AUTOBIOGRAPHIE DE GUILLAUME D’UGAR, CAPUCIN · s’appelait Jean Raphaël Goicochea et ma mère...

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AUTOBIOGRAPHIE DE GUILLAUME D’UGAR, CAPUCIN Aumônier Carliste et Missionnaire au Venezuela (f 1885 ). Le capucin Guillaume d’Ugar fut un excellent religieux, un zélé missionnaire et un ardent patriote. Il eut une vie bien mou- vementée. A quatre reprises, il vint chercher un refuge auprès de ses confrères de Belgique. Sa biographie est assez connue, depuis que le P. Ildefonso de Ciâurriz lui a consacré une notice dans ses Capuchinos Ilustres de la antigua provincia de Navarra-Cantabria (1). A cette occa- sion, nous avons communiqué à l’auteur tout ce que nous savions alors du séjour de ce religieux en Belgique (2) ; et le P. Libert de Malines, qui a connu le P. Guillaume, y ajouta ses souvenirs personnels (3). Mais un texte intéressant a été retrouvé ces dernières années et nous le publions ici. C’est une petite autobiographie, écrite de la propre main du Père, pour faire plaisir au provincial belge, Célestin de Wervicq. Guillaume semble avoir eu un certain goût pour ce genre littéraire, puisqu’en Espagne il laissa un texte analogue (4). Il est vrai que sa vie valait la peine d’être écrite... La Rédaction que nous publions ici fut écrite en 1868-69. Elle raconte longuement quelques épisodes de la jeunesse du P. Guillaume. Dès ses premières années, on constate chez lui un ardent patriotisme, qui le pousse comme malgré lui vers la poli- tique et les exploits militaires. De sa vie religieuse, il affirme qu’elle (1) Vol. II, pp. 410-455. Pampelune, 1926.— Mous aurons souvent l'occasion de citer le P. Ildefonso ; nos références se rapportent toujours au t. II. (2) Ibid., pp. 445. 447. (3) Ibid., pp. 446SS. (4) Ibid., pp. 411, 415. — Ce texte a été publié au Mensajero Serdftco, t. II. 1884-1885, pp. 321-331, sous le titre : A punies acerca de la vida del R. P. Fray Cuillermo de Ugar. 1852

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  • AUTOBIOGRAPHIE

    DE GUILLAUME D ’UGAR, CAPUCIN

    Aumônier Carliste et Missionnaire au Venezuela (f 1885).

    Le capucin Guillaume d ’Ugar fut un excellent religieux, un zélé missionnaire et un ardent patriote. Il eut une vie bien m ouvementée. A quatre reprises, il vint chercher un refuge auprès de ses confrères de Belgique.

    Sa biographie est assez connue, depuis que le P. Ildefonso de Ciâurriz lui a consacré une notice dans ses Capuchinos Ilustres de la antigua provincia de Navarra-Cantabria (1). A cette occasion, nous avons communiqué à l ’auteur tout ce que nous savions alors du séjour de ce religieux en Belgique (2) ; et le P. Libert de Malines, qui a connu le P. Guillaume, y ajouta ses souvenirs personnels (3).

    Mais un texte intéressant a été retrouvé ces dernières années et nous le publions ici. C’est une petite autobiographie, écrite de la propre main du Père, pour faire plaisir au provincial belge, Célestin de W ervicq. Guillaume semble avoir eu un certain goût pour ce genre littéraire, puisqu’en Espagne il laissa un texte analogue (4). Il est vrai que sa vie valait la peine d ’être écrite...

    La Rédaction que nous publions ici fut écrite en 1868-69. Elle raconte longuement quelques épisodes de la jeunesse du P. Guillaume. Dès ses premières années, on constate chez lui un ardent patriotisme, qui le pousse comme malgré lui vers la politique et les exploits militaires. De sa vie religieuse, il affirme qu ’elle

    (1) Vol. I I , pp. 410-455. Pampelune, 1926.— Mous aurons souvent l'occasion de citer le P. I l d e f o n s o ; nos références se rapportent toujours au t. I I .

    (2) Ibid., pp. 445. 447.(3) Ibid., p p . 446SS.(4) Ibid., pp. 411, 415. — Ce texte a été publié au Mensajero Serdftco, t. II.

    1884-1885, pp. 321-331, sous le titre : A punies acerca de la vida del R. P . Fray Cuillermo de Ugar.

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    a été bien tiède. Mais n’en croyons rien. C’est par pure humilité qu ’il parle de la sorte, puisque ses confrères ont témoigné du contraire. Il eut à subir les peines et les souffrances des suppressions et expulsions ; son récit montre sous un jour affreusement triste les troubles de cette époque. Non moins intéressantes sont les données sur son apostolat au Vénézuela. Les dernières années de sa vie, traitées fort sommairement, sont mieux connues par ailleurs.

    L ’intérêt du texte saute aux yeux. De temps en temps toutefois, la mémoire fait défaut au P. Guillaume. Il se fixa à Bruges, croit-il, en mai 1841. A propos de son second voyage en Amérique, il ne se rappelle plus la durée exacte de la traversée. D ’autres confusions sont signalées au bas des pages. Ces légères défaillances sont bien excusables. Elles le sont d ’autant plus que l’auteur prend soin de nous avertir de ses doutes et de ses incertitudes.

    Le texte, que nous présentons ici, repose aux archives des Capucins belges, à Anvers, sous le n° II, 3367. Il est rédigé en français. L ’écriture, sans être belle, est généralement assez lisible ; et c ’est sans doute une exagération intéressée, quand nos archives (II. 3190, p. 209) parlent d ’un texte du P. Guillaume « adeo male scriptum, ut haud legi possit ».

    Cette autobiographie forme un petit cahier de 21 pp. L ’auteur s ’est servi de papier de fortune. Sur la dernière page, restée en blanc, il avait commencé une lettre en espagnol et adressée à un certain Senor Don José Omalo (?). Elle est inachevée. Au bas de la p. 3, trois lignes d ’écriture ont été découpées et enlevées, avant de commencer la page suivante. Les ratures et corrections sont d ’ailleurs nombreuses.

    Le papier est de trois formats différents. Les pp. 1-6 mesurent 21 x 14 cm. : c ’est l’histoire des premières années. Cette section porte comme titre général : « Des Notes ». Elle ne rentrait peut- être pas dans le plan primitif et fut sans doute ajoutée dans la suite ; c ’est ce qui explique le changement de format et le fait que la p. 7 porte encore le chiffre 1. Les pp. 7-10 mesurent 24,7 cm sur 19,3 ; et le reste 22 X 17,5 cm.

    Le texte du P. Guillaume n ’était pas destiné à l’impression. Bien à regret avons-nous dû le remanier avant de le présenter au lecteur. Il ne fallait pas seulement corriger les nombreuses fautes d ’orthographe, de grammaire et de construction, mais encore changer des tournures, faire des inversions, supprimer des solécismes, revoir le choix des mots, etc. Le Père

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    écrit couramment : « Je com mence écrire, J ’apprends manier les armes, etc ». Pour les verbes, il emploie souvent l’imparfait pour le présent et le plus-que-parfait, où le récit exige le parfait indéfini, etc. Tout cela a été changé. Pour alléger le récit, nous avons également supprimé des membres de phrase inutiles et des répétitions. Le texte est encore loin d ’être un modèle de style. Quant au fond du récit, nous n ’avons rien ajouté ni rien retranché.

    Nous nous permettrons d ’ajouter quelques notes au bas des pages. Les divisions du texte, avec des titres spéciaux, sont généralement de notre main.

    An vers. P. H i l d e b r a n d .

    ** *

    [I. J e u n e s s e ]

    Dès mon noviciat, on m ’a toujours appris que, pour être un bon religieux, il faut obéir non seulement aux commandements des supérieurs, mais aussi à leurs simples insinuations. Ces saintes maximes m ’ont bien profité durant toute ma vie religieuse, puisque, malgré une vie bien tiède, elles ne se sont jamais effacées de mon âme. C’est pour cela que je commence à écrire quelques notes sur ma triste vie, si remplie de misères et de tiédeurs ; mais cela uniquement pour ne pas déplaire à mon Provincial, le Très Rév. P. Célestin (i).

    Je commence donc par ma naissance. Je suis né en Espagne (2), dans un village nommé Ugar, en Navarre, au diocèse de Pampe- lune (Pamplona), à deux lieues de la ville d ’Estella. Mon père s’appelait Jean Raphaël Goicochea et ma mère Augustine Izcue, tous deux très bons chrétiens. Dès mon enfance, je me suis montré bien obéissant à mes parents. Je dois cependant avouer que, dans trois circonstances, je leur ai causé un gros chagrin.

    La première fois, je crois que j ’avais tout au plus 9 ou 10 ans. Un jour, avec un com pagnon d ’école, du même âge que moi, je conçus le plan d ’aller à Estella, pour m ’y enrôler contre les Français. Ils avaient en effet envahi injustement l ’Espagne et

    (1) Le T. R. P. Célestin de Wervicq fut à la tête de la province Hollando- Belge de 1867 à 1870, pendant le dernier séjour du P. Guillaume en Belgique. Il occupa d'ailleurs ce poste à plusieurs reprises.

    (2) Le 10 janv. 1800. I l d e f o n s o , p. 410.

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    faisaient le plus grand mal à l ’Église, partout où ils se montraient. Nous nous étions dit : « Il est vrai que nous sommes encore bien jeunes et bien petits pour manier même une petite carabine ; mais nous pourrons au moins apprendre à jouer de la trompette ou du clairon, et ç ’en est assez. Il faut que nous marchions contre les Français ! »

    Nous avions pris cette résolution le matin. Dans l’après-dîner, au lieu d ’aller à l’école, nous partîmes pour Estella. Nous n ’y avions jamais été et ne connaissions pas le chemin. A peine avions-nous fait notre entrée, que nous commençâmes à trembler ; il nous semblait que tout le monde savait que nous nous étions enfuis de la maison paternelle, et qu ’on allait nous mettre au cachot. Tourmentés par cette crainte, nous rencontrâmes des femmes, dont l ’une dit à ses compagnes : « Voilà sans doute de petits garçons, qui viennent s ’enrôler aussi contre les Français ! » Cette parole suffit pour nous causer une frayeur si vive, qu ’incontinent nous rebroussâmes chemin !

    Mais, ce n ’était pas tout. Il s’agissait de se présenter chez nos parents, qui ne savaient point où nous étions ! Notre escapade avait alarmé tout le village. Que faire ? La nuit approchait et nous n ’avions rien à manger ! Nous nous séparâmes, pour rentrer chacun chez soi. Sans saluer mes parents, je montai à ma chambre et me mis au lit. Ne devais-je pas m ’attendre à quelque grande punition de la part de mon père ? Par extraordinaire et sans doute pour ne pas m ’effrayer, il ne me dit rien ; il me réserva pour plus tard une autre punition, à laquelle je fus bien sensible. Il avait un ami officier et il lui raconta mon exploit, en le priant de me gronder à sa place. Bien des jours après mon aventure, cet ami m ’amena donc dans une chambre et, s’étant assis, m ’ordonna de me mettre à genoux. Il me savonna ensuite d ’une manière si rude, que je tremblais en l’écoutant. Entre autres choses il me menaça, si je recommençais, de me traîner attaché à la queue de son cheval !...

    Cette menace fut si salutaire, qu ’elle m ’enleva tout désir de m ’enrôler une seconde fois.

    Je passe à ma deuxième faute de jeunesse. Elle a bien fâché mes parents.

    L ’Espagne était alors en guerre avec les Français. Nous ne voyions autour de nous que des soldats et nous n ’entendions parler que de combats. Les enfants, qui imitent volontiers ce qu ’ils voient et entendent, s’organisaient militairement dans tous les villages. Ils passaient les dimanches à faire l ’exercice des

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    armes, avec des sabres, des épées et des baïonnettes en bois. Il y en avait aussi dans mon village et leur chef c ’était moi !

    Un dimanche après vêpres, je dis à mes soldats : « Allons à la ville la plus proche ! Prenons les armes ! » Nous nous mîmes en route. A notre arrivée, les garçons de 12 à 16 ans nous reçurent fort bien; mais je remarquai bientôt qu ’ils disparaissaient m ystérieusement, l’un après l ’autre. Ce mouvement de retraite me donna le soupçon qu ’ il se tramait contre nous quelque mauvais coup. Craignant pour mes compagnons, je les invitai à se retirer ; et nous sortîmes de la ville.

    A proxim ité de notre village, quelle ne fut pas notre peur, d ’y voir un grand nombre de garçons plus grands que nous, qui essayèrent de nous couper la retraite ! Nos concitoyens ignoraient ce qui se passait. Ils ne le comprirent qu ’en nous voyant fuir, poursuivis par nos ennemis. Grâce à Dieu, nous pûmes nous sauver ; autrement ils nous auraient certes écrasés !

    En approchant du village, j ’aperçus mon père dans un endroit, par où je devais nécessairement passer. Je commençai à craindre, non sans m otif ! Car à peine me trouvai-je à la portée de son bras, sans un m ot, il s’empara de ma faible personne ; il me serra entre les jambes, me déboutonna les culottes, haussa la chemise et m ’administra enfin ce que nous appelons une grande zurra, c ’est-à-dire une fessée en règle ! Je la reçus sans me plaindre ; je l ’avais bien méritée. Ainsi finit cette fameuse campagne.

    Voici enfin, le troisième chagrin, celui-ci bien sérieux, que j ’ai fait à mes pauvres parents. Cette fois, je fus sur le point de périr misérablement. Voici comment.

    Un jour, c ’était la veille de la fête de S. Antoine de Padoue, j ’allais avec quelques compagnons me baigner dans une rivière. Elle n ’était guère large ; mais il y avait au milieu du cours d ’eau un remous fort dangereux. Je ne savais pas nager ; les autres non plus, excepté un seul, plus jeune que moi. Je commis néanmoins l’imprudence d ’approcher du tourbillon. Hélas ! tout-à- coup je me sentis happé par la force de l ’eau, qui m ’entraînait vers le fond. Je fis des efforts pour m ’en retirer, mais sans y parvenir. Je m ’enfonçais dans l’eau...

    Comment ai-je pu sortir de ce danger ? Je n ’en sais rien ! Mes compagnons, qui furent les témoins oculaires de cette tragédie, m ’ont raconté après que, quand je me suis englouti dans l ’eau, je fis des efforts désespérés pour en sortir. Ils voyaient d'un moment à l’autre mes mains hors de l ’eau, comme pour implorer leur secours. Ces compagnons, qui m ’aimaient beaucoup,

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    engagèrent le jeune garçon, qui savait nager, à entrer dans la rivière, pour me sauver. Mais le pauvre petit n ’osait pas, par crainte de nous noyer tous les deux ; et il avait bien raison !

    Aux cris et aux alarmes de mes bons condisciples, un pauvre homme, qui travaillait tout près, accourut bien vite ; et, prenant une branche de je ne sais quel arbuste, il la lança dans ma direction. Et par quelle miséricorde du Seigneur ! cette misérable branche me tomba entre les mains. Son contact me rappela à moi-même. Je la serrai fortement ; et alors le jeune garçon qui savait nager, se jeta à l ’eau ; et, prenant l ’autre bout de la branche, il me retira du danger !

    Tels sont les principaux traits de ma toute première jeunesse. Si nous passons à ma vie religieuse, je dois dire d ’abord que je commençai mes études, sans me décider ni en vue d ’une carrière ni en vue d ’une profession bien déterminée. D ’abord mon père, qui était fermier-propriétaire, ne voulut point me laisser partir. Il a fallu l ’intervention de ma pieuse mère. Sans doute a-t-elle cru que plus tard elle aurait chez elle un fils prêtre. Mais je n ’avais pas envie de me faire prêtre séculier. Je finis par obtenir le consentement de mon père. Je commençai mes études, toujours, comme je l ’ai dit plus haut, sans une vocation bien fixe. Ce n ’est que plus tard que le bon Dieu m ’éclaira d ’une manière bien rare, humainement parlant. Un jour, entre autres, je vis passer un homme qui marchait très modestement, revêtu d ’un sombre habit, la tête rasée et les pieds nus. C’était un père capucin. C’était la première fois que je faisais semblable rencontre ; je ne connaissais encore aucun ordre religieux. Après la chute de Napoléon, les religieux commençaient à peine à se reconstituer en Espagne.

    Les manières si modestes et si exemplaires de ce bon Père, qui s ’appelait fr. Prudencio de Pamplona, me frappèrent tellement, que la grâce commença à agir en mon âme. Telle est l ’origine de ma vocation à l’état religieux.

    [II]. V ie R elig ieuse.

    Dieu, par un trait de sa miséricorde infinie, me retira du monde, où j ’aurais péri inévitablement ; car sans cesse mon âme et mon corps couraient à leur perdition. Oui, ce Dieu de bonté, qui m ’a créé et racheté, a aussi manifesté davantage sa miséricorde, en me sauvant d ’une manière toute spéciale et en m ’appelant à l ’état religieux chez les capucins.

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    Le 13 décembre 1817, je pris l ’habit au couvent du noviciat, dans la ville de Cintruénigo. Je fis profession le 14 décembre de l’année suivante. Quelques mois après, on m ’envoya au couvent de Pampelune, pour y faire les études de philosophie et de théologie.

    En 1820, éclata la révolution en Espagne, connue sous le nom de révolution de la Constitution. A cette funeste époque, les Cortès de Madrid commencèrent à persécuter les ordres religieux avec rage et fureur.

    Le couvent de Pampelune fut supprimé, ainsi que ceux de Vera et de Tudela. Le gouverneur civil adressa à notre R. P. Gardien un ordre : tous les religieux de sa communauté et lui-même avaient à se présenter sans délai, pour recevoir leurs passeports. Ils devaient se rendre dans les couvents de la Navarre centrale. Muni de mes papiers, je trompai l’orgueilleux gouverneur ; car, au lieu de m ’en aller à Cintruénigo, je pris une autre direction.

    Convaincu et bien persuadé que tous les autres couvents seraient bientôt supprimés et que, par conséquent, les religieux se verraient obligés de prendre des habits séculiers, je pris la résolution d ’abandonner l’Espagne et de me réfugier dans quelque couvent d ’ Italie, uniquement pour pouvoir conserver mon saint habit.

    Nous étions en pleine révolution. Les TT. R R . PP. Provinciaux ne pouvaient point exercer extérieurement leur autorité sur leurs sujets. Ce fut donc le R. P. Gardien qui me donna la bénédiction pour réaliser mon dessein.

    Je quittai le couvent de Pampelune. De montagne en m ontagne, par les chemins les plus abrupts, toujours en danger de tom ber entre les mains des libéraux, je pus gagner la France, en traversant les Pyrénées ; et cela grâce à Dieu et aux âmes pieuses qui, au milieu de tant de dangers, m ’ont accordé secours et protection.

    Arrivé à Bayonne, je me présentai au R me Père Solchaga (1), Général des Capucins de toutes les provinces d ’Espagne, exilé par les Cortès de Madrid. Le bon Père me reçut avec grande charité. Je lui manifestai mon dessein ; mais le Révérendissime, n ’osant pas me laisser aller en Italie au plus fort de l ’hiver (c’était au mois de décembre), me donna une obédience pour

    (1) Le P. François de Solchaga fut général des Capucins espagnols, pendant les aimées 18x8-1830.

    1858

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    Toulouse, en France (1). J ’y trouverais un Père Lecteur de la province de Catalogne, avec ses étudiants.

    Après deux ou trois mois de séjour dans cette ville, je reçus une autre obédience du même R me Père, pour m ’en aller à Dax, où je retrouvai le R. P. Vicaire de notre couvent de Pampelune et un frère lai du même couvent. Mais mon séjour n ’y fut pas de longue durée.

    Le Duc d ’Angoulème, à la tête d ’une forte armée, envoyé par son oncle le roi Louis X V III , entra en Espagne, pour délivrer le pays de la malheureuse Constitution ; et à la suite de cette armée nous partîmes tous les trois. A Bayonne, nous eûmes la consolation de retrouver le Révérendissime Père, sur le point de rentrer également en Espagne.

    Informé de mon retour dans la province, mon T. R. P. Provincial m ’ordonna par lettre de me rendre au couvent de Los Arcos, pour y finir mes études. Celui de Pampelune avait été brûlé par les libéraux.

    Après la dernière année de théologie,(2) on m ’envoya au couvent de Cintruénigo, maison de noviciat ; et ensuite à celui de Vera. Nous y avons joui de quelques jours d ’une agréable paix, mais qui ne fut pas de longue durée.

    [III. — A u m ô n e r ie M i l i t a i r e .]

    En 1830, lorsque Louis-Philippe monta sur le trône de France, il voulut aussi recommencer la révolution en Espagne. Pour y réussir, il procura l’aide nécessaire aux Espagnols, exilés en France et ailleurs par le roi Ferdinand V II, ainsi qu ’à un grand nombre d ’aventuriers d ’autres nations. Ces enfants de la révolution, bien armés et avec un plan bien combiné, conçurent le projet de pénétrer en Espagne par différents points de la frontière, surtout du côté de Vera.

    Au couvent, nous étions bien inquiets déjà depuis quelques jours, et le R. P. Gardien plus encore que nous. Le T. R. P. Provincial lui avait adressé une lettre dans laquelle il lui disait : « Sauvez les religieux ; et peu importe que le reste du couvent soit perdu ! »

    Nous dûmes fuir. Notre sortie du couvent fut vraiment pré-

    (1) Toulouse, en France, ajoute le P. Guillaume. Cette mention a pour but d’éviter toute confusion possible avec Tolosa, en Espagne. — Le général préfère que le Père n'aille pas en Italie, à cause du froid, dit le texte ; mais sans doute aussi, parce que le supérieur espagnol n’avait pas autorité en territoire italien.

    (2) Le P. Guillaume fut ordonné prêtre le 13 mars 1824. I l d e f o n s o , p. 411.

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    cipitée, car les révolutionnaires avançaient vers la ville. Nous passions près d ’un vieux château, gardé par quelques 200 douaniers, qu ’en Espagne on appelle carabiniers. Ceux-ci, avec leurs chefs, se mirent à nous crier : « Nos Pères ! Nos Pères ! ayez pitié de nous ! L ’ennemi vient nous attaquer ! Il est à croire que nous aurons des blessés, qui mourront sans se confesser, faute de prêtre ! »

    A ces cris si perçants, mon âme s’enflamma et je pris une décision, qui peut paraître téméraire selon la chair, mais qui était très conform e aux maximes de l ’évangile. Je m ’adressai au R. P. Gardien : « Mon Rév. Père, donnez-moi, s’ il vous plait, la permission de m ’enfermer en ce château avec ces pauvres gens ! » Le bon P. Gardien me répondit sur le champ : « Si vous en avez le courage, P. Guillaume, faites ce que vous voulez ! Vous avez ma bénédiction ! Nous, nous allons tous dans la montagne ! »

    Je me présentai donc à la porte de la caserne. Mes carabiniers se sentirent consolés en me voyant parmi eux, surtout le chef et les officiers. Quel contraste ! Un capucin dans une caserne ! Son habit à côté de l’uniforme ! Le crucifix sur sa poitrine au milieu des armes de guerre !

    Je ne doute point que les révolutionnaires et bien des gens du monde auraient dit : « Ce Père est devenu fou ! Quelle sottise de s’enfermer avec des soldats dans ce vieux château, au risque de se faire égorger ! » Mais au fond de mon âme je méprisais toute considération humaine. Je me disais : La charité avant tout ! Les soldats sont aussi les enfants de Dieu, rachetés par le précieux Sang de Jésus-Christ !

    Quelques heures après mon entrée à la caserne, le chef des révolutionnaires envoya vers nous un parlementaire ; il nous intimait l’ordre de lui livrer sans résistance le château et toute la garnison. Sur le refus de notre chef, on com mença à se battre. L ’action ne fut pas longue et les révolutionnaires durent se retirer. Mais la trêve fut de bien courte durée.

    Quatre ou cinq jours après cette attaque, les ennemis revinrent avec une infanterie plus importante et 80 lanciers à cheval.

    Nos pauvres carabiniers, qui ne recevaient point de renfort, prirent peur. Le mécontentement s’introduisit parmi eux. Quelle situation me fut faite ! La porte de la caserne fut ouverte (je ne sais par qui) et voilà que tous s ’en échappèrent à la débandade !... Le chef et les autres officiers eurent beau crier : « A l ’ordre, à l’ordre ! » Ce fut peine inutile ; chacun courut de son côté.

    1860

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    Moi aussi, en voyant ce désordre, je me décide à quitter le château. Je cours, pour gagner le pont d ’une rivière assez large, mais je n ’ose avancer par crainte de la cavalerie ennemie, déjà tout près de nous. Je recule. Tout effaré, j ’entre dans la la rivière. Mais à peine ai-je fait quelques pas, que je tombe et m ’enfonce dans l’eau ! Je me résigne à mourir... Mais non ! Le Bon Dieu me sauve de ce danger et j ’en sors, l ’habit tout trempé !

    En ce triste état, je me cache parmi les arbustes d ’un îlot. Je ne peux y passer que quelque temps, car, à la longue, il faut sortir et traverser l’autre moitié de la rivière. Nouveau malheur ! Comme mon habit est tout trempé, il est lourd comme du plomb et une seconde fois je tombe à l ’eau. Une seconde fois aussi le bon Dieu me sauve d ’une manière toute providentielle et je gagne la terre ferme.

    C’est dans ce pitoyable état, que je me dirige vers un petit village, chez une pieuse dame, très dévouée aux capucins. Je dois y quitter l’habit et rester au lit, jusqu’à ce qu’ il soit sec !...

    J ’apprends entretemps que les révolutionnaires n ’avancent pas. Ils sont casemés à Vera dans le château, que nous avons dû abandonner. Sans doute avaient-ils cru que la révolution allait éclater dans toute l ’Espagne ; mais ils se trompaient. La Navarre et les provinces basques prirent les armes et marchèrent à la rencontre des révolutionnaires. Le roi Ferdinand V II envoya aussi des régiments sûrs.

    Les troupes royalistes arrivèrent à Vera ; une escarmouche s ’engagea, où il y eut quelques morts et des blessés de part et d ’autre. Mais les révolutionnaires, bien qu ’enveloppés de tout côté, purent gagner la France. C’est ainsi que la révolution échoua. Ce ne fut malheureusement que pour peu de temps. Elle renaîtra encore dans cette malheureuse Espagne et y fera verser bien des larmes.

    [IV. Sous Ma r i e -C h r is t in e ].

    Trois ou quatre ans après ce triomphe de la légitimité, survint la m ort du roi Ferdinand V II. Son épouse, la fameuse Christine, se mit à la tête de la révolution. Elle commença par supprimer les communautés religieuses. Son arrêté fut exécuté partout, excepté dans les contrées dévouées à Don Carlos.

    Sous le gouvernement de Christine éclatèrent en Espagne un grand nombre de calamités, parmi lesquelles je me contente de rappeler le fameux massacre de Madrid, dont le souvenir seul

    1861

  • 486 AUTOBIOGRAPHIE

    fait frémir et au cours duquel 77 religieux furent tués et 13 blessés. Ils appartenaient aux Jésuites, Dominicains, Observantins et à l ’ordre de N. D. de la Merci pour la rédemption des captifs.

    On vit clairement les funestes agissements du gouvernement de Christine, la libérale, et le bon peuple espagnol resta convaincu du droit de Don Carlos à la couronne d ’Espagne (1). La guerre civile éclata donc presque dans toute l’Espagne, surtout en Navarre, les provinces basques, la Catalogue et plus tard aussi au Bas-Aragon.

    Notre couvent de Vera fut entièrement brûlé par Rodil, général de l’armée de Christine. Notre communauté fut dispersée. Mais il faut que je raconte ce qu ’il advint de notre couvent avant la dispersion (2).

    Quelques jours avant l ’arrivée des libéraux à Vera, notre R. P. Gardien (3), qui était un digne religieux, mais très timide, me dit qu ’ il ne pouvait plus rester au couvent. Ayant peur des libéraux, il allait s’absenter pour quelques jours. Triste position que la mienne ! Comme vicaire et président du couvent, je devais m ’occuper de la pauvre communauté dans des circonstances bien difficiles. Rodil, à la tête d ’une forte colonne, se trouvait à 4 ou 5 lieues de Vera. Nous étions bien alarmés, moi plus encore que les autres.

    Un jour donc (4), pour ne pas être surpris par nos ennemis, j ’engageai quelques hommes de confiance, bien payés, et je les plaçai en différents endroits, pour mieux observer les m ouvements du général, commandant l’armée des libéraux. En outre, je dis au frère cuisinier et à tous les religieux que le dîner aurait lieu à 10 h., parce que j ’avais le pressentiment d ’un grand malheur. A l’heure convenue, à peine étions-nous à table, qu ’on sonna à la porte du couvent à coups redoublés. Je sortis du réfectoire à pas de course et voilà qu ’à la porte l’un de mes hommes me dit : «]Les libéraux viennent, P. Vicaire ! » Je retournai au réfectoire en criant : « Les libéraux, mes frères, les libéraux ! » A cette sinistre nouvelle, on courut aux cellules, prendre les petites malles, préparées d ’avance.

    (1) Le. P. Guillaume était un ardent carliste. Voir le témoignage du P. Libert de Malines. I l d e f o n s o , p. 450.

    (2) Dans l'autobiographie espagnole, le P. Guillaume dit, que c'était au commencement de septembre 1834 «si no le equivoco » ajoute-t-il ( I l d e f o n s o , p. 411).

    (3) C’était le P. Grégoire de Tolosa ( I l d e f o n s o , p . 4 12 ).(4) Le 3 ou 4 sept. 1834 (Ibid.).

    1862

  • DE GUILLAUME D ’ UGAR, CAPUCIN 487

    Devant ce triste spectacle, je ne savais plus que faire. Tous s ’empressaient de fuir ; mais je ne pouvais abandonner le couvent, en y laissant le T. S. Sacrement. Vous devinez mon angoisse. Je ne sais si c ’est Dieu ou la peur qui m ’inspira. J ’appelai un frère lai et lui dis de m ’accompagner. Je pris la clef du tabernacle et je consommai toutes les S. Hosties que contenait le ciboire. Cela fait, accompagné toujours du même frère lai, je partis à la hâte, pour gagner la montagne, avant l ’arrivée des libéraux. J ’y réussis, grâce à Dieu.

    J ’y trouvai une foule d ’hommes, de femmes et de prêtres. Nous y passâmes le jour et la nuit suivante à la belle étoile. Le lendemain, quelques personnes montèrent de bonne heure sur une colline, dominant presque tout le pays ; et quel triste spectacle se présenta à leurs yeux ! Une épaisse fumée noire montait jusqu ’aux nues du côté de Vera ; notre pauvre couvent brûlait tout entier !...

    Ce sacrilège consommé, la colonne de Rodil partit, portant la destruction sur tout son passage.

    Me voyant alors sans couvent, avec tous les religieux de la communauté dispersés, au milieu des dangers, je pris le parti de m ’adresser à Sagastibelza, chef d ’un bataillon carliste, qui plus tard est devenu général ; je devins son aumônier et son compagnon inséparable de table et de logement.

    Je passe sous silence les horreurs de cette guerre fratricide, dont le souvenir me fait encore frémir. Je dirai seulement que j ’ai assisté à bien des combats, toujours revêtu de mon saint habit, sans autre arme que la foi chrétienne dans l’âme et le crucifix sur la poitrine. Le divin Seigneur me délivra cent fois d ’une mort certaine.

    Dans l’un de ces combats, mon cheval fut atteint de deux balles à la fois. Sur le champ, je pris une autre monture. Une autre fois, mon pauvre habit fut « blessé » aussi d ’un coup de fusil ; c ’est pourquoi nos soldats et les bonnes gens disaient en riant que l’habit du capucin du général Sagastibelza repoussait les balles !

    La guerre finie, par la trahison de Maroto, général en chef de notre armée, la révolution triompha en Espagne. Nous nous réfugiâmes en France, ainsi que notre vénéré et bien-aimé Roi Don Charles-Quint (Carlos V), au mois de septembre 183g, après 19 ans de guerre de religion. Respectons les desseins de la Providence !

    1863

  • Je m'établis à Bayonne (i) . Mais un jour, sortant de la cathédrale, après le S. Sacrifice de la Messe, je fus arrêté par la police du vieux roi Louis-Philippe, et conduit en prison. J ’y suis resté 4 jours, comme si j ’avais été un malfaiteur. Je restais aussi content que je le suis à présent, car j'étais innocent ; et c ’est une gloire de souffrir pour la religion !

    Après avoir goûté les bonnes odeurs de la prison de Bayonne, M. le sous-préfet me délivra un passeport pour le département de l ’Orne. Je fus escorté de deux gendarmes pendant une partie de mon voyage ; et l’on m ’avait indiqué l’itinéraire, que je devais strictement observer jusqu’à ma destination.

    A ma sortie de la prison de Bayonne, quand je me mis en route vers la Normandie, tous mes amis et la majorité des habitants eurent pitié de m oi et ne purent s ’empêcher de blâmer l ’autorité orléaniste. Mais tant il est vrai que les jugements de Dieu sont bien différents de ceux des hommes ! La Divine Providence me conduisit dans la ville d ’Alençon, pour m ’envoyer plus tard de là dans un couvent de Belgique. Par un hasard providentiel, en effet, j ’ai su qu ’il y avait un couvent de capucins dans la ville de Bruges (2). « Le Ciel m ’est propice, m ’écrié-je. Dieu m ’appelle à ce couvent ! U faut y aller ! » Je pris la plumeet adressai une lettre au R. P . Supérieur de cette communauté, suppliant sa fraternelle charité de me recevoir. Je reçus une réponse favorable et je me mis en route vers cette chère Belgique, où j ’arrivais, je crois, au mois de mai 1841. Le supérieur était le P. Juste de [Tielt] (3).

    [V .] M ission po u r l 'A m é r iq u e .

    Après une année de séjour au couvent de Bruges, je reçus une obédience de notre R me Père Général, Eugène de Rum il-

    (1) A Bayonne, il avait juridiction pour les Espagnols. Dans une note de Mgr Corselis, qui connut le P. Guillaume à Bruges, il est dit que le Père arriva en cette dernière ville le 19 mai 1841, qu’il était prédicateur et confesseur des réguliers et séculiers depuis 1824 ; «admissus fuit ad excipiendas confessiones hispanorum in dioecesi Baionnensi *. Suit encore la mention : « Alençon, Ev. Séez ». (Archives du dioc. de Bruges, dossier Corselis).

    (2) En 1838, les capucins de Bruges avaient négocié avec le P. Joseph de Mataro. capucin catalan à Toulouse, pour obtenir un lecteur et un supérieur de cette province ! mais la chose n’aboutit pas. Toutefois ce n’est pas à Toulouse que le P. Guillaume apprit l'existence du couvent de Bruges ; il fut renseigné par un frère des écoles chrétiennes, belge d’origine, fixé à Alençon ( I l d e f o n s o , pp. 417-418).

    (3) Le nom de la ville natale du P. Juste est resté en blanc. — Comme il est dit à la note 1, c'est bien le 19 mai 1841 que Guillaume arriva à Bruges.

    488 AUTOBIOGRAPHIE

    1864

  • DE GUILLAUME D’ UGAR, CAPUCIN 489

    ly, pour les missions de l’Amérique du Sud, dans la république de Vénézuela. Je pouvais m ’embarquer à Marseille ou à Bordeaux, où je trouverais d'autres missionnaires capucins espagnols, ayant la même destination. Cette obédience me plut beaucoup, car j ’avais toujours aspiré à devenir missionnaire. Je me rendis donc à Bordeaux (1), où je rencontrai 5 PP. Capucins espagnols, qui venaient d ’arriver de leur patrie. Ils se rendaient au Vénézuela, non pas comme missionnaires, mais seulement parce que le gouvernement espagnol persécutait le clergé.

    Je me suis embarqué à Bordeaux au commencement de juin de la même année [1842] ; et après une heureuse traversée de 40 jours, nous débarquâmes dans le port de la Guayra (2), un jour après l ’arrivée des autres Pères Capucins, destinés aux missions de Vénézuela. Ceux-ci s’étaient embarqués à Marseille, venant la plupart des couvents d ’Italie.

    Après 3 ou 4 jours de relâche à la Guayra, je passai à Caracas, capitale de la république. Quelques jours après mon arrivée, j ’y fus atteint d ’un triste mal qui sévit dans ce pays et y fait bien des victimes. Ce mal s ’appelle P u jo s et consiste en une dysenterie accompagnée de grandes douleurs. Par bonheur, j ’étais logé chez M. le Chanoine Magistral de la Cathédrale (3), qui me soigna fort bien. Une fois rétabli, je me rendis d ’abord à une mission très étendue, qui avait plus de 12.000 âmes (4) ; de là, je passai chez les Indiens sauvages, qui vont tout nus, sur l ’Orénoque (5). C’était un pays malsain, au milieu d ’une affreuse solitude, tout près de R io Negro.

    Mon compagnon, un Père Dominicain espagnol (6), un de mes amis les plus intimes, tomba dangereusement malade et fut obligé de quitter cet endroit. J ’aurais dû m ’en retirer aussi ;

    (1) Aux archives du Diocèse de Bruges, Dossier Corselis, on conserve toujours le brouillon de la lettre de recommandation du prélat en faveur du P. Guillaume. Elle est datée du 20 avril 1842.

    (2) Il y a ici une légère différence avec les données du P. I l d e f o n s o , p. 421. D’après cet auteur, Guillaume débarqua le 16 juin 1842, après une traversée de 33 jours seulement. — Le préfet de la mission était le P. Raymond de Murieta ( I l d e f o n s o , p. 422) ; c'est donc à tort que les archives des capucins belges (I. 7498, p. 109) donnent ce titre au P. Guillaume.

    (3) Mr. Dia ( I l d e f o n s o , p . 423).(4) S. Francisco de los Tiznados (Ibid., p. 424).(5) Mission de Caribén (Ibid., pp. 427SS.). Il s'y rendit le 27 avril 1843 (p.

    429).(6) P. Ignace Feraandez (Ibid., p. 427).

    1865

  • 490 AUTOBIOGRAPHIE

    mais puisque l ’on m ’avait confié la direction de cette mission, appelée de l’Apure, je voulais y rester définitivement. Malheureusement, le gouvernement ne m ’envoya pas les secours promis pour la réduction des indigènes et l ’entretien des missionnaires. J ’entrepris des démarches auprès des autorités, mais tout fut inutile. Le gouvernement nous avait misérablement trompés.

    Mon com pagnon s ’étant retiré de la mission, j ’y restai tout seul, sans m oyen de subsistance. Un peu de riz et un peu de café, que j ’avais apporté à la mission, telle était toute ma nourriture.

    Un jour m ’est arrivé quelque chose de vraiment plaisant ; je m ’en vais le raconter. Il y avait dans cette contrée un vieil Indien marié, déjà civilisé, mais pauvre. Ce bonhomm e avait tué une vache, destinée au saloir, pour s’en nourrir avec sa famille. Il m ’en donna un grand morceau et j ’étais fort content d ’un cadeau aussi inattendu. Mon domestique, qui était bon mais rustre et très ignorant, abandonna la viande à la cuisine ; celle-ci était une petite cabane, faite de branches, mais ouverte à tous les vents. L ’indien s’en alla, je ne sais où ; à son retour, dans la matinée du lendemain, la viande avait disparu. Avant l’heure de midi, je me trouvais à regarder la campagne, pour me distraire ; j ’y vis un spectacle plaisant : une multitude de corbeaux se battaient d ’une manière atroce. Je me demandai en vain ce qui les prenait. J ’allai voir. Et quelle ne fut pas ma surprise, de constater que les coquins d ’oiseaux étaient en train de manger la viande volée ! Pauvre Guillaume ! Il resta réduit à la disette, comme devant !

    Voici un autre accident plus sérieux que celui des corbeaux. Un jour que je me promenais, un bon bâton à la main, je vis à deux pas de moi dans le foin une chose obscure que je ne distinguais pas de suite. Comme ma vue a été toujours assez basse, l ’envie me prit de toucher l ’objet de mon bâton. Hélas ! c ’était un serpent endormi, qui se déroula vivement. Je reculai frappé d ’épouvante ; mais reprenant courage, je m ’élançai vers l’animal, qui s ’était retourné contre moi comme un chien enragé. Craignant qu ’il ne se jetât sur moi, d ’un vigoureux coup de bâton, je lui cassai l’épine dorsale. Ce serpent s’appelle M a p an a ré : c ’est la pire espèce du pays.

    Plus tard, je suis tom bé malade et bien malade ; je me suis rétabli, mais pas entièrement. En me voyant là tout seul et sans secours humain, je pris une barque pour S. Fernando, capitale de la province d ’Apure. Le curé, qui était espagnol, me reçut avec la plus grande charité.

    1866

  • DE GUILLAUME D’ UGAR, CAPUCIN 491

    Je passe sous silence tant d ’autres misères et privations, endurées en ce pays.

    Après être resté quelque temps chez le curé de S. Fernando, je repris la route avec mon pauvre compagnon malade ; nous nous rendîmes ensemble à Caracas. Il y est mort en saint, après bien des souffrances.

    Peu après, je fus atteint une nouvelle fois du mal qui m ’avait frappé à mon arrivée à Caracas. La maladie fut longue et la convalescence plus longue encore. Les médecins me conseillèrent de quitter le pays et de retourner en Europe, m ’assurant que je serais guéri dès que j ’aurais dépassé le tropique. C’est ce qui arriva.

    Je me suis embarqué au port de la Guayra ; et après une heureuse traversée de plus de 40 jours, j ’arrivai à Bordeaux en très bonne santé, grâce à Dieu (1).

    De Bordeaux je gagnai notre couvent de Marseille ; mais le climat m ’y fit bien du tort. Je passai à Toulouse, et ma santé s ’y améliora heureusement. Mais le commissaire central de cette ville m ’ordonna de quitter le saint habit. En me voyant alors au milieu du monde, sans couvent et dépouillé de mon saint habit, je retournai en Amérique. Embarqué à Bordeaux, j ’arrivai au port de la Guayra, je ne me rappelle plus après combien de jours.

    Presque sans m'arrêter en cette ville, je me rendis à Caracas. J ’y trouvai quelques-uns de mes confrères, mais pas tous ceux que j ’y avais laissés à mon départ ; la mort y avait fait des victimes.

    Peu après mon arrivée à Caracas, je me rendis à ma première mission de Saint-François de los Tiznados. Plus tard, la même maladie me reprit, plus violente que la première fois. Je me retirai à Caracas et Mgr l’Archevêque me plaça dans son séminaire, avec les titres de vice-recteur et de directeur spirituel.

    Me voyant toujours atteint d ’une si triste maladie et ayant perdu notre T. R. P. Supérieur, je dus quitter le Vénézuela pour la seconde fois et à jamais, après y avoir passé deux périodes de quatre ans. Je m ’embarquai à la Guayra ; j ’arrivai à Bordeaux après trois affreuses tempêtes en moins de six jours.

    (1) C'était le 8 juin 1845 qu'il s'embarquait. La traversée dura 52 jours , il arriva à. Bordeaux le 29 juillet ( I l d b f o n s o , p . 443)-

    1867

  • 492 AUTOBIOGRAPHIE

    [VI. E n E u r o p e ].

    De Bordeaux, je partis pour l’Espagne, avec l’espoir d ’y rencontrer mon ancien P. Provincial. Je portais la tenue civile et je ne suis resté au pays que 14 ou 16 jours. Je retournai en France.

    Quelques mois plus tard, je me mis en route pour mon ancien couvent de Bruges (1851). Le gardien s’appelait P. Séraphin de Bruges, et le custode provincial, T .R .P . Bernardin d ’Uden (1).

    Plus tard, au couvent d ’Enghien, j ’appris qu ’un Père espagnol, de mon ancienne province, avait obtenu un rescrit du Souverain Pontife et l’agrément de notre R me P. Général, pour bâtir un couvent tout près de la frontière espagnole ; mais il était sans sujets (2). Ce custode provincial, à son retour du chapitre général célébré à Rom e (3), m ’annonça que le R me P. Général lui avait permis de me donner l’obédience nécessaire, si je désirais rejoindre la nouvelle fondation. J ’acceptai l ’ invitation et l ’obédience et je quittai la Belgique.

    Dans un village français près de Bayonne, je ne trouvai que le Père fondateur et un ancien frère lai installés dans une petite maison, louée aux frais de Mgr l’évêque de Bayonne (4). On ne savait pas encore où l’on construirait le couvent projeté. Quelle déception ! J ’y restai néanmoins 18 m ois...

    Entre-temps, les Carlistes commencèrent à se remuer, pour fomenter une contre-révolution. Le consul espagnol de Bayonne me fit dire de me retirer à l ’intérieur de la France, au moins à la hauteur de Bordeaux ; sinon... Menaces !

    Je passai un mois à Bordeaux. J ’y recommençai mes démarches pour me faire admettre une nouvelle fois en Belgique. Le T. R. P.

    (1) Le P. Guillaume arriva à Bruges le 20 août 1851 (Archives des capucins de Belgique, III, 2090). Il y remplit les fonctions de socius du P. Maître ; et à ce titre son nom figure au registre des votations et professions du 26 févr. au 8 oct. 1852 (Archives des capucins de Belgique, II, 7294, pp. 12-15 ; 10.003, pp. 24-28). Le 7 juin de la même année, il eut une mention spéciale au poème de circonstance, imprimé à Bruges (Zegenwensch..., p. 10) à l'occasion de la profession de plusieurs religieux. On l’y appelle déjà un vieillard ! C’est que son existence tourmentée l’avait sans doute vieilli avant le temps. II fut encore mêlé à une controverse à propos d’une profession, en novembre 1S52 (Archives citées, II, 3190, p. 209).

    (2) I l s’agit du P . Fidèle de Vera, mort en odeur de sainteté. ( I l d e f o n s o , pp. 2 7 3 -2 7 4 ; Anal. Ord. Min. Cap., t. X I X , 19 0 3 , pp. 3 6 7 -3 7 0 ).

    (3) En 18 5 3 .(4) A S. Pierre d’Irube demeuraient le P. Fidèle et son inséparable compagnon,

    le f r . F ir m in d’Echay (Anal., loc. cit., p. 389).

    1868

  • DE GUILLAUME D ’ UGAR, CAPUCIN 493

    Pierre (i) y était alors vicaire provincial et il eut la bonté de me recevoir. Me voilà donc pour la troisième fois dans ce pays ; après un séjour au couvent d ’Hazebrouck, je résidai ensuite à Enghien (2).

    Sera-ce maintenant le dernier de ces nombreux voyages, que j ’ai faits par terre et par mer ? Oui, sans doute ! Désormais on me laissera vivre tranquillement dans cette chère Belgique !...

    Mais non ! J ’entends une voix qui me dit : « Il faut voyager ■encore ! Il faudra aller jusqu’aux extrémités de la France, au même endroit où, jadis, vous avez été jeté en prison !... »

    De fait, en 1863 (3), je reçus une obédience de notre R me P. •Général, pour aller comme gardien au couvent de Bayonne (France). En 1868, le même Général, Nicolas de S. Jean, m ’envoya au couvent d ’El Pardo, près de Madrid, où quelques-uns de nos Pères et Frères s’étaient réunis. Nous y étions fort bien. Le gardien était le R. P. Séraphin de Los-Arcos (Ichan) et j ’y remplissais la double charge de vicaire et de maître des novices. Nous en avions déjà une quinzaine et beaucoup de postulants (4)...

    J ’étais heureux, plus que jamais, de pouvoir passer en Espagne les derniers jours de ma vieillesse. Mais hélas, il fallut encore partir pour un bien long voyage !

    Au bout d ’un mois de résidence au couvent d ’El Pardo, la révolution éclata de nouveau dans le pays et à Madrid, je crois le 28 septembre 1868... Tout était perdu pour les religieux qui s’étaient réinstallés au couvent. Il fallait l'abandonner et quitter l ’Espagne, si l ’on voulait vivre en religieux et conserver l ’habit(5) !

    Je pris ce dernier parti.

    (1) Le P. Pierre de Hooge Zwaluwe fut vicaire provincial après la mort du P. Bernardin d’Uden (25 Nov. 1854) jusqu’au chapitre du 7 juillet de l’année suivante.

    (2) Le P. Guillaume quitta Hazebrouck pour Enghien le 12 juillet 1855 (Archives citées, II, 8668, p. 33). Puis il est signalé à plusieurs reprises au couvent du noviciat (Enghien) (mêmes archives, II, 10.003, pp. 45, 46, 71 ; II. 10.054 •II. 10.080 ; II. lo .o ii, pp. 121, 139). Il y portait les titres de prédicateur, confesseur et pénitencier des religieux. Nous n’oserions pas en conclure toutefois (cfr. Ildefonso, p. 446) que le Père ait jamais prêché en français et surtout pas en flamand 1 — A Enghien, le P. Guillaume a été gravement malade, à tel point qu'il dut être administré (Et Mensajero Serafico, t. II, 1884-1885, p, 331).

    (3) Il partit de Belgique le 16 févr. 1863 (Archives citées, III, 1011, p. 1). En sept. 1864, il fit appeler à Bayonne le P. René de Reims, religieux de la province hollando-belge (Archives citées, II. 3190, p. 337 ; 3200, p. 2).

    (4) Voir sur el Pardo, les Annales Franc., t. V, 1868-1869, pp. 74-75- P*1 erreur, le nom s’y écrit Cardo, niais plus loin (p. 137) k faute est rectifiée. Voir encore I l d e f o n s o , p. 451.

    (5) Annales Franc., t. V, 1868-1869, pp. 137-140.

    1869

  • 494 AUTOBIOGRAPHIE

    Muni d ’une obédience de notre R me P. Général, reçue au couvent de Paris, je suis revenu pour la 4e fois en Belgique, chez les charitables capucins de cette province. Le T. R. P. Provincial, fr. Célestin (1), a eu la complaisance et la charité de me recevoir. Que Dieu soit béni !

    (1) I l s'agit du P. Célestin de Wervicq, déjà mentionné. Le 1 9 avril 1868, c e même R. P. écrivit au R me P. Général, que Guillaume d’Ugar lui avait demandé si on voudrait encore le recevoir, maintenant qu’il se lait vieux ; la. réponse fut qu'on serait heureux de le revoir (Rome, Archives Générâtes des Capucins, Belgica V, farde Epistola Provincialium). Guillaume arriva en Belgique en novembre de la même année (Archives des cap. de Belg. I I , 3190, p. 408 ; I I , 3200 p. 102). Le 16 juin 1869, son jubilé de 50 années de vie religieuse fut célébré avec grande pompe à Anvers (Archives citées, I I , 3190, p. 412 ; 3200, p. 107 : Annuarium Provinciale SS. Trin. Hollando-Belg., fasc. I (Bruxelles (1870), p. 70; Annales Franc., t. VI, 1869-1870, p. 305; De Minderbroeders-Cap. te Antwerpen [Anvers 1906], p. 31 ; I l d e f o n s o , p. 447). Guillaume est encore mentionné aux Archives des cap. de Belg., I I , 1003, pp. 152, 176. — Le 1 1 mai 1878, le provincial Benoit d ’Asten écrit au Ministre Général que le P. Guillaume est demandé comme maître des novices en Andalousie ; mais une seconde lettre du même, dit que le Père désire une obédience pour la province de Navarre (2 juillet 1879) ; enfin le 19 juillet, le P. Benoît écrit à Rome que l'obédience du Ministre Général a été remise au P. Guillaume (Rome, Archives Génér., Belgica V, farde Epistolae Provincialium). Le 22 juillet 1879, il partit pour Pampelune (Arch. des Cap. de Belg. I I , 3200, p. 286 ; III, io n , p. 1). En 1881,il passa de ce couvent à celui de Fuenterrabia et y mourut le 20 mars 1885 ( I l d e f o n s o , pp. 452-453).

    1870