AVERTISSEMENT - Le Proscenium · LE NEUVIÈME CHIEN Pièce en cinq actes (2009) Toute la pièce se...

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AVERTISSEMENT Ce texte a été téléchargé depuis le site http://www.leproscenium.com Ce texte est protégé par les droits d’auteur. En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour la France). Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe. Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues et les droits payés, même a posteriori. Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation. Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs. Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes. 1

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http://www.leproscenium.com

Ce texte est protégé par les droits d’auteur.

En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour la France).

Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe.

Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues et les droits payés, même a posteriori.

Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation.

Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs.

Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.

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LE NEUVIÈME CHIEN

Pièce en cinq actes(2009)

Toute la pièce se déroule dans le salon bourgeois de Monsieur et Madame. Côté cour, une baie vitrée qui donne sur la rue et, côté jardin, un escalier sous lequel, à

partir du 2ème acte, se trouve la niche. Télévision, bar. Une cheminée.

MONSIEUR, un homme dans sa maturité

MADAME, sa femme

MADAME MÈRE, sa belle-mère

DICK, le chien noir (X)

ZOÉ, domestique noire et maîtresse de Monsieur

BOUBALAH, ouvrier noir de Monsieur

Voix de : PETIT POUCE, fils de Monsieur et Madameet de

POUSSINETTE, fille de Monsieur et Madame

KING, le petit chien

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ACTE I

SCÈNE I – MADAME MÈRE - MADAME – KING, le petit chien.

Un salon cossu avec une cheminée surmontée d’un miroir. Sur le manteau une boîte à cigares. Un bar. La télévision. Les baies vitrées donnent sur la rue.Madame Mère, en peignoir, est avachie dans un profond fauteuil, elle somnole. Sur ses genoux, un journal froissé, béant. C’est une femme âgée, un peu égarée, et l’on voit, à ses manières et à sa façon de parler, qu’elle n’a plus toute sa tête. Madame entre, le courrier à la main. King la suit.

MADAME : Que fais-tu là, Maman ? Et à onze heures du matin ! Tu devrais te reposer dans ta chambre, tu serais mieux.

MADAME MÈRE : (Elle sursaute, réveillée) Je suis très bien ici, Odette, je t’assure.

MADAME : Tu sais que Georges n’aime pas que tu traînes au salon.

MADAME MÈRE : Je ne traîne pas !

MADAME : Et que fais-tu, alors ? Tu n’es même pas habillée. Allons, Maman, sois raisonnable, monte dans ta chambre.

MADAME MÈRE : (Elle se lève) Bon, bon. Si tu penses que c’est mieux…

MADAME : Mais oui c’est mieux ! Il faut toujours tout répéter…

MADAME MÈRE : (Navrée) Ah… je vois que je t’ai encore contrariée…

MADAME : (Très agacée) Mais pas du tout, Maman, je te le dis pour toi, dans ton propre intérêt : Georges sera là d’un instant à l’autre et tu sais combien il perd ses nerfs, en ce moment…

MADAME MÈRE : (Un peu perdue) Georges ? Il perd ses nerfs… Tiens… Mais… puisqu’il n’est pas là !

MADAME : (Exaspérée) Je te dis qu’il arrive ! Allons, Maman, une fois pour toutes ! Zou !

Madame Mère sort lentement, appuyée sur sa canne. Elle grommelle.

MADAME MÈRE : C’est qu’on ne fait pas ce qu’on veut dans cette maison…

MADAME : (Elle dépouille le courrier) Aï ! Aï ! Aï !... Mon pauvre King, tu vas voir ton maître !… Des factures, des factures. Ma couturière,… La fleuriste… Le traiteur… Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi il rouspète chaque fois puisqu’il finit toujours par banquer. Et puis… Grands Dieux ! Le Ministère des Finances ! Il ne nous manquait que ça !... (Bruit de porte). Le voilà qui rentre. Ouille – ouille - ouille !...

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ACTE I

SCÈNE II

MADAMEMONSIEUR

MONSIEUR : (Il s’effondre dans un fauteuil) Ah… je suis crevé.

MADAME : (Elle lui tend le courrier). Tiens ! Voilà ton courrier, je me sauve. (Elle sort).

MONSIEUR : (Il parcourt son courrier) Paye, paye, paye, mon garçon. Et un contrôle fiscal, par dessus le marché !

Il lance les lettres sur un guéridon et tourne le bouton de la télé, se sert un whisky. On entend la chanson des Résistants « Ami entends-tu le vol noir des corbeaux dans la plaine ».

MONSIEUR : (Il soupire) Les gens résistent…

Il zappe. On entend la chanson révolutionnaire « Ah ! Ça ira – ça ira – ça ira »

MONSIEUR : Les gens se révoltent…

Il zappe. Sur l’écran passe une cohorte populaire qui scande « Des sous ! Des sous ! Des sous ! ». Il éteint.

MONSIEUR : Pas besoin de mettre la télé pour avoir ça. Je ne sais pas si tu te rends compte, King, la fin du mois est là. ELLE EST LÀ !Les employés réclament une augmentation et je ne sais même pas avec quoi les payer… (Il détaille les factures) Un tailleur à deux mille euros… Lingerie : mille euros. Je dégorge comme un escargot sur la cendre et si je renâcle, on me traite de ratFaut être maso pour rester patron aujourd’hui. Le pays s’embourbe ? Les patrons. L’Europe piétine ? Les patrons. L’inflation ? Le chômage ? Il pleut ? Il vente ? Il neige ? LES PA – TRONS !Tiens : une lettre anonyme. (Il lit) « Purin gélatineux, tu feras partie de la première charrette ». Comme c’est gentil ! Et… en voilà un autre qui me traite… de chien d’appartement !Tu ne connais pas ta chance, King : de nos jours, le chien est plus heureux que son maître et il pourrait l’épauler davantage.Il n’a même pas compris que je lui parlais. Remuer la queue avec un contrôle fiscal sur les bras et les syndicats à la gorge !Et que disent les experts ? L’audit est formel : « Dégraissage impératif ».Oui ? Eh bien, essayez donc de toucher à la graisse : la graisse hurle. La graisse ne fond pas, elle revendique. Elle émulsionne. Elle débagoule plein les rues. Elle me traîne aux prud’hommes.(Il hurle) LA GRAISSE AURA MA PEAU !

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(Il considère machinalement le chien, à ses pieds) Seulement le chien s’en fout. Le huitième que je passe dans cette maison et plus bête à lui seul que la meute des précédents.Quant à Odette, elle est pareille que toi, King, sauf qu’au lieu de dormir sur un coussin, elle fait les magasins avec ma carte de crédit. Odette mériterait la fourrière et toi l’ANPE !Alors ce dégraissage, je sais par où il va commencer : Viré, King !

Il chasse vigoureusement le chien. Puis il tourne comme une bête en cage.

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ACTE I

SCÈNE III

MONSIEURMADAME MÈRE

Madame Mère entre, sur trois temps, avec sa canne, ignorant Monsieur, elle tourne lentement, un peu au hasard, perdue. Elle chantonne.Elle finit par repérer la profonde bergère qu’elle a quittée un instant plus tôt et va s’y lover comme la boule de billard redescend au trou. Monsieur suit sa manœuvre, sourcils froncés, bras croisés, avec une sorte de fureur rentrée.

MONSIEUR : Et dire que je viens de virer le chien…: Inconsciente de la tension qu’elle vient de générer, elle va se rendormir quand :

MONSIEUR : (Grosse voix menaçante) Bonjour, Mère. Vous…

MADAME MÈRE : (Elle sursaute) Aaaah ! Vous m’avez fait peur, Georges.Il me semble que je somnolais…

MONSIEUR : Vous dormiez carrément, oui ! Alors pourquoi ne pas vous allonger confortablement dans votre chambre plutôt que de vous encoquiller au fond de ce fauteuil ?

MADAME MÈRE : Mais oui, pourquoi ?... (Perdue) Pourquoi ? C’est curieux, à y réfléchir, (Elle rit doucement comme d’une petite blague) il me semble que j’ai sommeil et, en même temps, j’ai envie de compagnie. De sorte que cet endroit…

MONSIEUR : Mère, comment pourriez – vous tenir salon et dormir en même temps ? J’ai moi-même besoin de digérer un courrier très indigeste de sorte que je ne suis absolument pas disponible.Ça, je vous l’ai déjà expliqué hier.

MADAME MÉRE : Ah.

MONSIEUR : Et avant-hier.

MADAME MÉRE : Vraiment ?

MONSIEUR : (De plus en plus menaçant) Et même les autres jours.(Il pousse un soupir excédé de persécuté qui n’en peut plus)

MADAME MÈRE : Si vous le dites… Oui, vous avez certainement raison. Eh bien… je vous laisse, je vous laisse. (Elle claudique sur sa canne jusqu’à la porte)

MONSIEUR : (Il va et vient, nerveux, puis il cherche machinalement des yeux le chien ) King ! … King !...Ah ! C’est vrai… Je viens de le virer…

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Bon, je me parlerai à moi-même, tant pis. (Il se regarde dans le miroir de la cheminée) En tête à tête avec ma sale gueule.Il me faudrait… un chien d’une race intelligente. Qui compatisse. Qui conseille. Qui console. Qui trouve la solution, peut-être.Bref, ce qu’il me faudrait, c’est un vrai chien de race humaine. Mais oui ! C’est ça ! UN CHIEN DE RACE HUMAINE !Par ces temps de crise, on va trouver.

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ACTE I

SCÈNE IV – MONSIEUR - MADAME MADAME : Pourquoi as-tu jeté le chien dans le couloir ?

MONSIEUR : Parce que je n’en veux plus.

MADAME : Voilà que ça te reprend ou quoi ? Maman, encore, je comprends, mais ton propre chien, c’est grave…

MONSIEUR : Cela fait partie de mes nouvelles mesures de dégraissage.

MADAME : C’est curieux de ne pouvoir supporter rien ni personne, même pas ton animal de compagnie. Constate que c’est le huitième chien que tu passes en deux ans. À ta place, j’irais consulter.

MONSIEUR : Pas besoin : je vais aller en chercher un autre.

MADAME : (Horrifiée) Un neuvième chien ?

MONSIEUR : Je dois pouvoir virer au moins mon chien sans avoir ma famille, la presse et les syndicats sur le dos, non ?

MADAME : Ah ! Quelle sale mentalité ! Tu te défoules sur le seul qui ne peut pas te mordre !

MONSIEUR : (Il vocifère) Et toi tu craches dans la soupe ! Si je n’avais pas une sale mentalité de sale patron, tu ne serais pas la sale femme du sale patron qui est obligé d’aller se chercher un sale chien pour lui raconter qu’il en a salement marre de sa sale vie !

MADAME : Hou !... Hou !... Tu me casses les oreilles ! Ça ne m’étonne plus que tes employés te détestent si tu les traites comme tes chiens !

Monsieur sort.

MADAME : (Elle crie) Et tâches d’en prendre un qui ne perde pas ses poils, cette fois-ci !

NOIR___________

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ACTE I

SCÈNE V – MONSIEUR – X.

Monsieur fait entrer X au salon. C’est un grand noir pauvrement vêtu ; pieds nus dans ses sandales et qui grelotte de froid.

X : Comment vous remercier, Monsieur ? Ramasser un pauvre type qui glande sur le trottoir devant l’Interim, c’est comme si Allah descendait de son nuage pour lui baiser le front.

MONSIEUR : Eh bien, mon garçon, vous voilà satisfait. Êtes vous disposé à faire tout ce qu’on vous demandera ?

X : Monsieur, je sens que j’obéirai avec la même férocité que celle que j’ai mise à commander là-bas. L’embauche, ici, on ne la trouve que chez les malfrats et pour un travail de kamikaze ! Dans mon pays, tout le monde cherche à être le maître, mais ici on dirait que tout le monde cherche un maître. Alors un homme tel que moi, s’il ne peut plus ni commander ni obéir, il n’a plus qu’à se coucher pour mourir.

MONSIEUR : N’ayez plus d’angoisses : chez moi, vous allez vous coucher pour obéir. Savez-vous aboyer ?

X : Aboyer ?

MONSIEUR : Oui : Ouah-ouah-ouah !

X : Bien entendu mais je n’en vois pas la nécessité.

MONSIEUR : C’est capital pour votre embauche et pour votre avancement.

X : Mon AVANCEMENT ? Ah ! Mais bien sûr que oui, je suis capable d’aboyer ! (Il aboie furieusement).

MONSIEUR : J’ai besoin d’un chien. D’un bon gros chien.

X : Je suis bon et gros mais je ne suis pas un chien, Monsieur, je suis un clandestin.

MONSIEUR : C’est justement, pour moi, cela ne présente pas de différence et vous vous adapterez facilement. Cela fait longtemps que vous êtes un clandestin ?

X : Plusieurs mois, Monsieur.

MONSIEUR : Vous savez donc, depuis le temps, que vous n’existez pas alors que si vous devenez mon chien…

X : J’aurai des papiers ?

MONSIEUR : Un chien sans pedigree n’a pas de papiers, il n’en a pas besoin.

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X : (Tout rassuré) Ah. Je n’en ai pas besoin. C’est bien, ça. Mais alors ce chien, qu’est-ce qu’il fera, toute la journée ?

MONSIEUR : Il fera comme tous les chiens, il aura une vie de chien. Croyez moi, une vie de chien, c’est sûrement plus confortable qu’une vie de clandestin.

X : Ah ça, je n’en doute pas. Et… qu’est-ce qu’il faut faire pour devenir un chien ?

MONSIEUR : On ne « devient » pas un chien, on EST un chien. Est-ce que vous avez déjà vu un chien décider d’être un chien ? Non, n’est-ce pas. Un chien sait qu’il est un chien parce qu’il se couche tous les soirs et se réveille tous les matins dans sa niche. Qui sera ici, sous l’escalier qui mène du salon à l’étage. Il me faut une réponse immédiate. Autrement, je vais aller chercher un autre chien.

X : Ah ! Non – non – non – non - non ! (Il se jette à quatre pattes) Je sens que je suis tout à fait un chien. À toute allure je vais en prendre l’habitude et à force de me répéter « Je suis un chien », je suis certain que mes poils vont pousser. Ma truffe est déjà noire et, tel que vous me voyez là, Monsieur, je serais capable de vous rapporter un lapin si je voyais pointer ses oreilles derrière ce canapé.

MONSIEUR : Vous n’aurez pas ce mal, vous allez être un chien d’appartement. C’est pourquoi lorsque vous serez dans votre pelure de chien il vous faudra apprendre à remuer poliment la queue à l’approche de vos maîtres.

X : Ah ! Je regrette, je ne saurai pas faire ça, Monsieur.

MONSIEUR : Et pourquoi donc ?

X : Parce que quand cela m’arrive c’est, tout comme vous-même, à l’approche de l’autre sexe.

MONSIEUR : Il vous sera pourtant facile de vous saisir de votre queue de chien avec l’une de vos pattes avant et de la manœuvrer comme si vous agitiez un éventail sur vos fesses.Quant à votre queue d’homme, vous en ferez ce que vous en voudrez du moment que cela ne se voit pas.

X : Et que me faudra-t-il faire d’autre, Monsieur ?

MONSIEUR : Il se peut que les enfants s’amusent à vous lancer des objets. S’ils disent « Rapporte », il faudra courir jusqu’à ces objets pour les leur restituer.

X : Ce n’est pas un jeu intelligent, ça, Monsieur.

MONSIEUR : Je n’ai jamais embauché personne pour jouer. Il se peut aussi que ma femme, prenant le thé avec des amies, vous demande, un sucre à la main, de « faire le beau ».

X : Ça non plus, je ne pourrai pas, Monsieur. Personne ne m’a jamais dit que j’étais beau depuis que je suis à Paris.

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MONSIEUR : Tant pis, vous ferez au mieux et cela ira quand même. Vous agiterez poliment votre queue…

X : Ma queue d’homme ?

MONSIEUR : Malheureux ! Si vous faites une chose pareille vous êtes renvoyé !

X : Bien, Monsieur : seulement ma queue de derrière de chien comme un éventail sur mes fesses.

MONSIEUR : Il va arriver aussi que plusieurs fois par jour ma belle mère descende de sa chambre. Avez-vous… ou avez-vous eu une belle mère ?

X : ??? Une… (Il ne comprend pas)

MONSIEUR : La mère de votre femme.

X : J’ai toujours eu du goût pour les femmes mais les mères, je les respecte seulement..

MONSIEUR : Eh bien il faudra vous appliquer à respecter ma belle-mère. Ce qui nécessite une grande patience car elle a un peu perdu la tête. Dès qu’elle entre au salon, elle oscille un moment sur sa canne comme un sourcier qui cherche l’eau. Mais elle finit toujours par se rouler dans ce grand fauteuil, là, contre la cheminée. Eh bien, il ne faudra surtout pas la faire tomber : elle le fait déjà bien assez toute seule sans qu’on la pousse.

X : Bien sûr, Monsieur, ne pas la pousser, ne pas la faire tomber. L’aider à s’installer.

MONSIEUR : Surtout pas ! X : Alors je pourrais occuper moi-même le fauteuil de sorte qu’elle n’y viendrait pas ?

MONSIEUR : Ah non ! Vous ne pouvez pas ! Puisque vous êtes le chien !

X : (Déçu) Ah…. C’est vrai, ça…

MONSIEUR : Vous restez sur le tapis mais vous devez lui faire suffisamment peur pour qu’elle ne s’installe pas. Pour qu’elle ne s’installe PLUS ! JAMAIS !.

X : (Il gronde et roule des yeux terribles) Comme ça, Monsieur ?

MONSIEUR : Parfait. Et plus si besoin. Lorsque ma belle mère ne s’assied pas dans le grand fauteuil, elle finit toujours par s’en retourner dans sa chambre où elle est tout à fait confortable et à sa place.Il me faut aussi vous signaler que… (Gêné) vous verrez ici tous les matins une jeune femme noire prénommée Zoé qui vient faire le ménage.

X : (Tout émoustillé) Ah ? J’en serai ravi, Monsieur.

MONSIEUR : Ne le soyez pas. Je vous recommanderai au contraire de ne pas l’effaroucher, d’être très poli avec elle mais de bien garder vos distances.

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X : Monsieur, si je suis le chien, je ne me permettrai en aucune façon de sauter sur la deuxième épouse. Il me semble comprendre que cette personne est la deuxième épouse ?

MONSIEUR : En quelque sorte, oui.

X : Je croyais les français monogames, Monsieur.

MONSIEUR : Ils le sont, en effet, mais, parfois, nous avons un… petit arrangement.

X : Ah. Eh bien, chez nous, Monsieur, c’est l’ancienne qui fait le ménage et la favorite qui va dans le lit. Si, chez vous, c’est le « petit arrangement » qui fait tout, il faut convenir que c’est plutôt un « gros arrangement ». Surtout pour la première épouse.

MONSIEUR : Si vous commencez à mettre le nez dans mes affaires, je reprends votre prédécesseur.

X : Si vous l’avez renvoyé, c’est que vous n’en étiez pas satisfait. Alors… il va gagner combien, ce nouveau chien ?

MONSIEUR : Peuh… comme c’est vulgaire ! Un chien est au-dessus des problèmes matériels de la vie. Que pourrait-il bien faire avec de l’argent ? Il n’en a pas l’usage. Vous aurez ici tout ce dont vous avez besoin : logé, nourri, chauffé, éclairé. Vous pourrez même regarder la télévision.

X : Est-ce que la télé est dans la niche ?

MONSIEUR : Non. La télé est au salon, bien entendu.

X : Alors j’aurai aussi un salon ?

MONSIEUR : Un chien n’a pas besoin de salon : il utilise celui de ses maîtres. Couché sur mon tapis, vous pourrez paresser toute la journée pendant que je travaille. Vous vous rendez compte ?

X : (Déçu) Je vois, je vois…

MONSIEUR : Il pourra arriver aussi que je vous gratte distraitement entre les deux oreilles pendant que je lis mon journal ou que je regarde la télé. Ce sera bien, non ?

X : Quand j’étais dictateur, on me baisait les pieds. Maintenant que je suis chien, onme grattera la tête. Il faut se faire à tout pour exister.

MONSIEUR : Vous étiez dictateur ?

X : Oui. Au pays d’Obobo.

MONSIEUR : C’est où, ça, le pays d’Obobo ?

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X : Quand on dit que les Français ne connaissent pas la géographie, c’est bien vrai. Chez nous, même les enfants savent qu’ils sont en Obobo.

MONSIEUR : Mais je suis bien sûr qu’ils ne connaissent pas Paris.

X : Ils connaissent le nom et ils rêvent. Ils imaginent Paris. Mais LEUR Paris n’a rien à voir avec la réalité. (Avec un grand mépris) Paris… Peuh…

MONSIEUR : Ce doit être tout petit, ce pays d’Obobo, non ?

X : Comme la France vue depuis le pays d’Obobo.

MONSIEUR : (Méprisant) N’allons pas comparer.

X : Non. Parce qu’Obobo, sans vous faire de peine, c’était bien autre chose.

MONSIEUR : Et… vous avez été un bon dictateur ?

X : Je n’ai pas de certificat à vous produire parce que je suis parti un peu vite en laissant mes petites affaires mais vous pouvez me croire sur parole.

MONSIEUR : Le pays s’est tout de même débarrassé de vous, on dirait ? Et ça, ce n’est pas bon signe.

X : Au contraire, Monsieur. Un mauvais dictateur embête tout le monde et il emprisonne ou tue ceux qui ne sont pas de son avis. Moi, j’en ai bien esquinté quelques uns pour survivre mais j’aurais dû être plus mauvais pour être vraiment bon. Ça m’a coûté ma position, comme on dit ici.

MONSIEUR : Enfin, quelles que soient vos aptitudes à la dictature, on ne vous priera pas de faire la loi ici puisque c’est mon travail. Par conséquent, tout président que vous avez été, il me semble que vous devez pouvoir faire un chien convenable.Je tiens pourtant à vous avertir que s’il y a toujours du chien dans le dictateur, il n’y aura jamais de dictateur dans le chien chez moi. C’est à prendre ou à laisser.

X : Être dictateur est très éprouvant, Monsieur. Sans être chien, on est sur ses gardes : on s’attend toujours à se faire traiter comme on a accommodé son prédécesseur. Pour moi, chien sera donc plus reposant, surtout après avoir été clandestin.Il y a encore un point important que je voudrais aborder, Monsieur : le jour de repos.

MONSIEUR : (Il rit) Quel besoin un chien aurait-il d’un jour de repos ? Que fait le chien de ses journées ? Il est bien le seul à n’être jamais fatigué.

X : Je n’y avais pas pensé. Pourtant, je vous ferai remarquer qu’on se lasse de tout. D’être clandestin comme d’être dictateur. Alors allez savoir si, de temps en temps, je ne vais pas me lasser d’être un chien, Monsieur. Me fatiguer de me reposer, en somme…

MONSIEUR : Mon ami, passer de chien à homme est peut-être agréable mais, en ce qui vous concerne, vous allez passer de chien à clandestin…

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X : C’est ma foi vrai. Alors on pourrait peut-être avoir un arrangement entre gens d’un même monde, puisqu’il se trouve que j’ai appartenu moi aussi à la classe dirigeante. Je pourrais prendre mon repos d’homme au salon plutôt qu’à la niche.

MONSIEUR : Vous ne manquez pas d’air. Jamais aucun de mes employés ne m’a adressé pareille demande. Quand je pense que vous y prendrez déjà votre repos de chien toute la journée pendant que je turbine ! X : Là est toute la différence, Monsieur. Lorsque je serai dans mon temps de repos de chien qui redevient un homme, je m’installerai ici, dans cette profonde bergère. (Il désigne le fauteuil favori de la belle-mère)

MONSIEUR : Décidément, ce siège plait.

X : Il est large et semble confortable. J’allumerai un cigare que je prendrai là, dans cette boîte, sur la cheminée. Je me servirai un whisky. Je demanderai à la domestique de m’apporter un ou deux glaçons. J’ouvrirai votre journal et je choisirai mon émission télévisée.

MONSIEUR : Oui. Pendant que je m’esquinterai dehors à mes affaires. Qui est le vrai maître ? Celui qui gagne et gère le bien ou celui qui en profite ?

X : Je constate que vous êtes fatigué, Monsieur. On croirait que vous aussi, vous rêvez d’être un chien. Moi, lorsque j’étais en fonction, je rêvais à Paris, à partir de ces magazines qui font les quatre coins du monde. Paris, c’était ces blondes habillées de plumes et de strass qui vous sourient à travers des bulles de champagne. Or voyez où le rêve m’a conduit. Non, le rêve n’est pas bon, Monsieur, on y perd sa vigilance.

MONSIEUR : J’avoue que j’aspire au repos et lorsqu’on en est à rêver d’être à la place du chien, ce n’est pas bon signe. Alors admettons, pour clore cette discussion, que vous serez autorisé à être un homme pendant une heure tous les deux jours. Où vous voudrez.

X : Voici une décision intelligente de votre part, Monsieur. Lorsqu’on octroie une faveur à son chien, il ne vous en est que plus fidèle.

MONSIEUR : Avouez que vous vous en sortez pas mal en devenant un chien qui parle.Mais je vous demanderai surtout de m’écouter.

X : Personne n’écoute personne, Monsieur. L’essentiel n’est du reste pas d’être écouté mais d’être obéi.

MONSIEUR : Eh bien obéissez moi en m’écoutant. Convenons dès le départ que je pourrai vous dire tout ce qui me passe par la tête sans que vous vous en offusquiez.

X : Ce sera très intéressant pour moi, Monsieur : on m’a toujours caché tout ce qu’on avait dans la tête et même derrière la tête ce qui m’a causé un grand préjudice.

MONSIEUR : Les soirs de fatigue, je veux aussi pouvoir vous injurier si j’ai besoin de me défouler.

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X : Je me contenterai seulement d’aboyer mes jurons en langue d’Obobo. Ainsi cela ne vous incommodera pas.

MONSIEUR : Si mes employés pouvaient en faire autant, cela m’éviterait de comprendre ce qu’ils me réclament.Il se peut aussi que, dans l’énervement où me mettent mes difficultés, je vous balance de temps en temps un coup de pied à travers les deux fesses.

X : La fourrure de mon costume sera-t-elle bien capitonnée, Monsieur ?

MONSIEUR : J’y veillerai.

X : Si les temps étaient vraiment trop durs, est-ce que je pourrais grogner ?

MONSIEUR : Discrètement.

X : Mordre ?

MONSIEUR : La poussière seulement.

X : Diable, diable… ne sera-t-il pas plus difficile d’être chien que d’être dictateur ?

MONSIEUR : En tout cas, il sera plus confortable d’être chien que d’être clandestin. Je vous contacterai dès que votre costume sera prêt.

X : Vous n’aurez qu’à siffler, Monsieur : j’attendrai au coin de la rue, devant l’agence d’Interim.

NOIR

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ACTE II

SCÉNE I –

MONSIEUR – X (C’est à dire DICK dans son costume de chien) - MADAME.

Monsieur entre au salon avec son nouveau chien. MONSIEUR : Convenons tout de suite d’un nom. Au lieu de vous appeler Dictateur, ce qui serait pompeux et périmé, je vous nommerai plus démocratiquement Dick.

DICK : Mais oui, Monsieur, raccourcissons démocratiquement.C’est déjà ce qui s’était fait à la Révolution.

MONSIEUR : Mon salon vous plait ?

DICK : Certainement, Monsieur… puisque je n’ai pas le choix.

Entre Madame qui recule, épouvantée.

MADAME : Quelle horreur ! Est-ce que tu es devenu fou ?

MONSIEUR : Toi qui crains les voleurs, tu pourras dormir la porte grande ouverte avec ce mastodonte. Allons, Dick, viens saluer.

MADAME : Je ne veux pas qu’il m’approche, il me fait peur. D’où tiens-tu qu’il nous défendrait ?

DICK : Que Madame se rassure, un animal tel que moi fera la garde autant que la compagnie.

MADAME : Et… il parle, en plus ! Mais…pourquoi ce neuvième chien, du reste ? As-tu seulement des références ? C’est le plus affreux que l’on ait eu !

DICK : (À part) Je savais que je ne pourrais pas faire le beau…

MONSIEUR : Ce chien m’est inconnu, j’en conviens. Mais quelle importance ? Je croyais connaître mes familiers et plus je vais, plus je m’aperçois qu’ils me sont étrangers. Si j’avais pu deviner qui tu étais, Odette, t’aurais-je épousée ? Tu serais restée ma secrétaire ou tu serais partie mais nous ne serions pas ici en train de nous disputer.

MADAME : Comme c’est galamment exprimé ! Quels que soient les motifs de ta nouvelle acquisition, je tiens à te mettre en garde : vu sa taille, cet animal, s’il se défoule, risque de tout mettre à sac.

DICK : Là, Madame, ce sera bien le contraire : dès que le désordre s’installe, j’exécute, j’exécute. (Geste de décapitation) À tour de bras.

MADAME : Vous exécutez quoi ?

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DICK : Eh bien… ici, les ordres de Monsieur

MADAME : C’est la première fois que j’entends un chien aboyer aussi couramment.

MONSIEUR : Ah. Tu vois : le progrès, ma chère. Il a même, peut-être, quelques idées.

MADAME : Il va surtout effrayer les enfants.

MONSIEUR : Oui, et ce sera très éducatif. Un enfant aime avoir peur et il est bon qu’il ait peur car il doit s’exercer dès son plus jeune âge à dominer sa peur. Pour apprendre à commander.

MADAME : Pourquoi veux-tu donc qu’ils apprennent à commander alors qu’on a déjà tant de mal à les faire obéir ?

MONSIEUR : Si tu veux que tes enfants soient la force dirigeante de ce pays à notre suite, c’est tout petits qu’il faut les initier au commandement. Lorsque Petit Pouce saura se faire respecter de ce chien d’Obobo, il sera prêt à me succéder.

MADAME : Un chien de la taille d’un bœuf, on n’a pas idée… Et Maman ? Tu y as pensé à la pauvre Maman ?

MONSIEUR : Eh bien justement : elle restera dans sa chambre.

MADAME : Et… s’il la mordait ?

MONSIEUR : Raison de plus : elle n’y reviendrait pas deux fois !

MADAME : Te figures-tu que je ne vois pas dans ton jeu ? Tu fais étalage des moindres bévues de Maman pour prouver à la face du monde à quel point d’héroïsme tu pousses tes obligations familiales. Mais si le chien la mord, tu te contenteras de dire que tu nous avais prévenues et que je n’avais pas à la laisser divaguer au salon. En somme, ce sera de ma faute.

MONSIEUR : Ne dis donc pas de bêtises : cet animal est parfaitement inoffensif. D’ailleurs, tu vas voir : (À Dick) Viens là… donne ta papatte, bon chien… donne… donne les deux pattes, maintenant. (Le chien obéit) Dis bonjour à la dame… (Dick s’approche de Madame et se couche à ses pieds).

DICK : Ah… si mes courtisans me voyaient…

MADAME : C’est vrai qu’il est docile et intelligent. Où diable es-tu allé le pêcher ?

MONSIEUR : Une occasion... Il s’appelle Dick.

MADAME : C’est d’un commun… j’espère qu’il a au moins un pedigree ?

MONSIEUR : Non, il est sans papier mais quelle importance ? Tu ne veux pas le présenter à une exposition canine.

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MADAME : Je ne tiens pas à être ridicule. J’espère tout de même qu’il est vacciné ? Et vermifugé ?

MONSIEUR : Pas besoin : une bête aussi ballottée qui a survécu possède sa coriacité naturelle.

MADAME : King avait au moins l’avantage d’être discret.

MONSIEUR : Dick parle. Et moi, j’aurais envie qu’on m’écoute.

MADAME : Pourquoi avoir un animal qui parle s’il est destiné à t’écouter ? Quoi qu’il en soit, il ne t’écoutera pas plus que nous parce que tu répètes toujours les mêmes choses et c’est bien fatigant.

MONSIEUR : Je répète dans l’espoir que l’on finisse par m’entendre. Dick ne sera là que pour ça. Il tiendra compte de mes observations et ça, voilà longtemps que cela n’arrive plus dans mon foyer. Encore cinq mille euros de factures pour des futilités ce matin alors que je me tue à te seriner que nous sommes au bord du gouffre.

MADAME : Toujours les mêmes prétextes pour couper mes dépenses.

MONSIEUR : (À Dick) Eh non, elle n’entend pas. Les employés non plus, du reste. Ni les fournisseurs. Ni les clients. Ne parlons pas des syndicats ou de l’administration. Je prêche en plein désert…

MADAME : Combien en voudraient, de ton désert ! Directeur d’une boîte de quatre cents personnes ! Ton problème, c’est que depuis longtemps tu as perdu contact avec ton entourage : tu ne t’intéresses qu’à TOI – TOI – TOI !

MONSIEUR : Ce contact, parlons en ! Je me sens le paillasson de ma famille et de mon entreprise, oui… MADAME : Un chien qui parle, il va te contredire. La première chose qu’il te dira s’il est honnête, c’est que tu as pété un plomb. Et même un câble. Enfin, si le fait de cohabiter avec un quadrupède hirsute et servile te permet de retrouver ta civilité, nous supporterons volontiers son encombrante présence et je vais essayer de m’y habituer. Dick ! Au pied !

MONSIEUR : Dick, donne la papatte ! Lève la papatte arrière gauche !… La droite avant !… La gauche… la droite…

MADAME : C’est inouï ! Il est latéralisé !

ENSEMBLE : La gauche avant… la droite arrière… Dick, saute ! Coucher ! La droite arrière ! La droite avant ! (De plus en plus vite et de plus en plus fort)

NOIR___________

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ACTE II

SCÈNE II MONSIEUR – MADAME – DICK – PETIT POUCE – POUSSINETTE

La porte s’ouvre mais personne n’entre.

VOIX OFF DE POUSSINETTE : Ououuouh ! Il y a un ceval dans le salon !

MADAME : Entre, Poussinette. Ce n’est pas un cheval, ce n’est qu’un chien.

DICK : (Piteux) Ce n’est qu’un chien…

MONSIEUR : Allons, ma chérie, viens caresser le chien.

VOIX OFF DE POUSSINETTE : Ah non ! Z’ai trop peur ! (Elle crie :) Ti Pou ! Ti Pou !...

Galop de pas d’enfant qui s’éloignent.

MADAME : Et voilà ! Je te l’avais bien dit !

Galop de pas d’enfant qui s’approchent et s’arrêtent derrière la porte qui s’entrebâille avec prudence.On devine que Petit Pouce est sur le seuil mais il n’entre pas.

MONSIEUR : Tu vas voir : Petit Pouce va être tout content, lui. Allons, entre, Petit Pouce. Montre nous que tu es grand. Dick, qu’est-ce que vous attendez : faites le chien !

DICK : (Sans conviction) Wou – wou…

MONSIEUR : Mieux, voyons ! Et puis allez à son devant comme doit le faire un chien qui accueille son maître !

DICK : (Il se déplace mollement vers la porte) WOU – WOU – WOU !

Cri affolé de Petit Pouce qui referme brutalement la porte.

VOIX DE PETIT POUCE : (Derrière la porte) Moi je veux pas du gros chien : j’aimais mieux le petit…

MADAME : Moi aussi, mon chéri, mais Papa préfère le gros et c’est toujours lui qui choisit les chiens dans cette maison on se demande bien pourquoi…

MONSIEUR : Dick, il va falloir apprendre les nuances. Wou-wou, c’est trop peu. Mais WOU-WOU-WOU est excessif. Vous ne voulez pas terroriser mais amuser mes enfants.

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DICK : Moi, Monsieur, les enfants, j’en ai eu d’innombrables portées, comme tous les chiens et, comme eux, en tant que mâle, je ne m’en suis jamais occupé. Alors comment veillerais-je sur les nichées des autres ?

MONSIEUR : Mon brave, ce n’est pas vous qui vous occuperez de mon fils qui a déjà un précepteur, c’est lui qui s’occupera de vous. Mais avant cela, il va falloir l’apprivoiser. Recommencez, pour voir.

Dick se dirige à quatre pattes et à pas feutrés vers la porte qui s’entrebâille à nouveau puis se referme avant de se rouvrir un tout petit peu.

MONSIEUR : Allons, Petit Pouce, cesse de tripoter cette porte et sois courageux : viens jouer avec ton chien.

VOIX DE PETIT POUCE : J’ai pas envie.

MONSIEUR : Tu crois que dans la vie on ne fait que ce qu’on veut ? Moi, je voudrais bien jouer avec le chien au lieu d’aller à mon bureau.

MADAME : Tu ne vas pas demander à un si jeune enfant de s’amuser avec une bête qui fait plus de quatre fois son poids…

MONSIEUR : Mon chéri, le chien est ton plus gros jouet. De tous tes amis, c’est toi qui a le plus énooooorme jouet. Tu te rends compte de ta chance ?

DICK : (Piteux) Un énooooorme jouet… (Il lâche un piaulement lamentable).

VOIX DE PETIT POUCE : Je pourrai sauter dessus ?

MONSIEUR : Bien sûr !

Piaulements du chien.

VOIX DE PETIT POUCE : Et lui mettre les doigts dans la bouche ?

MONSIEUR : Bien entendu.

Piaulements du chien.

VOIX DE PETIT POUCE : Et dans le nez ?

MONSIEUR : Partout où tu voudras.

DICK : Partout où il voudra… (Hurlements à la mort)

VOIX DE PETIT POUCE : Et je pourrai aussi lui tirer la queue ?

MONSIEUR : Mais entre donc ! Il ne demande que ça ! Allons, Petit Pouce, montre-toi un homme et viens lui tirer la queue.

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VOIX DE PETIT POUCE : Il ne me mordra pas ?

MONSIEUR : Il ferait beau voir !

VOIX DE PETIT POUCE : Et moi… est-ce que je pourrai le mordre ?

DICK : (Indigné et furieux) Ah ! Là, je ne réponds pas de moi, Monsieur. Tous les chiens mordent lorsqu’ils sont mordus et je vais me comporter comme un vrai chien que je deviens à toute allure et que mes atavismes de dictateur me commandent. Si votre gosse mal élevé ose me mordre…

VOIX DE PETIT POUCE : Papa, voudrais-tu enlever la pile ou baisser le son ? Le chien parle fort et je préfère qu’il ne dise rien.

MADAME : Ah ! Tu vois, je ne le lui ai pas soufflé.

DICK : Dire que j’ai rêvé à la France comme un malade…

MONSIEUR : Écoute, Petit Pouce, c’est assez discuté, ne m’oblige pas à aller te chercher. Je compte jusqu’à trois. Un… Deux…

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ACTE II

SCÈNE III

MONSIEUR, MADAME, MADAME MÈRE.

Entre Madame Mère, toujours aussi absente. Puis, voyant le chien, elle amorce un demi-tour.

MADAME MÈRE : Oh… excusez-moi. Je vois que vous avez de la visite…

MONSIEUR : Entrez, Mère, entrez donc, vous tombez à pic pour faire la connaissance de mon nouveau chien.

MADAME MÈRE : Eh bien pour une fois je vais vous épater, Georges : inutile de me le présenter : je me le rappelle très bien : il s’appelle King.

MADAME : Tu es en retard, Maman : King, c’était le huitième. Nous en sommes au neuvième !

MADAME MÈRE : Et… où sont les huit autres ?

MADAME : Georges dégraisse, ici comme à l’usine.

MADAME MÈRE : En somme, les affaires ne vont pas mieux…

MONSIEUR : (Excédé) Non, les affaires ne vont pas mieux. C’est curieux ce besoin de ressasser là-dessus comme si c’était le seul sujet de conversation…

MADAME MÈRE : Ah Georges, je vois que vous voulez encore me faire une petite blague mais je ne suis pas dupe. (Amusée, elle hausse les épaules) Un chien… quelle idée…(Elle s’approche, mondaine, soulève le poignet comme pour le baise main. Comme on ne la présente pas :) À qui ai-je l’honneur ?

DICK : (À Monsieur) S’agit-il de la dame qui emprunte votre grand fauteuil, Monsieur ?

MONSIEUR : Ma belle mère, oui.

DICK : (Il récite, à part) Ne pas la pousser, ne pas la faire tomber. Ne pas l’aider à s’installer. Lui faire suffisamment peur pour qu’elle ne s’installe pas. Pour qu’elle ne s’installe plus jamais.(Il s’est placé devant le fauteuil, Il grince horriblement des dents et lance un regard terrible) Grrrrrrrr… Grrrrr..

MADAME MÈRE : (Elle pouffe) Oh ! C’est un ami à vous, Georges ? Est-il drôle !...

MONSIEUR : (Mécontent) Eh bien… il vous va falloir peaufiner votre numéro, mon vieux…

DICK : Ce n’est qu’un coup d’essai, Monsieur, et ce ne peut pas être un coup de maître puisque le maître… ce n’est pas moi… pour l’instant.

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(À part) Sans stage, sans formation, apprivoiser les enfants, effaroucher l’ancêtre … Et… tout ça « au pied levé »., comme on dit ici. Vous avez de la chance que je sois un clandestin.

MADAME MÈRE : (À sa fille) C’est intéressant, ce qu’il dit mais… je ne comprends pas très bien… Il essaie… quoi ?

MADAME : Il n’y a rien à comprendre, Maman : c’est ton gendre qui a perdu un boulon.

MADAME MÈRE : (Elle rit) Ah ! Perdre un boulon ! Quelle jolie expression ! Votre ami est un peu exotique, Georges, mais je le trouve tout à fait charmant. Je suis certaine qu’il va vous aider à retrouver votre boulon...

On entend un grondement qui grossit : le bruit d’une foule qui gonfle sous les fenêtres avec des voix qui scandent « Des sous ! Des sous ! »

MADAME MÈRE : Est-ce que vous entendez la pluie ?

MADAME : Ah non ! Ça ne va pas recommencer ! (Elle va fermer la fenêtre) Eh bien, fais quelque chose, Georges !

MONSIEUR : (Furieux) QUOI ?

MADAME : Quelle lâcheté inadmissible !

VOIX DE PETIT POUCE : Papa, tu n’as qu’à leur envoyer le nouveau chien !

MONSIEUR : (Effondré) Je n’ai pas le droit…

DICK : Ah non, ça c’est vrai : il n’en a pas le droit ! C’est la démocratie, ça, Monsieur !

MONSIEUR : Je vais y aller voir…

Il sort lentement. Madame le suit.NOIR

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ACTE II

SCÈNE IV

DICK – MADAME MÈRE

MADAME MÈRE : Eh bien, mais… ils sont partis. Je vais donc faire les honneurs…Commençons par nous asseoir. (Elle lui indique un siège et se dirige machinalement vers son fauteuil favori où elle va prendre place lorsque Dick s’interpose et elle tombe en arrêt devant les pieds nus, sales et blessés du nouvel arrivant dans ses sandales éculées. Apitoyée, elle se penche, les mains jointes. ) Ooooh… ces pieds…

DICK : (Menaçant) Grrrrr…. Grrrrr…

MADAME MÈRE : Coupés…et…sales, juste prêts à s’infecter. Mon pauvre enfant… (De la pointe de sa canne, elle tapote doucement les orteils de Dick puis se penche à grand risque).

DICK : (Il rit, amusé, un peu ému) Ah... je ne suis plus un enfant, j’ai résisté. Mais pauvre… Oui, je suis plus pauvre que le dernier déchet de la planète et ce serait dramatique si je n’avais pas la chance d’être devenu un chien depuis ce matin.

MADAME MÈRE : (Elle écarquille les yeux levés vers lui avec un amusement étonné)Un chien ? Un chien… tiens… C’était donc vrai ? (Elle pouffe) Quelle drôle d’idée !(Elle ajuste ses lunettes sur son nez et le dévisage) Pourquoi donc seriez-vous un chien ? (Elle prend une mine de connivence) Petit plaisantin !…

DICK : Pourtant… c’est Monsieur qui en a décidé ainsi. À dater de ce tantôt je suis le neuvième chien de Monsieur.

MADAME MÈRE : C’est une manie que mon gendre a prise de changer constamment de chien. Mais jusqu’à présent nous avons toujours eu des vrais chiens. Alors je ne vois pas pourquoi, tout d’un coup, le neuvième, parce qu’il est le neuvième, serait… différent des autres et pour faire quoi ? Et justement dans ce salon.

DICK : Je suis dans ma période de rodage et Monsieur, que je devine dans une situation délicate, limite les frais. La formation se fera « sur le tas », comme on dit ici. C’est à dire sur le tapis puisque nous sommes dans un salon. De sorte que, forcément, je ne suis pas encore aussi « chien » que je le devrais mais dans quelques heures ou quelques jours, j’aurai progressé et mon embauche sera confirmée. Alors… Grrrrr !... (Il gronde, elle rit aux éclats. Elle hausse les épaules, secoue la tête d’un air entendu comme à une blague et se dirige vers le fauteuil, tâtonnant de la canne devant elle. Il s’interpose. Baissant les yeux, elle considère à nouveau les pieds).

DICK : Grrrrr… Grrrrr…

MADAME MÈRE : Ah… c’est vrai. Suis-je distraite. J’avais déjà oublié vos pieds… Je reviens tout de suite avec le nécessaire(Elle sort)

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ACTE II

SCÈNE V

DICK – MADAME.

MADAME : J’espère que vous n’avez pas fait peur à Maman ?

DICK : C’est elle qui a failli me faire pleurer en m’appelant son pauvre enfant. C’est la première fois de ma vie qu’on m’appelle ainsi.

MADAME : Pleurer ? Un molosse comme vous !

DICK : Cela m’inquiète, moi aussi : est-ce que je vais arriver à faire le chien si on me prend pour un enfant ? Dans mon pays, on m’appelait « Excellentissime», ou, plus familièrement, « Majesté ». La foule,, sur mon passage, m’acclamait aux cris de « Maître jusqu’à la fin des temps et au-delà ». Ici en France on me traite de noiraud ou de vermine mais jamais, jamais…. (Il pleure) jamais et pas même au sein de ma mère on ne m’avait appelé « mon pauvre enfant ».

MADAME : Qu’est-ce que vous me racontez là ? Un chien qui parle, c’est déjà suspect mais un chien qui pleure, où va-t-on ?Et… Maman ? (Soudain inquiète) Où est-elle, Maman ? J’espère que vous ne l’avez pas mangée ? Elle était ici il y a un instant ! (Elle appelle, affolée) MAMAN ! MAMAN !

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ACTE II

SCÈNE VI

DICK, MADAME, MADAME MÈRE

Madame mère entre en chantonnant, heureuse. Elle tient un flacon, des compresses et du sparadrap.

MADAME : Que fais-tu, Maman, avec cette pharmacie ? Où vas-tu ?

MADAME MÈRE : Tu le vois : je me rends enfin utile. Je vais aux urgences !

MADAME : Quelle idée ! Où ça, des urgences ?

MADAME MÈRE : (Dépitée) Ah… non, il n’y a pas d’urgences, tu as raison. (Elle tombe à nouveau en arrêt devant les pieds de Dick. Triomphante :) Ah ! Mais si ! Je le savais bien : regarde !

MADAME : Tu ne vas pas panser le chien !

MADAME MÈRE : Un chien ? Bon, admettons que ce soit un chien, c’est un chien … qui a les pieds coupés dans ses sandales, même si je perds un peu la tête, comme tu dis.

MADAME : (Excédée) Que cet olibrius ait des pattes ou des pieds, c’est Georges qui doit s’en charger. Les chiens, c’est son rayon.

MADAME MÈRE : Ah… (Elle regarde autour d’elle, indécise) Ah… Georges s’en chargera…

DICK : (Désappointé, il regarde ses pieds) Georges s’en chargera…

On entend des cris et des slogans dans la rue. Quelques projectiles viennent frapper la fenêtre, dégouliner sur les vitres).

MADAME : Ah ! C’est à devenir fous ! Qu’attend-il pour agir !

(Elle sort)

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ACTE II

SCÈNE VII

MADAME MÈREDICK

MADAME MÈRE : (Mondaine) Ma fille est un peu nerveuse, je vous prie de l’excuser.

DICK : Peut-être n’aime-t-elle pas les chiens ? Ce n’est pourtant pas elle qui a renvoyé les huit premiers.

MADAME MÈRE : Oh, non : nous en avons toujours eu, même lorsqu’elle était enfant. (Elle va papoter) Notre problème, actuellement, c’est le service. De nos jours, on ne se fait plus servir comme autrefois. Comment le personnel pourrait-il travailler puisqu’il crie sous nos fenêtres ! Où va-t-on ?...Alors Georges est nerveux, forcément et la pauvre Odette… (Un temps. Elle est perdue.) Mais… qu’est-ce que je vous raconte ?… Cela ne nous concerne ni vous ni moi.

(Elle se dirige vers le grand fauteuil et va s’y asseoir lorsqu’il la prend sous les aisselles et la déplace doucement).

MADAME MÈRE : Ah ! Ah ! Je vois que vous voulez encore me faire une petite blague !

DICK : Il ne faut pas s’asseoir dans ce fauteuil : c’est défendu.

MADAME MÈRE : Et … pourquoi ?

Il sort de la poche intérieure de son costume une poupée fétiche qu’il installe dans le fauteuil. C’est un petit personnage très coloré, africain, un masque féminin surmontant une sorte de pagne plat garni de perles.

DICK : Parce que c’est la place de l’Ancêtre. Et l’ancêtre, c’est sacré. La préséance absolue.

MADAME MÈRE : L’ancêtre… Quel ancêtre ?

DICK : L’ancêtre, c’est le plus vieux de la famille. Celui qui a engendré tous les autres. C’est, par conséquent, celui qui commande. On lui doit le plus grand respect. Il n’est pas gênant puisqu’il n’est plus là. Mais… il est là tout de même. Il occupe la place.

MADAME MÈRE : Ici, c’est moi la plus vieille et pourtant je peux vous assurer …

DICK : On vous respectera quand ce sera votre tour c’est à dire quand vous ne serez plus là. Mais tant qu’on est encore là il faut suivre la préséance. Personne ne peut prendre le fauteuil. Celui ou celle qui le ferait, il lui arriverait… (Menaçant) de grands malheurs.

MADAME MÈRE : Comme vous racontez bien ! Bien mieux que Georges ou qu’Odette. Dans ces conditions, je vais m’installer… ailleurs… mais… où ? (Égarée, elle titube, cherchant un autre siège)

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ACTE II

SCÈNE VIII

MONSIEUR, DICK, MADAME – MÈRE

Monsieur entre, nerveux, dans le salon, le portable sur l’oreille. Dick est à la fenêtre, il surveille la manifestation. Cris et projectiles. Madame mère est debout, indécise.

MONSIEUR : Inspecteur Monadier ? … Oui, ici M. Perck, directeur des établissements Perck. … Ah ? Vous êtes au courant ? … Et… vous envoyez du renfort ? … Non ? … Mais… ils sont sous mes fenêtres ! Ils me balancent des projectiles ! … Quelqu’un de blessé ? … Non, pas encore mais… (Effondré) Ah… On ne peut rien faire… On attend probablement qu’ils aient tout mis à sac. C’est insensé… insensé…

Il va s’écraser dans le grand fauteuil, sur la poupée fétiche qu’il ignore. Madame Mère se précipite vers lui.

MADAME MÈRE : Non, Georges, vous ne devriez pas… Il ne faut pas s’asseoir dans ce fauteuil. C’est le plus vieux de la famille, celui qui a engendré tous les autres…Celui qui le ferait, il lui arriverait ....

MONSIEUR : Venir faire l’oiseau de malheur quand je suis en pleine panade ! Alors pour l’amour du ciel, Mère, remontez dans votre chambre ou je ne réponds pas de moi. (Excédé, il l’a prise sous les aisselles et il la porte dehors) Dick ! Je vous avais demandé…

DICK : (Il est toujours à la fenêtre, capté par le spectacle d’émeute de la rue) Ah ! Il faut vraiment être à Paris pour voir ça ! Quelle pagaille !

MONSIEUR : Je suis dedans jusqu’au cou et que fait le nouveau chien ? Il bulle à la fenêtre ! Dick ! Dick !

Hors de lui, pianotant son portable, il sort en trombe.Madame Mère, qui est revenue sur ses pas et a franchi le seuil, le regarde sortir, hébétée, puis, machinalement, elle fait une petite marche arrière qui la dépose dans le grand fauteuil, à la place de son gendre.

MADAME MÈRE : C’est le monde à l’envers… Aujourd’hui, la rue invective le salon et c’est le personnel qui décide. (Elle secoue la tête avec un sourire méprisant. Dick s’est retourné, il la découvre avec consternation. Elle poursuit comme si de rien n’était) Quant à mon gendre, je lui ai dit…ce que vous m’aviez dit… mais… que m’aviez-vous expliqué, déjà ? Ah ! Oui : le fauteuil. Le fauteuil de l’ancêtre… Et… (Elle rit, amusée, elle se lève avec peine : elle vient de se rappeler qu’elle ne doit pas prendre le fauteuil) voyez comme je suis distraite !...

DICK : (Il se remémore les consignes tout en l’empoignant debout et la faisant doucement valser sur le tapis) Ne pas la pousser, ne pas la faire tomber, ne pas l’aider à s’installer, lui faire peur pour qu’elle ne s’installe pas… Grrrr… Grrrr…. Pour qu’elle ne s’installe plus jamais.

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MADAME MÈRE : (Ravie, les yeux fermés, extasiée, elle tourne, elle valse sans musique dans les bras de Dick) Ah… cela me rappelle notre bon vieux temps…Comme vous êtes fort ! La valse… Si on a valsé, autrefois !

Il la fait tourner dans ses bras jusqu’à la porte qu’il ouvre.

DICK : Et maintenant, vous êtes très, très fatiguée, avec le vertige alors vous allez dormir, dormir, très, très longtemps dans votre chambre pendant que je vais réconforter l’ancêtre.

Il la pose dans le couloir.

MADAME MÈRE : Il me semble pourtant que j’étais descendue faire quelque chose… mais quoi ?... (Ses yeux tombent sur les pieds de Dick) Ah ! Ça me revient maintenant : ces pauvres pieds…

DICK : Oh ! Ce ne sont que des pattes. D’énormes pattes. Et je sens déjà sortir les griffes. (Menaçant, il aboie vigoureusement).

Il referme la porte. Seul au salon, il prend la poupée fétiche dans ses bras, la défripe et l’examine avec soin et respect.

DICK : Je t’avais mise à la place d’honneur et les fesses claires ont écrasé ton front sublime. Ça, c’est l’Europe !Mais… nous leur revaudrons ça : je m’en occupe !

(Il remet précieusement le fétiche dans sa poche).

NOIR_____________

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ACTE III

SCÈNE I

DICK – ZOÉ.

Zoé, jeune noire magnifique, tablier clair, juchée sur un escabeau, fait les vitres en chantant. Dick somnole, derrière le canapé, sous l’escabeau. Il se réveille, s’étire et tombe en arrêt devant la vision céleste des belles jambes noires au-dessus de sa tête.

DICK : Ooooh ! Eh bé… Quelle vue ! Oh ! Oh ! Je sens que j’agite autre chose que ma queue de chien et il va falloir que je montre à cette jolie personne que… je suis réveillé. Comment a-t-il dit, Monsieur ? Comme un éventail sur mes fesses ?

(Il agite la queue et fait ainsi trembler le voilage de la fenêtre ce qui fait sursauter Zoé).

ZOÉ : MMMMmon Dieu-mon Dieu-mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là ? Veux-tu bien sortir, sale bête ! Allez-allez ! Ouste !

(Elle descend de son escabeau à toute allure et prend le balai)

DICK : Excusez moi, je ne me suis pas présenté : je suis Dictateur, le chien Obobo de Monsieur.

ZOÉ : Le chien de Monsieur ? Ah non, Monsieur a déjà un chien. Un chien de race.Tout petit. Et très joli.

DICK : Eh bien au risque de vous décevoir, laissez-moi vous dire que Monsieur a craqué pour un gros chien - ici présent - depuis hier soir.

ZOÉ : Ah non ! Ce n’est pas possible !

DICK : Quand vous aurez mon âge et mon expérience, ma petite, vous saurez que tout est possible.

ZOÉ : (Abasourdie) Un chien qui parle…

DICK : Vous constaterez aussi que je suis peut-être laid mais bien élevé : je remue la queue comme on m’a dit de le faire c’est à dire comme un éventail sur mes fesses.

ZOÉ : Remuer la queue, je comprends. Mais parler…

DICK : Je parle parce que c’est un ordre et Monsieur en a décidé ainsi. Le maître commande, le chien obéit. Il parle… parce qu’il est d’Obobo.

ZOÉ : C’est où, ça, Obobo ? Les chiens parlent, à Obobo ?

DICK : Au pays d’Obobo, non seulement les gros chiens parlent mais ils commandent. À Paris, ils obéissent. Parce qu’ils n’ont pas le choix.

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ZOÉ : À qui commandent donc les chiens en Obobo, sinon à d’autres chiens ? Le pays d’Obobo, c’est le pays des chiens, alors ?

DICK : Oh ! Il y a des chiens partout, vous savez et je ne leur donne pas longtemps avant qu’ils n’envahissent la terre. Ils remplacent déjà avantageusement les enfants ici. Ceux d’Obobo, qui sont particulièrement nombreux et dégourdis, iront au Parlement et ils lèveront la patte contre les grilles de l’Elysée lorsqu’ils débarqueront à Paris.

ZOÉ : Ah… et capable de parler politique, en plus !Ça fait longtemps que vous causez ?

DICK : Depuis hier soir c’est à dire depuis que je suis un chien. Avant, j’étais un clandestin alors je n’avais pas droit à la parole.

ZOÉ : Clan – des – tin ? Aaaah… et… avant d’être clandestin ?

DICK : Je ne conversais pas vraiment : je donnais des ordres.

ZOÉ : À qui ?

DICK : A mes subalternes, bien entendu : j’étais dictateur.

ZOÉ : (Elle rit carrément) Un chien dictateur ! Ah ça ! C’est la première fois que je rencontre une bête aussi drôle !

DICK : Tiens ? Il faut bien que je sois chien pour avoir droit à ce compliment. On ne m’a jamais trouvé drôle dans mes fonctions, en Obobo. Quant à Madame, elle me trouve seulement vilain.

ZOÉ : Madame n’aime pas les chiens : elle préfère la bagatelle.

DICK : C’est quoi, la bagatelle ?

ZOÉ : Comment vous expliquer ?... Pour que vous me compreniez, vous qui êtes un chien, je dirais que Madame aime faire la chienne. Mais… elle préfère d’autres messieurs à Monsieur.

DICK : C’est intéressant, ce que vous me dites là. Mais… Madame n’a plus bien l’âge…

ZOÉ : Si vous le lui disiez elle ne vous croirait pas et elle aurait raison parce que quand on a l’argent, on n’a pas d’âge.

DICK : C’est vrai. Au temps de ma dictature, on me trouvait beau. Et puis, lorsque j’ai été clandestin, bleu de froid, assis dans le caniveau à tendre la main, je suis devenu transparent.Maintenant que je suis chien, on me trouve laid. C’est à se demander si j’existe, en fin de compte. Suis-je aussi laid que vous dites ? Vous voulez me faire marcher.

ZOÉ : Hou ! Hou ! Vous me donnez la chair de poule, oui ! Je ne ferais pas marcher un chien, quand même…Un chien comme vous, je le ferais plutôt courir. Et le plus loin possible.

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DICK : Eh bien, tout chien que je suis, je peux vous affirmer que vous êtes bien foutue, parole de chien !

ZOÉ : Voulez-vous bien ! En voilà des manières ! Monsieur aussi trouve que je suis un joli brin. S’il vous entend, il vous mettra une muselière.

DICK : Museler un dictateur ? Vous rigolez !

ZOÉ : Un dictateur qui fait le chien.__________

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ACTE III

SCÈNE II

DICK, ZOÉ, MADAME

Entre Madame.

MADAME : Eh bien, Zoé, ils n’avancent pas beaucoup, mes carreaux !

Zoé est vite remontée sur son escabeau, elle frotte la vitre.

ZOÉ : Excusez moi, c’est cette grosse bête qui m’a toute surprise.

MADAME : Nous devrons nous y habituer, voilà tout. Et… j’y pense : il va falloir le sortir.

Dick remue la queue à tout va.

ZOÉ : Ah non ! Pas celui-là !

MADAME : Vous ferez pareil que pour les huit autres ! Je ne vois pas où est la différence.

ZOÉ : La laideur, passe encore. Mais… sortir un chien qui parle… si les gens nous entendent, l’animal et moi… je tiens à ma réputation.

MADAME : Dick ! Interdit de parler dans la rue. Allons, Zoé : sortez le. Je n’aimerais pas un accident dans mon salon. Avec un monument pareil, ce serait l’apothéose !

DICK : Pothéose ? Pothéose ? Hou ! Là-là !... Je ne connais pas cette pothéose mais (Hurlements à la mort) j’ai l’impression que je redeviens un clandestin ! Il te va falloir agir, mon vieux Dick, si tu ne veux pas te retrouver à la fourrière ou à l’équarrissage ! Comment peut-on être le dernier à Paris après avoir été le premier en Obobo ?... Si le vent ne tourne pas, je sens que je vais devenir mystique et là, je ne réponds pas de moi !

Ils sortent tous les trois.

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ACTE III

SCÈNE III – DICK – MADAME MÈRE. MADAME.

Madame Mère entre et traverse le salon, divague vers son fauteuil favori. Elle retape distraitement les coussins et va s’y installer lorsque Dick entre. Il se précipite vers elle.

DICK : Ah… non, non, non ! Ça ne va pas recommencer !

MADAME MÈRE : Ah ! Vous m’avez fait peur.

DICK : Voyons, voyons, rappelez-vous : la place de l’ancêtre . Ne jamais la fâcher. Elle a ses pouvoirs et elle serait capable de vous rétrograder, vous aussi.

MADAME MERE : Me ré – tro – gra – der ?…

DICK : D’un instant à l’autre.

MADAME MERE : Je redeviendrais jeune, alors ?

DICK : Que non ! Lorsqu’on contrarie l’ancêtre, on va toujours vers le pire. Ces derniers temps, j’en ai fait l’expérience ce qui explique ma momentanée position de… subalterne. Aussi je m’applique à ne pas recommencer.

MADAME MÈRE : Oh ! Mais moi non plus, je ne veux fâcher personne !

DICK : Vous avez raison. Il faut aimer l’Ancêtre. Par peur de ses représailles.

MADAME MÈRE : En somme, cette ancêtre… vous fait des petits caprices ?

DICK : (Il chuchote) En quelque sorte, oui. Si on la ménage, on aura peut-être un peu plus de moins mauvais.

Madame mère se lève. Dick se couche sur le tapis. Madame Mère, constatant qu’il s’endort, va se rasseoir. Le téléphone sonne. Dick se lève et va répondre. Il commence par aboyer, puis :)

DICK : Mais non, Monsieur, je ne suis pas Monsieur : je suis le nouveau chien. (Il aboie) … Bien sûr que si, Madame est tout à fait là, tout à fait seule et Monsieur tout à fait sorti comme convenu…Ah non, je ne me moque de personne. (Il aboie) Madame fait sa petite sieste, c’est pourquoi je me suis permis de décrocher… Non, il n’y a pas de plaisanterie, Monsieur, un chien qui n’a que la parole n’a pas le cœur à plaisanter…

Madame entre en trombe et s’empare vigoureusement de l’appareil.

MADAME : Allo ! Allo ! (Furieuse) Et voilà ! Il a raccroché. Qui t’a permis de prendre le téléphone, quadrupède ?

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DICK : J’ai répondu comme l’aurait fait tout subordonné surpris pendant l’heure de la sieste : j’ai aboyé ! La dispute, c’est lui qui l’a cherchée en ne voulant pas croire que j’étais le chien. Il m’a d’abord pris pour Monsieur, ensuite pour un autre monsieur seul avec vous sans Monsieur. (Il pouffe) Tout chien que je suis, même avec le grand appétit où m’a mis ma clandestinité, je n’irais pas toucher à la première épouse : il faut savoir rester avec sa génération.

MADAME : Insolent ! Je t’interdis de parler. À la niche ! Et que je te voie rôder autour de ce téléphone : je te fais débarrasser par la S.P.A !Et qu’est-ce que tu fais encore ici, Maman ? Tu veux vraiment te faire mordre ? Tu sais que tu es fatiguée alors va te recoucher ! Allons, va, Maman ! Va !

(Elle secoue sa mère hors de son fauteuil et, les cris reprenant dans la rue, elle sort en trombe)

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ACTE III

SCÈNE IV DICK – ZOÉ – MADAME MÈRE

Zoé entre pour faire le ménage. Madame Mère, retournée à sa place favorite, va écouter, ébahie, vaguement amusée, le dialogue qui suit, mais, perdue, on doit voir à ses mines qu’elle comprend tout de travers. Tour à tour un peu amusée ou terrorisée, elle interprète à sa façon de « retombée en enfance ». Elle va se comporter comme un enfant à Guignol.

ZOÉ : Sale bête ! Je ne sais pas ce que vous avez fait à Madame, elle est toute chavirée. (Avec une joie féroce) Pour vous apprendre à parler, elle va vous faire couper la langue.

DICK : Et moi, pour lui apprendre à me traiter par-dessous la patte, je suis capable de la faire chanter. Vous en avez vu souvent, vous, des chiens de ma qualité qui s’abaissent à répondre au téléphone ?

ZOÉ : Vous êtes bien de tous le plus bavard que je connaisse. Quand on vous fera piquer, je dirai « ouf ! ».

Elle se penche pour rouler le tapis, découvrant une jolie poitrine.

DICK : Il n’empêche que, lorsque vous vous penchez, … Aaah !... Je m’en couvre de transpiration.

ZOÉ : Ça ne vous gêne pas de transpirer pendant que je travaille ?

DICK : Ah ! C’est mon oisiveté qui vous met du fiel au foie !

ZOÉ : Et un clandestin, en plus ! Il faut convenir que Monsieur fait bien n’importe quoi en ce moment. Je vous mènerai tout à l’heure faire vos besoins comme si je promenais mon ombre seulement et vous aurez intérêt à faire vite.

DICK : Malheureuse enfant… votre ignorance vous prive de sublimes réalités. Un chien qui vient du pays d’Obobo, il n’est pas n’importe qui.

ZOÉ : Cela ne m’intéresse pas.

DICK : Vous êtes bien, comme tous ici, le mouton dans son pré carré. Broutez donc. Pendant ce temps, je contemple les nuages qui courent dans l’encadrement de la fenêtre et là, je vois apparaître le pays d’Obobo.

ZOÉ : Causez, causez. Pour moi, c’est comme si vous aboyiez.

DICK : Un dictateur se déplace pour vous raconter le pays d’Obobo mais vous préférez brouter et bêler.

ZOÉ : Vous voulez dire qu’en Obobo, c’est le chien qui commande ?

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DICK : Ce sont souvent les chiens qui commandent partout. Mais au pays d’Obobo, tout chien que j’ai probablement toujours été, personne ne se serait avisé de m’appeler chien. Les chiens, à l’époque, c’était tous les autres ! Et je vous prie de croire qu’ils filaient doux !

ZOÉ : Comment vous y preniez-vous pour dresser les autres chiens ?

DICK : J’éliminais tous ceux qui mordaient.

ZOÉ : On ne peut pas forcément prévoir quel est le chien qui mord !

DICK : Chez nous, le chien qui risque de mordre est celui qui a de l’appétit pour le commandement. En Obobo, il y a beaucoup de chiens qui ont faim.

ZOÉ : Vous en avez supprimé beaucoup ?

DICK : Quelle importance ? Ce n’était que des bâtards…Nous avons mis le feu aux niches, ce qui permet d’éradiquer la succession.

ZOÉ : Pauvres petits…

DICK : Je suis, je le reconnais, un peu destructeur mais je suis aussi très créateur : les quelques uns que j’ai supprimés, combien sont-ils en regard de tous ceux que j’ai engendrés ? Et puis je n’ai fait pendre et exposer que mes prisonniers les plus spectaculaires, pour l’exemple. Les plus gros. Cela a le désavantage d’attirer les mouches et les oiseaux charognards mais cela aide au maintien du régime en place.

ZOÉ : Et… comment peut-on être certain d’avoir supprimé tous les chiens qui risquaient de mordre ?

DICK : Il faut ratisser large. J’ai dû esquinter de fidèles amis que je regrette. Pourtant, malgré ce sacrifice, il est resté assez de scélérats pour comploter leurs chiennes de magouilles et me renverser. La meilleure méthode serait de débarrasser tout le monde. Mais il faut bien se faire servir.La carrière d’un dictateur est toujours un drame à cause de l’envie et de la sauvagerie qui occupent le cœur de chaque homme.

ZOÉ : (De plus en plus excitée) Alors vous avez eu des milliers d’ennemis ? Et vous les avez pendus ? Brûlés ? Fusillés ? Torturés ?

DICK : Un chien qui ne veut pas parler mérite d’être torturé.

ZOÉ : Mais… il y a des chiens qui ne PEUVENT pas parler : les huit premiers que nous avons eus ici n’ont JAMAIS parlé.

DICK : Au pays d’Obobo, tous les chiens DOIVENT parler. Nous avons des subalternes qui sont payés pour leur arracher les ongles et les dents, pour leur éclater les couilles et pour leur sortir proprement les yeux de la tête comme vous autres, du Continent, mangez des escargots.

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ZOÉ : Et…après ça, ils parlent ?

DICK : Il y en a qui meurent avant d’avoir parlé parce qu’ils n’avaient rien à dire. Seulement on ne peut pas le savoir d’avance de sorte qu’on a de la perte et c’est dommage. Mais on a la paix.

ZOÉ : (Subjuguée) Ah ! C’est fantastique, la paix !

DICK : Ce n’est pas moi qui aurais supporté ces vacarmes plein les rues comme on voit ici : j’en aurais pendu quelques brochettes sous la Tour Eiffel et à Notre Dame…

ZOÉ : (Émerveillée) Ah ! Quel chien vous faites ! Et… les chiennes ? Qu’est-ce qu’elles font, au pays d’Obobo ?

DICK : Elles contentent le militaire et elles lui élèvent ses petits.

ZOÉ : Peuh… ce n’est pas bien drôle…

DICK : On voit que vous n’êtes jamais sortie de votre trou. Coucher avec un tyran, c’est autre chose que se payer la démocratie avec un petit patron !La peur au ventre, c’est une sensation extraordinaire qui n’a rien à voir avec ces pauvres frissons domestiques de « L’amour du sam’di soir après l’turbin », comme vous dites ici.

ZOÉ : Aaaah…

DICK : Telle que je vous vois, là, vous êtes en quête. De ce que vous n’avez jamais connu et qui n’existe presque plus : un maître.Ici, des colonnes d’inemployés par millions rêvent d’un maître. Tout comme eux, vous croyez brouter. En réalité, VOUS ÊTES EN GRANDE CHALEUR DE CHIENNE.Monsieur, c’est faute de mieux. De quoi pourrait-il vous parler ? Monsieur n’est qu’un Parisien. (Il l’enlace par derrière devant la fenêtre, prétextant lui montrer les nuages) Quand vous suivrez avec moi la féerique progression du rêve jusqu’au pays d’Obobo…

ZOÉ : (Presque pâmée) Qu’est-ce que vous causez bien… (Elle se reprend mollement) Jamais je n’ai eu une aventure avec un chien.

DICK : Dommage pour vous. Vous auriez eu de vraies surprises et de grands bonheurs.

ZOÉ : Mais Monsieur, lui, il a l’argent.

DICK : (Il se moque) Comme c’est original ! A vrai dire, moi, je n’ai besoin ni d’argent ni de femme : lorsqu’on a dirigé le pays d’Obobo, on est loin de ces contingences.

ZOÉ : Ah ?

DICK : Obobo, c’est autre chose que votre petite capitale : voyez tous ces gens qui galopent dans leurs terriers carrelés avec un air plus constipé que s’ils avaient avalé des pendules. Est-ce que le tintamarre des clacksons remplace le rythme fantastique des tam-tams ? On cherchera longtemps un troupeau d’éléphants descendant les Champs - Élysées, même un 14 Juillet. Quant aux peluches mitées qui se meurent derrière les grilles de Vincennes,

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girafes ou antilopes, ont-elles encore la force de rêver à la grande magie rouge qui descend chez nous le soir sur tout le paysage ?

ZOÉ : Aaah… c’est beau…

DICK : Et maintenant, fermez les yeux. Pour bien se promener en Obobo, il vous faut suivre le Maître. Celui que l’on attend. Que l’on attendait depuis toujours. (Il l’entraîne vers sa niche) Maintenant, assez rêvé : le maître est là qu’il vous faut satisfaire.

ZOÉ : (Complètement fascinée) Le maître est là…

DICK : Personne ne lui résiste.

ZOÉ : Personne… Ah ! Quel chien !

Madame – Mère s’est levée, elle vacille vers la porte tandis que Dick et Zoé ont gagné la niche.

MADAME MÈRE : Eh bien, eh bien… ce neuvième chien… Un chien ne devrait pas faire l’homme. Pas au salon. Pas avec la domestique. Il va falloir que Georges le mène au dressage.(Elle sort)

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ACTE III

SCÈNE V MONSIEUR – DICK - ZOÉ Monsieur entre dans le salon et trébuche sur le tapis roulé.Il tombe en arrêt devant les jambes et pieds qui dépassent de l’entrée de la niche, sous l’escalier : on devine que Dick et Zoé font l’amour.

MONSIEUR : C’est un peu fort ! Dick ! Au pied !

DICK : (Depuis sa niche) Monsieur, ce n’est pas possible : je suis en train de prendre ma petite heure d’homme comme il avait été convenu.

MONSIEUR : C’est inadmissible : vous m’aviez donné votre parole, pour Zoé ! DICK : Je vous avais donné ma parole de chien, Monsieur et je suis en ce moment dans mon heure d’homme.

NOIR ______________

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ACTE III

SCÈNE VI

VOIX DE PETIT-POUCE – DICK

Il fait nuit. Dick est dans sa niche.

VOIX DE PETIT-POUCE : Dick ! Dick ! Au pied !

DICK : Grrrrrrrr…

VOIX DE PETIT-POUCE : Dick… J’ai peur…

DICK : Un tortionnaire n’a jamais peur. Il faut avoir été clandestin pour rester votre chien. Le bouton de la lumière est à droite de la porte.

VOIX DE PETIT-POUCE : J’ai pas peur du noir, j’ai peur de l’ogre d’Obobo qui rôde dans la maison.

DICK : Qui vous a raconté ça ?

VOIX DE PETIT-POUCE : C’est Zoé.

DICK : Elle ne manque pas d’oxygène. S’il y avait un ogre d’Obobo ici, il n’y aurait plus de vociférations dans les rues.

VOIX DE PETIT-POUCE : L’ogre n’est pas dehors, il est ici ! Qu’est-ce que c’est, la peur au ventre ?

DICK : Avec votre petite colique parisienne de rien du tout, vous êtes bien un fils de démocrate. Zoé vous a dit ce qu’elle avait fait avec l’ogre d’Obobo ? (Il rit grassement) Elle ne s’en est pas vantée. Eh bien, il ne l’a pas mangée et pourtant elle est plus appétissante que vous. Si nous rencontrions ici un ogre d’Obobo…

VOIX DE PETIT-POUCE : Nous nous sauverions.

DICK : Pas du tout : nous le pendrions au lustre par la peau des fesses jusqu’à ce que les mouches l’emportent, morceau par morceau. Je l’ai déjà fait, vous savez.

VOIX DE POUSSINETTE : Tipou ! Z’ai peur…Moi y veut dormir dans la niche avec le chien…

DICK : (Voix terrible) L’ogre est dans la niche en train de manger le chien, allez vous coucher ! (On entend le galop des enfants qui se sauvent).

DICK : Ah… si mes courtisans me voyaient…Un jour ou l’autre, quand le vent va tourner, il va falloir que je leur invente le gai Paris parce que le vrai ils ne le croiront pas.

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ACTE III

SCÉNE VII

Il fait toujours nuit. On entend le pas sur trois temps de Madame Mère avec sa canne. Elle entre.

MADAME MÈRE : Dick ! Dick !

DICK : Grrrrrrr… Grrrrrr…

MADAME MÈRE : Est-ce que vous dormez ?

DICK : Grrr… Grrr…

MADAME MÈRE : Moi non plus. Il me semble que marcher me ferait du bien.

DICK : (Il explose) Eh bien qu’attendez-vous pour le faire ?

MADAME MÈRE : C’est que… je voudrais marcher dehors et pour ça il faudrait m’accompagner…

DICK : Avec le mal que j’ai eu à trouver un domicile fixe, si je dois déjà découcher…Et… nous ferions quoi ensemble, dehors ?

MADAME MÈRE : Nous pourrions parler.

DICK : N’est-ce pas ce que nous faisons ici ?

MADAME MÈRE : C’est vrai mais dehors nous pourrions nous asseoir n’importe où et dire… n’importe quoi. Loin de nos familles et de nos ancêtres.

DICK : Et pas ici. Ah ! C’est vrai, ça ! Je n’y avais pas pensé. Mais la liberté, ce n’est qu’une impression, la liberté. Un état d’âme, comme on dit. Dans ce salon, nous sommes résignés au confort alors que dehors nous serions libres de claquer des dents et je préfère aboyer dans un salon que parler dans la rue : votre maréchaussée me prendrait pour un vulgaire sans papiers alors que je suis dans mon honnête progression de chien.

MADAME MÈRE : Oui, mais ici… (Elle chuchote) on ne m’aime pas.

DICK : C’est pire dehors, croyez-moi.. Seulement ici, quels que soient les sentiments, je vais me faire offrir un cigare (Il prend un cigare dans la boîte, sur le manteau de la cheminée) et vous boirez une liqueur ? (Il prend une bouteille et il la sert, puis sort un deuxième verre pour lui).

MADAME MÈRE : Ah ! C’est charmant ! Et puisque mon gendre n’est pas là, je… voulais vous faire une proposition.

DICK : Si je peux vous satisfaire … (À part) tout en améliorant mon ordinaire…

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MADAME MÈRE : C’est… (Elle hésite, embarrassée) cette solitude…Ah … cette solitude…

DICK : Quoi, la solitude ? J’ai toujours été seul, bien qu‘encerclé de toutes parts et constamment. Ainsi vont tous les dictateurs, tous les clandestins et tous les chiens. Probablement aussi tous les citoyens ordinaires et un matin on s’aperçoit qu’on est traité comme on a accommodé les autres. Il faut se faire à la déception car elle est prévisible et inéluctable. C’est « la règle du jeu », comme on dit.

MADAME MÈRE : La règle du jeu… Mais oui, le jeu…le jeu… Nous voudrions jouer, bien sûr, mais…qu’est-ce que je voulais vous proposer ? Je perds le fil… constamment le fil…

DICK : Vous cherchiez un chien.

MADAME MÈRE : Voilà !

DICK : Tant de gens cherchent un chien. Seulement je suis déjà celui de Monsieur.Et puis… il y a le salaire.

MADAME MÈRE : Ah oui… Le salaire… Croyez-vous que… même pour un chien ?…

DICK : Monsieur non plus n’y avait pas pensé et j’en aurais fait tout autant à sa place. Le salaire est toujours un point de friction entre deux parties aux intérêts contradictoires et certains ont parfois des arguments sordides pour vous faire dégorger. Ceci dit, il faut être chien pour savoir le dénuement du chien face à l’immensité de ses besoins. Aussi, devant le dilemme que soulèvent nos communes difficultés, je vous offrirai quelques petits extras que vous me règlerez … au moment opportun. En clair, je vous ferai l’avance, puisqu’il faut s’y résigner.

MADAME MÈRE : Excellente formule !

DICK : Buvons donc à la réussite de nos entreprises à définir. Et puisque, à cette heure-ci personne ne nous dérangera, … mais oui, prenez donc ce fauteuil et je me mettrai sur le tapis comme il se doit.(À part) Ça, à minuit passées, je le décompterai en heures supplémentaires…

Elle s’est assise dans la bergère interdite, son verre à portée de main. Dick s’est couché à son côté sur le tapis avec son cigare. Elle le gratte machinalement entre les deux oreilles.

MADAME MÈRE : On est bien tranquilles…

DICK : Pendant que Monsieur est encore aux prises avec les syndicats… Quelle époque ! Quel pays ! Quand on en est à négocier avec ses gens, ne nous étonnons pas si même le chien prend certaines libertés. (Il fait des ronds de fumée vers le plafond)

MADAME MÈRE : Le neuvième… ainsi, vous êtes le neuvième. Je n’ai jamais vraiment fréquenté les huit premiers : ils étaient bruyants mais totalement incompréhensibles : ils n’avaient pas été dressés à parler. Avec vous c’est autre chose…Ah ! Le progrès… on n’arrêtera pas le progrès.

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Voyons… est-ce qu’on tutoie ou est-ce qu’on vouvoie son chien ? Qu’est-ce que vous… en pense, de la solitude ? Toi !

DICK : La solitude ? On pourrait hurler à la mort avec la solitude.

MADAME MÈRE : Bien parlé pour un chien !

DICK : Seulement la solitude, ça n’intéresse personne. La hurler en pleine nuit serait un cas de renvoi et je tiens à ma situation.

Le regard perdu dans le lustre, elle rêve.

MADAME MÈRE : La solitude… autrefois, ça n’existait pas. (Elle a un beau sourire nostalgique) …Mais…le battement d’un cil et le monde a changé… De mon temps, l’air était plus tiède et la société plus joyeuse. Je me rappelle… on faisait des fêtes extraordinaires avec pas grand chose…

DICK : Comment ça, pas grand chose ? Moi, j’ai été somptueux !

MADAME MÈRE : Peu importe le prix, c’était totalement différent. Je peux bien vous le dire à vous qui êtes un chien, autrefois, les hommes… n’étaient pas ce qu’ils sont devenus.

DICK : Et… que sont-ils devenus ?

MADAME MÈRE : Ils sont devenus… Beuh… Je me demande bien comment fait Odette avec mon gendre : je n’y toucherais même pas.

DICK : Ah ! Les hommes !…Vous n’y toucheriez plus… mais…vous y touchiez, autrefois ! (Il se penche avec convoitise sur les bagues qu’elle porte aux doigts) Alors qu’est-ce qu’ils avaient de mieux, ceux d’autrefois ? Ils étaient plus généreux, je vois.

MADAME MÈRE : Ah… Si j’en ai, des souvenirs… Ils étaient coureurs, c’est vrai, mais ils couraient… délicatement. Avec des compliments. Des attentions. Maintenant…on s’ébroue… (Elle essuie une larme)Seulement vous n’êtes que le chien alors tu ne peux pas comprendre…

DICK : N’en crois rien : depuis que je suis chien j’ai fait de grands progrès : on a bien besoin de ses quatre pattes pour gagner en stabilité ce qu’on croyait avoir en majesté sur deux.Un chien est aussi stable qu’un tabouret et plus installé que n’importe quel bipède. Seul, il est vrai. (Il pousse un discret hurlement à la mort).Seulement pour comprendre ce que je vous explique, il faudrait que vous vous mettiez à quatre pattes et dans votre état ce serait trop dangereux.Un jour prochain, je reprendrai la position verticale mais pour l’instant je me repose : on est à la saison froide et les rues sont noires…

MADAME MÈRE : L’hiver… cet hiver qui n’en finit pas… (Elle secoue une tête navrée).Et… (Son visage s’éclaire soudain, elle s’est approchée de la fenêtre, elle soulève le voilage, elle rêve) si nous partions ensemble ? Je leur ferais la surprise et ils seraient si contents !

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Au lieu de penser : « Ah… Maman est encore là… » J’entends d’ici Odette : « Tiens ? Maman est partie… », et mon gendre : « Tant mieux pour elle ! Qu’elle prenne des vacances. Des grandes vacances… »Parfois, feu mon mari et moi, nous faisions une escapade. Vers ces pays de soleil et de plage où on ne s’habille pas et où on ne pense à rien parce qu’on ne fait rien. Ah ! Retourner aux beaux jours… Mais… ces beaux jours… où donc était-ce ?Nous irions… Je vois encore la crique et je sens le soleil sur mes paupières… comme si c’était hier et pourtant je ne trouve plus ni où ni quand…

Il s’est dressé debout et il la domine maintenant de toute sa hauteur.

DICK : Et si je vous emmenais en Obobo ?

MADAME MÈRE : Obobo… (Elle cherche, perdue) Voyons… Y serions-nous allés ?

DICK : (Séducteur, il la prend par la taille comme il avait pris Zoé avant de l’entraîner dans sa niche). Celui ou celle qui est allé en Obobo se le rappelle toute sa vie. Femme, laisse-toi porter par le rêve : Obobo, c’est au fond de ton cœur. C’est le pays du soleil même quand il pleut. Tiède et rose, avec des grappes d’oiseaux dans les cornes des antilopes et sur le dos de l’hippopotame.

MADAME MÈRE : Ah… ce doit être magique, Obobo…

DICK : Obobo, c’est le pays frénésie de la danse avec les tam-tams et les balafons jusqu’au matin sans fatigue extrême. C’est le miracle de la fête renouvelée chaque jour et chaque nuit en commémoration du jour béni où j’ai pris le pouvoir avec l’aide des féticheurs, des marabouts et des griots, préservé par les mânes de mes ancêtres.

Dépassée, elle secoue la tête : elle regarde le lustre, indécise perdue.

MADAME MÈRE : Obobo… Obobo…

DICK : Mais tu ne m’entends déjà plus, vieille. Comme ton gendre, tu veux seulement qu’on t’écoute et elle est là, cette malédiction de votre solitude : ce grand trou noir au fond de vous-mêmes et dans lequel vous vous engouffrez comme on sauterait dans le cratère du volcan qu’on a pris pour l’escalier du métro parisien parce qu’on se croit plus haut que la montagne ou que la Tour Eiffel. Pour me résumer, tout comme votre gendre, vous aimeriez être écoutée.

MADAME MÈRE : Ah ! Si j’en aurais à dire !... (Elle est au bord des larmes).

DICK : Il y a un réel avenir pour la conversation dans ce pays. Et… de quoi voudriez-vous que nous parlions ?

MADAME MÈRE : (Elle pleure) Depuis le temps que les sujets n’ont pas été traités… alors tout se mélange… j’ai des débuts, et puis des bribes. Mais j’ai perdu la fin…

DICK : Il faut que les vieilles histoires se dispersent et s’oublient pour qu’il en arrive de nouvelles. Donc tout est normal. Vous allez obéir et répéter derrière moi que tout est normal et vous verrez que tout l’était depuis le premier jour du monde. C’est ainsi que j’ai toujours

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pratiqué quelles que soient les circonstances et, mis à part l’embarras momentané où je me trouve, je m’en suis toujours bien trouvé. (Impérieux) Dites « Tout est normal ».

MADAME MÈRE : Tout est normal… tout est normal…

DICK : N’est-ce pas ? Tout est normal. Dites le encore une fois si vous ne voulez pas que je me fâche.

MADAME MÈRE : Tout est normal. Tout est normal.

ENSEMBLE : Tout est normal.

DICK : N’est-ce pas ?

MADAME MÈRE : (Tout heureuse) Mais bien sûr ! Comment n’y avais-je pas pensé ?

DICK : Et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Sauf si vous prenez ce fauteuil dans la journée. Pour ma part, voilà un petit arrangement qui nous rend parfaitement heureux tous les deux. N’est-ce pas ?

MADAME MÈRE : (Elle répète machinalement, insouciante) N’est-ce pas ?

DICK : Allons ! Un peu d’enthousiasme ! Vous êtes heureuse.

MADAME MÈRE : Mais… je n’en sais rien…

DICK : Si vous ne savez pas que vous êtes heureuse, c’est que vous n’êtes pas malheureuse alors répétez derrière moi : « Je suis heureuse ».

MADAME MÈRE : Je suis heureuse, je suis heureuse… Ah ! (Elle rit comme une petite fille) Mais… c’est ma foi vrai : je suis heureuse ! Même et surtout lorsqu’on ne sait pas de quoi on parle, on arrive à y croire, à force de le dire.

DICK : Vous voyez ! Ainsi ai-je fait répéter à mes concitoyens et soyez certaine que tout le monde y a trouvé son compte. Le bonheur… il faut le décréter et en faire une obligation absolue pour qu’il existe ! Une loi. Avec cette méthode, si j’en ai répandu, du bonheur ! La corde au cou ils étaient encore bien contents d’être là et on m’en a remercié.Croire au bonheur, ça n’a pas de prix.

MADAME MÈRE : On voit que vous avez l’avenir devant vous, mais moi…

DICK : Et voilà que vous ressassez encore ! Vous est-il jamais venu à l’esprit que lorsquetout va mal cela pourrait être pire ? Votre petit « mauvais » serait le grand « meilleur » de tant de monde ! Et qu’est-ce que c’est que ce bonheur parti alors qu’il vous en reste les souvenirs, au sec et au chaud avec l’estomac plein. Avez-vous pensé à tous ces autres qui évoquent le bonheur parti au froid et le ventre vide et à tant d’autres encore qui n’ont que la mortelle fringale pour compagnie et sans autre référence que l’éternelle et mortelle fringale ?

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Et maintenant il est tard, nous allons faire dormir nos yeux. Je prendrai officiellement mon service à partir de demain matin. (Il la mène jusqu’à la porte, elle lui tend un poignet qu’il fait mine de lécher).

MADAME MÈRE : J’ai passé une excellente soirée. Je vous remercie.(Elle prend congé).

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ACTE III

SCÈNE VIII DICK – MONSIEUR, qui entre, en pyjama. MONSIEUR : Dick ! Dick !

DICK : Grrrrr…. Grrrrr….…

MONSIEUR : Je n’arrive pas à dormir, Dick...

DICK : (Il grommelle) C’est incroyable : dans ce pays les gens réclament les trente-cinq heures mais un chien à l’essai fait les trois huit à lui tout seul…

MONSIEUR : J’aurais besoin de parler à quelqu’un qui m’écoute, Dick.

DICK : Voyons, Monsieur, soyons raisonnables : quel cinéma pour un petit carnaval de rien sous vos fenêtres ! En Obobo, j’ai eu les rues de la capitale noyées de sang. Ça, c’était autre chose !

MONSIEUR : Comment avez-vous rétabli l’ordre ?

DICK : J’ai repris les méthodes du colonisateur : la chicotte, la matraque. J’ai fait tirer sur la foule. Ceux qui tenaient à leur peau n’avaient qu’à rester chez eux.

MONSIEUR : Oui ? Seulement ici, nous sommes en démocratie.

DICK : Les droits, on ne les a jamais au départ, il faut les prendre. Bien sûr, un petit chef d’entreprise de la république française n’a pas la solennelle poigne d’un dictateur africain…

MONSIEUR : Oui ? Seulement ici, nous sommes en démocratie.Vous ne pouvez pas savoir le poids d’un syndicat.

DICK : Je l’ai eu, mon syndicat, et plus puissant que tous les vôtres. J’avais organisé le parti unique et officiel qui en tenait lieu. Adhésion obligatoire avec une cotisation à la hauteur de mes mérites.

MONSIEUR : Oui ? Seulement ici, nous sommes en démocratie. Et le syndicat me traîne aux prud’hommes. C’est à qui me réclame le plus d’argent alors que la caisse est vide.

DICK : La caisse ne doit jamais être vide : remplissez la !

MONSIEUR : Avec quoi ?

DICK : Il suffit d’un peu d’imagination. J’en ai fait, moi, de belles opérations… par exemple lorsque nous avons nationalisé les biens des étrangers.

MONSIEUR : Oui ? Seulement ici nous sommes en démocratie.

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DICK : Et puis j’avais les impôts. J’ai fait de belles rentrées avec les impôts. Je les ai gonflés chaque fois qu’il était besoin.

MONSIEUR : Vous les encaissiez alors que moi je les débourse !

DICK : J’ai payé assez cher en fêtes et en cérémonies nationales pour qu’on ne vienne pas me reprocher la légitime cote part de mes sujets. Il faut bien les étrangers pour faire du mauvais esprit à grommeler que je suis la première fortune de mon pays alors que je lui appartiens moi-même et tout entier : en étant le maître, j’en suis le premier serviteur, cela va de soi et pour que je serve il faut bien que je sois servi.Il est donc normal que je me serve le premier.

MONSIEUR : (Envieux) Ah… l’Afrique !...

DICK : Et vous ne vous rendez pas encore bien compte de la chance que vous avez d’avoir embauché par pur hasard un élément représentatif de la classe dirigeante africaine au moment précis où vous en avez le plus urgent besoin.

MONSIEUR : Ah… si seulement… l’Afrique…

DICK : Vous auriez pu croiser un prolétaire. Les sans papiers africains qui battent le pavé, il y en a ici plus que des moustiques sur le marigot mais vous auriez eu affaire à qui ? Des malheureux qui ont vendu leur dernière culotte pour embarquer sur n’importe quelle grume. Lorsqu’ils disparaissent qui s’inquiète de savoir s’ils ont bu de l’eau salée ou si c’est l’eau salée qui les a bus ? Pourtant, le rafiot à peine disparu à l’horizon, la tribu se met à rêver : l’absent va surgir d’une sport décapotable, cravaté, en complet trois pièces et l’oignon d’or au gousset.

MONSIEUR : Ah ! L’Afrique …

DICK : Qui voudrait imaginer ce rescapé qui grelotte, roulé dans des vieux journaux sur un terrain vague. Et ne me parlez pas de la main tendue en France ! Mirage d’affamés ! Sauf à accepter de faire le chien dans un salon et ces places là ne courent pas les rues.Alors qu’il suffisait, depuis l’Afrique…

MONSIEUR : Ah ? Depuis l’Afrique ?

DICK : Bien sûr, il faut être dictateur. Mais moi, je savais où frapper pour recevoir : il m’est arrivé de demander une aide exceptionnelle de votre gouvernement au titre de la coopération franco-obobaise. Avez-vous posé une demande où il conviendrait ?

MONSIEUR : Inutile de demander : je n’aurai rien. Je n’ai jamais eu droit à aucune subvention.

DICK : Mais à moi aussi il arrivait d’essuyer un refus. Alors je menaçais d’aller quémander ailleurs et ils payaient aussitôt : les gouvernants sont comme les dames d’œuvres : ils n’aiment pas qu’on leur prenne leurs pauvres. Avec une subvention, vous pourriez changer ce tapis dont les couleurs sont exécrables.

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MONSIEUR : (Il rit franchement) Ah ! Le neuvième chien me consolera de tous les autres. Je vais demander au gouvernement de changer mon tapis de toute urgence car mon chien n’en aime pas la couleur. En plein contrôle fiscal !

DICK : Un contrôle fiscal ? Il faut arroser, Monsieur. Sans tarder.

MONSIEUR : Corruption de fonctionnaire… ça va chercher gros !

DICK : Si vos comptes tournent, il n’y a pas besoin de cadeau.

MONSIEUR : Dick, si nous étions en Afrique, je ferais un très gros cadeau. DICK : Les irrégularités sont-elles évidentes, Monsieur ? MONSIEUR : Celui qui veut trouver mes anomalies les trouvera. Si l’on préférait ne pas les voir, on ne les verrait pas.

DICK : Peu importent les chiffres : si vous étiez populaire, vos sujets vous défendraient. Ils assiégeraient l’Hôtel des Impôts pour impressionner le magistrat. Quand le sujet…

MONSIEUR : L’employé…

DICK : Quand l’employé conteste, on a le mauvais esprit et pour gouverner il faut un calme farouche. En pareil cas, la seule solution est de fomenter un faux complot afin de devancer l’adversaire dans ses intentions. Après mes nettoyages, tous ceux qui restaient étaient capables de donner leur vie pour me défendre.C’est ainsi que des irrégularités, il n’y en avait jamais.

MONSIEUR : Oui… seulement ici, nous sommes en démocratie.

DICK : Mon seul ennemi véritable a été le criquet. Il est gros comme un doigt mais il est innombrable avec un appétit d’éléphant. Tout d’un coup, le ciel est noir et en quelques instants la campagne est plus lisse qu’une coquille d’œuf.Pour ce qui est du reste, il suffit de faire taire les rumeurs avant qu’elles n’enflent et de supprimer l’agitateur avant qu’il ne divulgue ses balivernes. Dans les périodes chaudes, on m’a même accusé de cannibalisme. Comme si je m’amusais à rôder dans mes cuisines pour vérifier ce qui s’y mitonne !

MONSIEUR : Oh ! Parfois, un peu de contrôle limite le coulage et la perruque, chez nous. Peut-être le cannibalisme chez vous.

DICK : C’est exact et c’est pourquoi j’avais une excellente police car j’avais beaucoup de voleurs : les nécessiteux se croient tout permis. J’ai même dû prendre publiquement la parole sur ce chapitre. J’ai dit « Mes chers concitoyens, attendons nous à voir demain des cas de décès » et j’ai fait saigner les quelques naïfs qui ne m’avaient pas pris au mot. Le niveau moral de la nation est remonté immédiatement. Et il faut avoir vu avec quel enthousiasme chacun, du plus simple au plus galonné, avait à cœur de travailler jusqu’à épuisement après que j’ai été amené à suspendre le droit de grève. Ceci non pour limiter les droits légitimes des travailleurs mais pour les empêcher de se précipiter inconsidérément dans la misère.

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MONSIEUR : Ah ! Dick, quel chien vous faites !

DICK : Et quel monarque j’ai été ! Seulement comment pourriez-vous résoudre votre problème ? Vous n’avez même pas votre prison. Quant à la présentation… (Il le considère avec un certain mépris). En Obobo, vous ne tiendriez pas le gouvernement cinq minutes, avec votre petite cravate pour rire. Moi, j’officiais du matin au soir la poitrine couverte de médailles jusqu’aux genoux. Un arbre de Noël, j’étais ! Ainsi ai-je gouverné en père de famille averti et rigoureux, avec l’aide robuste et efficace de mes militaires.

MONSIEUR : Je n’ai jamais eu d’aide efficace et robuste ni de militaires ni d’autres acolytes. La moindre minute doit être facturée avec des charges et congés exorbitants.

DICK : Mais… moi, je n’ai jamais payé pour ces services, Monsieur : l’armée y suffit et le militaire se règle en nature sur l’habitant. C’est légitime puisqu’il le protège et le citoyen sait qu’on n’a rien sans rien.

MONSIEUR : (De plus en plus navré) Seulement ici, nous sommes en démocratie…

DICK : C’est regrettable pour vous car vos talents ne seront jamais reconnus à leur juste valeur. L’histoire de mon règne qui a été imprimée dans nos manuels scolaires me rendait cette justice. Malheureusement, le chien qui a pris ma place a fait remplacer mon chapitre par le sien. MONSIEUR : De sorte que le passé est mort.Hélas, il nous reste le présent. Alors… que feriez-vous à ma place ?

DICK : Je devine que vous avez pris démocratiquement des droits dictatoriaux sans pouvoir disposer ni de la police ni de l’armée. Pas de répression, pas d’exécution. La guillotine est devenue un gadget historique de musée. Eh bien…la messe est dite…Il ne vous reste plus qu’à plaire. Pour satisfaire à votre petite démocratie.

(Ils se dirigent vers la fenêtre : la manifestation grossit. Le jour se lève. Cris hostiles et slogans).

DICK : Or vous n’êtes pas populaire, Monsieur. Oh ! Là ! Là ! Il en arrive !... Et le jour se lève à peine… Vous n’avez pas prévu vos arrières…

MONSIEUR : Je vous en prie, ne me donnez pas de leçons. : si vous vous étiez prévu, vous ne feriez pas l’animal de compagnie.

DICK : Bien sûr que si, j’avais prévu : j’avais envoyé mes subventions au titre de la coopération franco-obobaise en Suisse.C’est au Ritz que vous auriez pu me rencontrer. Hélas, mon successeur, qui était alors ministre des finances, m’a pris de vitesse avec un transfert de fonds parfaitement imprévisible et illégal.Encore un que je n’ai pas pendu assez tôt et voilà comment on vous remercie de votre bienveillance.

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(Bruits d’explosions, de vitres brisées).

DICK : Ah ! Monsieur, de toute urgence, supprimer ! Brûler ! Fusiller ! Pendre ! Émasculer ! Les pires en priorité, bien entendu.

MONSIEUR : Hélas, Dick, nous sommes en démocratie…

DICK : Alors il va falloir récompenser.

MONSIEUR : Avec la caisse vide ?

DICK : Promettez.

VOIX OFF : Salaud ! Montre nous ta gueule de chiasse !

MONSIEUR : (Nostalgique) Ah… l’Afrique…

DICK : N’attendez pas qu’ils vous taillent à la machette ! Ah ! Quand les corps se balancent au bout d’une corde, on est plus tranquilles…Seulement voilà : vous êtes dans le rêve. Moi aussi, je rêve, parfois, le soir, lâchant mon regard de chien par votre fenêtre vers les étoiles. Je me pose des questions. Se pourrait-il qu’il y ait, là-haut, des pays d’Obobo que nous ne connaissons pas ? Y aurait-il en ces réserves célestes, des chiens voués à eux mêmes et qui n’attendraient que moi. Qui s’ébattent dans un ordre qui n’est pas le mien ? (Monsieur titube de fatigue)Vous ne tenez plus debout tant vous êtes fatigué, Monsieur. Alors parons au plus urgent : pénétrez, vous aussi, dans le rêve : c’est, pour l’instant, votre seule carte. Je vous prête ma niche.

Dick l’introduit dans sa niche, sous l’escalier. Il s’installe alors autour d’un guéridon sur lequel il tambourine des doigts en modulant une mélopée africaine.

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ACTE III

SCÈNE IX

DICK – MONSIEUR - MADAME

Madame entre, en robe de chambre.

MADAME : Sale clébard ! Qui t’a permis de t’installer sur nos fauteuils ! À la niche !(Elle aperçoit les jambes de Monsieur qui dépassent de la niche)Aaaaah ! Non, ce n’est pas possible ! DICK : Rassurez vous, Madame, chien, ça n’est pas contagieux, Monsieur ne fait qu’un petit passage. (À part) Comme moi, du reste. Qui n’a fait le chien une ou deux fois dans sa vie ? Il y a tant de chiens que cela ne se remarque même pas.

MADAME : (À son mari qu’elle secoue) Es-tu devenu fou ? Que diraient tes employés à te voir dans la niche du chien ?

MONSIEUR : Ne crie pas ainsi, Odette : j’ai un tel mal de tête que l’opinion des gens m’indiffère totalement. Ah ! L’Afrique…

MADAME : Quoi, l’Afrique ? Va prendre ta douche : la journée a commencé sans toi.

(Elle le tire hors de la niche et l’emmène).___________

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ACTE IV

SCÈNE I

ZOÉ – DICK

Zoé entre en lisant le journal.

ZOÉ : Monsieur en première page, s’il vous plait…

DICK : Moi aussi, j’avais la première page. Presque tous les jours.

ZOÉ : (Avec un grand mépris) N’allons pas comparer.

DICK : Ah. Vous voilà retournée à Monsieur. Pauvre petite…

ZOÉ : Je n’ai pas de comptes à rendre à un chien.

DICK : Voilà longtemps qu’on rêvait à la niche, à force d’être dans le lit. Seulement… est-ce qu’on va pouvoir encore s’installer dans les draps ? Monsieur aura peur d’attraper des puces ou des tiques !

ZOÉ : (Elle s’est installée dans la bergère et continue à lire son journal) Taisez vous !

DICK : Pauvre Monsieur…

ZOÉ : Pourquoi « Pauvre Monsieur » ?

DICK : Si fauché aujourd’hui qu’il ne pourra jamais plus vous payer.À la une, sa photo avec le titre : « Le Président en difficulté ».Pas besoin de lire la suite : je la devine. Fausses factures, dissimulation, fraude fiscale, magouilles et pots de vin… En fin de compte, cette démocratie est un système assez élastique mais il semble que Monsieur ait trop tiré sur la ficelle. De l’argent, il n’en a plus. Moi, je n’en ai pas encore mais je vais en avoir.

ZOÉ : Oui ?

DICK : Quand je voudrai.

ZOÉ : (Elle minaude) Vous êtes un chien tout à fait exceptionnel

DICK : Arrière, chienne ! Donne moi le journal et va à tes occupations domestiques !(Il lui arrache son journal en grondant comme un chien. Elle s’enfuit. Il lit tandis qu’on entend des cris, des bris de projectiles, dehors. Il n’en fait cas, très intéressé par sa lecture). DICK : Tiens… on dirait que ça s’agite aussi chez nous. (Heureux) Et moi, j’aime le mouvement !

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ACTE IV

SCÈNE II

DICK – MADAME MÈRE.

Elle entre, en robe de chambre, maquillée et parée mais avec des bigoudis autour de la tête Perdue, elle n’a pas conscience de sa tenue et, aimable mais hésitante, elle s’approche de lui : elle ne le remet plus très bien. Elle amorce un mouvement du poignet comme pour le baise main.

MADAME MÈRE : Il me semble que nous nous sommes déjà vus…

DICK : Il me semble aussi. Vous m’aviez même proposé une embauche. (Il fait le beau et il aboie).

MADAME MÈRE : (Révélation) Ah ! Mais oui ! C’est ça ! (Elle répète, enthousiaste, comme il le lui a fait faire) « Je suis heureuse ! Je suis heureuse ! » (Elle s’assombrit soudain) Mais… je me le rappelle maintenant : le vrai bonheur, c’était dans le temps...

DICK : Le vrai bonheur, c’est une question d’énergie, maintenant comme autrefois. Lorsque vous aurez un bon chien…

MADAME MÈRE : Un chien… J’avais mon mari, à l’époque…

DICK : Et votre mari est allé rejoindre ses ancêtres.

MADAME MÈRE : Pas du tout : il est parti. Avec une … rien du tout…

DICK : Eh bien, il faut se méfier : les « rien du tout » veulent toujours devenir quelqu’un et pour cela ils n’hésitent pas à nous prendre la place. Un chien est plus fidèle, croyez moi : il vous suivra partout.

MADAME MÈRE : (De plus en plus perdue) Ah. Il me suivra. Mais… où irais-je ?

DICK : En Obobo, bien sûr. Vous me l’avez avoué hier soir : vous mourez d’envie d’aller en Obobo.

MADAME MÈRE : Obobo… vous croyez ?

DICK : J’en suis certain. Faites confiance à votre chien pour vous y conduire et n’allez pas imaginer que ce sont mes ambitions dictatoriales ou mon instinct patriotique qui me font parler. Obobo, c’est le ciel sur la terre.

MADAME MÈRE : (Elle rit) Le ciel sur terre… j’ai connu ça moi aussi… mais…où ? Voyons… il faudrait que je retrouve le nom de cette plage… (Elle ferme les yeux) Blonde… et tiède…. et bleue… Je la vois comme si j’y étais. Mais je ne sais plus l’année. Ni le nom.

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Comme nous avons été heureux…

DICK : (À part) C’était avant la « rien du tout »…

MADAME MÈRE : C’est terrible, l’oubli…

DICK : Terrible, l’oubli ? (Il rit) Vous voulez dire que c’est le meilleur remède. J’en ai classé, moi, des affaires navrantes et des « rien du tout ». Ressasser les vieilles péripéties me couperait le sommeil et je dors comme un nourrisson.

MADAME MÈRE : Ah… c’est beau d’être un chien…

DICK : La vérité, c’est qu’on perd les événements que l’on a crus essentiels mais qui, en réalité, ne sont que les petites tragédies inévitables du survivre alors n’allons surtout pas dépoussiérer. Courons vers l’avenir. Obobo !(Il part dans ses projets) Voyons… il faudra qu’on vienne m’attendre en corps renforcé à l’aéroport. J’aurai besoin des partisans les plus sanguinaires et les plus sûrs. … mais… les plus sanguinaires sont-ils les plus sûrs ? Les plus sûrs sont-ils les plus sanguinaires ? Le sorcier décidera, il sait mieux que moi. Il me lira ça dans les cauris.Et tout ira bien.

MADAME MÈRE : (Elle monologue, dans ses pensées) L’oubli… il ne me reste que le goût de cet air salé et le bruit parfumé de la mer et du vent. Nous ramassions des coquillages… Tout allait bien…

DICK : Il y a un vol qui arrive tard, le soir. Il faudra se scinder en deux groupes : j’irai au palais du gouvernement pendant que les partisans du renouveau investiront les salles de rédaction au journal et à la télévision. Si on émascule tous ceux qui résistent et tous ceux qui ne se sont pas sauvés tout ira bien

MADAME MÈRE : J’entends encore le crissement des cigales dans la pinède…Tout allait bien…

DICK : Rétablir l’ordre au plus tôt n’ira pas sans sacrifices mais a-t-on déjà vu un changement de régime sans l’héroïsme désintéressé de chaque citoyen.Nous l’exigerons.De sorte que tout ira bien.

MADAME MÈRE : Le soir, nous allions au port pour voir les bateaux rentrer. La brise se faisait plus fraîche alors nous nous abritions à la terrasse d’un café.Et tout allait bien.

DICK : Nous purgerons largement et éradiquerons tout ce qui n’est pas absolument sain.Et tout ira bien.

MADAME MÈRE : Il fait doux et trop chaud toute la journée mais lorsque le soleil se couche, le froid tombe brutalement.

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DICK : Oui, brutalement. Le mot est dit. Le sorcier a lu que le gouvernement va changer bru-ta-le-ment.Par conséquent, les nouvelles sont excellentes et le temps propice. Il faut donc que je vous la raconte, cette plage et le pays qui s’y raccroche. De toute urgence.Maintenant, les choses ont changé mais de mon temps tout allait bien.Et tout ira bien dès que j’aurai repris les rênes.

MADAME MÈRE : Ah ! Ces souvenirs… qui passent… qui vous lâchent… Des nuages …mais puisque vous savez retrouver où nous étions…

ENSEMBLE : Tout ira bien !

DICK : À condition de se prévoir.Les débuts sont toujours prosaïques, comme on dit ici et le premier problème est l’achat du billet d’avion

MADAME MÈRE : Mais bien sûr… Obobo… c’est cher ?

DICK : Ce n’est pas cher lorsqu’on y est mais c’est loin comme un beau rêve qui doit se réaliser. L’argent… celui qui en a n’y pense même pas. Mais lorsqu’on n’en a pas cela devient une idée fixe.

MADAME MÈRE : Eh bien voyez-vous, comme c’est curieux, je n’en ai pas et pourtant je n’y avais pas pensé.

DICK : Eh bien, tout chien que je suis, je serais heureux de vous obliger en essayant de négocier pour vous… ce qui est négociable… (Il se penche sur les boucles d’oreilles de Madame Mère et sur son collier)

MADAME MÈRE : (Elle met les mains sur son collier comme pour le protéger mais alors il examine les bagues, sur ses doigts) Ce sont… les souvenirs…ce qui me reste de mon mari…

DICK : Quels souvenirs ? Ne venez-vous pas de me dire qu’il était parti avec une « rien du tout » ? Un chien pareil ne mérite que l’oubli ! Tournons la page : Obobo ! Je vais m’occuper des billets d’avion à ma première heure de congé de chien. À la plage !

Madame mère tend ses mains couvertes de bagues, montre son cou. Il examine les bijoux en connaisseur… et les met dans sa poche.

DICK : Ce départ… il faut le mériter et vous n’avez pas répété « Je suis heureuse » comme je vous ai appris à le faire. Pourtant, c’est la seule et décisive formule pour mener à bien nos projets. Inutile de préciser que tout ceci est secret. Le chien sait tout du maître et le maître sait tout du chien mais personne ne doit connaître leur intimité. Plutôt que de parler à tort et à travers, n’oubliez pas de répéter « Je suis…

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MADAME MÈRE : Je suis heureuse… Je suis heureuse…

DICK : (À part) Comme il se sent utile et même indispensable, le chien… Le seul ici à faire une bonne action : qu’est-ce que cette pacotille en regard du bonheur ?Et voilà longtemps, pauvre vieille, que ça ne lui était pas arrivé de se sentir… le nerf de la guerre !

(Il range les bijoux dans la poche intérieure de sa fourrure).______________

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ACTE IV

SCÈNE III

DICK – MONSIEUR – MADAME MÈRE Madame mère est en robe de chambre. Monsieur, en costume de ville, entre au salon.

MONSIEUR : Mère… quelle tenue pour le salon ! Il est beaucoup trop tôt, Mère !

MADAME MÈRE : Je me serais trompée ? Vous croyez ?

MONSIEUR : Mais bien sûr ! (Exaspéré) Il faut aller faire votre toilette ! Et puis vous habiller !Ou même vous recoucher, pourquoi pas ! Il faut dormir, Mère ! Mieux. Plus longtemps.

MADAME MÈRE : En effet… pourquoi suis-je descendue si tôt ? (Elle se rappelle soudain) Ah ! Ça y est : je voulais parler au chien.

MONSIEUR : Quelle idée ! Le chien… est occupé, on ne peut pas lui parler. Remontez dans votre chambre !

Elle hésite, vacille, incertaine, il l’empoigne sous les bras, lui fait faire un tour complet en sa fureur et la mène jusqu’à la porte. Puis il se dirige vers Dick qui lit le journal..

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59

ACTE IV

SCÈNE IV

MONSIEUR : Que disent les nouvelles, Dick ?

DICK : Pardonnez moi, Monsieur, j’étais dans la page internationale, en quête d’Obobo. Le mal du pays, comme on dit. Je vois qu’il y a du nouveau, là-bas aussi et j’aurais aimé téléphoner. Pourrais-je ? (Monsieur lui tend son portable).Mes gens… pensent peut-être que je suis mort. Ou définitivement disparu. C’est excusable : ils ne peuvent pas deviner que je suis un chien. Un chien de Paris tout de même mais seulement un chien. Il serait temps que je leur aboie un message.

Dick s’écarte et converse dans l’appareil.Monsieur regarde la manifestation gonfler et mugir de plus en plus fort sous les fenêtres.

MONSIEUR : Je préférerais que vous vous occupiez de ceux qui sont ici plutôt que de ceux qui sont là-bas : il me semble qu’ils se passent très bien de vous.

DICK : N’entendez-vous pas ceux qui sont ici hurler sous vos fenêtres ? Signe qu’ils se passeraient très bien de vous, eux aussi. (On entend des cris hostiles « Du balai ! Aux chiottes ! »)

MONSIEUR : Mon vieux, ceux qui sont là-bas ne vous attendent pas forcément et c’est chez moi que vous êtes embauché. Pour vous occuper avec moi de ceux qui sont ici.

DICK : Disons, Monsieur, que depuis mon départ précipité ceux qui sont là-bas sont dans la même confusion que ceux qui sont ici. Seulement ici on vous demande de laisser la place et là-bas il y a une place à prendre. Du désordre naît l’ordre, il en a toujours été ainsi.

MONSIEUR : Donc, tout va bien chez vous.

DICK : Tout va pour le mieux, Monsieur, merci. Puisque nous sommes dans l’ordre des choses. Dans le sens de l’histoire.

On entend à nouveau des cris et des jets de projectiles. « Gueule de cul ! Tes os et ta peau, voleur ! »

MONSIEUR : Et puis vous, au moins, depuis mon salon, vous êtes à l’abri de vos concitoyens. Passez moi le journal.

DICK : Vous allez vous gâter les yeux sur de l’encre.

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MONSIEUR : (Horrifié, il vient de se découvrir à la une) Vous appelez ça de l’encre, ma photo en première page ?

DICK : Moi aussi, j’ai connu la première page : pour le meilleur et pour le pire.

MONSIEUR : C’était en Obobo. Moi, c’est à Paris !

DICK : (Avec un grand mépris) Paris… si le monde se doutait !

MONSIEUR : Je sais: Paris est l’endroit le plus nul de la planète. Seulement c’est là que je vis.

DICK : Je suppose que votre premier souci va être de leur rentrer leurs mensonges dans la gorge. A votre place, je les condamnerais à manger leur papier. (Regard inquisiteur sur Monsieur) Parce qu’ils mentent, bien entendu.

MONSIEUR : Tous les journalistes mentent. Mais il faut arriver à le prouver et une fois que c’est imprimé ça devient vrai. Comme pour vos livres d’histoire d’Obobo.

DICK : Alors pourquoi avoir laissé imprimer ?

MONSIEUR : (Accablé) Dick, une fois pour toutes, comprenez que nous sommes en démocratie !

Monsieur est vautré dans le grand fauteuil. Dick se couche sur le tapis et pose sa tête contre lui.

DICK : Je me demande, Monsieur, si, au pays des droits de l’homme, vous n’avez pas pris beaucoup de droits pour un seul homme. Pourtant, vous n’ignorez pas l’envie des petites gens et vous souffrez maintenant plus de peur que de démocratie en vous refusant ce que je me suis accordé.

MONSIEUR : Je suis comme le rat dans la nasse, Dick…

DICK : Puisque vous ne pouvez pas pendre, Monsieur, récompensez. Il ne faut pas hésiter à gratifier les pires. Si nous annoncions quelques promotions ?

MONSIEUR : Je ne vous saisis pas très bien.

DICK : L’envie étant le plus puissant moteur de l’éclatement social, vous allez ainsi organiser LA ZIZANIE. Ils sont sous vos fenêtres parce qu’ils croient que vous avez l’argent et le pouvoir. Alors donnez un peu d’argent à celui-ci, un peu de pouvoir à celui-là. Surtout s’ils ne l’ont pas mérité.Vous allez voir aussitôt la haine changer de cible.

MONSIEUR : C’est que… je ne tiens pas à récompenser trop de monde. Alors, où sont-ils, ces pires ?

DICK : Nous allons les trouver au premier coup d’œil.

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Il prend les jumelles qui traînent sur la cheminée.

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ACTE IV

SCÈNE V

DICK – MONSIEUR – MADAME

Madame entre en trombe.

MADAME : Maman pleurait dans le couloir. Qu’est-ce que tu lui as fait encore ?

MONSIEUR : Pas grand chose, certainement. Elle a dû te dire…

MADAME : Non : tu sais bien qu’elle oublie. Mais si elle pleure il y avait certainement une raison au départ. Je me retiens toute la journée pour ne pas la contrarier et toi tu la brusque pour te défouler. Une lâcheté de plus ! Et puis…tu as vu le journal ? Au lieu de lanterner, tu devrais régler tes affaires.

MONSIEUR : Je t’en prie, Odette, laisse nous. C’est sérieux : je parle avec le chien.

MADAME : Tu parles avec le chien ! C’est trop fort ! Là, tu viens de passer les bornes. Eh bien, tu auras mon avocat ! (Elle sort)

DICK : La première femme, ça finit toujours mal. Ma première était la dernière de mon père. Je ne me suis pas méfié, j’étais jeune et inexpérimenté. Les deux fils que je lui ai faits ont été déclarés mes frères. Si je ne les avais pas débarrassés, mon patrimoine était écorné d’autant alors que je leur avais déjà donné la vie.

MONSIEUR : J’aimerais que vous régliez aussi sagement mes problèmes que vous avez muselé les vôtres. Nous en étions à votre idée de récompenser les pires. DICK : Il est regrettable que je ne puisse pas mettre ici ma tenue de dictateur, avec mes médailles et décorations. Mais passer un complet ordinaire serait déjà plus adéquat que ma pelure de chien pour faire face à vos difficultés.

MONSIEUR : Bien. Mais… n’en profitez pas.

Dick troque sa peau de chien pour l’élégante veste d’intérieur de Monsieur tandis que le raffut bat son plein sous la fenêtre. Il soulève le voilage et regarde la manifestation.

DICK : Quelle vitalité ! Il y a de l’énergie à récupérer là-dedans !Ooooh ! En tête du cortège, le voilà, le pire ! Ce grand noir qui hurle comme un perroquet, c’est Boubalah ! Et c’est vous qui le nourrissez !(Il court à quatre pattes autour du tapis en hurlant à la mort).

MONSIEUR : L’heure n’est pas aux enfantillages, Dick !

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DICK : Vous m’avez embauché à faire le chien, Monsieur, alors que vous avez fait de Boubalah un salarié qui revendique ! Un courtisan incapable qui serait devenu dictateur à force de bassesses auprès de mon père si je ne l’avais dégommé ! Il est naturalisé, il manifeste et il n’attend qu’une occasion pour se glisser dans vos pantoufles pendant que je fais le beau ! MONSIEUR : C’est curieux comme les dictateurs me courent après…

DICK : Il m’aurait jeté tout vivant aux crocodiles, dans le marigot. Au prétexte de mon père malade, il donnait déjà des ordres.Et mon vieux père mourant qui ne voyait rien !Il est parvenu à régner deux mois avant que je ne le débarque !

MONSIEUR : Oui ? Mais c’est vous qui avez pris sa place ?

DICK : Comment éliminer un dictateur sans se mettre à sa place ? Si le siège reste vide, un autre surgit et y prend ses aises pendant que vous sautillez au bout d’une corde.

MONSIEUR : Écoutez, Dick, si vous vous êtes débarrassé de Boubalah en Obobo, vous devriez pouvoir m’en défaire ici. Comment avez-vous procédé ?

DICK : J’ai fait avec lui ce que mon successeur a fait avec moi. Où sont vos partisans ?

MONSIEUR : Je n’ai pas de partisans.

DICK : (Il rit aux larmes) Le peuple commande et le chef est tout seul…

MONSIEUR : Riez bien… si c’est là toute votre aide…

DICK : Je viens déjà de vous indiquer le premier à récompenser. Voilà un service que vos huit premiers chiens ne vous auraient pas rendus. Pour le reste, laissez moi faire.

(Il prend le journal, il en fait un haut parleur, entrouvre la fenêtre et crie :) « La direction demande à Monsieur Boubalah de monter en vue d’une négociation ».(Cris, applaudissements, jets de pierres).

DICK : Regardez : la dispute commence. Boubalah est tout fier d’avoir été distingué. D’autres en prennent déjà ombrage. Dans deux minutes, ils vont lui crier de retourner dans son Afrique, sale chien.Boubalah, dans sa petite tête, est déjà redevenu dictateur. Maître de Paris !

MONSIEUR : Ah ! Bon chien ! Il a mis la zizanie !

DICK : Monsieur, si vous voulez que je vous règle votre problème, ne me traitez plus de chien. N’oubliez pas que j’ai été dirigeant, moi aussi. (Il reprend son porte-voix et crie :) « Monsieur Boubalah est attendu ! Monsieur Boubalah est attendu ! »

MONSIEUR : Mon Dieu… pourvu qu’Odette n’entre pas…

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ACTE IVSCÈNE VI BOUBALAH – MONSIEUR – DICK

Dick fait entrer Boubalah.

BOUBALAH : Qu’est-ce que tu fais ici, chien ?

DICK : Courbe toi, baise mes petits pieds, chien toi-même. Ne sais-tu pas qui je suis devenu ?

BOUBALAH : Tu es devenu qui j’étais, je me le rappelle assez.

DICK : Respecte moi avec les honneurs qui me sont dus : ici, je suis le Roi de Paris.

BOUBALAH : Et elle est où, ta couronne de Paris ?

DICK : Je ne mets pas ma couronne de Paris pour recevoir un type tel que toi parce que ma couronne de Paris est si grande qu’elle reste exposée en permanence autour de la Capitale.

BOUBALAH : Je n’ai jamais entendu dire qu’il y avait un roi à Paris.

DICK : Parce que tu n’as pas fréquenté où il fallait.

MONSIEUR : Là, est-ce que vous ne poussez pas un peu, mon ami ?

DICK : Mon garçon, au lieu d’interrompre, servez-nous un Biwaïlaïké bien frappé.

MONSIEUR : (Stupéfait) Un ???...

DICK : (À Boubalah) Naturellement, il ne sait pas. On ne se fait pas servir en France comme en Obobo, tu sais. (Il fait lui-même un mélange compliqué dans deux verres) Il faut reconnaître que ce domestique vient tout juste d’entrer à mon service.

BOUBALAH : (Il prend l’un des verres qu’il renifle avec méfiance) Il n’y a pas de poison, là dedans, tu es sûr ?

DICK : On aurait pu faire goûter au chien mais il n’y a plus de chien avec la crise.

BOUBALAH : Vous l’avez mangé ?

DICK : Non, dégraissé. Fais donc goûter le valet si ça te rassure.

Monsieur, obligé de goûter, fait la grimace.

DICK : C’est un peu fort pour lui mais il ne convulse pas.

BOUBALAH : Alors explique moi ce que tu fais ici comme roi de Paris.

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DICK : Un peu comme je faisais là-bas, en plus démocratique. Mais les mots… on les accommode. Et on s’accommode des façons d’ici. Je gère. Je pacifie. Je mets de l’huile partout où ça grippe.

BOUBALAH : De l’huile ?

DICK : Oui. J’octroie des augmentations là où elles sont méritées.

MONSIEUR : Doucement : il n’y a plus un rond dans la caisse.

DICK : Ne fais pas attention : cet employé croit bon d’intervenir à tout propos pour se donner de l’importance. Je vais finir par le dégraisser, lui aussi.

MONSIEUR : Voyez vous ça !

BOUBALAH : Si tu es qui tu dis, fais le dresser : j’ai eu un domestique sourd, autrefois : il parlait seul et à voix si forte que c’était offensant pour moi. J’ai fini par lui faire couper les oreilles.

DICK : Et il s’est tu ?

BOUBALAH : Oui. Une hémorragie. J’ai été bon garçon puisque j’ai repris sa veuve et ses deux filles.

DICK : Si je me rappelle bien, tu avais fui en laissant tes gens derrière toi ?

BOUBALAH : C’est exact.

DICK : Alors j’ai dû reprendre les filles. Et peut-être la mère.

ENSEMBLE : Et c’est notre successeur qui les utilise ! Ah ! Le chien ! BOUBALAH : De mon temps, il y avait trente-deux femmes.

DICK : J’en ai laissé beaucoup plus.

BOUBALAH : Être obligé de payer à Pigalle pour un service à la petite demi-heure bâclée dans un hôtel de passe… et tu ne déflores plus personne à Paris, tu sais ! Ah ! La France ! Et tout ça par ta faute ! Voilà une pente que je ne remonterai jamais.

DICK : Bien sûr que si puisque tu as été convoqué. On a remarqué ta valeur et je vais t’offrir une promotion que tu mérites. Cinq cents euros par mois.

MONSIEUR : (Il crie) Vous êtes cinglé !

DICK : Vous allez vous taire, oui ! (À Boubalah) Je vais lui faire couper les oreilles.

BOUBALAH : Cinq cents euros ? Mais… et les autres ?

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DICK : Quels autres ?

BOUBALAH : Tous ceux qui sont sous ta fenêtre.

DICK : Tu leur diras qu’on traite au cas par cas en commençant par les plus méritants.

BOUBALAH : Le plus méritant ? Je suis le plus méritant ! Mais c’est vrai, ça, que je suis le plus méritant !

DICK : Dans tous ces pauvres types qui défilent avec toi, y en aurait-il un seul qui aurait pu être dictateur ?

BOUBALAH : C’est bien vrai. (Soudain furieux) Mais n’oublie pas que tu m’as cassé ma carrière !

DICK : Moi ou un autre… tu vois que j’ai été dégommé aussi : en Obobo, un dictateur ne reste jamais longtemps en place.

BOUBALAH : Tu es roi, toi. Moi, je ne suis qu’ouvrier.

DICK : Veux-tu que je te raconte comment ça m’est arrivé ? Je m’installe sur le trottoir, devant l’agence d’Interim. Un type me dit « Est-ce que vous aboyez ? » Au moment où j’allais lui demander « Vous payez combien de l’heure ? », il me dit « Parfait, je cherche un roi de Paris ». Depuis, je suis en fonction.

BOUBALAH : Tu gagnes beaucoup d’argent ?

DICK : Je n’ai pas besoin d’argent puisque j’ai tout. Veux-tu un cigare ? (Il tend la boîte à cigares).

BOUBALAH : Et… les petites femmes ?

DICK : Tu ne te lasses pas de forniquer comme un chien, toi ? Qu’as-tu de plus une fois la chose faite ? Moi, je suis tombé amoureux. Avec l’amour, tu marches sur des pétales jusqu’à ta mort et encore après.

BOUBALAH : Un détail me trouble : si tu es Roi de Paris, comment deviendrai-je roi moi aussi ? Ce n’est pas parce que tu m’as chassé que je chercherai à en faire autant : je ne suis pas un chien, moi.

DICK : Tu n’as pas encore compris qu’ici, nous sommes en démocratie. Il y a donc de la place pour tous les rois de valeur.

BOUBALAH : Ah ! Cela me réconcilie avec la France. Et… tu t’étais posté sur le trottoir de quelle agence d’Intérim ?

DICK : Commence par profiter de ta promotion et puis tu reviendras me voir, le moment venu. Tu pourrais déjà t’exercer aux aboiements : c’est par là que j’ai commencé.

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Ils se quittent à la porte du salon sur une longue poignée de mains avec aboiements respectifs.ACTE IV

SCÈNE VI I

DICK - MONSIEUR Masqués par le voilage, ils regardent par la fenêtre les mouvements de la foule.

MONSIEUR : Je voudrais être débarrassé de ce forban sans avoir à tenir vos promesses.

DICK : Soyez rassuré. Regardez : il bombe le torse, il ne peut pas s’empêcher de se vanter. (Il rigole) Il se croit déjà roi de Paris. Et voilà ! C’est parti ! On le bouscule et au lieu de se faire oublier il se rebiffe et… il aboie déjà ! Il cherche à mordre !.Je savais qu’il n’était pas très intelligent. Ce n’est qu’un opportuniste.

MONSIEUR : En voici un qui l’empoigne par le col de sa chemise… Aï ! Ce coup de tête en pleine figure…

DICK : Il mord la poussière. (Il rit à gorge déployée) Le sang lui pisse par le nez et par les oreilles. Faites plaisir à un seul et vous mécontentez tous les autres.

MONSIEUR : Eh bien, Dick, Boubalah au caniveau, il reste tous les autres, en effet. Alors ? Que proposez-vous, maintenant ?

On entend des cris de plus en plus forts, des coups dans la porte.

DICK : Esquinter un type les a plutôt mis en appétit. Je reconnais que la démocratie, c’est un domaine un peu nouveau, pour moi.

On entend « Sors si tu l’oses, fumier ! Ordure cravatée ! Déchet ! »

DICK : Moi, Monsieur, j’ai été embauché pour faire le chien, pas pour rétablir l’ordre public.C’est vous qui deviez parler et moi je devais écouter seulement.

Monsieur va s’avachir sur le canapé, il parle au plafond.

MONSIEUR : On ne peut compter sur personne, n’attendez rien. RIEN ! Pas même de votre chien. Fallait-il que je sois seul et démoralisé pour m’embringuer de ce corniaud…

DICK : (Il contemple la manif avec des jumelles) Oh ! Monsieur, un espoir : vos amis arrivent enfin. Oui, ce sont les forces de l’ordre.

(On entend des sirènes, il y a des lueurs alternées de gyrophares) Tiens ? Ils s’arrêtent devant votre porte…

MONSIEUR : (Il s’est précipité vers la fenêtre) Non seulement vous m’avez transformé une manifestation en émeute mais vous me faites croire qu’on va m’aider alors qu’on vient pour

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m’arrêter ! À la niche, le Roi de Paris ! Ne remettez pas votre tenue de travail, vous êtes licencié.

Longue sonnerie à la porte.

DICK : Parfait, Monsieur. Bien que je n’aie aucun bagage, vous pouvez considérer que je fais mes valises.

Il rentre dans sa niche. Nouvelle longue sonnerie à l’entrée. MONSIEUR : (Mort de peur) Dick… Au pied, Dick ! …Écoutez moi, j’ai changé d’avis…

Il éteint la lumière. Le salon baigne dans la pénombre avec les lueurs bleutées des gyrophares qui montent de la rue dans le bruit des sirènes.

DICK : Grrrrrrrrrr…

MONSIEUR : Allons, Dick, ne faites pas la mauvaise tête. Sortez, Dick ! (On voit qu’il crève de peur).

DICK : (Sortant de sa niche) Monsieur, on dirait que vous avez été abandonné par vos ancêtres. En pareil cas, même votre chien a le droit de vous renier.

MONSIEUR : En Obobo peut-être mais pas ici.

DICK : (Méchant) Bien sûr que si ! Allons, chien, enfile ton costume ! Et remercie ton Tout Puissant de t’avoir donné un maître qui t’évite la prison ou le caniveau.

MONSIEUR : (Hagard) Je suppose que vous plaisantez, Dick ?

DICK : Pas besoin de ton passeport, un chien n’a pas de papiers mais donne moi ta carte bleue : tu me souffleras le numéro le moment venu.

Il ficelle Monsieur dans le costume de chien, lui passe la muselière.

DICK : Heureusement que je suis là ! Prenons la porte de service, ce sera plus discret.(Il gratte son nouveau chien entre les oreilles). On dirait que ce costume a été taillé pour toi. Je t’appellerai « Pat ». Un raccourci démocratique de Patron. Je te préviens tout de suite que si tu veux devenir un chien confortable, il te va falloir m’aider à récupérer la place qui me revient à la tête de mon paysJ’aurai les honneurs du pouvoir parce qu’ils me sont dus. Quant à toi, tu auras tes petits bonheurs de chien et tu verras qu’on se fait très bien à tout.Je tiens cependant à t’avertir : en Obobo, le chien a un maître mais il ne prend jamais une maîtresse. S’il se fait prendre à la bagatelle, il est immédiatement castré.À partir de maintenant, ne m’appelle plus Dick mais Président. En route !

(Il a enfilé le manteau de Monsieur après y avoir entassé et camouflé quelques uns des précieux objets qui ornent le salon. Arrivé devant la porte, il s’arrête, il hésite, mal à l’aise)

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DICK : (Il monologue, il se raisonne, il parle à voix forte comme pour se justifier auprès d’un invisible interlocuteur) La plage… moi je voudrais bien y aller à la plage, pauvre vieille, mais il y a la raison d’état et ça, c’est autre chose que de faire des pâtés de sable avec une pelle en plastique. (Il crie à la cantonade, il plaide). Avant la gloire, il faut « aller au charbon », comme on dit ici. Alors moi je vais devoir encore me salir les deux mains et prendre tous les risques pendant que vous somnolez dans le grand fauteuil. Mais gardez l’œil et surtout l’oreille : un matin, vous entendrez un long aboiement sous les fenêtres, ce sera le signal du départ. Du grand départ. Pour la plage.Parole de chien !

Ils sortent.

VOIX DE ZOÉ : Ouh ! Là ! Là !... Madame, il y a un gros homme noir qui emmène votre chien ! VOIX DE MADAME : Tant mieux ! Bon débarras ! Ce neuvième chien ne me disait rien qui vaille. Un animal ne devrait jamais parler.Où est Maman ? Est-ce que vous voyez Madame, Zoé ?

ZOÉ : (Affolée) Mon dieu ! Si je la vois ! Elle court en pantoufles dans la rue ! Elle court derrière le chien ! Et sans sa canne !

VOIX DE MADAME : Quelle imprudence ! Elle va tomber ! (Elle se précipite à la fenêtre et elle crie) Maman ! Maman !

Noir______________

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ACTE V

SCÈNE I

MADAME MÈREMADAME

Le jour se lève à peine. On entend un chien qui appelle longuement, loin, au dehors. Madame mère, habillée comme pour sortir, entre dans la pénombre du salon, l’air épanoui et mystérieux. Elle écoute les aboiements, un index sur une oreille, puis sur les lèvres. Elle claudique, empêtrée d’une grosse valise qui complète un assortiment de bagages en troupeau autour du fauteuil de l’Ancêtre sur le siège duquel elle glisse une lettre et elle sort sur la pointe des pieds. Elle n’a emmené que son sac à main et sa canne.

Entre Zoé qui chantonne en attachant son tablier. Elle regarde soudain autour d’elle et découvre le troupeau des bagages.

ZOÉ : (Pétrifiée) Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu…(Elle crie) Madame ! Madame ! C’est encore Madame qui a descendu son fourbi !

VOIX DE MADAME : Ah… voilà que ça recommence…

(On l’entend qui arrive en courant).

MADAME : (À Zoé) Où est Madame ?

ZOÉ : D’habitude elle attend mais aujourd’hui… À force de nous répéter qu’elle part à la plage…

MADAME : Pas à huit heures du matin, voyons ! (Elle appelle, elle cherche) Maman ! Maman ! C’est exaspérant. (Furieuse) Maman !

Le chien appelle à nouveau, au loin.

ZOÉ : Quand elle descend ainsi son attirail, elle s’installe, dans le grand fauteuil puisque Monsieur n’est plus là pour l’en chasser. Mais aujourd’hui elle a pris son manteau et son chapeau : ils ne sont plus à la patère. (Elle se penche sur le siège, y trouve un courrier) Ah ! On dirait qu’elle a laissé un mot. (Elle tend la lettre à Madame).

MADAME : (Effarée, elle lit à voix haute) « Ma chère Odette, ne te fais aucun souci, tout est normal. Les parents finissent toujours par quitter leurs enfants et le bonheur est décrété.Un domestique passera prendre mes bagages.. Baisers de Maman »(Estomaquée) En voilà un courrier ! (Elle appelle, furieuse, elle cherche, dans les rideaux et par la fenêtre) Maman ! (Puis, plus conciliante) Allons, Maman, ne fais pas ta mauvaise tête.

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(À Zoé) Il va falloir cacher ces valises, une fois pour toutes. La plage… quelle idée saugrenue…Eh bien, qu’attendez-vous, Zoé ? C’est comme d’habitude, il ne vous reste qu’à remonter tout ça !

Zoé, les bras tombants, considère le travail à accomplir et soupire, lassée. Puis elle rêve un instant, les yeux perdus dans la fenêtre.

ZOÉ : Ah… la plage…

VOIX OFF DE DICK : Obobo, c’est autre chose que votre petite capitale.

ZOÉ : Obobo… Si seulement…

On entend un chien qui hurle longuement, quelque part, dehors.

VOIX DE DICK : (Sur le ton des annonces d’aéroport) Obobo… Obobo… Embarquement immédiat.… Le bonheur, maintenant comme autrefois, ce n’est qu’une question d’énergie. Allons ! Répétez derrière moi si vous ne voulez pas que je me fâche : nous sommes heureux… nous sommes heureux »

La voix va decrescendo, remplacée par le long appel d’un chien dans le lointain, appel qui va s’estompant tandis que le rideau descend.

RIDEAU_________________________

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