Au XIX siècle, lois et juges

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Au XIX siècle, lois et juges condamnèrent au bagne em- poisonneuses, violeurs, as- sassins et avorteuses mais aussi faussaires, vagabonds, bigames et voleurs. Cet uni- vers aux portes de l'enfer abritait ainsi pêle-mêle monstres sanguinaires et pe- tits malfaiteurs, êtres im- mondes et misérables men- diants, épaves irrécupérables et simples filous.

Après s'être livré à de minutieuses recherches, l'auteur livre ici les secrets des prisons de Montélimar, Valence, Montpellier et dé- peint l'horreur des bas-fonds du bagne portuaire de Toulon ainsi que des bagnes colo- niaux de Guyane et Nou- velle-Calédonie.

A travers huit récits abondamment illustrés, il décrit la vie authentique et fabuleuse d'une centaine d'hommes et de femmes qui, pour des crimes abomina- bles, parricide ou viol de fil- lette, comme pour des in- fractions mineures, vol de pain ou faux en écriture, fu- rent condamnés aux travaux forcés à temps ou à perpé- tuité.

Un index alphabétique de 1 400 noms recense villes, villages, quartiers, hameaux et personnages de ces drames qui tous se déroulèrent au cœur de la Drôme provençale de jadis.

Dans ce pourrissoir hu- main qu'était le bagne où régnaient corruption, bruta- lité, alcoolisme et pédérastie, ces forçats connurent humi- liation, souffrance, désespoir et mort.

Pour eux, la guillotine eut été plus douce.

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Les bagnards de la

Drôme Provençale

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Du même auteur

LE BUDGET DES COMMUNES DE MOINS DE 10 000 HABITANTS Berger-Levrault (Paris, 1979, rééditions en 1982, 1984, 1986, 1987, 1989, 1990 et 1992). LE MIROIR AUX SILHOUETTES (poèmes) Institut Académique (Paris, 1987). L'ACCÈS AUX DOCUMENTS DES COLLEC- TIVITÉS TERRITORIALES Sorman (Paris, 1988, réédition en 1989). LE CONSEIL MUNICIPAL Sorman (Paris, 1988, réédition en 1989). L'AGENDA FINANCIER DU MAIRE Sorman (Paris, 1990, réédition en 1991). LA PETITE HISTOIRE DE LA VALDAINE La Mirandole (Pont-Saint-Esprit, 1992).

Couverture : LA BASTONNADE AU BAGNE DE TOULON (dessin de Pierre Letuaire, correspondant de presse à l'Illustration - Journal Universel de 1844 à 1869).

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Roland BROLLES

Les bagnards de la

Drôme Provençale Sur la trace des forçats

de leur village natal à l'enfer des bagnes du XIX siècle

La MIRANDOLE Pascale Dondey éditeur

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Note de l'éditeur

Gilbert Sauvan, justement surnommé «Le petit poète de Marsanne », est connu dans la Drôme pour son habitude de versifier. Doyen de l'assemblée départementale, il est capable d'im- proviser à la tribune un compliment en vers, sans notes, à l'image de cette préface.

(d'après Michel Richard in « Le Grand Chambardement », Ed. La Mirandole).

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Préface

A Roland Brolles, l'ami

J'ai rencontré souvent au cours de l'existence Des chantres du terroir débordant d'éloquence Qui maniaient le verbe avec un art subtil ; De Pagnol à Daudet, ils avaient le profil.

J'ai connu des félibres, enfants de la Valdaine, D'illustres troubadours aux refrains qui entraînent, Déclamant des poèmes, des contes inédits Qui charmaient l'auditoire rapidement conquis.

Et puis, j'ai découvert le talent d'un poète, Ecrivain confirmé, historien en vedette, Qui le cœur à l'ouvrage et l'esprit minutieux Recherche et analyse des documents précieux.

Eh oui, ce surdoué, c'est l'ami Roland Brolles Qui a pris ses racines en ce haut lieu : Char ols. Cet enfant du pays est pour moi la fierté Car je l'ai vu grandir au pied des champs de blé.

C'est le joyeux copain, souriant et aimable, Qui a l'art, la manière d'être toujours serviable, C'est le nouvel apôtre, dévoué serviteur De l'histoire locale aux colorées saveurs.

Il perpétue, transmet par ses œuvres écrites La circonstance-choc afin qu'elle s'hérite. Ah ! Que d'évocations dans chacun des récits Qu'avec sa plume alerte, Roland nous a décrits.

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Lire les anecdotes est un plaisir intense Qui offre à nos pensées des points de référence. Quelle tâche assidue a-t-il dû consacrer Pour fouiller les archives et les enregistrer ?

Roland l'infatigable, sans pause ou intervalle, Nous parle des bagnards en Drôme Provençale. Un travail de titan : la reconstitution Des procès des assises et les condamnations ; La vie d'un condamné et les raisons d'un crime Qui avait pour mobile, désespoir ou famine. Roland Brolles s'insurge tant est terrifiant Le sort de ces bagnards dans leur monde effrayant.

Par l'imagination, partageant leurs souffrances, Il s'en va côtoyer ces êtres du silence. L'écrivain met son âme, son savoir et son cœur Pour démontrer combien le bagne était l'horreur.

Ainsi, m'a-t-il appris la mauvaise fortune Réservée au bagnard issu de ma commune.

Cher Roland... l'érudit..., je savais ta passion Pour doter nos mairies de tes informations Par l'un de tes ouvrages que chacun qualifie Pour guider nos budgets d'une « encyclopédie ». Mais je ne pensais pas que tu dirigerais Tes dons, tes facultés vers le riche passé. Tes textes authentiques sont des pages d'histoire Qui pour notre pays ont valeur de mémoire. Aussi, je me permets de te féliciter. Ton travail acharné est bien récompensé Par mon admiration et par mes vœux sincères Au succès de l'ouvrage où règne la lumière.

Mars 1993 Gilbert Sauvan Maire de Cléon d'Andran Vice-Président du Conseil général de la Drôme

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A Nicole,

épouse et femme hors du commun dont l'amour et l'énergie donnent vie aux projets les plus fous. Et les miens le sont souvent.

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Au lecteur

La Drôme Provençale de jadis, et notamment la plaine de la Valdaine ceinturant Montélimar, est pour l'historien un coup de cœur aux multiples reflets. Cette terre de lumière encerclée par les reliefs de l'Ardèche, du Gard, du Vaucluse, des Alpes de Haute- Provence et des Hautes-Alpes, veinée d'une myriade de ruisseaux et de rivières, bordée à l'ouest par le fleuve Dieu, le Rhône, était tout à la fois. Le meilleur comme le pire.

C'était le terroir du bonheur quand le grain était au grenier, le cochon au saloir et le vin en futaille.

C'était le terroir de la douceur quand le vent du midi caressait les épis de blé noir, le fiancé sa promise en sabots et le paysan sa vache au gros ventre.

C'était le terroir des odeurs quand la lavande sauvage et la farigoule embaumaient les côteaux, les truffes l'omelette baveuse et la fleur de tilleul la cour des fermes.

C'était le terroir de la sueur quand la forêt reculait sous la hache, la lande sous la charrue et les caillasses sous la pioche.

C'était le terroir des douleurs quand les crues détruisaient les masures, le mistral les toitures et la grêle les cultures.

C'était enfin le terroir de la terreur quand l'homme devenait fou, sa main criminelle et son âme noire comme du jus de chique.

C'était alors le temps des larmes, du sang, des prétoires, des prisons, de la guillotine ou, pire encore, du bagne.

Si la majorité des condamnés aux travaux forcés ont agi par cupidité, bêtise ou jalousie, beaucoup n'avortèrent, tuèrent ou volèrent que par désespoir, passion ou famine.

Mais quel que fût le motif de leur condamnation, les bagnards payèrent de leur liberté, parfois de leur vie, le prix de leur forfait. Comme leurs victimes, ils appartiennent désormais à l'Histoire.

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Leurs actes insensés et leurs vies tumultueuses permettent en effet aujourd'hui de mieux comprendre les mœurs du XIX siècle, de justifier les sanctions souvent sévères infligées par les juges et de découvrir les pourrissoirs humains que devinrent les bagnes portuai- res et coloniaux.

Les bagnards ne furent que de pauvres pantins sous la coupe et les coups de la toute puissante Administration pénitentiaire, impla- cable et corrompue. Tous assumèrent leur funeste destin en prenant les chemins de la solitude, de la souffrance et du remords. A ce titre, ils méritent le respect. Leurs descendants n'ont donc pas à rougir d'inscrire de tels ancêtres dans leur arbre généalogique.

Si, à l'époque, les bagnards étaient considérés comme des êtres marginaux, sauvages et repoussants, l'historien ne voit à présent en eux que des hommes et des femmes très ordinaires dont la vie a basculé sur un coup de dé, l'instant d'une folie passagère, parfois meurtrière, mais le plus souvent anodine comme le vol d'un pain ou celui d'une boucle d'oreille.

Julien Charrouin, fils d'Eustache Charrouin et de Marie Brol- les, fut condamné en 1889 à 10 ans de réclusion criminelle pour avoir volé deux mulets à des paysans de Pierrelatte. J'ai très vraisemblablement des liens familiaux avec ce voleur mais ce n'est pas pour autant que je le renie. Il ne met aucunement à mal l'honneur et l'intégrité de ma famille. Puissent penser de même tous les descendants des acteurs des drames relatés dans cet ouvrage où l'imagination concrète a, pour une meilleure compréhension des faits, comblé les vides historiques.

L'Histoire est cruelle, la vérité aussi. Et les deux vont de pair.

Durant deux siècles, de 1748 à 1953, le seul nom du bagne a semé la terreur sans pour autant arrêter le déferlement de la criminalité en France. Près de 250 000 bagnards, dont 70 % de voleurs, connurent de leur vivant un avant-goût de l'enfer.

Succédant aux 70 000 galériens condamnés aux bancs de rame de 1560 à 1748, ils furent tous les nouveaux esclaves de l'Etat français.

Sous prétexte de justice, de morale et de religion, les gouver- nements couvrirent les pires atrocités dans les bagnes, faisant perdre tout sens de la dignité à ces pauvres épaves qui, tels des déchets, s'enfoncèrent dans la fange de la société, sans espoir de rachat ou de survie.

Pendant des mois, j'ai côtoyé ces êtres désespérés, déracinés, touchant le fond de la misère humaine, payant au centuple leurs infractions à la loi, ombres d'hommes, simples matricules livrés à

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l'arbitraire, à la violence et condamnés à disparaître dans le silence et l'oubli.

Je les ai suivis au fil de leurs déplacements, passant du charme désuet de leur village natal à l'austère tribunal, de l'infâme prison à la chaîne meurtrière, du bagne sans pitié au cimetière improvisé sur la jetée d'un port, au cœur de la jungle ou au milieu de l'océan.

J'ai partagé leur vie, imaginant les souffrances qu'ils avaient générées à leurs victimes mais aussi celles, excessives et inutiles, qu'ils subirent chaque jour dans leur âme et leur chair.

Peu à peu, ces bagnards ont accaparé mes pensées, mes loisirs, mes nuits au point d'être partout présents dans mes rêves et mon quotidien. Pour m'en délivrer, il m'a fallu écrire le récit de chacun d'eux. C'est chose faite désormais. Je vous livre ainsi le monde impitoyable des bagnes du XIX siècle sur la trace de ces Drômois qui, judiciairement condamnés aux travaux forcés, étaient dans les faits, condamnés à mourir dans d'abominables conditions.

Pour eux, la guillotine eut été plus douce.

Roland Brolles

N.B. : Dans cet ouvrage, le terme de bagnard s'applique à tous ceux qui, hommes et femmes, furent condamnés à la peine des travaux forcés sans distinction de leur lieu de détention. En annexes, le lecteur trouvera un lexique des noms peu usités signalés dans le texte par un astérisque (*) ainsi qu'un index alphabétique des 1 400 noms propres cités avec la référence au numéro du récit.

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I

1788-1833

En dérobant deux sacs d'écus, Michel Chastel et Antoine Mège

précipitèrent leur mort, broyés et humiliés par le poids des chaînes du bagne de Toulon

Allan, La-Bâtie-Rolland, Marsanne, Montélimar, Sauzet

« Oh ! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton ! La double chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne. Les chiens, les chiens sont plus heureux. »

Victor Hugo « Les Misérables »

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1 - Le 3 avril 1825, Antoine Mège et Michel Chastel profitèrent de l'office divin pour voler les écus d'Etienne Chassagnon de Sauzet. Ce larcin leur valut 5 ans de bagne. (Photo Lang fils aîné, édit. Lagier - Coll. Jean Busa).

2 - Né en 1788 à Allan, le forçat Antoine Mège épousa à Sauzet en 1823 Françoise Morin. Enfant trouvée dans les rues, cette dernière fut élevée à la dure par les sœurs de l'hospice de la Charité de Lyon. (Photo Lang fils aîné, édit. Peyrol - Coll. Marc Durand).

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Les cloches percèrent la quiétude de cette fin d'après-midi printanière. En ce dimanche 3 avril 1825, l'enfant du pays, Jean- François-Régis Bovet, curé de la paroisse de Sauzet, appelait ses ouailles à célébrer les vêpres dans la petite église romane dont il était le prêtre depuis le 1 janvier 1824.

Perchée sur l'historique mamelon de la famille des Poitiers où séjourna au XV siècle le Dauphin, futur roi Louis XI, l'église, tour- nant résolument son dos voûté à la plaine de la Valdaine, s'ouvrait sur la place fortifiée. Depuis 1803, date de l'érection en paroisse de la succursale, ce modeste édifice bâti au XII siècle par les moines bénédictins connaissait une fréquentation accrue. Ce phénomène était aisément compréhensible quand on savait que les fidèles Sauzillards avaient été privés pendant des siècles de service religieux dans leur village, contraints qu'ils étaient de rendre leurs pieux devoirs à Saint-Marcel, village voisin, dans un bâtiment du prieuré de l'ordre de Saint-Benoît.

Venant assister à l'office divin, les paysans pénétraient dans l'enceinte du vieux château par les portes monumentales de la Fontaine, de la Posterle et de la Croix. Les sabots des hommes et des bêtes de trait résonnaient dans les venelles pavées de galets du Roubion. Ces ruelles serpentaient d'étrange façon dans un extraor- dinaire enchevêtrement de maisons imbriquées les unes aux autres par des murs mitoyens, des arceaux ventrus et des voûtes épaisses.

Les demeures cossues, aux portes ornées de blasons de pierre et aux fenêtres décorées de frises finement sculptées, côtoyaient petites masures, clapiers, remises et écuries. Même privé de clarté naturelle, le cœur du village s'illuminait de bruits et d'odeurs dans un décor suranné.

Percées à hauteur du regard par de rares ouvertures toutes habillées de grilles de fer, les murailles étaient austères, presque aveugles, mais combien sécurisantes pour les Sauzillards dont plusieurs générations avaient grandi dans leur ombre tutélaire.

Au sommet des remparts, se détachant dans la pureté de ce ciel provençal, les gargouilles taillées dans le roc donnaient quelques reliefs à la verticalité des immenses pans. A leur pied, usées par le frottement des roues des charrettes, les pierres de taille avaient perdu leur belle régularité originelle.

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La plupart des gens de la campagne ne se déplaçaient à vêpres que contre leur gré. Le curé leur demandait bien de respecter le jour de repos dominical mais la terre d'avril était si exigeante sous les chaleurs naissantes qu'il était véritable péché que de l'abandonner, ne fût-ce que pour quelques heures. Ainsi, quand on était paysan, venait-on entendre chanter le curé, non pas par foi ardente, mais par souci de ne pas contrarier la clémence des cieux. Pommiers et cerisiers étaient en fleurs, saint Lambert, patron du village, saurait bien les protéger d'un gel tardif si on lui consacrait quelques dévotions. De même, les graines de vers à soie allaient bientôt éclore et la feuille de mûrier se développait à vue d'œil. Ce n'était pas le moment de se mettre à dos Dieu et son ministre en robe de bure. Mais ce que la campagne souhaitait par-dessus tout, c'était que le dicton du pays « Il n'est si gentil mois d'avril qui n'ait son chapeau de grésil » restât lettre morte car la grêle hachait en une poignée de secondes plusieurs semaines de dure sueur. Dieu saurait bien leur éviter ce terrible calvaire.

Dans les ruelles, convergèrent vers la chaire du curé Bovet les paysans Louis Culty, Louis-François Mourier, Jacques Magnet, Jean-Louis Sibourg, Jacques Vignal, Jean-Louis Mariton et Joseph Pellegrin.

Sur le pavé, se croisèrent l'officier de santé Jean-Baptiste Hennequin, le marchand quadragénaire Jean-Baptiste Roche, le capitaine Jean-Antoine Chevallier arborant au revers de sa veste sa distinction des Ordres royaux, Jean Morin le vendeur de dentelles, Jean Peillon le tisserand et Jean-Pierre Sibourg le fabricant de petites étoffes.

Dans leurs échoppes respectives, au son des cloches, les cordonniers Louis-Laurent Benoit, Sylvestre Mège, Laurent Rome, François Serret et Jean-Pierre Pradier posèrent poinçon, vrille, mailloche, tranchet et fil à coudre enduit de poix pour aller à l'église. Narines pleines d'une bonne odeur de vieux cuir, le bourrelier Charles Bérenger, avant de partir lui aussi, glissa une dernière brassée de paille de seigle dans le collier décousu d'un cheval en se promettant de finir son ouvrage ce soir, à la lueur de la chandelle.

Plus loin, les menuisiers Jacques-Antoine Beaux et Antoine Cheynis balayèrent les derniers copeaux sur leurs établis, rangèrent trusquin (*), compas, bouvet (*), guillaume (*) et se rendirent à la messe. Sous ses ciseaux de tailleur de pierre, Jean-François Arsac faisait naître des guirlandes de fleurs dans un bloc destiné à la façade d'une maison de maître quand la cloche l'arrêta net. Il s'épousseta et sortit aussitôt. Jean-Louis Benoit et François Roche, tailleurs d'habits de leur état, laissèrent eux aussi petit velours, ruban de soie et bobine de coton pour rejoindre les travées de l'église.

Une seule corporation, celle des cabaretiers, ne mit point la clé sous la porte. Le jeune aubergiste Jean-Pierre Gourdon accueillit

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ceux qui préféraient de beaucoup les délices de l'eau-de-vie à ceux de l'eau bénite. Au même instant, dans son estaminet, Jean-Pierre Ladreyt vit s'attabler chez lui la fine fleur de Sauzet devant des pichets de vin à la robe pourpre comme celle de l'évêque.

Quelques bâtisses plus loin, malgré la fatigue de ses soixante- deux ans, Antoine Arnaud, autre aubergiste, continua à servir ses mécréants de clients. Femme au curé, homme au café, disait-il souvent sur le ton de la plaisanterie. Les jours de messe étaient donc pour lui jours de bonne recette. Et puis, ses quelques économies bien dissimulées dans sa maison ne lui permettaient pas de fermer boutique alors que le soleil n'était pas encore couché.

Il vivait dans une maison du village avec son beau-frère, le dévot Etienne Chassagnon qui, pour assister aux vêpres de Pâques, avait mis les habits du dimanche. Une fois prêt, Chassagnon ferma la lourde porte de bois clouté et se rendit à l'office, laissant la demeure familiale sans gardien.

Au même instant, Françoise Mège, fille Morin, gagna l'église et s'assit sur l'un des bancs réservés aux femmes. Elle était nerveuse, rongée par l'inquiétude. Antoine, son mari, lui avait annoncé une surprise à son retour de la messe. Les pires pressentiments l'assail- laient comme si un malheur était imminent. Chants et prières l'apaisèrent un peu dans ces lieux saints lui rappelant l'un des plus beaux événements de sa vie.

Le 16 janvier 1823, ce fut ici même et pour ses vingt-cinq ans, qu'elle avait épousé le paysan Antoine Mège, natif d'Allan, de dix ans son aîné. Le maire Pierre Roussin empêché, ce fut l'adjoint François Mazet qui célébra le mariage en présence des menuisiers Etienne Béringuier et Jacques Faugerol, du riche propriétaire Jean-Isaac Robert et surtout, honneur suprême, de Louis-Etienne Maussier qui, à trente-neuf ans, était déjà percepteur des contributions directes à Sauzet.

Leur union avait été bénie dans cette même église par le vieux curé François-Thomas Pascal qui, depuis, s'était retiré sur place. Ce jour-là, Françoise, enfant trouvée dans une rue de Lyon et élevée à la dure par les sœurs de l'hospice de la Charité, était bien évidem- ment sans parent, tout comme son promis dont le père et la mère avaient déjà rendu l'âme à Dieu. Elle n'en était pas moins heureuse même si Mège ne jouissait pas ici de la meilleure réputation, et même si, avec son ventre difforme, il n'avait rien d'un prince charmant.

Leur couple privé de racines parentales ne put jamais réelle- ment mener une vraie vie de famille. Aucun berceau ne vint égayer ce foyer qui, selon les gendarmes de Montélimar, était « un lieu on ne peut plus suspect, un rendez-vous habituel d'individus mal famés ». Plusieurs fois, Antoine avait invité ses voisins à ripailler en clamant haut et fort que « tel payait qui ne s'en doutait pas ».

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Le travail de la terre ne pouvant à lui seul procurer à Mège de quoi faire bombance régulière, l'argent venait donc d'ailleurs. Parmi les mille cent soixante-dix-sept Sauzillards d'alors, beaucoup pres- sentaient que cet argent avait une odeur, une mauvaise odeur, celle du larcin. Mais aucune preuve jusqu'à présent n'était venue étayer ces dires.

Les vêpres s'achevèrent. Pendant que les bigotes conversaient entre église et château, nombre d'hommes s'attardèrent sur le merveilleux spectacle du soleil couchant, irriguant de vermillon les forêts de Marsanne et les côteaux clairsemés de ceps de vigne dans le damier irrégulier des parcelles de seigle et d'épeautre (*). A l'est, les toits du vieux village de La Laupie rougissaient eux aussi, tout comme la crête des arbres de la ramière du Roubion dont les eaux folles emportaient souvent les meilleures terres de Sauzet, ou les recouvraient de mauvais gravier. La richesse du village se résumait en peu de chiffres : deux cent quatre-vingts hectares de bois, trois cents de vigne et mille de labour. Mais que tout cela avait belle gueule sous les chaudes couleurs du crépuscule !

Après avoir rendu ses hommages au curé, Etienne Chassagnon prit le chemin de la maison où il trouva son beau-frère Antoine Arnaud qui l'avait devancé. Tout bouleversé, ce dernier raconta qu'avec sa clé il avait ouvert la porte de la basse-cour. En entrant, il avait vu une échelle dressée contre une fenêtre ouverte avec un carreau brisé. A l'intérieur, il avait découvert son armoire enfoncée, la serrure ne tenant plus que par un clou tordu. Tout le linge avait été froissé pour rien car son magot était caché ailleurs. Le voleur avait tout de même fait main basse sur deux pièces de six livres anciennes et sur une pièce de trente sous placées sur une étagère.

Chassagnon se précipita alors sur sa propre armoire. Elle aussi avait été ouverte mais sans effort puisqu'il avait eu l'imprudence de laisser la clé sur la porte. Deux sacs contenant ensemble une somme estimée à mille cent francs en pièces de cinq francs et de six livres avaient disparu. Autant dire les économies de toute une vie d'hon- nête homme.

Plainte ayant été déposée, gendarmes et juges entreprirent une enquête qui s'annonçait courte tant les soupçons des victimes avaient immédiatement convergé vers une seule direction, celle de la maison des époux Mège.

A la mairie de Sauzet, le magistrat et son greffier enregistrèrent les premiers témoignages. Lucien Béringuier, Catherine Permingeat, François Espiard, Jacques Girard, André Morin, Jean-Auguste Ja- rias, Pierre Rochedieu et son épouse Marie, Félicien Pelorson, Antoine Buisson, François Mazet, Louis Benoit et Jean Rodet vinrent tous, dans une belle unanimité, déposer contre Antoine Mège.

L'emploi du temps du principal suspect, le jour du vol, restait flou. Plusieurs témoins se contredirent. Jean-Pierre Ladreyt certifia

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que Mège n'avait mis les pieds dans son auberge qu'aux vêpres finissantes, affirmation allant à l'encontre non seulement des propos de Mège lui-même soutenant avoir passé toute l'après-midi dans ladite auberge, mais encore des dires de Françoise, son épouse, jurant ses grands dieux que son Antoine de mari avait assisté avec elle à la totalité de la messe.

Ces contradictions troublantes semèrent le doute dans l'esprit des enquêteurs d'autant plus qu'une perquisition au domicile des époux Mège s'avéra infructueuse. L'enquête s'arrêta donc là mais les représentants de l'ordre et de la justice, persuadés qu'ils tenaient les coupables, ne relâchèrent pas leur surveillance et attendirent la faute.

Elle survint quinze jours plus tard non pas de Mège mais de Michel Chastel, autre garçon à pâle renommée. Ce modeste paysan qui louait ses bras à la journée se livra soudain au village à des achats disproportionnés eu égard à ses maigres salaires. En une journée, il dépensa chez divers commerçants, ravis de l'aubaine, près de cinq cents francs, somme dont il ne put justifier l'origine au juge.

Au cours de son interrogatoire, Chastel bredouilla que cet argent lui avait été donné par son père puis prêté par un voisin. Ces deux versions conduisirent le juge à ordonner une perquisition domiciliaire. Une vingtaine de pièces de cinq francs fut ainsi saisie par les pandores.

Sous la pertinence et le feu roulant des questions, Michel Chastel perdit pied et avoua que sa subite fortune n'était le fait ni d'une donation ni d'un prêt mais le fruit d'un larcin commis chez le père Chassagnon, le jour de Pâques, avec son complice Antoine Mège. Interrogé à son tour, ce dernier nia farouchement mais finit par passer à table lui aussi, tout en minimisant son rôle dans ce vol dont l'acteur principal, selon lui, était Chastel qui lui-même préten- dait le contraire.

Le juge d'instruction les mit tous deux d'accord en les incul- pant l'un et l'autre « de vol d'argent commis à l'aide d'escalade et d'effraction, crime prévu par les articles 381 et 384 du code pénal ». Sous l'escorte de deux gendarmes à cheval aux selles desquels ils furent attachés par des liens de corde, Chastel et Mège prirent à pied le chemin de la maison d'arrêt de Montélimar.

Douceur de l'air, nature en fleur et bonhomie des gendarmes aidant, le court trajet ressembla plus pour les deux larrons à une simple promenade qu'à un chemin de croix de huit kilomètres et des poussières. Mais quand, après le quartier boisé de Beausseret, ils aperçurent au loin se découper la tour de Narbonne et l'énorme masse du château des Adhémar, la belle humeur retomba aussitôt comme un soufflé de volaille privé de la chaleur de son four. Chastel et Mège s'invectivèrent alors, se rejetant mutuellement la responsa- bilité du vol, prenant même à témoin les gendarmes qui leur

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répondirent que leur mission était de les accompagner jusqu'à la prison du château et non pas de rendre la justice en rase campagne. Quelques minutes plus tard, le petit équipage entra dans l'enceinte de Montélimar par la porte du Fust et escalada sur la droite une brève mais sévère côte qui acheva de couper le souffle aux chevaux comme aux marcheurs.

Joseph-Noël Alliot, concierge de la maison d'arrêt, accueillit les quatre hommes dans une pièce monacalement meublée de deux bancs et d'une table en bois de chêne, d'une cruche et d'un chandelier en terre. D'une plume hésitante, il signa à l'encre noire une décharge aux gendarmes qui, après avoir tranché les liens des prévenus, prirent bientôt congé dans un réglementaire salut. Alliot remplit ensuite le registre d'écrou, pestant contre toutes ces forma- lités administratives qui lui faisaient perdre trop de temps.

S'approchant du plus âgé des deux hommes, il le questionna brutalement : « Toi, comment t'appelles-tu ? - Mège, Mège Antoine. - C'est un nom de par ici, ça. Qui sont tes parents ? — Ils sont morts tous les deux. Mon père s'appelait Jean-Pierre

Mège et ma mère Magdeleine Courty. - Quel âge as-tu ? - J'ai trente-sept ans puisque le curé m'a dit que j'étais né à Allan l'année avant la Révolution. - Quel mois ? — Je ne sais pas. On ne m'en a jamais parlé. » D'un regard usé par l'habitude de la tâche, Alliot scruta dans le

détail le visage de Mège en marmonnant dans sa barbe poivre et sel : « Nous disons donc : cheveux et sourcils châtain foncé, visage

petit, yeux gris, nez allongé, bouche moyenne, menton ordinaire et front découvert. Qu'as-tu là, au milieu du cou ? Ah, c'est une cicatrice. Ici, sur le côté gauche, c'est une verrue. Rien d'autre ? Ah si, c'est pourtant ce qu'un bigleux verrait en premier : estomac pourvu d'une grande difformité. C'est pas ici qu'on te soignera ça. J'ai tout juste de quoi acheter de la paille pour le coucher et du pain pour les repas. Bon, j'en aurai fini avec toi quand tu seras passé sous la toise. Quitte tes sabots ! Voyons... un mètre et... sept cent soixante millimètres. Mets-toi sur le banc pendant que je m'occupe de ton compère. »

Le vieillard tourna la page de son registre et, sans lever la tête, demanda : « Et toi, c'est quoi ton nom ?

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— Michel Chastel. Mon père Jacques Chastel est toujours dru et Isabeau, ma mère, une fille Duferrier, travaille encore la terre de Marsanne.

- Tu es donc né là-haut ? - Oui, à six heures du matin le 26 ventôse de l'an onze de la

République et même que le maire Jacques-Antoine Drouguet a porté le chiffre treize en face de mon acte de naissance. - Le treize, dis-tu, répéta Alliot. Il y avait treize personnes pour

la Cène et tu sais comment ça s'est fini ? - Je ne suis pas Jésus, répondit fièrement Chastel. La croix de

bois n'est pas pour moi. - La croix, pour sûr, mais le bagne certainement. - On ne va pas au bagne pour un vol d'argent qu'on a presque

tout rendu à son propriétaire ! - Eh si, Chastel. On y part même pour moins que ça. Allez,

plante-toi dans la lumière du fenestrou que je vois ton visage. » Des milliers de détenus étaient passés dans les mains du

concierge Alliot. Ce fut donc tout machinalement qu'il égrena à mi-voix les caractéristiques physiques de Chastel avant de les coucher de son écriture appliquée sur son épais registre à reliure cartonnée :

« Cheveux et sourcils châtain foncé, barbe de la même couleur, visage ovale, yeux gris, nez épaté comme celui du mendiant des îles que j'ai relâché avant-hier. Bouche ni grande, ni petite, menton bien rond et front ordinaire. Au côté supérieur droit, tu as une cicatrice sur la lèvre comme si une bougresse t'avait mordu de plaisir. Une autre au cou. Fais-moi voir tes mains. Ton ongle du troisième doigt de la main gauche est fendu. Tu n'as rien d'autre ?

- Si, là, dit Chastel en ouvrant le col de sa chemise sur lequel Alliot se pencha.

- Ah, un grain de petite vérole sur l'épaule gauche. Rien sur la droite. Passe à la toise. Un mètre... sept cent vingt millimètres. Rhabille-toi et suivez-moi tous les deux. »

Au rez-de-chaussée, ils passèrent devant les portes de quatre cachots, empruntèrent un grand escalier de pierre, traversèrent la salle de la pistole ( *) du premier étage pour atteindre le second où Alliot enferma Chastel et Mège dans une chambre vis-à-vis des latrines.

Pendant plus de deux mois, les Sauzillards vécurent au rythme régulier de la vie cellulaire entrecoupée seulement par les déplace- ments au tribunal de la vieille ville pour les interrogatoires du juge d'instruction. Leurs journées s'écoulaient, identiques les unes aux autres. A cinq heures, ils se levaient. De six à onze heures, ils déambulaient dans la cour, rentraient ensuite pour manger le bol de

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soupe, ressortaient à cinq heures pour la promenade qui se prolon- geait jusqu'à l'amorce de la nuit. Ils regagnaient alors leur cellule.

De là-haut, par l'ouverture taillée dans les remparts, Chastel et Mège, modestes paysans habitués à l'inconfort de leur dure campa- gne, pouvaient assister à un spectacle nocturne qui les charmait chaque soir. Depuis peu en effet, le maire de Montélimar, Jean- Pierre Marre, avait doté sa ville de réverbères à huile et obligé les boutiquiers à enlever leurs enseignes qui, en interceptant la lumière, dessinaient des flaques d'ombre sur le sol des rues. Bien que ce ne fût pas la grande clarté, cette petite lueur était bien rassurante pour les passants qui devaient autrefois rentrer chez eux dans l'insécurité de la nuit noire. Comme elle ne suffisait toutefois pas pour éviter le trébuchement sur un pavé déchaussé ou la salissure des bottines sur un crottin de cheval, de nombreux montiliens continuaient à se servir de vieilles lanternes portatives. Dans l'austérité de leur geôle, Chastel et Mège roulaient des yeux d'enfants en regardant ces lucioles humaines cheminant dans le cœur de la ville.

Ces douces lumières n'apaisèrent pas pour autant la rancœur des deux hommes. Antoine Mège suborna ainsi un prisonnier pour lui faire déclarer au juge qu'il avait entendu dire par Chastel que c'était par esprit de vengeance que ce dernier l'avait dénoncé.

Après une brève enquête et un interrogatoire du faux témoin, la manœuvre échoua, mais Mège persista dans ses mauvaises inten- tions.

Lors de chacune de ses visites, Françoise Mège apportait du vin à son homme. Le règlement lui autorisait un litre par jour, faible quantité pour ces travailleurs de la terre habitués à en boire six ou sept fois plus. A chaque entretien avec son épouse, Mège hurlait et menaçait de mort les témoins de son affaire s'il venait à être libéré. Dès le soir, Françoise colportait ces propos au village. Déjà mise à l'index, elle ne se doutait pas qu'en procédant ainsi, elle s'isolait davantage encore, au point de créer un parfait consensus populaire contre elle et son voleur de mari. De moins en moins de Sauzillards prenaient à présent la défense des deux inculpés.

L'ombre du bagne grandissant dans leurs esprits, Chastel et Mège se rabibochèrent. En juin 1825, unissant leurs talents pour attirer sur eux l'attention des autorités et obtenir ainsi une éven- tuelle mesure de clémence, ils écrivirent à Chevalier-Hippolyte Laboissière, sous-préfet de Montélimar, une lettre dans laquelle ils prétendirent que le gardien Alliot se livrait sur Mège à des abus de toutes sortes :

« Quand je fais des dépenses chez le concierge, écrivit Antoine Mège, il m'en compte chaque fois pour moitié plus. Il me réduit mes rations. Je suis son esclave. Il fait main basse sur moi ! »

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3 - Dans le château des Adhémar transformé en prison, le concierge Joseph-Noël Alliot assurait souvent seul la surveillance des détenus. (Photo X, édit. X - Coll. Jean Bintein).

4 - Partant de Bicêtre, la chaîne grossissait au fil des étapes. Le 29 novembre 1825, Chastel et Mège rejoignirent à Valence cette cohorte de gueux qui traversait la France en un mois pour gagner le bagne de Toulon. (Dessin Bisson - « Histoire des bagnes » - Pierre Zaccone - 1873).

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Et Chastel d'ajouter sa touche personnelle : « Alliot m'a sollicité plusieurs fois pour mettre des mouchoirs

de poche dans le lit de Mège (sic ! ) afin qu'il se serve de ce prétexte pour traiter à sa guise le pauvre Mège qui est très innocent. »

Malheureusement pour eux, le sous-préfet ne prit nullement en considération ce bel effort épistolaire. Aucune sanction ne vint frapper Alliot. Aucune grâce n'intervint. La justice suivait inexora- blement son cours.

Chastel et Mège s'en persuadèrent quand ils virent arriver au guichet de la prison un huissier de justice qui leur notifia la date de leur procès devant la Cour d'assises. Le pli de l'officier ministériel leur apprit qu'ils allaient être jugés à Valence le 21 juillet 1825.

Tant qu'ils séjournaient à Montélimar, tout près de leur clo- cher, ils conservaient l'espoir d'une issue favorable, d'un acquitte- ment inespéré ou d'une libération anticipée. Le départ pour le chef-lieu du département leur ôta toute illusion. Ils prirent définiti- vement conscience que leur affaire était très sérieuse et qu'ils risquaient de terribles sanctions.

Deux gendarmes à cheval de la brigade montilienne vinrent les extraire de leur cellule. A leur sortie, Alliot refit les mêmes formali- tés administratives qu'à leur entrée, signant décharge et registre d'écrou. De Montélimar à Valence, Chastel et Mège suivirent à pied le ruban tumultueux du Rhône, se désaltérèrent à la même fontaine que les chevaux, firent halte dans quelques casernes de gendarmerie pour y changer d'escorte, et entendirent enfin la lourde porte de la prison valentinoise se refermer derrière eux.

En ce 9 juillet 1825, la chaleur séchait les langues, faisait ruisseler les aisselles et mouillait les chemises. Dans la fraîcheur malsaine des murs pénitentiaires, les deux Sauzillards tremblèrent. L'écart de température y était pour un peu, la peur pour beaucoup.

Pendant les douze jours qui les séparèrent de l'ouverture de leur procès, ils ne reçurent aucune visite de la Valdaine. La distance entre Allan, Marsanne, Sauzet et la préfecture était telle qu'elle faisait réfléchir le plus ardent des marcheurs. Seul l'aumônier et surtout les dames de la Miséricorde vinrent leur parler.

Ces femmes de vieille noblesse ou de bourgeoisie récente œuvraient bénévolement auprès des détenus de la maison de justice de Valence. La supérieure Madame d'Arcisas, la trésorière Madame de Saint-Laurent, la secrétaire Madame de La Croix, l'assistante Madame de Montauban tout comme la conseillère Madame de La Tour, n'hésitaient jamais à salir dentelles, blasons et particules pour répandre la bonne parole de l'Evangile à tous ces êtres égarés par le malheur. Leur influence était réelle et bénéfique pour la vie quoti- dienne de la prison. Très écoutées par les autorités civiles et religieuses, elles arrivaient ainsi à extraire un détenu enfermé au

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cachot pour le faire transférer dans un lieu de détention moins sévère, à améliorer la pitance de chaque jour avec des rajouts de légumes frais ou à faire venir en toute urgence et contre tout règlement, médecin, notaire ou curé auprès de prisonniers dans un état désespéré.

Ce fut vraisemblablement par l'intermédiaire de ces dames de charité que Chastel et Mège purent s'attacher les services des deux avocats valentinois Alexandre et Frédéric Boveron-Desplaces.

Le jour du procès vint enfin. Cette banale affaire de vol ne mobilisa pas la grande foule. A huit heures, un huissier déclama l'identité des hommes appelés à être tirés au sort pour composer le jury populaire. Parmi la kyrielle de noms déposés dans l'urne, Chastel et Mège relevèrent ceux de Pierre-Casimir Morin, marchand de soie à Dieulefit, de Jean-Pierre Valencien, avocat à Romans, de Bernard-Georges Lacour, notaire à Bourg-de-Péage et de Amable- Guy Blancard, baron et maréchal de camp demeurant à Loriol. Aucun de ces notables ne fut tiré au sort et nul ne récusa ceux qui le furent.

A neuf heures du matin, le président Pierre-Jacques-Barthé- lémy de Noailles entra dans la salle de la Cour d'assises, suivi par le sieur Capelle, substitut du procureur du roi, et par les juges Planel, Dupré-de-Loire et Rolland-Fromentière.

A l'exception de François Mazet excusé, tous les témoins entendus à Sauzet par le juge d'instruction de Montélimar se succédèrent à la barre. Ses douze ans ne le rangeant pas parmi les adultes majeurs et responsables, le petit Lucien Béringuier fut le seul à ne pas prêter serment. Deux uniques témoins à décharge, Etienne Reymond et Jean Genevès, vinrent déposer en faveur des accusés.

Après le réquisitoire du procureur et les plaidoiries des deux avocats, les jurés se retirèrent dans leur chambre pour délibérer. Les gendarmes placés sous les ordres de Jean-Pierre Faure, maréchal des logis, se postèrent aussitôt devant les issues de cette pièce. Pendant ce temps, on conduisit les prévenus au dépôt.

A la surprise générale, le jury sortit seulement un quart d'heure après. Le chef des jurés lut la déclaration reconnaissant à l'unani- mité Chastel et Mège coupables de vol avec effraction. Les deux compères ramenés à la barre faisaient grise mine, la rapidité du jury à délibérer ne pouvant que leur être défavorable. Le greffier le leur confirma en lisant à haute voix la déclaration des jurés. La Cour rendit alors son arrêt.

Michel Chastel et Antoine Mège furent respectivement condamnés à cinq et six ans de travaux forcés, à l'exposition au carcan et au placement sous la surveillance de la haute police de l'Etat toute leur vie durant. La Cour fixa à cent francs le cautionne- ment de bonne conduite exigé de chacun d'eux par la loi.

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Alliot, le concierge de la prison de Montélimar, avait donc eu raison. On pouvait partir au bagne pour un simple vol. D'inculpés, Chastel et Mège devinrent coupables et bagnards en puissance. Prostrés, incapables de réagir sous l'énormité de leur condamna- tion, certainement aussi convaincus par leurs avocats qu'ils éco- paient là du minimum requis, les deux hommes ne se pourvurent pas en cassation. La résignation les habitait déjà.

Le 25 juillet 1825, ils furent exposés au carcan pendant une heure sur la place publique de Valence avec au cou le panneau infamant déclinant leur identité, leur crime et leur condamnation. A la résignation s'ajouta l'humiliation.

Ils quittèrent leur première cellule pour une autre où les gardiens les mirent aux fers. Désormais, ils n'étaient plus que des forçats en transit, attendant le départ de la chaîne à Bicêtre et son passage à Valence en direction du bagne de Toulon.

Bâti en 1411 par le duc de Berry, Bicêtre devint très vite une véritable cour des miracles, abritant avorteurs, aigrefins et sorciers. En 1654, Louis XIV en fit un hospice général accueillant « men- diants, épileptiques, fous, aveugles, teigneux, mal taillés, vénériens et enfants trouvés ». En 1716, trois mille gueux se partageaient mille cinq cents lits. Ce fut dans cet épouvantable mouroir qu'en 1792 eut lieu sur un cadavre de miséreux le premier essai de la guillotine.

L'imposante bâtisse changea peu à peu de vocation. A partir de 1795, Bicêtre accueillit les hommes condamnés aux travaux forcés par les cours criminelles de Paris, du Nord, de l'Est et de la Normandie. Les forçats reliaient la capitale à pied, enchaînés, traînant parfois derrière eux un boulet de quinze livres. A leur arrivée, on les entassait sans ménagement dans des cabanons à claire-voie pour faciliter le travail des surveillants.

Eugène-François Vidocq sut fort bien résumer, pour les avoir vécues, les affreuses conditions de détention d'alors : « L'impudence des détenus et l'immoralité des employés étaient poussées au dernier point à Bicêtre : on n'y réprimait aucun vice. Les prisonniers pouvaient voler, se battre, s'assommer, ou se livrer à ce libertinage dégoûtant qui appela la colère du ciel sur Sodome, sans que personne s'avisât d'y trouver à redire. Tout y était toléré, excepté les tentati- ves d'évasion. »

Quand il y avait baisse des effectifs dans les bagnes ou pléthore de détenus dans les prisons départementales, soit en moyenne deux fois par an, une chaîne, sur ordre du ministre de l'Intérieur, partait de Bicêtre pour rejoindre les ports de Brest, Rochefort ou Toulon. La chaîne devant passer à Valence à la fin du mois de novembre 1825, le préfet de la Drôme, Jacques de Cotton, reçut l'ordre ministériel « de requérir une force armée suffisante pour contenir les condam- nés aux fers jusqu'au jour de leur départ et prévenir ainsi toute évasion ».

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A Bicêtre, la veille du départ, des ouvriers déchargèrent près d'un kilomètre de fers, de colliers et de manilles, étriers métalliques servant à relier deux tronçons de chaîne. Dans les geôles, un entrepreneur privé choisi par l'Etat, et surnommé capitaine de la chaîne, passa en revue les forçats puis les fit descendre dans la cour des fers où le chirurgien, après les avoir sommairement examinés, les déclara presque tous aptes au voyage.

Malgré le temps glacial, les futurs bagnards se dénudèrent pour restituer les vêtements prêtés par l'administration carcérale qui leur rendit ceux qu'ils portaient à leur arrivée à Bicêtre. La plupart retrouvèrent non pas des habits mais des hardes maculées, déchi- rées ou délibérément lacérées au couteau. En cas d'évasion, les forçats seraient ainsi plus aisément repérables.

Après une fouille où les gardiens confisquèrent toute somme supérieure à six francs, les condamnés, placés par rang de taille et par groupe de vingt-six, furent accouplés deux par deux à une chaîne de deux mètres reliée à un cordon central. Sous les cris des fous et des autres détenus, le ferrement se déroula en présence des parents et de badauds qui avaient acquitté le prix d'un billet, comme lorsqu'ils se rendaient au théâtre. Mêlé à ces gens, Victor Hugo vint à deux reprises s'imprégner de cette tragique atmosphère pour rédiger « Le dernier jour d'un condamné ». Dans cet ouvrage, il décrivit la scène du ferrement : « On fit asseoir les galériens dans la boue ; on leur essaya les colliers ; puis deux forgerons de la chiourme les leur rivèrent à froid, à grands coups de masse de fer. C'est un moment affreux où les plus hardis pâlissent. Chaque coup de marteau, asséné sur l'enclume appuyée à leur dos, fait rebondir le menton du patient ; le moindre mouvement d'avant en arrière lui ferait sauter la cervelle comme une coquille de noix. »

Armé de longs ciseaux, un détenu coupa ensuite cheveux et favoris des forçats nouvellement ferrés. Chacun d'eux portait dé- sormais près de trente livres de fer.

Le lendemain, à l'aube naissante, entrèrent dans Bicêtre de longues charrettes paysannes, semblables aux haquets des brasseurs de bière. Le capitaine de la chaîne plaça sur chaque charrette un cordon de vingt-six condamnés dos à dos, jambes ballantes frôlant le pavé. Quand le chargement fut achevé, les grilles s'ouvrirent.

Dans les rues de Paris, irrésistiblement attirée par le spectacle fascinant de ces hommes déchus, enguenillés et meurtris, une foule grouillante suivit des yeux le lent cortège des charrettes, des four- gons de cuisine et du cabriolet-patache abritant capitaine, chirur- gien et fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, le tout escorté par des gardes en uniformes bleus, à épaulettes rouges et bandoulières jaunes.

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Dès son départ, la chaîne suscitait tout à la fois horreur, curiosité et compassion. On montrait les prisonniers du doigt, on les insultait, on leur crachait dessus mais parfois aussi on les relevait, on les réconfortait, on leur donnait un fruit ou un morceau de pain.

A la sortie de Paris, fesses ensanglantées et membres engourdis par les planches irrégulières des charrettes dépourvues de paille et d'essieux, les hommes enchaînés descendirent, se dénudèrent et subirent jusqu'au plus profond de leur intimité une fouille méticu- leuse et humiliante. Une fois rhabillés, ils prirent la route à pied. Attachés les uns aux autres, sans distinction de motif de condamna- tion ni de durée de peine, l'assassin avançait avec le maraudeur, le faussaire avec le violeur, le bigame avec l'empoisonneur. Cette misérable colonne se mit en marche vers la Provence, placée jour et nuit sous haute surveillance, chaque évadé coûtant au capitaine une amende de trois cents francs majorée des frais de justice.

A la chaîne de Bicêtre furent ferrés les forçats de l'Aisne, des Ardennes, de l'Eure, de la Marne, du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de la Seine, de la Seine-et-Marne et de la Seine-et-Oise.

La chaîne de novembre 1825 traversa la France sous un froid assez vif. A chaque étape, les forçats essayaient de trouver un sommeil réparateur pour aborder au mieux la marche du lendemain, mais les conditions d'hébergement étaient trop dures pour que le repos fût suffisant. « A la couchée, écrivait Vidocq dans ses Mémoi- res, on nous entassa dans des étables à bœufs, où nous étions tellement serrés, que le corps de l'un servait d'oreiller à celui qui venait après ; s'embarrassait-on dans sa chaîne ou dans celle du voisin, les coups de bâton pleuvaient aussitôt sur le maladroit... Dès que nous fûmes couchés sur quelques poignées de paille qui avaient déjà servi de litière aux bestiaux, un coup de sifflet donna l'ordre du silence le plus absolu ; il ne fallait même pas le rompre par la moindre plainte quand, pour relever un factionnaire placé à l'extré- mité de l'étable, les argousins (*) nous marchaient sur le corps. »

A Auxerre, les condamnés de l'Aube, du Loiret et de l'Yonne vinrent grossir les rangs de cette cohorte de gueux. A Dijon, ceux de la Côte-d'Or, du Doubs, de la Meuse, de la Moselle et des Vosges furent enchaînés à leur tour à leurs compagnons de misère.

Cette halte dans la capitale bourguignonne constitua un tour- nant dans la progression de la chaîne. Jusqu'alors, les forçats avaient couvert depuis Paris une distance de plus de trois cents kilomètres. A l'exception des prisonniers reconnus par le chirurgien hors d'état de marcher et installés dans les voitures de l'intendance, tous avaient avancé d'un pas pesant mais régulier, au rythme lancinant des entrechoquements de ferrailles qui leur roussissaient les poils et leur mâchaient la peau.

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5 Immense bâtisse de 115 m de long sur 10 m de large, le bagne de Toulon implanté dans le port renfermait en 1825 près de 4 000 forçats. (« Histoire des bagnes » - Pierre Zaccone - 1873).

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Poète primé au plan international (Belgique, Canada), spécialiste national des collectivi- tés territoriales, chro- niqueur dans la presse locale, Roland BROL- LES, ancien percepteur rural, est devenu l'his- torien de la Drôme pro- vençale où il naquit en 1950.

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