AVEC OU SANS MOTIF(S) · 2018-04-14 · KAREN GRENIER AVEC OU SANS MOTIF(S) Mémoire présenté à...
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KAREN GRENIER
AVEC OU SANS MOTIF(S)
Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en arts visuels
pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.)
, , ÉCOLE DES ARTS VISUELS FACULTE D'AMENAGEM-ENT, ARCHITECTURE ET ARTS VISUELS
UNIVERS]TE LAVAL QUEBEC
2009
© Karen Grenier, 2009
Résumé
Ce texte rend compte de la naissance et du développement d'une démarche en arts visuels actuels basée sur une expertise et des acquis habituellement associés
aux métiers d'art. Il reconstitue l'histoire du glissement d'une pratique en courtepointe
d'un champ vers un autre, par le récit des remises en questions, des réflexions , des
expériences et des découvertes qui l'ont ponctué. Il place d'abord en perspective les aspects historiques et techniques de la courtepointe . Il relate ensuite les étapes du
processus personnel de création qui ont amené un renouvellement du motif et des
sources de la matérialité, et aborde, à travers elles, les notions de déconstruction, de
citation et de collection de même que les procédés de photocopie, de numérisation et
d'impression. Il présente finalement les oeuvres et l'exposition qui ont résulté de ce
projet de recherche-création.
Remerciements
J'adresse mes remerciements les plus sincères à toutes les personnes qu i, d'une
manière ou d'une autre, ont appuyé, aidé et encouragé la réalisation de cette maît rise ;
et de façon plus particulière:
À Richard Mill, ancien directeur du programme de maîtrise, pour la très grande ouverture dont il a fait preuve face 'à un projet qui le la issait pourtant perplexe, et sans
qui cette entreprise n'aurait pas vu le jour;
À Nicole Malenfant, ma directrice de recherche, pour l'accueil spontané qu'elle a
réservé à mon projet, l'enthousiasme qu'elle a manifesté tout au long du parcours, et
pour ses réponses éclairantes à mes questions existentielles;
Au Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada et au Fonds québécois
de la recherche sur la société et la culture, qui ont apporté leur soutien financier à ces
travaux de recherche;
À Carole Baillargeon et Francine Chaîné, qui me font l'honneur d'évaluer ce
texte;
À Odette Pronovost, pour son amitié indéfectible et sa rigueur intellectuelle ,
implacable;
À René, Jérôme et Olivier, pour leur appui inconditionnel à travers les hauts 'et les
bas de cette aventure en particulier et de toutes les autres en général.
Table des matières
Résumé .......................................................... ........................................ .. ....... i
Remerciements .......................... .... ... ; ............ ................................................ ii
Table des matières .................................................................................... .... iii
Liste des figures ............... ...................................................................... ... .... iv
Introduction .......................................................... .............................. ... .. ..... 1
Chapitre 1 : Du métier d'art ..................................................................... . ...... 3
1.1 Le cheminement ................................................................................... . ... ... 3
1.2 La courtepointe ..... .................................................................................... . .. 5
1.3 La courtepointière ................................................................................ ...... 10
Chapitre 2 : Du processus de création ........................................................... 14
2.1 Le matériau ................... ............................................................................ 14
2.2 Le livre d'artiste ..... ..................................... ....................................... . ..... . . 17
2.3 La déconstruction ....................................................................................... 20 2.4 La photocopie .................................. ............................ ......................... . .. . . 21
2.5 L'étiquette ............................................................................................... .. 25
Chapitre 3 : Des œuvres ............................................................................... 29
3.1 Les chemises ............................................................................................. 30
3.2 L'autoportrait ................................................ .................................. . .. . ........ 33 3.3 Les étiquettes ................................................................................... ......... 35
3.4 Les impressions numériques ................................................................. . ...... 38
3.5 L'exposition ............................................................................................ ... '44
Annexe .................. .. ...................................................................................... 49
Bibliographie ........................................................................................... ... .. 52
Liste des figures
Figure 1 Coeurs de coton, 1999, tissu, bourre, fil, 234 cm x 206 cm ...................... 4
Figure 2 Le chenal nord à marée basse, 2001, tissu, bourre, fil, 206 cm x 162 cm . .. . 4
Figure 3 Détail de l'oeuvre Quatre chemises, 2004 .................................... .. .... .. .. . 16
Figure 4 Christian Boltanski, Inventaire des objets ayant appartenu à une femme de
Bois-Colombes (détail),1974 .................................................................... ...... .... 18
Figure 5 Exemple de motif ................................................................................ 19
Figure 6 Andy Warhol, Cooking Pot, 1962 ..................................................... ...... 24
Figure 7 Kurt Schwitters, Mz. 169, Formen irn, Raum, 1920 ............................... .. .. 25
Figure 8 Joseph Kosuth, One a~d Three Chairs, 1965 ............................................ 28
Figure 9 Jim Dine, Ali in One Lycra Plus Attachements,1965 ........................ ..... .. ... 29
Figure 10 Quatre chemises, 2004, chemises usagées, tissu, bourre, fil, 100 cm x 434
cm (quatre éléments de 100 cm x 100 cm) . .................................................... .. .. 30
Figure 11 Quatre chemises (détail), 2004 ........................................................ ... 31
Figure 12 Quatre chemises (détail), 2004 ....................................................... .. .. 31
Figure 13 Autoportrait vestimentaire au 30 janvier 2004, 2004, livre d'artiste tiré à 50
exemplaires, numérotés et signés, impression numérique sur papier, reliure collée, 18,5
cm x 18,5 cm x 0,9 cm ............................................................................. .. ...... 33
Figure 14 Intérieur du livre d'artiste Autoportrait vestimentaire au 30 janvier 2004,
2004 ............................................................................................. : ..... ... ..... .. .. 34
Figure 15 Quatre motifs tirés de Autoportrait vestimentaire au 30 janvier 2004 . .. . ... 34
Figure 16 Les propos décousus (détail), 2005, étiquettes, tissu, bourre, entoilage, fil,
90 éléments de 20 cm x 20 cm ...... ..................... ............................................... 35
Figure 17 Les propos décousus (détail), 2005 ............................................ .. ....... 36
Figure 18 De l'usage de la corde à linge, 2005, étiquettes, tissu, bourre, entoilage, fil,
72 cm x 154 cm (18 éléments de 18cm x 18 cm) .................................................. 37
v
Figure 19 D.e l'usage de la corde à linge (détail), 2005 ................................... .. .... 38
Figure 20 Do not dry clean, 2005, impression numérique, tissu, bourre, fil, 191 cm x
252 cm ...................................... . ........................................................... ... . .. ... 39
Figure 21 Traduction simultanée, 2005, impression numérique, tissu, bourre, fil, 153 cm x 420 cm (3 éléments de 153 cm x 129 cm) ..... .. ........................................... . 40
Figure 22 Laver séparément, 2005, impression numérique, tissu, bourre, fil, 156 cm x
132 cm ........................................................ .......................................... .... . .... 41
Figure 23 Ne pas utiliser de décolorant, 2005, impression numérique, tissu, bourre, fil,
132 cm x 125 cm ..................... ....................................................................... . 42
Figure 24 Do not use bleach, 2005, impression numérique, tissu, bourre, fil, 132 cm x 125 cm ..................................................................................................... ...... 43
Figure 25 Pas de chlorure / no chlorine bleach, 2005, impression numérique, tissu,
bourre, fil, 132 cm x 125 cm ...................................................................... .... . ... 44
Figure 26 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université
Laval, Québec, 2005 .................................................................................. ... . ... 45
Figure 27 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université
Laval, Québec, 2005 ....................................................................................... .. 45
Figure 28 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université
Laval, Québec, 2005 .................................................................................. ...... .. 46
Figure 29 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université
Laval, Québec, 2005 ......... .................................................................... ....... ... .. 46
Figure 30 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université
Laval, Québec, 2005 ........ .......................................................................... .... ... 47
Figure 31 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université
Laval, Québec, 2005 ...................................................................................... .. .. 47
Figure 32 Vue de l'exposition Propos décousu?, Grave, Victoriaville, 2006 ........... .. .. 49
Figure 33 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie d'art de Matane, Matane,
2007 ........................................................... ............................................ ... . .... 50
Figure 34 Vue de l'exposition Propos décousus, Centre d'exposition Léo-Ayotte,
Shawinigan, 2007 ............................................................................................. 50
Figure 35 Vue de l'exposition Propos décousus, Vaste et vague, Carleton, 2008 ....... 51
Figure 36 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie Verticale, Laval, 2008 . ........ 51
Introduction
On entend généralement par «motif» une forme unitaire qui se répète ou se
développe de manière décorative . Le motif est aussi un mobile d'ordre intellectuel; selon
la définition qu'en donne Étienne Souriau dans son Vocabulaire d'esthétique, c'est «l'idée
directrice qui entraîne le développement de l'oeuvre et la pousse vers la réalisation de sa naturel » L'art de la courtepointe2 tire principalement son esthétique de l'agencement de fragments textiles qui créent des ensembles de motifs - structurés ou déstructurés -
traditionnellement destinés à une fonction utilitaire.
Est-il possible pour un artiste du X)(le siècle de se positionner dans le champ
de l'art visuel grâce à une expertise et des acquis associés aux métiers d'art et, plus
spécifiquement, à la courtepointe? J'ai tenté de répondre à cette question en posant le
problème de l'utilisation du motif dans la création d'une œuvre d'art textile contemporainè.
Mon travail de création m'a amenée à utiliser comme éléments de base pour recréer
l'univers de la courtepointe - et pour en élargir le sens - les vêtements eux-mêmes,
entiers ou fragmentés, mais aussi les étiquettes brodées ou tissées que j'ai découvertes
à l'intérieur de ceux-ci. Parallèlement à cette utilisation concrète des vêtements et des \ .
étiquettes comme matière première, j'ai aussi exploré les possibilités offertes par le
travail à partir d'images numérisées de textiles ou de fragments de textiles que j'ai
imprimées sur du tissu, toujours dans le but de générer des motifs aux matérialités
nouvelles pouvant renouveler la pratique de la courtepointe. Cet aspect de ma recherche, en raison des découvertes esthétiques que j'y ai faites en manipulant les images, m'a
fait considérer l'estampe numérique et le livre d'artiste comme des voies intéressantes et pertinentes de diversification et d'enrichissement de ma pratique artistique.
Mais quels que soient les moyens qu'emprunte ma pratique - vêtements ou
étiquettes, tissus réels ou numérisés, œuvres textiles ou sur papier - c'est chaque fois
la courtepointe elle-même, comme manière de penser le travail et çe le concrétiser,
comme philosophie, qui constitue, au-delà de toutes considérations et au sens où l'entend
Souriau, le motif principal de mon travail de création (motivus désigne, en latin, «ce qui meut» ).
L'exercice de rendre compte des pensées, questionnements et aspirations qui
m'ont habitée tout au long des deux années que j'ai passées à la maîtrise a été des plus
1 Etienne Souriau, sous «Motif», in Vocabulaire d'esthétique, Paris, Quadrige, Presses universitaires de France, 1990, p.1033.
2 Selon le Petit Robert 2006, la courtepointe est une couverture de lit ouatée et piquée.
2
exigeants, ne serait-ce que par les nombreuses remises en question qu'il a suscitées,
mais des plus féconds quant à la prise de conscience de certains points: l'attachement
de ma pratique à · une tradition, la réactualisation de cette pratique par l'intégration de différents procédés technologiques et conceptuels, mon insertion à une partie de l'histoire de l'art et de la philosophie. Il en résulte la satisfaction d'avoir intégré et fait
mien un univers particulier, celui de l'art actuel.
Cependant, ce texte impose par lui-même ses limites: tout comme l'art, l'écriture
s'avère être un processus très exploratoire. C'est en tentant de mettre des mots sur
certains aspects de ma démarche que je prends conscience de l'immensité de l'entreprise.
Expérimentant le passage du senti à l'écrit, je risquerai d'expliquer, avec la restriction
de l'usage des mots, les intuitions et les sentiments qui me sont venus au cours de mes
recherches. Les hypothèses que j'évoquerai resteront ouvertes, à redéfinir, renégocier, réévaluer selon mes productions actuelles et futures. Néanmoins, la vision évoquée dans
ce document est fidèle à ce moment: elle s'est formée lentement lors du cheminement
de maîtrise en arts visuels qui fut régulièrement ponctué d ~enrichissantes discussions,
ainsi que pendant la période de réflexion après coup que je me su'is accordée.
Chapitre 1
Du métier d'art
Depuis l'apparition du concept d'art lui-même, l'histoire de l'art est ja lonnée par
une catégorisation entre low art et high art. Les modes de production du low art, reposant
sur des techniques et savoir-faire traditionnels, sont souvent confinés à la fabrication d'objets utilitaires alors que l'objet associé au monde de l'art se suffit à lui-même, se veut
sans finalité, donc non instrumentalisable. Le champ de l'art s'élargissant sans cesse, les créateurs expérimentent et juxtaposent différents moyens de produire de l'art: ils
n'hésitent plus à jouer sur les frontières de plus en plus fluides qui séparent les catégories
et métissent les approches et les matériaux. Tributaire de mes acquis en métiers d'art, je
tente, par cette incursion dans le monde des arts visuels, de concilier art et métier d'art
en créant une démarche artistique singulière, bâtie sur mes expérimentations ainsi que sur les techniques traditionnelles que j'ai apprises.
1.1 Le cheminement
Mon travail de création, se situant dans l'univers particulier de la courtepointe,
a pris forme peu à peu et constitue finalement la synthèse des différents aspects de mon expérience en art, en couture, en design graphique et en illustration. Lors de ma
formation post-secondaire, j'ai d'abord choisi de me spécialiser en art vestimentaire. Par la transformation du tissu en vêtement, en un élément utilitaire et identitaire, je pouvais
à la fois exprimer ma créativité et satisfaire mon besoin de combiner matériaux, couleurs
et formes dans chacune de mes réalisations. Ce goût pour la combinaison est ma manière
de penser et d'interagir avec le monde qui m'entoure. Ce mode de fonctionnement
s'est manifesté dès mon plus jeune âge, non seulement dans des activités de création
mais aussi .dans ma façon d'ordonner les choses: placer mes crayons de couleur dans
leur boîte, ranger mes livres sur l'étagère ou disposer les objets à l'intérieur de mon
pupitre d'école. Toute activité impliquant plusieurs éléments de même type devenait
le prétexte à un jeu de sélection et de combinaison. Après mes études collégiales, j'ai
jumelé activités professionnelles en design de mode et études universitaires : signe
probable d'un manque à combler, je me suis inscrite au certificat en arts plastiques. J'ai
finalement délaissé complètement le domaine de la mode et de la couture et poursuivi
mes études au baccalauréat en communication graphique. Dans le travail d'illustratrice
que j'ai ensuite exercé, tout comme dans mes réalisations antérieures et postérieures,
peu importe la spécialisation, je remarque l'intérêt constant que je porte à la ligne et au
dessin, intérêt superposé à ma volonté de créer des images. Ce court historique de mes
4
expériences et formations précise mon identité esthétique, facilite la lecture de ce texte ainsi que la compréhension de mon travail en arts visuels.
Ma rencontre avec la courtepointe a immédiatement provoqué un élan créateur
comme aucun autre médium auparavant et m'a procuré une satisfaction à l'égard de
mon travail qui relève, encore .aujourd'hui, du plaisir pur. Dans son livre Le courage de créer, Rollo May définit sous le terme de joie ce plaisir de l'artiste au moment où il crée:
«II s'agit ici de la joie, soit l'émotion qui accompagne toute sensibilisation accrue, qui
nous inonde lorsque nous comprenons que nous avons enfin réalisé notre potentieP. »
Dans ce premier temps, mon travail s'est inscrit dans le champ des métiers d'art
par la production d'objets utilitaires sous forme de courtepointes traditionnelles (fig . 1).
Après une période d'exploration, d'approfondissement et d'appropriation des diverses techniques d'assemblage et de piquage, j'ai volontairement mis de côté cette fonction
utilitaire de la courtepointe pour créer des œuvres textiles destinées à être présentées
au mur, comme des tableaux (fig. 2). Passer de l'usage des crayons de l'illustratrice
à celui des tissus n'a été pour moi qu'un changement de médium puisque le même
but persistait : créer une image. J'abordais alors la création des courtepointes selon
une approche picturale et je jouais avec les pièces· de tissu comme avec des taches de
·couleu r sur une toile. Mais le besoin d'aller au-delà des préoccupations formelles liées à la
pratique et d'investir l'objet courtepointe de sens s'est rapidement fait sentir. Comment,. à partir du langage et des moyens propres à la courtepointe, pouvais-je aller vers une mixité avec les pratiques artistiques actuelles? Telle était mon interrogation au moment
Figure 1 Coeurs de coton, 1999, tissu, bourre, fil, 234 cm x 206 cm.
Figure 2 Le chenal nord à marée basse, 2001, tissu, bourre, fil, 206 cm x 162 cm .
3 RolloMay, Le courage de créer : de la nécessité de se remettre au monde, Montréal, Le Jour, 1993, p.42 .
5
d'entreprendre des études de maîtrise en arts visuels. Animée par un désir de renouveler
la tradition, de produire une singularité, tout en ayant à cœur de conserver l'esprit
de la courtepointe, je voulais développer une démarche personnelle et significative :
m'inscrire dans le monde de l'art contemporain par la re-définition d'un certain type de travail textile.
La courtepointe m'intéresse pour trois raisons : la présence de la matière,
l'accumulation d'éléments et le travail à partir du motif. En effet, le rapport physique
à la matière est très présent dans l'art textile et lui confère une nature particulière.
Comme l'aspect tactile fait appel à la sensibilité de chaque individu, l'anticipation du
contact avec la peau provoque l'envie de toucher et éveille des sensations thermiques
taht chez le producteur que chez le regardeur. J'aime toucher le matériau et le manipuler
avec 'ou sans raison, découvrir l'aspect doux ou rugueux, lisse ou irrégulier, chaud ou froid du tissu. De plus, le pro"cédé de fabrication consistant à accumuler des éléments,
à répéter des formes de base, à les agencer et à les assembler pour créer la surface,
en plus de faire appel à ma manière d'interragir avec le monde extérieur, implique la
répétition des gestes: collectionner, comparer, assembler. Bien que la fabrication d'une
courtepointe demande une grande attention de la vue et de la main, elle permet aussi
à l'esprit d'errer à sa guise puisque c'est en grande partie le corps qu.i a assimilé le
geste et qui sait comment faire. Cette .distanciation entre le corps et l'esprit permet des périodes ' d'introspection qui ajoutent une satisfaction additionnelle à mon intérêt pour
une production très matérielle. Enfin, le travail formel à partir du motif constitue un aspect important de ma 'recherche et le carré en demeure la structure privilégiée. Forme
la plus simple utilisée en courtepointe, les possibilités de' composition du quadrilatère
demeurent illimitées en variant les orientations, les échelles et les couleurs. D'un point de -
vue historique, il existe tout un répertoire de motifs traditionnels qui ont été inspirés par
la vie quotidienne des gens et par leurs préoccupations, mais ce lexique formel n'a pas vraiment été renouvelé avec le temps, demeurant le même depuis des décennies, voire
des siècles dans le cas de certains motifs. Cette constatation, au cœur de l'amorce de mes travaux de recherche à la maîtrise, m'a amenée à questionner l'utilisation du motif
dans la création d'une œuvre textile contemporaine et à m'interroger sur l'élaboration
d'un nouveau lexique formel.
1.2 La courtepointe
Traditionnellement au Québec, le terme courtepointe désigne un article de literie
composé d'un dessus et d'un dessous, habituellement rembourré et piqué. En langue
anglaise, le type d'ouvrage réunissant plusieurs épaisseurs de tissu unis par de petits
points de couture est nommé par le terme général quilting qui signifie matelassage ou
piquage. La partie visible d'une courtepointe, le dessus, peut se présenter sous plusieurs
formes : une seule grande pièce de tissu, avec ou sans motifs appliqués (dite, dans
6
ce dernier cas, wholecloth quilt) ou plusieurs pièces de tissu assemblées entre elles
pour former une grande surface textile nommée patchwork, terme anglais qui, traduit littéralement, signifie «ouvrage de pièces». Ce dernier mode d'assemblage très populaire correspond à l'image que la plupart des gens se font d'une courtepointe.
Les caractéristiques de base de la courtepointe sont: deux ou plusieurs épaisseurs
de matières textiles traversées par des points de piquage. Ce mode de reconstruction
à partir de plusieurs couches produit un nouveau type de tissu plus fort, plus chaud
et plus épais. Les lignes de piquage forment des dessins qui donnent une nouvelle
texture au tissu matelassé. De plus, comme la couche visible est souvent construite
à partir de la superposition ou de la juxtaposition de plusieurs tissus formant ou non
des motifs réguliers, on peut dire que l'objet courtepointe est le résultat de plusieurs
types d'accumulation, soit en épaisseur ou en surface : accumulation de couches de tissus, accumulation de pièces de tissus, accumulation de petits points piqués, puis
accumulation de courtepointes entières, puisque l'objet final faisait souvent partie d'une
collection comportant plusieurs items et qui constituait bien souvent le trousseau que les
jeunes filles préparaient en vue de· leur mariage.
L'histoire de cet objet utilitaire remonte au moyen âge, période pendant laquelle .
les occidentaux sont entrés en contact avec la technique du matelassage. Dès le XIIe
siècle, les croisés de retour du Proche-Orient portaient sous leur armure des vêtements
formés de plusieurs épaisseurs de tissus piqués dans le but d'atténuer la rigueur du climat et l'inconfort de la cotte de mailles4 • Si cette technique a été introduite en Occident au
moyen âge, elle existait cependant depuis beaucoup plus longtemps en Orient: on a en
effet retrouvé des objets prouvant que, chez les populations locales de l'Égypte et de la
Chine, grands producteurs textiles, elle avait fait son apparition 10,000 ans avant JésusChrists. Le refroidissement du climat en Europe pendant plusieurs hivers au cours du
XIve siècle a sans aucun doute contribué à ce que le procédé de matelassage se répande
rapidement : les propriétés thermiques des vêtements matelassés ont manifestement été appréciées par les habitants des châteaux glacials. Ce procédé d'assemblage a aussi
été utilisé à cette période pour confectionner des vêtements de dessous, comme des
jupons et des corsages, ainsi que des couvertures.
La progression d'est en ouest de l'utilisation de la technique de la courtepointe,
amorcée lors des croisades, s'est poursuivie avec la découverte du Nouveau Monde par les Européens. Sur le vieux continent, le développement des économies nationales avait
rendu les matériaux de base disponibles en plus grande quantité, ce qui n'était pas le
cas en Amérique où les conditions de vie étaient plutôt caractérisées par l'indigence
et la rareté des matériaux. Les ouvrages confectionnés en Amérique étaient donc très
différents de ceux produits en Europe. Mais, si elles ne pouvaient rivaliser, d'un point
de vue technique, avec les ouvrages surchargés de broderie des dames anglaises, les
4 Selon Marie Durand dans son mémoire de maîtrise Les courtepointes du Québec, Québec, Université Laval, 1990, p.37-38.
5 Ibid., p.31.
7
courtepointes confectionnées en Amérique leur étaient par contre bien supérieures par
la force de leur composition et leur inventivité6 • Les conditions de vie dans le Nouveau
Monde ont ainsi été un facteur déterminant à l'origine d'une nouvelle méthode de
const~uire une courtepointe. Alors qu'en Europe elles étaient le plus souvent réalisées
à partir d'un motif central autour duquel on assemblait progressivement des pièces de
tissu jusqu'à ce que l'on obtienne la dimension voulue, en Amérique, on confectionnait
plutôt un certain nombre de petits panneaux séparés, des blocs7 , ensuite réunis pour constituer le dessus de la courtepointe. Cette façon de faire était mieux adaptée aux
dimensions restreintes des pièces des habitations et au style de vie des pionniers, qui confectionnaient des courtepointes dans leurs temps libres, pendant les déplacements
en chariots ou pendant les pauses qui entrecoupaient les travaux de la ferme.
L'histoire de la courtepointe porte en elle l'histoire des différents rapports au monde de ses artisanes. Les façons particulières de penser et de travailler se dénotent dans les
motifs qui, selon la classification proposée par Marie Durand8, sont regroupés selon sept
types : phytomorphiques, reliés à la vie quotidienne, géométriques, cosmogoniques, abstraits, zoomorphiques et anthropomorphiques. Ils composent le lexique traditionnel
de la courtepointe, en grande partie suggéré par la vie quotidienne des gens, leur
environnement physique et leurs préoccupations. Leurs appellations, toutes plus imagées les unes que les autres, évoquent les sources d'inspiration des courtepointières : la
cabane de rondins, les feuilles d'automne, les oies dans la mare, les Oiseaux en vol, les
pattes d'ours, la route de la Californie, le chemin de l'ivrogne, l'échelle de Jacob, vole
Pierre pour payer Paul, la chaîne irlandaise, l'assiette de Dresde, le panier, le présentoir
à gâteaux, la baratte, le puzzle hollandais, les marches du tribunal ou le jardin fleuri de
grand-mère, pour ne nommer que ceux-là.
Ces motifs présentent des images évocatrices et leur accumulation peut à l'occasion
devenir un genre d'album de famille anecdotique dont on retrouve différentes formes
telles : fami/y record qui/t, courtepointe dont chacun ~es blocs illustre un événement survenu dans la famille; memory qui/t, courtepointe de deuil composée de fragments
de tissus provenant des vêtements du décédé; a/bul1J qui/t, · courtepointe composée de
blocs dont aucun ne présente le même motif; friendship qui/t (tout comme autograph
qui/t) , courtepointe composée de blocs faits par différents individus ou groupes qui
s'y identifient, soit à l'aide de points de broderie ou d'encre indélébile et qui servait
de cadeau de départ ou d'objet commémoratif lors d'un événement important. Autre production commémorative, la courtepointe de mariage se retrouve en nombreux
exemples, et constitue un objet d'apparat. Ainsi l'objet utilitaire se double quelques fois
de représentations ou d'un propos anecdotique et devient le reflet d'une histoire.
6 Selon Gianna Valli Berti, spécialiste européenne de la courtepointe, dans son ouvrage Patchwork, Paris, Grands manuels, Celiv, 1995, p.19.
7 Le bloc carré ou rectangulaire est l'unité de base de la courtepointe. Il présente un motif appliqué sur un tissu de fond ou un motif formé par plusieurs pièces de tissu assemblées. Marie Durand, op. cit., p.17.
8 Ibid ., pp.157-178.
8
Peut-on voir dans l'évolution de ce lexique formel de plus en plus varié une volonté
de l'artisane de se différencier de ses paires, de se singulariser? Les courtepointes dites
masterpiece quilts sont particulièrement intéressantes à ce point de vue: elles servent
à faire la démonstration des talents de créatrice, de couturière et de piqueuse de la
fabricante. Comme les courtepointes (peu importe leur type) sont rarement datées et
signées9, il paraît légitime de s.upposer que l'artisane désire 'surtout se démarquer à
l'intérieur du cercle de production où elle vit et où son travail est reconnu; elle ne
cherche donc pas à signer l'objet, comme ce serait le cas pour l'œuvre d'art, pour sa
postérité ou son universalité.
D'un point de vue strictement utilitaire, la façon d'organiser les pièces de tissu
pour composer la surface d'une courtepointe revêt très peu d'importance. Par contre,
l'histoire des courtepointières démontre un souci esthétique dans le choix des couleurs et des motifs utilisés et ce, malgré des ressources souvent limitées au niveau des
matières premières. Très tôt dans l'histoire européenne de la courtepointe, on a assisté
à l'insertion d'une démarche esthétique dans une activité utilitaire. Avec le temps, les
Européennes ont appris à maîtriser et raffiner la technique proprement dite: les points
de piquage sont devenus plus réguliers et le choix des pièces de tissu moins aléatoire,
l'artisane voulant réaliser sa production le mieux possible avec ce qui lui est disponible.
Le caractère rudimentaire et utilitaire de la courtepointe s'est transformé, devenant
plus sophistiqué, chaque réalisation contribuant à enrichir le lexique de caractéristiques
diverses, stylistiques ou techniques.
Des innovations industrielles, telles la production de tissus imprimés en Amérique 10
(début du XIxe siècle), l'arrivée des machines à coudre (milieu du XIxe siècle) et la
disponibilité de nouveaux types de filsll , sont venues modifier la pratique, la production
intégrant ces petits raffinements au fur et à mesure de leur apparition. De plus, au
milieu du XIxe siècle, la médiatisation de la courtepointe, de ses techniques et de ses
motifs, due à l'apparition de revues destinées aux femmes comme le Godey's Lady's
book (1830)12, influence et uniformise le style et la forme donnés à ces dessus-de-lit.
Les courtepointes deviennent ainsi de plus en plus populaires et rapides à produire . Dès lors, les artisanes entreront dans une période de créativité accrue. Les
motifs géométriq ues (les préférés) créent des effets optiq ues des pl us intéressa nts13 •
Parmi les modes de construction de cette époque, signalons l'excentricité de la «pointe
folle» : cet assemblage de pièces de tissus aux formes hétéroclites décoré de points de
broderie variés constitue un véritable lexique de broderie et peut aussi comporter motifs
9 Marie Durand signale une pièce brodée, piquée, datée et signée produite en Irlande en 1712. Cette courtepointe semble assez particulière face au reste de la production qui se présente de façon anonyme . Ibid., p.49.
10 La production des courtepointes en Amérique reste longtemps tributaire des arrivées de tissus en provenance de l'Europe, les colonies n'étant pas autorisées à développer leur propre industrie textile. Gianna Valli Berti, op. cit., 1995, p.16.
11 Dont le fil de coton à partir de 1840 sur le marché américain . Marie Durand, op. cit., p.62. 12 Revue citée par Marie Durand, op. cit., p.62. 13 Ibid. , p.62.
9
peints, broderies perlées, dessins à l'encre de chine 14 • Mais la principale caractéristique
de la pointe folle demeure l'irrégularité des pièces sans véritable arrangement selon un
patron . L'ensemble produit un effet de all-over1S dont les motifs non répétitifs couvrent
la surface entière. Si les pointes folles sont assemblées par blocs, elles portent le nom de
«pointes sages», phénomène observé au Québec, mais qui n'est pas très répand u . Sauf
dans le cas des pointes folles qui n'ont pas de tissu de fond apparent, les courtepointes
québécoises présentent souvent un tissu de base blanc16 , matériau qui est facilement disponible et qui augmente le contraste avec les couleurs des appliques ou des pièces. La
polychromie envahit la courtepointe au xxe siècle, grâce à la diversité des tissus que le marché propose. Après une période d'accalmie due à la facilité pour les consommateurs
de se procurer des produits industrialisés, la courtepointe refait surface à la fin des
années 1960 avec les mouvements de retour à la terre, le désir des objets faits de
manière artisanale et les revendications féministes.
L'histoire de la courtepointe considérée comme médium artistique ne remonte
qu'à un peu plus d'une trentaine d'années, soit au début des années 1970. À l'intérieur même de la discipline, quelques artisane$ avaient déjà commencé à questionner la
fonction de l'objet, en créant des courtepointes destinées à être présentées au mur
dans des propositions purement esthétiques, ou encore en bannière pour appuyer des
revendications. Marie Durand explique ce qui s'est passé au Québec et mentionne que
«Louise Fleury-Bourassa, Monique Cliche-Spénard, Mad~leine Arbour et Jone Baker
produisent des courtepointes aux motifs reflétant divers éléments de la tradition québecoise, ou dont les dessus relèvent de l'illustration. À la même époque, Lise Nantel
et Marie Décarie utilisent les techniques de l'applique et du piquage pour confectionner
des bannières portant divers messages17 .» Mais, comme l'auteur le démontre dans son
texte, ces utilisations n'ont été qu'éphémères et la courtepointe est demeurée malgré tout très attachée à sa tradition.
Le véritable changement de perception envers la courtepointe et son utilisation en art s'est produit quand des artistes en arts visuels se sont mis à l'apprécier selon
des critères différents de ceux liés à son utilité et à l'intégrer à leur pratique artistique .
À une époque où l'abstraction bat son plein, le ~hitney Museum de New York a
présenté l'exposition «Abstract Design in American Quilts» (1971 )18 qui s'intéressait
particulièrement aux structures abstraites utilisées dans la composition des surfaces.
Cette exposition marque le moment où le motif a perdu son statut décoratif pour devenir une forme répétée puisant un langage visuel à même sa structure d'assemblage; elle a
fait passer la courtepointe du champ des objets usuels des métiers traditionnels à celui
14 La pointe folle (crazy quilt en anglais) a connu son âge d'or à l'époque victorienne alors que les dames angla ises raffinées rivalisaient entre elles dans la réalisation de courtepointes surchargées de broderies et ornées à outrance. Gianna Valli Berti, op. cit., p.15.
15 Ali -over design: patron qui couvre l'ensemble du dessus de la courtepointe à l'aide d'unités répétitives de petit format . Marie Durand, op. cit., p.16.
16 Marie Durand note que pour 75% des courtepointes du XIXe siècle on observe une prédominance du blanc. Ibid.; p.179
17 Ibid., p.106. 18 Robert Shaw, The Art Qui/t, Westport, Hugh Lauter Levin Associates, 1997, p. 52 .
10
d'objet conceptuel intégrant les arts visuels et a ouvert la voie à son utilisation comme
véritable médium artistique.
Ce choix délibéré par des artistes de transposer un médium traditionnel dans
le champ de l'art ne reposait pas sur une volonté de transmettre et de faire revivre la
tradition, mais s'inscrivait plutôt dans le courar.lt de remise en question des matériaux
utilisés en art, amorcé depuis plusieurs décennies, courant qui situait le processus
esthétique dans le regard que l'artiste porte sur le matériau plutôt que dans une valeur
intrinsèq~e à celui-ci. Cette idée que tout peut servir à produire de l'art résulte du geste
de Marcel Duchamp de signer un urinoir et de le présenter en tant qu'œuvre. Ce geste a
bouleversé le mode d'appréhension de l'œuvre d'art, tant du côté de ce qui peut pénétrer
au musée que du côté du regard que l'artiste ou le visiteur pose sur l'œuvre. William
Arensberg, collectionneur, commente à propos de Fontaine (1917) : «une jolie forme a été révélée, affranchie de sa fonction pratique, c'est par conséquent, sans conteste,
une contribution esthétique. M. Mutt a pris un objet ordinaire, l'a présenté de manière
à faire oublier son caractère utilitaire, et a ainsi créé une nouvelle approche du sujet19 .»
Beatrice Wood écrit dans le magazine The Blind Man: «Que M. Mutt ait fabriqué ou
non sa fontaine de ses propres mains n'a aucune importance. Il l'a CHOISIE. Il a pris
un article ordinaire, l'a présenté de manière à faire oublier son utilité première en le
rebaptisant d'un nouveau nom, et a ainsi créé une nouvelle vision de la chose20 .» Ce
rejet de la hiérarchie des matériaux introduisait la possibilité pour tout matériau d'être
considéré comme potentiellement utilisable dans l'élaboration d'une œuvre d'art.
En investissant l'espace de la courtepointe avec leur sensibilité propre, les artistes
contemporains ont fait éclater les frontières entre les catégories d'art et en ont brouillé
.. une fois de plus .Ies paramètres. Ils se sont approprié la courtepointe, l'ont détournée
de sa fonction, l'ont libérée du cadre traditionnel dans lequel elle trouvait sa valeur,. son
usage et son sens et l'ont amenée à un autre niveau de perception, la faisant passer
du statut d'objet utilitaire à celui d'objet d'art. L'inscription d'un objet dans un nouveau
champ de perception dégage de nouveaux sens et renouvelle l'objet lui-même. L'objet
usuel ne sera plus jamais le même après la prise de conscience qu'il peut être autre
chose. Ce jeu dans les catégories a permis à la courtepointe d'entrer en relation et en
dialogue avec des œuvres d'art et de prendre place dans le champ des arts visuels .
1.3 La courtepointière
Dans mes recherches, mon intérêt s'est aussi porté sur les gestes que pose
l'artisane, sur son profil psychologique, ce qui constitue finalement une auto.-réflexion
19 Tony Godfrey, L'art conceptuel, Paris, Phaidon, 2003, p.28 . 20 Ibid. , p.30.
11
sur ma propre démarche. «Tous les arts sont comme des miroirs, disait Alain, où l'homme
connaît et reconnaît quelque chose de lui-même qu'il ignoraiFl .»
La courtepointière apprécie chaque petit bout de tissu dont elle sait déceler les
qualités, les parfums, voire l'âme. Sa passion est nourrie par un matériau qui a été
lui-même conçu pour plaire. Elle recueille et accumule des retailles de confection, des
sections de vieux vêtements dont certaines parties sont encore utilisables, des fins de pièces de tissus commerciaux; en fait, des tissus de provenances très diverses . L'idée
de récupération ou second usage qui est encore aujourd'hui inextricablement liée à la courtepointe dans l'imagerie populaire a des origines très lointaines dans l'histoire de la
discipline. D'abord réservée à la noblesse lors de son introduction en Europe, la technique
de la courtepointe s'est peu à peu étendue aux classes sociales plus modestes. Parce
qu'il leur était difficile de se procurer des matériaux de première main, les paysannes se sont mises à utiliser des fragments de tissus usagés et des retailles de couturières
pour tirer profit de toutes les ressources disponibles. Issue de cette tradition, l'attitude
de la courtepointière la pousse à collectionner systématiquement tous les fragments
qui pourraient entrer dans la confection d'une courtepointe. Elle profite de toutes les
occasions qui se présentent d'enrichir sa collection en vertu du principe que «ça peut
toujours servir>~.
Sans être mue par un but précis, cette collectionneuse, dont la curiosité est toujours
en éveil 22 , accumule les chutes de tissu dans un ensemble hétéroclite qui constitue son
trésor. Alors que d'autres n'y voient que des rebuts, les chutes de tissu revêtent pour
elle une signification particulière. Pour qu'un bout de tissu retienne l'attention de la
courtepointière, il suffit qu'il porte en lui la possibilité d'être utilisé. Les caractéristiques
qu'elle recherche et qui retiendront son attention peuvent être de tout ordre en autant
que le poids du tissu convienne au travail de la courtepointe. Chaque élément recueilli et
conservé n'est pas au préalable destiné à un emploi précis et déterminé: il porte en lui
un ensemble d'usages possibles. Lévi-Strauss23 décrit l'attitude de l'artiste comme étant
celle d'un bricoleur qui crée des structures à partir de contingences. La transformation,
au sens de changement de forme, a toujours lieu à partir de ce qui est disponible
dans la culture. Comme la courtepointe, l'objet d'art est bricolé à partir d'un inventaire
d'éléments dont il est une sélection et une combinaison ~pécifiques. Les moyens utilisés
par l'artiste sont donc détournés de leur usage normal pour exprimer la pensée à partir
d'un répertoire de départ hétéroclite. Jamais l'intention n'est précise ni n'a de but
précis.
La courtepointière a une propension à l'accumulation et ne peut résister à son
désir instinctif de participer à cette chasse aux trésors. Parce qu'elle élabore son travail
21 Alain est cité dans le petit recueil de textes publié par André Comte-Sponville, Pensées sur l'art, Paris, Carnets de philosophie, Albin Michel, 1999, p.9 .
22 Jean-Pierre Changeux cite Lévi-Strauss qui qualifie l'activité de collection comme issue d 'une «curiosité assidue et toujours en éveil ( ... ) un plaisir de connaître pour le plaisir de connaître» . Raison et plaisir, Paris, Odile Jacob Poches, Odile Jacob, 1994, p.90.
23 Claude Lévi -Strauss, «La science du concret», in La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, pp .27-33 .
12
à partir d'un ensemble déjà constitué - tous les morceaux de tissu qu'elle a recueillis
et accumulés - elle a tout avantage à ce que son inventaire soit le plus riche possible.
Certains types de courtepointes, tels les scrap quilts ou les charm quilts, font même directement étalage de la variété de la collection de leur créatrice . Lorsqu'un projet particulier se dessine - une courtepointe à réaliser - le premier geste de la courtepointière
est de se tourner vers l'ensemble de matériaux dont elle dispose et d'en faire l'inventaire.
Face à un projet donné, la règle qu'elle s'impose est de s'arranger avec les moyens du
bord et de faire avec ce qu'elle a sous la main. L'inventaire disponible prend d~nc une
importance capitale.
Dans un texte consacré à Kurt Schwitters, Roger Cardinal affirme qu'un appétit
insatiable d'augmenter sa collection habite l'espace mental du collectionneur qu i se
retrouve en dilemme avec la fin impossible de ce type de collection: il vit l'angoisse de l'inachèvement face à un désir de totalité24
• De son côté, Italo Calvino compare de
façon très juste la collection à un journal intime où tout s'inscrit jour après jou r, objet
après objet25, marquant par le fait même le passage du temps. Pour Jean Baudri"ard,
les objets collectionnés assurent la continuité de la vie et déjouent la perception du
temps chronologique; ils donnent la sensation de contrôler le temps et le monde en le
discontinuant et en le classant26 • Toute collection porte en elle un système de rationalisation
et de classement des divers éléments qui la composent et dont le collectionneur seul
détient les règles de développement et de contenu. La collection est inévitablement à l'image du collectionneur qui institue à travers elle un autre langage, un discours à luimême: on se collectionne toujours soi-même27 • Quant à Lévi-Strauss, il considère que
collectionner est un acte visant à constituer une mémoire extra -cérébrale pour organiser
et maît riser le monde2S • Ce processus permettrait entre autres de prendre possession
intellectuellement, de vivre parmi et à travers les composantes dont jaillira l'idée de
l'œuvre à réaliser. Comme les choses que nous possédons nous possèdent aussi, l'objet
de collection sollicite le collectionneur et en fait le participant de ce jeu compulsif.
Au débutdu processusde production d'une courtepointe, tous les possiblessemblent
ouverts . Animée par une passion de la découpe, de la sélection et de la combinaison, la courtepointière se met à manipuler les chutes de tissu, à les disposer et les redisposer,
les étaler, les mettre en association, les classer. Dans une sorte de dialogue avec la
matière, elle joue avec les différents éléments. Le jeu de la courtepointière, puisque c'est
bien d'un jeu qu'il s'agit, en est un de déconstruction/reconstruction : elle reconstruit des
ensembles structurés à partir de morceaux qui ont déjà appartenu à d'autres ensembles
structurés. Il s'agit pour elle de rassembler ces éléments distincts et de les transformer
en un tout cohérent, utilitaire ou non. En les réutilisant, en les recontextualisant, elle
leur confère à sa façon une nouvelle utilité, une nouvelle vie et un nouveau sens . Elle
24 Roger Cardinal, «The Case of Kurt Schwitters», in The Cultures ofCollecting, Cambridge, Harvard University Press, 1994, p.70 .
25 Italo Calvino, Collection de sable, Paris, Seui l, 1986, p.13. 26 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Tel, Gallimard, 1985, p.135-137 27 Ibid., p.128. 28 Jean-Pierre Changeux, op. cit., p.90 .
13
tente de mettre de l'ordre dans le désordre, de découvrir les différe'ntes réponses que
propose sa collection au projet qu'elle lu i soumet. Elle considère ensuite les différentes
possibi lités de concrétiser son projet en les mesurant à l'idée qu'elle se fait de celu i-ci , pour finalement choisir la réponse qui lui semble la plus intéressante . Les possibilités
sont assujetties à la composition même de l'ensemble de l'inventaire au moment où
la courtepointière l'interroge et à la spécificité de chaque élément le constituant : la
couleu r, le motif imprimé, la texture, la taille du morceau, etc. Le résultat sera donc
toujours un compromis entre le projet imaginé par la courtepointière et la composition
hétéroclite plus ou moins limitée du stock de matériaux.
Chapitre 2
Du processus de création
Mon passage d'artisane à artiste en arts visuels m'a conduite vers une nouvelle
façon de penser et de faire l'objet. À travers une approche reposant sur la déconstruction
et la reconstruction - tant de l'objet que des acquis - chaque nouvelle expérimentation
a entraîné le processus vers un résultat inconnu tout en réintroduisant continuellement
du connu puisé à même l'univers de la courtepointe : la chemise a servi de première mise en question du matériau et du motif; le livre d'artiste a inséré le vêtement dans
une perspective conceptuelle; l'étiquette Industrielle a créé un jeu de langage esthétique
à partir d'une fonction d'identification et d'information, en plus de proposer une nouvelle
perception du textile et de sa matérialité à travers la photocopie, la numérisation et le
changement d'échelle.
2.1 Le matériau
Le projet de replacer mes productions liées à l'utilisation du textile dans le
champ des arts visuels a exigé un questionnement de tous les aspects de ma pratique,
à commencer par le choix des matériaux. Quels types de textiles m'était-il possib le
d'utiliser? Deux choix m'étaient offerts: le tissu neuf ou l'usagé, chacun possédant ses caractéristiques propres.
Le matériau n~uf, tissu commercial teint ou imprimé, est choisi en fonction
de sa couleur et/ou de son motif, selon l'usage prévu dans la réalisation d'un projet
particulier. Cet objet manufacturé est l'équivalent d'un tube de peinture et son utilisation
en création textile s'effectue selon une approche picturale en traitant les pièces de tissu comme des taches de couleur, dans un travail piécé du type «patchwork». Le textile neuf
évoque la propreté et la conformité, sa production en série dans une usine et sa mise en
marché résultant d'un parcours commercial commun et anonyme. Le tissu au mètre n'a
pas encore pris vie, trouvé une forme et une fonction. Avec le matériau neuf, tous les
devenirs restent possibles.
Des considérations différentes se présentent lors de l'utilisation du matériau usagé, plaçant en évidence la notion de «vécu». Des indices de l'usage auquel le produit
était destiné apparaissent à la fois dans la forme de la découpe des pièces de tissu et dans les traces d'usure qu'elles montrent. Une histoire, liée à la vie quotidienne dans le
cas des vêtements, est inscrite sur la surface textile froissée, frottée, délavée. Le tissu
15
usagé offre ainsi une qualité texturale visible différente, ce qui constitue une richesse
et un intérêt particulier pour la réalisation de mon travail: une temporalité est inscrite
à l'intérieur même de la présence de l'usure, des traces des interventions humaines
persistent et sont juxtaposées à l'empreinte des humains qui ont utilisé, porté et usé
ces marchandises. L'emploi du matériau usagé s'assortit d'une certaine forme qui lui est
unique et inhérente. Matière seconde, par opposition à une matière première qui n'a pas
encore été transformée par le travail, l'utilisation du tissu usagé adopte le sens d'une
citation, c'est-à-dire une réappropriation d'une partie du travail d'un tiers et sa rem ise
en contexte dans un usage autre. Par ses qualités particulières, le matériau usagé fait
directement écho à mon intérêt premier pour la courtepointe, soit la présence de la
matière. De plus, la notion de récupération des tissus se retrouve aussi à la base de
la conception de la courtepointe traditionnelle. Afin de nourrir mes réflexions et dans
le but d'amorcer ma production, je me suis mise à la recherche de vêtements usagés intéressants.
Cette quête de matière seconde a débuté par l'exploration de la source
d'approvisionn'ement la plus proche et facilement accessible: les vêtements présents
dans la maison. Je cherchais - sans trop savoir exactement quoi - lorsqu'un événement
est survenu, une collision au sens où l'entend si justement Louise Paillé: «Qu'elle ( la
collision) se produise au contact d'un événement du quotidien, ou d'un rêve, ou d'un
vagabondage dans l'imaginaire, elle ne tient souvent qu'à un détail, qu'à un accessoire
négligeable, qu'à une anecdote insignifiante qui, tout à coup, devient signifiante pour une
seule personne, grâce au regard du créateur qui se l'approprie pour en faire l'essentiel
de sa démarche29 .» En examinant un pantalon de coton, mon regard s'est posé sur une
poche à soufflet cousue sur le côté de la jambe. Au-delà des qualités propres au tissu dont
était confectionné le pantalon, cette poch,e, qui portait les traces d'usages et d'entretiens
répétés; m'intriguait particulièrement. Les détails de confection des vêtements, tels les
poches appliquées, les coutüres rabattues, les pattes de boutonnage et autres, exercent
en effet sur moi un attrait qui implique beaucoup plus qu'un simple intérêt pour leurs
qualités formelles. Vu mon expérience antérieure en design de mode, l'univers du
vêtement et de la couture fait viscéralement partie de moi; j'en suis imprégnée, un peu
comme d'une langue maternelle, avec son vocabulaire et sa grammaire. Le contact visuel
avec cette poche m'a fait apparaître avec évidence que je devais aborder ma recherche
portant sur le motif par le biais des détails de confection pré.levés sur des vêtements
usagés.
Dans cette approche singulière, le sens premier du matériau, celui de vêtir, se
dérobe pour privilégier la reconstitution picturale: les détails de confection sont accumulés
pour leurs qualités formelles et détournés de leur fonction pour devenir motifs, au sens
décoratif du terme, choisis pour leur forme, leur usure et leur vécu. La poursuite de
cette démarche impliquait la recherche de plus larges sources d'approvisionnement en
vêtements usagés: en ce domaine, les friperies constituent de véritables cavernes d'Ali
29 Louise Paillé, Livre-livre: la démarche de création, Trois-Rivières, Excentriq, Éditions d'art Le Sabord, 2004, p.19.
16
Baba, repaires de matières textiles de toutes sortes nécessaires à mon travail. Comme
tous les types de tissus ne se prêtent évidemment pas au travail de la courtepointe, les
tissus de coton légers, du type de ceux dont on confectionne les chemises, m'ont paru
les plus appropriés. De plus, les chemises offraient un intérêt additionnel: de nombreux
détails de confection très structurés et graphiques, tels les cols, les poignets, les poches
et les pattes de boutonnage. Tous ces éléments appliqués à la chemise sont prévus
dès la conception du patron nécessaire à sa réalisation; cela implique un processus de
synthétisation et de construction des formes fortement apparenté à ceux utilisés en
design graphique.
La première œuvre réalisée dans le cadre de ma maîtrise a,émergé pendant une
visite au Comptoir Emmaüs de Québec. Sur les présentoirs de vêtements, je recherchais
des chemises offrant des détails potentiellement intéressants. En examinant chacune d'elles, je portais attention à la couleur du tissu, à sa texture, à la forme de ses poignets
et aux signes d'usure qu'elle présentait. Le mode de sélection s'appliquait en fonction
du potentiel des détails de confection, considérés en tant que motifs. Mais, l'une de ces
chemises a capté mon regard d'une autre façon: elle m'interpellait, me sollicitait. Elle
recelait en effet quelque chose de particulier: j'y sentais une présence. C'était pourtant
une chemise toute simple et banale, en coton écru, avec des boutons de corne, une poche
appliquée et une étiquette un peu effilochée par les lavages répétés (fig. 3). Dans son
livre La seconde main ou le travail de la citation, Antoine Compagnon a développé cette
idée très intéressante qu'un passage d'un texte avait le pouvoir de séduire littéralement son lecteur, idée qui peut facilement se transposer au contexte de ma rencontre avec
la dite chemise: «Lisant, qu'est-ce qui fait que je m'interromps, que je tombe en arrêt
figure 3 Détail de l'oeuvre Quatre chemises, 2004.
17
devant telle phrase plutôt que telle autre? [ ... ] c'est la sollicitation : un petit coup de
foudre parfaitement arbitraire, tout à fait contingent et imaginaire [ ... ] La sollicitation
est essentiellement fortuite 30 .» De la même façon, cette chemise a retenu mon attention en me sollicitant et en me révélant le langage visuel de la chemise entière, globale. Cet
item vestimentaire avait non seulement la capacité de fournir le matériau privilégié - les
détails de confection - mais aussi d'intégrer complètement l'espace de la courtepointe et
de participer activement à son concept. Dans cette première œuvre, la chemise entière a donc été manipulée.
2.2 Le livre d'artiste
Le contact avec l'univers du livre d'artiste, à la fin de ma première année de
maîtrise, m'a séduite par les pratiques d'accumulation et de collection qu'il rendait
possible plus que par toute autre forme que ce type de production peut prendre . Grâce
à la découverte de ces livres spécifiques qui présentent une diversité d'images ou de
renseignements (un peu à la manière de catalogues, avec l'idée d'un certain classement
des choses31), j'ai tout de suite perçu que le procédé de construction par accu·mulation
propre à la courtepointe trouvait un écho dans l'accumulation des pages de ce type
d'œuvres. La possibilité de donner un autre mode d'existence à l'idée d'accumulation
de la courtepointe, de la matérialiser dans une œuvre qui se déploie, non plus dans
l'espace, mais dans l'intimité de la lecture, m'a convaincue du fait que le livre d'artiste m'offrait l'occasion de vivre une expérience créatrice différente, d'ancrer ma démarche
dans un nouveau champ de pratique, tout en conservant la courtepointe comme base conceptuelle.
Parmi les livres d'artistes que j'ai eu le bonheur de découvrir, j'ai préféré ceux
dont le concept repose sur un processus d'accumulation systématisé, scientifique ou documentaire, dont les Inventaires de Christian Boltanski constituent un bon exemple
(fig.4). Ces petits livres établissent méthodiquement le catalogue exhaustif des objets
appartenant à une personne : vêtements, bijoux, livres, ustensiles de cuisine, etc .
Le regard que cet artiste pose sur un individu, par le biais de ses possessions et par
l'accumulation banale d'objets, fait émerger des propositions inattendues. Le concept
d'inventaire utilisé par Boltanski m'a poussée à réfléchir à ce genre de processus et à en appliquer certaines caractéristiques à ma propre recherche. L'idée d'un autoportrait vestimentaire s'est alors imposée : réaliser une œuvre qui constituerait mon portrait vestimentaire à une date donnée. Comme un portrait p·hotographique qui fixe un instant
pour arrêter le temps, il s'agissait de saisir ce portrait à un moment précis en dressant
30 Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p.24. 31 «L'esprit de ce genre de livres est cependant tout différent de celui qui préside à l'élaboration de listes et
de classifications dans l'art conceptuel. Il ne s'agit pas en effet de réduire le réel à la grille d'une rationa lité préétablie par les noms ou les chiffres, mais au contraire de prendre acte de la réalité des choses ou de leur étrangeté.» Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d'artiste 1960/1980, Paris, Jean-Michel Place, 1997, p.185 .
maillot de corps corsage
corsage robe ensemble
manteau ensemble Jupe
jupe jupe jup
jupe jupe jupe
Figure 4 Christian Boltanski, Inventaire des objets ayant appartenu à une femme de Bois-Colombes (détail),1974.
18
l'inventaire du contenu de ma garde- robe et en numérisant un détail de chacun des
vêtements, le résultat étant susceptible de ne pas être exactement le même quelques jours plus tôt ou plus tard.
Pour cette production, la numérisation m'est apparue comme la manière la plus appropriée de présenter le textile sans utiliser directement tous ces vêtements. De cette
façon, j'ai pu explorer le potentiel d'images numérisées de fragments de vêtements
parallè lement à l'utilisation concrète de ceux-ci com"me matière seconde dans la production
de différentes œuvres . Dû à la taille du numériseur qui ne me permettait pas de saisir un
vêtement dans sa totalité, une portion seulement en a été numérisée. La machine procure
une vision insoupçonnable de l'objet: une géométrisation du vêtement qui présente une
19
analog ie évidente avec les motifs de courtepointe. Ainsi, l'impossibilité de numériser la
totalité du vêtement qui apparaissait d'abord comme un obstacle s'est plutôt transformée
en outil de création. Le numériseur devient l'outil de transition permettant le lien entre le vêtement et le motif. Comme les morceaux d'une courtepointe, ces fragments de
vêtements, soumis à la numérisation et à la reproduction en multiples, développaient la
capacité de se lier structuralement les uns aux autres pour créer des motifs géométriques
inusités (fig. 5). La reproduction d'un même fragment répété quatre fois et pivoté autour
d'un point central a fait apparaître un motif typiquement «courtepointesque» par sa forme .
Figure 5 Exemple de motif.
L'image -numérisée des fragments de vêtements jumelée à ma sensibil ité
créatrice a propulsé mon travail vers une nouvelle orientation. Ce jeu à partir du
vêtement a trouvé son aboutissement dans une courtepointe presque virtuelle : un
concept imprimé, un livre d'artiste, qui possède les caractéristiques des modes de
confection d'une courtepointe. Cette incursion dans l'univers du livre d'artiste constitue
un moment charnière de l'évolution de ma démarche: en me forçant à me détacher
de la matérialité de la courtepointe, elle a créé une brèche dans ma façon d'entrevoir
mon travail textile subséquent. En travaillant avec des images numérisées plutôt
qu'avec des vêtements, le livre d'artiste m'a ouvert une nouvelle voie d'investigation du
vêtement comme matériau. Les découvertes esthétiques rendues possibles grâce à la
numérisation m'ont encouragée à utiliser la photocopie dans mon processus de création,
événement qui a eu une incidence directe sur le développement ultérieur de mon travail.
20
2.3 La déconstruction
L'habitude et les conventions nous font voir le vêtement à travers le regard de
l'usager : c'est un objet qui a pour fonction de vêtir le corps et qui lui confère une
identité. Une couturière voit le vêtement sous un angle différent; il constitue pour elle
un assemblage de plusieurs pièces de tissu. Une envie irrépressible de faire un parcours inverse m'a poussée à découdre une chemise pour retrouver ses différentes parties
constituantes et ainsi ramener le tissu à sa forme originelle. Après avoir travaillé à partir
de la chemise entière, je cherchais une façon d'aller plus loin, d'éviter que l'utilisation
de la chemise ne tourne à la recette, comme un motif parvenu trop tôt à une «solution»
satisfa isante. Anton Ehrenzweig estime que la richesse d'un motif ne réside pas dans la
qualité de sa forme individuelle, si parfaite soit-elle, mais dans sa capacité à établi r des relations nouvelles avec les autres unités, à fusionner avec elles pour faire apparaître
quelque chose de plus que leur simple somme. En pratique, dans la création d'une
œuvre, et peu importe le médium utilisé, des unités sont mises en relation dans une recherche qu'un inattendu se produise provoquant, pour emprunter une expression
utilisée par Jean-Luc Nancy, des «résonances internes32». En choisissant de travaille r avec la chemise, l'aventure risquait d'être intéressante, mais j'ignorais la tournure
qu'elle prendrait. Ehrenzweig exprime bien la difficulté de juger de la pertinence des
interventions et des choix posés au moment de l'expérimentation : «II est impossible
d'analyser consciemment la future fécondité d'un motif33 .» Cette remise en question de
la chemise comme motif a provoqué l'émergence d'une piste de création inattendue.
Du vêtement déjà construit, mon intérêt s'est tourné vers ses composantes; j'a i
entièrement décousu une chemise de denim très usée. Patiemment, défaisant une à une
les coutures, j'ai parcouru à rebours le chemin qui avait conduit à la construction du
vêtement et retrouvé l'une après l'autre les pièces le composant: le col, les poignets,
les pattes de boutonnage, les manches, les empiècements, les poches, le dos et les
devants. Pour redonner à ces pièces leur forme d'origine, je les ai ensuite repassées au
fer ce qui m'a permis de constater la qualité des dégradés créés par l'usure du denim . Ceux-ci allaient de l'indigo pur dans les parties qui se trouvaient protégées à l'intérieur
des coutures rabattues jusqu'au blanc dans les zones les plus sollicitées du vêtement.
Ces pièces de tissu devenaient particulièrement attrayantes d'un point de vue esthétique
par leur remise à plat. Ce simple geste de désassemblage me permettait un retour aux
principes mêmes de la courtepointe, soit l'accumulation et la mise en relation d'é1éments de même nature par les processus de déconstruction et reconstruction qui sont à la base
du métier.
Ces dernières notions ont été étudiées par les structuralistes et appliquées au
langage mais leurs réftexions peuvent aussi s'appliquer aux œuvres d'art. Alléguant qu'il
32 Jean-Luc Nancy, La création du monde ou la mondialisation, Paris, Gali lée, 2002, p.35 . 33 Anton Ehrenzweig, '«Le motif fécond et l'heureux accident», in L'ordre caché dans l'art : essai sur la
psychologie de l'imagination artistique, Paris, Tel, Gallimard, 1974, p.85 .
21
est possible de découvrir différentes significations à un texte en décomposant la structure
du langage dans lequel il est rédigé, Jacques Derrida s'est appliqué à déconstru ire les
concepts philosophiques pour démontrer comment ils sont habités par des significations autres que celles qu'ils semblent énoncer. Selon lui, le sens d'un texte n'est jamais unique,
il résulte toujours d'une intervention et d'une interprétation de la part du lecteur, qu i est obligé de suppléer à ce que l'auteur a ou aurait voulu dire. La déconstruction amène
une indétermination de l'objet: l'œuvre se présente dans ses absences; elle n'a pas de
signification, c'est plutôt un appareil à en produire34, une chose à reconstruire . Comme
les nouveaux actes de lecture provoquent la naissance de nouveaux sens, l'œuvre se
révèle être une toile de significations toujours en formation, car la valeur du signe n'est
jamais immédiatement présente dans sa totalité35, d'où la notion de différance mise de
l'avant par Derrida. Ainsi, l'œuvre ne se présente pas de manière univoque, mais de manière polysémique, c'est-à-dire avec plusieurs sens à découvrir.
Dans une démarche analogue à celle proposée par Derrida, j'ai pris la chemise par
surprise en la soumettant au processus de la déconstruction . Cette opération stratég ique
a fait éclater le sens unique et convenu de l'objet chemise pour laisser apparaître des
significations multiples. Détachées du tout auquel elles appartenaient, libérées de leur
fonction, les différentes parties de la chemise ont révélé une matière porteuse d'une
qualité texturale r~che, marquée par le passage du temps. Elles ont laissé émerger
différents phénomènes qui prennent sens selon le regard posé sur elles et ont ainsi
accédé à un autre ordre de significations et de perceptions. C'est mon regard d 'artiste qui a été sensible à. l'acte de révélation du potentiel des parties de la chemise comme
matériau et qui s'est emparé de ces fragments, les faisant basculer vers une altérité, dans un monde «autre» que celui de la couture auquel ils appartenaient originellement .
2.4 La photocopie
En décousant la chemise de denim, j'ai particulièrement été intriguée par les
poches et les pattes de boutonnage. Je me suis empressée de les soumettre à l'action
du photocopieur, pour explorer leur potentiel, élaborer des hypothèses, vérifier les
nombreuses avenues qui se présentaient avec ce nouveau matériàu, sans avoir à
accumuler une grande quantité d'éléments réels. Bien que le photocopieur représentait
d'abord un outil pour manipuler rapidement les matériaux, cet appareil technologique
s'est avéré être par la suite un véritable outil de révélation. Parmi les fragments investis, mon attention s'est notamment portée sur l'envers de l'étiquette d'entretien trouvée
à l'intérieur de la chemise et dont j'avais remarqué la beauté des fils flottés. En effet,
le mode de tissage de ce genre d'étiquettes nécessite le passage de fils laissés libres
à l'endos, fils qui ne font leur apparition sur le recto que pour former les lettres qui
34 Sous «Derrida», in Esthétique et philosophie de l'art: repères historiques et thématiques, Bruxelles, Point philosophique, De Boeck, 2002, p.205 .
35 Ibid., p.200 .
22
constituent le message. L'intérêt de l'endos de l'étiquette réside· dans l'aspect particulier
créé par ce mode de construction. De plus, l'écriture y est inversée et souvent à peine
lisible. Il s'en dégage une certaine étrangeté face à une écriture dont on sent la présence,
mais qui reste pourtant cachée. La fonction du petit bout de tissu demeure perceptible,
mais l'identification de la marque ou des détails d'entretien se perd, ce qui produit une
déconnexion totale du contexte pour lequel le message a été conçu.
La photocopie ne reproduit pas vraiment le rée l,' elle en donne une interprétation,
un certain point de vue permettant de capturer une manifestation qui n'est plus celle d'une apparence donnée, fixée par l'habitude et les_ conventions. Au tournant des XIxe et
XXe siècles, Walter Benjamin s'est efforcé de saisir l'effet de l'apparition de technologies
nouvelles sur le statut traditionnel de l'art. Sa pensée est incontournable lorsqu'il est
question des procédés de reproduction. Selon ses conclusions, la reproduction mécan ique révèle des aspects inédits, invisibles de l'objet ou, au contraire, fait disparaître certains
d'entre eux, par exemple la texture ou la nature du matériau. Elle extirpe l'objet de
son contexte, le détache de la temporalité et du sens dont il est à la fois le véh icule et l'héritage. «On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache
l'objet reproduit du domaine de la tradition 36 .» Ainsi, le regard que le regardeur porte
habituellement sur l'étiquette d'entretien change lorsque l'image de celle-ci se détache
de son support textile pour se fixer en noir et blanc sur le papier. Le photocopieur produ it
un double; mais cette nouvelle image est bien souvent insolite et elle surgit avec une
force de choc: elle nous confronte à une nouvelle réalité qui offre au regard quelque chose d'inédit. «La distance de l'artifice technique est toujours la condition d'une liberté
créatrice, qui révèle d'autant mieux le réel que le jeu des techniques en ont affranch i le
geste37 ». On peut voir dans le processus du photocopieur une opération analogue à celle
de l'estampe38 qui crée une réalité nouvelle à partir d'une empreinte et qui consiste à «exprimer par des moyens spécifiques les rapports indistinctement naturels et artificiels
de l'homme et du monde39 .»
En faisant jouer les ressources de son dispositif technique, le photocopieur
engendre une multitude d'effets esthétiques étranges. En l'interprétant selon le code
qui lu i. est propre, il propose un niveau de lecture différent et inattendu de l'envers de
l'étiquette d'entretien. II provoque une certaine dégradation de l'écriture et permet à celle-ci de se reconstituer autrement, d'apparaître dans toute sa matérialité. On assiste
alors à la perte et à la reconstitution d'un langage, à la libération d'un réel et à la création d'une perception nouvelle à partir d'un procédé technique . Le photocopieur qui servait
au départ à explorer le potentiel des choses, à conceptualiser les œuvres, devient ici un
élément important du processus de création. Il s'impose comme maître d'œuvre de la
transformation, ma contribution se limitant au choix des étiquettes. Je ne dicte pas mes
36 Walter Benjamin, «L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibil ité technique» (dernière version de 1939), in Oeuvres III, Paris, Folio Essais, Gallimard, 2000, p.276.
37 Michaël Hayat, Arts assistés par machine et art contemporain : vers une nouvelle philosophie de l'art?, Paris, L'Harmattan, 2002, p.20 .
38 La qualité texturale des images produites par le photocopieur à partir des poches de la chemise de denim r)'éta it d'ailleurs pas sans rappeler certaines gravures de Betty Goodwin.
39 Etienne Souriau, sous «Estampe», op. cit., p.689. .
23
directives au médium, j'explore plutôt ses différentes réponses aux questions que je lui
soumets . Ainsi, le pouvoir de représentation est inscrit dans le processus de la machine
qui permet de condenser l'image, d'en augmenter la charge visuelle en la réduisant à ses éléments essentiels.
En utilisant des images provenant de la culture de masse ainsi que des outils
de production mécaniques et technologiques qui me sont familiers, je développe un style moins subjectif donc plus impersonnel, comme l'ont fait avant moi les artistes du
pop art: comme eux, ma démarche artistique repose sur un concept, une élaboration préliminaire bien que précise de mon projet, ne laissant pratiquement pas de place à mon
expressivité. Le choix du sujet (banal et quotidien) et le mode de reproduction assez fidèle
(mais incorporant tout de même des changements nécessaires dont l'agrandissement
de l'échelle et la suppression de la couleur) font en sorte que l'œuvre est à l'avance déterminée par mes choix. La machine en fait ensuite l'interprétation. Comme l'image
pop, mes œuvres sont des images pensées, neutres, qui pourraient être reproduites en
série par des procédés technologiques. Les images sont les matériaux premiers à partir
desquels les artistes pop ont conçu leurs oeuvres et les ont réalisées avec les nouveaux
moyens de reproduction qui étaient à leur disposition (fig. 6). Ces nouvelles façons de
créer et de produire les œuvres furent spécifiques au pop art: elles ont entraîné un
renversement dans les valeurs et ont ainsi amené une nouvelle conception de l'art :
<< . .. l'apparition de nouveaux moyens techniques (ici, la photographie, la sérigraphie)
modifie non seulement les formes de l'art, mais son concept même40 .»
Roland Barthes a con,staté que ces artistes utilisaient différentes stratégies dans
leur travail : la citation et la répétition. Le fait de citer une image connue et de la
répéter provoque une neutralisation de cette image, une altération de la personne ou
de la chose en la vidant de son essence et de sa relation avec le pathétique du temps,
lui offrant une présence dans une temporalité différente. Les artistes pop voulaient
montrer les personnages, les situations, les objets de manière neutre, sans connotations psychologiques ou temporelles. Leurs images sont figées et présentées comme des
faits, multipliées mécaniquement, 'stéréotypées: « ... ce qui apparaît comme fait, c'est le
stéréotype: ce que voit et consomme tout le monde41 .» Le trait fondamental de ce que
produit ce type d'art repose sur la facticité: « ... Ie factice, c'est le caractère de ce qui
existe en tant que fait et apparaît dépourvu d'aucune justification42 .»
Tout comme en photographie, prendre la peine de photocopier, c'est donner à l'objet de l'importance, en faire le sujet autour duquel s'articule le travail. Le reproduire,
c'est faire usage de la citation. Comme l'a mentionné Antoine Compagnon, citare, en
latin, c'est mettre en mouvement, faire passer du repos à l'action43• N'est-ce pas d'action
qu'il s'agit lorsque l'image de l'étiquette s'affiche dans sa matérialité et s'éloigne de la
40 Propos que Roland Barthes emprunte à Paul Valéry (dans Pièces sur l'art). «Cette vieille chose, l'art», in L'obvie et l'obtus: essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p.182.
41 Ibid., p.184. 42 Ibid., p.18S. 43 Antoine Compagnon, op. cit., p.44.
24
Figure 6 Andy Warhol, Cooking Pot, 1962.
fonction utilitaire qui était la sienne? «La citation gardera cette fonction de faire voir,
[ ... ] ce qui survient du dehors et met en mouvement l'intelligence comme rien d'autre .
La citation n'est pas ornementale44». Toujours selon Compagnon, ' «la citation n'a pas
de sens en soi, parce qu'elle n'est que dans un travail, qui la déplace et qui la fait jouer [ ... ] Le sens de la citation serait donc la relation instantanée de la chose à la force qui la
saisit45 . » Ainsi saisie et interprétée par l'appareil de reproduction, l'étiquette découverte
à l'intérieur d'un vêtement s'est révélée plus intéressante, plus riche de possibles à mes
yeux que le vêtement lui-même. L'étiquette est devenue le motif sur lequel je voulais travailler.
44 Guy Petitdemange est ci té dans Walter Benjamin : critique philosophique de l'art, coordonné par Rainer Rochl itz et Pierre Rush, Paris, Débats philosophiques, Presses universitaires de France,200S, p.1S3.
4S Antoine Compagnon, op. cit., p.38 .
25
2.5 L'étiquette
Fascinée par l'esthétique de l'objet singulier qu'est l'étiquette, j'ai vite entrepris
de collectionner ces petits bijoux de construction textile, toujours en quête de spécimens
intéressants. À cet égard, la contribution des personnes qui m'entourent m'a grandement
aidée et m'a permis d'en accumuler plusieurs centaines, voire des milliers, ce qui m 'a
obligée à établir un certain système de classemènt selon les marques, les grandeurs,
les textes ou les couleurs. Mon processus de collection des étiquettes est analogue à un
travail de collage: par exemple, aux collages de petites dimensions de Kurt Schwitters
(fig. 7) . Comme cet artiste, je collectionne, ramasse le butin, le retire de la circulation ,
me l'approprie, le possède, l'examine, l'évalue, en retient certains éléments pou r ma
collection et rejette les autres. Je manipule précieusement les objets, leur donne un traitement spécial dont le classement et l'entreposage, je réorganise les éléments et
prépare l'assemblage que j'effectue à mon rythme, un morceau à la fois.
Je me suisdonc mise à jouer avec les étiquettes de ma collection, à les manipu ler,
à les tourner dans tous les sens et surtout à les associer les unes avec les autres .
Plusieurs modes de combinaison permettent de les mettre en relation, selon leurs
Figure 7 Kurt Schwitters, Mz. 169, Formen im Raum, 1920.
26
qualités individuelles. De ces combinaisons émergent de nouvelles qualités: même deux
étiquettes à priori identiques, placées côte à côte, portent des marques particul ières qu i
font ressortir leur singularité. Ainsi, même dans la ressemblance, détachée du vêtement,
l'étiquette n'est plus remplaçable par toute autre étiquette pouvant remplir la même
fonction, elle devient soudainement unique, irremplaçable et singulière. Elle perd sa
banalité fonctionnelle pour devenir un objet autonome chargé de nouveaux sens : elle
dépasse les rôles premiers d'identification (dans le cas d'une étiquette qui porte la
marque) ou d'information (dans le cas d'une étiquette d'entretien) .. L'étiquette devient
un signe auto-référentiel puisqu'elle est désormais extraite du contexte où sa présence
faisait sens: décousue, elle n'a plus à fournir de renseignements; elle existe de façon
autonome, sans fonction utilitaire. En perdant cette valeur d'usage, elle se transforme
en objet de curiosité46 affichant, dans une première lecture, sa forme, ses couleurs ainsi
que les qualités visuelles de sa typographie.
Sur une étiquette d'entretien, les différentes instrUctions sont présentées sous
forme de courts commentaires explicatifs: leur but premier est de faire comprendre
la méthode à utiliser. Les vêtements sont bonifiés par ces objets dont les phrases,
volontairement banales et courtes s'intègrent dans une composition efficace . Cet ·
enrichissement est aussi dû à l'aspect visuel de la typographie et des icônes uti lisées.
En effet, parmi le système de codification des méthodes d'entre~ien, les transcriptions
imagées sont souvent introduites et permettent un mode de compréhension autre que
le .Iangage écrit, juxtaposant l'idée des symboles et des mots. Mon appropriation des
étiquettes permet donc un transfert de codes vers un usage différent, tout en réactualisant
la notion d'écriture: «II y a toujours écriture lorsqu 'il y a transmission de la pensée par
des signes graphiques, ou bien par des signes plastiques. 47 » Cette notion d'écriture
demeure indissociable du phénomène du langage comme fond radical de la pensée elle
même48 • Le sens de l'œuvre d'art tout comme celui du langage et des mots réside
dans l'usage qu'on en fait49 : le sens leur est immanent. Pour Wittgenstein, Austin et la
philosophie anaiytique anglaise du milieu du xxe siècleso, l'usage des mots est changeant
à l'intérieur du système qu'est le langage, mais il est encadré par une idée plus fixe, par
l'idée d'un langage idéal créé par l'usage et pour l'usage. Selon leur théorie, pour que
la communication existe, on constru it des systèmes idéals résultant de l'usage et de sa
récurrence. Le langage devient donc une sorte de jeu qui se joue d'après des règles fixes .
Pour ces penseurs, le problème de la philosophie se heurte à celui du sens des mots
et dans leur recherche pour fixer ce sens, ils se sont intéressés à l'art, notamment aux
productions qui leur étaient contemporaines, souvent perçues comme déroutantes . Dans
46 «L'objet en devenant inutile a regagné au centuple sur le mode possible ce qu'il a perdu dans le domaine rée l. ( ... ) C'est devenu un objet d'art, un absolu, ou, selon la définition de Kant, «une finalité sans fin» .» Selon Michel Tournier dans sa préface du livre de Maurice Rheims, Les collectionneurs: de la curiosité, de la beauté, du goût, de la mode, et de la spéculation, Paris, Ramsay, 1981, p.10.
47 D.H. Kanhweiler, cité par Cometti et ais dans Questions d'esthétique, Paris, Premier cycle, Presses universitaires de France, 2000, p.53 .
48 Anne Cauquel in, L'Art contemporain, Paris, Que sais-je?, Presses universitaires de France, 1993, p.75. 49 Le langage est un acte: chaque fois que nous disons quelque chose, nous faisons quelque chose . Selon J .L.
Austin, «Première conférence», in Quand dire c'est faire, Paris, Ordre philosophique, Seuil, 1970, pAl. 50 La philosophie analytique comprend «toute démarche philosophique qui fait le choix méthodolog ique de
passer par l'analyse du langage - quel que soit le mode d'analyse suivi». Sous «La philosophie analytique face à l'art contemporain», in Esthétique et philosophie de l'art, op. cit., p.178 .
27
leur tentative de définir l'art, ils ont voulu élucider l'usage de ce concept et ont constaté
que l'entreprise s'avérait impossible : puisque son caractère propre le fait échapper
à toute définition traditionnelle, l'usage du concept d'art révèle qu'il est un concept
ouvertS1• Le monde de l'art est un contexte culturel, basé sur des propos et discou rs
signifiants, dans un système de références multiples: cette construction intellectuel le
repose sur les mots, car «un objet n'est une œuvre d'art que grâce à une interprétation
qui le constitue en œuvreS2 », cette interprétation étant un procédé de transformation de
l'objet qui révèle sa nouvelle identité, soit celle d'œuvre d'art. L'expéri~nce esthétique
réside donc dans cette tension qui existe entre l'objet au sens large et son interprétation :
dans cet écart se situe le sens de l'œuvre.
Puisque l'a"rt et le langage trouvent leur sens dans l'usageS3 , en abolissant
l'emploi courant de l'étiquette par mes interventions, j'inscris inévitablement mon œuvre dans de nouvelles conventions, et par le fait même dans de nouvelles appl ications .
Cependant, le changement d'usage que j'effectue sur les étiquettes, leur réappropriation
et leur subversion, tous ces gestes sont des actions bien connues depuis la venue
notoire des ready-made de Marcel Duchamp qui pose la question de l'intention et
rend visible le spectateur, maintenant rendu actif et conscient de son propre jugement
esthétique. Après Duchamp, l'artiste n'a plus strictement pour fonction de concevoi r
et de confectionner des images matérielles à haute densité esthétique, il donne plutôt
prépondérance à l'action mentale . En lien avec l'histoire de l'art, mon jeu avec les
étiquettes et leurs mots se positionne dans une certaine mesure à la suite du travail
de Duchamp, des jeux de lettres de Dada et des œuvres conceptuelles des années
1960-70. Avec l'art conceptuel, le langage et ses structures sont privilégiés comme
modèle théorique, l'idée ou concept étant l'aspect primordial du travail. Par exemple,
Joseph Kosuth présente trois façons de comprendre et d'aborder le concept «chaise»:
One and Three Chairs (1965) montre la représentation d'une chaise, sa définition
dans le dictionnaire et l'objet réel placés côte à côte (fig.8). Pour cet artiste, l'art
est purement conceptuel, la définition de l'art appartenant au domaine des idéess4•
Comme d'autres artistes conceptuels qui me sont contemporains, j'utilise les
structures intellectuelles de l'art des années 1960-70, que je réactualise en lien avec
ma pratique' en courtepointe. L'utilisation des étiquettes n'est pas anodine, il s'agit d'un
choix qui me ramène d'abord au problème du langage, problème majeur étudié en
philosophie, selon lequel les choses auxquelles on réfère sont des choses mouvantes
et déterminées culturellement. Misant aussi sur le détournement de signesSS et de leur
fonctionnement pour créer de nouvelles perceptions, j'élabore un système basé sur une
autre idée de Duchamp selon laquelle l'art fonctionne à partir d'un écart par rapport à l'usage normal. Par contre, mon travail aboutit finalement à la présentation d'une œuvre
51 Jean-Pierre Cometti, Art, mode d'emploi. Esquisses d'une philosophie de l'usage, Bruxelles, Essa is, La Lettre volée, 2000, p.103.
52 Arthur Danto, La transfiguration du banal: une philosophie de l'art, Paris, Poétique, Seuil , 1989, p.218 . 53 Jean-Pierre Cometti, op.cit., p.31. 54 Claude Gintz, Regards sur l'art américain des années soixante: anthologie critique, Le Vézinet, Territo ires,
1979, p.8 . 55 Comme par exemple la perte de fonction de l'étiquette.
28
Figure 8 Joseph Kosuth, One and Three Chairs,1965.
achevée basée sur des codes certes, mais qui sont moins rigides que ceux employés par
les artistes conceptuels. Parce que j'utilise un matériau connu et commun, le spectateur
semble, devant mon travail, plus habile à partager une expérience mettant en cause ce
matériau: il est intrigué par la nouvelle représentation que l'artiste lui présente .
Chapitre 3
Des œuvres
Tout en préservant l'esprit de la courtepointe, j'ai eu recours à différents
moyens dans la réalisation des oeuvres que j'ai produites pendant ma maîtrise . Si les
moyens employés ont été variés, un fil conducteur se dégage pourtant de l'ensemble
et c'est mon attachement sentimental au quotidien, mon désir de faire pénétrer la «vie
ordinaire», telle que chacun en fait l'expérience dans les sociétés urbaines et industrielles occidentales, dans quelque chose qui a la dignité de l'art. S'ils semblent avoir été
écrits spécifiquement à mon intention, ces mots d'Edward Lucie-Smith sont en fait la
description de l'un des aspects qui, selon lui, caractérise et fait la force du travail de Jim
Dine (fig.9). Celui-ci affirmait d'ailleurs: «Plus qu'aux images populaires, je m'intéresse
aux images ·personnelles56 .» Le personnel c'est l'anecdotique, l'intime, le non dit, le non
dévoilé. À travers le vêtement - entier, fragmenté ou reproduit - c'est le détail caché,
insoupçonné, que je veux découvrir; c'est l'inattendu dans la banalité du quotidien que
je veux dévoiler.
Figure 9 Jim Dine, Ali in One Lycra Plus Attachements, 1965 .
56 Edward Lucie-Smith, «Le pop'a rt en Amérique», in L'art d 'aujourd'hui, Paris, Beaux livres / Fernand Nathan, 1977, pp.193-194.
30
3.1 Les chemises
Œuvre initiale de ma production à la maîtrise, Quatre chemises est constituée
de quatre éléments autonomes : quatre panneaux carrés d'environ un mètre de côté
sur chacun desquels est appliquée une chemise usagée entière, à la façon d'un motif
de courtepointe (fig. 10). Alors que le tissu de fond est en coton naturel non blanchi, les quatre chemises appliquées diffèrent les unes des autres par la couleur du tissu, la
couleur des boutons et leur disposition sur le fond. Deux d'entre elles sont blanc naturel
et se fondent avec le tissu de base; la troisième, d'un beige légèrement verdâtre, et la
dernière, ocre, contrastent plutôt avec celui-ci. Toutes les quatre posent à leur manière
la question de la relation forme/fond. Les carrés sont installés ·au mur, alignés en une séquence horizontale qui va de la chemise la plus claire à la plus foncée. Les chemises se trouvent à une hauteur en rapport avec le corps humain qui pourrait les porter. Quatre
Figure 10 Quatre chemises, 2004, chemises usagées, tissu, bourre, fil, 100 cm x 434 cm (quatre éléments de 100 cm x 100 cm).
chemises présente des chemises usagées, aplaties, appliquées directement sur un tissu
de fond et assemblées par un piquage aléatoire couvrant toute la surface, exception faite des cols, poignets et pattes de boutonnage, ce qui a pour résultat de laisser à ces
derniers éléments un certain volume par rapport au reste de la chemise qui se confond
avec le tissu qui tient lieu de support (fig. 11).
Lors de la réalisation de cet ouvrage, les étiquettes cousues sous le col, à l'intérieur
de chaque chemise, sont demeurées apparentes (fig. 12) : j'assumais déjà leur présence
comme éléments faisant partie de l'œuvre. Une anecdote montre l'attrait inconscient,
mais déjà présent, que les étiquettes exerçaient sur moi, annonçant l'importance qu'elles ont eu par la suite dans ma pratique. Lors de la présentation de Quatre chemises à mes collègues étudiants à la maîtrise, une personne m'a justement questionnée à propos de
la présence de ces étiquettes: «As-tu pensé à les enlever?», m'a-t-elle demandé. Ma
réponse fut spontanée: non, il n'en était pas question! Parce qu'elle occupe une fonction
informative, l'étiquette est attachée à un vêtement; mais quand elle en est extraite, elle
31
Figure 11 Quatre chemises (détail), 2004.
y laisse une trace sensible signifiant son absence. Pour en comprendre l'importance, il
suffit d'en vivre l'expérience et de constater que le vêtement dépourvu de son étiquette
ne perd pas seulement un motif ou une garniture mais aussi une partie de son identité .
Sans étiquette, un chandail demeure un chandail, certes, mais il devient plus difficile de
distinguer le devant du dos, tout comme il est plus malaisé de se faire une idée sur sa
qualité ainsi que sur celle de ses composantes. De plus, le vêtement sans nom présente
une déficience, un manque et une nudité dus soit à l'habitude d'y trouver une étiquette,
soit à une absence perceptible dans l'espace qui est habituellement réservé à ce petit
bout de tissu. II persiste ,un désir de voir malgré la disparition de l'objet de ce désir.
Figure 12 Quatre chemises (détail), 2004.
32
Ma passion pour les tissus et les vêtements, mon appréciation des modes
de construction complexes qu'offre la courtepointe ont fourni les fondations de mes
premières expérimentations vers un résultat non utilitaire. Cette première œuvre établit
un lien direct avec mon questionnement sur les techniques et les motifs traditionnels:
en rendant le vêtement inhabitable, celui-ci est transformé en motif et présenté comme
tel. De plus, les grands carrés alignés s'apparentent directement aux blocs nécessaires
à la construction d'une courtepointe sans être véritablement assemblés; la technique
de piquage utilisée comme traitement de surface devient elle. aussi motif non utilitaire.
Techniquement, la chemise est repassée et aplatie pour devenir un motif appliqué; puis, le dessus, la bourre et le dessous sont réunis par les points de piquage. Par ce procédé,
l'espace habitable du vêtement a été totalement détruit: la chemise ne peut plus contenir
le corps pour lequel elle a été conçue. Sans être autobiographique, l'œuvre présente un
rapport anthropomorphique évident tant par ses dimensions que par l'utilisation d'objets chemises servant à couvrir et protéger le corps humain, ainsi que par l'association
proposée avec l'usage originel de la courtepointe. De plus, cette nouvelle forme de
courtepointe n'est plus considérée comme l'objet traditionnel servant à couvrir le corps
et à le réchauffer, mais plutôt"comme œuvre autonome à accrocher au mur.
Mais une œuvre en coton blanc installée sans protection à la manière d'un tableau crée souvent un certain malaise: ne va-t-elle pas s'empoussiérer, se dégrader, jaunir?
L'œuvre ne devrait-elle pas être mise en boîte afin d'assurer sa pérennité? Bien que ce
dernier choix s'avérait possible, il importait plutôt de conserver un contact visuel direct avec la matière et par ce fait même avec ' la tradition textile. Certes, l'œuvre va subir
certaines transformations dues au passage du temps, mais, de ce fait, découlera une seconde usure qui se superposera à celle déjà existante dans l'œuvre, soit celle des
vêtements de seconde main. D'où s'impose l'idée de la double usure: les chemises
usagées sont rebâties dans une œuvre qui va elle-même s'user, comme le font tous
les tissus. L'ouvrage se salira par les manipulations nécessaires à son installation,
accumulera de la poussière, jaunira et sera aussi usée par l'entretien qu'elle nécessitera irrémédiablement. Quoique l'on ne sache pas précisément de quelle manière, l'œuvre
va se modifier et cette usure marquera son rapport au temps. Malgré tous les efforts
déployés pour assurer leur pérennité, les œuvres d'art ne sont pas éternelles; elles
vivent leur propre vie. Les peintures des musées craquellent, les métaux utilisés dans
les sculptures se corrodent. Les artistes marquent et calculent le temps à leur manière.
Duchamp conservait des élevages de poussière, On Kawara l'inscrit indéfiniment dans ses
suites de chiffres. Ce rapport au temps, n'est pas sans lien non plus avec ma production.
La répétition du geste nécessaire à réaliser les sinueuses lignes du piquage sur les
surfaces de tissu, en plus de solliciter à la fois les fonctions physiques et cérébrales de
l'éxécutant, marque aussi un rapport au temps. À la vue des sillons réguliers dont on
devine la lente exécution et la régularité du geste, le spectateur perçoit la dimension
temporelle inhérente au mode de construction de l'œuvre.
33
3.2 L'autoportrait
Autoportrait vestimentaire au 30 janvier 2004 se présente sous une forme
traditionnelle de livre (fig. 13) : les soixante-sept pages carrées sont reliées en cahier
avec couvertures en carton brun. Seul le titre de l'œuvre apparaît en page couverture,
d'une manière simple e~ épurée. Chaque page du livre présente un motif en noir et
blanc réalisé à partir d'un fragment de vêtement numérisé. Ces motifs géométriques ont
été créés par un jeu avec les formes propre à la courtepointe qui consiste à répéter un
élément de base carré tout en le faisant pivoter autour d'un point central. Cette approche
ludique a fait apparaître des formes étonnantes et inattendues mais qui conservaient
quand même un lien très fort avec les motifs traditionnels de courtepointe (fig. 14 et
15). Le nombre de page du livre a été dicté par le contenu de ma garde-robe en date du 30 janvier 2004. L'ordre dans lequel elles se succèdent a été établi avec l'intention de
mettre en valeur les différences formelles entre les motifs qui constituent l'autoportrait:
les types de formes, les différences de valeurs, l'espace occupé dans la page, etc. L'aspect
commun, non précieux, du livre - tout comme sa production en plusieurs exemplaires -
se veut un rappel des recueils de motifs traditionnels, documents réalisés avec peu de
moyens dont la raison d'être était de les rendre accessibles au plus grand nombre.
L'intérêt de cet autoportrait dépasse la simple énumération d'un contenu déjà
existant et la dimension anecdotique ou documentaire du processus qui a mené à sa
mise en forme. L'œuvre ne se résume pas à la présence donnée et achevée d'éléments
Figure 13 Autoportrait vestimentaire au 30 janvier 2004, 2004, livre d'artiste tiré à 50 exemplaires, numérotés et signés, impression numérique sur papier, reliure collée,
18,5 cm x 18,5 cm x 0,9 cm.
34
Figure 14 Intérieur du livre d'artiste Autoportrait vestimentaire au 30 janvier 2004, 2004 .
Figure 15 Quatre motifs tirés de Autoportrait vestimentaire au 30 janvier 2004.
sensibles; elle reste ouverte et trouve son sens dans le regard du spectateur lorsque celui
ci effectue l'opération de synthèse entre les indices qui lui sont donnés (les fragments
de vêtements) et le sujet qu'il imagine correspondre à ces indices (la personne absente
à qui appartiennent les vêtements). «Le vrai thème d'une œuvre n'est donc pas le sujet
traité, sujet conscient et voulu qui se confond avec ce que les mots désignent, mais les
thèmes inconscients, les archétypes involontaires où les mots, mais aussi les couleurs
et les sons, prennent leur sens et leur vies7 .» La transposition de ce propos de Deleuze
au sujet des mots peut s'appliquer à l'utilisation de mes fragments de vêtements . En
effet, devant l'inventaire des vêtements appartenant à une personne, on se retrouve en
présence de celle-ci malgré son absence: peut-on parler de portrait en négatif? Le sujet
étant absent de son propre portrait, le spectateur a tout le loisir de l'imaginer selon la
lecture qu'il fait des indices, pouvant aller jusqu'à se reconnaître lui-même dans le portrait
en face duquel il se trouve. «Dans les inventaires, les spectateurs sont confrontés avec
les obj ets qu'ils reconnaissent, ils ont l'impression que ce sont leurs propres objets .. . ce
portra it en creux devient leur propre portrait, différent pour chacun s8 .»
57 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses universita ires de 'France, 1964, p.60 . 58 Christian Boltanski, «Entretien entre Irmeline Lebeer et Christian Boltanski», in Les modèles : cinq relations
entre texte et image, Paris, Cahiers d 'art contemporain, Cheval d'attaque, 1979, p.8 .
35
3.3 Les étiquettes
. La série Les propos décousus constitue le point de départ d'un travail basé
exclusivement sur l'utilisation des étiquettes découvertes lors de la manipulation des
vêtements (fig. 16). Ces œuvres textiles de petit format, soit des carrés de 20 cm,
comportent un fond de tissu blanc matelassé sur lequel des étiquettes sont appliquées
suivant une composition picturale. Chaque élément affiche deux, trois, parfois quatre ou
cinq étiquettes placées à l'endroit ou à l'envers (de recto ou verso et/ou tête en haut ou
en bas) et appliquées au centre de la surface. Les quatre-vingt-dix blocs autonomes de
ce simulacre de courtepointe non assemblée sont alignés sur trois rangées à la hauteur
des yeux et l'espace entre les arêtes des blocs n'est que de quelques centimètres. Cet
ensemble forme donc un rectangle allongé horizontalement dont les pièces semblent flotter sur le mur puisqu'aucun dispositif de suspension n'est visible.
Figure 16 Les propos décousus ~détail), 2005, étiquettes, tissu, bourre, entoilage, fil, 90 élements de 20 cm x 20 cm.
Dans ce cas, la conception des œuvres repose sur un intérêt constant pour la
série et l'accumulation d'une part, ainsi que pour le prélèvement d'objets dans la réalité
d'autre part. Un jeu d'attraction pour les étiquettes a conduit à la création de l'œuvre; il
est né du plaisir de l'accumulation et du classement des étiquettes selon leurs qualités
spécifiques: qualités formelles (la taille, les couleurs, les flottés sur l'envers, les bords
qui s'effilochent, etc.) et qualités conceptuelles (le texte, les mots, l'écriture). La valeur
36
de chacun des éléments ne réside pas uniquement dans ses qualités individuelles, mais
surtout dans sa capacité à établir des relations avec d'autres éléments de ~a collection,
à s'unir à eux pour créer de nouvelles lectures et possibilités de combinaisons. Par
exemple, les nouvelles acquisitions qui s'ajoutent à la collection modifient à la fois la
perception de l'ensemble de l'inventaire et la perception des autres étiquettes prises
individuellement, ce qui apporte de nouvelles considérations d'assemblage. Sous l'action
d'une force intrinsèque, les étiquettes dialoguent et une histoire différente se forme à chaque combinaison. Ce récit n'a plus rien à voir avec la fonction que remplissait
l'étiquette apposée au vêtement: l'objet devient anecdotique.
Pour Les propos décousus, ce jeu de composition formelle à partir des étiquettes
s'est appliqué d'une façon libre, guidée par le plaisir relié à la mécanique de ces opérations
qui consistent à grouper, juxtaposer, confronter, unir entre eux des éléments distincts dans le but de créer un tout cohérent. Chaque carré est une oeuvre en soi avec ses
propres critères de combinaison : un jeu de structure avec les formes des étiquettes,
l'opposition du noir et du blanc ou de l'endroit et de l'envers, les qualités texturales
engendrées par le texte ou par le fil, les différences d'épaisseur; les degrés d'usure, tout
était permis. Le format de ces œuvres favorise la fusion entre ces petites surfaces qui
se côtoient et, selon Shapiro, suggère l'idée de l'intimité, de la délicatesse et de leur
préciosité59 • Le fond du bloc, blanc et piqué~ ainsi que l'utilisation d'étiquettes usagées
relient chacune des parties de cette œuvre à la tradition (fig. 17) .
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. ;., - .
.......... 1' ............
Figure 17 Les propos décousus (détail), 2005.
59 Meyer Shapiro, Style, artiste et société, Paris, Tel, Gallimard, 1982, p.24.
37
La deuxième œuvre de ce type de production, titrée De l'usage de la corde à linge, présente un travail de forme similaire à celui de la série précédente, mais où
les étiquettes sélectionnées traitent d'entretien et portent la mention «suspendre pour sécher» ou, dans sa version anglaise, «hang to dry» (fig. 18). L'œuvre est composée
de dix-huit carrés de tissu imprimé à motif de nuages, matelassés. Chacun comporte dans sa partie centrale une ou plusieurs étiquettes tissées surtout en noir et blanc.
Comme dans Les propos décousus, ces étiquettes d'entretien sont assemblées selon une
composition différente dans chacun des carrés. Même si ma préoccupation de départ se
situait au niveau du contenu du texte, la composition picturale s'est faite selon le même
jeu combinatoire qui avait présidé à la création de l'œuvre précédente dont, entre autres,
l'attraction du noir et du blanc, la confrontation de l'endroit et de l'envers d'étiquettes identiques ainsi que la juxtaposition de pavés de texte de taille semblable (fig . 19) .
Figure 18 De l'usage de la corde à linge, 2005, étiquettes, tissu, bourre, entoilage, fil , 72 cm x 154 cm (18 éléments de 18cm x 18 cm).
Le choix du coton commercial à motif de nuages60 comme tissu de fond a déterminé
l'étendue de l'œuvre. Comme il s'agissait d'un reste de tissu acheté il y a plusieurs
années, la quantité disponible était limitée. La taille des carrés a été établie en gardant
comme objectif de tirer le meilleur parti du tissu disponible. J'ai donc taillé dix-huit
carrés de 18 cm de côté. Cette façon de calculer selon la disponibilité des matériaux est
très typique du monde de la couture en général et de la courtepointe en particulier. Cette
préoccupation d'économie de la matière est constante et a aussi eu son importance dans le choix de certains paramètres lors de la production de l'oeuvre Les propos décousus.
Esquissées au départ sur des supports en papier de 22 cm de côté, les combinaisons
60 Motif en lien direct avec le propos des étiquettes car c'est habituellement sur la corde à linge, à l'extérieur, que l'on suspend les vêtements à sécher.
38
d'étiquettes ont finalement été réalisées sur des carrés de 20 cm afin d'éviter des pertes
trop importantes au niveau de l'entoilage utilisé à l'endos.
Le titre de l'œuvre - De l'usage de la corde à linge - fournit une piste importante
pour la lecture de l'ensemble. Comme dans le cas des artistes conceptuels des années
1970, les formes, les informations et l'idée deviennent le phénomène à contempler
à travers des problèmes fabriqués par l'artiste pour son propre plaisir. Cette œuvre
est un dispositif d'éléments communs à l'usage de la corde à linge, comme le précise
son titre : les instructions d'entretien apparaissent sur les étiquettes, les carreaux suggèrent ceux d'une fenêtre, le fond est couvert de nuages. Par contre, dans ce jeu
de référents, ce ne sont pas des vêtements mais uniquemen~ des étiquettes que j'ai
choisi de suspendre. Sol Lewitt considère que même l'art conceptuel conserve un côté
intuitif et gratuit : «Ce genre d'art n'est pas théorique ou illustratif de théorie; il est intuitif, il engage plusieurs sortes de processus mentaux et il est dénué de finalité6 1 .»
Figure 19 De l'usage de la corde à linge (détail), 2005.
3.4 Les impressions numériques
Do not dry clean (fig. 20), Laver séparément (fig. 21), Traduction simultanée
(fig. 22), Ne pas utiliser de décolorant (fig.23), Do not use bleach (fig. 24) et Pas de
61 Sol Lewitt est cité dans Denys Riout, Qu'est-ce que l'art moderne?, Paris, Folio essais, Gallimard, 2000, p.380 .
39
chlorure/no bleach (fig. 25) sont les titres des six œuvres de la série dont il sera ici
question. De grand format et d'une facture soignée, toutes ces grandes pièces textiles
présentent les caractéristiques de base d'une courtepointe: elles sont constituées de
plusieurs épaisseurs de ' matériaux souples traversées par des points de piquage. Leur
dessus est un tissu de coton blanc d'une seule pièce62 sur lequel a été imprimée l'image
de l'envers d'une étiquette d'entretien qui a préalablement été photocopiée, numérisée,
inversée (pour rétablir le sens de lecture et donc la possibilité de déchiffrer le texte) et
agrand ie. Le dessus imprimé, la bourre et la doublure superposés, le piquage en blanc
sur blanc unit discrètement les trois épaisseurs tout en épousant les mouvements des
formes imprirt:'lées : pour ne rien perdre de ·Ia qualité visuelle de ce qu'a fait apparaître
la photocopie, le travail textile a été réduit à sa plus simple expression.
Les œuvres formant ce volet de mon travail reposent sur le choix d'un matériau particu lier: les étiquettes d'entretien. Bien qu'anecdotiques par le propos contenu 63
, les
images sont neutres et inexpressives, autan~ dans leur présentation que dans la lecture
des phrases citées: le contenu de ce type d'étiquette est strictement fonctionnel et le
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Figure 20 Do not dry c1ean, 2005, impression numérique, tissu, bourre, fil, 191 cm x 252 cm .
62 Sauf dans le cas de Do not dry clean (fig . 14) où il a été nécessaire d'assembler deux panneaux en ra ison des limites imposées par la taille de l'imprimante .
63 L'étiquette raconte une histoire, celle' de l'entretien qu'a (peut-être) subi le vêtement qui lui était attaché, et fait appel à l'imagination du lecteur.
Figure 21 Traduction simultanée; 2005, impression numérique, tissu, bourre, fi l, 153 cm x 420 cm ~3 éléments de 153 cm x 129 cm)
40
texte est composé dans une typographie banale. L'envers laisse par contre apparaître
un tout autre univers: les fils qui flottent entre les différentes lettres formant les mots
présentent des qualités gra'phiques très fortes. À l'endos de l'étiquette, ce n'est plus
la lisibilité qui domine, c'est la forme. La typographie à lire sur le recto, devient une typographie à voir au verso, jusqu'au point de n'être plus lisible quand les flott és se
superposent trop aux écritures.
Bien qu'elles trouvent leur origine dans les étiquettes décousues des vêtements,
les œuvres en grand format sont en fait un travail à partir de la matérialité et des effets
texturaux de l'écriture, travail dans lequel la lisibilité devient l'enjeu principal. La lecture
de ces œuvres se produit selon une temporalité très particulière alliant l'immédiateté de l'image à la nécessaire lenteur induite par le texte écrit. Dans une lettre ou un mot,
il y a deux notions: le code et la forme. La typographie véhicule un message - ici , le texte d'entretien - mais elle comporte également un intérêt pictural. Dans un premier
temps, ce sont les qualités graphiques de la typographie qui retiennent l'attention,
qualités s'apparentant à celles de dessins qui auraient été réalisés au pinceau avec de
grands gestes se développant à l'horizontale, dans la largeur de la surface de l'œuvre au
point que le motif semble abstrait au premier coup d'œil. Mais après un certain temps
d'observation, la matérialité de l'écriture qui occupait toute la place, laisse peu à peu
émerger le message véhiculé: les instructions d'entretien. Contrairement au plan formel qui peut être saisi d'emblée, un laps de temps s'avère nécessaire pour reconstruire la
signification à la lecture des mots, l'un après l'autre. On trouve donc dans ces oeuvres une notion de double lecture ou de lecture en deux temps. La lisibilité se (re)constru it ,
peu à peu et tout à coup devient visible : l'apparition du texte est rendue possible
par l'inversion en effet miroir de la photocopie de l'étiquette numérisée, opération qui
transforme le texte inversé - puisqu'il est vu sur l'endos de l'étiquette - en texte lisible .
Comme le précise Régis Debray : «Regarder n'est pas recevoir, mais ordonner le visible,
41
Figure 22 Laver séparément, 2005, impression numérique, . tissu, bourre, fil, 156 cm x 132 cm.
organiser l'expérience64 .» Une fois le code de lecture découvert, il devient difficile de s'y
abstraire . Seul le rapprochement à l'œuvre y parvient. Ce type d'œuvres, en raison du
format utilisé, provoque ainsi un mouvement d'aller-retour face à chacune d'elles, ce
qui implique une participation physique active du spectateur, en plus de sa participation
mentale. En effet; le format des œuvres crée une distanciation et, dans ce cas, elle est nécessaire à la lecture: de près, on n'y voit rien, mais quand on s'éloigne, les choses
se précisent lentement. Comme le dit Benjamin, «Le rôle de l'agrandissement n'est
pas simplement de rendre plus clair ce que l'on voit «de toute façon», seulement de
façon moins nette, mais il fait apparaître des structures complètement nouvelles de la
matière65»; il donne à voir autrement.
Dans cette série d'œuvres, la technologie (dont la photocopie, la numérisation
et l'impression numérique) et ses caractéristiques se superposent à l'idée du «fait à la main» et du «bien fait». Ce jumelage crée une tension entre l'impression numérique
de l'image sur le tissu, qui est faite mécaniquement, et le piquage, fait à l'aide d'une machine à coudre domestique guidée par la main de l'artiste. La photocopie opère
64 Rég is Debray, Vie et mort de l'image: · une histoire du regard en Occident, Paris, Bibliothèque des idées, Gallimard , 1992, p.56
65 Walter Benjamin, Oeuvres III., p.305 .
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Figure 23 Ne pas utiliser de décolorant, 2005, impression numérique, tissu, bourre, fil, 132 cm x 125 cm.
42
d'abord un phénomène de transformation de la matérialité du fil. Elle le dématérial ise
pour ensuite le transformer en matériau imprimé, laissant apparaître une .reproduction
du réel qu'elle a interprété et qui, par le fait même dévoile une autre réalité : «toute
reproduction est traduction et toute traduction transformation66 .» Ensuite, sous l'action
de la numérisation, l'image arrachée de l'étiquette est traduite en un langage virtuel
et illisible; car la numérisation c'est aussi l'absence, l'image se désintégrant en codes
numériques pour se réintégrer ensuite dans une nouvelle représ~ntation. L'envers
de l'étiquette, c'est la présence en négatif, c'est donc une vérité falsifiée; son image
numérisée, c'est l'absence de cette présence en négatif. Se juxtaposant à ces premières
transmutations, la mise en effet miroir produit une distance supplémentaire avec l'objet
réel reproduit. Un jeu s'installe entre les rapports de vrai, de faux, de simulacre : une
vraie étiquette placée à l'envers est utilisée pour produire un faux de ce vrai inversé au
moment de la photocopie. Puis la numérisation procure une image, donc un fa'ux de ce
faux. Le passage en effet miroir produit ensuite une inversion supplémentaire. L'image
obtenue au bout de tout ce processus est finalement imprimée. En résulte ainsi la création d'un vrai objet issu de mises en faux successives. Ce sont ces interventions qui créent
dans l'objet présenté une image dont la chose s'éloigne pour ensuite se laisser ressaisir67 •
L'impression de l'image sur le tissu implique un retour sur un support analogue au tissu
'd'origine, sur lequel l'image se dépose et n'est plus entrelacée par tissage, entretenant
66 Michaël Hayat, op.cit., p.51. Les mots sont en italique dans le texte. 67 Maurice Blanchot, «Les deux versions de l'imaginaire», in L'espace littéraire, Paris, Folio essais, Gallimard,
1988, p.343 .
Figure 24 Do not use bleach, 2005, impression numérique, tissu, bourre, fil, 132 dn x 125 cm.
43
l'ambiguïté dans la matérialité même de l'oeuvre. C'est une remise en matière d'une image qui a subi plusieurs transformations, mais n'a jamais eu de double matérie l réel,
si ce n'est l'image fournie par le photocopieur. Avec le piquage, le retour au faire manuel
vient se raccorder encore une fois à la tradition de la courtepointe avec la singularité des
gestes: bien que l'image puisse être imprimée en de multiples exemplaires, les gestes
de piquage de la courtepointière sont difficilement reproductibles, car ils ne sont jamais
exactement les mêmes.
Mais où réside l'intérêt de se voir raconter des instructions de lavage? L'usage
de l'étiquette et la lecture ambiguë de ses mots déterminent la signification de l'œuvre
rendant superflu le besoin de lui donner un sens. Le jeu intellectuel et autoréférentiel
de lecture en deux temps de ces propos insignifiants permet de vider la forme et sa
représentation de leur rapport au réel. Ce bricolage conceptuel de déconstructionj
réappropriation à partir des étiquettes montre ma volonté de dévoiler la structure du vêtement par ses détails, tout en l'introduisant dans une nouvelle forme d'utilisation: je
. change l'usage de l'étiquette qui n'explique plus un mode d'entretien mais qui se signifie elle-même en tant que concept. Ici, le sens est œuvré et traité comme phénomène68
, l'idée devient peu à peu le phénomène à contempler et dépasse l'objet sensible. Toute cette
idée de décoder et d'utiliser le langage comme forme artistique est en lien direct avec
68 Patrice Maniglier, «Du conceptuel dans l'art et dans la ph ilosophie en particulier», in Fresh théorie II, sous la direction de M. Alizart et C. Kihm, Paris, Léo, Scheer, 2006 .
Figure 25 Pas de chlorure / no chlorine bleach, 2005, impression numérique, tissu, bourre, fil, 132 cm x 125 cm.
44
les travaux des artistes conceptuels depuis les années 1970, qui ont instauré un intérêt
mental pour ce type d'œuvres. L'intérêt esthétique ne passe pas par l'éblouissement
des sens, mais par une interrogation de l'esprit, interrogation que l'artiste a lui-même
inventée en plaçant le regardeur dans une situation où il cherche à comprendre pour le
simple plaisir de le faire.
3.5 L'exposition
Mon exposition de fin de maîtrise, intitulée Propos décousus, a été présentée à la
Galerie des arts visuels de l'Université Laval, du 11 au 17 juillet 2005 (fig. 26 à 31) . Pour
cette première présentation, j'ai choisi de retenir uniquement le travail réalisé à partir
des étiquettes, donc d'exclure l'œuvre Quatre chemises dont il a été question dans ce
texte, de même que le livre d'artiste Autoportrait vestimentaire au 30 janvier 2004.
Une fois les œuvres installées - grâce à un système simple et efficace qui fait
en sorte qu'elles ont l'air de flotter sur les murs - la vaste salle blanche de la galerie
devient elle-même significative et sert de composante nécessaire à la lecture du corpus,
simplement par l'espace qu'elle permet entre les grands panneaux textiles et les séries
de petits carrés accrochés aux murs ou par le recul qu'elle procure, recul nécessaire à l'appréhension de mes œuvres de plus grand format. À mes œuvres et à leur contenu
45
Figure 26 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université Laval , Québec, 2005 .
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Figure 27 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université Laval, . Québec, 2005 .
46
Figure 28 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université Laval , Québec, 2005.
Figure 29 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université Laval, . . . Québec, 2005.
47
Figure 30 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université Laval, Québec, 2005.
Figure 31 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie des arts visuels de l'Université Laval, Québec, 2005.
48
intrinsèque, se juxtapose ici le hors d'œuvre, soit le lieu lui-même et les choix de mise
en espace. En effet, les œuvres mises en relation participent d'un ensemble qu i se
reconstruit à chacune des présentations de l'exposition: il s'établit entre les œuvres de
grand format le même type de dialogue, de résonnances, qui avait été constaté entre les
étiquettes sur les carrés des séries de petit format . D'où la préoccupation, à chaque fois
que l'exposition a été présentée depuis 2005 (fig. 32 à 36 en annexe), de tirer le meil leur
parti du lieu et de faire une mise en espace favorisant ces échanges entre les œuvres .
Je tiens un inventaire de celles-ci et le contenu de chaque exposition est une sélection
parmi ces éléments accumulés.
Le visiteur qui circule dans l'exposition effectue un constant mouvement de va et
vient par rapport aux œuvres. Intrigué, il s'approche des petits formats pour en découvrir
les détails; il s'éloigne des grands formats pour en saisir la globalité, il s'en rapproche au plus près pour en comprendre la réalisation puis s'en éloigne encore pour une nouvelle
vision d'ensemble. Une fois assimilé le code de lecture des grands formats - à savoir qu'il
s'agit d 'étiquettes agrandies - il passe en revue toutes les œuvres pour vérifier si le code
s'applique à la totalité de celles-ci. Nicolas Bourriaud propose l'idée que l'artiste incite le
spectateur à faire comme lui, c'est-à-dire à intervenir dans le monde des choses fixes,
car il est possible de tout changer. Pour lui, le sens de l'œuvre naît d'un échange entre
l'artiste et le regardeur : «Se servir d'un objet, c'est forcément l'interpréter. Utiliser un
produit, c'est en trahir parfois le concept69 .» Et, cette «trahison» a lieu autant dans le
geste de l'artiste qui interprète que dans le regard du spectateur. Jacques Rancière, de
son côté, voit dans le travail artistique une activité de production doublée de sa propre
visibilité dans un tout qui génère des liens créant ainsi la communauté. Produire un projet
visible par la communauté produit du sens à l'échelle collective70• Le travail de l'artiste
est donc un travail qui pense et qui agit, dans un usage effectué par la communauté . Il
rejoint ainsi l'idée de Karl Marx: «L'œuvre d'art - comme tout autre produit - crée un
public apte à comprendre l'art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas
seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet71 .»
Toute cette construction abstraite ramène donc le spectateur à son statut d'ind ividu
qui a le pouvoir, par ses jugements esthétiques, de participer à l'élaboration de l'histoire
de l'art car, comme spectateur, il a l'avantage de posséder une vue d'ensemble72• Pour
Hannah Arendt, l'art échappe à l'instrumentalisation, c'est-à-dire à l'idée que chaque
chose doive avoir une utilité, et crée une réalité fabriquée qui agrandit notre monde. La
«pensée libre» concrétisée dans l'art s'oppose à la pensée cognitive scientifique : l'art
est autonome et n'a ni fin, ni but hors de lui-même.
69 Nicolas Bourriaud, Postproduction : la culture comme scénario. Comment l 'art reprogramme le monde contemporain, Dijon, Documents sur l'art, Presses du rée l, 2003, p.18 .
70 Jacques Rancière, «De l'art et du travail», in Le partage du sensible: esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, pp. 67-73.
71 Karl Marx est cité par André Comte-Sponville, op.cit. p.59. 72 Hannah Arendt, «Neuvième conférence», in Juger: sur la philosophie politique de Kant, Paris, Po ints essa is,
Seuil , 1991, p.89 .
Annexe
Figure 32 Vue de l'exposition Propos décousus, Grave, Victoriaville, 2006.
50
Figure 33 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie d'art de Matane, Matane, 2007 .
Figure 34 Vue de l'exposition Propos décousus, Centre d'exposition Léo-Ayotte, Shawinigan, 2007.
51
Figure 35 Vue de l'exposition Propos décousus, Vaste et vague, Carleton, 2008 .
Figure 36 Vue de l'exposition Propos décousus, Galerie Verticale, Laval, 2008.
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