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AU COEUR DE L'ACTIVITÉ, AU PLUS PRÈS DE LA PRÉSENCE Albert Piette La Découverte | Réseaux 2013/6 - n° 182pages 57 à 88

ISSN 0751-7971

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-reseaux-2013-6-page-57.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Piette Albert, « Au coeur de l'activité, au plus près de la présence »,

Réseaux, 2013/6 n° 182, p. 57-88. DOI : 10.3917/res.182.0057

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N ous le savons, les sciences humaines et sociales s’intéressent aux hommes, en particulier lorsqu’ils sont ensemble. Mais comment sont ces hommes, lorsqu’ils sont avec les autres ? Comment chacun

est-il présent avec les autres ? En situation, les êtres humains sont jugés par exemple sur leurs compétences à se référer à des principes moraux, mais aussi par leur dépendance à un milieu social et selon leur capacité à se défaire de divers liens psychologiques et sociaux. Et, en même temps, cet enjeu de sens est toujours déjà amorti par la mise entre parenthèses ou le report de ces éva-luations à un autre temps et à un autre lieu, et aussi par la présence simultanée dans la situation d’autres êtres, d’autres gestes, d’autres objets. Sans doute ces diverses « choses », souvent sans importance, augmentent la capacité de l’être humain à vivre une présence dégagée, disons à continuer au-delà ou à côté de ces enjeux. L’homme pratique aussi une perception économe du monde hété-rogène qui se trouve autour de lui. Cette perception, comme activité le plus souvent relâchée et automatique, suppose l’opération implicite de viser l’être ou l’objet associé à l’enjeu de la situation et justement de mettre entre paren-thèses ce qui l’entoure. Mais aussi – et ceci est capital –, cette perception ne se donne des œillères qu’en pointillé. Le reste, le fond n’est pas complètement effacé. L’homme a cette aptitude à s’intéresser à un aspect d’une situation en n’excluant pas vraiment ce qui est autour. Il a aussi la capacité de réaliser plusieurs actions en même temps, en fonction de l’importance et de l’engage-ment qu’il donne à chacune. C’est ce que nous entendons par multi-activité. En finale des JO (et pas seulement !), un boxeur ne consulte pas furtivement sa messagerie. Alors qu’à mon bureau, j’ai la possibilité de téléphoner à ma fille, tout en vérifiant mes messages électroniques et en répondant brièvement à une interpellation de mon épouse.

PRÉSENCE DES HOMMES

Du livre ancien de Wolfgang Köhler (1973), il ressort une certaine représenta-tion du chimpanzé. Un animal certes intelligent dans sa capacité de percevoir une situation, la forme d’ensemble de celle-ci et les relations entre les élé-ments, pour y apporter le comportement pertinent. Mais aussi un animal pris

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dans l’impact de l’immédiateté, associant la solution à l’instrument le plus proche (Köhler, 1973, pp. 40-51) ; accroché à la réalisation de son but, évitant les mouvements accidentels, tellement focalisé qu’il se détourne au moindre indice du but secondaire pour aller au but principal. Même la pause semble lui servir à avoir une vue d’ensemble. Mais la présence simultanée de deux activités n’est pas facile pour l’attention du chimpanzé : tantôt c’est le but intermédiaire qui est oublié (malgré des coups d’œil) parce que des indices divers lui rappellent trop vite le but final (p. 136) ; tantôt aussi la réalisation de quelque but secondaire étant parfois si prenante qu’elle fait oublier le plan d’ensemble (p. 136). Et les pensées vagabondes ? Le chimpanzé en a-t-il ? La capacité de « représentations distales » (Proust, 2003) chez beaucoup d’ani-maux, élaborées indépendamment des stimuli sensoriels, ne dit rien sur les motivations de ce surgissement et ce qu’il entraîne. L’animal a-t-il faim alors qu’il est occupé ? Ressent-il quelque chose qui l’entraîne dans une nouvelle direction et qui n’est pas motivée par des signaux de proximité ? Ce qu’il se représente et qui n’est pas associé à une autre activité en cours, ne va-t-il pas impliquer l’interruption de celle-ci et une action en lien avec cette nouvelle représentation ? Bref, les pensées vagabondes peuvent-elles être gratuites dans leur surgissement et leur conséquence ? Je ne le penserais pas. À propos des chiens, notons la conclusion d’une spécialiste… sollicitant Wittgenstein : « Wittgenstein doute que nos compagnons pensent à des choses qui ne se pro-duisent pas sous leurs yeux » (Horowitz, 2011, p. 238).

De l’analyse de la « personnalité » de l’homme de Neandertal, c’est une psycho-logie gérant mal les contradictions qui apparaît, une attention en difficulté face à de nouvelles informations ou à des interférences diverses, une résistance à des changements qui solliciteraient des tâches autres que celles qu’il maîtrise, une difficulté à bien évaluer les coûts, et en même temps une endurance à l’épreuve, et aussi peu de violences entre les hommes (Wynn et Coolidge, 2004 ; Coolidge et Wynn, 2009, pp. 180-206). Les Néandertaliens, qui auraient été peu enclins à l’humour, vivaient dans de très petites communautés avec peu d’« étran-gers » (Mithen, 2007, p. 225). Ils ont certes manifesté une intelligence sociale, des capacités techniques, une compréhension de leur environnement et des adaptations dans des espaces ou des climats différents. Mais ce qui leur ferait défaut, c’est ce que justement Homo sapiens a réussi : mélanger les informa-tions et les actions correspondant à différents domaines d’activités, multiplier les interférences entre ceux-ci. Et ainsi… quelques années plus tard, la per-formance presque ordinaire de B. observée par Caroline Datchary et Christian Licoppe : « Dans la situation qui nous intéresse ici, le manager accomplit la

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clôture d’une interaction en cours. La séquence se déroule en fin de mati-née. Dans trente minutes, B., responsable d’un laboratoire de recherche, doit quitter son bureau où elle ne reviendra que le lendemain matin. L’activité observée s’inscrit donc dans un horizon temporel limité, où B. sait qu’elle ne restera que peu de temps à son bureau. B. résout, de manière en partie plani-fiée, en partie improvisée, une grappe de cours d’action corrélés. Alors qu’elle est au téléphone avec une correspondante pour un problème administratif sur un dossier de thèse, le doctorant concerné est entré dans son bureau avec à la main une pièce de son dossier qu’elle lui a demandé d’apporter. La situa-tion créée par cette “interruption heureuse” donne lieu à des cours d’action simultanés et coordonnés (parler au téléphone, parler au doctorant, manipuler le papier, renseigner des écrans informatiques) en une grappe ou un “nœud” d’activité. La résolution de ce nœud est l’occasion d’une série de clôtures emboîtées, liées à ces différents cours d’action interdépendants : terminer la conversation téléphonique en convenant d’un futur rendez-vous, raccrocher, se lever pour ranger le document tout en discutant avec le doctorant, se rasse-oir tout en initiant une clôture de la conversation avec le doctorant, puis, une fois face à l’écran, renseigner et fermer la fenêtre de son agenda électronique relative au contact téléphonique qui vient d’avoir lieu » (Datchary et Licoppe, 2007, p. 13).

Depuis quelques années, la sociologie du travail s’intéresse effectivement à la multi-activité, aux situations dans lesquelles une personne accomplit plusieurs actions simultanément, est sollicitée de la même façon par différents objets, fragmentant ainsi son attention et ses engagements. Ceci suppose bien sûr des méthodologies fines d’observation et de description, mais surtout, afin de répondre à l’exigence que constitue la multi-activité elle-même, il en ressort quasiment un glissement paradigmatique, faisant passer l’intérêt de l’action à la présence dans l’action. L’enjeu de l’enquête sur la « multi-activité » n’est-il pas prioritairement de décrire des relations entre une personne et des objets ou d’autres individus, mais de saisir comment une seule personne réalise simul-tanément plusieurs actions dans une même situation ? C’est comme si presque naturellement l’objet de l’enquête faisait glisser l’intérêt de l’interaction aux modalités de présence. Mais ceci n’est pas anodin. C’est même un défi fon-damental qui est ainsi posé aux sciences sociales. La compréhension d’une situation de multi-activités ne suppose pas n’importe quelle posture théorique et méthodologique. Celle-ci peut se réaliser in practice dirions-nous, comme guidée par l’enquête d’observation et l’objet d’étude. Mais cela mérite aussi un temps de réflexion qui in fine interroge la façon de faire des sciences sociales.

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Pluralité, latéralité, singularité

Il ne faudrait donc pas que la multi-activité constitue une activité, une forme d’activité supplémentaire à explorer, une interaction à observer. C’est le risque que les sciences sociales s’y insèrent à grand galop, car c’est surtout sur des activités, des actes, des événements, disons des actions, qu’elles ont l’habitude de s’interroger : le travail à l’usine, un culte religieux, une initiation rituelle, un conflit ethnique, la violence dans une cité de banlieue, le militan-tisme politique ou les nouvelles formes de pauvreté, dont l’analyse passe par la réduction de ces actions à ce qui, en leur sein, constitue la contribution ou la pertinence par rapport à une socio-logique. En fait, l’histoire spécifique de la sociologie est marquée par des théories de l’action des hommes pour lesquels la présence des hommes est suspendue, considérée comme non pertinente. La plupart de celles-ci, qui constituent en effet des expressions différentes d’une compréhension de l’action, se déclinent en termes de contrainte, de déter-mination, de rationalité, de communication, de stratégie, d’accomplissement immédiat ou encore de réalisation créatrice. Au nom de l’être humain, de ce qu’il est, comment il existe, comment il est présent en situation quand l’ac-tion se déroule, la critique d’une anthropologie empirique pointe des écueils essentiels de la socio-logique de l’action. Comment donc avancer, pour en savoir plus, sur l’individu, sa présence et son existence en acte, sa conscience et ses pensées ?

Succession et simultanéité

« Les basculements entre des séquences d’action, constatés, par exemple, sur certaines personnes dans une journée de travail, selon la critique de Nicolas Dodier au discours sociologique, semblent [...] des bruits de surface dont l’in-térêt pour le sociologue s’efface devant l’interprétation des visées profondes qui correspondent aux propriétés structurelles du champ ou de la culture » (Dodier, 1991, p. 435 ; cf. aussi Licoppe, 2012). Dans une situation, un indi-vidu reconnaît les enjeux, s’y ajuste et bascule parfaitement d’un monde à l’autre, avec la relative facilité d’oublier le principe qui régissait la situation précédente : du cabinet de travail au bureau de poste, puis au terrain de sport, aux transports en commun et à son living familial… Mais ceci ne dit rien sur la simultanéité possible d’actions. Et d’ailleurs celle-ci est parfois comprise dans un sens trop élargi, désignant les principes, les valeurs, les grandeurs dans une seule et même situation qui, dans son espace-temps, ferait appel à des motifs tout à la fois par exemple civiques, marchands et industriels, selon

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le mode du compris ou du conflit (Boltanski et Thévenot, 1990 ; Thévenot, 2006). Ce point de vue ne dit effectivement rien ou peu sur la présence en continu de l’individu. Une autre proposition serait de comprendre, toujours au nom de la pluralité simultanée, le mélange de logiques d’action associées aux paradigmes classiques de la sociologie, comme l’a proposé par exemple Bernard Lahire (1998) dans sa conception de « l’homme pluriel ». Pour une action, une seule socio-logique ne pouvant couvrir la densité de ce qu’elle déploie, des restes (au moins certains restes) pourraient sans aucun doute être explicités à partir d’une autre logique d’action : ainsi, ce stratège de l’admi-nistration tellement habitué à cet exercice qu’il devient pour lui une opération automatique, à laquelle il était déjà exposé dès son enfance. Les différentes modalités d’actions distinguées ne sont donc pas incompatibles, comme dans ce cas, la contrainte et la rationalité. De même, la subordination de l’enfant qu’étudie Durkheim n’est pas si mécanique, comme d’ailleurs il le reconnaît, car, rapidement, celui qui obéit se conforme, en connaissance de cause, à des idées claires et à des raisons de sa conduite, qui lui permettent d’accomplir ses actions de « manière éclairée ». Cette mise ensemble de logiques simultanées d’actions n’exclurait d’ailleurs pas de distinguer dans une séquence en par-ticulier une pertinence dominante et des pertinences secondaires (Lemieux, 2009 ; Piette, 1996 : chapitre 6). Les « restes », sous la forme des autres types d’actions présents en toile de fond, oubliés et mis entre parenthèses dans la construction théorique, ne seraient pas négligeables pour comprendre l’être humain en situation. Stratégie, expressivité, automatisme et détermina-tion sociale pourraient donc être compatibles pour comprendre l’action d’un chef de bureau dans une grande administration. Sommes-nous pour autant satisfaits : car cet homme, comment est-il lorsqu’il est à son bureau, dans ses multi-activités simultanées, à la machine à café, parlant au collègue, action-nant les boutons de celle-ci, et chez lui, mangeant, parlant et pensant à sa journée ?

La latéralité dans les restes

Comprendre sociologiquement ne supposerait-il pas toujours, selon ces pers-pectives, une mise entre parenthèses de l’être présent ? Et pourtant – c’est presque banal de le dire –, avons-nous déjà vu une action s’accomplir toute seule, sans un humain ? L’argument de la pluralité ne suffit pas. Car il y a les restes des restes. Il apparaît en effet assez vite la difficulté de penser la pré-sence simultanée et à géométrie variable de différentes logiques d’action et ainsi d’intégrer les « restes » des restes, sous forme de détails sans importance,

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pour caractériser la latéralité dans les modes de présence. À ce stade de la critique des logiques d’action, des interrogations empiriques fusent en effet de toutes parts. Réellement, quand l’être humain est-il vraiment stratégique en cours d’action ? Quand va-t-il au bout de sa capacité expressive ? L’adhé-sion immédiate et totale est-elle vraiment possible ? Et la tension inhérente à l’action inédite n’est-elle pas rare ? Et l’action sous contrainte existe-t-elle concrètement sous cette forme de soumission ? Et l’automatisme : comment se déploie-t-il ? Comment est-on quand on est « automatique » ou dans le « régime de la familiarité » ? Lorsque nous mettons en série des situations observées de manière rapprochée, il y a toujours et encore des restes, les restes des restes, et la récurrence de ceux-ci ne peut qu’interpeller directement notre attention. Ce sont ces détails très divers qui viennent infiltrer les enjeux pertinents à partir desquels l’être humain agit selon des repères, motivé par le sens moral ou le souci de soi, et produit l’action qui convient (aussi, Dubet 2010). Pouvons-nous observer une personne en train d’être stratège, prendre la décision de manipuler ? Sans doute, mais pas si souvent, et même dans les administrations ? C’est seulement (surtout) rétrospectivement à partir d’ef-fets, qu’elle peut être déduite. Quand observons-nous un homme moralement responsable ? Sans doute souvent dans l’action, mais l’individu lui-même, comment est-il ? Quel intervalle, quels restes y a-t-il entre l’action lue comme telle par l’observateur et son auteur lui-même ? L’interactionnisme a connu et connaît encore un large succès ethnographique. Il est un bon révélateur du risque « actionniste ». Car peut-on considérer une multi-activité comme une interaction au sens goffmanien du terme ? Considérer et regarder l’action comme une interaction suppose de retenir l’ensemble des signes pertinents, suffisamment significatifs et acceptables par les autres acteurs pour consti-tuer le point de départ de leur réponse. Que dire des multi-activités à partir des regards, des gestes, des postures et des énoncés verbaux, seulement en tant qu’ils sont des « signes externes d’une orientation et d’une implication » (Goffman, 1974, p. 7). La notion de présence me semble plus heuristique, car elle intègre plus facilement ce qui se module et amortit l’interaction – ceci ayant d’ailleurs peu à voir avec la distance au rôle cher à Goffman, qui reste un rôle. Les formes de latéralité sont diverses : des yeux qui fuient, des distractions ponctuelles, des pensées vagabondes, des anticipations de moments suivants, des rémanences de moments passés. Les modes de pré-sence ne supposent pas d’abord un face-à-face expressif, un échange, une réciprocité. C’est ici qu’intervient la réserve négative et toute l’importance du « pas vraiment ». Dans cette perspective, la notion de « donné » ou de don n’est peut-être pas si inappropriée, avec l’objectif de décrire et comprendre

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les « donnés » sans échange, sans dette et sans réciprocité ou en tout cas très différées, les modalités de donation (un objet toujours là et bien accroché par des maillages serrés) et de réception (l’individu qui l’utilise sans vraiment le voir). La présence faite d’implicite, de non-pensée est un élément clé de la vie sociale de laquelle on a enlevé intérêt, motivation, échange, calcul. Dans cette perspective, le don n’est pas une séquence dans un cycle relationnel, mais bien une strate nécessairement et spécifiquement humaine dans toute forme de présence. L’homme n’est pas apte à tenir jusqu’au bout le face-à-face ni avec l’objet ni avec les autres. L’autre être n’est pas en face, il est là plus ou moins à côté, plus ou moins près ou loin. Nous le verrons, ceci est important pour décrire la multi-activité.

Relation et singularité

Comprendre la présence implique donc de tenir compte d’une pluralité simul-tanée de logiques d’action et aussi de la part de latéralité qu’elle contient. Il y a un troisième élément qui me semble capital et auquel ce numéro invite directement. Le sujet est en effet « désassemblé » dans la multi-activité. Nous voulons sous-entendre qu’il n’est pas qu’assemblé, que sa saisie doit dépasser l’entrée relationniste pour maintenir une focalisation serrée sur la singularité de l’individu. Ceci est d’autant plus important que, dans la multi-activité, l’homme connecté, celui qui s’assemble à partir de divers réseaux peut apparaître comme une valeur sûre. Permettons-nous d’insister, car, face au pôle de la relation, il y a celui de la singularité. Et ceci est capital pour pen-ser, observer et décrire les présences. Le dialogue de Graham Harman avec Bruno Latour est au centre de ce propos (Harman, 2009 ; Latour, Harman et Erdelyi, 2011). Ce qui dérange Harman dans les propositions de Latour est le relationnisme. De fait, Bruno Latour pense la relation, le réseau qui relie, plus que l’individu dans la relation ou le réseau. C’est très net dans la théorie de l’acteur-réseau, cela l’est encore plus à mon sens, dans son dernier livre même s’il propose « une enquête sur les modes d’existence » (Latour, 2012). Latour place de fait la focale sur ce qui est entre, alors qu’une anthropologie de la présence part de l’individu et tente de le décrire comme plus que relatif à un ensemble. Plus que relation, cet individu constitue un volume d’être avec des intrastrates diverses, résultant certes aussi de relations passées, présentes ou futures. L’entité latourienne, elle, ne se définit pas autrement que par ses relations, son action de modifier ou de perturber un autre objet. Elle semble décrite sans réservoir de potentialités, n’existant à chaque instant que dans son

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plein déploiement, en connexion avec d’autres entités. Dans cette perspective, selon Bruno Latour, « le sens du mot substance va profondément changer et devient l’attribution progressive de propriétés stables rattachées par une institution à un nom lié durablement à une pratique, le tout circulant dans un réseau relativement standardisé » (Latour, 1994, p. 308). Et le moindre changement dans un objet en fera un acteur nouveau : « chaque entité ne se définit que par ses relations. Si les relations changent, la définition change pareillement » (p. 213). À l’inverse, selon le point de vue d’Harman, par sa relation, l’homme ou tout autre objet « distord » chaque entité concernée. S’asseoir sur une chaise n’épuise pas la chaise. Ainsi, selon Harman, l’objet, a fortiori l’être humain ajouterais-je, est plus « profond » que les relations qu’il déploie, qu’il permet. Graham Harman critique en effet l’opération de démo-lition et d’ensevelissement des objets (Harman, 2010). La première prétend que l’objet n’est qu’un effet de surface et qu’il faut chercher les éléments de base, des réalités plus profondes ; la seconde suppose que l’objet est moins important que les relations qu’il impliquerait et qui le recouvriraient. Dans ce cas (qui est la position de Whitehead et de Latour), la chose est pertinente en tant qu’elle entre en relation et a des effets. Harman, qui distingue les objets sensuels, comme perçus, et les objets réels avec leurs qualités réelles, ne veut ni penser l’objet comme épuisé dans une présence pour un autre ni le réduire à un tissu de relations. Ainsi les objets, plus « profonds » que leurs relations, ne peuvent être dissous en elles. Est-il absurde de désinstaller les sciences sociales de leur ancrage relationniste ? Ce qui ne signifie pas de ne pas recon-naître l’incertitude, l’inachevé dans la connaissance obtenue, l’impossibilité de clore les relata et les termes de la relation. L’idée que je développe est de placer au centre de l’analyse non pas la relation, mais le vivant singulier. C’est bien sûr une erreur de ne pas penser l’individu en relation, mais c’est dom-mage que la focale relationniste le pense comme relatif à un système ou à un ensemble de connexions présentes ou passées.

L’argument de Harman, qui vaut pour toutes les entités, semble concerner a fortiori les humains pour lesquels leur présence située ne peut être séparée de potentiels et de réserves divers, y compris sous la forme d’états d’esprit qui sont absents dans les théories de l’acteur-réseau. À ce propos, Bruno Latour s’interroge : « Mais qu’en est-il de moi, de moi-même, enfin de mon ego ? Ne suis-je pas, au fond de mon cœur, dans les circonvolutions de mon cer-veau, dans le sanctuaire de mon âme, dans la vivacité de mon esprit, “un indi-vidu” ? Bien sûr que j’en suis un, mais seulement à partir du moment où j’ai été individualisé, spiritualisé, intériorisé » (Latour, 2006, pp. 309-310). Mais

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précisément : comment suis-je quand je suis individualisé, intériorisé, je fais, je vis, etc. ? Latour ne répond pas vraiment. L’individu à décrire, où qu’il soit, a fortiori désassemblé dans la multi-activité, est plus que ce qu’il fait et fait faire, sa présence stratifiée est plus que ses agissements. Il suffirait d’ailleurs de le perdre, ce multi-agent, de regretter son absence, pour que surgissent à notre mémoire les détails de sa présence singulière, à l’évidence irréductible au point de vue relationniste.

UNE MÉTHODE À PARTIR DE L’INDIVIDU

Phénoménographie

Pluralité simultanée, latéralité, singularité constituent trois axes constitutifs d’une anthropologie de la présence, dont il importe de ne pas se défaire, de l’observation à l’écriture finale. C’est le travail que j’ai nommé phénoméno-graphie. Elle vise une observation-description des individus en situation, en les suivant, un à la fois1, dans leur basculement, selon le rythme du temps et des journées, et en centrant le regard, à partir de zooms différents, sur les modes de présence, c’est-à-dire les actions, les gestes et les états d’esprit constitutifs d’une présence. Le travail phénoménographique, c’est ainsi observer et décrire le fait d’exister en tant qu’il déborde la dimension strictement sociale ou col-lective de l’être. Au mental, à l’émotionnel, elle ajoute le repérage des gestes avec le plus de rigueur méthodologique possible. Dans cette perspective, il ne suffit plus à l’observateur de se placer au milieu de la situation, comme il le fait si souvent pour regarder globalement ce qui se passe, balayant de ses yeux la scène, se fixant au hasard de ce qu’il lui semble important sur un individu puis sur un autre. Affiner l’exercice d’observation suppose bien de regarder un individu à la fois dans sa présence et dans l’enchaînement de ses situations. L’exigence d’une telle observation n’est pas séparable de celle de rester tout

1. Les exercices de « filature » ne sont pas absents en sciences sociales, ils sont néanmoins rares. Ils sont à l’évidence une mise en cause radicale du principe d’enquête focalisé sur des ensembles et cherchant à retenir, d’une manière ou d’autre, le partagé ou les partagés dans ceux-ci. Il est ainsi d’autant plus important de signaler le plaidoyer de Bernard Lahire pour « une sociologie à l’échelle individuelle », défendant une focale sur l’individu en vue d’appré-hender les variations de chacun à partir d’expériences socialisatrices communes. Il reste que la description à grains fins d’une présence individuelle dans une action ne peut être contenue dans l’idée que chacun est la somme et l’enchaînement même unique de divers épisodes de socialisation (Lahire, 2012).

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au long de la recherche au plus près de ses notes, voire de ne faire aucun tri dans celles-ci, jusqu’à l’écriture finale2. « Ce qui compte, écrit Simone Weil, dans une vie humaine, ce ne sont pas les événements qui y dominent le cours des années – ou même des mois – ou même des jours. C’est la manière dont s’enchaîne une minute à la suivante, et ce qu’il en coûte à chacun dans son corps, dans son cœur, dans son âme – pour effectuer minute par minute cet enchaînement » (Weil, 2002, pp. 186-187).

Ce sont bien ces différents modes de présence qu’il importe d’observer, à partir d’une focalisation directe sur l’être humain – un à la fois –, au fil de ses situations et du rythme du temps. Ce travail n’est certainement pas facile. Dans cette perspective qui implique plusieurs échelles d’observation (à l’œil nu ou à partir de la vidéo), complémentaire à l’observation détaillée des actions et des gestes, le travail introspectif me semble bon à légitimer ou à relégitimer, celui du chercheur ou celui qu’il peut susciter, solliciter chez d’autres. La conscience du dedans du moi ou la capacité de discernement des hommes se fait à tout moment, aussi en sciences (La Garanderie, 1989). C’est toute l’importance d’explorer, dans la prise en compte des limites de l’exercice, mais aussi de ses avantages, le champ mental (Petitmengin et Bit-bol, 2009). La possibilité de l’auto-observation des gens eux-mêmes et de leur propre écriture (Vermersch, 1999) n’est certainement pas à exclure, mais l’entretien d’explicitation mené par le chercheur, comme le pratique Pierre Vermersch, constitue une ressource méthodologique non négligeable. Il doit apprendre à l’observé à décrire ses modes d’être et de percevoir, à lui faire prendre conscience de différences pour qu’il explicite lui-même ce qui fut, action et présence, sur le mode implicite. La verbalisation suppose d’abord que la personne puisse accéder à une « mémoire concrète », non au terme d’un effort conscient et réfléchi, mais quasiment involontairement pour que s’explicitent ensuite les actions et les gestes, mais aussi les perceptions, celles directement pertinentes à la situation et les autres, subsidiaires.

2. Il n’est pas inutile de mentionner la critique récente de Jack Katz plaidant pour un dépas-sement de la perspective interactionniste : « In the study of behavior in public places, the advances begun by Georg Simmel and continued by Erving Goffman and John Lofland have not seen new leaps for 30 years. It is time to move beyond the atemporal, fly-on-the-wall pers-pective of the situationally specific participant observer to see the meaning of the current situation within the longer-term framework of a participant’s biography as he or she moves from one arena of situated interaction to another, always aware of what in situ co-respondents cannot fully know, that what is currently happening has retroactive and prospective meanings based on the overarching trajectories of his or her own social life » (Katz, 2010).

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Appuis et repos, action et présence

Tentons de préciser la focale, les points d’observation d’une anthropologie de la présence, afin de ne pas dissocier l’action des modes d’être présent dans celle-ci. Il paraît non seulement impossible de comprendre la présence d’un individu en dehors d’un ensemble d’appuis sous les formes diverses de per-sonnes, d’objets et de règles, non que l’être humain aurait à (re)créer, mais en tant qu’ils sont toujours déjà là et sur lesquels il peut se poser, mais tout aussi important de décrire ces modes de repos. Je dirais donc qu’il y a quatre types d’appuis. D’abord, les règles (A1) dans un sens très large, normes, valeurs ou lois composant le cadre à partir duquel une situation est organisée. Extérieurs à la situation, ils se manifestent sous forme d’indices et permettent de ne pas inventer à chaque fois les règles de la partie. Ainsi, le code la route et les pan-neaux de signalisation. Sans ces appuis (V1), la situation est désordre. Il y a aussi des repères immanents à la situation (A2). Ils constituent des ressources directes pour l’accomplissement de l’action, servant à organiser l’espace, à informer sur l’action immédiate à accomplir, à susciter les gestes précis… Ainsi, le tableau de bord d’une voiture, le changement de vitesse, le frein, etc., qui facilitent l’automaticité des actions. Sans repères et indices, c’est l’étrangeté de la situation qui s’impose (V2). Il y a encore le maillage des situations (A3), insérant chacune de celles-ci dans un réseau et l’associant ainsi à d’autres situations selon des liens divers qui laissent dans chacune des traces ou des indices de cette configuration. Le code de la route et le tracé des chemins nous renvoient aux institutions de la République, jusqu’au ministère de l’Intérieur. En dehors de son maillage, la situation crée une épreuve de rup-ture (V3). Enfin, l’enchaînement des situations (A4) dans le temps quotidien, jalonné par des conventions et des repères horaires, facilite le déroulement des actions sans besoin de décisions sur l’action suivante. Sans eux, l’ennui ou l’angoisse s’installe (V4).

C’est sur base de ces appuis et de la possibilité de s’y poser que l’être humain développe une capacité à se reposer sous la forme de la confiance, du relâ-chement ou d’une certaine passivité. La notion de reposité, que j’ai déve-loppée dans mes derniers ouvrages (Piette, 2011), permet de jouer sur repos et sur (se) poser (s’appuyer sur, compter sur), désignant ainsi la capacité de l’être humain de se poser et de se reposer sur des appuis, d’une part les siens, ses compétences, ses expériences, ses raisons d’agir, d’autre part ceux de la situation, parfois présents avant l’arrivée, en tout cas extérieurs à lui. Quatre formes de repos sont possibles. L’économie cognitive (R1) permet à l’homme,

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sur base d’habitudes, d’expériences antérieures et de scénarios mentaux, de ne pas vérifier toutes les informations ou compétences nécessaires pour accomplir une action. Non seulement, l’économie cognitive correspond au déploiement routinisé, sans référence à une instruction, des séquences d’ac-tions, mais aussi elle permet d’alléger le travail d’interaction sociale, grâce aux appuis matériels et aux identités stabilisées de chacun des partenaires. Le contraire de l’économie cognitive est l’évaluation avec stratégie, justification, intrigue mobilisant l’attention, l’émotion voire l’obsession sur des fragments spécifiques de la réalité (T1). La docilité (R2) correspond à la possibilité de conserver les appuis, les indices et les repères existants, plutôt qu’à l’intention et au désir de les modifier, et à l’évitement de la tension cognitive, émotion-nelle ou morale, résultant d’une épreuve de changement (T2). La fluidité (R3) correspond, elle, à la possibilité d’associer des informations ou des modes de raisonnement contraires ou contradictoires dans une même situation ou dans des situations successivement proches. Elle illustre la capacité immé-diate au relâchement, à l’acceptation de l’incohérence et au basculement des êtres humains de situation en situation. Le contraire en est la raideur (T3). Il y a enfin la distraction (R4) qui correspond à la capacité cognitive d’associer un être, un objet ou un événement à l’état de détail (sans importance), à n’en faire qu’un élément de distraction, sans compromettre l’attention minimale requise dans la situation. C’est l’état de concentration ou d’intolérance (T4) qui est le contraire de la distraction.

Nous disposons ainsi tant pour les appuis que pour les formes de repos de quatre éléments et de leur contraire respectif. Sur l’axe des appuis, nous avons : normes (règles, conventions…) versus violence (conflits), repères (indices) versus perte de repères (d’indices), maillage des situations versus rupture des liens, rythme temporel versus angoisse (ennui…). Sur l’axe des formes de repos, nous avons : économie cognitive versus décryptage (évalua-tion, jugement), docilité versus désir de changement, fluidité versus raideur, distraction versus concentration. Le schéma ci-dessus fait voir quatre moda-lités imbriquées (c’est capital) de présence. Souvent, la manière d’être avec évidence et immédiateté dans une situation, pendant une action, ne se ressent pas. Elle n’est pas un sentiment, mais le degré zéro avec lequel l’action est accomplie de manière régulière et selon un ensemble spécifique d’appuis. La tranquillité se déploie à partir d’un mode perceptif et même infraperceptif de repères et d’indices spatio-temporels, sur fond d’une toile bien stabilisée, par-fois ressentie comme telle, avec l’émergence possible de détails sans impor-tance. Dans la familiarité, des repères et des indices sont nouveaux, en tout

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cas différents, d’autres font défaut par rapport à des situations précédentes, mais la différence est quand même absorbée sur le mode économique, sur fond d’une toile restant bien ancrée. C’est quand l’effritement au moins par-tiel de celle-ci, avec une absence imposée ou créée de certains appuis, est ressenti que l’étrangeté surgit et réduit la possibilité de distractions. Il s’ensuit une tension attentive et concentrée de (re)construction, de jugement et d’éva-luation. Alors, la toile de fond s’est comme retirée et a fait place à la saillance quasi exclusive de tel ou tel fragment d’attention. Plusieurs champs lexicaux

Figure 1. Schéma de la reposité

 

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précisent ces modes de présence. Côté étrangeté et tension, le moment peut sembler : difficile, pénible, fastidieux, abrutissant. Cela peut consister en un trouble, un abattement, un chagrin, de la lassitude, un tracas, une inquiétude, une angoisse, une anxiété, une obsession, un épuisement, du dégoût, un éner-vement, un, ennui, une faiblesse. Dans les carrés du bas, les actions consistent surtout à évaluer, se concentrer, avoir une émotion (peur, joie, colère, tris-tesse), à juger, à changer, à résister, à se méfier, à se rigidifier, etc. Ces carrés du bas ne sont pas nécessairement associés à un vocabulaire « négatif » : il s’y joue du sens, des enjeux, de la vérité, de la responsabilité, des « expériences » (Bidet, 2011). C’est ce qui se marque surtout dans les descriptions de sciences sociales. Le repos, la tranquillité et la familiarité ont aussi leur lexique : arrêt, pause, vacance, récréation, accalmie, détente, délassement, distance, dis-traction, relâchement, paix sommeil, répit, convalescence, confiance, sûreté, sécurité. Là aussi, il est bon de préciser que la confiance/docilité envers les appuis quotidiens peut ponctuellement vécues comme inaction, inertie, ennui, dépendance et générer alors une remise en question.

Conduire une voiture

C’est d’abord à partir d’une situation vécue personnellement que j’ai pratiqué une première application de ces notions du schéma de la reposité. J’avais ainsi pris l’habitude ainsi de noter des situations de ma vie quotidienne et de les transposer dans le schéma. Voici :

Ce matin, après un petit-déjeuner sans heurt, à 7 h 45, je conduis en voiture mes filles à l’école, en écoutant la radio et en parlant avec mes deux passa-gères. Le trajet que je fais régulièrement dure à peine 10 minutes. Ces acti-vités simultanées supposent que je me repose sur les appuis techniques de la voiture et ceux, solides, du code de la route, ainsi que sur un itinéraire et un timing connus, docilement sans y penser (Tr 1-12). C’est le fil rouge de ma présence auquel se joignent les « actualités » (émanant de ma radio – Tr 13-16) injectant quelques interférences par rapport aux appuis inhérents à la situation de conduite, en l’occurrence peu dérangeantes, et que j’écoute sans trop d’implication (Fl 13-16). Ponctuellement, je reconnais, sans plus, un vieil ami sur le trottoir (Fl 14). Suite à une remarque déplacée d’une de mes passa-gères remettant en cause beaucoup de choses (pourquoi aller à l’école ?) (Fa 1-8), je me sens interpellé et commence une mise au point générale quelque peu tendue (Te 1-4, 13-16). De plus, j’aperçois, ponctuellement énervé, des travaux non anticipés (Fa 2), mais je m’engage sans problème dans un che-

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min non connu (Fl 1-16) pendant 2 minutes, ce qui ne m’a pas empêché de continuer ma réprimande (Te 1-4, 13-16) et de tendre l’oreille vers les infos (Tr 13-16, Fl 13-16). Il y a bien un ensemble d’activités simultanées : conduire, parler, écouter, regarder… Et toujours sur fond de mes appuis (la voiture roule et je ne rencontre aucun chauffard, Tr 1-12). Je reviens ensuite à l’itinéraire classique (Tr 1-16), quelque peu tendu après cette conversation (Te 9-12). Après, j’enchaîne à mon bureau (Tr 1-12), en pensant plusieurs fois à l’énervement ponctuel (Fl 13-16).

Figure 2. Schéma de la reposité (voiture)

 Tentons d’élargir nos remarques pour qu’elles soient applicables à d’autres situations, et de garder à l’horizon le débat théorique présenté. Que peut confirmer ou apprendre le schéma sur les modes de présence ? Il fait appa-raître d’abord des présences, avec des dosages différents (qu’il faudrait d’ail-leurs préciser) de tranquillité (Tr), tension (Te), étrangeté (Et) et familiarité

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(Fl). Le mode d’être exclusivement actif (qui suppose un travail d’affaire-ment, d’attention, de concentration, de volonté, d’intention, de significa-tion…) visant à créer des nouveaux appuis est extrême, tout autant que le mode d’être exclusivement passif se reposant sur les choses existant dans la situation sont rares, pour ne pas dire impossibles. Le labeur interactionniste et l’endormissement social ne sont pas réalistes : c’est presque une évidence qui interroge malgré tout le degré de croyance du sociologue ou de l’ethnologue à ses récits. Ainsi le temps de ce trajet de voiture, je mêle l’automatisme des gestes du conducteur, un certain relâchement, conscient d’un moment moins difficile que celui attendu à mon bureau, l’énervement de la conversation avec mes filles, la petite inquiétude de la déviation, un brin de tracas à l’idée de devoir résoudre tel problème ce matin. La lassitude d’une activité trop routini-sée peut parfois s’ajouter, mais aussi la faiblesse de me plaire dans ce moment que je sais non durable. Il y a ainsi un jeu constant et enchevêtré de ces dif-férents modes de présence selon la mobilité des appuis qui restent, qui s’en vont ou qui se recréent. Au pire du conflit, de l’étrangeté, de l’angoisse, de la rupture, l’homme trouve des formes de repos. Quand bien même un appui, peut-être un deuxième feraient défaut, il en reste d’autres. Lorsque l’écono-mie cognitive fait place à l’acharnement du sens, la docilité à l’instabilité, la fluidité à la rigidité, la distraction à l’intolérance, l’étrangeté ne peut être que ponctuelle – et alors elle est vite absorbée – ou diffuse – et dans ce cas, elle reste imprégnée, selon des dosages différents, par des règles, des repères ou des indices divers faisant appui dans la situation. Elles peuvent être ponc-tuelle, ou diffuse, mais sur fond d’appuis qui se maintiennent. Cloisonnée, elle est absorbée. Ponctuelle, elle est suivie de phases de repos. Diffuse, elle l’est sur fond d’appuis plus ou moins solides. Et tout cela avec des impacts de toutes sortes : de la simple rumination aux conséquences plus ou moins fortes. Par exemple des ruptures de normes qui causent anxiété, tracas, énervement et inquiétude ; des ruptures d’appuis : difficile, trouble, chagrin, tristesse ; des ruptures de rythme provoquant ennui, angoisse, tension, lassitude ; des rup-tures de maillages générant souffrance, fastidieux, trouble, abattement.

Les quatre carrés permettent de voir la circulation possible d’un objet, d’une pensée, par exemple une distraction. Elle peut être légère, à peine développée lorsque le travailleur pense un bref instant à sa famille à partir de la photo qu’il vient de voir sur son bureau (Tl 14). La distraction peut devenir plus insistante lorsqu’il se laisse aller à quelques souvenirs de vacances récentes, mais sans gêner son travail (Fl 14). L’objet de distraction, même à partir d’un repère de la situation (la messagerie de l’ordinateur) ou extérieure à la situation peut

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devenir plus présent et entraîner une résistance (Et 2, 6, 10, 14 ; Te 2, 6, 10, 14 ou), par exemple à la tentation de la regarder. La tentation vaincue (ou non vaincue) peut entraîner ensuite vers de nouvelles curiosités passant par Google et autres documents devenant de nouveaux repères dans la situation (Te 2, 6, 10, 14). Il s’agit ainsi de suivre la vie des détails qui peuvent être des objets, des animaux, des personnes : repères ou indices, ils deviennent fragments d’attention et d’obsession, avant de partir dans la toile de fond et de resurgir comme détail sans importance. Ainsi, la distraction, qui peut être laissée là, vite absorbée, peut elle-même devenir une ouverture, une curiosité vers de nouveaux actes significatifs, comme l’indique Franck Cochoy (2011, pp. 162-163) à propos de celui qui par hasard croise une affiche publicitaire et peut se laisser guider dans de nouvelles situations, ou encore un poids, une tentation par rapport à laquelle on peut résister ou céder, comme cela peut être le cas vis-à-vis de sa messagerie (Datchary et Licoppe, 2007, pp. 18-19). Il apparaît ainsi que le repère en question circule dans le sens des aiguilles d’une montre. Mais l’autre sens est aussi possible : une tension surgit à partir d’un appui déjà là par exemple et devenu ennuyeux. S’ensuivent alors concentra-tion, raideur, réflexion, désir de changement (Te 2, 6, 10, 14) puis effort pour le changer (Et 2, 6, 10, 14). Dans son observation de la dispersion au travail, les descriptions de Caroline Datchary (2011) me semblent intégrables dans ce schéma, pour montrer la vie de l’objet de dispersion : simple toile de fond, source brève et transitoire de distraction, insistance générant préoccupation ou même tiraillement, double sollicitation à pertinence égale ou hiérarchisée.

Chercher un objet

Présentons un second exercice, tout aussi exploratoire, à partir du même schéma de la reposité, avec l’objectif de mesurer des intensités de présence. Les réponses de la personne observée ont contribué à une quantification, une sorte d’« intensitométrie » de la présence. L’individu observé évalue, de 1 à 10, d’une part différentes intensités, différents poids qu’il attribue aux règles, repères et indices toujours là, et les poids des absents, des nouveaux surgis-sant, et, d’autre part par rapport à cette double caractéristique, l’intensité qu’il donne à sa docilité (et à son désir de changer), sa distraction (et à sa concen-tration), sa fluidité (et à sa raideur) et sa parcimonie cognitive (et son travail actif d’évaluation). Dans une brève situation, il se dégagerait ainsi pour un même individu quelques « rapports » d’intensité différente, un mélange de coefficients d’activité-passivité, de travail-repos, dont l’addition marquerait

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chaque fois un mode singulier de présence. C’est l’esprit de l’exercice qui suit, réalisé par Nina Schmidt, en vue de mesurer les proportions de ces quatre modes de présence (tranquillité, familiarité, tension et étrangeté) chez une dame, de 70 ans, Édith, en train de préparer son repas de midi chez elle. Le moment a été filmé et Édith a pu donner quelques indications sur ces modes de présence (dans une conversation). J’utilise et je complète à cet effet le travail de Nina Schmidt (2011), qui concerne plus particulièrement la descrip-tion de cette situation contrariée par la recherche d’un set de table :

Chez elle, Édith pose le grill sur la gazinière, et va dans le salon. En passant, elle remet un grain de raisin posé sur la table, dans la coupe à fruits. Elle ouvre la partie centrale du bas du buffet dans son salon. S’assoit sur le fauteuil. Et cherche pendant une minute et demie, les sets de table avec des photos de Mirmande pour l’un et de Cliousclat pour l’autre, deux villages de la Drôme où elle habitait jusqu’en avril dernier. Elle ne retrouve pas Cliousclat et choisit finalement à la place, Loriol. En fond, France Culture annonce les titres de l’actualité.Qu’est-ce qui apparaît ?Édith dispose de ses propres repères : elle est chez elle, dans son salon, avec son buffet, son fauteuil, sa vaisselle, ses sets de table. Il est midi. Édith a com-mencé à préparer à manger, elle met la table, et continuera la cuisine après. Le choix des sets de table s’insère dans ce maillage de situations, et dans leur rythme. Ces appuis lui permettent de ne faire aucun effort cognitif particulier (R1-A2/3/4). Édith ne les modifie pas (R2-A2/3/4). Elle accepte vite l’absence du set de table recherché et bascule rapidement dans une autre action, celle de mettre la table (R3-A2/3/4). Enfin, elle met à l’état de détail un certain nombre d’éléments de son environnement : ses animaux, la sonnerie du minu-teur, la radio, ainsi que l’enchaînement des situations et le rythme qui ne lui demandent pas d’effort de concentration intense (R4-A2/3/4).

Sur ce fond de tranquillité, l’action de chercher un set de table et de ne pas le trouver constitue une perte de repères (V2) suscitant un temps de décryp-tage et de concentration (V2-T1/4). Mais cela n’empêche pas Édith de gar-der une certaine économie cognitive, de la docilité et de la fluidité, car elle n’interrompt que ponctuellement l’enchaînement des situations qui a lieu à ce moment précis. Elle continuera à mettre la table et à s’appuyer sur d’autres repères présents (A2-R1/2/3). Cette recherche du set de table constitue néan-moins une certaine rupture des liens entre situations (« J’me suis dit bah “où est-ce qu’il est ?” a indiqué Édith »), mais sans enlever des formes de repos (V3/4-R1/2/3). Ceci ralentit malgré tout le rythme et suscite ainsi un temps d’étonnement, d’interpellation (V2/3/4-T1/4) qui fait finalement remettre à

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plus tard la recherche du set de table, en même temps qu’une petite dose sup-plémentaire de concentration. Se maintient toujours une certaine économie cognitive, de la docilité et de la fluidité dans les gestes d’Édith (Tr), malgré la tension survenue à la suite de cet incident ponctuel et l’évaluation qu’il implique (T1/4-A2/3/4). Bref, le travail de concentration et de décryptage que suscite la recherche du set de table a lieu dans un environnement stable, s’appuie sur des repères de la situation tels que les objets, l’aménagement de la maison, et sur un rythme d’enchaînement des situations déjà expérimenté. Tout cela est très nuancé.

Ceci aboutit au schéma suivant, avec l’indication des points de croisement repérés :

Figure 3. Schéma de la reposité (perte d’objet)

 

Il apparaît que le carré de la tranquillité est rempli aux trois quarts (12/16), celui de la familiarité aux 9/16. Les proportions de l’étrangeté et de la tension sont-elles très réduites : le carré de la tension est rempli aux 6/16 et le carré de l’étrangeté aux 6/16. En pourcentage, la totalité du volume de présence de la personne équivalant à 100 %, on obtient environ 19 % de tranquillité ;

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14 % environ de familiarité ; 9 % environ de tension et 8 % environ d’étran-geté. La moitié seulement du volume de présence est activé (50 % environ ou 33 points sur 64 en tout). Cela voudrait-il dire que l’individu ne sent pas rem-pli ? Le pourcentage de tranquillité dans ces 50 % de volume de présence est de 37,5 %, celui de familiarité est de 28 % environ, celui de tension de 19 % environ et celui de l’étrangeté est de 15,5 % environ.

Passons maintenant à cette intensitométrie de la présence d’Édith dans cette situation. Les intensités ressenties vont repréciser les proportions, pour ce moment de recherche du set de table. Des intensités différentes se calculent donc selon la perception des appuis des activités cognitives dans la situation. Ces intensités résultent du rapport entre le degré d’intensité de ces activi-tés cognitives et le degré d’intensité de ces repères (et des autres appuis). Ces degrés sont attribués en fonction de ce que l’on a observé et de ce que la personne indique de son expérience en termes de sentiments, mais aussi en termes de conscience ou de non-conscience de ses gestes. Ainsi, chaque activité cognitive et chaque repère sont associés à un degré d’intensité sur une échelle de 1 à 10, comme je l’ai indiqué. Ceci vaut pour chaque appui A2, A3 et A43 et pour chaque perte V2, V3 et V4. On remarque qu’à part le couple d’appui et de vide A2/V2, toujours dans cette situation, l’appui est plus fort en intensité que le vide. Ensuite, est indiqué le degré d’intensité de chaque forme d’activité cognitive que rencontrent ces appuis ou ces vides. Si on divise chaque degré d’intensité de chaque tâche cognitive (formes de repos ou de travail) par le degré d’intensité de chacun de ces trois repères et de ces trois vides, quand ils se croisent, alors on obtient la proportion d’intensité de la forme de repos ou de travail cognitif pour chaque appui ou vide rencontré par la personne en train d’agir. Les points du schéma de la reposité deviennent alors plus ou moins gros.

Faisons les calculs, carré par carré. Un détour légèrement arithmétique est nécessaire pour préciser comment est Édith à ce moment-là.

D’abord la tranquillité. Le degré de présence des appuis est évalué par Édith : pour les repères à 8, le maillage des situations à 8, le rythme temporel à 9. Quant au degré des formes de repos, il est évalué pour chacun de ces trois éléments. L’économie cognitive est de 8 pour les repères, de 9 pour le mail-lage des situations et de 8 pour le rythme temporel. Ce qui fait à chacun de

3. L’appui A1 n’a pas été marqué dans cette situation, car il n’y joue pas vraiment de rôle.

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ces croisements : R1/ A2 = 8 sur 8 ; R1 /A3 = 9 sur 8 ; R1 / A4 = 8 sur 9. La docilité est évaluée à 9 pour les repères, à 9 pour les maillages et à 8 pour le rythme temporel. Ce qui fait à chaque croisement : R2/A2 = 9 sur 8 ; R2 /A3 = 9 sur 8 ; R2/ A4 = 8 sur 9. La fluidité est de 7 pour les repères, de 9 pour le maillage et de 8 aussi pour le rythme. Ce qui fait à chacun de ces croise-ments : R3/ A2 = 7 sur 8 ; R3 /A3 ; = 9 sur 8; R3 / A4 = 8 sur 9. La distrac-tion légère est notée 7 pour les repères, 7 pour le maillage et 9 pour le rythme temporel4. Ce qui fait à chaque croisement : R2/A2 = 7 sur 8 ; R2 /A3 = 7 sur 8 ; R2/ A4 = 9 sur 9.

Dans la familiarité, la chute d’un repère est notée 4, la rupture des maillages 2 et la rupture du rythme 3. L’économie cognitive est de 3 pour les repères, de 6 pour le maillage des situations et de 6 pour le rythme temporel. Ce qui fait à chacun de ces croisements : R1/ V2 = 3 sur 4 ; R1 /V3 ; 6 sur 2 ; R1 / V4 = 6 sur 3. La docilité est évaluée à 2 pour les repères, à 6 pour les maillages et à 6 pour le rythme temporel. Ce qui fait à chaque croisement : R2/V2 = 2 sur 4 ; R2 /V3 = 6 sur 2 ; R2/ V4 = 6 sur 3. La fluidité est de 3 pour les repères, de 8 pour le maillage et de 8 aussi pour le rythme. Ce qui fait à chacun de ces croisements : R3/ V2 = 3 sur 4 ; R3 /V3 ; = 8 sur 2 ; R3 / V4 = 8 sur 3. Ce qui donne aux croisements : T4/ A2 = 3 sur 8 ; T4/A3 = 3 sur 8 ; T4 /A4 = 1 sur 9.

Dans le carré étrangeté, l’intensité du décryptage est de 6 pour les repères, de 3 pour le maillage et de 3 pour le rythme temporel. Ce qui donne aux croisements : T1/V2 = 6 sur 4 ; T1/V3= 3 sur 2 ; T1/V4 = 1 sur 3. Pour la concentration, elle est notée 7 avec les repères, 3 avec le maillage et 1 avec le rythme. Ce qui donne aux croisements : T4/V2 = 7 sur 4 ; T4/V3 = 3 sur 2 ; T4/V4 = 1 sur 3.

Dans le carré tension, l’intensité du décryptage est de 7 pour les repères, de 3 pour le maillage et de 5 pour le rythme temporel. Ce qui donne aux croise-ments : T1/A2 = 7 sur 8 ; T1/A 3= 3 sur 8 ; T1 /A4 = 5 sur 9. Pour la concen-tration, elle est notée 7 avec les repères, 3 avec le maillage et 5 avec le rythme. Ce qui donne aux croisements : T4/A2 = 7/8 ; T4/A3 = 3/8, T4/A4 = 5/9.

4. Notons que la distraction (la capacité à mettre à l’état de détail un ou plusieurs éléments de la situation) n’est pas équivalente par rapport aux trois appuis relevés. Édith est davantage inat-tentive au rythme ou à l’enchaînement des situations qu’aux repères immanents de la situation tels que les objets, car ce sont eux qui font justement ici défaut. Ainsi, le point R4-A4 (distrac-tion/rythme temporel) est plus gros que les points R4-A3 (distraction/maillage des situations) et R4-A2 (distraction/repères immanents).

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Dans chaque carré, une addition des résultats des différents points est pos-sible.

Dans la tranquillité (situation d’Édith dans sa cuisine entourée de son équipe-ment habituel qui fonctionne. Elle travaille dans la routine, la confiance et l’ai-sance du rythme, sans envie de modifier quelque chose) : l’économie cognitive est de 3,01 (8/8 + 9/8 + 8/9) ; la docilité est à 3,13 (9/8 + 9/8 + 8/9) ; la fluidité est à 2,88 (7/8 + 9/8 + 8/9) ; la distraction légère est à 2,75 (7/8 + 7/8 + 9/9) et le total est de 11,77.

Dans la familiarité (Édith constate l’absence de sets de table qu’elle vou-drait prendre. La confiance n’est pas tellement ébranlée et le rythme à peine perturbée. Elle n’accepte pas, si l’on peut dire cette absence, d’où une faible docilité) : l’économie cognitive est de 5,75 ; la docilité est à 5,5 ; la fluidité est à 7,21 et le total est de 18,46.

Pour l’étrangeté (Édith cherche ces sets de table, elle ne les trouve pas) : le décryptage est de 3,33 ; la concentration est de 3,58 et le total est de 6,91.

Dans la tension (Édith réfléchit, se concentre, trouve un autre set de table) : le décryptage est de 1,8 ; la concentration est de 1,8 et le total est de 3,6.

De là, des pourcentages sont attribuables aux différentes du volume d’être, chacun par rapport aux autres. Un nouvel éclairage apparaît alors sur la façon dont est présente Édith dans son action :

Tranquillité (28,9 %) : cela marque l’état de présence d’Édith dans sa cui-sine, en train de préparer un repas, sur fond de ses repères, le fonctionnement des appareils et selon son rythme temporel.

Familiarité (45,4 %) : surgit un problème. Édith ne voit pas un set de table. C’est bien la perte d’un repère. Mais les maillages restent, le rythme est un peu contrarié.

Étrangeté (16,8 %) : Édith évalue la situation brièvement, en fonction de ce set de table qu’elle tente de retrouver.

Tension (8,7 %) : Édith cherche, trouve la solution en choisissant un autre set de table.

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Les résultats sont synthétisés dans les tableaux, schémas et cercles ci-dessous :

Tableau 1. Mesure des intensités

R e p è r e s immanents

A2 = 8

Maillage des situations

A3 = 8

R y t h m e temporelA4 = 9

Chute des repèresV2 = 4

R u p t u r e des liensV3 = 2

Angoisse / EnnuiV4 = 3

TRANQUILLITÉ FAMILIARITÉIntensité de l’économie cognitive R1

8 8/8 9 9/8 8 8/9 3 3/4 6 6/2 6 6/3

Intensité de la docilité R2 9 9/8 9 9/8 8 8/9 2 2/4 6 6/2 6 6/3

Intensité de la fluidité R3 7 7/8 9 9/8 8 8/9 3 3/4 8 8/2 8 8/3

Intensité de la distraction R4 7 7/8 7 7/8 9 9/9

TENSION ÉTRANGETÉIntensité du travail de décryptage T1

7 7/8 3 3/8 5 5/9 6 6/4 3 3/2 1 1/3

Intensité de la concentration T4 7 7/8 3 3/8 5 5/9 7 7/4 3 3/2 1 1/3

Figure 4. Schéma de la reposité (avec variations des intensités)

Et le schéma de la reposité avec les points de grosseurs différentes :

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Figures 5 et 6. Deux expressions des proportions d’intensité

Les proportions peuvent se visualiser aussi dans les deux cercles ci-dessous. Le second intègre, telle qu’elle a été mentionnée plus haut, la proportion du vide indiquée par la moitié des points de croisements non pointés dans la description.

 

Tension9%

Etrangeté17%

Familiarité45%

Tranquillité29%

Tranquillité15%

Familiarité23%

Etrangeté8%

Tension4%

Non‐rempli50%

Conclusions : présence, lourdeur et légèreté

La présence est définie par le Robert comme « le fait d’être dans le lieu dont on parle ». Elle désignerait ainsi le volume d’être de l’individu en train d’accom-plir une action ou une séquence d’action dans une situation. Selon le même dictionnaire, le « monstre » est celui « qui est d’une taille, d’une intensité pro-digieuse et insolite », qui « choque la raison ». Quand ils sont là, en situation,

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les êtres humains sont comme des monstres chargés de présences, d’actions et de situations passées, accumulées et emboîtées, et, dans une moindre mesure, de présences, d’actions et de situations à venir. Ce qui vient du passé concerne des actions, des décisions, des choix ponctuels, ainsi que des compétences ou des dispositions diverses. Une présence est aussi constituée de l’infiltration présente de pensées plus ou moins vagabondes et d’images mentales liées à des actions passées, mais aussi futures. Mais ici-maintenant la présence du monstre humain est comme légère et évidente, malgré ce qu’il porte ou grâce à ce qu’il porte. Mais elle peut aussi s’alourdir et se tendre, être vécue à des degrés divers comme un poids à cause ou malgré ce qu’il porte. Telle est la présence mitigée de l’homme, toujours ainsi modulée selon les doses variables de légèreté et de lourdeur. Tel serait l’« objet » à décrire dans la continuité des moments et des situations traversés, le programme d’une anthropologie des existences, une anthropologie existentiale.

Dans cette présence, il y a, en même temps qu’un acte engageant, une dimension dégageant ou allégeant celui-ci. C’est cela la reposité. Pourquoi ? D’abord, parce que l’acte interactionnel est lui-même imbriqué dans une suite évidente d’actions et de situations qui sont immédiatement passées ou qui résultent elles-mêmes d’une trajectoire spécifique de vie ; que cet acte peut se poser sur des objets et des êtres qui sont eux-mêmes insérés dans des maillages les associant à d’autres êtres et à d’autres objets ; ensuite parce que l’acte de présence ici-maintenant est associé à une raison passée d’être ; enfin, parce qu’il est également inséré dans un maillage plus ou moins serré de rôles et de situations. Ce sont ces quatre raisons qui, selon des modalités et des proportions différentes, engagent et allègent en même temps la présence de l’homme en situation. Et cette manière d’être peut aussi se décaler ou se renforcer selon des modes psychologiques variés, en injectant une dimension supplémentaire à la présence, pouvant être ponctuellement vécue par exemple sur les modes de la contrainte, de la stratégie, de la morale, de la liberté, etc. – chaque terme faisant d’ailleurs référence à la série des théories classiques en sociologie. Telle est la spécificité paradoxale de la présence humaine : la présence interactionnellement pertinente est nécessairement doublée d’une dimension dégagée, relâchée et fluide, par la présence à côté d’êtres et d’ob-jets qui sont des repères et des indices, par la présence sous forme de traces de raisons antérieures d’agir et de routines développées antérieurement, par la présence extérieure d’autres rôles et situations imbriqués avec la présence immanente.

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Le schéma de la reposité fait voir un autre point important. Diverses lectures théoriques y sont repérables, correspondant à tel ou tel trait. Il permet en effet de visualiser la réduction (fréquente en sciences sociales) de la partie supé-rieure de la ligne verticale puisque la fluidité et la distraction constituent des éléments souvent éliminés dans les analyses sociologiques (j’aperçois mon ami furtivement ; ce trajet s’enchaîne dans un basculement fluide, naturel et évident). Il apparaît aussi que les actions et les interactions d’une situa-tion constituent des relais entre diverses autres situations. Elles sont moins des déterminations des unes par rapport aux autres que des enchaînements, des suites. Elles peuvent être aussi des expressions, des aboutissements, des manifestations ponctualisées et souvent différenciées d’expériences passées. Ainsi, la présence dans une situation suppose moins une adhésion « totale et inconditionnelle » (selon le vocabulaire de Bourdieu centré sur Tr 1-3 et 5-7) qu’une manière d’être fluide, distraite et distante (Tr 9-16). Remarquons d’ail-leurs que les points du schéma correspondent à des théories sociologiques. Sur la ligne horizontale des appuis viendraient les théories de l’acteur-réseau et de la cognition distribuée. Sur la ligne verticale, aux points parcimonie cognitive et docilité, c’est par exemple la théorie de Bourdieu. Sur le point sens-éva-luation, on trouverait les diverses théories de l’acteur : Weber, Boudon, l’in-teractionnisme et l’ethnométhodologie, ainsi que la sociologie pragmatique. La focalisation thématique et analytique dans les deux carrés inférieurs, en particulier perceptible dans les travaux des différentes sociologies de l’action, interactionnisme, ethnométhodologie ou sociologie pragmatique, privilégie ainsi des interprétations en termes de travail et de tension dans un monde cir-conscrit, faisant comme si le monde était un labeur, une épreuve ou un procès. Il me semble ainsi significatif que Laurent Thévenot (2006, p. 244) associe sa théorie des régimes d’engagement à une analyse en termes de coordination, semblant privilégier une analyse de la succession des ceux-ci (et non de la simultanéité) et injectant même, lorsqu’il évoque l’aise de la familiarité, le lexique clé de la sociologie pragmatique (appréciation, réalité probante, infor-mation, pouvoir, engagements mutuels). Dans une situation, l’individu est beaucoup moins producteur de sens, de conscience, de rationalité, de stratégie, de justification que ne veulent bien le dire les sociologies, toutes confondues, du sujet et de l’action, qui font l’erreur de déduire des compétences à partir d’effets divers dans les situations postérieures. Il paraît important de pointer le risque « antiscopique » (et non microscopique) d’axer trop les terrains de recherche sur des cas d’épreuves, en particulier les situations difficiles, voire tragiques. C’est une critique analogue que fait Varela à l’égard des sciences cognitives quand elles négligent le « faire face immédiat » pour privilégier les capacités délibératives des hommes : « De ce point de vue, on peut dire que

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le computationnalisme s’est surtout occupé du comportement des débutants et non de celui des experts » (Varela, 1996, p. 38).

Le schéma permet également de remarquer que les sociologies de la causalité socioculturelle transforment en une valeur explicatrice ce qui ne devrait être qu’une synthèse discursive de ce qui est arrivé en amont, dans diverses situa-tions antérieures, à l’individu. Selon le schéma, de telles analyses superposent et confondent d’une part la partie gauche de la ligne horizontale et d’autre part la partie supérieure tronquée (sans la fluidité et la distraction) et de la partie inférieure de la ligne verticale. Plus concrètement, elles confondent les modes de présence et leurs appuis, ceux-ci étant présentés ainsi comme intériorisés et analysés comme déjà inscrits dans l’action s’accomplissant. Selon ce type de lecture, il n’y aurait alors plus d’objets, d’appuis, donc plus de ligne horizon-tale. Ma vieille connaissance du code de la route, mon habitude ancienne de la conduite automobile produisent certes quelques tranquillités et familiarités comme l’indiquent des automatismes bien incorporés, mais le code reste pré-sent comme une toile de fond et même très agissant. Il est là. Ceci oblige ainsi à repenser diverses présences, par exemple la place située de la raison d’agir et de la trajectoire sociale dans ou à côté de l’individu, et aussi leur constant va-et-vient. Il aurait pu arriver que, durant ce trajet, je remette en cause sa raison, son pourquoi. Et de toile de fond, d’appui implicite, la raison d’agir deviendrait un objet de débat. Il est ainsi capital de pratiquer des « ontogra-phies » des êtres divers (objets, règles, raisons, social, etc.) selon leurs modes variés de présence en situation (Cooren, 2013 ; Piette, 2012).

Une autre asymétrie consiste à présenter les appuis comme seuls travaillant et en attribuant par exemple aux objets et à l’environnement des opérations cognitives de stockage et de traitement des informations, mais avec le risque de ne pas considérer alors les modes humains de présence. Dans ce cas, il n’y aurait plus de ligne verticale ! De telles lectures manquent, me semble-t-il, le rapport situationnel entre appuis et modes, c’est-à-dire la coprésence même de l’homme, des repères et des règles. Cela peut être le risque des analyses en termes de cognition distribuée de se focaliser sur la cognition telle qu’elle est effectivement partagée en situation par des objets et diverses autres res-sources et d’oublier la présence des hommes ou en tout cas de la réduire trop fortement à la seule activité d’attention et de coordination5. Car moi aussi, je

5. Cf. à ce propos la critique très éclairante de Christophe Heintz (2011) du travail d’Hutchins et de sa lecture par Latour. Pour d’autres critiques théoriques sur la problématique du travail : Borzeix et Cochoy (2008), Licoppe (2008) et Bidet (2011).

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suis là avec des sentiments, des humeurs, des émotions, etc. Il m’arrive même de sentir la tranquillité de conduire à tel moment, à tel endroit. Et en outre je porte des traces directes, indirectes, diffuses ou ponctualisées d’une situation antérieure, de plusieurs situations passées il y a dix minutes, deux jours, ou accumulées depuis une semaine, vingt ou trente ans. C’est ma manière de conduire, de parler, de me fâcher, que d’aucuns pourraient associer à des tra-jectoires sociales, mais qui ne sont pas dans la situation objet d’évaluation. Ce ne sera peut-être pas le cas quand demain je m’adresserai à des étudiants et que je ferai un séminaire. Dans une situation, ces traces sont remarquées, évaluées, jugées plus ou moins pertinentes, non pertinentes, perçues comme des détails pour le porteur lui-même et/ou les autres participants. Bien sûr, la prégnance ressentie par soi-même, à court ou à long terme, d’un moment tragique ou en tout cas difficile n’a rien à voir avec l’effet d’une situation précédente ordinaire.

Et la multi-activité ? Le binôme activité-passivité est sans doute essentiel pour éclairer phénoménographiquement les modes de présence des hommes. Ceci nous fait tout à coup revenir aux chimpanzés de Köhler. Rappelons-nous, ils étaient plutôt monofocalisés, mais curieux, prêts à une dispersion impertinente difficile à gérer, comme ne pouvant se permettre les distractions légères. Je ne les soupçonnerais pas d’angoisse devant leur mort proche. Et si donc Homo sapiens avait été et est le seul être vivant, tranquille dans les préoccupations multiples, à être ici et ailleurs, ici dans diverses activités. Évo-lutionnairement et phénomégraphiquement, les strates du repos, les couches amortissantes sont essentielles pour comprendre la présence des hommes, y compris quand ils ont multi-actifs. Et la multi-activité apparaît comme une donnée anthropologiquement centrale. C’est même la distance dans la pré-sence et le repos sur des appuis divers qui leur permettent la multi-activité. La multi-activité est donc aussi une multi-passivité, le multi-actif est en même temps un multi-passif, bien entouré de règles et de repères, bien équipé en habitudes, docilité, capacité d’impliciter, de voiler, de ne pas y penser, de se laisser légèrement distraire. Le multi-présent est multi-absent !

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