Artaud Sa Folie

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THS - mars 2002 - 732 Drogues illicites ndré Gide, en 1948, écrit d’Antonin Artaud : « Sa grande silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains qui se noient, soit tendues vers un insaisissable secours, soit tordues dans l’angoisse, soit le plus souvent enveloppant sa face, la cachant et la révélant tour à tour, tout en lui racontait l’abominable détresse humaine » . Gide connaît bien Artaud. Cette angoisse, cette détresse, le suivent effectivement toute sa vie, de son enfance à sa mort, le torture, et rend son existence invivable. A lire de près son œuvre, à examiner les diagnostics médicaux dressés par de nombreux médecins, il s’avère, qu’au fond, Artaud est incontestablement atteint d’une maladie mentale, qui s’accompagne de délires et d’une grande souffrance. Il a bien conscience d’être malade, les médecins en sont persuadés, seuls quelques intellectuels en doutent. Et il a rapidement compris que le seul soulagement à sa souffrance passe par l’usage de drogues, que ce soit l’opium, l’héroïne, la cocaïne ou le produit de substitution, qui était à l’époque le laudanum. Suivons donc le parcours de ce marginal, qui oscille entre sa créativité artistique, sa maladie, ses délires et sa toxicomanie. Vincent JAURY Maîtrise d’histoire réalisateur de documentaires historiques. 11, rue de Sévres - 750 06 Paris Antonin Artaud (1896-1948) : sa folie, sa maladie, sa toxicomanie. A Jeu ne, A r t au d estdéj à m al ade. C e pet itbou r geoi s de pr ovi nce, né à M arseill e d u n r ich e p ère ar m at eu r et d’ u n e m ère au f oy er , révèl e a vo i r eu dès l âge d e si x a n s «d es p é rio d es d e gaiement et d’h orribles cont racti ons physiqu es des nerfs faciau x et de la langue » . Lor s de ses ét u de s secon dai r es ch ez l es pèr es m aristes du S acré- C œ ur à M arsei l l e, i l s’ essai e à la poési e, au dessi n, au t h éât r e e t lit ave c p assi on , n ot am m en t E dga r A ll an Poe. Ildoi t cep en dan ti nt er r om pre ses études à d ix neu f an s car ses t r ou bl es n erveu x et ses n évral gi es redo ubl en t de vi ol en ce. Là com m en ce sa pr ise en char ge m édi cal e : ilestenvoyé en 191 5 à l a m aison de sant é d e L a R ou gi ère, pr ès d e M arsei l l e, pui s l ors de l a p r em ière gu er r e m on di ale, ilpasse d un e m ai son de r ep os à l’ aut r e : S ai n t -D i zi er , Laf oux-Les-B ai ns, D ivo nn e-l es-B ai n s et N eu ch ât el, en S u isse, où il de m eur e d eu x an s, soi gn é p ar l e D oct eu r D ar del. A u sort ir de l a gu err e, l e j eu ne A rt aud se r en d à Vi l l ej ui f , non l oi n de P ari s, ch ez l e doct eu r Tou l ou se qui, sou s la p r ession de ses parent s dési r eu x de « le voi r gu éri r ,échap per aux gr aves désor dr es m ent au x q u i l e m en aça ient d epuis l en f an ce » se déci d e à l e soigner. S on di ag n ost i c est al arm an t : « Cet hom me est sur la cor de r aid e, prê t àbascu ler.. . » .  Maladivement individualiste N on obst an t sa m aladie, A r t au d ent en d bien se m êl er au x ba t ai lles i n t el l ectuel l es qu i f on t rage d an s l en t re-deu x-gu er res. I l f au t ch an ger l e m on de occ i den t al , qu il u i ap paraî t déca den t p arce qu e t rop lié au cap it al i sm e, à la bou r geo i sie, au conservat i sm e, à l a R aison. N on, ilf aut co m bat t r e, et ce, à tr avers l art . Ai n si, par l en t r em ise de M ax Ja co b, il s’ en ga ge dan s la t r ou p e f ort novat rice du j eu ne t héât r e d e l A tel i er ,créé en 1 9 2 2 par C harl es D ul li n, où u ne vi n gtai ne de rôl e l ui échoi t. I l adore et en pr of i t e pour y f ai r e de n om breux d écor s et de ssi n s. D ullin se sou vi en t néan m oi n s qu A r t au d ép r ou ve d e gran des di f f i cu l tés à se p l i er aux exigences du gr ou pe t an tilest m al adi vem en ti n divi dual i st e. Par ai l l eu r s, sa passi on pour l e théât r e l am èn e à f onder l e théât re A l f r ed - Jarr y en 1 9 2 6 avec R oger Vi t r ac et R ob ert A ron, peut - êt r e « l e seu l t héât re su rr éal i ste qui ait t ent é d e sét abl ir à Pari s ». A u ssi p art i ci p e-t - il, de 19 2 4 à 1 9 2 6 , à l a gr an de exp ér i en ce surréali st e. A u vue de son engagem ent t otal au sei n du m ou vem ent, on l ui confi e d i m port ant es responsabi li t és : il pr en d la dir ect ion du B u reau de R echer ch es sur r éal i st es d u 15 rue d e G r en el l e à Pari s, collabore à la r evu e su r réal i st e et devient m êm e r éd act eur en ch ef du n des n u m éros. I lse réjouit de r en cont r er des art i stes qu i , com m e l ui , l an cen t l an at h èm e su r l a soci ét é occi den t ale et qui exal t en t l a f orce et la ri t é de l i nco nsci en t, d e l a f ol i e, du r êve, des état s h al l u ci n at oi res co n t r e la r ai son. B r et on, au cours d entret i en s radiop honi ques, évoq ue la vi ol en ce révol ut i onnai re dA rt aud etl i nf l uence quel l e a eu su r l e groupe : «Dan s le p asséson ré pon da nt pa r exc ellenc e - i l se fû t acc ordé en c ela avec Eluard - é tai t B au delai re, m ais si Eluar d cherchait son bien dans ‘L e Beau Navire’, Artaud b eaucoup plus somb rem ent savourait ‘Le vin de l’assass in’. Peut- ê tre é tait -il en 

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Drogues illicites

ndré Gide, en 1948, écrit d’Antonin Artaud :

« Sa grande silhouette dégingandée, son 

visage consumé par la flamme intérieure, ses mains

qui se noient, soit tendues vers un insaisissable secours,

soit tordues dans l’angoisse, soit le plus souvent 

enveloppant sa face, la cachant et la révélant tour

à tour, tout en lui racontait l’abominable détresse 

humaine » . Gide connaît bien Artaud. Cette angoisse,

cette détresse, le suivent effectivement toute sa vie,

de son enfance à sa mort, le torture, et rend son

existence invivable.

A lire de près son œuvre, à examiner les diagnostics

médicaux dressés par de nombreux médecins, il s’avère,

qu’au fond, Artaud est incontestablement atteint

d’une maladie mentale, qui s’accompagne de délires

et d’une grande souffrance. Il a bien conscience d’être

malade, les médecins en sont persuadés, seuls quelques

intellectuels en doutent. Et il a rapidement compris

que le seul soulagement à sa souffrance passe par

l’usage de drogues, que ce soit l’opium, l’héroïne,

la cocaïne ou le produit de substitution, qui était à

l’époque le laudanum.

Suivons donc le parcours de ce marginal, qui oscille

entre sa créativité artistique, sa maladie, ses délires

et sa toxicomanie.

Vincent JAURYMaîtrise d’histoire

réalisateur de documentaires historiques.

11, rue de Sévres - 75006 Paris

Antonin Artaud(1896-1948) :

sa folie, sa maladie,sa toxicomanie.

A

Jeune, Artaud est déjà m alade. Ce petit bourgeois de province, né

à M arseille d’un riche père arm ateur et d’une m ère au foyer,

révèle avoir eu dès l’âge de six ans «des périodes de

bégaiement et d’horribles contractions physiques des nerfs faciaux 

et de la langue » . Lors de ses études secondaires chez les pères

m aristes du Sacré-Cœ ur à M arseille, il s’essaie à la poésie, audessin, au théâtre et lit avec passion, notam m ent Edgar Allan

Poe. Il doit cependant interrom pre ses études à dix neuf ans car

ses troubles nerveux et ses névralgies redoublent de violence. Là

com m ence sa prise en charge m édicale : il est envoyé en 1 915

à la m aison de santé de La R ougière, près de M arseille, puis lors

de la prem ière guerre m ondiale, il passe d’une m aison de repos

à l’autre : Saint-Dizier, Lafoux-Les-Bains, D ivonne-les-Bains et

N euchâtel, en Suisse, où il dem eure deux ans, soigné par le

D octeur D ardel.

Au sortir de la guerre, le jeune Artaud se rend à Villejuif, non loin

de Paris, chez le docteur Toulouse qui, sous la pression de ses

parents désireux de « le voir guérir, échapper aux graves désordresm entaux qui le m enaçaient depuis l’enfance » se décide à le

soigner. Son diagnostic est alarm ant :«Cet homme est sur la 

corde raide, p rêt àbascu ler.. . ».

 Maladivement individualiste

N onobstant sa m aladie, Artaud entend bien se m êler aux batailles

intellectuelles qui font rage dans l’entre-deux-guerres. Il fautchanger le m onde occidental, qui lui apparaît décadent parce

que trop lié au capitalism e, à la bourgeoisie, au conservatism e,

à la Raison. N on, il faut com battre, et ce, à travers l’art. Ainsi,

par l’entrem ise de M ax Jacob, il s’engage dans la troupe fort

novatrice du jeune théâtre de l’Atelier, créé en 1922 par Charles

D ullin, où une vingtaine de rôle lui échoit. Il adore et en profite

pour y faire de nom breux décors et dessins. D ullin se souvient

néanm oins qu’Artaud éprouve de grandes difficultés à se plier

aux exigences du groupe tant il est m aladivem ent individualiste.

Par ailleurs, sa passion pour le théâtre l’am ène à fonder le théâtre

Alfred-Jarry en 1926 avec R oger Vitrac et Robert Aron, peut-être

« le seul théâtre surréaliste qui ait tenté de s’établir à Paris ».

Aussi participe-t-il, de 1924 à 1926, à la grande expérience

surréaliste. Au vue de son engagem ent total au sein du

m ouvem ent, on lui confie d’im portantes responsabilités : il prend

la direction du Bureau de Recherches surréalistes du 15 rue de

G renelle à Paris, collabore à la revue surréaliste et devient m êm e

rédacteur en chef d’un des num éros. Il se réjouit de rencontrer

des artistes qui, com m e lui, lancent l’anathèm e sur la société

occidentale et qui exaltent la force et la vérité de l’inconscient,

de la folie, du rêve, des états hallucinatoires contre la raison.

Breton, au cours d’entretiens radiophoniques, évoque la violence

révolutionnaire d’Artaud et l’influence qu’elle a eu sur le groupe :«Dans le passéson répondant par excellence - i l se fût

accordéen cela avec Eluard - étai t Baudelai re, mais si Eluard 

cherchait son bien dans ‘Le Beau Navire’, Artaud beaucoup plus 

sombrement savourait ‘Le vin de l’assassin’. Peut-être était -il en 

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plus grand conflit que nous tous avec la vie. Très beau, comme 

il était alors, en se déplaçant i l en traînait avec lui un paysage 

de roman noir, tout t ranspercéd’éclairs. Il était possédépar une 

sorte de fu reur qui n’épargnait pour ainsi dir e aucune des

institutions humaines. (. ..) N’empêche que cette fureur, par 

l’étonnan te cont agion don t elle d isposait, a p rofondémen tinflu encéla démarche surréaliste. Elle nous a enjoin ts, autant 

que nous étions, de prendre véritablemen t t ous nos risqu es,

d’att aquer nous-même sans retenu ce que nous pouvions

souffrir » . L’expérience s’achève pour lui le 1 0 décem bre 1 926,

à 21 h, au café parisien du Prophète. Breton, Aragon, Péret sou-

haitent rattacher le m ouvem ent surréaliste au Parti

com m uniste. Il n’en pas question, clam e A rtaud, la révolution

doit être spirituelle et non politique. Il claque la porte.

 Et surtout sa pathologiele suit encore et toujours.

Cette activité artistique incessante ne doit pourtant pas cacher

un quotidien très difficile. A cette époque, il connaît la bohèm e,

dort souvent dans les coulisses des théâtres qu’il fréquente et vit

sans le sous. Et surtout sa pathologie le suit encore et toujours.

Il décrit son m alaise et son instabilité perm anente à la fem m e

qu’il aim e alors, G énica Athanasiou :«... je sou ffre, je gémis, je 

sens que je ne peux plus me porter, je me mets àmarcher, je 

me couche, je me lève, je su is excité, je ne suis plus exci té, je veille, je dors, je crains le repos, je crains la fatigue, je crains le 

bruit, je crains le silence, mes membres s’en vont, mes membres 

reviennen t, je demeure ainsi dans une instabilitéeffroyable,

dépouil léde moi-même, dépouil léde la vie, désespéran t d’en 

sortir... » Il fait m êm e avec une extrêm e lucidité l’analyse de sa

pathologie dans un échange épistolaire qu’il a avec Jacques Riviè-

re, directeur de la N .R.F de 1919 à 1925. Le 5 juin 1923, il lui

confesse : « Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. Ma 

pensée m’abandonne àtous les degrés. Depuis le fait simple de 

la pensée jusqu ’au fait extérieur de sa matérialisation dans les 

mots. Mots, formes de phrases, direct ions intérieures de la pen- 

sée, réact ion simple de l’esprit , je suis àla poursuit e constan te 

de mon être intellectuel. » Le 25 juin, Rivière lui répond :«Il y 

a dans vos poèmes (. .. ) des malad resses et des étrangetés

déconcertant es. Mais elle me paraissent correspondre àune 

certaine recherche de votre par t plu tôt qu ’à un m anque de

commandement sur vos pensées » . Rivière n’a visiblem ent pas

com pris l’état réel de son correspondant. Artaud, le 29 janvier

1924, lui donne de nouveau une explication de sa m aladie :

«Cet éparp illement de mes poèmes, ces vices de formes, ce

fléchissement constan t de ma pensée, i l faut l’at tribuer non pas 

 àun manque d’exercice, de possession de l’instrument que je 

mania is, de développem ent int ellectuel ; mais à uneffondrement central de l’âme, àune espèce d’érosion, essent ielle 

 àla fois et fugace, de la pensée.(. .. ) Il y a donc quelque chose 

qui détru it ma pensée,(. ..) qu i dim inue ma tension mentale,(. ..) 

qu i m’en lève jusqu ’àla mémoire » . O n apprend par ailleurs que

ces crises peuvent de tem ps en tem ps paralyser Artaud, com m e

l’atteste cette lettre envoyée au docteur Toulouse le 11 janvier

1930. Il vient de «passer tou t l ’étédans l’état d’un homme 

presque paralysé» , confie-t-il au début de sa lettre. Et il ajoute :

«Je suis ret ombédans une absence de pensée, une difficulté 

de parole qui me rendait incapable de formu ler les choses les 

plu s simples. Je ne parla is plus qu ’avec un bégaiemen t, u n

bredou illemen t aff reux. Et je suis tombédans des angoisses 

COLOSSALES qui m e tenaien t des jours entiers et la nu it

 jusqu’àl’aurore sous le coup d’une véritable suffocation ».

 La drogue, plus qu’un plaisir ouun jeu, une nécessité pour Artaud

Artaud garde pourtant l’espoir de vaincre sa pathologie. Dans les

années 1920, il essaie toutes sortes de thérapies : l’acupuncture,

l’hom éopathie, la voyance. M ais la seule thérapie qui le m arquevraim ent est la psychanalyse, dont il suit dix séances, m êm e s’il

reste fort sceptique à son égard. Il écrit à son psychanalyste,

René Allendy :«Vous ai- je d it que les séances de psychanalyse 

auxquell es j’avais fini par me prêter on t laisséen moi une

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emprunte inoubliab le. Vous savez assez quelles répugnances 

surtout instinctives et nerveuses je manifestais quand je vous ai 

connu par ce mode de traitement. Vous êtes parvenu àme faire 

changer d’avis »car «j’ai pu constater les bienfaits que j’en avais 

ret irés et au besoin je me prêtera i de nouveau àune ten tat ive 

analogue mais du plus profond de ma vie je persiste àfuir la psychanalyse, je la fuirai toujours comme je fu irai toute tentati- 

ve pour enserrer m a conscience dans des précept es ou des

formu les, une organisation verbale quelconque ».

En revanche, Artaud ne fuit pas la drogue, loin s’en faut. D ès

1919, à N euchâtel, il prend sur prescription du laudanum ,

m édicam ent à base d’opium , qui le soulage de ses angoisses :

«Ma première injection de laudanum doit remonter au mois de 

mai 1 919. Elle m’a étédonnée sur ma demande expresse et 

après plusieurs semaines d’insistance de ma part, pou r lut ter 

cont re les état s de douleurs erran tes et d’angoisses dont je

souffrais depu is l’âge de 19 ans ». Contre ceux qui pensent qu’il

s’adon ne au plaisir de la drogue par divertissem ent, Artau dexplique que ce n’est pas un jeu m ais bien une nécessité pour

lui. Ainsi il écrit le 7 octobre 1 930 au directeur de la N .R.F Jean

Paulhan :«Ce que l’on n ’a pas le d roit de croire c’est que la 

volupté, le vice, le mal m’ont conduit sur cette route. Je suis une 

vict ime : j’ai étéPOUSSE LÀ, REDUIT àcela. (. .. ) On ne peut 

pas considérer en moi l’opium sans la dou leur affr euse,

culminante, qui en a étéla condition » . Contre les savants qui

ne daignent pas com prendre que la drogue peut être un m édi-

cam ent incontournable, Artaud s’insurge dans son texte de L’om -

bilic des lim bes : «Messieu rs les dict ateurs de l’école 

pharmaceutique de France, vous êtes des cuistres rognés : i l y a une chose que vous devriez mieux mesurer : c’est que l’opium 

est cette imprescriptible substance qui permet de rentrer dans la 

vie de leur âme àceux qui ont le malheur de l’avoir perdue. Il 

y a un mal contre lequel l’opium est souverain et ce m al

s’appelle l’Angoisse.(. ..) L’Angoisse qu i fait les fous. L’Angoisse 

qu i fait les suicidés. L’Angoisse qui fai t les damnés. L’Angoisse 

que la médecine ne connaît pas. L’Angoisse que votre docteur 

n’entend pas. L’Angoisse qui lèse la vie. L’Angoisse qui p ince la 

corde ombil icale de la vie ». Artaud, qui a donc besoin de drogue

pour « repénétrer dans la vie », autrem ent dit pour se

norm aliser, va jusqu’à revendiquer la légalisation de l’opium pour

les m alades com m e lui :«Je comprends qu’on l’in terd ise aux 

maniaques, pas àun pauvre type comme moi qui en a besoin 

pour ne pas souffrir » . Bien entendu, sa dépendance puis son

accoutum ance lui pèsent ; il fait par conséquent sept cures de

désintoxication durant ces années 20 et 30. Il boit alors la coupe

de l’am ertum e :«Ma vie depuis quelques années n’est qu ’une 

longue désintoxicat ion ratée » .

Quand Artaud passede « l’autre côté »

D e 1935 à 1 945, la vie d’Antonin Artaud prend un nouveau

tournant. Sa folie, ses délires vont croissants. D e plus en plus

accablé par la société occidentale jugée décadente, il p lie bagages 

et par t au M exique en 1935 , pou r y faire une expérience

mystique : «La cultu re rationaliste de l’Europe a fait faillite et je 

suis venu sur la terre du Mexique chercher les bases d’une

culture magique qui peut encore jaillir des forces du sol indien » .

C’est pou rquoi il va fréquenter pour un tem ps les Indiens

Tarahum aras du N ord du M exique. Il sem ble trouver dans leurs

rites une grande satisfaction, d’autant plus qu’ils se fondent en

partie sur l’usage du Peyotl, drogue hallucinogène. Il raconte son

expérience dans son livre Les Tarahumaras : «On ne sent p lus 

le corps que l’on vient de quitter et qui vous assurez dans ses 

limites, en revanche on se sent beaucoup plus heureux

d’appartenir àl’illim itéqu’àsoi-même, (... ) beaucoup plus libre 

que lorsque sur la terre j’étais seul. On a vu d’où l’on vient et 

qui l’on est, et on ne doute plus de ce que l’on est. (...)

Main tenant de jou r en jour un sentim ent de sécurité, de

certitude interne s’étab lit lentemen t mais sûrement en moi ».

Il quitte ensuite le M exique, et après une courte escale à Paris,

s’évade en 1937 en Irlande. Là, Artaud passe de«l’autre côté»,observe B reton. Il y annonce la fin du m onde occidentale :«Une 

grande part ie de Paris va disparaître sous peu dans le feu. N i 

les tremblements de terre, ni la peste, ni l ’émeute et les fusillades 

dans les rues ne seron t épargnés àcet te ville et àce pays. » 

Aussi déclare-t-il le 1 4 août 1937 dans une lettre adressée à

Anne M anson :«Je dois maint enan t vous révéler, Anne, que 

dans quelques jours (20 environ) je parlerai publiquement Au 

Nom de Dieu lu i-même » . Artaud n’a visiblem ent plus aucun

sens des réalités. Ce qui se confirm e à D ublin. U n soir, il

souhaite dorm ir au Jesuit College. Les m oines lui assurent que

les cham bres sont toutes occupées. Il devient alors violent etfrappe sur la porte en hurlant...La police irlandaise l’arrête,

l’incarcère du 23 au 29 septem bre 1937, et devant sa folie, le livre

à la police française qui décide de l’interner. Le prem ier

certificat m édical, daté du 13 octobre 1937, est sans équivoque

sur son état de santé m ental : «... est atteint de troubles

men taux carac térisés par des idées de persécu tion avec

hallucinations, dit qu ’on lui p résente des mets empoissonnés,

qu’on lui envoie des gaz dans sa cellule, qu ’on lui met des chats 

sur la figure, voit des hommes près de lui. (. ..) Dangereux pour 

lui -même et pour les autres » . Q uelque tem ps après, le 12 avril

1938 , il est transféré à Saint-Anne. Le certificat m édical ne note

pas d’am éliorations :«.. .idées de persécution assez actives, de 

la part de sa mère, des policiers et d es vichn ouïtes ( .. .)

Toxicom an ie depui s 5 ans (héroïne, cocaïne, laudanum).

Prétention s li ttéraires peut-être justif iées dans la l im ite où le

délire peut servir d’inspiration. A maint enir ».

Un seul remède contreces mauvais esprits : la drogue

Le 27 février 1939, il quitte Saint-Anne pour un hôpitalpsychiatrique aux m éthodes encore plus rigides : Ville-Evrard. Le

psychiatre André R oum ieux le décrira plus tard com m e une

espèce de cam p de concentration allem and. D u m atin au soir,

les m alades sont totalem ent inactifs. Pas de travail, pas de livres,

Drogues illicites

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pas de sport... Les jours s’y écoulent sans heures...Artaud est au

plus m al, il ne peut m êm e plus créer, et c’est pourtant sa seule

raison d’être. D’ailleurs son certificat m édical dem eure

préoccupant : «Anc ien toxi comane, présent e un état

d’excitation psychique richemen t coloré, par un puissant

débordement imaginat if ayant déterminéde sévères troubles de 

la personnalité. A maint enir » . D ans le bruit et la fureur de la

deuxièm e guerre m ondiale, Artaud n’a qu’une idée en tête : se

fournir des toxiques, d’autant plus que le laudanum se fait alors

de plus en plus rare. En 1940, il écrit non sans violence et sans

folie :«Si je n’ai pas d’héroïne, (.. .) si je n ’en ai pas, ce sera le chaos et la torture pour tout le monde. Car seul l’héroïne peut me 

permettre d’éviter l’explosion hagarde des force que je détiens ».

Et sa détresse se lit encore le 24 novem bre 1940, dans une lettre

envoyée à G énica Athanasiou :«Ma bien chère Génica, il faut 

trouver de l ’HEROÏNE àtout prix et il faut se 

faire tuer pour me l’apporter ici » .

Sa m ère, effrayée par l’état toujours aussi

catastrophique de son fils, aim erait qu’il chan-

ge d’hôpital psychiatrique. Elle dem ande alors

à R obert D esnos de faire jouer ses relations.

Il accepte et réussit à obtenir son transfert le

22 janvier 1943 pour Rodez. M ais rien n’y

fait, Artaud continue de délirer, cependant sous

de nouvelles form es :la question sexuelle est

m aintenant au cœ ur de sa folie. Au rebours de

la m ajorité des hom m es et des fem m es, il n’a

jam ais eu de rapports sexuels. Le 15 février

1943, au docteur Jacques Latrém olière qui

observe chez Artaud une affection syphili-

tique, il répond :«Je méprise comme avi lis- 

sants pour l’homme tous rapports sexuels 

quels qu’ils soient et que c’est m’offenser gra- vement que de croire que le corps je porte 

a pu s’y livrer àaucun moment de sa vie» .

Il rappelle par ailleurs dans le m êm e sens

qu’il est «en réalitéune incarnation

actuelle terrestre de Saint H ippolyte, Eque 

de Pirée au II Ie siècle après J-C » . Ainsi l’hu-

m anité entière ne suivant pas cette voie-là,

com m ettant ce pêché de chair, est naturelle-

m ent en proie au m alheur :«Le pêché, c’est 

le sexe et la chair et il n’y en a jamais eu 

d’aut res, car tous les crimes au monde ne viennent q ue de l’existence de la chair. » 

Artaud a le sentim ent d’être attaqué de toute

part par des dém ons, incarnés par les juifs

qui le poussent à la tentation :«Il y a de 

mauvaise esprit de par le monde, Docteur 

Lat rémolière, mais ces espr its ne sont pas 

des démon s, ce sont des homm es et ces 

hommes sont juifs et ne saviez-vous pas qu’il 

y a dans l’âme juive un pacte avec Satan ».

U n seul rem ède contre ces m auvais esprits :

la drogue, dont il est à peu près privé depuis

quelques années. Il écrit :«Toute sexualité 

et tout érotisme, Docteur Lat rémolière, sont un pêchéet un crime 

pour Jésus-Christ et l’an tidote de l’érotisme et des envoûtements 

occu ltes du démon est l’opium». Plus crûment , il confie : «.... je 

suis intoxiquédu sperme et des excréments qui me viennent de 

tous vos pêchés àtous, (. .. ) c’est de l’opium, de l’héroïne et de la 

morphine qu’il me faud rait pour m’en guérir ».

En revanche, pour le docteur Ferdière, la folie d’Artaud doit être

soignée aux électro-chocs. Ainsi il subit entre juin 1943 et janvier

1945 pas m oins de cinqu ante-huit électro-chocs. Selon

Ferdière, le bilan est plutôt positif :«...les électro-chocs l’on t tou- 

 jours tiréde sa torpeur et de son accab lemen t, car il se remet- tait àécrire et àdessiner. Que les mêmes électro-chocs n’aien t 

pas atteint son être profond, c’est une autre affaire, et du reste 

 je n’y prétendais bien sûr pas » . Pour Artaud, les électro-chocs ont

été une expérience terrifiante : «Chaque application

Drogues illicites

7/23/2019 Artaud Sa Folie

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Drogues illicites

d’électro-choc m ’a plongédans une terreur qu i du rait chaque 

fois plusieurs heures. Et je ne voyais pas venir chaque nouvelle 

appl ication sans désespoir car je savais qu’une fois de plu s je 

perdrais conscience et que je me verrais pendan t une journée 

ent ière étou ffer au m ilieu de m oi san s parven ir à me

reconnaître.. . » .

«… ce qui est bon c’est d’être mortet de n’avoir jamais plus peur de vivre »

Après ces dix années terribles, il recouvre la liberté après guerre

et revient à Paris. Il se claquem ure dans un petit pavillon à Ivry,

prêté par le docteur D elm as. Il travaille de nouveaux beaucoup,

expose en 1947 ses dessins dans la galerie Pierre Loeb et écrit

notam m ent une petite biographie de Van G ogh, qui rem porte letrès honorable prix Sainte-Beuve.

M ais la longue expérience asilaire n’a pas guéri Artaud, loin s’en

faut. S’il lui reste cette obsession du pêché sexuelle, il en est une

devenue beaucoup plus forte et exclusive : la drogue. A m aints

reprises, il l’écrit sans fard :«Seul l’opium m’intéresse» . D e fait,

de retour à Paris, Artaud «tombe dans la drogue » . Il est vrai

que m alade et souffrant, elle lui est d’une extrêm e nécessité.

Il le déplore le 27 avril 1947 :«Si j’ai pris de l’opium, c’est que 

mon organ isme en était p rivé. Savez-vous que l’op ium est la 

substance la plus important e de la vie. (...) La plupart d es 

hommes ont un organisme qui déborde d ’opium , moi j’en suis absolument pr ivé». Il ajoute par ailleurs :«Pour moi l’opium 

n’avait jamais étéune tentation mais un remède » .

Toujours est-il qu’Artaud s’intoxique à outrance, dépassant de loin

la m esure. A ce titre, le journal intim e de son plus proche am i de

ces années d’après guerre, Jacques Prevel, donne des inform a-

tions précieuses. Ses excès s’y lisent le 3 ou 4 juin 1946 :«Il y 

a Monsieur Prevel, une chose qu’il faut que je retrouve.(... ) Il 

faut que tout e la quant itéd’opium qui se trouve à Paris soit

disponible pour qu’An tonin Artau d pu isse faire son œuvre ».

Pour obtenir un m axim um de laudanum , il attend de ses am is

qu’ils dem andent à leurs m édecins respectifs une dose. Le 15

septem bre 19 47, Prevel, devant la quantité astronom ique de

drogue prise par Artaud, lui conseil de se désintoxiquer. Artaud n’en

a cure :«...je ne sais pas si vous avez COMPRIS àquel poin t 

la suggesti on que vous me faisiez étai t PLUS qu’u n con seil : 

MAIS était fondamentalement UNE IDEE GRAVE. C’est tout un 

ordre du monde, Jacques Prevel, UN ORDRE ENTIER DU 

MONDE que vous me suggériez par le fait de changer. Je suis 

tombéun certain jou r de 1915, et tous mes livres : Le Pèse- 

Ner fs, L’ombi lic des limbes, sont u n témoignage de cette 

CHUTE.(.. .) Rendez-moi mon opium, assez d’opium pour me 

faire un corp s d’homme, vous Jacques Prevel, vous me dit es 

désintoxiquez-vous, n on. La question est que je doisRETROUVER mon opium , tout l’opium .(... ) Trouver de l’opium 

ou mour ir et disparaître ».

Après une lente agonie, il m eurt d’un cancer du rectum généra-

lisé le 4 m ars 1948, peut-être synonym e, pour lui, de soulage-

m ent. Artaud d’écrire :«Non, ce n’est pas bon la vie, ce qui est 

bon c ’est d’être mort et de n’avoir jamais plus peur de vivre » .

A bien y regarder, la vie noire et douloureuse d’Antonin Artaud

ne nous donne pas à espérer que la prophétie de M ichel

Foucault, écrite en m ai 1964, se réalise :«Peut -être un jour, on ne saura plus bien ce qu’àpu être la folie. (.. .) Art aud appar- 

tiendra au sol de notre langage, et non àsa rupture ; les névroses,

aux formes constit ut ives (et pas aux déviat ions) de notre socié- 

té. Tout ce que nous éprouvons aujourd’hui sur le mode l imite,

ou de l’étrangeté, ou de l’insupportable, aura rejoin t la sérénité 

du posit if.(.. .) Ainsi se flétrira la vive image de la raison en feu ».

Merc i àL. Sourdille-Pontet pour ses relectures.

[email protected] 

Bibliographie :Antonin Artaud, oeuvres complètes , Paris, G allim ard, 26 vol.

Antonin Artaud, Les tarahumaras , Paris, L’arbalète, 1955.

Antonin Artaud,Van Gogh le su ic idéde la société , Paris, G allim ard, 19 74.

André B reton,Oeuvres complètes , Paris, III, G allim ard, La Pléiade,1999.

G érard D urozoi,Artaud, l’a liénat ion et la folie , Paris, Larousse, 19 72.

G aston Ferdière,Les mauvaises fréquent ations , Jean-Claude Sim oën, 19 78 .

M ichel Foucault,Dits et écrits , 1954-1968, Paris, Gallim ard, « Quarto », 20 01, t.1.

Jacques Prevel,En compagnie d’Antonin Artaud , Paris, Flam m arion, 1974.

André Roum ieux,Artaud et l’asile , Paris, Séguier, 19 96.

O dette et Alain Virm aux,Artaud vivant , Paris, Editions O sw ald, 1980.

Dictionnaire des auteurs , Paris, Robert Laffont, « B ouquins », 1994, 3 vol.

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