je la ferme.

Laurent : C'est pas trop tôt. (Estelle boit le café de Laurent qui la regarde faire, stupéfait.) Est-ce qu'on pourrait vraiment se mettre au travail ?

Estelle : Je suis à votre disposition, monsieur.

Laurent : Donc, vous rappelez rapidement Duvallier. Ensuite ?

Estelle : Ensuite, il y a votre commande de matériel informatique. La comptabilité demande si vous avez vraiment besoin…

Laurent : Evidemment ! Si je le demande, c'est que j'en ai besoin. Vous ne leur avez pas dit ?

Estelle : Si, j'ai essayé, mais il vaudrait peut-être mieux que vous appeliez vous-même.

Laurent : Si je dois tout faire moi-même, pourquoi est-ce que j'ai une secrétaire ?

Estelle (vexée) : Je ne sais pas, monsieur.

Peggy : Pour passer les nerfs de monsieur.

Laurent (se contenant) : Bon. Quoi d'autre ?

Estelle : Je vous ai également apporté le dossier de la négociation avec Télépointcom. Quand vous avez rencontré madame Forestier, qu'est-ce que vous lui avez proposé ?

Peggy : Ca, je devine, mais j'ose pas vous le dire.

Laurent : Mademoiselle, ça suffit !

Peggy : Vous ne m'appelez plus Peggy ? Vous êtes fâché ?

Laurent : On ne peut décidément rien faire de bon ici. D'ailleurs, il est l'heure que j'aille à mon rendez-vous…

Estelle : Ecoutez, monsieur, si vous avez encore une minute, il faudrait voir tout de suite ce que vous voulez faire pour le logo. C'est urgent.

Laurent : Bon. Dépêchons-nous, donnez-moi ce dossier… (Il regarde.) C'est pas très bon, tout ça.

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Estelle : Si vous permettez, ce projet-là, c'est ma sœur qui le propose.

Laurent : Ah, c'est pour ça que vous vouliez m'en parler absolument. Qu'est-ce qu'elle fait, votre soeur ?

Estelle : Elle est au chômage.

Laurent (au vu du dessin) : Ca ne m'étonne pas.

Estelle (au bord des larmes) : Mais elle dessine très bien. Et elle a plein d'idées. Et il est beau, son projet.

Laurent : On verra ça plus tard. Je m'en vais. (Il se lève.) Peggy : Ah non ! Ca suffit ! Vous allez m'écouter. Asseyez-vous ! (Il s'assoit.)Estelle : Madame, je vous en prie…

Peggy : Et vous taisez-vous ! (A Laurent) Vous n'avez pas honte ? Depuis que vous êtes ici, vous vous comportez comme une espèce de sauvage, vous m'agressez, vous êtes désagréable avec cette adorable Marie, parce que vous vous croyez d'une race supérieure. Vous énervez tout le monde. Et encore, on n'a même pas eu l'occasion de parler de vos antécédents, Vanessa, Céline et les autres…

Laurent : Permettez…

Peggy : Taisez-vous ! Et Marguerite Duras, et la chèvre de Monsieur Seguin, et les nuits avec votre grand-mère, et la brouette thaïlandaise, et le rossignol breton – non, ça c'est quelqu'un d'autre – Et puis comment vous êtes avec votre secrétaire ! Elle est toute dévouée, elle s'écrase tout le temps, elle n'ose plus en placer une. Elle vous appelle monsieur avant et après chaque mot, alors que vous n'êtes pas un monsieur ; vous êtes une espèce d'épouvantail qui s'agite mais qui ne brille plus et qui ne fait peur à personne. Personne ne vous écoute, à part votre téléphone mobile et votre secrétaire.

Marie (qui est entrée) : Vas-y doucement, Peggy, c'est un client.

Peggy : Il a refusé tes cacahuètes. (A Laurent) Le travail, c'est bien. Mais il faut parfois vous rappeler que vos collaborateurs sont des êtres humains ! Votre secrétaire, vous la traitez comme une sous-merde alors qu'elle vous fait tout le boulot et qu'elle sait y faire, ça saute aux yeux. Alors, vous allez me faire le plaisir de choisir le logo de sa soeur parce qu'elle le vaut bien. Et puis vous allez la regarder, votre Estelle. Vous travaillez avec elle depuis cinq ans (signe de dénégation d'Estelle, mais Peggy insiste), depuis cinq ans, et vous ne vous êtes même pas aperçu qu'elle est amoureuse de vous. (Etonnement de Laurent.) Je suis d'accord avec vous, on se demande bien ce qu'elle vous trouve, mais c'est comme ça. Je n'ai jamais rien compris aux femmes – ni aux hommes non plus d'ailleurs - mais vous encore moins. Alors, pour une fois, faites un effort dans votre petite tête d'intellectuel sous-développé, regardez un peu plus haut que votre nombril, et vous apercevrez peut-être les yeux de votre collaboratrice.

Marie : Un autre café ?

Laurent : Venez, Estelle, partons. Cette femme est complètement hystérique. (Ils sortent.) Peggy : Et n'oubliez pas de régler votre café en sortant. La maison ne fait pas crédit.

Marie : Arrête un peu, il a son compte.

Peggy : Ca, c'était la cerise sur le café, la cacahuète sur le gâteau.

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Marie : Et moi qui t'ai conseillé de parler carrément à ton patron. Ne lui dis quand même pas de choses comme ça.

Peggy : Pas de danger, je ne suis pas amoureuse de lui.

Marie : Parce que celui-là, tu en es amoureuse ?

Peggy : Ah non, quelle horreur ! Mais la petite, ça saute aux yeux qu'elle l'adore.

Marie : Comment peux-tu en être si sûre ?

Peggy : Il n'y a qu'un moment où elle a eu l'air d'une femme, c'est quand elle a cru que son mec s'intéressait à moi. Là, le mouton a sorti ses griffes.

Marie : Etonnant pour un mouton.

Peggy : T'inquiète pas, c'est une image. J'ai tout enregistré. Les filles vont être contentes. Je me le suis payé dans les grandes largeurs, le Tristan.

Marie : Tiens, il s'appelle Tristan ? Comme le copain de Vanessa.

Peggy : Mais non ! Pourquoi crois-tu que j'ai fait tout ce cirque ? C'est parce que c'est le copain de Vanessa.

Marie : Excuse-moi, Peggy. Mais le Tristan de Vanessa, je le connais. C'est pas lui.

(Noir.)

TABLEAU II

Scène 1Tristan, Laetitia

Laetitia (entrant) : Vous m'offrez un verre ?

Tristan : Je croyais que les femmes ne posaient ce genre de question que le soir et seulement dans certaines boîtes spécialisées.

Laetitia : Eh bien justement, si on la pose dans la journée au Calamite, ça n'a pas du tout le même sens.

Tristan : Et alors, qu'est-ce que ça signifie ?

Laetitia : Ca signifie que je vous demande de m'offrir un verre et rien d'autre.

Tristan : Et qu'est-ce que vous offrez en échange ?

Laetitia : Rien.

Tristan : Alors, pourquoi est-ce que je le ferais ?

Laetitia : Parce que vous saurez prendre ce dont vous avez envie.

Tristan : Vous voyez, c'est bien comme dans certaines soirées.

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Laetitia : Pas du tout. Est-ce que vous me trouvez jolie ? Ou au moins agréable ?

Tristan : La réponse m'engage à quoi ?

Laetitia : A m'offrir un verre.

Tristan : Vous êtes têtue, mais pas très claire. Expliquez-moi ça.

Laetitia : Il n'y a rien à expliquer. Est-ce que vous considérez qu'une demi-heure en ma compagnie c'est assez agréable pour justifier un Perrier grenadine ?

Tristan : Et après ?

Laetitia : Après, rien.

Tristan : Vous êtes sûre ? Plus si affinité ?

Laetitia : Pourquoi voulez-vous qu'il y ait affinité ? Vous avez refusé de me dire que vous me trouviez jolie et vous n'êtes pas tellement mon type d'homme.

Tristan : Vous avez un sacré culot. Vous me demandez de vous offrir à boire en étant carrément désagréable. Qu'est-ce qui vous motive ?

Laetitia : Le Perrier grenadine.

Tristan : C'est un programme ambitieux.

Laetitia : Vous ne voulez quand même pas que je commence à être aimable avant que vous ayez commandé ma boisson préférée ?

Tristan : C'est comme au poker, il faut payer pour voir. Marie ! (Elle entre.) Un Perrier grenadine, s'il vous plaît.

Laetitia : Avec une paille, s'il vous plaît.

Tristan : Avec une paille, si ce n'est pas plus cher.

Marie : Ca dépend si mademoiselle la veut droite ou pliante. Parce que la droite permet d'aller au fond des choses de manière plus directe et plus précise, mais elle oblige à incliner légèrement le verre, alors que la paille courbée et pliante… Bon, je sens que je vous intéresse pas. (Elle sort.) Laetitia (s'asseyant) : Je vais vous dire : après réflexion, je crois que vous êtes plutôt mon type.

Tristan : Attendez de savoir s'ils ont de la grenadine avant de vous fatiguer.

Laetitia : Plutôt agressif, un peu cynique, très méfiant. J'adore.

Tristan : Et vous, un sans-gêne qui ferait rougir la Maréchale Lefèvre. Ca ne me déplait pas.

Laetitia : Vous voyez, on est peut-être faits pour s'entendre. Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?

Tristan : Je me le demande. Ce sont mes parents qui m'y ont mis un jour, il y a 45 ans.

Laetitia : Je crois que je devrais dire que vous ne les faites pas. Mais je ne supporte pas ce type de politesse. Tant pis. Dites-moi plutôt comment vous la gagnez, votre vie.

Tristan : Je suis assez à l'aise pour vous offrir une grenadine, mais pas assez pour vous entretenir. De toute manière, pour l'avenir de nos relations, je vais vous rassurer : je pars dans deux semaines à Oulan-Bator. (Entrée de Marie.) Donc, même si des affinités apparaissent, ça ne risque pas de durer.

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Laetitia : Qu'est-ce que vous allez faire dans ce trou perdu ?

Tristan : Un point pour vous. D'habitude, on me demande où ça se trouve.

Laetitia : Ne me prenez pas pour une débile. J'ai quand même fait Sciences Po.

Marie : Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, que les Chinois appellent Mongolie Extérieure, située sur la Tola, 550 000 habitants. Et une grenadine avec paille. Et je n'ai pas encore fait Sciences Po.

Laetitia : Sacrée Marie ! Chaque fois qu'on essaye de la ramener, elle nous renvoie dans nos buts.

Marie : Sic transit gloria mundi. (Elle sort.)Laetitia : A mon avis, si vous allez à Oulan-Bator, Sciences Po a dû vous arriver aussi.

Tristan : Gagné ! Ca m'est arrivé… Je pars comme premier secrétaire, pour trois ans. Mais parlez-moi de vous un peu.

Laetitia : Vous savez déjà tout. Vingt cinq ans. Encore étudiante. Point final.

Tristan : Vous avez quelqu'un ? … qui vit avec vous ?

Laetitia : Déjà les questions intimes… Je ne sais pas si ça fait partie de notre contrat.

Tristan : Bien sûr que si. Sinon, je reprends la paille. Alors ?

Laetitia : J'avais quelqu'un ; il m'a plaqué.

Tristan : Désolé.

Laetitia : Chez nous, c'est héréditaire. Ma grand-mère s'est fait plaquer. Ma mère s'est fait plaquer. Mais ça laisse des traces. Je suis une trace.

Tristan : Une jolie trace.

Laetitia : Ah, quand même, vous l'avez dit.

Tristan : C'est vrai, sous vos abords de chatte sauvage, vous ne manquez pas de charme.

Laetitia : Je ne suis pas toujours sauvage. Quand on sait me caresser…

Tristan : C'est tentant. (Elle sourit.) Et vous avez un joli sourire.

Laetitia : Alors, j'ai mérité ma grenadine ? Je dois m'en aller, maintenant.

Tristan : Déjà ! Vous venez à peine d'arriver. Je n'en ai pas eu pour mon compte.

Laetitia (se levant) : Alors, finissez mon verre. (Elle va pour sortir.)Tristan : Attendez ! Quand est-ce que je peux vous en offrir un autre ? (Elle s'arrête, lui tournant le dos ; elle sourit : elle a gagné.)Laetitia : Vous croyez vraiment ?

Tristan : J'en suis sûr. Dîtes-moi quand même votre prénom.

Laetitia : Mes parents m'ont appelé Sophie.

Tristan : Sophie, c'est la sagesse. Ca ne vous va pas du tout.

Laetitia : Vous avez raison. Alors, faites comme mes copines, appelez-moi Laetitia. Et vous, votre prénom ?

Tristan : Tristan.

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Laetitia : C'est triste. Ca ne vous va pas du tout. Demain, même heure. (Elle sort.)

Scène 2Tristan, Caroline

Tristan (bruyant et expansif) : Ouais !

Caroline : Merci de votre accueil.

Tristan : Excusez-moi.

Caroline : Ah, ce n'est pas pour moi. Tant pis.

Tristan : Excusez-moi. Je viens de faire une rencontre… disons étonnante.

Caroline : Disons plutôt détonante. Vous étiez sur le point d'exploser.

Tristan : Il y a un peu de ça.

Caroline : C'est l'amour ?

Tristan : Pas si vite. Mais on verra ce qu'on peut faire.

Caroline : Expliquez-moi.

Tristan : Dîtes donc. Je vous trouve un peu indiscrète. Ce n'est pas parce que je vous ai accueillie par un cri de joie maladroit que je vais vous raconter ma vie.

Caroline : Parce que la rencontre que vous venez de faire, c'est l'histoire de votre vie ? Rien que ça ! Je n'imaginais pas que c'était si important pour vous.

Tristan (furieux) : Rien du tout ! Ca n'a aucune importance. J'ai rencontré une fille totalement sans gêne, qui s'est incrustée à ma table. Je n'en ai rien à faire. C'est moins que rien, ça n'existe pas ! J'en ai croisé des centaines comme ça.

Caroline : Oh la la… Si à chaque fois, elles vous mettent dans un état pareil, ça doit beaucoup vous fatiguer.

Tristan : C'est vous qui me fatiguez !

Caroline : J'en suis désolée. Je voulais seulement être aimable. Après tout, c'est vous qui avez engagé la conversation. "Ouais…!"

Tristan : C'est vrai. Excusez-moi.

Caroline : Vous m'offrez un verre ?

Tristan (stupéfait) : Vous aussi ? Qu'est-ce que vous avez toutes ? Aujourd'hui, je suis chargé de désaltérer toute la gent féminine. Bon. Marie ! Un sirop de grenadine.

Caroline : Merci, mais je préfère un whisky. (Elle s'asseoit. Marie entre.)Tristan : Alors, un whisky pour madame, avec une paille si nécessaire. (Marie sort.) (A Caroline) Je vous en prie, installez-vous. Vous voulez savoir si on a des affinités ?

Caroline : Je n'ai aucun doute là-dessus. Nous avons eu beaucoup d'affinités.

Tristan : On se connaît ?

Caroline : Nous nous sommes très très bien connus.

Tristan : Ca m'étonnerait, je ne l'aurais pas oublié.

Caroline : Eh bien si, tu l'as oublié, Tristan.

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Tristan (embêté, guette les réactions) : Brigitte !... Oh, excuse-moi, Céline !

Caroline : J'ai peur qu'on y passe la nuit. Et si je devais passer la nuit avec toi, je préfèrerais que ce ne soit pas en récitant la liste de tes conquêtes féminines. Je suis Caroline.

Tristan : C'est ce que j'ai dit.

Caroline : Non, tu as dit Céline.

Tristan : Oh, si tu joues sur les mots. J'ai toujours confondu ces deux prénoms, Céline et Caroline. Ma Caroline chérie. On t'appelait Caro.

Caroline : Quelle mémoire !

Tristan : Pourquoi est-ce que tu m'as laissé tomber ? (Regards) Ca ne s'est pas passé exactement comme ça ?

Caroline : Pas exactement.

Tristan : Et tu m'en veux ? Tu as raison. J'étais jeune…

Caroline : Moi aussi.

Tristan : Oui, toi surtout. Mais tu étais beaucoup plus mûre que moi. Je n'étais qu'un gamin, je ne réfléchissais pas, je n'étais pas prêt pour le mariage.

Caroline : Je ne t'ai jamais parlé de mariage. Et puis, je pouvais parfaitement comprendre que tu mettes fin à notre liaison. Mais pas comme ça.

Tristan (gêné de ne pas se rappeler) : Oui, oui, pas comme ça…

Caroline : Tu n'as même pas eu l'idée de me rappeler de là-bas… d'Afrique ?

Tristan : Si bien sûr, mais l'Afrique, tu sais… Il n'y avait pas le téléphone.

Caroline : Pas le téléphone, à Pretoria ?

Tristan : Ah oui, j'étais à Pretoria. Figure-toi que l'ambassadeur m'a tout de suite envoyé en brousse et...

Caroline : Et tu en es ressorti vingt ans plus tard.

Tristan : C'est à peu près ça.

Caroline : Et moi, j'ai suivi ta carrière dans toutes les ambassades du monde. Et chaque fois que tu as séjourné en France, j'ai hésité à prendre contact.

Tristan : Tu m'aimais donc encore un peu ?

Caroline : Non, je voulais te retrouver pour te tuer.

Tristan : Tu as bien fait d'y renoncer.

Caroline : Je n'y ai pas renoncé, Tristan. Je suis là pour te tuer. (Elle sort un revolver et se lève.)Tristan : Non, écoute, je t'assure que maintenant ça ne vaut plus la peine. C'est trop tard. Tu aurais fait ça il y a quinze ans, j'aurais compris, je t'aurais même donné raison. Mais maintenant, tu vas te faire du mal pour rien.

Marie (entrant avec le whisky) : Je sens que je dérange, je reviendrai.

Tristan : Non ! Attendez ! (Marie sort.) Elle va appeler la police, tu vas aller en prison. Et j'aurai beaucoup de peine pour toi.

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Caroline : Je vais t'éviter d'avoir de la peine.

Tristan : Non, arrête, ça part tout seul ces machins-là.

Caroline : Non, il faut appuyer là-dessus, regarde, c'est tout simple. (Elle tire trois fois, c'est un pistolet à amorces.)Tristan (au bord de la crise de nerfs) : Un pistolet à amorces ! Tu es complètement cinglée.

Caroline : C'est vrai, j'aurais dû en prendre un vrai.

Tristan : C'est une plaisanterie complètement stupide. Tu aurais pu me faire peur. Heureusement que j'avais bien vu que ce n'était pas un vrai.

Caroline : On ne te trompe pas si facilement, toi.

Tristan : Tu vas voir que l'autre va appeler la police.

Caroline : Ca m'étonnerait. Elle n'est pas bête au point de confondre un pistolet à amorce avec un vrai.

Tristan : J'ai voulu jouer ton jeu. Ca te faisait plaisir de me faire peur, je te devais bien ça, en souvenir du bon vieux temps, comme disait…

Caroline : Comme disait ta grand-mère.

Tristan : Tu te souviens de ça aussi. Tu es formidable.

Caroline : Et tu ne sais pas jusqu'à quel point j'ai gardé des souvenirs.

Tristan (inquiet) : Quels souvenirs ?

Caroline : J'ai gardé ta fille.

Tristan : Comment ça, ma fille ? Ne me dis pas que…

Caroline : Oh si, je le dis. C'est la tienne, il n'y a aucun doute possible. D'une part, je n'avais pas l'habitude de coucher avec tout le monde. Et d'autre part, avec le caractère qu'elle a…

Tristan (plus embêté qu'ému) : Ma fille… Notre fille ! Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

Caroline : C'est toi qui le demandes ? Il y a vingt ans, tu es parti en brousse en oubliant ton téléphone mobile.

Tristan : Elle est comment ?

Caroline : Exactement comme une fille. Tout pareil partout.

Tristan : Si elle te ressemble, elle doit être jolie.

Caroline : Pas de chance, c'est à toi qu'elle ressemble.

Tristan : Je te déplais à ce point. Pourtant, je suis sûr qu'on pourrait se retrouver, tous les deux.

Caroline : Ben tiens, depuis le temps que tu me cherches… Ce que je veux bien, c'est te présenter ta fille.

Tristan (embêté) : Ca me fera plaisir. Elle sait que… j'existe ?

Caroline : Non, pas encore. Quand elle sera prête à affronter la mauvaise nouvelle, je te ferai signe. Allez, laisse-moi, maintenant, va-t'en.

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Tristan (en sortant) : Merci, Céline.

Caroline : Caroline ! (Elle reste songeuse jusqu'à l'entrée de Marie).Marie : Dis donc, tu aurais pu me prévenir que tu allais sortir un revolver.

Caroline : J'ai improvisé.

Marie : C'est ça. Brusquement, tu t'es dit : "Tiens, c'est vrai, j'ai toujours un revolver à amorce dans mon sac, je vais m'en servir."

Caroline : Qu'est-ce que ça fait ?

Marie : Ca fait qu'il y a des clients dans la salle, et que, j'ai eu beau leur dire que c'étaient une blague, ils voulaient tous se tirer. J'ai dû faire un rempart de mon corps pour les empêcher de franchir la porte sans payer.

Scène 3Laurent, Estelle, un instant Caroline

Marie : Madame, Monsieur, bonjour !

Laurent : Bonjour ! (Il fait asseoir Estelle.)Marie : Un café sans cacahuètes pour monsieur. Et pour madame ?

Estelle : Je ne sais pas si nous avons vraiment…

Laurent : Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ? Nous avons tout notre temps.

Estelle : Nous avons beaucoup de travail, monsieur.

Laurent : Tant pis, le travail attendra. Il faut savoir prendre le temps de vivre.

Marie (à Caroline) : On nous l'a changé, celui-là.

Estelle : Alors, un café.

Caroline (A Marie) : Bon, je te laisse. A bientôt.

Marie : Reviens quand tu veux, mais évite d'ouvrir le feu sur les clients. (Caroline sort.) Laurent : Pardon ?

Marie : Faites pas attention ! Tout à l'heure, elle était un peu nerveuse, elle a tiré trois coups de revolver sur un type… Mais elle le connaissait. Elle tire pas au hasard… Elle tirerait pas sur vous, par exemple… Enfin je crois pas.

Estelle : Et la victime ?

Marie : Je crois que c'était un ancien amant à elle.

Estelle : Ce n'est pas ce que je vous demande. Il est… mort ?

Marie : Non, il s'en est bien sorti. C'était pas un vrai revolver.

Laurent : Vous ne pouviez pas le dire tout de suite ! Vous avez fait peur à ma … à mon amie.

Marie : Excusez-moi. Alors, deux cafés. (Marie sort.)Laurent : Je voulais vous dire, Estelle. Depuis le temps qu'on travaille ensemble, vous pourriez m'appeler Laurent.

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Estelle : Je n'oserai jamais, monsieur.

Laurent : Ecoutez, Estelle. Le travail, c'est bien. Mais il faut parfois se rappeler que vos collaborateurs sont des êtres humains… Je suis un être humain. Regardez-moi de temps en temps, vous verrez.

Estelle : Je vous regarde tout le temps, monsieur… Laurent. (Marie entre avec les cafés.)Laurent : J'ai un cœur, Estelle, un cœur qui ne demande qu'à aimer. Mais je suis timide. Une femme reste toujours pour moi une rose dans une tour d'ivoire entourée d'épines. (Marie reste plantée devant lui sans poser les cafés.) Eh bien, qu'est-ce que vous attendez ?

Marie : Vous dîtes des jolies choses. Je n'aurais jamais cru ça de vous. Mais méfiez-vous. Vous savez ce qu'a dit Gérard de Nerval : "Le premier qui compara la femme à une rose était un poète, le second était un imbécile."

Laurent : De quoi vous mêlez-vous ? Posez vos cafés et foutez-nous la paix. (Elle le fait.) Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, je suis timide.

Estelle : Timide, vous ! Ne vous moquez pas de moi.

Laurent : Mais si, je n'ose pas exprimer mes sentiments. Il faut toujours que quelqu'un d'autre fasse le premier pas. C'est vrai ce que cette femme a dit ?

Estelle : Oui, c'est vrai, vous dîtes parfois des jolies choses.

Laurent : Je ne parle pas de la serveuse. Je parle de celle qui était là avant-hier.

Estelle : Ah, celle que vous appelez Peggy ? Vous voulez savoir si je suis d'accord avec ce qu'elle disait ?

Laurent : Oui.

Estelle : Eh bien, quand elle a dit que vous étiez un épouvantail qui s'agite, mais qui ne brille plus et qui ne fait peur à personne, c'était quand même exagéré.

Laurent (vexé) : Ce n'est pas à ça que je pensais.

Estelle : Elle a dit aussi que vous vous croyez d'une race supérieure et que vous énervez tout le monde. (Riant) C'est assez vrai.

Laurent : Je vois que vous me jugez bien. Mais elle a dit autre chose aussi.

Estelle : Je ne vois pas.

Laurent : Elle a dit que vous aviez quelque sentiment pour moi.

Estelle : Je ne me rappelle plus.

Laurent : Elle a dit… que vous m'aimiez.

Estelle : Elle a dit ça ? Je n'ai pas fait attention.

Laurent : Mais si, mais si, elle l'a dit. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Estelle : Il n'entre pas dans mes attributions de secrétaire d'émettre une opinion sur ce sujet.

Laurent : Secrétaire ! Toujours secrétaire ! Vous n'avez que ce mot-là à la bouche ! Vous êtes une femme, tout de même !

Estelle : Je ne sais pas monsieur, j'en ai si peu l'occasion.

Laurent : Eh bien profitez-en. Et répondez à ma question. Vous m'aimez, oui ou non ?

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Estelle : Oui, je vous aime, espèce d'abruti ! (Elle se lève.) Je vous ai aimé dès le début. Je le sais bien que vous n'êtes pas un vrai méchant. Vous vous camouflez derrière une carapace de travailleur acharné ; vous vous cachez derrière un masque de petit tyran de bureau ; vous êtes toujours sous tension et vous voulez faire croire que c'est le travail qui vous absorbe ; vous buvez beaucoup trop de café alors que vous devriez commander de la tisane. Vous êtes un tendre, vous êtes fait pour aimer et vous passez bêtement à coté de tout… et surtout à côté de moi parce que vous ne vous donnez pas la peine de regarder la main qui vous présente vos dossiers de merde. Oui, je vous aime ! Comment faut-il vous le dire ? Je vous aime ! (Elle se rue sur lui qui est toujours assis et l'embrasse.)Marie (entrant, et après un instant) : Ca doit donner soif. (Ils sursautent et se séparent.)Je vous apporte deux grenadines ?

Laurent (inerte) : Oui, oui, deux grenadines.

Estelle : Non, deux whiskys, sans glaçons.

(Noir.)

TABLEAU III

Scène 1Vanessa, Céline, Peggy, Laetitia, Caroline, Marie

Vanessa : Peggy, tu as fait fort ! Aller engueuler un pauvre type que tu ne connais pas en croyant que c'est Tristan, tu as gagné la médaille d'or de la bourde.

Peggy : Tu es marrante ! Ton Tristan - enfin, je veux dire votre Tristan, parce je crois qu'il est un peu à tout le monde ici – Si tu m'avais expliqué à quoi il ressemblait, ça serait pas arrivé.

Laetitia : Et qui c'est, le type que tu t'es payé ?

Peggy : D'après Marie, il s'appelle Laurent. De tout manière, je crois que je lui aurais filé une raclée. Au début, il m'amusait, il tournait dans tous les sens comme un chien dans sa cage…

Vanessa : Tu mets les chiens en cage, toi ?

Peggy : C'est une image. Il était hyper excité, le mec. Et puis après, il a emmerdé sa secrétaire, que c'était pas possible. Une petite qui était en extase devant ce macho. Je te l'ai engueulé, il s'est tiré. Je lui ai dit qu'elle était accro après lui, je crois que j'ai eu tort, parce qu'il a dû en profiter pour se défouler encore sur elle. Ils sont comme ça : plus on les aime, plus ils vous marchent dessus.

Marie : Je peux te rassurer : de ce côté-là, les choses ont plutôt l'air de s'arranger.

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Peggy : Tu les as revus ? J'ai pas fait trop de dégâts ?

Marie : Pas ceux que tu penses. C'est pas comme Caroline avec son revolver. Elle a foutu mon bistrot à feu et à sang.

Caroline : Excuse-moi, Marie. Mais vous m'aviez demandé de lui faire peur.

Vanessa : De lui faire peur en lui disant qu'il avait une fille, pas de le flinguer au Whalter PKK 7,65.

Caroline : Oui, mais lui parler de sa fille, ça lui a pas fait peur. Et puis, comme j'étais lancée, je me suis fait un petit plaisir. Vous avez bien fait de me dire qu'il avait travaillé à Pretoria, ça l'a mis K.O.

Céline : Et vous, Laetitia, comment ça s'est passé ?

Laetitia : Tu peux me dire "tu". On fait partie de la même bande de cinglées, maintenant.

Céline : Je suis très flattée. Donc, tu as rencontré Tristan, toi aussi.

Laetitia : Oui. Je sais pas ce que vous lui trouvez, toutes. Il est pas terrible. Vous vous contentez de pas grand-chose.

Céline : Merci. Raconte-nous quand même.

Laetitia : Ca se présente bien.

Marie : Est-ce que tu peux m'expliquer pourquoi tu te mets à boire la grenadine avec une paille ?

Laetitia : Voyons, c'est le principe de Lolita.

Marie : Pardon ?

Laetitia : Un homme mûr en face d'une fille, plus elle joue les gamines, plus il est excité.

Vanessa : Et le résultat ? Tu lui plais ?

Laetitia : Tu es gonflée de me demander ça. Tu m'as regardée ? (Faussement snobe) Y a-t-il des hommes qui peuvent ne pas craquer devant moi ? Le Tristan, je suis en train de le saisir dans mes griffes, de dompter le dompteur, de tomber le tombeur, de séduire le séducteur, d'offenser l'offenseur, de provoquer le provocateur.

Vanessa : Bon, ça va.

Laetitia : De mentir au menteur…

Vanessa : On a compris.

Laetitia : d'aguicher l'aguicheur…

Vanessa : Stop ! D'accord, tu es carrément irrésistible, on le sait.

Laetitia : Oh, si on peut plus parler… Vous êtes jalouses.

Céline : Je ne vois pas de quoi on pourrait être jalouses. On l'a jeté dans tes bras. Et comme il saute sur tout ce qui bouge, ça marche. Tu le revois quand ?

Laetitia : Je le revois ce soir… pour la quatrième fois.

Céline : Pardon ?

Vanessa : Pour la quatrième fois ? En trois jours ?

Peggy : Je crois, les filles, que vous n'avez pas bien vu ce qui se passe.

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Céline : Il attend son affectation, il ne sait plus quoi faire de son temps.

Laetitia : C'est pas tout à fait ça. J'essaie de vous expliquer que votre Tristan, je l'ai rendu dingue de moi.

Caroline : Félicitations ! Tu t'es surpassée.

Laetitia : Non, j'ai fait ça sans me forcer. Tout dans la facilité. Bon, qui est-ce qui peut me prêter trente euros ? (Silence général) Déconnez pas, c'est pour vous : si je veux continuer à tenir le monsieur dans le creux de ma main, j'ai besoin de m'acheter des fringues.

Marie : Tiens, voilà vingt euros.

Laetitia : Prenez modèle, les filles.

Marie : Qui habet aures audiendi, audiat !

Vanessa : Marie est une super fille. C'est seulement dommage qu'elle ait avalé les pages roses sans les digérer.

Marie : De minimis non curat praetor.

Vanessa : Qu'est-ce que ça veut dire ?

Marie : Le prêteur se fout des minables.

Vanessa : Alors on passe à la suite. Opération Calamite, deuxième !

Céline : Qu'est-ce que c'est, Calamite ?

Vanessa : C'est le masculin. Une femme, c'est une calamité ; un homme, c'est un calamite. Non, c'est pas ça. Explique, Marie.

Marie : C'est un crapaud des roseaux, une espèce assez rare en France. Il y en a une tribu juste derrière. Ici, on devait construire un immeuble. Mais les crapauds ont gueulé, les écolos aussi. Alors, on n'a pas fait l'immeuble et on a construit ce troquet sans toucher aux crapauds. Comme le café existe grâce à eux, on l'a appelé Le Calamite.

Vanessa : J'aime le chant du crapaud le soir au fond des verres de Marie. Bon, je récapitule ce qu'on a dit… (Le mobile de Laetitia sonne.) Laetitia : C'est lui. (Elle décroche.) Oui, Tristan… Ah non, pas ce soir, je suis fatiguée… Demain soir… Tu peux peut-être rester une journée entière sans me voir ?... Bon, ce soir, comme d'habitude, mais pas longtemps. (Elle raccroche.) Et voilà le travail ! Vous avez vu Laetitia en personne (Le mobile de Caroline sonne.)Caroline : C'est encore lui. (Elle décroche.)… Oui, Tristan ?... Où ça ?... D'accord, je t'attends. (Elle raccroche.) Tirez-vous vite, les filles, il est à cent mètres d'ici, il arrive. Partez par là.

Vanessa : OK, tu as bien tout compris ? (Elles commencent à sortir.)Caroline : On est d'accord. S'il y a le moindre problème, je sors mon flingue.

Marie : Arrête tes conneries s'il te plaît.

Caroline : Ne t'inquiète pas : cette fois, j'ai un vrai. Essaie de t'arranger pour qu'on nous laisse seuls.

Marie : C'est ça ! Et si les clients veulent venir en terrasse ?

Caroline : Tu leur dis qu'il y a une folle dangereuse.

Marie : C'est vrai, mais je ne tiens pas à le dire à tout le monde.(Elle sort.)

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Scène 2Caroline, Tristan

Caroline (seule, chantant) : L'amour est enfant de bohème, il n'a jamais jamais connu de loi. Si tu ne m'aimes pas je t'aime et si je t'aime, prends garde à toi, prends garde à toi, prends garde à toi…

Tristan (levant les bras comme tenu en joue) : Mais je ne demande qu'à t'aimer.

Caroline : Oui, moi et toutes les autres. Et la fille de l'autre jour, comment ça va ?

Tristan : Quelle fille ? Je peux baisser les bras ?

Caroline : Crétin ! La fille à la grenadine ?

Tristan : Ah, celle qui boit la grenadine avec une paille… Je l'avais complètement oubliée.

Caroline : Ca ne m'étonne pas. Tu as mis une telle violence pour m'expliquer qu'elle n'avait aucune importance.

Tristan : Eh bien, c'était vrai, elle n'avait aucune importance.

Caroline : Tu l'as revue ?

Tristan : Je ne sais pas.

Caroline : Comment, tu ne sais pas ?

Tristan : Oui, j'ai dû la croiser hier.

Caroline : Et tu ne lui a pas offert de grenadine ?

Tristan : Mais enfin, qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu me fais subir un interrogatoire ? Tu sais pourtant que je ne veux pas m'attacher à une femme, quelle qu'elle soit. Et d'ailleurs, je ne sais pas m'attacher.

Caroline : Je suis bien placée pour le savoir. Tu n'es même pas capable de retenir le prénom de la mère de ta fille.

Tristan : De qui tu parles ?

Caroline : Tu connais beaucoup de femmes qui sont la mère de ta fille ? Je te parle de moi ! Pour t'éviter une nouvelle gaffe, je te rappelle que je m'appelle Caroline.

Tristan : Oh, excuse-moi. Mais tu m'embrouilles, à me parler de Laeti… de l'autre.

Caroline : D'accord, on n'en parle plus. Je ne suis pas venu pour ça. C'est aujourd'hui que je te présente ta fille.

Tristan : Aujourd'hui !

Caroline : Oui. Quel est le problème ?

Tristan : Mais… Je ne suis pas prêt.

Caroline : Tu es habillé, tu es rasé… plutôt mieux que l'autre jour. Je ne vois pas où est la difficulté.

Tristan : Tu en as de bonnes. J'ai besoin de m'habituer à cette idée.

Caroline : Ca fait trois jours que tu te prépares.

Tristan : Non, j'avais autre chose en tête et…

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Caroline : Ce n'est quand même pas la fille à la grenadine ?

Tristan : Fous-moi la paix avec celle-là. Je ne suis pas prêt à devenir père, c'est tout. Laisse-moi neuf mois.

Caroline : Pas question. Ta fille est prête.

Tristan : D'accord, mais ce n'est pas elle qui décide. Je suis quand même son père.

Caroline : Il faudrait savoir.

Tristan : Elle a attendu plus de vingt ans, elle peut attendre un jour ou deux.

Caroline : Bon, je vais lui dire que son père la recevra sur rendez-vous. Attends-moi une seconde.

Tristan : Comment ça, une seconde ?

Caroline : Elle est à côté.

Tristan : Caroline, tu ne vas pas me dire…

Caroline : Tu as retrouvé mon prénom, félicitations.

Tristan (furieux) : Tu ne vas pas me dire que tu m'as amené ta fille juste là derrière le rideau sans m'avertir !

Caroline (joyeuse) : Eh bien, si, justement, je voulais te faire la surprise.

Tristan : Mais qu'est-ce que je t'ai fait pour mériter ça ? Qu'est-ce que je t'ai fait ?

Caroline : Justement… une fille.

Tristan : Qu'est-ce qui me prouve qu'elle est de moi ?

Caroline : Quand tu la verras, tu n'auras aucun doute. Un caractère de cochon.

Tristan : Si elle a vécu avec toi, ça ne m'étonne pas.

Caroline (écartant le rideau pour appeler) : Viens ma chérie !

Tristan (tournant le dos) : Je ne veux pas la voir.

Caroline (toujours à la cantonade) : Ton père est impatient de te voir.

Scène 3Caroline, Tristan, Laetitia

Laetitia (un geste à Caroline pour se moquer de la mine de Tristan, puis) : Ah non ! Pas lui !

Tristan (se retournant brutalement) : Quoi ? Qu'est-ce que tu fais là, Laetitia ?

Caroline (radieuse) : Tristan, je te présente notre fille. (Ils s'assoient chacun d'un côté de la scène, Laetitia embêtée, Tristan accablé.) Il y a un problème ?... Vous vous connaissez déjà ?... Est-ce que quelqu'un veut bien me dire quelque chose ?

Tristan : C'est elle.

Laetitia : C'est lui.

Caroline : C'est qui ?

Tristan et Laetitia (ensemble) : C'est elle. C'est lui.

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Caroline : C'est vous ?

Tristan : C'est Laetitia que j'ai rencontrée ici il y a trois jours.

Caroline : Oh bon sang, la grenadine avec une paille, c'était toi ! Eh bien, mes chers enfants, vous voudrez bien excuser, pour une fois, ma trivialité : on n'est pas dans la merde… Parce qu'en plus, avec tout ce que tu m'as dit sur elle de désagréable…

Laetitia : Quoi ! Il a dit des choses désagréables sur moi ?

Caroline : Que j'ose même pas te répéter. Que tu étais une moins que rien…

Laetitia : Il a dit ça ? Ah le salaud !

Caroline : Laetitia, fais-moi le plaisir de parler respectueusement de ton père.

Tristan (A Laetitia) : Je n'ai jamais dit ça. N'écoute pas cette folle.

Laetitia : Eh, c'est de ma mère que tu parles comme ça ?

Caroline : Tu as raison, Laetitia, ne laisse pas cet individu insulter ta mère.

Laetitia : Celui que tu appelles cet individu, tu viens de m'expliquer que je devais l'aimer comme un père ! Je te signale quand même qu'hier soir, il voulait te rencontrer pour t'expliquer son intention de m'épouser.

Caroline : Quoi ! Il t'a demandée en mariage ! Et tu es d'accord ? Euh non, ce n'est pas ce que je veux dire. Je veux dire que, il y a encore deux minutes, il m'expliquait que tu n'étais rien du tout pour lui. Tout juste un verre de grenadine avec une paille, rien d'autre !

Tristan : Mais c'est faux !

Laetitia : C'est impossible ! Je t'ai expliqué qu'il était fou amoureux de moi. Encore tout à l'heure avec les copines !

Tristan : Quelles copines ?

Caroline : Oui, quelles copines ?

Laetitia : Eh bien, les… (réalisant sa gaffe) Ne détournez pas la conversation. C'est vrai ce que dit ma mère : tu t'es foutu de moi ? Tu ne m'aimes pas ?

Tristan : Mais si ! Je t'aime comme un fou.

Caroline : Ca c'est le bouquet ! Un homme qui me répétait il y a une minute qu'il ne voulait s'attacher à aucune femme, qu'il en était incapable, un homme qui n'a jamais été amoureux, ça lui arrive pour la première fois de sa vie, et il faut que ça tombe sur sa fille !

Laetitia : Dans le contexte, c'est un peu emmerdant, mais ça prouve au moins qu'il a bon goût.

Caroline : Un peu emmerdant ! Tu appelles ça "un peu emmerdant" !

Tristan : Ce n'est pas de ma faute si elle ressemble trait pour trait à ce que tu étais il y a vingt ans.

Caroline : Tiens, tu te rappelles comment j'étais il y a vingt ans ? C'est nouveau.

Tristan : Voyons, je ne t'ai jamais oubliée.

Caroline : Non ! Il y a trois jours, tu m'appelais Céline.

Tristan : J'ai voulu te faire une blague.

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Caroline : Tu as le sens de la bonne plaisanterie au bon moment. Et tu trouves que Laetitia me ressemble ?

Tristan : Trait pour trait.

Caroline : On ne me l'avait jamais dit.

Laetitia (riant) : A moi non plus.

Tristan : Tu n'as pas connu ta mère à vingt ans. Une fille superbe. (Un silence, regards entre Caroline et Laetitia.)Laetitia : Bon, c'est bien gentil tout ça. Mais qu'est-ce qu'on fait maintenant ? On choisit l'inceste, on se flingue, ou je rentre au couvent ?

Caroline : Le flingue, j'ai déjà essayé. Ca embête Marie. (Silence) Laetitia : Je prendrais bien une grenadine. Tu me l'offres… papa ?

Tristan : Excuse-moi. Mais je ne peux pas. Laisse-moi un peu de temps, Laetitia. Laisse-moi un peu de temps. (Il sort précipitamment.)

Scène 4Caroline, Laetitia, puis Marie

Laetitia : Tu veux que je te dise ? On est des vraies dégueulasses.

Caroline : C'est vrai, j'ai trouvé qu'on était assez bien.

Laetitia : Et ça te plait ?

Caroline : On s'est bien amusées.

Laetitia : Au début, ça m'amusait. Mais quand je vois comment ça tourne, j'aime de moins en moins.

Marie (entrant) : Qu'est-ce que vous lui avez fait, au Tristan ? Lui qui est toujours si fier, il est passé à plat ventre devant mon comptoir. Le radeau de la méduse sur fond de marche funèbre.

Laetitia : Je sais, et ça ne me plaît pas du tout.

Caroline : C'est pourtant bien ce qui était prévu.

Marie (s'asseyant) : Ca ne vous dérange pas si je reste un peu. Le problème, dans ce métier, c'est qu'on est toujours debout.

Caroline : Mais non, Marie, au contraire. Tu as ton mot à dire.

Marie : Alors, je vous écoute.

Laetitia : Je dis que je ne marche plus ! Il était question de se moquer d'un type qui jetait les femmes dans la poubelle marron.

Caroline : Qu'est-ce que c'est, la poubelle marron ?

Marie : C'est celle où on jette les détritus sans les trier.

Caroline : C'est tout à fait ça.

Laetitia : Je croyais, d'après ce que nous avaient raconté les deux autres. Mais ce n'était pas vrai. Sous ses airs de macho, c'est un type sensible. Je ne peux plus.

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Marie : "A la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître".

Caroline : C'est de qui, ça ?

Marie : Michel Audiard, "Un taxi pour Tobrouk".

Laetitia : Il ne m'a pas traitée comme un déchet. Il s'est comporté comme quelqu'un qui m'aime vraiment.

Caroline : Nous y voilà ! Il a réussi à te convaincre que tu n'étais pas une femme comme les autres. Mais ma pauvre petite, il dit ça à toutes.

Laetitia : Je ne le crois pas. Il m'a donné rendez-vous sur rendez-vous. Il a dit qu'il était amoureux de moi. Il a dit qu'il voulait m'épouser, comme ça, tout de suite. Aux autres, il n'a jamais dit ça.

Caroline : Qu'est-ce que tu en sais ?

Laetitia : J'en suis sûre, c'est tout.

Caroline : Ne me fais pas le coup de l'intuition féminine. Ca ne sert qu'avec les hommes, pas avec moi. En tout cas, je trouve que tu t'es splendidement foutue de lui, aussi bien que moi. Alors, il faudrait savoir.

Laetitia : J'ai joué le jeu comme on s'y était engagées. Mais à la fin, ça m'a fait mal.

Caroline : Regarde-moi, Laetitia. Est-ce que tu l'aimes ?

Laetitia : Non !... Je ne sais pas… Peut-être… De toute manière, ce n'est pas la question, on n'a pas le droit de faire souffrir quelqu'un comme ça.

Caroline : On voulait venger nos amies, oui ou non ? Je crois que c'est fait.

Laetitia : Venger… venger… Pour moi, c'était une bonne blague pour le faire marcher un peu, sans conséquences.

Caroline : Tu es quand même à un âge où tu peux réfléchir à ce que tu fais. Tu nous l'as assez dit que les hommes ne te résistaient pas. Eh bien, réjouis toi, la preuve est faite : voilà un dragueur invétéré qui perd la tête devant ta frimousse d'ange… et tout ce qui va avec. C'est ce que tu cherchais, tu l'as eu.

Laetitia : Tu m'en veux parce que je ne suis pas trop vilaine, c'est ça ? Et tu crois que c'est toujours facile d'être jolie ?

Caroline : Non, bien sûr, moi je ne peux pas savoir.

Laetitia : Excuse-moi, tu es jolie femme, je le sais bien.

Caroline : Mais depuis trop longtemps, c'est ça ?

Marie : Arrêtez, toutes les deux ! C'est plus "Un taxi pour Tobrouk", c'est "Règlement de comptes à O.K.Corral". Caroline va encore sortir son flingue et faire fuir mes clients.

Laetitia : J'ai besoin de vos conseils, pas de vos engueulades.

Caroline : Alors, je vais t'en donner un : regarde-toi lucidement.

Laetitia (un temps) : D'accord. Je suis une fille qu'un garçon a plaquée. Depuis, je fais la fière, j'essaie de me persuader que je suis irrésistible. Finalement, c'est peut-être moi qui voulais me venger. Je voulais que Tristan paye à la place de l'autre. Et c'est Tristan qui m'a redonné confiance en moi.

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Marie : Un tiers de Freud, un tiers de Racine et un tiers de Laetitia, ça fait un sacré cocktail.

Laetitia (accablée) : Vous vous moquez de moi.

Marie : On ne se moque pas de toi. On essaie seulement de te convaincre qu'on n'est pas dans une tragédie. Tant que les pistolets fonctionnent ave des amorces, les choses peuvent encore s'arranger.

Laetitia : Tu crois ?

Marie : Tu ne nous a pas dit l'essentiel. Est-ce que toi, tu l'aimes ?

Laetitia : Non, pas du tout. (Un temps.) Je crois bien que oui.

Caroline : J'en suis certaine.

Laetitia : Alors, pourquoi le demandes-tu ?

Caroline : Pour que tu te le dises à toi-même. Tu sais qu'il pourrait être ton père ?

Laetitia : Oh oui, je sais ! Mais il ne l'est pas.

Caroline : En es-tu vraiment sûre ?

Laetitia : Aussi sûre que tu n'es pas ma mère. Mais peut-être que finalement, ça, je le regrette. (Elle la prend par le cou.)Caroline : Tu ne sais rien de moi. Tu n'as même pas cherché à savoir.

Laetitia (la regardant) : C'est vrai. Je ne sais même pas ce que tu fais, si tu as un homme dans ta vie, si tu as des enfants.

Caroline : Je fais partie des confidents. C'est une race faite pour écouter. Ce qu'ils sont n'intéresse personne.

Marie : Cette fois, arrêtez, je vais pleurer.

Laetitia : Alors, maintenant, raconte-moi ta vie.

Caroline (l'emmenant vers la sortie) : Eh bien voilà, je suis née le 12 septembre… de quelle année déjà ? Je ne me rappelle plus du tout.

(Noir)

TABLEAU IV

Scène 1Laurent, Estelle, un moment Peggy

Estelle (entrant la première) : On sera mieux ici pour discuter. Après tout, cette terrasse nous rappelle des souvenirs, bons ou mauvais, on peut en discuter, mais des souvenirs.

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Laurent : Uniquement des bons, je t'assure.

Estelle : Ca dépend pour qui. Mais ne revenons pas là-dessus. (A Marie qui vient d'entrer) Un café et une tisane !

Laurent : Tu prends une tisane ?

Estelle : Non, c'est toi qui prends une tisane. Le café te rend nerveux, tu le sais très bien. Alors, comme je t'aime, j'ai décidé de m'occuper de toi.

Marie : Alors, qu'est-ce que je vous sers ?

Laurent : Eh bien, je préfèrerais…

Estelle : Je vous l'ai dit, mademoiselle, un café et une tisane. Je crois que j'ai été claire. Alors, qu'est-ce que vous attendez ?

Marie : Méfiez-vous, comme disait Alphonse Allais, "Le café est un breuvage qui fait dormir quand on n'en prend pas." (Elle sort.)Estelle : Ne reste pas planté là, assieds-toi.

Laurent : Pourquoi as-tu voulu me voir ici ?

Estelle : Parce qu'au bureau, nos relations de travail sont… des relations de travail. Je suis ta fidèle assistante, c'est comme ça. J'avais besoin d'un moment d'intimité avec toi. Je n'arrive pas à tenir tout une journée sans te dire que je t'aime, sans te prendre dans mes bras (Elle se jette sur lui.)Peggy (entrant et s'attendrissant) : Hum ! Hum ! (Ils se redressent.) C'est vous !

Estelle : Peggy ! Quelle bonne surprise ! J'espère que vous ne venez pas tourner encore autour de mon Laurent.

Peggy : Je n'ai jamais pensé à ça. Ca fait plaisir de vous voir là, tous les deux, comme deux chats qui roucoulent de plaisir. C'est une image.

Estelle : J'espère aussi que vous n'allez pas lui faire des reproches comme l'autre fois.

Laurent : Estelle, je t'en prie…

Estelle : Parce que je ne l'admettrais pas. Même s'ils sont justifiés, c'est à moi de le dire. Allez, venez vous asseoir avec nous.

Peggy : Non, ce serait gênant pour vous comme pour moi.

Laurent : Mademoiselle a raison…

Estelle : Appelle-la Peggy. Tu l'appelais comme ça. (Marie entre.) Allez, ne faites pas de manières, asseyez-vous. Qu'est-ce que vous prenez ?

Peggy : Un café.

Laurent : Vous en avez, de la chance.

Peggy : Pourquoi ?

Laurent : De prendre un café. (Un temps.) Dis-moi, ma chérie…

Estelle : Laurent, je t'ai dit cent fois que je détestais que tu m'appelles "ma chérie" devant quelqu'un d'autre. (Marie sort.) Peggy : Je savais bien que j'allais vous gêner.

Estelle : Pas du tout. N'est-ce pas, Laurent ? Ca nous fait plaisir de revoir Peggy.

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Laurent : Bien sûr… Mais je me demande …

Estelle : Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?

Peggy : Je bricole un peu avec des ordinateurs.

Estelle : C'est amusant, moi aussi. Je saisis tout ce que me donne Laurent. Et il me donne beaucoup de travail, vous savez ? Qu'est-ce que vous avez comme traitement de texte ?

Peggy : Je ne sais pas, j'ai une quinzaine de filles avec moi, c'est leur affaire. Moi, je m'en tape.

Estelle : Ah bon. Moi, je préfère saisir les textes moi-même ; ça fait plaisir à Laurent que ce soit moi. (A Laurent) Dis quelque chose !

Laurent : Oui, Estelle est la meilleure secrétaire de toute la…

Estelle : Je n'aime pas quand tu me traites de secrétaire. Je suis ton assistante, ta collaboratrice. Qu'est ce que tu ferais sans moi ?

Peggy : Bon, j'en ai assez entendu, je me casse.(Sourire crispé) Tous mes vœux de bonheur !

Estelle : Merci. Et votre café ?

Peggy : Je le prendrai à côté. Salut ! (Elle sort.)Estelle : Tu l'as fait fuir avec tes sottises. Tu devrais quand même faire un effort pour te tenir avec les autres. Tu n'as rien compris aux relations humaines. Remarque, dans le travail, tu n'es pas mieux. Les seules personnes avec qui tu saches faire un effort, c'est celles qui ne peuvent rien t'apporter. J'ai de grandes ambitions pour toi, mais il faudrait que tu y mettes un peu du tien. Je ne peux pas te porter à bout de bras. Est-ce que tu m'aimes ?

Laurent : Bien sûr, je t'aime.

Estelle : Alors, fais-moi un peu confiance. Je vais t'apprendre à t'habiller, je vais t'apprendre à te comporter avec un patron. Je te connais mieux que toi, je sais ce que tu vaux. Mais tu ne sais pas te mettre en valeur, tu ne sais pas te vendre.

Laurent : Excuse-moi. Je ne suis pas sûr d'avoir envie d'être vendu. Je me plais bien comme je suis, je me garde.

Estelle : Déjà, en quelques jours, tu as fait des progrès considérables. Tu es méconnaissable.

Laurent : Quelle chance.

Scène 2Laurent, Estelle, Sonia

Sonia(entrant) : Salut, ma grande soeur ! Bonjour, Monsieur ! (Elle embrasse Estelle. A Laurent) Je suis très heureuse de vous connaître. Estelle m'a tellement parlé de vous.

Laurent : Elle me parle de vous aussi, deux ou trois fois par jour. C'est curieux de vous voir ici. Vous passiez par hasard ?

Estelle : Non, j'ai oublié de te dire. C'est moi qui ai fait signe à Sonia. Elle était dans le coin, je me suis dit que c'était le moment ou jamais pour qu'elle te montre son projet de logo.

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Laurent : Ah, c'est pour ça que tu m'as amené au Calamite. Tu m'avais parlé de notre intimité.

Estelle : Mais c'était vrai aussi, mon chéri !

Laurent : Et je croyais que tu ne voulais pas de "chéri" devant témoin.

Estelle : Non, j'ai dit que je ne voulais pas que toi, tu m'appelles "chérie". Et puis, devant ma soeur, ce n'est pas pareil. Assieds-toi ! Tu veux un café ?

Sonia : Non, merci.

Laurent : Si, si, prenez un café, j'y tiens.

Sonia : Si ça peut vous faire plaisir.

Laurent : Marie !

Estelle : Tu l'appelles Marie ?

Laurent : J'ai essayé Nestor, mais ça ne marche pas. (A Marie qui entre) Un café, s'il vous plaît… mademoiselle.

Marie : Madame permet ?

Estelle : Je vous dispense de vos réflexions.

Marie : Moi, ce que j'en dis…Comme disait Molière, "Du côté de la barbe est la toute puissance". (Elle sort.)Estelle : Elle m'agace, celle-là. Sonia, montre ton projet à Laurent.

Laurent : Mais tu m'as déjà montré le projet de ta soeur…

Estelle : Non, elle l'a revu complètement depuis, sur mes conseils. Vas-y, Sonia, montre-nous ça.

Sonia : En fait, je suis pas tellement contente de ce que j'ai fait. J'aurais dû…

Estelle : Laisse-nous juger, s'il te plaît.

Sonia : Alors, voici. J'ai pensé qu'il fallait situer votre entreprise dans un cadre spatio-temporel… Excusez-moi, il n'est pas dans le bon sens. (Laurent le retourne à 180 degrés). C'est amusant, ce n'est pas comme ça. (Il le fait tourner de 90 degrés). Je crois que vous n'avez pas perçu immédiatement le caractère fortement emblématique du signifiant que j'ai essayé d'exprimer. C'est sans doute de ma faute. La latéralité apporte ici, sur un fond volontairement déstructuré, une émotion à saisir dans son contexte philosophico-économique.

Laurent : Et c'est quoi, la pomme de terre au milieu ?

Sonia : C'est amusant. Vous voyez une pomme de terre. Très intéressant. Sans doute y a-t-il là la possibilité d'une extension du concept, au sujet duquel je ne vous cacherai pas que, dans mon affect initial, il s'agissait plutôt d'établir un associationnisme entre une souris d'ordinateur et un spermatozoïde mâle.

Laurent : Mâle, vous êtes sûr ?

Estelle : Puisqu'elle te le dit.

Sonia : Dans une entreprise où l'ordinateur tient une place essentielle, voire déterminante…

Laurent : Comme dans toutes les entreprises…

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Sonia : Certes, mais pas toujours avec le même déterminisme obsessionnel. Dans une telle entreprise, donc, il m'a paru pédagogiquement conceptuel – excusez-moi, je voulais dire conceptuellement pédagogique – d'introduire dans la souris ce spermatozoïde mâle, pour exprimer le caractère puissamment créateur et congénitalement engagé dans le vécu de votre entreprise.

Laurent : Oui… oui…(Entrée de Marie, qui sert le café et reste pour écouter.) Sonia : Je vous perçois quelque peu dubitatif. Je le conçois. Je me demande s'il ne serait pas souhaitable de faire apparaître dans le fondamental une constellation de concepts ésotériques, qui génèreraient chez l'observateur une idéalité de castration propre à l'entraîner sur la voie, quasiment idolâtrique, d'une extase et d'une émotion.

Estelle (A Marie) : Qu'est-ce que vous faites là, vous ?

Marie : C'est l'extase.

Estelle : Et toi, tu bois mon café !

Laurent : C'est l'émotion.

Sonia : Qu'est-ce que vous en pensez ?

Laurent : Je suis très impressionné par vos explications. Est-ce qu'il n'y a pas un moyen de dire tout ça dans un langage plus compréhensible pour le pauvre homme que je suis ?

Sonia : Je n'appréhende pas dans toute sa lecture…

Laurent : Non, attendez. Simplement, pourquoi avez-vous fait comme ça ?

Marie : Je vais vous aider. (A Sonia) : Toi peux comprendre moi ? Pourquoi toi avoir fait beau dessin ?

Sonia : Eh bien, l'harmonie entre une prolifération végétale déstructurée et une emphase céleste semi-complexe m'a semblé en phase avec une conception moderniste de l'entreprise. Et j'ai tenu à ce qu'elle s'exerce de manière libre sur un environnement ténébreux créant une symbolique de la concurrence.

Marie : Elle a mis du bleu et du vert parce qu'elle a trouvé ça joli et que c'est à la mode. Et elle a griffonné un peu de noir autour pour meubler.

Laurent : Comme ça, j'ai compris. Bon, dites-lui que je le garde, que je vais examiner les autres candidatures et que je la tiens au courant.

Marie : Le monsieur dit que sa problématique s'inscrit dans un espace…

Estelle : Vous avez fini ! Retournez à votre comptoir, vous !

Marie : Moi, c'est juste pour rendre service. Comme disait Napoléon… Bon, ce sera pour une autre fois. (Elle sort.)Estelle : Laurent, ce projet est le meilleur.

Laurent : Mais on n'a pas vu les autres.

Estelle : Si, je te les ai déjà montrés, ici même.

Laurent : Je les ai à peine regardés.

Estelle : Moi, je les ai vus, ils sont moins bons.

Laurent : Ah, vraiment ? Tu es sûre ?

Estelle : Est-ce que tu doutes de mon goût ?

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Laurent : Bien sûr que non ma ché… stelle. Ecoutez, Sonia, j'ai bien réfléchi, votre projet est supérieur aux autres, il est plus… il est davantage…

Marie (passant la tête) : Phénoménologique !

Laurent : C'est le mot que je cherchais.

Sonia : Merci, Laurent. Vous permettez que je vous appelle Laurent ?

Laurent : Si on ne peut pas faire autrement, allez-y.

Sonia : Si j'osais, je vous embrasserais.

Laurent : Tant pis, allez-y !

Estelle : Non !

Laurent : Elle a dit non.

Sonia : Mais moi, j'ai dit oui. (Elle l'embrasse sur la joue.) Estelle : Laurent, ne recommence jamais ça !

Laurent : Mais je…

Sonia : Espèce de vicieux ! Estelle, je peux te voir cinq minutes.

Estelle : Pas de problème. Laurent repart au bureau, je peux rester un moment. Ca ne te dérange pas Laurent ? Non, ça ne le dérange pas.

Laurent : Bon. Eh bien, à un de ces jours. (Il paye et sort.) Estelle : Et rentre tout de suite, ne va pas flâner à droite ou à gauche.

Scène 3Sonia, Estelle

Sonia : Qu'est-ce que c'est que ce type ?

Estelle : C'est mon patron et nous nous aimons.

Sonia : Ah, c'est lui le patron ?

Estelle : Oui, pourquoi ? Mais il ne peut pas se passer de moi. Au début, il essayait, mais je l'ai déjà pas mal amélioré.

Sonia : C'est comme l'amélioration de la race chevaline. Tu lui as examiné les dents ?

Estelle : Disons que c'est un pur-sang, mais qu'il a besoin d'un bon entraîneur.

Sonia : Est-ce que tu vas en faire un étalon ?

Estelle : Ecoute, Sonia, je l'aime. Je suis très fière de lui et je suis très jalouse.

Sonia : Mais tu le persécutes !

Estelle : Pas du tout. Laurent est un garçon timide. Il a besoin qu'on s'occupe de lui, qu'on le materne. Je suis à la fois son assistante, sa mère et sa femme.

Sonia : Vous êtes mariés ?

Estelle : Non. Je n'ai encore rien décidé.

Sonia : Et ces trois femmes dont tu me parles arrivent à s'entendre ?

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Estelle : Elles se font des concessions.

Sonia : Et il les supporte ?

Estelle : Je ne lui ai pas laissé le choix. Et il a parfaitement compris qu'il avait de la chance de m'avoir.

Sonia : Tu parles d'une chance !

Estelle : Oui, c'est une chance. Pour lui comme pour d'autres.

Sonia : Qu'est-ce que tu veux dire ?

Estelle : Que si je n'étais pas là pour essayer de valoriser ton travail, tu resterais incrustée dans ton chômage.

Sonia : Et je dois te dire merci ?

Estelle : Oui, ce serait la moindre des choses.

Sonia : Eh bien, je vais te dire ce que je pense, ma grande sœur : tu me fatigues. Je préfèrerais rester à ne rien faire que de devoir un vague contrat à l'influence que tu exerces sur ce linoléum de bureau. Je suis comme je suis, avec mes insuffisances, mes faiblesses, mes dessins de merde et mes explications philosophico-minables. Et je voudrais bien qu'un jour tu me foutes la paix.

Estelle : Tu me détestes à ce point.

Sonia : Au contraire, je te supporte parce que je t'aime et que je ne veux pas te perdre.

Estelle : C'est complètement idiot. Je ne veux pas me fâcher avec toi.

Sonia : Je suis une idiote, je le sais. Mais pas pour tout. Parce que je vois comment tu te comportes avec ce mec. Permets-moi de te dire que tu vas te casser la figure. Parce que le jour où il en aura marre de courir le steeple-chase sous ta cravache, il va te foutre dans la rivière des tribunes… Et tu as horreur de l'eau.

Estelle (un temps) : Tu te rappelles nos vacances à Biarritz ?

Sonia : J'avais dix ans, j'adorais sauter les vagues. Tu en avais quinze et tu avais peur.

Estelle : Je n'aime toujours pas l'eau, mais j'ai moins peur.

Sonia : Tu as peur de regarder les choses en face.

Estelle : Ce n'est pas vrai. Pourquoi dis-tu ça ?

Sonia : Parce que tu es en train de te fourvoyer complètement dans ta relation avec Laurent.

Estelle : De quoi tu te mêles ? A mon tour de te dire : fous-moi la paix ! (Marie entre.)Sonia : J'ai toujours écouté tes conseils. Pour une fois, écoute les miens.

Estelle : Tes conseils tu peux me les écrire sur du papier hygiénique !

Marie : Arrêtez, les filles !

Sonia : Décidément, toute ta vie, tu resteras une emmerdeuse !

Marie : Vous avez amélioré votre style, depuis tout à l'heure.

Estelle : Et toi, toute ta vie, tu resteras une sale gosse !

Marie : Arrêtez, vous allez casser mes tasses !

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Estelle : Vous, foutez-nous la paix avec vos tasses d'eau chaude !

Scène 4Estelle, Sonia, Céline

Céline (entrant) : Arrêtez, les filles ! (Un silence.)Marie (à Céline) : Ca marche ! Comment tu y arrives ? On peut le refaire ?

Sonia (à Céline) : Tu laisses la serveuse te tutoyer ?

Céline : Eh bien… C'est une copine.

Marie (à Céline) : Tu laisses cette furie te tutoyer ?

Céline : Eh bien… C'est ma fille.

Marie : Ah merde ! Enchantée… Mais alors, l'autre aussi ?

Céline : Ce sont mes deux filles.

Marie : Tu as fait ce que tu as pu.

Céline : Merci.

Marie : Excuse-moi. Elles sont mignonnes…Bon, je crois que vous ne voulez pas de café tout de suite. Je me retire… et que la meilleure gagne. (Elle sort.)Sonia : Qu'est-ce que tu fais là, maman ?

Céline : Je suis comme chez moi au café Calamite.

Estelle : Depuis quand ?

Céline : Depuis lundi dernier.

Estelle : C'est rapide comme installation.

Céline : La semaine a été intense. J'ai testé tous les whiskys locaux. Je voulais vous parler d'une chose importante, mais je crois que ce n'est pas le moment.

Sonia : Pourquoi ?

Céline : Quand je suis entrée, j'ai pas trouvé l'ambiance tellement "intimité familiale".

Sonia : Ah bon ?

Estelle : Tu as mal compris.

Sonia : Estelle et moi échangions quelques idées.

Estelle : On se faisait des confidences.

Sonia : C'est normal quand on est deux sœurs.

Céline : Eh bien justement…

Sonia et Estelle : Justement quoi ?

Céline : A propos de sœurs…

Sonia : On n'est pas sœurs ?

Céline : Si si si. Enfin…

Estelle : Enfin quoi ?

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Céline : Mes enfants, mes filles adorées…

Estelle : A ce train-là, on n'est pas arrivées au bout.

Sonia : Tu peux résumer la première partie qu'on arrive tout de suite à la fin.

Céline : Vous me laissez parler ? J'étais mariée depuis plusieurs années, j'étais la maman de cet adorable Estelle…

Estelle : C'est moi-même.

Céline : …et j'ai connu un homme. Je l'ai aimé, beaucoup aimé…

Estelle : On a compris. Viens-en tout de suite au résultat.

Céline : Ce que vous êtes matérialistes.

Sonia : Parle pour Estelle. Moi, je n'ai rien dit.

Estelle : Bon, ça va, Sonia ! Alors ?

Céline : Le résultat, ce fut un beau bébé.

Sonia (joyeuse) : Un frère ? On a un frère ?

Céline : Non, c'était une fille.

Sonia : Une sœur ? Bon d'accord. Qu'est-ce qu'elle est devenue ?

Céline : Une grande fille.

Sonia : Terrible ! Elle s'appelle comment ?

Céline : Sonia.

Sonia (interdite) : Ah bon. (Un temps) Mais alors papa…

Céline : N'est pas ton papa.

Estelle : Et il le sait ?

Céline : Bien sûr !

Sonia : Et vous avez attendu tout ce temps pour me dire ça ? Bonjour la confiance !

Céline : Pardonne-moi.

Sonia : Facile à dire ! Et pourquoi maintenant ?

Céline : Parce que je l'ai revu.

Sonia : Qui ça ?

Céline : Ton vrai père.

Sonia : Tu veux dire : mon géniteur.

Céline : Si tu veux.

Sonia : A quoi ressemble-t-il ?

Céline : Comment te le décrire ? C'est un homme…

Estelle : Ca, c'est quand même une bonne nouvelle pour toi.

Céline : Tu veux bien arrêter, Estelle ? (A Sonia) De toute manière, je te ferai faire sa connaissance.

Sonia : Et ces retrouvailles entre lui et toi se sont passées comment ?

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Céline : Mal. Si incroyable que cela puisse paraître, il ne m'a même pas reconnue.

Sonia : Un homme qui t'a fait un enfant il y a 23 ans ne t'a pas reconnue ?

Céline : Il n'a jamais su que je portais son enfant. Ca s'est passé très vite.

Sonia : Oui, maman, on sait comment ça se passe.

Céline : Je ne vous ai pas tout dit.

Sonia : Ah, il y a encore autre chose…

Estelle : Je suis la fille de qui ?

Céline : Estelle ! Tu n'as pas le droit de me mépriser.

Estelle : Excuse-moi. Mais le choc est un peu rude. Allez, dis-nous tout.

Céline : Eh bien, Tristan et moi…

Sonia : Il s'appelle Tristan ?

Estelle : Bien jugé !

Céline : Tristan et moi avons retrouvé notre intimité.

Sonia : Qu'est-ce que je dois comprendre ? Qu'il ne t'a même pas reconnue, mais que tu as quand même couché avec lui.

Céline : Mais je l'aime toujours !

Sonia : 23 ans ! Tu as les convalescences un peu longues. Et lui, il t'aime ?

Céline : Je l'ai cru. Mais il m'a trahie. Pourtant, je t'assure, Sonia, ton père n'est pas un méchant homme, mais il est incapable de s'attacher. C'est un grand voyageur.

Sonia : Oui, c'est plus facile.

Céline : Ne le juge pas sans le connaître. Il n'a pas fait exprès de me rendre malheureuse.

Sonia : Parce que tu es encore malheureuse à cause de lui ? C'est dingue.

Céline : C'est comme ça. Mais assez parlé de moi. Dites-moi où vous en êtes, ce que vous faites. Etes-vous amoureuses ?

Sonia : Eh bien justement, figure-toi qu'Estelle…

Estelle : Estelle rien du tout. Il ne se passe rien dans la vie d'Estelle. Sonia, fous-moi la paix une bonne fois ! Occupe-toi de ton père !

Sonia : Tu parles ! Un père qui tombe du ciel… ou qui ressort de l'enfer. Je vous aime bien, même toi, ma demi-sœur. Mais pour l'instant, laissez-moi tranquille.

Estelle : Bon, on te laisse. Tu viens, maman ?

Sonia : Maman ! Juste une seconde. J'ai oublié mon portable et j'ai un coup de fil urgent à donner. Tu peux me prêter le tien ?

Céline : Tiens, mais tu me le rapportes rapidement. (Elle sort.)Sonia (après quelques manipulations sur le téléphone) : Tristan ! Je savais bien ! (Au téléphone) Bonjour, vous êtes Tristan ?... Je m'appelle Sonia, vous ne me connaissez pas, mais j'ai très envie de vous rencontrer… Je préfère garder un peu de mystère… Le Calamite, vous connaissez ? … Demain 16 heures, ça vous irait ?... Parfait. A très bientôt.

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