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CAHIERS D'ÉPISTÉMOLOGIE Publication du Groupe de Recherche en Épistémologie Comparée Directeur : Robert Nadeau Département de philosophie, Université du Québec à Montréal De l'altruisme méthodologique à l'animisme transcendantal : Le capitalisme comme pathologie du corps et de l'âme Christian Arnsperger Cahier nº 2005 268 e numéro http://www.philo.uqam.ca

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CAHIERSD'ÉPISTÉMOLOGIE

Publication du Groupe de Recherche en Épistémologie ComparéeDirecteur : Robert NadeauDépartement de philosophie, Université du Québec à Montréal

De l'altruisme méthodologique à l'animisme transcendantal : Le capitalisme comme pathologie du corps et de l'âme

Christian Arnsperger

Cahier nº 2005 268e numéro

http://www.philo.uqam.ca

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Cette publication, la deux cent soixante-huitième de la série, a été rendue possible grâce à la contributionfinancière du Fonds pour la Formation de Chercheurs et l’Aide à la Recherche du Québec ainsi que duProgramme d’Aide à la Recherche et à la Création de l’UQAM.

Aucune partie de cette publication ne peut être conservée dans un système de recherche documentaire, traduiteou reproduite sous quelque forme que ce soit - imprimé, procédé photomécanique, microfilm, microfiche outout autre moyen - sans la permission écrite de l’éditeur. Tous droits réservés pour tous pays./ All rightsreserved. No part of this publication covered by the copyrights hereon may be reproduced or used in any formor by any means - graphic, electronic or mechanical - without the prior written permission of the publisher.

Dépôt légal – 2e trimestre 2000

Bibliothèque Nationale du QuébecBibliothèque Nationale du CanadaISSN 0228-7080ISBN 2-89449-068-2

© 2000 Christian Arnsperger

Ce cahier de recherche a été publié grâce à l’assistance éditoriale de Michel Robillard, étudiant au programmede maîtrise en philosophie à l’UQAM.

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De l'altruisme méthodologique à l'animisme transcendantal :

Le capitalisme comme pathologie du corps et de l'âme

Christian Arnsperger

Fonds National de la Recherche Scientifique& Université catholique de Louvain

Chaire Hoover d'éthique économique et socialePlace Montesquieu, 3

B - 1348 Louvain-la-NeuveBelgique

e-mail: [email protected]

Ce texte a été préparé pour le séminaire du GREC (Département de philosophie, Université du Québec à Montréal) du

vendredi 12 mai 2000.

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Introduction

’étude qu’on va lire part du principe que les questions les plus profondes sur

l’économie ne sont pas, elles-mêmes, des questions économiques. Le régime capitaliste

dans lequel nous vivons et qui, à la faveur de la “ globalisation ”, étend son influence sur les

existences dans le monde entier, n’a jusqu’à présent fait l’objet de pratiquement aucun travail

critique de la part des économistes néoclassiques ; le recul critique requiert en effet que l’on ne se

donne pas d’emblée comme objectif de “ modéliser ” les comportements des acteurs économiques

dans le système à l’aide d’outils formels qui, de par leur constitution même, ne peuvent que

reproduire les a priori atomistes et sans épaisseur existentielle de l’anthropologie néoclassique. Les

“ agents ” du modèle théorique dominant en économie n’ont simplement pas d’âme, ni d’ailleurs de

corps … Quant à la lignée marxiste, elle a opté pour un économisme qui fait des relations de

production et d’échange le fin mot de l’analyse du capitalisme, et voit les individus comme

appartenant à deux catégories distinctes : soit les doux, soit les dominateurs, les seconds opprimant

inéluctablement les premiers à la faveur d’un système économique qui crée les conditions propices à

cette domination. Un tel postulat 1 fait fi des soubassements psycho-existentiels des rapports de

domination, et le mépris avec lequel est souvent traité le soi-disant “ freudo-marxisme ” parmi les

critiques marxistes montre à quel point les efforts de certains pour percer une bi-partition

considérée comme irréductible, et prise comme définitoire du capitalisme, sont éprouvés comme

gênants par les critiques eux-mêmes.

La présente étude entend au contraire prendre très au sérieux l’idée selon laquelle le

capitalisme, et les multiples difficultés éthiques qu’il soulève de par son lien systémique avec la

notion d’accumulation, ne peut être critiqué valablement que si la maladie de l’âme et du corps qui

se trouve à sa racine est portée au jour. Je tâcherai de montrer que les prétentions actuelles du

capitalisme à constituer un “ cyber-espace ” totalisant, et donc à résumer en son propre sein une

sorte d’Esprit absolu de l’humanité, relèvent d’un travestissement grave du rapport qu’entretient

1. Qu’on trouvera exposé notamment, de manière particulièrement rigoureuse et subtile, dans C. B. MACPHERSON, ThePolitical Theory of Possessive Individualism : Hobbes to Locke, Oxford, Clarendon Press, 1962, p. 17-70.

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chaque acteur avec son propre corps, sa propre mortalité, et de ce fait avec ce qu’on devra appeler

l’“ âme du monde ”. Ainsi, la tâche critique la plus urgente vis-à-vis de la logique de l’accumulation

consiste à démasquer sa prétention à éliminer toute hétéronomie et à “ contenir ” le monde plutôt

qu’à “ se laisser contenir ” par le monde. L’articulation entre autonomie et hétéronomie apparaîtra

ainsi comme centrale.

Nous cheminerons dès lors en compagnie de quelques penseurs qui me semblent avoir saisi

un geste épistémologique fondamental : celui de la re-création autonome de l’hétéronomie. Accéder

aujourd’hui à l’hétéronomie du monde, c’est devoir passer par l’outil de connaissance que nous

donne notre “ égoïté ” autonome. La phénoménologie et son recours à l’ego transcendantal nous a

montré de manière définitive que nous ne pouvions pas connaître le monde (les autres, les objets,

nous-mêmes comme partie du cosmos) sans “ passer par ” l’instance transcendantale en nous qui,

sans être personnelle, n’en est pas moins notre mode d’accès privilégié à la “ certitude ” de la

connaissance. “ Se laisser contenir ” par le monde est un geste qui ne peut venir que d’un ego et

d’une collectivité d’egos qui, se connaissant comme absolument interdépendants au sein du monde

et comme absolument dépendants du monde, instituent l’hétéronomie de ce monde comme ce par

quoi ils désirent être contenus — avec toutes les conséquences qu’une telle assomption, nous le

verrons, entraîne pour la logique du capitalisme.

La création autonome de l’hétéronome

Cornélius Castoriadis écrit que l’autonomie du sujet humain se signale par l’avènement d’une

praxis lucide se substituant, par la création de normes et de règles, à l’acquiescement passif aux

formations “ imaginaires ” surplombantes et inconscientes. L’autonomie individuelle passe donc par

la prise de conscience individuelle d’une hétéronomie sociale surplombante : “ Le sujet est dominé

par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel, quoique non su comme tel, précisément parce

que non su comme tel. L’essentiel de l’hétéronomie — ou de l’aliénation, au sens général du terme

— au niveau individuel, c’est la domination par un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction

de définir pour le sujet et la réalité et son désir. ” 2

C’est par ce mécanisme — essentiellement analogue à l’élucidation psychanalytique des

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nœuds affectifs personnels — que l’imaginaire social, cet hétéronome structurant, selon Castoriadis,

toute existence sociale, est réassumé par les individus par un “ à faire ” dans lequel ils se posent

comme créateurs de leurs propres contraintes imaginaires. Autrement dit, une société d’individus

autonomes est une société dont les membres individuels visent la création collective de leur

hétéronomie, mais dans laquelle c’est ce procès de création lui-même, dont rien ne dit qu’il

convergera jamais vers un imaginaire unifié et suffisamment stable dans le temps, qui sert de

principal “ ciment social ”.

Hétéronomie et “ structure absolue ”

En fait, ce procès de création autonome d’une hétéronomie assumée ne se limite pas à

l’espace social ; elle relève avant tout de la procession de l’ego venant à la conscience de soi-même.

Entreprendre d’assumer de manière autonome ce qui nous est hétéronome et que nous posons nous-

mêmes comme tel, c’est entreprendre un approfondissement inouï de la connaissance de nous-

mêmes comme egos non personnels. C’est cette procession qu’a mise en évidence Raymond

Abellio, en montrant que la phénoménologie de Husserl et son geste fondateur d’épochè relevaient

d’une investigation des conditions par lesquelles l’ego transcendantal, venant à se connaître soi-

même comme conscience-de-soi, se connaît en même temps comme la “ structure absolue ” qui

subsume toutes les structures morcelées mises en avant par le structuralisme 3. Ces dernières se

trouvent alors ordonnées de manière synchronique, hors de la temporalité conventionnelle et des

successions de formes historiques — la structure absolue apparaissant alors (et de manière

surprenante, guère relevée par Abellio lui-même) comme l’analogue de l’inconscient lacanien,

“ trésor des signifiants ”, support ouvert des différences, à la fois source cachée et point

d’aboutissement de tout effort de structuration des événements épars et des structures partielles. Il

y aurait donc, pour peu que l’on mette l’opiniâtreté et l’humilité suffisantes à la découvrir, une

“ source unique ” des imaginaires castoriadiens, source descriptible précisément comme l’ego

transcendantal se connaissant lui-même en tant que “ ce qui ” pose les hétéronomies, quelles qu’elles

soient. Toute société est donc, au niveau le plus radical de l’analyse, une communauté d’egos

transcendantaux, lieu d’émergence de ce qu’Abellio appelle à la suite de Husserl le “ Nous

2. Cornélius CASTORIADIS, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 152.

3. Raymond ABELLIO, La Structure absolue : Essai de phénoménologie génétique, Paris, Gallimard, 1965.

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transcendantal ”, précisant que tout comme le “ Je transcendantal ” il est “ promis à tout homme ” 4.

Qu’est-ce à dire ? Cette “ promesse ” est, selon Abellio, enracinée dans l’horizon d’une

connaissance et non d’une mystique — et c’est en cela que l’autonomie et l’hétéronomie

s’interpénètrent : en dégageant (par un désengagement qui n’est pas négation de la Lebenswelt mais

assomption d’une autonomie) les modalités selon lesquelles il prend conscience de soi comme

conscience à l’œuvre, l’ego transcendantal accède à une sorte de luminosité où la variété des

symboles hétéroclites — donc aussi, entre autres, des imaginaires sociaux de Castoriadis — et leur

ambiguïté quant aux horizons de sens qu’ils ouvrent, est révélée comme perception tronquée d’une

omnivalence plus fondamentale : “ En réalité, la plurivalence du symbole n’est faite que de sa

participation plus ou moins clairement ressentie à l’omnivalence de la structure, et là où cette

omnivalence est pleinement vécue, le “symbole” disparaît comme l’étoile au lever du soleil. ” 5 Là où

Castoriadis voit une succession autonome de “ choses faites et à faire ”, création inédite de cadres

symboliques d’existence sociale, la notion de structure absolue injecte non pas une linéarité

historique qui irait de l’ignorance à la connaissance par Aufhebungen successives, mais la

“ promesse ” d’une connaissance anhistorique qui fait apparaître les imaginaires sociaux successifs

comme des incursions au sein d’un champ fixe mais absolument extensif, donc comme tentatives à

chaque fois ponctuelles de vivre concrètement ce qui se tient au-delà du symbole singulier, au-delà

de l’imaginaire infra-transcendantal. Il est vrai que cette vision alternative de la place du

transcendantal dans l’histoire sociale et dans l’histoire de la culture, poussant à fond les intuitions

de Husserl lui-même, “ ne se donne pas comme une recette ou une méthode d’organisation ou de

classification entre d’autres, mais comme un pouvoir universel engageant un mode entièrement

nouveau de connaissance, c’est-à-dire de communication avec le monde, et par conséquent aussi un

mode entièrement nouveau d’existence. ” 6

Le domaine d’étude ainsi ouvert est évidemment excessivement vaste. Je voudrais, dans les

pages qui suivent, me limiter à en dégager quelques conséquences, qui me semblent cruciales, quant à

la réflexion éthique sur le capitalisme et sa pathologie. Quel peut être, en effet, ce “ mode

entièrement nouveau d’existence et de communication avec le monde ” dont parle Abellio ? J’en

4. Ibid., p. 32.5. Ibid., p. 33.

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vois, pour ma part, deux versions prospectives, dont je voudrais explorer les connexions et les

incompatibilités, et qui ressortissent toutes deux du souci d’introduire dans la pensée sociale une

dimension d’extériorité radicale comme condition même de la formation des sujets humains

singuliers — ce qui aura pour conséquence d’ouvrir à une dimension réellement transcendantale,

radicalement non immanente, au sein même de l’immanence de l’agir économique et social.

Deux approches de l’extériorité

La première version prospective est celle qu’à d’autres occasions 7 j’ai appelée altruisme

méthodologique, position épistémologique assez radicale, inspirée principalement d’Emmanuel

Lévinas, qui permet de penser une anarchie sociale bienfaisante, ordonnée au respect immanent de

tous pour tous. La seconde, inspirée surtout de Norman O. Brown et de James Hillman, concerne

— en lien étroit avec la première — un animisme transcendantal, dans lequel l’altruisme peut-être

trop extrême de la première approche pourrait trouver un ancrage cosmique.

A travers l’une et l’autre version, la “ vie économique ” du capitalisme, pour autant qu’elle

ait encore la moindre prétention à l’autonomie au sein du social, émergera non comme moteur ou

infrastructure, mais comme pathologie — pas seulement de la vie sociale, mais aussi de la vie

corporelle et animique. Le capitalisme, identifié comme l’ensemble des activités dévolues à

l’accumulation de capitaux en vue d’accumulations futures, elles-mêmes destinées finalement à la

possession du monde sous forme d’objets disposés autour de soi, apparaîtra ainsi comme

l’excroissance pathologique et pathogène d’une “ communication avec le monde ” qui, si elle était

saine et ordonnée, ne nécessiterait aucune “ économie ” particulière et consisterait principalement à

laisser circuler l’âme du monde dans les objets et dans les consciences, et à subordonner

l’accumulation à cette circulation, libérée de la compulsion et du refus de la vie du corps et de l’âme.

Le capitalisme est-il la réalisation de l’Esprit absolu ?

Le défi que pose l’actuelle globalisation à la critique du capitalisme est immense. En effet,

6. Ibid., mes italiques.

7. Voir deux articles récents : Christian ARNSPERGER, “ Marcel Mauss et l’éthique du don : Les enjeux d’un altruisme

méthodologique ” (suivi d’un échange avec A. Caillé), Revue du MAUSS trimestrielle, n° 15, juin 2000 ; et“ Methodological Altruism as an Alternative Foundation for Individual Optimization ”, Ethical Theory and MoralPractice, vol. 3 (2000).

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certains adeptes du “ cyber-espace ” n’hésitent pas à recourir à une rhétorique d’apparence animiste

pour démontrer le potentiel totalisateur du capitalisme contemporain. Ainsi, Pierre Lévy n’hésite

pas à écrire que “ la planète solidaire est en train de se construire par le Web et son économie

virtuelle. La croissance du Web “est” le processus de prise de conscience — et de réalisation ! — de

son unité par l’humanité ”, unité corrélative d’une “ implosion planétaire ” 8. Et d’ajouter, un peu

plus loin : “ Ce nouveau marketing peut être caractérisé comme le processus d’interfaçage

dynamique et circulaire par lequel la conscience collective prend conscience d’elle-même et se

manipule soi-même. Qui eût cru que la pensée se pensant elle-même, premier moteur de la

métaphysique d’Aristote, ou l’esprit absolu de Hegel prendraient cette forme ? Pourtant, il en est

ainsi. ” 9 Ainsi, à la faveur du développement final de la logique capitaliste, l’autonomie humaine

étendrait sur le monde son refus effectif de toute extériorité. Plutôt que l’assomption autonome d’une

hétéronomie du monde, l’“ âme du capitalisme ” étendrait sur le monde sa “ toile ” concrète, orientée

par une logique d’accumulation où l’hétéronomie est remplacée par un marketing infiniment auto-

référentiel.

Si une telle rhétorique a aujourd’hui le vent en poupe, c’est qu’elle elle touche par ailleurs

quelque chose de profond dans l’âme humaine : le désir, précisément, de se sentir “ reliée ” à un

“ monde ” plus vaste. Simplement, comme je tenterai de le montrer, l’association de ce désir légitime

à une logique de l’accumulation travestit mortellement le désir lui-même. Les moyens conceptuels à

déployer devront donc être à la mesure du défi. Pour prendre le contre-pied de cette rhétorique,

l’animisme transcendantal (donc non naïf) sur lequel déboucheront mes analyses de l’extériorité

nous amènera à voir la logique du capitalisme — qui s’avérera être fondée sur une anima mundi de

substitution, abâtardie et toxique — une pathologie à soigner. Je tenterai de montrer qu’elle ne peut

être soignée que si, selon la ligne husserlienne originale dégagée par Abellio, on consent à voir dans

l’altérité (des autres sujets, puis plus largement du monde cosmique) la source première de la

mêmeté de chaque sujet. Nous ne pourrons donc ravaler la logique capitaliste à son juste statut

qu’une fois saisi l’enjeu crucial d’un passage en trois étapes : tout d’abord (section 1) , le passage de

l’altérité à l’“ intersubjectivité universelle ” 10, puis (section 2) le passage de cette intersubjectivité à

8. Pierre LEVY, World philosophie , Paris, Odile Jacob, p. 62.9. Ibid., p. 67-68.10 . Ibid., p. 15.

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une “ interdépendance universelle ” 11 incluant l’anima mundi comme constitutive de la réalité

intrasubjective, et enfin (section 3) le passage de cet animisme comme structure absolue à une

compréhension de l’esprit du capitalisme comme sublimation et négation de la dépendance cosmique

par la possession accumulative.

1. De l’altérité à l’intersubjectivité universelle

Le projet de Lévinas de subvertir la phénoménologie husserlienne me semble extrêmement

important comme point de départ. Non pas parce qu’il aurait réussi (je crois au contraire qu’il a en

fin de compte échoué), mais parce qu’il a permis de mettre en évidence une structure de choix du

sujet que la construction par Husserl de l’ego transcendantal a laissée dans l’ombre.

Extériorité et “ Lebenswelt ”

Le geste lévinassien est en somme assez simple et direct : il consiste à montrer que la

conscience ne se sait consciente que parce que l’extériorité — ou l’altérité — la révèle à elle-même

comme conscience-de-soi, mais d’emblée conscience “ blessée ” par un excès qu’elle ne peut

devancer en le saisissant (begreifen).

Tant que l’on en reste à la description phénoménologique de la perception des “ objets ” (que

ce soient des choses en apparence inanimées, ou des personnes), cette complication de l’analyse

peut paraître oiseuse : certes, le sujet percevant vient à la conscience de lui-même et de son

“ percevoir ” en étant d’emblée (et non seulement secondairement) affecté et décentré par ce qui est

hors de lui ; mais en quoi cela affecte-t-il sa capacité à effectuer la “ mise entre parenthèses ”

(épochè) du monde nécessaire à l’avènement de l’ego transcendantal ? Que le tableau, la serveuse de

cafeteria ou le massif montagneux me soient extérieurs avant que d’être saisis au sein de ma

subjectivité, cela n’empêche guère que j’en vienne finalement à me connaître comme percevant ces

objets à partir d’une subjectivité transcendantale. Husserl lui-même semble avoir largement tenu

compte de cette primauté de l’extériorité, notamment à travers la notion de Lebenswelt. Qu’aurait

apporté le geste lévinassien s’il s’était borné à relever, en ne la radicalisant qu’un peu davantage,

cette primauté du monde perçu ?

11 . Ibid.

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De la perception d’objets à l’agir social

Les choses changent assez nettement, me semble-t-il — et vont nous obliger à reprendre à sa

racine la notion même d’ego transcendantal — quand on passe de la description de la perception

d’objets à celle de l’agir en société. En effet, le “ monde de la vie ” n’est pas alors composé

principalement d’objets me constituant éventuellement comme sujet (ou tissant le réseau structural

dans lequel ma subjectivité prend sens), ni même de cadres culturels historiquement hérités et de

complexes de règles s’imposant à moi sans pouvoir être “ réduits ” par une constitution

transcendantale — ce monde de la vie est surtout composé d’autres sujets, que Husserl dénommait

des alter ego, et envers lesquels je suis appelé à agir. C’est dans ce cadre social, où je suis

inéluctablement appelé à des initiatives en réponse à la présence, active ou passive, mais nullement

“ inerte ” comme celle d’objets, fussent-ils humains, d’autres sujets, que se pose dans toute sa

radicalité le problème du statut de la réduction transcendantale 12. Dans le contexte de la socialité,

l’altérité des autres me “ déborde ” non seulement parce qu’elle m’est extérieure (l’altérité du tableau

sur le mur du musée ou de la serveuse disposée au sein de l’appareillage métallique de la cafeteria

l’est également), mais parce qu’elle est présence, irréductible à l’inanimé, au “ sans âme ” qui me fait

précisément “ disposer ” les objets et les gens dans un monde que je me donne. Ce qui caractérise

primairement la socialité, c’est l’animation, c’est le fait que le monde comme monde social me

constitue comme sujet à travers la “ présence ” ou l’“ âme ” que ce monde possède

indépendamment d’une quelconque subjectivité mienne, et surtout “ avant ” cette subjectivité

mienne. Autrui me somme de prendre des initiatives, de répondre à sa présence animée (qui n’est

certes pas toujours une présence plastique immédiate, mais peut aussi être médiatisée par des

symboles animés, comme une photographie, une lettre, un enregistrement, un nom ou une

désignation de groupe social, etc.) — c’est cela l’existence sociale.

D’inévitables “ filtres ” se mettent en place pour la saisie et la structuration de cette

animation première de la socialité : on peut dire que l’une des caractéristiques premières d’une

société est d’être la forme particulière que prend le filtrage de l’animation. Ainsi, certaines normes

d’action, certaines convenances, certaines décisions quant à ce qui “ se fait ” ou “ ne se fait pas ”,

12 . On trouvera des analyses complémentaires à celles-ci dans Christian ARNSPERGER, “ Action, responsabilité etjustice : Pertinence et limites de la notion économique d’altruisme ”, Revue Philosophique de Louvain, vol. 95 (1997),

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vont canaliser les initiatives individuelles à l’égard de l’animation. La société archaïque, la société

bourgeoise stratifiée, la société postmoderne des “ tribus ”, etc., sont diverses modalités d’une telle

canalisation. Au niveau plus “ micro ”, chacun de nous prend en permanence des décisions quant à

la manière de répondre, en tant que sujet constitué par l’extériorité du monde et par la présence

animée des autres sujets, à leur sollicitation inéluctable : comme j’ai eu l’occasion de le montrer

ailleurs 13, l’analyse lévinassienne de l’altérité nous permet de comprendre que, bien que nous

soyons pré-originairement des sujets devancés par l’altérité et donc “ blessés ” par une présence

animée qui nous précède, nous gardons transcendantalement la capacité subjective de nous choisir

en tant que sujets empiriques, c’est-à-dire de choisir à partir de la blessure pré-originaire d’y

répondre de telle ou telle façon : par le repli égoïste, par le don de nous-mêmes ponctuel ou régulier,

par le recours à des institutions collectives assurant la distribution des ressources ou des sources de

reconnaissance mutuelle, etc. En d’autres termes, la nouveauté apportée par Lévinas par rapport à

Husserl, c’est qu’il nous permet, dans le cadre de l’agir social, de concevoir notre subjectivité

empirique comme résultant elle-même d’un choix que nous posons sur la base de l’extériorité des

choses dites inanimées et de la présence animée des humains. Ainsi, nous ne choisissons pas

seulement nos actions (comme le veut la théorie du choix rationnel et, plus généralement, la théorie

de l’action sociale), mais nous choisissons également notre subjectivité, à travers une double

structure empiriquement invisible : la subjectivité transcendantale est constituée “ pré-

originairement ” par l’extériorité inanimée et la présence animée, et elle sert de support au choix de

la subjectivité empirique effectuant les choix d’actions. Tel ou tel sujet empirique pourra sembler être

d’emblée indifférent à la présence d’autrui, traitant les personnes autour de lui comme des objets

inanimés, se mouvant dans une Lebenswelt de matérialité brute, d’idées pures ou d’abstraction

désincarnées ; on sait dorénavant que cette détermination elle-même n’est que le résultat second

d’une procédure invisible de choix.

La structure de choix du sujet

Il ne s’agit pas de durcir la notion de choix dans sa seule acception usuelle, à savoir celle de la

sélection lucide et souveraine de l’alternative préférée au sein d’un ensemble de possibles lucidement

et clairement envisagés. Le sujet transcendantal peut “ choisir ” sa subjectivité empirique comme on

pp. 484-516.13 . Christian ARNSPERGER, “ Methodological Individualism as an Alternative Foundation for Individual

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dit qu’une personne psychotique a “ choisi ” la folie plutôt que l’insupportable réel. En un sens, il

s’agit là d’un abus de langage ; mais en un autre sens, ce n’est qu’au prix de cet élargissement

sémantique que l’on peut sortir du rationalisme et de l’empirisme contre lequel Husserl lui-même, et

presque toute la phénoménologie après lui, s’élève. Peut-être peut-on diminuer la dissonance

cognitive que provoque notre abus du terme de “ choix ” en disant que le sujet “ se détermine à …

ou pour … ”, soit lucidement auquel cas on a affaire à un choix au sens classique du terme, soit

inchoativement auquel cas il ne s’agira d’un choix que dans notre sens hétérodoxe du terme.

Ce que l’incursion lévinassienne dans l’analytique transcendantale permet d’opérer de façon

salutaire, c’est la mise en évidence d’une structure de choix (ou de détermination) du sujet : génitif

subjectif d’une part, puisque c’est le sujet transcendantal qui se détermine pour une subjectivité

empirique particulière ; génitif objectif d’autre part, car c’est justement cette subjectivité empirique

qui se sait (ou en tout cas se saurait si elle était lucide) choisie ou déterminée plus originairement.

Pourtant, ai-je indiqué plus haut, le projet lévinassien échoue en fin de compte. Qu’est-ce à dire ? Je

pense qu’il échoue dans la radicalité qu’il voulait apporter, à savoir dans la subversion espérée de

tout l’édifice transcendantal husserlien. Certes, Lévinas a réussi à épaissir la signification quelque

peu éthérée que semblait donner Husserl à l’expression “ alter ego ” quand il signalait dans ses

Méditations cartésiennes qu’autrui est d’abord pour moi un autre moi-même. Passer de cela à la

primauté ontologique de l’extériorité puis, comme je viens de le suggérer, d’affiner encore cette

extériorité en introduisant (provisoirement) une distinction entre extériorité inanimée des choses et

présence animée des personnes, c’est certes dépasser un biais objectivant qui risquait de pousser la

phénoménologie vers une arithmétique sociale, somme toute assez semblable à ce qu’est devenue la

théorie économique sous l’influence du mécanisme 14.

Le statut du transcendantal : vie commune, connaissance, communion

Pourtant, l’une des idées de base de la démarche husserlienne était bien le fameux Urglaube,

la confiance pré-réflexive et pré-transcendantale dans la cohésion du monde. Cet Urglaube est par

essence intersubjectif, et en tant que condition préalable à toute réduction transcendantale (sans quoi

Optimization ”, loc. cit.14 . J’ai analysé le lien entre la théorie économique dite néoclassique et l’éthique lévinassienne de l’altérité dansChristian ARNSPERGER, “ Homo Œconomicus, Social Order and the Ethics of Otherness ”, Ethical Perspectives, vol. 6(1999), pp. 39-49.

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l’épochè serait comme un saut dans le vide le plus vide, et proprement inconcevable) il constitue le

garant de l’universalité de cette réduction elle-même, et donc de l’ego transcendantal qui s’y révèle à

lui-même. Si l’historicité de l’ego transcendantal fait classiquement problème (est-ce une catégorie de

la connaissance héritée de la vision moderne de l’objectivité scientifique, ou est-ce au contraire la

condition atemporelle de toute connaissance, scientifique ou non ?), son caractère intersubjectif

primaire ne peut être mis en doute : l’instance subjective qui constitue le sujet comme connaissant

ne peut être qu’universelle, surtout si en tant qu’entité “ solipsiste ” (comme la présentait Husserl)

elle se connaît par ailleurs elle-même en tant que constituant le monde de la vie — ce qui, pour des

penseurs comme Abellio, règle d’ailleurs la question de l’historicité, en ce sens que l’universel qui

peut appréhender la différence entre un universel et un non-universel est nécessairement méta-

universel, donc anhistorique, de l’ordre de la connaissance absolument dégagée de subjectivité

(plutôt que de la mystique absolument engagée dans une subjectivité). L’ego transcendantal est donc

essentiellement non personnel, il est le “ Nous universel ” partagé par tous les sujets empiriques.

C’est précisément ce en quoi, par l’opération de mise entre parenthèses, un sujet empirique

particulier peut accéder à la connaissance transcendantale comme promesse, comme potentialité

disponible et indépendante de tel ou tel espace socioculturel.

La psychologie reconnaît bien sûr le rôle constitutif de l’intersubjectivité empirique dans la

constitution de l’ego personnel empirique 15. Elle en décrira les modalités particulières pour telle ou

telle culture, époque, société ou configuration familiale. Ce que signifie l’intersubjectivité universelle,

c’est plutôt que chacun de ces egos personnels empiriques peut, par le double mouvement mis en

évidence plus haut (extériorité pré-originaire à ego transcendantal à ego empirique), ressaisir la

part transcendantale d’universalité qui l’insère, à partir de l’Urglaube, dans un monde partagé avec

tous les autres sujets dotés pour lui de présence animée. N’est-ce là qu’une façon contorsionnée de

dire ce que le phénoménologue Michel Henry dit plus simplement : “ l’essence de la communauté

est la vie [transcendantale absolue], toute communauté est une communauté de vivants ” 16,

définissant ainsi le monde partagé par le partage d’une vie invisible parce qu’arrachée à l’apparence

de ce que nous appelons habituellement les “ relations sociales ” ? Ce n’est pas tout à fait contraire

15 . Cf. notamment Antoine VERGOTE, “ L’autre au fondement de l’Ego et de l’intersubjectivité ”, dans son ouvrageExplorations de l’espace théologique, Leuven, Leuven University Press, 1990, pp. 367-377.16 . Michel HENRY, “ Pour une phénoménologie de la communauté ”, dans son ouvrage Phénoménologie matérielle,Paris, PUF, 1990, p. 161.

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16

à ce que j’ai essayé de développer ; toutefois, outre que la tautologie henryenne me semble ici trop

serrée, je dirais que l’insuffisance de cette phénoménologie réside dans le non-retour final vers une

philosophie sociale où interagissent des egos empiriques. Autrement dit, contrairement à ce qui me

semble se dégager de l’option plutôt mystique d’Henry, l’épochè comme moyen de connaissance de

l’intersubjectivité universelle que chacun de nous porte en lui invisiblement, doit pouvoir devenir

moyen d’amélioration ou de “ transfiguration ” du monde social que nous partageons.

Dans un geste complémentaire à celui d’Abellio, Maurice Bellet a récemment réinvesti l’acte

chrétien de l’eucharistie en y voyant non pas primairement une démarche rituelle, mais la

manifestation visible d’une communion première qui fonde la subjectivité. Il présente, à mon sens,

une variante pissante de l’altruisme méthodologique, en tentant comme Abellio de rencontrer le

Nous transcendantal. “ Le sujet de l’expérience (…) n’est point le moi, ou le Je du moi, ou le Soi

hors relation — ou l’âme. Le sujet, c’est la communion elle-même. (…) Première conséquence : la

relation à autrui n’est pas gêne, épreuve, occasion du bien ; elle est au cœur de l’expérience, elle en

est la substance même. ” 17 Ici aussi, quoique à travers une symbolique spécifiquement chrétienne,

l’auteur tente de dégager la subjectivité-communion de la polarité classique entre individu et

collectif : “ On songe (…) rapprocher le Christ du sujet transcendantal, par exemple ; alors se

dégagerait la “christité” qui peut être présente en tout homme, on sortirait du psychologisme. Mais

en vérité, l’immense Christ eucharistique ne se laisse pas ainsi définir. (…) Ce Je du Christ

eucharistique est unique, aussi unique que l’Unique, sans comparaison, sans référence. Et il est en

chacun de nous la plus forte puissance de dire Je. ” 18 Pourtant, en rester à cette description

spéculative — même si elle a le mérite de proposer comme pendant à la connaissance

transcendantale d’Abellio une dimension non solipsiste de pure communion — ce serait

démissionner devant la tâche de faire la communion ainsi décrite. La perspective ouverte par

Castoriadis, son appel à créer l’hétéronome de façon autonome (et nous ajouterons : sans nier

l’hétéronome qui d’ores et déjà devance nos autonomies), fait qu’on ne peut tout à fait en rester à la

description d’une vie transcendantale ; il faut plutôt que nos descriptions transcendantales elles-

mêmes dégagent des outils opératoires pour l’agir social infra-transcendantal, sans pour autant

“ rabattre ” tout cet agir sur un “ espace social ” qui serait premier ou indépassable.

17 . Maurice BELLET, La Chose la plus étrange : Manger la chair de Dieu et boire son sang, Paris, Desclée deBrouwer, 1999, p. 47.

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17

De la connaissance transcendantale à la modification du réel social

Dès lors, dans la visée d’une critique sociale opératoire, je pense qu’il y a lieu d’interpréter

le vitalisme d’Henry (l’ego transcendantal comme porteur d’une Vie irréductible et invisible)

davantage dans la ligne d’Abellio (l’ego transcendantal comme source non structurale de toute

structuration, c’est-à-dire de toute connaissance) et dans la ligne de Bellet (l’ego transcendantal

comme précipité personnel d’un “ Je suis ” ne se posant lui-même que comme communion). En

saisissant ainsi la réduction transcendantale comme connaissance plutôt que comme mystique ou

affectivité intérieure, comme ouverture vers un au-delà habitant le transcendantal plutôt que comme

point de fuite de notre action, on peut voir dans la prise de conscience personnelle de

l’intersubjectivité universelle une opportunité de repenser et refaçonner profondément le monde

social. C’est du reste ce que fait, sans du tout se référer à ces penseurs abstraits dont il ne ressent

nul besoin, Pierre Lévy quand il qualifie l’actuel “ cyber-espace ” naissant de mise en œuvre

concrète d’une “ intelligence collective ” ou d’une “ conscience collective ” 19. Nous aurons à nous

confronter à ses vues plus loin ; disons seulement ici que si la notion d’intersubjectivité universelle

n’est pas assez opératoire pour s’affronter à des pensées qui voient une telle intersubjectivité

comme réellement présente, si donc le théoricien veut se cantonner purement dans l’invisible

(comme c’est le cas d’Henry, et également mais à un moindre égard d’Abellio) et s’il ne désire pas

revenir à la socialité réelle (comme je tente de le faire à travers Lévinas), l’enjeu social de sa pensée

restera nul. C’est pourquoi il importe au plus haut point (comme le fait à mon sens Abellio à travers

son accent sur la “ connaissance ”, et certainement Husserl lui-même) de ne pas couper le

transcendantal de la production des phénomènes sociaux empiriques, et de l’utiliser plutôt comme

outil d’enrichissement de notre saisie du réel phénoménal.

La question ne devrait donc pas seulement être : “ Comment les phénomènes se donnent-ils

à nous ? ”, mais bien : “ En quoi la connaissance de la manière dont ils se donnent à nous, nous

oblige-t-elle à modifier la manière dont, en retour, nous les créons ? ” En ce sens, l’altruisme

méthodologique que j’ai tenté de mettre en évidence à partir de Lévinas ouvre un espace de

18 . Ibid., p. 51.19 . Pierre LEVY, L’Intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La Découverte, 1981, rééd.

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modification de mon agir social : ayant une fois reconnu le caractère second de mon ego empirique

qui choisit mes actes, et ayant pris connaissance en profondeur de ce que je suis initialement

constitué à partir de l’altérité d’autrui (plutôt que de constituer l’altérité d’autrui à partir de moi-

même), je suis amené à me demander quelle attitude pratique à l’égard d’autrui en société pourrait le

mieux refléter cette connaissance nouvelle (et acquise transcendantalement). Ainsi, l’ego devenu

connaissant de l’intersubjectivité universelle peut tenter de se ressaisir à la lumière de sa

connaissance et de transfigurer progressivement ses raisons d’agir 20.

Mais, comme nous allons le voir, la connaissance lévinassienne n’est peut-être que le

premier degré de l’initiation ; connaître l’inter-subjectivité universelle, n’est-ce pas ouvrir la porte

d’une inter-dépendance plus vaste encore, où “ le monde ” se manifeste en profondeur comme une

constellation de forces psychiques ? C’est ce que nous devons explorer à présent, avant de pouvoir

aborder la question du capitalisme comme tentative pathologique de possession-négation de l’“ âme

du monde ”.

2. L’anima mundi comme signature de l’interdépendance universelle

La focalisation éthique de l’approche lévinassienne sur l’altérité comme présence exigeant

réponse pourrait faire penser (en partie à raison, je crois) que Lévinas ne prend l’extériorité du

monde non humain, donc non social, que comme un prétexte à l’élaboration de son éthique. Pourtant

— et c’est ici que nous allons renouer avec l’approche husserlienne plus globalisante, non scindée

entre perception des objets et perception des alter ego — l’affinement lévinassien de la subjectivité

transcendantale n’empêche nullement cette subjectivité de percevoir aussi les autres sujets humains

comme des “ objets là-dehors ”.

D’ailleurs, l’interprétation par Abellio du moi transcendantal husserlien comme “ structure

absolue ”, c’est-à-dire comme lieu premier de toute structuration du monde quelle qu’elle soit, ne

saurait se fonder sur une distinction immuable entre le monde humain et le monde non humain. Il y a

1997 ; et World philosophie , op. cit.20 . Dans “ Methodological Altruism … ”, loc. cit., j’ai proposé une version particulière d’une “ maxime pratiquelévinassienne ”, adossée à la notion de rawlsienne de justice distributive et tentant d’équilibrer la responsabilité radicaleenvers tout autre et le recours à des institutions arbitrant entre les divers individus.

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certes des différences qualitatives irréductibles entre le rapport du sujet à d’autres sujets et son

rapport à des choses ou à des idées (à des “ étants non humains ”), et cette différence de rapport

peut avoir des incidences cruciales au niveau de toute éthique pratique (même le sujet transcendantal

bardé de toute sa connaissance épochale ne “ traite ” pas un être humain comme un cheval, ou

comme une pierre) — mais il n’empêche : le moi transcendantal comme structure absolue connaît le

monde avec une intensité qui transcende précisément la distinction tranchée entre autrui et les

objets.

Pour Abellio, l’opération même de l’épochè, de la mise entre parenthèses progressive des

données empiriques du monde en vue d’atteindre la source non empirique de toute perception,

donne lieu à une dialectique complexe dans laquelle, d’un côté, l’espace séparant le sujet des objets

se creuse et, d’un autre côté, le temps dévolu à l’assimilation de ces objets se resserre — jusqu’à une

abolition transcendantale du temps (“ incarnation ” absolue du monde dans le sujet) accompagnée

d’une absolutisation transcendantale de l’espace (“ spiritualisation ” absolue du monde par le

sujet) 21. C’est en ce sens que le Moi transcendantal est structure absolue : extrait au temps

empirique par une saisie intuitive sous forme de connaissance, il devient témoin de

l’interdépendance généralisée de tous les éléments du monde, passés et présents, dans une

transparence inédite et inaccessible empiriquement ou analytiquement ; il témoigne que toutes les

structures partielles mises en évidence par le structuralisme, par les sciences, etc., sont des parties

d’une structure absolue qui ne peut être appréhendée que transcendantalement — et, du coup, il

devient lui-même cette structure absolue. Autrement dit, “ le Moi transcendantal pleinement

constitué échappe à toute dialectique, on ne peut plus dire qu’il est pris avec le monde dans une

relation d’interdépendance dont la réduction phénoménologique vient justement de le faire émerger,

il réintériorise définitivement le monde en tant que tel dans le sujet pur, il est irrelié. ” 22 Ainsi, le

sujet pur est témoin “ irrelié ” du caractère “ relié ” de la réalité du monde, et de tous les éléments

que nous avons tendance à hiérarchiser et classer sous forme de structures.

Encore une fois, ni moi ni aucun lecteur ne sommes actuellement des egos transcendantaux,

des sujets purs (qu’est-ce que cela signifierait ? …). De ce fait, rien de ce qui est dit ici n’est

21 . La Structure absolue, op. cit., pp. 43-48.22 . Ibid., p. 57.

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20

directement “ applicable ” ou “ praticable ” empiriquement sous forme d’une règle ou d’une

recommandation. Notre moi empirique, dans sa quête d’un savoir non transcendantal, continue de

subdiviser le réel, de le hiérarchiser, de le classer. Cependant, l’intuition qui me pousse à

m’aventurer dans les sphères en apparence délirantes de la pensée transcendantale est la suivante : si

nous connaissions le monde du point de vue transcendantal, ce qui suppose en particulier que nous

ayons nous-même connaissance de ce que c’est qu’effectuer l’épochè, alors nous modifierions tant

notre regard que notre agir de sujets empiriques. L’incidence de la connaissance transcendantale sur

l’être empirique ne saurait être formalisée ou systématisée ; mais on peut essayer de dire certaines

choses concrètes. Ainsi, dans la section précédente, nous avons vu comment l’on pouvait fonder

une nouvelle attitude empirique sur la connaissance de la non-originarité du moi transcendantal.

L’incidence empirique de la connaissance du moi transcendantal comme structure absolue, quant à

elle, a une incidence empirique car nous allons voir qu’elle renvoie à la notion d’anima mundi et à

une attitude accueillante envers l’interdépendance universelle de l’ego, des alter ego et des objets du

monde.

Deux traditions historiques au moins ont tenté de réinterpréter le monde empirique à partir

de la notion d’interdépendance généralisée qu’Abellio dit inhérente à la connaissance

transcendantale : le bouddhisme avec sa dogmatisation de la loi du Karma, et l’animisme de la

Renaissance avec la reprise du mythe de la Pistis Sophia. Je voudrais me centrer ici sur cette dernière

tradition, non pas pour en faire l’exégèse ni l’histoire, mais pour en extraire les quelques éléments

qui seront cruciaux pour une critique renouvelée du capitalisme.

Structure absolue et interdépendance universelle

Disons pour commencer que la ligne de pensée dans laquelle nous allons nous engager ici

peut prendre sa racine dans le lien qu’établit Abellio entre structure absolue (ou conscience

transcendantale “ irreliée ”) et interdépendance universelle. “ On sait à quel point la “métaphysique”

est aujourd’hui discréditée et comment elle est condamnée, surtout par ceux, logiciens,

mathématiciens formalistes ou autres, qui s’appuient sans le reconnaître sur les présupposés

métaphysiques les plus “lourds”. Nous qui ne condamnons rien, même pas cette condamnation,

reconnaissons sans peine que le postulat de l’interdépendance universelle est un présupposé

métaphysique et au moins l’avouons-nous comme tel (…). Simplement nous ajoutons tout de suite

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21

que ce postulat (…) est d’un poids métaphysique aussi léger que possible et surtout qu’il a pour lui

de ne rien rejeter, de n’introduire aucune négation, de ne prononcer aucune exclusive. Répétons aussi

que, pour nous, parler d’interdépendance ou d’intersubjectivité universelles et de conscience

absolue sera une seule et même chose : il n’y a là aucune extension de nos données. Voir la

conscience, l’intelligence et la connaissance partout, et à leur plus haute clarté, en faire l’étoffe

unifiante du monde, attribuer la vision de la diversité, des particularités, des “oppositions”, à une

insuffisance provisoire de notre vision, est au moins aussi “naturel” que d’admettre la multiplicité

comme un fait originaire et définitif. Pourquoi l’intelligence et la conscience seraient-elles moins

universelles que la gravitation ? ” 23 Ainsi, c’est par une généralisation méta-structurale “ one

shot ” 24 de la notion classique de structure qu’on saisit la conscience transcendantale comme

structure absolue, et qu’on peut dans le même mouvement la renommer interdépendance absolue.

Telle est la base d’une “ métaphysique régénérée ” 25 à partir de laquelle repenser en profondeur, et

dans un même mouvement, le rapport entre les êtres humains et leurs rapports avec le monde social

et non social.

Il découle de tout ce que nous avons dit jusqu’ici que l’ego transcendantal est capable, de par

sa nature de structure absolue percevant l’interdépendance méta-structurale de toutes les

“ structures ” que le savoir profane plaque sur le monde, d’animer le monde, de percevoir le réel

comme présence animée — non seulement pour les autres humains comme le signalait Lévinas, mais

pour l’ensemble de la réalité. Nous sommes certes fort loin du Husserl académique, mais il me

semble que la perspective qui s’ouvre ainsi à notre pensée est vertigineuse, et renoue de manière

contemporaine avec des traditions jamais entièrement éteintes : l’ego transcendantal, qui ne vient à

se connaître lui-même que comme animé d’avance par l’altérité, qui ne se connaît comme structure

absolue des structures partielles qu’à travers une communion au sein de laquelle seule il peut à la

fois et de façon indiscernable dire “ Je ” et “ Nous ” — cet ego transcendantal est dans chaque ego

empirique l’âme du monde.

23 . La Structure absolue, op. cit., p. 17, mes italiques.24 . Abellio oppose radicalement, d’un côté, la démarche qu’il appelle “ de proche en proche ”, et que nous pourrionsaussi appeler asymptotique, de déduction de la conscience absolue par accumulation de savoirs parcellaires sur desstructures données et, d’un autre côté, la démarche de la réduction phénoménologique qui “ perce ” d’un seul coup versla conscience transcendantale comme structure des structures, donc comme structure absolue.

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Il serait certes complètement illusoire de prétendre montrer en si peu de pages exactement

comment cette affirmation se rattache en réalité profondément à la tradition philosophique

occidentale qui nous vient de la Renaissance. Je voudrais plutôt essayer de dégager ici les traits de la

subjectivité humaine ainsi modifiée (disons, par “ contamination ” d’un ego empirique devenu sourd

au monde par un ego transcendantal se sachant la capacité d’animer le monde) qui permettraient de

bouleverser nos repères économiques et sociaux contemporains.

L’animisme selon Hillman

Dans un texte remarquable, James Hillman a montré comment une réactualisation de

l’animisme Renaissant pouvait refonder une psychologie réellement thérapeutique, en suggérant une

variante de l’interdépendance universelle d’Abellio. “ La psychologie des profondeurs a

[anciennement] insisté sur le fait que la pathologie du monde là-dehors résultait simplement de la

pathologie du monde intérieur. Les désordres du monde seraient le fait de l’homme, ils seraient des

mises en actes et des projections de la subjectivité humaine. Cette vision n’était-elle pas une manière

pour la psychologie des profondeurs de nier les choses telles qu’elles sont afin de maintenir sa

vision du monde ? (…) Ce n’est [en réalité] pas seulement ma pathologie qui est projetée sur le

monde ; le monde m’inonde de sa souffrance non allégée. ” 26 Selon Hillman, on doit littéralement

poser que le monde non humain est doté d’un psychisme spécifique, non réductible à la vision

subjectiviste et intentionnaliste de la psychologie standard : “ Pendant des siècles, nous avons

identifié l’intériorité à l’expérience réflexive. Les choses sont évidemment mortes, disait l’ancienne

psychologie, puisqu’elles ne font pas d’ “expériences” (sentiments, souvenirs, intentions). Elles

sont peut-être animées par nos projections, mais les imaginer projeter sur nous et sur d’autres

choses leurs idées et leurs exigences, les voir comme recelant des souvenirs ou comme présentant

leurs caractères sentimentaux dans leurs qualités sensibles — voilà qui constitue la pensée magique.

(…) La psychologie des profondeurs ne pouvait aller qu’au niveau intra- et inter-individuel dans sa

recherche de l’âme. (…) Reconduites à nouveau à l’âme, les choses montrent leur réalité psychique

avec l’anima mundi, et leur intériorité et leur profondeur — de même que la psychologie des

profondeurs — ne dépendent alors pas du fait qu’elles ont l’expérience d’elles-mêmes ou qu’elles

ont des motivations, mais d’une auto-attestation d’un autre genre. Un objet témoigne de lui-même

25 . La Structure absolue, op. cit., p. 16.26 . James H ILLMAN , “ Anima Mundi : The Return of the Soul to the World ”, dans The Thought of the Heart and theSoul of the World, Woodstock (Conn.), Spring Publications, 1982, p. 99.

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par l’image qu’il offre, et sa profondeur réside dans les complexités de cette image. ” 27 En effet, il

nous faut “ imaginer l’anima mundi comme cette étincelle particulière d’âme, cette image séminale,

qui s’offre à travers chaque chose dans sa forme visible. L’anima mundi indique alors les

possibilités animées présentées par chaque événement tel qu’il est, sa présentation sensible comme

un visage témoignant de son image intérieure — en bref, sa disponibilité pour l’imagination, sa

présence comme réalité psychique. ” 28

Cette affirmation de l’autonomie de la psyché du monde, de son “ animité ” intrinsèque, ne

peut certes être harmonisée sans difficultés avec la vision husserlienne d’Abellio. L’ego

transcendantal est peut-être encore trop subjectif, ou en tout cas trop inter-subjectif, pour rendre

entièrement justice à l’âme du monde comme à une réalité qui lui est pleinement hétéronome et qui

agit sur lui. En ce sens, peut-être le Florentin renaissant Marsile Ficin, à qui Hillman se réfère

souvent 29, donne-t-il un ancrage plus adéquat à la réflexion sur l’animation psychique du monde que

ne peut le faire Husserl. Il n’empêche que Hillman touche en fin de compte à la même réalité

interdépendante et non spécifiquement humaine qu’Abellio lorsqu’il écrit : “ Ce nouveau sens de la

réalité psychique requiert un nouvel odorat. Plus qu’un odorat psychanalytique qui cherche des

significations profondes et des liens cachés, nous avons besoin de l’odorat du sens animal commun,

une réponse esthétique au monde. Cette réponse relie immédiatement l’âme individuelle à l’âme du

monde ; je suis animé par son anima, comme un animal. Je pénètre à nouveau le cosmos platonicien

qui a toujours reconnu que l’âme individuelle ne peut jamais s’avancer au-delà de l’âme du monde,

car elles sont inséparables, l’une impliquant toujours l’autre. Toute altération de la psyché humaine

est en résonance avec un changement dans la psyché du monde. ” 30

27 . Ibid., p. 103.28 . Ibid., p. 101.29 . Cf. par exemple Marsilio FICINO , Meditations on the Soul : Selected Letters of Marsilio Ficino, edited by ClementSalaman, Rochester (Vermont), Inner Traditions International, 1996.30 . “ Anima Mundi : The Return of the Soul to the World ”, loc. cit., p. 105, mes italiques. Par ailleurs, Hillmaninsiste sur le fait que sa psychologie ne prétend nullement rejoindre les sphères du transcendantal : “ Les idées ne sontpas de simples résidus de recherches empiriques, des concepts qu’on aurait abstraits des opérations. (…) Dans lamesure où nous ne les cherchons pas au sein d’un processus fantasmatique, nous n’avons guère besoin d’examiner leurorigine ou leur développement. Plus particulièrement, nous pouvons nous passer de les nommer objets éternels à lamanière de Whitehead ou d’examiner leur localisation dans un royaume immanent de conscience transcendantale à lamanière de Husserl, car je ne désire jamais séparer les idées du psychique. Je voudrais déplacer la discussion des idéesdu royaume de la pensée vers le royaume de la psyché. ” (James HILLMAN , Re-Visioning Psychology, New York,HarperCollins, 1976, p. 120-121) Sa précaution est la bienvenue, mais je pense qu’elle ne s’applique pas directement àl’interprétation qu’Abellio a proposée de Husserl ; plutôt concerne-elle les lectures étroitement rationalistes de laphénoménologie, et les interprétations purement épistémologiques de l’épochè — alors qu’Abellio prône uneinterprétation vécue, existentielle de l’opération de mise entre parenthèses comme tentative effective d’accès à une

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Genèse transcendantale de l’animisme

L’ancrage néo-platonicien, voire gnostique, de cette psychologie et de l’épistémologie qui la

sous-tend n’aura pas échappé au lecteur. En effet, l’anima mundi en tant que telle est

empiriquement invisible. La force de Hillman, et c’est en cela qu’il me semble rejoindre les

préoccupations plus transcendantales et phénoménologiques d’Abellio, est qu’il tient à dé-socialiser

radicalement la connaissance cosmique : la psyché du monde, qui doit pour lui être prise

littéralement (et qui se manifeste pas des maladies du monde et des objets, par exemple des vallées

“ tristes ”, des immeubles “ déprimés ”, des centre-villes “ psychotiques ”, etc.), n’est réductible ni

à la psyché individuelle, ni même à la psyché collective-sociale. Le malaise ressenti sur un site pollué

ou dans un immeuble mal conçu n’est pas dû seulement à des blessures d’enfance, ni même

seulement aux émotions hostiles de ceux qui y habitent et/ou travaillent : selon Hillman, c’est le lieu

lui-même qui sécrète sa propre hostilité, méchanceté, tristesse, etc. — en lien, certes, avec ce que les

humains y vivent et y pratiquent, mais par une projection active du lieu (ou de l’objet) vers la

psyché du visiteur.

Ainsi, par l’ensemble des constellations d’objets, d’idées, de paroles, etc. qui circulent, l’âme

du monde affecte tout autant les âmes des personnes que ces dernières ne l’affectent. Si on suit

Abellio, la conscience transcendantale connaissante non seulement savante, qui perçoit

l’interdépendance générale, perçoit certes cette circularité inédite de la causalité (qui rompt

radicalement avec la causalité scientifique standard), mais perçoit en fin de compte que la scission

entre âme humaine et âme mondaine n’a elle-même pas de signification au niveau transcendantal :

“ Ici les notions de “partie distincte” ou de “parties ordonnées” sont évanouissantes. Le moindre

atome contient l’univers. Les propriétés inhérentes se confondent avec les propriétés induites.

Avant équivaut à après, au-delà à en deçà. dans ce brouillage de toute limite, la seule “déduction”

possible paraît tenir dans le célèbre aphorisme : Tout est dans tout, qui peut passer, au choix, pour

vaine tautologie ou connaissance suprême. ” 31 Ainsi tout ego empirique, tel que vu du point de vue

“ irrelié ” de l’ego transcendantal, est un étant mondain radicalement “ relié ” à tous les étants

mondains et participant avec eux à l’animation du monde. C’est ce qu’Iris Murdoch a appelé le

connaissance non empirique.31 . La Structure absolue, op. cit., p. 13.

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25

processus individuel de “ unselfing ” 32 : par l’attention contemplative à ce et ceux qui me sont

extérieurs, j’accède à une connaissance intérieure de leur être, de leur participation au même cosmos

que moi. La contemplation ainsi menée est loin d’être purement passive ; pour Murdoch, elle me

détermine à agir bien plus que ne le fait ma soi-disant “ volonté ”, mais elle me donne des raisons

d’agir ancrées dans une connaissance de la nature du monde, raisons profondément différentes de la

seule instrumentalité ou du simple savoir “ factuel ”.

Après bien d’autres, Robert Sardello a repris le mythe de la Pistis Sophia pour tenter de

donner une image de l’épistémologie et de la praxéologie inédites 33 qui se dégagent d’une

connaissance (fût-elle encore livresque et non médiate) de cette animatio mundi. “ Au niveau

archétypal, cette approche [de Hillman] dérive de Sophia, qui tient lieu d’âme du monde, elle à

travers qui tout dans le monde extérieur possède des qualités d’intériorité. Qui est Sophia ? (…) Il y

a de nombreux mythes et histoires de Sophia, toutes la désignant comme créatrice du monde. Elle est

appelée Pistis Sophia, ce qui signifie : “toujours fidèle”. La fidélité décrit sa présence constante à

l’intérieur des choses du monde, où elle attend en silence le don que personne ne veut ou ne

reconnaît : le renouveau et la régénération du monde matériel. ” 34 Il est frappant de voir qu’à travers

des mythes comme celui-ci, qui littéralisent et personnifient des données de la connaissance

transcendantale, la sagesse traditionnelle tente de déclencher une véritable “ conversion cognitive ”.

Celle-ci, à l’instar de l’alchimie qui a donné lieu à toutes sortes de dérives délirantes, consisterait

principalement en un passage d’un savoir, et donc d’un rapport au monde, comme manipulation,

possession et accumulation à un mode de connaissance, et donc à un rapport au monde, comme

illumination et transmutation lumineuse. C’est ce qui, par exemple, a pu faire dire à René Alleau que

l’alchimie, au-delà de toutes les scories ésotériques qui l’ont défigurée, relevait traditionnellement de

la tentative d’atteindre une connaissance et une science “ illuminatives ” 35.

32 . Iris MURDOCH, The Sovereignty of Good, Londres, Routledge, 1960, p. 84.33 . Robert SARDELLO, Facing the World with Soul : The Reimagination of Modern Life, New York, LindisfarnePress, 1992.34 . Ibid., p. 16.35 . René ALLEAU , Aspects de l’alchimie traditionnelle, Éditions de Minuit, 1953, p. 71. Pour une analyse actuelle desdivers degrés de la connaissance selon la sagesse traditionnelle en lien avec la “ Chaîne de l’Être ”, et pour uneillustration du caractère concret de cette perspective, on se reportera très utilement à E. F. SCHUMACHER, A Guide for

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Résumé des développements précédents

Ces développements, bien trop longs mais en même temps beaucoup trop brefs, me

semblaient nécessaires pour ne pas fonder ma critique du capitalisme sur des pétitions de principe.

Il est peut-être bon de résumer la démarche qui a été la mienne jusqu’ici, avant d’entrer (enfin) dans

le vif du sujet.

L’animisme tel que je voulais l’esquisser ici découle, méthodologiquement sinon

gnoséologiquement (car nul ne saurait affirmer qu’il détient intimement cette connaissance dont il lit

les évocations), d’une double généralisation : d’une part, nous avons pris acte de l’impulsion

lévinassienne en direction d’un altruisme méthodologique, qui décentre radicalement le sujet humain

et lui fait connaître l’antériorité, en lui-même, de l’altérité ; d’autre part, et dans le sillage de cette

première rupture avec le subjectivisme naïf, nous sommes retourné avec Abellio aux sources

husserliennes que Lévinas lui-même (finalement à tort) entendait dépasser, et nous avons vu que

l’ego transcendantal, loin de n’être devancé que par l’altérité des autres egos, est en réalité révélé à

lui-même comme structure absolue, c’est-à-dire comme instance qui connaît l’interdépendance

animée des egos individuels entre eux, et de ces egos et du monde non humain.

Nous avions dit plus haut (section 1) que l’éthique lévinassienne se fondait en dernière

instance sur la sollicitation de l’ego individuel par la présence animée d’autrui, soit comme visage,

soit comme symbole animé. Nous avons vu ici (section 2) que la perspective animiste se fonde en

dernière instance sur la re-connaissance — quasiment au sens néo-platonicien d’une recollection,

d’une anamnêsis — du monde des autres et des objets, et de soi-même dans ce monde, comme

présence animée. Tout élément du monde, humain ou non, est manifestation spécifiquement

signifiante de l’âme du monde (et celle-ci est transcendantalement connaissable), de sorte que créer

l’hétéronome de manière autonome revient d’abord à “ se souvenir ” de cette appartenance

commune qui est interdépendance universelle. C’est ainsi que se complète la description de ce que,

au début de la première section, j’ai appelé la “ structure de choix du sujet ”.

Demandons-nous à présent quelles sont les conséquences de tout ceci pour le monde

empirique où nous vivons actuellement, et où la logique capitaliste globalisée semble avoir pris la

the Perplexed, Londres, Random House, 1977.

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27

place (mais de quelle façon précisément ?) de l’anima mundi.

3. Animisme, refoulement du corps mortel et esprit du capitalisme

Qu’on ne s’y trompe pas : il y a bien une “ mystique ” du capitalisme mondialisé, une

aspiration “ métaphysique ” sous-jacente à ses manœuvres dites micro-économiques — bref, une

visée d’animation (ce qu’en anglais on appellerait volontiers ensoulment) qui passe avant tout par le

souci de faire circuler du pouvoir accumulé sous forme de marchandises actuelles (“ les biens ”) ou

futures (“ les actifs ”). Les métaphores de la “ circulation ” et de l’“ accumulation ” sont

puissamment agissantes, au point qu’elles ont été — notamment par l’intermédiaire du vocabulaire

marxien hérité des économistes classiques — solidifiées dans des pratiques durables : l’alternance

constante du couple achat/vente, soit pour la consommation (circulation des marchandises,

accumulation de l’épargne), soit pour l’investissement (circulation des actifs, accumulation de

capital fixe, accumulation de capital circulant, accumulation de “ capital humain ”).

Capitalisme global et “ intelligence collective ”

L’un des manifestes les plus radicaux en faveur de cette métaphysique spécifique du

capitalisme global est le récent ouvrage de Pierre Lévy, World philosophie 36. Développant ses

analyses antérieures sur l’avènement d’une “ intelligence collective ” à travers le “ cyber-espace ” 37,

Lévy prend résolument le parti de voir dans la marchandisation et la généralisation du critère de

rentabilité la progression de l’humanité dans son ensemble vers une conscience absolue d’elle-même,

infiniment auto-réflexive et capable de s’auto-engendrer en se modifiant sans limites. Il fait écho en

cela aux analyses détaillées de Manuel Castells qui, à la faveur de son concept de “ société de

réseaux ” 38, montre à quel point le capitalisme global contemporain, loin de viser encore

l’accumulation de capital industriel par instrumentalisation de l’information et de la technologie de

transfert de données, mettrait en réalité l’information et la communication au service d’elles-

mêmes : la performance d’une technologie de transfert de données se mesure à sa capacité de

mobiliser des informations permettant de rendre plus performant le transfert de données lui-même.

C’est ce caractère de plus en plus “ virtuel ” des catégories de l’interaction sociale qui rapproche

36 . Pierre LEVY, World philosophie , op. cit..37 . Pierre LEVY, L’Intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace, op. cit.

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28

nécessairement Lévy de mon propos précédent. Moins marqué que Castells par les modes de

pensée traditionnels de la science sociale, et en particulier par les catégories marxistes telles que la

conscience de classe, l’aliénation ou l’exploitation, Lévy propose une lecture du monde économique

contemporain qui — comme nous allons le voir — ressemble à s’y méprendre à l’animisme

transcendantal que j’ai dégagé de la notion de structure absolue. Il montre ce qu’un animisme non

naïf, fondé philosophiquement sur une analyse transcendantale rigoureuse, peut impliquer quant aux

propriétés que l’on prête au système économique. En ce sens, et pour autant que l’on accepte que

mes développements précédents aient une pertinence quelconque pour l’être-au-monde

contemporain, le travail de Lévy mérite d’être pris extrêmement au sérieux par tout critique lucide

du capitalisme globalisé. Il représente pour ainsi dire un renouveau de l’approche hayekienne,

renouveau fondé sur une lecture conséquente (mais, par là-même, souvent provocante au plus haut

point, comme le savent les lecteurs de Hayek) des modes de fonctionnement actuels du “ cyber-

espace ”.

L’héritage hayekien est on ne plus manifeste dans le passage suivant, où sont habilement

conjugués la dés-essentialisation postmoderne des modes de vie, la notion de sélection naturelle

généralisée à la civilisation, et la visée libertarienne de la coopération sociale fortuite : “ Nous serons

de plus en plus occupés à faire du business. Toutes sortes de business. Le “développement

personnel” le plus intime mènera à une meilleure stabilité émotionnelle, à une ouverture relationnelle

plus aisée, à ne acuité intellectuelle mieux dirigée, et donc à une meilleure performance économique.

(…) La personne devient une entreprise. Ceux qui critiquent ce système ont déjà, dans leur vie

personnelle, exactement le même comportement que tous les autres. L’Homo economicus n’est pas

une fiction théorique de la science économique, c’est la peinture morale de la société dans laquelle

nous entrons irréversiblement. Et c’est ce modèle que la “compétition culturelle”, la sélection

culturelle des civilisations a choisi ! Étrange ! Incroyable ! Ce ne sont pas le désintéressement, le

dévouement à ne cause transcendante, ni l’obéissance qui sont les moteurs les plus efficaces du

fonctionnement collectif, les plus efficaces pour produire constamment de la nouveauté. C’est

l’intérêt bien compris de chacun, le moteur massivement distribué de l’intérêt individuel, qui tend à

maximiser, à long terme, une fonction globale de coopération sociale. ” 39 Or cette visée de

38 . Manuel CASTELLS, The Network Society, Oxford, Blackwell, 1996.39 . World philosophie, op. cit., p. 83.

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production constante de nouveauté, la perpétuelle stimulation de “ la production de formes

nouvelles ”, est selon Lévy ce qui fait du capitalisme globalisé, et surtout libéralisé et virtualisé,

“ une ruse de l’évolution culturelle ” 40. Or le telos de cette production constante de formes

nouvelles est ce que l’auteur nomme l’“ intelligence collective ” — ce qui introduit une forme

d’animisme sophistiqué : “ La marque de l’intelligence est sa fécondité, non son pouvoir de “gagner”

une fois pour toutes. L’intelligence ne défend pas un vrai contre un faux, un bien contre un mal : elle

est une expansion de la conscience, une manifestation de la puissance créatrice de la vie. ” 41 Et la

perspective hayekienne se profile à nouveau : “ Le processus global de coopération compétitive

non-violente est plus intelligent que tous les individus, tous les partis en présence, tous les

producteurs, tous les gènes, tous les neurones, toutes les idées prises individuellement. Or si le

“véritable” sujet de l’intelligence est le processus global de coopération compétitive dans son

intégralité, alors le processus le plus intelligent est l’évolution cosmique, biologique et culturelle dans

son ensemble. ” 42

Se greffe sur cette vision animiste — ou plutôt “ global-conscientiste ” — du monde

socioéconmique une vision très ouverte et très “ ontologique ” de la connaissance, elle aussi fort

semblable à celle d’Abellio rejetant dans l’erreur provisoire les savoir fragmentés et axés sur la

différence. “ Les savoirs divisés de la division fabriquent une conscience divisée, une action divisée.

La connaissance non séparée n’est pas pluridisciplinaire, ni transdisciplinaire, elle n’est pas

disciplinaire du tout, elle est vitale, elle est présence, elle a un nom que tout le monde connaît depuis

longtemps, elle est ce dans quoi nous sommes depuis l’origine : la conscience. ” 43 L’animisme de

Lévy se structure alors sur la conjonction entre monde naturel et monde des idées et des

consciences : “ Nous reconnaissons l’existence d’une grande nature physique où (…) interagissent

toutes les masses et toutes les énergies. De même, nous devrions reconnaître l’existence d’un vaste

esprit impersonnel ou d’une écologie globale des esprits au sein de laquelle (que nous le voulions ou

non, que nous le sachions ou non) nous partageons non seulement des informations et des idées

mais aussi des manières d’être, des champs d’action, des mondes subjectifs, des émotions, des

40 . Ibid., p. 82.41 . Ibid., p. 115.42 . Ibid.43 . Ibid., p. 186.

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énergies vitales, et même des intentions, transpersonnelles, voyageant d’un esprit à l’autre. ” 44 Dès

lors, “ Nous avons tous le même contenu de conscience : le monde. (…) C’est le monde lui-même

qui est l’esprit (qu’y a-t-il d’autre, dans l’esprit, que la vie du monde ?). Nous ne sommes, chacun

pris un par un, que des fenêtres différentes sur le même esprit, des index pointant sur le passage de

lumières, de textures, d’énergies et de formes. De petits miroirs de la continuelle et multiforme

spontanéité cosmique. ” 45

Le ton emphatique de Lévy me rappelle les écrits des penseurs de la Renaissance, précoce

(comme Marsile Ficin) ou tardive (comme Giordano Bruno). En ce sens, je pense qu’il ne faut pas

trop rapidement se détourner de cette emphase en la traitant de “ New Age ” ou de rhétorique

creuse ; je pense au contraire qu’il s’agit là d’un manifeste exemplaire de la tentative actuelle du

“ cyber-espace ” de se constituer en réalité englobante, et de faire coïncider de manière fort

hégélienne l’idée de globalité avec le réel d’une interconnexion globale des destins personnels,

exhaussés en quelque sorte dans un Esprit global effectivement à l’œuvre dans le monde partagé par

tous. Il ne faut surtout pas, à cet égard, négliger le fait que pour Lévy et pour la pensée dont il se

fait ici le porte-parole, ce monde qui emplit notre conscience individuelle et donc collective est, sans

ambiguïté aucune, le monde du capitalisme marchand globalisé tel que l’ont décrit (dans des

colorations certes très différentes) Marx, Schumpeter ou Hayek. Comme l’a signalé Norman O.

Brown dans un texte datant de l’après-chute du mur de Berlin, “ le capitalisme s’est avéré plus

dynamique — c’est-à-dire plus dionysien — que le socialisme ” 46. Son incise sur l’aspect dionysien

est cruciale, et guidera notre critique dans un moment ; il n’empêche que son constat de dynamisme

semble être partagée presque unanimement par les défenseurs du cyber-espace actuel. Ainsi, pour

Lévy, c’est le foisonnement (lui-même en un certain sens dionysien) des “ idées ” qui conditionne

aujourd’hui le processus de développement économique : “ Tel est le processus normal d’expansion

du monde humain : il commence par des idées. Cette expansion s’accompagne toujours à plus ou

moins long terme d’une contrepartie ou une dimension économique. L’appât du gain (qui est très

fort dans l’espèce humaine) pousse à exploiter, donc à institutionnaliser, à durcir, à matérialiser et à

commercialiser l’espace ouvert par les inventeurs. (…) Certaines idées concernent l’amélioration et

44 . Ibid., p. 191.45 . Ibid., p. 193.46 . Norman O. BROWN, “ Dionysos in 1990 ”, dans son ouvrage Apocalypse and/or Metamorphosis, Berkeley,University of California Press, 1991, p. 189.

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l’accélération du processus cognitif menant aux inventions. (…) D’autres idées concernent les

processus d’exploitation économique des idées. Il faut ici ranger tout ce qui a contribué à fluidifier et

à virtualiser les transactions économiques. La monnaie, la banque, les lettres de change, la monnaie

fiduciaire, les chèques, les cartes de crédit, les virements électroniques, la cybermonnaie, mais aussi

les formes perfectionnées de comptabilité, les sociétés par action, la bourse, les instruments

financiers de plus en plus virtuels (futures, options, etc.) inventés dans les dernières décennies du

XXe siècle. Ajoutons à cela le marketing, la publicité, et les innovations continuelles dans les

méthodes de vente et de commercialisation. ” 47 Ainsi, le capitalisme globalisé, orienté vers la vente

rentable, l’expansion des débouchés et l’accumulation du capital, est sans ambiguïté le moteur

“ naturel ” qui propulse l’ensemble des dimensions de l’existence collective et cosmique vers

l’“ intelligence collective ” et l’expansion infinie de la “ conscience ”. L’animisme de Lévy est donc

essentiellement un animisme capitaliste.

Marchandisation, accumulation et sublimation négative : le capitalisme comme refus du

corps mortel

Jacques Derrida l’a dit clairement en relisant Marx dans la postmodernité 48 : on ne peut

parler “ du capital ” comme au temps de Marx ; en ces temps post-marxistes, le capital est diffus, sa

propriété diluée, ses formes diverses. L’affaiblissement faramineux de la notion de valeur, le passage

prôné par bien des postmodernes de la “ valeur d’usage ” à la “ valeur d’échange ” comme manière

de liquider l’ontologie de la “ valeur réelle des choses ”, font qu’à biens des égards la liaison entre

socialité, rentabilité et marchandisation fait aujourd’hui office d’ontologie. On pourrait dire un peu

gratuitement que le fétichisme de la marchandise, la manière marxienne de décrire la confusion

bourgeoise entre valeur d’usage et valeur d’échange, s’est retourné en marchandisation des fétiches :

dans le monde capitaliste proposé par Lévy, il n’y a que des fétiches parce que, précisément, il n’y

a que des marchandises. Le cyber-animisme que nous avons décrit plus haut se greffe

constitutivement sur ce que Lévy appelle “ l’Espace des marchandises ” : “ L’Espace des

marchandises est lissé, maintenu, accru par une machine déterritorialisante qui s’est auto-organisée

tout d’un coup, et dès lors s’alimente de tout ce qu’elle rencontre. Comme le roi Midas transformait

immanquablement en or ce qu’il saisissait, le capitalisme transmute en marchandise tout ce qu’il

47 . World philosophie, op. cit., p. 68-71.48 . Cf. Jacques DERRIDA et Marc GUILLAUME, Marx en jeu, Paris, Descartes & Cie, 1997, notamment p. 26-28.

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parvient à entraîner dans ses circuits. (…) [L]a grande machine cybernétique du capital, son

extraordinaire puissance de contraction, d’expansion, sa souplesse, sa capacité à s’insinuer partout,

à reproduire sans cesse du rapport marchand, sa virulence épidémique semblent invincibles,

inépuisables. Le capitalisme est irréversible. Il est désormais l’économie et il a institué l’économie

comme dimension inéliminable de l’existence humaine. Il y aura toujours l’Espace des marchandises

(…). ” 49

En ce sens, le capitalisme s’est peut-être plus “ naturalisé ” que jamais auparavant, au point

de ne plus être durement localisable, circonscriptible, et dénonçable qu’au temps de Marx. Il

n’empêche : comme l’indique Lévy lui-même, et comme l’ont fort bien montré récemment Luc

Boltanski et Eve Chiapello 50, l’essence de l’accumulation capitaliste n’a guère changé. Le

capitalisme se présente, aujourd’hui comme hier, avant tout comme “ une exigence d’accumulation

illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques ” 51 — caractérisation qui cadre

pleinement avec le cyber-animisme de Lévy. Si “ les capitalistes ” ne sont plus guère identifiables

comme une classe, ils participent tous à une sphère d’activité sociale qui “ trouve sa finalité en elle-

même (l’accumulation du capital comme but en soi) ” 52, et qui doit, “ pour parvenir à engager les

personnes indispensables à la poursuite de l’accumulation ” 53, remodeler constamment les

représentations sociales qu’elle véhicule auprès de ses acteurs actuels et potentiels. Comme il

ressort clairement de notre discussion de Lévy (auteur auquel Boltanski et Chiapello ne font

malheureusement aucune allusion), l’une des composantes principales de cette constellation de

représentations à véhiculer par le capitalisme envers ses “ usagers ” est précisément ce qu’en

paraphrasant Abellio que nous pourrions appeler la “ Représentation absolue ” : celle qui place le

capitalisme au cœur d’un cybermonde dont il matérialise, par l’intermédiaire des marchandises,

l’âme même, c’est-à-dire cette “ intelligence collective ” en constante expansion allant vers une

conscience absolue de toutes les interdépendances cosmiques.

Mais le parallèle avec Abellio (sur lequel nous reviendrons plus loin) s’arrête là. En effet,

49 . L’Intelligence collective, op. cit., p. 135-137.50 . Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO , Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.51 . Ibid., p. 37.52 . Ibid., p. 58-59.53 . Ibid., p. 65.

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orienté peu ou prou vers l’accumulation du capital — matériel, financier, humain — le capitalisme

globalisé et son ancrage dans un discours animiste sur l’intelligence collective reste entièrement dans

l’ordre de la représentation. Lévy nous montre qu’en se globalisant la circulation des

“ marchandises ” se virtualise ; par conséquent, son mode de pensée excessivement spiritualiste finit

par prendre le virtuel pour du transcendantal. Là où Abellio voit une Structure absolue se dégager

des efforts de la conscience à accéder au transcendantal par l’épochè, Lévy ne voit qu’une

Représentation absolue se dégageant des errements de sa conscience, partie à la recherche d’une

connaissance là où (dans le monde socio-économico-scientifique) il ne peut rencontrer que des

savoirs. Ce court-circuit est crucial et explique bien des “ dérives ” du discours actuel sur la cyber-

économie ; si les allusions de Lévy à une Conscience universelle, à la prise de conscience d’une

union profonde avec le monde des choses et des esprits, sont certes à prendre au sérieux et à

honorer 54, ces allusions ne sauraient en aucune manière trouver leur source dans le monde des

marchandises et des flux d’information où il s’escrime à les ancrer. Son effort n’est qu’une marque

de la confusion entre deux sphères de l’esprit : d’un côté le savoir, qui à travers la cybernétique,

l’informatique, l’évolutionnisme darwinien ou le marketing, peut prendre des atours d’universalité

en ce sens qu’il peut être représentation englobante ; de l’autre côté la connaissance, qui relève de la

suspension transcendantale des savoirs et qui fait accéder l’esprit à un mode d’appréhension autre,

non structural précisément, qui est initiation à l’interdépendance transcendantale.

Dès lors, à la lumière de ce que nous avons vu dans les deux premières sections, l’animisme

proposé par Lévy et les cyber-penseurs tourne court : il n’est que le reflet d’un discours médiat sur

l’interconnexion informationnelle des décisions individuelles, et non (comme il prétend l’être dans

ses dérives plus “ spirituelles ”) reflet d’une intuition immédiate de l’interdépendance ontologique

multidirectionnelle des choses et des personnes. Du coup, le cyber-capitalisme globalisé, loin de

participer à un animisme authentique tel que j’ai tenté de le construire plus haut, doit être jugé par

cet animisme. Comme nous allons le voir maintenant, l’éloge de Lévy s’inverse alors en rejet

fondamental.

Il est bien connu que la théorie marxiste de l’accumulation primitive et ses développements

54 . Il les a d’ailleurs poétisé et systématisé (sous forte inspiration d’Héraclite et Plotin) dans Pierre LEVY et DarciaLABROSSE, Le Feu libérateur, Paris, Arléa, 1999.

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concernant les contradictions internes du capitalisme, ne contiennent pratiquement aucune

discussion du “ pourquoi ? ” de l’accumulation et des phénomènes de pouvoir économique. Que

toute société doive engager des ressources matérielles et humaines dans la production d’objets qui

satisferont les “ besoins ” ne suffit pas, loin de là, à rendre compte de la formidable démultiplication

des capitaux accumulés. Le marxisme a ainsi développé un vocabulaire de l’“ infrastructure

économique ” et du “ déterminisme technologique ”, cherchant à identifier des facteurs endogènes au

système, mais exogènes à la psyché humaine, qui expliqueraient la genèse et la solidification du

capitalisme et de ses deux corrélats, la technoscience et la bourgeoisie. L’un des post-marxistes à

mon sens les plus stimulants de par l’ampleur de son appareillage critique, Norman O. Brown, a

proposé dès la fin des années 1950 un retour aux catégories psychiques de pouvoir et d’attractivité

magique, qu’il enracine à leur tour dans la prévalence de l’“ analité ” parmi les accumulateurs de

capitaux 55.

Si l’une des bases du système capitaliste est bien, en accord avec Marx et contre Lévy, la

domination de l’homme par l’homme, peut-on dire pour autant que cette domination soit un fait

ultime ? Pour Brown, la réponse est négative, est c’est ce qui va nous permettre d’établir un lien très

intime entre capitalisme marchand et refus de l’animisme transcendantal. Brown écrit ceci : “ Marx a

failli reconnaître que le travail aliéné (compulsif) est une nécessité psychologique innée. Il semble

avoir reconnu que s’il s’agit d’une nécessité psychologique innée, cela revient à dire que c’est une

nécessité due aux dieux ; il est conscient de ce que les formes les plus anciennes du capital monétaire

s’accordent avec l’hypothèse d’une nature religieuse du travail aliéné (compulsif). Mais les

implications psychologiques de ce mode de pensée sont trop époustouflantes [pour lui] ; et Marx

revient à la position selon laquelle la donnée primitive est la domination de l’homme sur l’homme.

(…) La catégorie primaire est, suppose-t-il, la force, celle qui permet de s’approprier le travail

d’autrui. (…) [Pourtant,] si la cause du problème était la force, “exproprier les expropriateurs”

serait suffisant. Mais si ce n’était pas la force qui établissait la domination du maître, alors l’esclave

est peut-être d’une certaine façon amoureux de ses propres chaînes. S’il y a une telle maladie

55 . Norman O. BROWN, Life Against Death : The Psychoanalytical Meaning of History, Hanover, WesleyanUniversity Press, 1959. Le terme d’ “ analité ” est à prendre ici au sens clinique d’“ une organisation de la libido sousle primat de la zone érogène anale ; la relation d’bjet est imprégnée de significations liées à la fonction dedéfécation(expulsion-rétention) et à la valeur symbolique des fèces. ” (Jean LAPLANCHE et Jean-Betrand PONTALIS ,Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 460)

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psychologique plus profonde, alors une régénération psychologique plus profonde est requise. ” 56

Cette régénération, nous verrons plus loin qu’elle consiste précisément dans la pleine redécouverte

de l’âme du monde et de son hétéronomie bienveillante, et dans la marginalisation du capitalisme

comme pathologie transcendantale ; mais pour atteindre cette régénération, nous devons penser

l’accumulation de capital sur un mode d’abord psychique : “ Prendre le chemin de l’explication

psychologique, c’est voir que le complexe monétaire doit être dérivé du complexe religieux. ” 57

Dans la perspective psychanalytique de Brown, il n’y a guère de différence entre les rôles

moderne et archaïque de la monnaie. La source du pouvoir que confère le capital accumulé n’est pas

avant tout son rôle de moyen d’échange, ni même le pouvoir d’appropriation du travail d’autrui (ce

pouvoir étant lui-même second et dérivatif), mais bien “ le prestige conféré au propriétaire

[capitaliste, qui est] magique, mystique, religieux, et vient du domaine du sacré. ” 58 Or il existe

clairement, dans cette mentalité archaïque qui nous habite toujours, une “ connexion intime entre le

prestige social et pouvoir surnaturel ” 59. Ici la nécessité s’impose de dépasser le lien marxiste trop

simpliste entre accumulation et possession : “ La catégorie ultime de l’économie est le pouvoir ;

mais le pouvoir n’est pas une catégorie économique. (…) [A]fin de suivre les traces du pouvoir,

nous devrons entrer dans le domaine du sacré et en faire la cartographie : tout pouvoir est

essentiellement pouvoir sacré. Ici, de nouveau, le problème crucial est de comprendre l’homme

archaïque et l’économie archaïque. L’anthropologie marxiste, avec son hypothèse corrélative selon

laquelle la psychologie économique est universellement la psychologie de l’appropriation, se doit de

nier ou de minimiser l’existence du pouvoir dans la société archaïque ; le “communisme primitif” est

conçu comme égalitaire en principe. ” 60 D’où une remise en question du caractère purement

sécularisé des relations de pouvoir économique dans le capitalisme moderne : “ Le pouvoir est

originairement sacré, et il le reste dans le monde moderne. (…) Nous ne devons pas être induits en

erreur par l’antinomie plate entre le sacré et le séculier, et interpréter comme “sécularisation” ce qui

n’est qu’une métamorphose du sacré. S’il existe une classe qui n’a rien à perdre à part ses chaînes,

les chaînes qui la lient sont des obligations auto-imposées, sacrées, qui prennent l’apparence de

56 . Ibid., p. 241-242.57 . Ibid., p. 242.58 . Ibid., p. 245.59 . Ibid.60 . Ibid., p. 251.

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réalités objectives avec toute la force de l’illusion névrotique. La perception selon laquelle la lutte

des classes est soutenue par des mythes sous-tend le classique de Sorel, De la violence. Et de l’autre

côté, la perception selon laquelle l’essence du capitalisme est le leadership magnétique de

l’entrepreneur a été systématisé en une théorie économique par Schumpeter. ” 61

On perçoit bien le côté provoquant de ces affirmations : certes, tout comme Lévy, Brown

voit dans les catégories de l’analyse marxiste des durcissements illusoires de classifications qui n’ont

pas d’“ en-soi ” 62 ; cependant, une fois reconnu un lien psychique entre argent et pouvoir et entre

pouvoir et sacré, une partie des visions triomphantes de Lévy sur la conquête collective d’une

intelligence globale s’effondrent, laissant place à la vision essentielle du pouvoir donné et conquis

comme pathologie proprement ancrée dans la constitution corporelle des personnes. “ La

psychanalyse effectue le pas final, celui de montrer que l’origine des mythes qui soutiennent le

pouvoir social et les luttes de pouvoir réside dans la répression du corps humain. ” 63 La clé se

trouve, selon Brown, dans le fait observé que toute société, archaïque ou non, s’oriente

spontanément vers la production d’un surplus qui a fort peu à voir (surtout dans le monde

économique globalisé actuel) avec la satisfaction de besoins. Ce surplus est plutôt — comme le

prétendra aussi Georges Bataille que Brown ne lira que plus tard 64 — destiné à la gratuité sacrée, et

selon Brown ce culte du superflu est ancré dans une compulsion au travail, dans un productivisme

primitif lui-même reconductible à un besoin psychologique archétypique : le sacrifice de soi, le refus

de l’enjoyment. “ Dans l’économie archaïque le don et le contre-don organisent la division du travail ;

prestige et pouvoir sont conférés par la capacité à donner ; les dons sont sacrés et les dieux existe de

façon à recevoir des dons (do ut des). (…) Un surplus économique est créé de façon à avoir quelque

chose à donner ; l’homme archaïque ne jouit pas, car il est obligé de donner. (…) Les dieux existent

pour recevoir des dons, c’est-à-dire des sacrifices ; les dieux existent de manière à structurer le

besoin humain de sacrifice de soi. ” 65 D’où la déduction provocante du caractère impur de l’argent :

61 . Ibid., p. 252.62 . Constatons simplement la virulence excessive de Lévy, là encore tout hayekienne : “ Les classes sociales n’existentque dans le royaume de la concupiscence. L’idée de classe sociale est tout autant une impasse que l’idée de nation. Iln’y a que des êtres en devenir. L’identification à une classe (fût-elle dominante ou dominée), une caste, un titre ou unefonction est un rétrécissement de la conscience, un enfermement dans l’étouffante prison de la conscience divisée. ”(World philosophie, op. cit., p. 184)63 . Life Against Death, op. cit., p. 252.64 . Voir “ Dionysos in 1990 ”, loc. cit., p. 181-191.65 . Life Against Death, op. cit., p. 264-265.

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“ Dans l’institution archaïque du don, ce que le donneur veut perdre, c’est la culpabilité. Nous

arrivons donc à un nouveau niveau de signification du paradoxe psychanalytique du caractère anal de

l’argent. L’argent est de la richesse condensée ; la richesse condensée est de la culpabilité condensée.

mais la culpabilité est essentiellement impure. ” 66 Il y par conséquent, à la racine de l’échange de

dons et plus tard du commerce, une névrose de culpabilité qui structure en profondeur le capitalisme

marchand lui-même, mais en approfondissant encore la névrose par manque de recours symbolique :

“ Dans la conscience archaïque, le sens de l’endettement existe en même temps que l’illusion que la

dette est payable ; les dieux existent de façon à rendre la dette payable. (…) La conscience moderne

représente un sens accru de la culpabilité, et plus spécialement la percée de la vérité inconsciente

selon laquelle le poids de la culpabilité est impayable. ” 67 Cette impasse se révèle de manière

flagrante dans la personne de l’homme capitaliste “ sécularisé ”, centré non sur le don réciproque

mais sur la préhension et l’appropriation privée : “ L’homme qui donne tente de se débarrasser de

sa coulpe en la partageant. L’homme qui prend est assez fort pour porter sur ses épaules le poids de

la coulpe. L’homme chrétien est assez fort pour reconnaître que la dette est si grande que seul Dieu

peut l’annuler. L’homme moderne sécularisé faustien est assez fort pour vivre avec une damnation

irrémissible. ” 68

Quel est le rapport avec la répression du corps, annoncée plus haut ? Ici Brown opère un

choc fulgurant, montrant que la logique névrotique de la dette, qui pousse l’homme capitaliste

moderne à accumuler la richesse privée et à lui vouer une sorte de culte sécularisé, s’ancre en

dernière instance dans un refus de connaître son corps comme corps voué à la mort : “ La vie

demeure une bataille contre la mort — l’homme moderne, pas plus que l’homme archaïque, n’est

assez fort pour mourir — et la mort est dépassée par l’accumulation de monuments défiant le

temps. Ces accumulations de pierre et d’or rendent possible la découverte de l’âme immortelle. (…)

La mort est dépassée à condition que l’actualité réelle de la vie passe dans ces choses immortelles et

mortes ; l’argent fait l’homme ; l’immortalité d’une propriété foncière ou d’une société par actions

réside dans les choses mortes qui, seules, perdurent. ” 69

66 . Ibid., p. 266.67 . Ibid., p. 271.68 . Ibid., p. 280.69 . Ibid., p. 286.

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Mais l’âme immortelle ainsi arrachée à la fantaisie accumulative n’est pas l’âme solaire des

néo-platoniciens ; elle est l’âme personnelle, radicalement non transcendantale, de l’individu livré

(corps et âme, précisément) à un projet qui l’emprisonne dans l’espace social et le rend vulnérable à

toute sacralisation du pouvoir : il s’agit du projet de la sublimation comme auto-glorification, projet

“ anal ” en un sens large et que Brown rattache fondamentalement au refus d’habiter un corps

mortel. Ernest Becker reprendra plus tard cette idée d’un “ causa sui project ” par lequel la

conscience névrotique, coupée de la spontanéité vitale et du souffle d’un monde qui communiquerait

avec elle de manière bienveillante, se crée une fantaisie de possession totale du monde à partir

d’elle-même. Brown voit dans ce type de sublimation la manifestation d’un désordre corporel de

base dont le symbole est l’analité : “ La sublimation (…) consiste à rechercher dans le monde

extérieur le corps perdu de l’enfance ; mais le corps qui fut perdu était déjà un corps souillé, souillé

par la confusion causée par le fantasme de devenir son propre père (et qui attribue par conséquent,

par exemple, aux fèces la valeur de “pénis” ou d’ “enfant”). Dès lors, si le complexe d’argent est

dérive du complexe anal, le complexe anal est, pour utiliser une terminologie whiteheadienne, une

unification préhensive, en une région particulière, de la totalité du désordre du corps humain — une

unification préhensive dont les relations aux autres régions (l’oral, le génital) sont internes. ” 70

C’est cette forme de sublimation, que nous avons appelée négative (car une forme positive

de sublimation est également accessible, comme nous le verrons dans un instant, du côté

précisément d’un consentement autonome à l’animisme que nous avons décrit plus haut), qui forme

la base même de toute l’accumulation capitaliste. En effet, dans la cadre où nous nous situons ici, la

distinction souvent opérée entre une causalité allant de la production à la consommation (“ biais

productiviste ”) et une causalité plus récente allant de la consommation à la production (“ biais

consumériste ”) n’a guère de pouvoir discriminant. Dans un cas comme dans l’autre, le but final des

êtres humains est de disposer autour d’eux, par le travail destiné à produire un surplus, des objets

— présents sous forme de marchandises à consommer, ou futurs sous forme de capital monétaire à

faire “ fructifier ” — symbolisant naïvement un pouvoir sacré qui, en leur donnant le sentiment

inconscient de s’engendrer eux-mêmes, conjure leur terreur devant la brèche que constitue un corps

qui veut vivre et se sait destiné à la mort. Tel pourrait être, de manière très ramassée, la description

du capitalisme comme pathologie. Cette pathologie du corps réside dans le refus intellectuel de la

70 . Ibid., p. 289.

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mort, refus qui appelle par “ retour du refoulé ” la mort à s’installer dans la vie comme horizon

temporel ; pour Brown, c’est la position même de la vie comme “ adversaire ” de la mort qui crée le

temps de la civilisation et la séquence des sublimations matérialistes qui s’y inscrivent. Portrait du

capitaliste et du bourgeois : “ Je ne mourrai pas complètement — espoir de l’homme qui n’a pas

vécu, dont la vie s’est usée à conquérir la mort. ” 71 Mais cette pathologie du corps refusé est aussi

une pathologie de l’âme, tant il est vrai que dans la logique accumulative, “ de nouveaux objets

doivent se substituer au corps humain, et il n’y a pas de sublimation sans la projection du corps

humain dans les choses ; la déshumanisation de l’homme est son aliénation envers son propre

corps. C’est ainsi qu’il acquiert une âme (la spiritualité supérieure de la sublimation), mais l’âme est

localisée dans les choses. L’argent est “l’âme du monde”. ” 72

Le mécanisme de base mis en évidence par Brown (de même que, nous l’avons dit, par

Bataille) est le culte du surplus et du superflu : “ Avec la transformation de ce qui est sans valeur en

quelque chose de sans-prix, et de l’immangeable en nourriture, l’homme acquiert une âme ; il devient

l’animal qui ne vit pas seulement de pain, l’animal qui sublime. Par conséquent, l’or est le symbole

quintessentiel de l’effort humain de sublimation — “l’âme du monde” (…). La sublimation de la

matière basse en or est a folie de l’alchimie et la folie de cet héritier pseudo-séculaire de l’alchimie, le

capitalisme moderne. ” 73 Ainsi, la sublimation négative crée un simulacre d’animisme, très proche

en apparence de l’animisme de Hillman que nous avons décrit plus haut, mais en réalité confondu à

l’animisme cybernétique de Lévy, abâtardissement de l’âme du monde en tant que projection du

désir d’immortalité de l’homme sur les choses qu’il produit lui-même. L’homme capitaliste

“ acquiert une âme ” plutôt que d’en rechercher la “ connaissance ” transcendantale dans l’ascèse de

l’épochè (Abellio) ou dans la contemplation du monde (Hillman). Le jugement de Brown sur la

spiritualité de l’alchimie semble excessivement dur ici — mais il semble l’adresser principalement

aux abâtardissements “ orolâtres ” de cet art traditionnel, versions dans lesquelles le seul test de la

réalisation spirituelle de l’alchimiste était la production d’or ou d’argent à des fins de richesse

économique ou de prestige. La visée alchimique de “ rédemption active du monde ” 74 ne saurait se

71 . Ibid., p. 287.72 . Ibid., p. 281, mes italiques.73 . Ibid., p. 258, mes italiques.74 . Voir notamment Mircea ELIADE, Le Mythe de l’alchimie, Paris, L’Herne, 1979, rééd. 1992 au Livre de Poche ; etOlivier CLEMENT, “ L’alchimie occidentale, science et art de la transmutation cosmique ”, dans son ouvrage L’œil de

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résumer à la quête de l’argent et de l’immortalité que Brown dénonce à juste titre — ces quêtes ont

encore intégralement partie liée avec la logique pathologique du capitalisme.

Sublimation positive et anima mundi

La question que nous devons dès lors nous poser est comment une sublimation positive, par

contact intime avec l’anima mundi, peut remplacer cette sublimation négative. Pour cela, nous

devions d’abord reconnaître la portée cruciale du capitalisme pour la sublimation négative. Pour

Robert Sardello, la préoccupation accumulative dénote une perte de contact avec l’âme du monde :

“ A notre époque, il n’y a nulle nécessité d’avoir encore des avares — ils ont tous été convertis en

consommateurs. Tous les deux sont pris dans la tentative de ramener le monde entier dans leur

foyer et de le posséder. Chacune des significations de l’économie et de l’argent (…), quand elle est

pénétrée par le fantasme de l’accumulation, transforme le monde en un tas de détritus. Les souvenirs

sont retenus ; la richesse est retenue ; le moyen d’échange est retenu. Posséder le monde de cette

manière, c’est vivre totalement isolé du monde. Il semble que l’économie et l’argent authentiques

n’aient rien à voir avec la possession, car quand la possession domine, la désintégration s’ensuit.

L’avare et le consommateur sont criblés d’insécurité parce qu’ils ont perdu le contact avec l’âme du

monde, et cette insécurité est ressentie comme peur de ne pas avoir d’avenir. (…) Posséder de

l’argent, de la richesse, rend le monde inactif et mort. L’argent sans avenir, c’est le monde qui se

désagrège, qui retourne à la simple matérialité physique. (…) [Au contraire, en étant activé

authentiquement,] l’argent change le monde de manière multiforme, des manières qui représentent

une reconfiguration constante de l’âme du monde. Mais pour que l’argent ait cet effet, l’attention

doit être concentrée sur l’âme du monde, pas sur l’argent. ” 75

On se sent ici à nouveau très proche des envolées de Lévy, dont nous avons vu qu’elles ne

pouvaient rendre justice à l’animisme authentique que nous avons essayé de dégager à partir de la

rencontre de l’anima mundi . En effet — et la conjonction des pensées de Castoriadis, Abellio et

Hillman évoquées précédemment nous renvoie à cette nécessité cruciale — savoir si et quand tel ou

tel acte économique de dépense (de consommation de nourriture, d’achat d’une œuvre d’art,

feu, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 33-68.75 . Facing the World with Soul, op. cit., p. 96-97, mes italiques.

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d’investissement boursier) s’accorde avec une expérience effective 76 de l’anima mundi requiert que

la concentration de l’attention qu’évoque Sardello soit d’une nature très spécifique. L’interpellation

de mon initiative par le monde hétéronome, que ce soit par l’altérité des autres egos ou par

l’extériorité des objets naturels et/ou artefactuels, est toujours une interpellation que je ressens à

partir d’une ouverture à la présence animée des autres et du monde — présence qui ne m’est donnée

que pour autant que j’aie opéré réellement l’opération épochale me permettant de me connaître

comme “ Nous transcendantal ”.

Dès lors, les actes économiques et sociaux à poser empiriquement, une fois vus à partir de

cette perspective transcendantale non empirique, doivent être en accord avec le caractère

“ illuminatif ” de ma connaissance. Comme cette opération ne peut précisément pas s’opérer selon

les critères déjà donnés d’une logique capitaliste devenue immanente, les envolées lyriques d’un

Pierre Lévy ne sont d’aucun secours : à l’évidence hayekienne d’un système économique “ naturel ”,

la connaissance de l’anima mundi oppose la non-évidence alchimique d’un monde à faire par

assomption autonome de l’âme hétéronome du monde. Que la contemplation et la métaphysique, si

souvent méprisés, ne soient plus ici antinomiques à l’agir social, c’est une évidence qui n’échappera

qu’aux sbires d’un marxisme faussement renouvelé. Notre séjour approfondi dans l’ouvrage

fondateur de Norman O. Brown nous a montré que le seul appel à une “ lutte sociale ” par la

création d’une nouvelle version de la “ conscience de classe ” ne sera probablement guère suffisant

pour dénouer la profonde pathologie corporelle (qui est par là-même pathologie de l’âme) dans

laquelle s’ancre le pouvoir magique du capitalisme et sa domination magnétique sur les esprits

mêmes qui disent le combattre. Si on suit Brown, le seul horizon pour une assomption autonome de

l’anima mundi passera par la remise en circulation non pas de cadres religieux qui consacrent la

culpabilité humaine (porteuse des racines archaïques du capitalisme moderne), mais de nouvelles

visions métaphysiques relevant de ce que Brown appelle “ la mystique dionysienne ou mystique du

corps ” — une vision de la sublimation non comme spiritualisation éthérée, mais comme mysticisme

“ qui reste dans la vie, cette vie qui est le corps, et qui cherche à la transformer et à la

perfectionner. ” 77 Quelle répartition de la propriété et du pouvoir d’achat, quelle organisation des

76 . Transcendantale, dirait Abellio, fondée sur une connaissance de notre propre subjectivité comme structure absolue ;psychologique, dirait Hillman, quoique ancrée dans une contemplation authentiquement détachée, décentrée ethétéronomisée du monde.77 . Life Against Death, op. cit., p. 310.

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échanges marchands, émergerait de la sublimation positive décrite par Brown : “ La pulsion de mort

n’est réconciliée avec la pulsion de vie que dans une vie qui n’est pas réprimée, qui ne laisse aucune

“ligne non vécue” dans le corps humain, la pulsion de mort étant alors affirmée dans un corps qui

accepte de mourir. Et comme le corps est satisfait, la pulsion de mort ne le pousse plus à se

modifier et à faire l’histoire (…) Le corps humain deviendrait polymorphiquement pervers, se

délectant dans cette vie pleine du corps qu’il redoute aujourd’hui. La conscience assez forte pour

supporter la vie pleine ne serait plus apollinienne mais dionysienne — une conscience qui n’observe

pas la limite, mais déborde ; une conscience qui ne nie plus. ” 78 ? Certes, des activités de production

subsisteraient, une certaine division du travail serait probablement nécessaire, mais pas pour

satisfaire les divinités vengeresses qui consomment dons et contre-dons, qui offrent la paix de l’âme

contre une vie d’épargne et de travail. Le travail comme rédemption (et son soi-disant “ sens

chrétien ”) n’a de sens que tant que le refoulement corporel de la mortalité joue à plein ;

l’accumulation de richesses au-delà de la prévision minimale des aléas concrets n’a, elle aussi, de

sens que tant que l’âme du monde n’est pas perçue dans la présence vivante et le présent vivant —

tant que la disposition d’objets, d’idées, de personnes prime sur la contemplation connaissante.

Travail salarié, embrigadé, aliéné et accumulation du capital ne sont, on le sait au moins depuis

Marx, que les deux faces d’une même monnaie — mais viser leur dépassement par la seule lutte de

pouvoir ne servira pas à entrer dans une nouvelle phase de conscience : celle où la disposition des

ressources sera commune et disponible inconditionnellement, mais non pour une abondance

illimitée. Plutôt s’agirait-il, dans un monde économique régénéré et transmuté, de consacrer temps et

richesse à la promotion de la vie pleine : à la cultivation de la beauté des objets, des matériaux, des

cadres de vie, mais aussi au renoncement à des “ chez-soi ” clos sur eux-mêmes et lieux

d’accumulation de “ beaux objets ” morts ; à la lutte contre la faim là où tout manque, mais aussi à la

cultivation des capacités d’ascèse et de renoncement au superflu ; à la cultivation et au raffinement

des plaisirs corporels et spirituels, mais aussi à la remise au goût du jour des facultés intellectuelles

et artistiques qui, à la Renaissance, prétendaient assurer une pleine participation à la contemplation

du monde 79 ; à la lutte à la lutte médicale concrète contre la douleur et la dégradation, mais aussi à la

78 . Ibid., p. 308.79 . Voici ce qu’en dit Hillman : “ L’éducation humaniste telle que conçue à Florence redevient une nécessité : langagedifférencié, beaux-arts, artisanat, biographie, critique, histoire, anthropologie culturelle, manières et coutumes, vieparmi les choses du monde. Et nos questions demanderont ce que sont les choses, et où, et qui, et de quelle manièreprécisément elles sont ce qu’elles sont, plutôt que pourquoi, comment cela se fait-il, et dans quel but. ” (“ Anima

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cultivation des facultés d’acceptation de la mort ; à la construction de lieux de coexistence fraternelle

et d’initiatives solidaires “ pour autrui ”, mais aussi à la cultivation des capacités à la solitude et à la

méditation ; et ainsi de suite. Rien dans un tel monde ne s’opposerait au commerce, à une division

du travail destinée à pouvoir diffuser les bienfaits corporels et culturels à tous — mais tout

s’opposerait à l’accumulation et à la recherche de profit monétaire ou de pouvoir.

La connaissance de l’interdépendance universelle ouvrirait donc un espace que bien des

penseurs modernes ont tenté d’ouvrir — mais ni la science morcelée en savoirs locaux, ni l’analyse

des faits sociaux fondée sur une absolutisation de l’antagonisme ne permettront de défaire la racine

mortifère du capitalisme, qui est la peur du corps. En fait, probablement ne faut-il pas se situer trop

unilatéralement du côté du dionysiaque mis en avant par Brown, même si cet aspect semble bien

relever d’une lame de fond contemporaine 80. Comme le requiert la connaissance transcendantale de

la structure absolue, qui appréhende l’âme du monde comme un réseau d’interdépendances entre

humains et objets, mais aussi entre humains et humains et entre humains et idées, on se doit

d’adopter une attitude “ polythéiste ” dans la manière dont on pense l’assomption autonome de

l’hétéronome. Si, à la lumière des développements d’Abellio et dans le prolongement de ce que

suggère Castoriadis, nous nous demandons qui doit opérer l’assomption transcendantale de l’anima

mundi et en tirer des initiatives de régénération des rapports économiques entre l’homme et le

monde, on fera bien de prendre acte du pluralisme de Hillman quand il suggère que “ notre notion de

conscience peut dériver de la lumière et de la forme d’Apollon, de la volonté et de l’intention

d’Hercule, de l’unité ordonnante du senex, du flux communautaire de Dionysos. Quand l’un de ceux-

ci est assumé par l’ego comme son identité, et qu’il déclare tenir là la caractéristique définissant la

conscience, alors les autres styles archétypaux tendent à être appelés psychopathologiques. ” 81 Il y

a donc aussi une pathologie de la jouissance corporelle quand sont évacuées les dimensions

spirituelles et contemplatives de notre rapport au monde, une pathologie qui s’ancre dans une

posture orgiaque radicale que Brown, “ intellectuel ascétique ” 82 comme il se définit, renierait

probablement aussi.

Mundi : The Return of the Soul to the World ”, loc. cit., p. 113)80 . Voir notamment Michel MAFFESOLI, L’Ombre de Dionysos : Contribution à une sociologie de l’orgie, Paris,Méridiens-Klicksieck, 1985.81 . Re-Visioning Psychology, op. cit., p. 103.82 . “ Dionysos in 1990 ”, loc. cit., p. 190.

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Vivre la vie pleine du corps, c’est-à-dire laisser de côté la compulsion accumulatrice

inhérente au capitalisme, et vivre la vie pleine de l’âme, c’est-à-dire connaître le respect profond des

choses matérielles à travers une attention spirituelle à leur “ animité ” — tel est le défi radical que

nous pose l’animisme bien compris que j’ai voulu étayer dans ces pages ; la seule chose certaine

pour nous qui devons nous atteler à une nouvelle création autonome de l’hétéronome, c’est que la

pathologie capitaliste, centrée sur l’accumulation et le travail compulsif, “ productif ”, ne servira

plus guère. Ce qui circule dans ce capitalisme, ce n’est pas (n’en déplaise à Lévy) l’anima mundi,

mais un travestissement grimaçant de celle-ci, dû à une double réduction : d’une part, les objets sont

réduits à des marchandises sans âme, seulement produites et consommées, sphère d’une laideur

nominaliste où la disposition autour de soi et le Greifen prédominent sur l’“ animation ” ; d’autre

part, l’interdépendance universelle est réduite à un “ espace social ” où la lutte comme horizon de

vérité remplace la “ communion transcendantale ” en tant qu’écoute de l’âme du monde qui est aussi

écoute de l’appel à la charité 83, à l’enchantement des relations humaines et des relations entre nos

corps et nos objets, nos corps et nos portions de monde.

Une chose est réellement frappante : les sciences sociales actuelles prennent comme juste

point de départ la nécessité d’une lutte et d’une créativité empiriques, mais dans la foulée elles

finissent par “ oublier ”, voire mépriser, l’au-delà de cette lutte et de cette créativité, l’horizon animé

et intégratif qu’elles visent d’ailleurs elles-mêmes plus ou moins explicitement. Il faut évidemment

mener les deux types de travail de front et ne pas “ fuir dans l’âme du monde ” comme si elle était

déjà à l’œuvre — mais on ne peu accepter que les amoureux de l’analyse en termes de pouvoir et de

décisionnisme historiciste nous obligent à en rester là, dans leur morne “ continuation perpétuelle ”

des oppositions et des conflits de pouvoir, comme si l’opposition et le conflit étaient des faits

ontologiques plutôt que seulement ontiques. Or la vie pleine que nous devons chercher, et dans

laquelle seule peut être dépassée la pathologie capitaliste, participe déjà à l’âme du monde, assumée

librement comme notre hétéronomie désirée, se montre comme force unifiante : “ Voir la conscience,

l’intelligence et la connaissance partout, (…) en faire l’étoffe unifiante du monde, attribuer la vision

83 . Voir notamment Gianni VATTIMO , Credere di credere, Milan, Garzanti, 1990 ; et Christian ARNSPERGER, “ Lepluralisme au-delà de la raison et du pouvoir ”, Revue Philosophique de Louvain, vol. 98 (2000), p. 83-106.

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(…) des “oppositions” à une insuffisance provisoire de notre vision … ” 84 La cosmologie cyber-

capitaliste promue par Lévy n’aboutira à aucune vie pleine, car elle néglige le monde et le corps

mortel ; la vraie résistance au capitalisme, quant à elle, ne se fera que par substitution en profondeur

d’une nouvelle cosmologie à celle qui se diffuse par la globalisation capitaliste : tous les mouvements

de protestation et de résistance “ requièrent une vision cosmologique qui sauve le phénomène

“monde” lui-même, un mouvement de l’âme qui aille au-delà des mesures expéditives pour atteindre

la source archétypale du péril continuel de notre monde : la négligence fatale, la répression de

l’anima mundi. ” 85

84 . La Structure absolue, op. cit., p. 17.85 . “ Anima Mundi : The Return of the Soul to the World ”, loc. cit., p. 126-127.

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Les numéros parus à compter de l’année 1996 peuvent être téléchargés en format PDF à partirdu site Internet du département de philosophie de l’UQÀM [http://www.philo.uqam.ca]. On ytrouvera également une liste complète de tous les numéros parus depuis le début de lacollection en 1981.

Tous les cahiers de recherche parus dans cette série sont par ailleurs disponibles à la Bibliothèquecentrale de l’UQÀM ainsi qu’au Centre de documentation des sciences humaines.

NUMÉROS RÉCENTS

François Blais : L’allocation universelle et la réconciliation de l’efficacité et de l’équité (No. 9901);

Michel Rosier : Max U versus Ad hoc (No. 9902);

Luc Faucher : Émotions fortes, constructionnisme faible et éliminativisme (No. 9903);

Claude Panaccio : La philosophie analytique et l’histoire de la philosophie (No. 9904);

Jean Robillard : L’analyse et l’enquête en sciences sociales : trois problèmes (No. 9905);

Don Ross : Philosophical aspects of the Hayek-Keynes debate on monetary policy and theory,

1925-1937 (No. 9906);

Daniel Vanderveken : The Basic Logic of Action (No. 9907);

Daniel Desjardins : Aspects épistémologiques de la pensée de J.A. Schumpeter (No 9908);

Daniel Vanderveken : Success, Satisfaction and Truth in the Logic of Speech Acts and

Formal Semantics (No 9909);

Luc Faucher : L'histoire de la folie à l'âge de la construction sociale: Étude critique de L'âme réécritede Ian Hacking (No 9910);

Jean-Pierre Cometti : Activating Art followed by “ Further remarks on art and “ arthood ” incontemporary French aesthetics ” (No 9911);

Daniel Vanderveken : Illocutionary Logic and Discourse Typology (No 9912);

Dominique Lecourt : Sciences, mythes et éthique (No 2001);

Claude Panaccio : Aquinas on Intellectual Representation (No 2002);

Luc Faucher, Ron Mallon : L’autre en lui-même : psychologie zombie et schizophrénie (No 2003) ;

Luc Faucher, Pierre Poirier : Psychologie évolutionniste et théories interdomaines (No 2004) ;

Christian Arnsperger : De l’altruisme méthodologique à l’animisme transcendantal : lecapitalisme comme pathologie du corps et de l’âme (No 2005).