Au Matin

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Au Matin, on pense par Maurice G. Dantec le 18/03/2005 Ring Avec Didier Jacob nous tenons enfin notre nouveau Jdanov, ou tout du moins un de ses épigones de la Grande Époque. Le Nouvel Observateur de la semaine dernière publie l'intégralité de son article de saison, une descente en règle du dernier livre de Philippe Muray, ouvrage d'entretiens avec Élisabeth Lévy que Didier Jacob n' a pas peur de qualifier - guillemets incluses - de « fracassants », comme s'il avait pu prendre cet adjectif quelque part dans l'ouvrage en question, ou un commentaire d'avant-propos, alors que bien sûr il n'en est rien. Ce qui déclenche les foudres de l'anti-Muray ? L'usage, par l'auteur visé, de locutions aussi jubilatoires que : « spasmophiles de la techno », « l'horreur technomaniaque », « teknivaleurs ou autres catégories de populations nouvelles », « les avortons brechtiens », « les démagogues modernes du type Delanoë ». Il y en a pourtant bien d'autres encore dans le zoo post-moderne décrit ainsi par Philippe Muray : « parti Pluriel unique », « monde confuso- onirique », « transgénisme à roulettes », « terrorisme modernopathe », j'en passe et des plus exhilarantes encore. Je ne sais exactement dans laquelle Didier Jacob s'est reconnu, mais on se doute que son délicat oesophage néo- bourgeois a éprouvé quelque difficulté à avaler la pilule. Avec un tel dossier à charge, Philippe Muray risquait déjà gros face à notre Djerzinsky de la culture pop, mais cet affreux réactionnaire ne se contente pas de détester le monde moderne, il déteste encore plus ses propagandistes dont il nous retrace la genèse, vous m'avez compris : les thuriféraires de mai 68. Du coup, Didier Jacob hallucine une « liste noire fantasmée » dans laquelle se retrouvent pêle-mêle : Les fumeurs de pétards. Les colonnes de Buren. Les tours de la TGB. Les tomates qui n'ont plus le goût de la tomate. La pollution. Les verts. Les pollueurs. Les anti-pollueurs. Le centre Pompidou. La RATP. Les syndicats. La nouvelle cuisine. L'art contemporain. Paris-Plage. Les couloirs de bus. José Bové. Les mini-jupes. Les taggeurs. Les squatteurs. Les tags. Les squats. Le procédé est efficace, il avait permis en son temps à des rhétoriciens staliniens de se demander - peu après 1945 ! - : « faut-il brûler Kafka ? », question qui sous-entendait très distinctement son petit tas de bûches crématoires. En donnant à penser que Muray n'est qu'un « Poujade » aigri, une sorte de misanthrope ridicule et passéiste qui ose mettre sur le même plan José Bové et la compagnie Total (crime de lèse-dialectique), Didier Jacob prouve à

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Au Matin, on pense

Au Matin, on pense

par Maurice G. Dantec le 18/03/2005 RingAvec Didier Jacob nous tenons enfin notre nouveau Jdanov, ou tout du moins un de ses pigones de la Grande poque. Le Nouvel Observateur de la semaine dernire publie l'intgralit de son article de saison, une descente en rgle du dernier livre de Philippe Muray, ouvrage d'entretiens avec lisabeth Lvy que Didier Jacob n' a pas peur de qualifier - guillemets incluses - de fracassants, comme s'il avait pu prendre cet adjectif quelque part dans l'ouvrage en question, ou un commentaire d'avant-propos, alors que bien sr il n'en est rien.Ce qui dclenche les foudres de l'anti-Muray ?L'usage, par l'auteur vis, de locutions aussi jubilatoires que: spasmophiles de la techno , l'horreur technomaniaque , teknivaleurs ou autres catgories de populations nouvelles , les avortons brechtiens , les dmagogues modernes du type Delano .Il y en a pourtant bien d'autres encore dans le zoo post-moderne dcrit ainsi par Philippe Muray: parti Pluriel unique, monde confuso-onirique, transgnisme roulettes, terrorisme modernopathe, j'en passe et des plus exhilarantes encore. Je ne sais exactement dans laquelle Didier Jacob s'est reconnu, mais on se doute que son dlicat oesophage no-bourgeois a prouv quelque difficult avaler la pilule.Avec un tel dossier charge, Philippe Muray risquait dj gros face notre Djerzinsky de la culture pop, mais cet affreux ractionnaire ne se contente pas de dtester le monde moderne, il dteste encore plus ses propagandistes dont il nous retrace la gense, vous m'avez compris: les thurifraires de mai 68. Du coup, Didier Jacob hallucine une liste noire fantasme dans laquelle se retrouvent ple-mle: Les fumeurs de ptards. Les colonnes de Buren. Les tours de la TGB. Les tomates qui n'ont plus le got de la tomate. La pollution. Les verts. Les pollueurs. Les anti-pollueurs. Le centre Pompidou. La RATP. Les syndicats. La nouvelle cuisine. L'art contemporain. Paris-Plage. Les couloirs de bus. Jos Bov. Les mini-jupes. Les taggeurs. Les squatteurs. Les tags. Les squats.Le procd est efficace, il avait permis en son temps des rhtoriciens staliniens de se demander peu aprs 1945 ! : faut-il brler Kafka?, question qui sous-entendait trs distinctement son petit tas de bches crmatoires.En donnant penser que Muray n'est qu'un Poujade aigri, une sorte de misanthrope ridicule et passiste qui ose mettre sur le mme plan Jos Bov et la compagnie Total (crime de lse-dialectique), Didier Jacob prouve quel point il a assimil la culture maison du papier-torchon qui l'emploie, soit le rsidus terminal de 50 annes de post-marxisme lyophilis: car ce qui compte dans cette numration de petit fonctionnaire minutieux c'est sa conclusion irrmissible: Et les pds ? Et les noirs ? Inutile, pour savoir ce que pense Muray, d'acheter son livre ou d'ouvrir le Fig Mag. Trouvez n'importe quel Caf des sports, et vous entendrez bien un vieux con faire son Muray en sirotant une Seize.On sent l, pour commencer, l'habitu de tels estaminets et des vieux cons qui les frquentent, sans parler du mpris si typique du provincial arriv Paris pour les cafs de province de son enfance, tout autant que l'amateur d'alcool de gentiane qui se cache sous le masque d'un goteur de sushis. C'est une trs ancienne tactique des sophistes, et des abrutis, que de projeter sur l'autre ses propres caractres, surtout si pour une raison ou une autre, on ne les considre pas comme trs nets.Ensuite, j'ai eu beau chercher dans Festivus Festivus, mais je n'y ai trouv aucune apologie du Ku-Klux-Klan ou des razzias ngrires arabes et, quant l'homosexualit, Muray se contente de fustiger les prtentions du monde moderne l'mergence d'une culture sexuellement oriente. On comprend l'urgence de le comparer l'un des ces beaufs rouflaquettes que le dessinateur gauchiste Cabu avait su reprsenter en synthse accomplie de toute la barbarie traditionnelle, et populaire, d'une France qui ne patinait pas encore en blade-rollers tous les vendredis soirs sous ecstasy.Anti-jeune, anti-porno, anti-actuel : on sait de quel clich il se rchauffe.En lisant Didier Jacob, incontestable arbitre de la culture anabolise d'aujourd'hui, on sait tout de suite de quel bois il se chauffe. Celui dont on fait les battants de guillotine. Celui sur lequel on paraphe des contrats sociaux qui conduiront des centaines de millions de morts! Celui dont on se sert pour brler les livres dangereux!Car, bien sr, le procd de Didier Jacob est d'une simplicit dconcertante, teste un nombre incalculable de fois, avec moult succs, par tous les procureurs communistes de la plante: mensonge, plus amalgame, gal: condamnation. Jamais Muray n'utilise de telles expressions et on ne lit dans son ouvrage aucun libelle en soi anti-jeune, ou anti-actuel, ou anti-porno, cette pauvre coucourge journalistique se prend vraiment pour un dmiurge: il fait user par tous les autres de son sous-langage merdique fait de catgories visses au nihil de sa pense.Nous allons voir d'ailleurs qu'il ne s'agissait que d'une petite mise en train, dans l'art de la manipulation syntaxique, M. Jacob est un matre, osons le dire: une sorte de Jack Lang.Premier effort: aprs l'avoir ridiculis en prambule, comme tout propagandiste qualifi sait le faire, Didier Jacob s'ingnie ensuite vritablement dcrdibiliser la pense de Muray en se la rappropriant, on l'a dj vu plus haut, en la dformant, la caricature ptomaniaque est le propre des petits dobermans de la gauche bien-pensante, puis en oprant sciemment une multitude de glissements de sens qui mettront ainsi dans la bouche de l'accus des choses qu'il n'a jamais dites, et en tout cas, pas ainsi. J'oserais dire que je m'y connais, surtout avec le magazine hebdomadaire dont il est question ici.Voici ensuite l'Annapurna sur lequel notre alpiniste du progrs vient se hisser:Druon ne dit pas autre chose, mais l'avantage, avec lui, c'est qu'il ne se prend pas pour Muray : il crit dans une prose simple. Alors que Muray : Le franchissement du mur de juillet (Avignon), vnement tout fait imprvu et absolument indit depuis le dbut de l're des loisirs acquis, signifie l'entre de la politique ou ce qu'il en restait dans l'pilepsie. Le passage de la politique l'pilepsie. L'pilepsie, joli mot qui donne penser quand il n'y a rien comprendre.Il faut ici oser tout reprendre, et laisser agir les miracles de la rversibilit, tant vants par Guy Debord, qui n'osa pourtant jamais aller jusqu'au bout des consquences qu'une telle dmarche impliquait (sans quoi le situationnisme ne serait pas devenu le populaire placement philosophique qu'il est devenu) :Muray dit tout fait autre chose que Druon, pour lequel il ne se prend pas du tout, alors que, selon toute vraisemblance, Didier Jacob cherche concurrencer peu prs tous les cuistres et les histrions de sa profession depuis qu'elle existe, autant dire du plus vieux mtier du monde.Par exemple, notre Paul Bourget pour chaisires post-soixantuitardes ne parvient pas, la totalit des cellules nerveuses de son cortex pourtant mises contribution, comprendre la phrase lumineuse de Muray sur le passage de la politique l'pilepsie. Sans doute Didier Jacob n'a-t-il jamais assist l'une de ces dsesprantes crations de thtre de rue dont Philippe Muray nous offre les descriptions cliniques, ou plutt, si, gageons que le festiveur journalier est un habitu d'Avignon et qu'il y trouve chaque anne son rata de culture.On comprend mieux ds lors son incapacit saisir ce passage de la politique l'pilepsie, puisqu'il en est lui-mme le syndrome incarn, les lvres cumantes de leur mousse discursive, comme l'ensemble de ses congnres, ceux l mmes qui ont cr cet univers abject dans lequel ils veulent nous faire vivre. Mais voyons comment l'imbcile heureux du monde tel qu'il va parvient s'en sortir sur ce coup l. Et bien: par un aphorisme de sa confection, tout fait dlicieux, car absolument rvlateur: pilepsie, un joli mot qui donne penser quand il n'y a rien comprendre.Saint Lon Bloy, priez pour nous. Comme vous aviez su si bien l'expliquer il y a un sicle, la moindre formulation vacillante d'un bourgeois, son plus futile clich, est en mesure de faire s'ouvrir des mondes entiers. Sans le savoir, Didier Jacob, sous-proltaire de la communication de demi-luxe, prononce une vrit absolument colossale, bien plus infinie que lui: un mot qui donne penser quand il n'y a (plus) rien comprendre, c'est prcisment la dfinition d'un concept philosophique, c'est dire le moment o la pense est en mesure d'merger des cendres du sens, le moment miraculeux ou l'action de penser surpasse les limites de la comprhension commune.Didier Jacob, en parfait monsieur Jourdain de notre Basse poque, assne cette vrit en croyant qu'il laisse chapper un bon mot, qui lui vaudrait une carte de membre Tout-le-monde-en-parle. Il y a des moments, pour sr, qui dans la vie mritent d'tre vcus.Mais notre comique troupier ne s'en tient pas l. Ouh-la-la que nenni. Il en rserve encore une bonne dans sa besace, notre journalier de l'tron locutoire. Aprs l'Annapurna, l'Everest, rien n'arrte notre roi de l'escalade.Rien de tel que cette vieillotte et absurde hrsie la fois anti et post-chrtienne qu'est l'Islam pour aujourd'hui balancer un peu de sel sur les plaies purulentes de la nation. Rien de tel que cette religion pour faire passer peu prs n'importe quel message de zombie microcphale, Muray lui mme le note trs bien: de Glucksmann Nabe, de Meyssan Dieudonn (ou l'inverse), en ce moment le concours aux dbiles mentaux est ouvert, et bien largement.Alors voyons comment Didier Jacob nous tricote son affaire:Une autre normit ? L'islam, j'en suis persuad, est entr en agonie, contrairement ce que tout le monde pense, une agonie qui sera longue et fera encore, certes, de trs gros dgts, mais qui me parat irrversible. Madame Soleil a parl. Mieux inform que tous les stratges de la plante, qui dpensent des millions de dollars en quipements d'observation ultra-sophistiqus, plus averti que tous les reporters du monde entier qui risquent quotidiennement leur vie pour annoncer au monde qu'il ne faut dcidment pas se risquer de trop htives interprtations, Philippe Muray vous l'annonce sans coup frir : l'Islam est mort. C'tait un reportage, en direct live, de notre envoy spcial Saint-Germain-des-Prs.Je crois pouvoir le dire sans trop m'avancer, cette petite dizaine de lignes aurait mrit son Karl Kraus, son George Steiner, je me sens presque cras devant une telle normit dans l'abjection, dans la plus pure btise devrai-je dire, une btise proprement ubuesque, intergalactique, sans plus la moindre mesure, mme avec ce quoi nous avait habitu jusque l ce logomachique bibelot pour trotskiste rang.Madame Soleil a parl! Dcidment, on voit ici toutes les rfrences livresques auxquelles Didier Jacob s'est prpar depuis l'enfance. Pour ce tubulaire suppositoire de la sous-pense moderniste, en effet, seuls des millions de dollars en quipements d'observation ultra-sophistiqus sont - c'est l' vidence selon Saint Technikart! en mesure de voir le monde tel qu'il est, sans parler des stratges qui les emploient, ceux de l'Arme Franaise, je prsume.Pour cette saucisse sous cellophane de la pense nunuche, seuls tous les reporters du monde entier qui risquent quotidiennement leur vie pour annoncer au monde qu'il ne faut dcidment pas se risquer de trop htives interprtations ont droit la parole! On se risque alors imaginer un monde dfini par notre caporal du Nouvel Obs: un monde de reporters qui l'Irak nous l'a montr! sont en effet les seuls risquer quotidiennement leur vie pour annoncer qu'il ne faut pas se risquer de htives interprtations, par exemple, SURTOUT PAS: que l'Islam estnotre ennemi, mais qu'il est sans doute en voie de perdre, car dj aval par la dvolution gnrale.Seul un reporter, sans plus la moindre frontire - concept combien ractionnaire est en effet en mesure de penser notre monde, demandez Didier Jacob, il appartient la corporation, il sait de quoi il parle.D'autant plus qu'il ne dit strictement rien.

Maurice G. DantecMontral, le 27 mars 2005