Approche de l'évolution narrative de Carmen Martín … · rencontre Ignacio Aldecoa, en 1943. En...

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Approche de l'évolution narrative de Carmen Martín Gaite dans La Reina de las Nieves Anne Paoli Université d'Avignon El estudio siguiente es el texto de unas conferencias que presenté en algunas Universidades francesas (Lyon, Montpellier, Toulouse) en el marco del programa de la "Agrégation interne", que permite a los candidatos, titulares ya de una tesina, o que ya son profesores, acceder al título de catedrático.

Transcript of Approche de l'évolution narrative de Carmen Martín … · rencontre Ignacio Aldecoa, en 1943. En...

  • Approche de l'volution narrative de Carmen Martn Gaite dans La Reina de las Nieves

    Anne Paoli Universit d'Avignon

    El estudio siguiente es el texto de unas conferencias que present en algunas Universidades francesas (Lyon, Montpellier, Toulouse) en el marco del programa de la "Agrgation interne", que permite a los candidatos, titulares ya de una tesina, o que ya son profesores, acceder al ttulo de catedrtico.

    http://www.biblioteca.org.ar/
  • Esta oposicin presenta cada curso un programa que consta de diversas obras espaolas e hispanoamericanas contemporneas, tanto novelas, como poesa o teatro.

    Para el ao 2002, se aade a La Celestina, La de Bringas, El canto general, El llano en llamas, un aspecto de la literatura espaola, orientada hacia el universo infantil, con la eleccin de la obra de Carmen Martn Gaite, La Reina de las Nieves, que va ampliando y enriqueciendo dicho tema. Philippe Merlo, catedrtico que da clase en la Universidad de Lyon II, propuso dicha obra, acompaada de una importante bibliografa. El presidente del Tribunal de l'Agrgation interne, Michel Moner, Catedrtico de las Universidades, (Toulouse le Mirail) muy sensible a las obras contemporneas y a la temtica de la literatura para nios, tom la decisin final.

    Una vez determinado el programa, aparece su publicacin en el Boletn Oficial.

    1. En guise de prambule

    Parler dune des uvres de Carmen Martn Gaite tient pour moi dune curieuse alchimie o se mlent bonheur, motion, difficult et complexit.

    Pour autant, il sagit de dominer ses propres sentiments, de les dpasser, pour essayer dapporter, sans pourtant en carter le plaisir, un certain clairage la narration de Carmen Martn Gaite. Cest peut-tre une manire de lui rendre hommage que daborder sa littrature avec joie, puisquelle-mme ne pouvait concevoir lcriture sans plaisir, sans jouissance et soulignait que

    s, parece cierto que nunca lo escrito sin personal deleite puede llegar a deleitar a nadie.1

    Aborder la narration de Carmen Martn Gaite, cest galement sengager dans un cuento de nunca acabar , car elle commence publier en 1954 son premier conte, El balneario,2 et son dernier roman, inachev, Los parentescos,3 verra le jour en fvrier 2001. Tout ce temps coul semplira progressivement de contes, de nouvelles, de romans, dont un, El cuarto de atrs,4 rsonnance autobiographique. Carmen crira galement de la posie, des essais, effectuera une thse doctorale sur un ministre du XVIII sicle, Macanaz, un homme dchu et banni. Mais l ne sarrte pas son flux littraire - ni mme historique -. Elle laissera des traductions duvres de Primo Levi, de Natalia Ginzburg, de Perrault, Flaubert, Ea de Queiroz. Il faut ajouter deux pices de thtre, La hermana pequea5, crite dans les annes cinquante, mais publie et joue en 1999, A palo seco6, en 1985, des scnari, pour le cinma et la tlvision, sans oublier plusieurs prologues, de trs nombreux articles relevant de la critique littraire et un bosquejo autobiogrfico , inclus dans Agua pasada.7

  • Toute la vie de Carmen est marque par lcriture. Elle nat Salamanque, issue dun milieu ouvert et cultiv, mais elle ne franchira pas les portes des collges, tenus par des religieuses :

    Mi padre era poco amigo de la educacin impartida por frailes y monjas, y en Salamanca (ciudad de costumbres rgidas y de muchos prejuicios), colegios no religiosos y de cierta calidad no haba prcticamente ninguno. Mi hermana y yo en la primera infancia tuvimos varios profesores particulares de dibujo y de idiomas y de cultura general, pero fue sobre todo mi padre quien nos aficion personalmente al arte, a la historia y a la literatura.8

    Carmen volue ainsi dans un milieu culturel ; elle puise dans limmense bibliothque de son pre et commence crire fort jeune. Galicienne par sa mre, elle passe les ts de son enfance dans le village de San Lorenzo de Pior, situ quelques kilomtres dOrense. Elle explique ce sujet :

    me volv indmita y poco melindrosa, trep a los rboles y a las peas, rob fruta, me mont en carros de heno de ruedas chirriantes y tirados por bueyes, me hice amiga de los nios de la aldea, asist a procesiones y romeras, y - ya un poco mayor - all aprend a bailar, tuve mis primeros escarceos amorosos y escrib mis primeros versos.9

    Son affection pour cette seconde patrie, son attirance pour cette rgion, riche de lgendes, de mythes et de croyances, demeurent un point dancrage dans certaines de ses narrations.

    Yo soy por sangre de madre gallega, - dit-elle - entonces hay una corriente subterrnea, muy poco visible, muy relacionada con las leyendas, la magia etc. , que aflora poco porque a m no me gusta cargar las tintas. Se nota, por ejemplo, en la historia del caballo de Eulalia.10

    On peut y ajouter Las ataduras11, conte situ lui aussi en Galice, mais surtout La Reina de las Nieves12, o "La Quinta Blanca" et sa propitaire Casilda sintgrent parfaitement la frie du paysage galicien.

    Carmen passera son baccalaurat a lInstituto femenino de Salamanca et sera marque par deux minents professeurs, Rafael Lapesa et Salvador Fernndez Ramrez. Leur souvenir est prsent dans Nubosidad variable.13 Lorsquelle entreprend ses tudes suprieures de Filologa Romnica, toujours dans sa ville natale, elle rencontre Ignacio Aldecoa, en 1943. En 1948, une fois licencie, elle sinstalle Madrid. Carmen se fait connatre avec la publication de El balneario, pour lequel elle reoit le Premio Caf Gijn, en 1954. Cette uvre, quelle qualifie de novela breve , est rpertorie parmi les Cuentos completos, quelle publiera en 1978.

    Dans le prologue, lauteur explique le choix de ce genre narratif, li la publication dune premire uvre.

  • el ejercicio de la literatura, como el de la mayora de los oficios, estaba jalonado - dit-elle, en faisant rfrence au dbut des annes cinquante - por graduales etapas de aprendizaje. Y, de la misma manera que un carpintero o un fumista, antes de soar con llegar a maestro, pasaba por aprendiz y oficial, casi nadie que se sintiera picado por la vocacin de letras se atreva a meterse con una novela, sin haberse templado antes en las lides del cuento. Aprendimos a escribir ensayando un gnero que tena entidad por s mismo, que a muchos nos marc para siempre y que requera, antes que otras pretensiones, una mirada atenta y unos odos muy finos para incorporar las conversaciones y escenas de nuestro entorno y registralas.14

    Mon propos sera dessayer de porter laccent sur le processus dcriture de Carmen Martn Gaite et qui la conduit jusqu llaboration de La Reina de las Nieves. A ce titre, je ferai parfois rfrence ses uvres prcdentes, essentiellement les romans, qui schelonnent de 1957 1992 avec Nubosidad variable, publi deux ans avant la fiction qui nous occupe.

    Cet clairage minvite prsenter la construction du roman et tenter dexpliquer la fonction des premiers chapitres - le premier plus particulirement - puis, les cahiers de Leonardo, pour parvenir la troisime partie, consacre Casilda prcisment.

    Cette approche formelle sera intimement lie au rle des personnages secondaires, si prsents dans toute la narration de Carmen Martn Gaite.

    Jaborderai, en dernier lieu, les personnages de Leonardo/Kay et de Casilda/Gerda, toujours dans la perspective de lvolution romanesque propre notre auteur.

    2. Prsentation de La Reina de las Nieves

    Mme si Carmen volue trs vite vers le roman, elle nabandonne pas dfinitivement le genre premier o elle dit stre essaye. A cet gard, La Reina de las Nieves peut avoir cette double tiquette : de roman, et je reprends l volontiers la dfinition mme de lauteur :

    es la novela ms novela que yo he escrito, porque es la ms inventada.15

    et de conte, le titre tant en soi parfaitement vocateur. Rappelons, ce sujet, la premire partie de la ddicace de Carmen Martn Gaite : Para Hans Christian Andersen, sin cuya colaboracin este libro nunca se habra escrito. La Reina de las Nieves est une transposition en Espagne, et dans le dernier tiers du XX sicle, du conte pour enfants cr par lcrivain danois un sicle plus tt. Si je parle de conte et de roman, je suppose forcment une fiction ; or, lune des originalits de La Reina de las Nieves consiste utiliser des lments purement fictionnels, parfois trs proches des traditionnels contes de fes, et

  • les insrer dans une histoire de notre temps, en crant des personnages totalement intgrs dans lunivers du rel. Cest l un des thmes de prdilection de Carmen Martn Gaite. Il sagit de rompre cette barrire virtuelle entre fiction et ralit. Cette frontire est tellement inexistante pour Carmen, quelle envisage sans difficult le dialogue entre protagoniste et lecteur ; un lecteur qui, son tour pourrait bien devenir narrateur :

    T puedes hacer lo mismo que yo - nos susurra el protagonista de la ficcin. Para vivir la vida como una novela, basta con que cuentes lo que te pasa o lo que desearas que te pasara.16

    Si La Reina de las Nieves nous entrane dans la fiction la plus acheve, le roman traduit, dans une certaine mesure, une des formes daboutissement dune volution et dune maturit narratives, dont les racines apparaissent ds 1954 et ne cessent de crotre et de se ramifier au fil des quarante annes qui conduisent la publication de cette oeuvre.

    3. Naissance de La Reina de las Nieves

    Comment nat ce roman ? En aucune manire je ne me risquerais percer le mystre de sa cration. Mais, je crois que Carmen, avant mme que le lecteur ne sabandonne sa lecture, nous donne plusieurs indices, ou plusieurs cls, comme elle en a le don et sait en user dans ses narrations, - jy reviendrai par la suite -.

    Certes, le titre est en soi assez clair et rappelera chacun de nous le conte dAndersen, ainsi que je soulignais prcdemment. En outre, la ddicace double, laquelle je me suis rfre en partie, nous laisse dcouvrir dans le deuxime volet, de manire voile, un aspect de la vie, la vraie, de son auteur.

    Y en memoria de mi hija ; por el entusiasmo con que alentaba semejante colaboracin.

    Cette phrase, pour nigmatique quelle soit, nous renvoie la nota preliminar , destine, elle, nous clairer sur plusieurs points :

    Il nous faut remonter 1975 ( sa fille est alors ge de dix neuf ans) pour trouver les sources et les fondements du roman, ce qui nous permet de le situer dans son poque ; la rupture, puis le long et douloureux silence avant de renouer avec des notes crites auxquelles Carmen fait pudiquement allusion, nous ramnent la deuxime partie de sa ddicace. Entre celle-ci et la nota preliminar , lauteur a gliss en pigraphe une phrase extraite en substance de Le bois de la nuit : Sultate del infierno, y tu cada quedar interceptada por el tejado del cielo. Je voudrais, en pensant cette phrase cite, vous faire part dune anecdote. Cette citation de Djuna Barnes avait attir mon attention. Jai voulu demander Carmen Martn Gaite si, dans son esprit, elle avait valeur de symbole, en regard de son protagoniste Leonardo. Voici sa rponse :

  • Yo no tengo una geometra de smbolos; esta frase la puse por corazn, porque me pareca maravillosa y tambin porque Leonardo se va soltando del infierno.17

    La disparition de sa fille plongera Carmen dans un abme, comme son personnage Leonardo ; elle en ressortira, guide par lcriture, en publiant Nubosidad variable, en 1992. Mais, les notes, prises ds 1975, puis tayes de 1979 1984, contiennent des lments, des thmes que lauteur a dj abords de diffrentes faons, depuis sa premire publication : lenfance et le besoin presque vital de sy rfrer, do limportance accorde la mmoire ; mais galement, la ncessit, souvent lie la difficult quelle engendre, de sintgrer au monde du rel, ce qui explique labsence de barrire entre ralit et fiction, que jvoquais auparavant. Accepter lunivers du rel, cest apprendre se dfinir, et cette qute de soi passe par la reconstitution de sa propre jeunesse, de son adolescence, de son enfance.

    La littrature est en ce sens un outil indispensable pour mieux aborder le rel : un apparent paradoxe qui fait partie intgrante de la vie de Carmen Martn Gaite, au point dabreuver tous ses romans de rfrences littraires par la bouche des protagonistes quelle cre. Mais, il ne faut y voir, et surtout ny lire aucune artificialit ni pdanterie, ou encore ennui. Ce serait bien mconnatre lauteur. Elle explique ce titre :

    Esmaltar el propio texto con citas de autores ? No hace falta. De sobra sabe uno lo que le debe a cada cual, y le da las gracias en sus oraciones a esos prstamos que le han fecundado. (C.N.A, p. 304.)

    Cette union entre littrature et vie est telle que, spontanment les protagonistes, limage de leur cratrice, se nourissent eux aussi de littrature. Plus encore, certains ne peuvent sen dpartir et deviennent eux-mme des auteurs. Rappelons que La Reina de las Nieves est initialement un conte dAndersen, que Leonardo est surnomm par son pre ltranger et quil prend des notes sur des cahiers, que Casilda est crivain.

    Pour sa part, le protagoniste doit donc sefforcer de mettre de lordre dans ses ides, ses souvenirs en ressentant le besoin dcrire, dcrire pour soi, pour reconstituer sa vie et pour retransmettre son histoire une coute amie.

    Mais, avant danalyser cet aspect, voyons la construction de luvre pour parvenir mieux comprendre limportance de la littrature et de lcriture.

    4. Construction du roman / Rle des personnages secondaires

    Le roman est compos de trois parties, elles-mmes divises en chapitres titrs, un procd dj utilis dans les prcdentes uvres, comme Nubosidad variable ou El cuarto de atrs, et que poursuivra Carmen avec Lo raro es vivir18 et Irse de casa19, pour ne citer queux.

  • Mon propos nest pas danalyser les titres, mais lauteur y attache suffisamment dimportance pour aiguiser - comme elle en a le talent et le dsir - la curiosit du lecteur, tout en condensant le contenu du chapitre. Je prendrai seulement, titre dexemple, Celda con luz de luna , (premire partie, deuxime chapitre,) ou Averas del alma (deuxime partie, onzime chapitre). On retrouve l mtaphores, langage potique et parfois coloquial : il faut crer la fois leffet de surprise et lenchantement.

    La Reina de las Nieves offre une composition parfaitement quilibre, sous forme de triptyque, puisque la premire et la troisime parties sont constitues, part gales, de quatre chapitres, crits par un narrateur omniscient. Elles laissent la plus large part la narration queffectue Leonardo lui-mme, labore partir de cahiers de notes, comme le prcise le sous-titre ; jy reviendrais par la suite.

    La lecture des premiers chapitres permet au lecteur danticiper, dtre sans cesse en avance, en quelque sorte, sur lhistoire du protagoniste, mme sil ignore encore de qui il sagit, et la construction du roman est complexe dans la mesure o sentrecroisent diverses poques, apparemment sans lien entre elles, la plus lointaine remontant une cinquantaine dannes avant le dbut de la fiction, le prsent de lcriture, qui correspond la dcision de Leonardo de reconstituer sa propre histoire. Ce point de dpart est dat : un 28 octobre - on ignore cependant lanne, mais Carmen Martn Gaite nous a prcis, en note, que lon se situait a finales de los setenta (R.N, p.12.)

    4.a Premire partie

    La premire partie est une prfiguration du dsir de Leonardo dentreprendre des recherches sur son pass. Tous les lments, mme nigmatiques, apparaissent au fil des quatre chapitres. Certes, ils demandent au lecteur un effort pour parvenir rassembler ces lments, en fin de compte, fdrateurs, mais, dessein parpills, sems dans le texte, pour troubler, mais aussi ravir .

    4.a.1 Fonctions du premier chapitre

    Lors de sa prsentation, je soulignais que le roman tait une transposition du conte de fes dAndersen. Sans faire un rsum de lhistoire, je voudrais rappeler quelques points :

    Le jeune Leonardo passe son enfance auprs de sa grand-mre paternelle, doa Ins Guitin, dans une immense btisse, la "Quinta Blanca", aux abord de la cte galicienne. Il voit peu son pre, souvent parti aux tats Unis en compagnie de son pouse, Gertrudis, une femme qui montre fort peu dintrt pour son fils et garde toute la froideur de la Reine des Neiges.

    Pour oublier une ralit qui lui est pnible et nigmatique, Leonardo sadonne la lecture de contes et lcoute de rcits enchanteurs que lui offre sa grand-mre. Une grand-mre que, par ailleurs, il sent rticente et rserve lorsquil veut en savoir davantage sur sa mre, si froidement absente.

  • Le roman souvre sur la mort dun personnage, Rosa Figueroa, et le lecteur dcouvre assez vite quil fait partie de ces personnages dits secondaires , ou, pour reprendre la dfinition de Carmen Martn Gaite, de personaje accesorio 20 Ce premier chapitre me semble capital. A la premire lecture, on se sent intrigu, fascin et, peut-tre, quelque peu drout. Rosa Figueroa, qui disparat lissue des premires pages, va laisser, linsu du lecteur, une succession dindices qui seront repris tout au long de lhistoire. Cette technique trs labore se trouve dj en germes dans le premier roman : Ayer vino Gertu ouvre Entre visillos21. En outre, cette phrase est extraite du journal intime - autre forme de prise de notes - de Natalia, la protagoniste, Gertu tant son amie. Ce processus ne fera quvoluer et stoffer au fil de la narration de Carmen Martn Gaite. Dans Retahlas22 (1974), les premires pages se focaliseront sur un jeune garon, habitant de Louredo, et destin guider le nouvel arrivant - notre protagoniste - vers la demeure de sa bisaeule. Puis, il disparat.

    Dans le premier chapitre de La Reina de las Nieves, la premire phrase voque une inconnue ; elle na pas didentit. Casi todas las tardes, a la cada del sol, la seora de la Quinta Blanca sala a dar un paseo hasta el faro. (R.N, p. 15.) et le titre est trompeur puisquil identifie un personnage secondaire. Tout ce qui suit restitue ce qui en fait sera le fil de lhistoire quil nous reste dcouvrir. Limpression donc que laisse cette premire approche dans lesprit du lecteur avoisine le trouble et le dsir daller plus loin. Tout est savamment dos chez cet auteur qui joue avec la curiosit du lecteur et considre quil faut conservar despierto al oyente lograr que no decaiga su curiosidad a medida que se despliega el argumento aderezado y manipulado para su placer y entretenimiento . (C.N.A, p. 111.)

    Cet effet de surprise, souvent mnag par un personnage secondaire, sassocie la notion de lieu et despace. Il importe, en effet, au narrateur de donner, ds le dbut du rcit, des rgles precises. Le lecteur doit pouvoir ds les premires pages ou les premires lignes ( pour chaque chapitre annonant un lment nouveau ) situer gographiquement et spatialement les personnages, lhistoire, de manire lui faciliter laccs la fiction et lui permettre de gommer la frontire avec sa propre ralit. Cette importance accorde la localisation nest pas nouvelle chez Carmen ; elle ne nat pas avec La Reina de las Nieves. On retrouve dj dans Retahlas la description dtaille de la maison o les deux narrateurs-interlocuteurs-protagonistes vont se retouver, cette vieille proprit de laeule dEulalia, situe Louredo, en Galice. Mais, on peut remonter Ritmo lento23 (1962) pour trouver une description trs minutieuse de la maison o David Fuente, le protagoniste, se rfugie ; la maison de son enfance est donc lieu de mmoire. Ces deux rappels mamnent souligner que, parmi les points primordiaux de la spatialisation chez Carmen Martn Gaite, la maison en est un par excellence. Et, si jvoquais celles de Louredo ou de Ciudad Lineal, je ne puis carter celle quhabita notre auteur de 1953 jusqu sa disparition lt 2000, si amplement dcrite dans El cuarto de atrs ; et, sans aller plus loin encore, on sarrtera sur celle qui nous occupe, La "Quinta Blanca", presque en opposition dans le roman avec la maison madrilne, offerte Eugenio par son beau-pre, et comme une injure la demeure de la grand-mre, puis de Casilda, pour tre un symbole de richesse de

  • Gertrudis, la suppose mre du protagoniste. (Ce thme de la maison, dpositaire des racines, de la mmoire enfouie que lon cherche exhumer, nest pas propre Carmen Martn Gaite ; je citerai seulement Josefina Aldecoa ou Ana Mara Matute, sans aller plus avant, pour ne passer dpasser le cadre imparti.)

    Jvoquais le terme de rgles en parlant de la notion de situation dans lespace. Carmen expliquait dj cette notion dans El cuento de nunca acabar, en rappelant que :

    Lo ms importante para el hombre es el sentido de la orientacin. Necesita a cada momento mirar dnde est, dnde pisa, conocer el inmediato terreno que lo limita para luego poder mirar alrededor, ms lejos, sin perder el equilibrio. (C.N.A, p.31.)

    Et elle donnait lexemple suivant :

    Muchas veces, cuando alguien intenta ponerse a escribir y no puede, est tropezando con un obstculo, al parecer indefinible, pero que acaba localizndose siempre ah : en la imposibilidad de partir hacia lo alto sin parar mientes en los detalles del lugar concreto que le rodea y condiciona. No es otro el tropezadero que aborta muchos escritos dejados para luego : negarse a dar cuenta del suelo que se pisa, desatender los puntos cardinales. (C.N.A, p. 31.) Es fundamental el escenario que principia y hace revivir las narraciones (C.N.A, p. 326.)

    explique-t-elle dans ce quelle intitule la geografa narrativa. (C.N.A, p.326.) Ce principe fondamental portera naturellement ses fruits dans Nubosidad variable, lorsque Mariana entreprend une relation pistolaire avec son amie denfance Sofa, non sans lui avoir, ds sa premire lettre, prsent sa conception de lcriture :

    Lo primero de todo, ponerse en postura cmoda y eligir un rincn grato, ya sea local cerrado o aire libre. Luego, dar noticia un poco detallada de ese lugar, igual que se describe previamente el escenario donde va a desarrollarse un texto teatral. (N.V, p. 20.)

    (On se rappelera ce titre, lattitude de Leonardo lorsquil dcide de rassembler ses ides, dordonner ses penses pour les rdiger.) Lors de la prsentation de la traduction franaise de La Reina de las Nieves, Carmen Martn Gaite avait elle-mme dit ce propos:

    La premire priode de prefiguracin , la premire chose que je vois, cest un lieu ; je ne sais pas encore trs bien ce qui se passera dans ce lieu, ni ce que va faire un personnage dans ce lieu.24

    Cette premire vision est lorigine du roman ; elle le restera, transpose dans lcriture, liant ainsi le lecteur au narrateur-protagoniste par une sorte de transposition ou de transparence entre ltre fictionnel et ltre rel.

  • Limportance accorde aux lieux et leffet de surprise, souvent vhicul par les personnages secondaires, ne joue pleinement sa fonction que dans la mesure o ces lments sont destins amener le lecteur se dlecter, deleitarse , dirait Carmen, dans la progressive dcouverte de lhistoire, mais aussi dans lapproche implicite ou explicite quil effectue des protagonistes.

    Dans cette perspective, le premier chapitre offre une srie de jalons qui, sils semblent dsordonns et dpourvus de liens entre eux, laissent apparatre la silhouette de certains personnages, flous, mystrieux, attirants ou inquitants. Non seulement la seora de la Quinta Blanca que no tena hijos (R.N, p. 16.) , mais aussi el hijo nico de doa Ins Guitin , dont on saura approximativement lge lissue du premier chapitre : ms cerca de los treinta que de los veinte. (R.N, p. 13.) ou encore Gertrudis, un pedazo de hielo (R.N, p. 19.) Ces personnages sont voqus sans que le lecteur puisse encore distinguer le degr dintensit qui les lie sa cratrice. On ignore galement les secrets qui les unit, ou au contraire, les loigne, les dissocie. Il va donc sagir de rassembler des fils, atar cabos , pour reprendre une expression de lauteur.

    Le premier chapitre nous situe environ six mois avant la sortie de prison de Leonardo - on ignore encore qui il est et, en toute logique, quil se trouve l -, poque laquelle il dcide dentreprendre sa qute de soi. Cest sans doute ce moment l que Eugenio et Casilda, parents de Leonardo se retrouveront pour la dernire fois, la "Quinta Blanca", maison galicienne. Rosa Figueroa mourra peu aprs, non sans avoir rempli son rle, en ayant mystrieusement voqu les personnages prcdemment cits, tout en les mlant sa propre famille, dvoilant au dtour de son rcit les noms de son poux, Ramn, et de sa petite-fille, la Tola. Tous trois disparatront lissue de ce premier chapitre, qui fait figure de fentre ouverte sur una celda con luz de luna . Mais le lecteur reste confondu et na dautre solution que de poursuivre sa lecture pour drouler lcheveau dhistoires entremles.

    4.a.2 Deuxime chapitre : Celda con luz de luna

    Le deuxime chapitre nous plonge dans un univers sans aucun lien avec le prcdent : une cellule dune prison, sans doute celle de Carabanchel, dduisons-nous avec laide apporte par Carmen Martn Gaite en note prliminaire ; nous sommes au mois de septembre, mais le lecteur ne peroit pas forcment que ce sont les six mois couls depuis lpisode galicien. Le procd dcriture et de mise en place des lments est sensiblement le mme quau premier chapitre. Julin Espsito occupe la presque totalit du chapitre et si lui aussi, comme Rosa Figueroa, est considr comme un personnage secondaire, son rle est prpondrant car il anticipe sur lhistoire du personnage principal, Leonardo, en donnant au lecteur des lments que le protagoniste lui-mme nest pas encore en mesure dapprhender, mais qui, par la suite, seront intgrs dans sa dmarche identitaire. Ainsi, Julin nous explique que Leonardo, surnomm de manire drisoire et mprisante El filo par les autres prisonniers est peru comme un homosexuel orgueilleux, rveur, proche de la folie : un tre diffrent, dont ltrange conception de la libert passe par le prisme de la posie, des songes et des contes de fes. Julin, influenable et

  • faible, trahira son compagnon en dnonant sa pseudo-folie au gardien, avant de recouvrer sa libert. Il disparat alors dfinitivement, peu aprs avoir rvl lidentit de notre protagoniste.

    4.a.3 Troisime chapitre : La isla de las gaviotas

    Cest ce mme mois de septembre qui ouvre le troisime chapitre et nous renvoie la "Quinta Blanca ". Le personnage de la seora , sil reste bien nigmatique et troublant, rpond cette fois-ci au prnom de Casilda, mais de manire implicite, puisque le lecteur le dcouvre grce la relecture dune lettre suppose entre les mains de sa destinataire : une lettre dans laquelle sont mentionns des personnages que le lecteur a dcouverts lors des prcdents chapitres : Trud, Leonardo. La signature de la lettre, en revanche, est explicite : Eugenio, mais, cet instant le lecteur est-il en mesure de faire le lien avec les initiales brodes sur le mouchoir que el hijo de doa Ins Guitin avait offert Rosa Figueroa ? Nous restons volontairement dans lincertitude qui alimente la fiction. Les prcisions temporelles : reparar treinta aos de errores (R.N, p.47.) et lanticipation du voyage Chicago des supposs poux Eugenio et Gertrudis (R.N, p.46) laissent entrevoir une histoire plusieurs volets et prfigurent un retour vers une poque recule, rvolue. Mais, le mystre sobscurcit et la curiosit du lecteur sen trouve aiguise avec linclusion dun troisime personnage secondaire, dont la fonction est tout aussi importante que celle de ses deux prdcesseurs. Antonio Moura, le vieil instituteur reprsente la mmoire lointaine, mais indispensable pour la construction de la fiction. Le vieillard est en avance, non seulement sur son lecteur, mais galement sur le deuxime personnage principal : Casilda. La conversation quil tablit avec cette dame si touchante dlgance suranne, de raffinement et de grce, le renvoie presque immdiatement une histoire vcue qui lmeut dautant plus que Casilda en est la protagoniste. Mais le lecteur ne peroit que la part de mystre qui, curieusement lie ces deux personnages, inconnus lun pour lautre, peu auparavant. Et, Antonio Moura va rveiller une histoire vraie qui, cependant, tient davantage de la fiction que de la ralit : une histoire dont les prmisses se situent quelque cinquante ans plus tt, lorsque, le gardien du phare, Fabin - autre personnage secondaire, dont le rle est lui aussi fondamental - ami dAntonio, perd sa fille en couches et reste seul avec sa petite fille Sila, venue de la mer la trajo el mar (R.N, p.54.) La captivante autant qutrange conversation sachve avec le chapitre. Le deuxime et dernier contact avec Antonio Moura seffectuera seulement louverture de la dernire partie du roman, lannonce de sa mort : Al viejo antonio Moura se lo encontraron muerto dentro de su barca (R.N, p.263.)

    4.a .4 Quatrime chapitre : La chica pelirroja

    Le quatrime et dernier chapitre de la premire partie nous relie au deuxime, en nous apportant quelques lments manquants : le chapitre 2 sachevait sur une ouverture et une libration, mais non celle du personnage principal. La premire ligne du quatrime chapitre : Cuando Leonardo Villalba sali de la crcel (R.N, p.58.) nous donne donc le rsultat dune action dont on ignore le processus, le cheminement, mais qui nous oriente nouveau vers un autre

  • personnage secondaire, mme si le lecteur lignore encore. On observera que le titre lui est consacr, sans pour autant dvoiler son identit .

    ngela, ainsi nomme quelques lignes avant la fin du chapitre (R.N, p.65.), joue elle aussi un rle prpondrant puisquaussi bien elle permet au lecteur de comprendre le motif de lincarcration de Leonardo - sept mois - . Elle nous renvoie galement un pass plus lointain, dans ses allusions leur sjour Tanger, mais surtout, elle fait imperceptiblement le lien avec Julin Espsito en rappelant Leonardo sa propension rver et sa manire presque obsessionnelle de sattacher un personnage de contes de fes, La Reine des Neiges. Leonardo nous apparat bien comme un tre touchant, trange, hors normes, nigmatique et complexe. Il nest peut-tre pas forcment sympathique, ce qui peut induire en erreur le lecteur qui cherche le situer dans le roman. Par ailleurs, cet aspect du personnage est rapprocher de Kay, rendu insensible par lesquille de miroir loge dans son il.

    A nouveau, il est peut-tre hasardeux de dire que le lecteur est susceptible, ce moment prcis, de sa dcouverte, de rattacher les propos de ngela ceux de Rosa Figueroa, qui lors du premier chapitre, voquait avec nostalgie lpoque o elle gardait pendant les vacances un petit garon et sefforait de satisfaire son got prononc pour les contes, particulirement ceux venus du froid : y tantos cuentos como le cont, Virgen ma, que nunca se cansaba la criatura aquella de or cuentos, y luego siempre quera saber si lo que acababa de or haba pasado de verdad y en qu pas y cundo. (R.N, p.18.) Lenfant, petit-fils de doa Ins Guitin, nen oubliait pas pour autant sa grand-mre Le peda a su abuela que le contara cuentos de ese sitio, y otros los inventaba l. (R.N, p.20.)

    Mais Carmen Martn Gaite a, pour sa part, su glisser les indices qui progressivement vont nous amener la reconstitution du pass de Leonardo.

    4.b Deuxime partie

    La deuxime partie, sous titre (De los cuadernos de Leonardo), compose de 15 chapitres, nous ramne au temps prsent et au dbut de la fiction, ou plus exactement, au moment o Leonardo, sorti de prison et ayant appris la mort de ses parents, va sinstaller dans leur demeure madrilne pour y entreprendre sa qute de soi. Le narrateur omniscient sefface alors, ou prte sa voix Leonardo qui expliquera sa dmarche, ses doutes, ses atermoiements, sa confusion, galement ses rves et ses hallucinations, mais surtout sa rencontre littraire fondamentale avec les oeuvres de Casilda Iriarte, puis sa prise de contact auditive avec elle. Si le sous-titre rend plus explicite le contenu de la deuxime partie dans son aspect formel, avant mme que lon sengage dans la lecture, on saperoit trs vite que lcriture sous-tend la dmarche de Leonardo et quelle fait parfois douloureusement partie intgrante du personnage : hoy he estado revisando cuadernos de los ltimos aos, y me ha parecido pasar la mano por las cicatrices de mi conflicto frente a la escritura (R.N, p.71.), avoue-t-il ds le premier chapitre de sa narration.

  • Je voudrais, propos de ces cuadernos apporter quelques prcisions. Carmen a commenc trs jeune prendre des notes sur tout ce quelle entendait, voyait, lisait, et qui lui semblait digne dintrt. Ayant vcu Madrid ds 1953, il lui arrivait souvent de sortir para tomar calle , se plaisait-elle dire. Lorsquen 1983, elle crit El cuento de nunca acabar, elle relate, dans le cinquime chapitre, si justement intitul Mis cuadernos de todo , une anecdote que lon ne peut carter de sa conception mme de la narration.

    Cette habitude de noter sur des cahiers ou des carnets des expressions, des situations, des sensations, issues du monde qui lentourait, sera ainsi facilement transpose dans ses uvres. Si elle explique quelle doit, hormis lpisode de sa fille (cf : El cuento de nunca acabar) cette coutume ses longues recherches effectues sur Macanaz, entre 1963 et 1969, on ne peut cependant oublier que, prcisment, ds 1962, David, le protagoniste de Ritmo lento, se perd dans des fiches quil svertue tablir partir de coupures de presse, pour essayer de trouver un emploi. Cette notion de prise de notes sera labore et enrichie jusqu aboutir un rsultat concret : la cration dune uvre faite par le protagoniste lui-mme; le premier exemple vritablement frappant reste El cuarto de atrs, crit en 1978 et qui lui a valu la dfinition douvrage de mtafiction, au plus grand tonnement de son auteur, cette poque l. Carmen ne sarrtera pas en si bon chemin, puisque lon retrouve ce processus de la prise de notes, constitutif de llaboration dun roman, aussi bien dans Nubosidad variable, que dans La Reina de las Nieves, et, sous une autre forme, non dnue dhumour : Lo raro es vivir, o la protagoniste, gueda prpare une thse doctorale et sinvestit dans des notes de travail. Je reprendrais plus loin cet aspect l.

    Mais, revenons La Reina de las Nieves.

    Les quinze chapitres qui constituent donc cette deuxime partie sont soumis au rythme de la recherche de Leonardo ; ils sont ainsi le reflet de ses ractions lors de ses successives dcouvertes et traduisent la dmarche analytique quil est amen faire lorsque des lments nouveaux le transportent involontairement vers un pass encore obscur, o il sent pourtant confusment quil est lui-mme une partie de ce mystre. Mais, au long de son parcours, sem dembches comme dans le conte dAndersen, il croise divers personnages, dont la fonction est tout aussi importante que celle de Rosa Figueroa, Julin Espsito ou Antonio Moura, apparus lors des prcdents chapitres.

    Le premier dentre eux, Mauricio Brito, est sans aucun doute le plus mystrieux et le plus fascinant et je dirais que sa fonction est tiroirs , puiquil jouera son rle le plus important - un morceau du puzzle, et non des moindres - au cours de la troisime partie du roman. En effet, son apparition, et jemploie dessein ce terme, ne dissocie pas la ralit du rve. Le lecteur apprend quil fut employ auprs des parents de Leonardo comme domestique ; il connat donc parfaitement la maison madrilne dans laquelle se rfugie le protagoniste, et va lui apporter quelques prcisions. Mauricio Brito semble providentiel ; il va mme jusqu soigner ce nouveau propritaire gar et dsorient. Le domestique disparatra peu aprs, laissant Leonardo sombrer

  • dans un songe qui lui restitue son enfance et les moments privilgis en compagnie de sa grand-mre. Mauricio Brito, linsu du lecteur, joue, dans son apparition fantomatique, un rle essentiel, puisquil sera lunique lien vivant ayant un contact entre Leonardo et sa mre. Il deviendra donc, non seulement linterlocuteur idal de Casilda, sa patronne, lheure dcisive des confidences que celle-ci lui offre, mais galement le seul tmoin occulaire capable de rassurer, dapaiser sa matresse, su seora , et de linciter aller au bout de sa dmarche : accueillir Leonardo la "Quinta Blanca". Noublions pas cependant que, cette fois-ci, le lecteur suit le protagoniste dans sa qute : il peroit donc le rle de ce personnage secondaire travers les ractions de Leonardo ; cet instant de la fiction, le mystre demeure prsent et Mauricio Brito semble, malgr ses explications sur la maison madrilne, sur certains objets, davantage brouiller les pistes que les clarifier. Leffet de surprise recherch et calcul par Carmen Martn Gaite prendra toute sa dimension dans le dernier chapitre, par lintermdiaire de la voix que Leonardo entend au tlphone. Les diffrents degrs de suspense et les effets de surprise sont ainsi savamment distills puisque le protagoniste, dans la deuxime partie, sabme dans un songe au moment de la disparition du domestique ; lorsquil pense avoir perc le mystre et quil croit se rveiller en entrant enfin dans la ralit, cette voix, qui ne est lui donc pas trangre et quil entend nouveau au tlphone, le dstabilise totalement : ralit, rve, hallucination ? Carmen Martn Gaite veut conserver presque jusquau dernires pages la part de mystre et de fiction.

    Tandis que sefface momentanment Mauricio Brito, Leonardo partage son temps entre le sommeil, le rve, le cauchemar et ltat de veille dans la recherche effrne de documents susceptibles de dchirer les zones dombres qui ont obscurci son pass. Le lecteur assiste alors une sorte de ballet, de va et vient entre la reconstitution de ses souvenirs denfance, o sintercalent Gertrudis, sa mre, doa Ins Guitin, sa grand-mre paternelle, et la dcouverte de nouveaux lments qui, infailliblement vont le conduire Casilda. Dans cette soif ardente de recherche et ce dsir violent dexplication, deux personnages viennent son secours.

    Tout dabord, Don Octavio, le notaire (ch.8 El entierro de la abuela et ch.9 La extraa inquilina ) ; en rappelant Leonardo son acte insens et sa trahison lgard de sa grand-mre lorsquil se spare de son hritage, don Octavio lui donne la possibilit de combler certaines lacunes de sa mmoire : Es posible que no te acuerdes de cuando viniste aqu, a este mismo despacho, para otorgarle - son pre - un poder y que l se encargara de todo. (R.N, p.161.) la voz de don Octavio es persuasiva. Hace rato que ms parece la de un psiquiatra que la de un notario. (R.N, p.161.) Le notaire parat point nomm, au moment o Leonardo doute de ses actes, o sa mmoire dfaille et, imperceptiblement, il va lorienter vers la seule voie de recherche possible ; il linvite carter les scories, les aspects dlicats dun mystre encore non lucid ; mais, ce faisant, don Octavio aiguille Leonardo ; en agissant un peu comme sa grand-mre, cest--dire, non pas forcment en ne lui donnant que les bons lments, mais en lcartant des mauvais : Pero tu madre, qu tiene que ver por favor no mezcles las cosas. (R.N, p.163.) Et Leonardo retiendra lobservation et lanalysera : ha nombrado a mi madre con cierta

  • alteracin, seguro que sabe cosas de ella que yo ignoro. (R.N, p.163.) Et lorsque incidemment le notaire glisse dans la conversation que la nouvelle propritaire de la "Quinta Blanca" vient dcrire un essai, il offre un nouvel lment de recherche Leonardo (R.N, p.168.) Son rle consiste donc raviver la mmoire enfouie de Leonardo, laider dans son analyse et lui offrir la matire ncessaire pour poursuivre sa qute. Une fois accomplie sa mission, il peut son tour disparatre.

    Lintervention de Mnica, au treizime chapitre El equipaje de Mnica , pourrait presque se rsumer cette remarque quelle adresse a Leonardo : Parece como si cayeras del cielo. (R.N, p.213.) ; une remarque que le lecteur, amus, aura tt fait de situer la place exacte qui lui correspond ; car, cest bien Mnica qui est tombe du ciel et qui va, elle aussi, offrir involontairement peut-tre - mais la question du hasard demeure toujours prsente - un fragment du puzzle que tente de reconstituer Leonardo ; ce fragment est identifi et porte le titre parfaitement symbolique de Ensayo sobre el vrtigo . Cest l un des jeux narratifs de prdilection de Carmen Martn Gaite. A linstant o elle apporte les indices ncessaires pour tayer lanalyse du jeune homme, lui permettant ainsi dapprocher la ralit, elle manie le paradoxe en prsentant un ouvrage digne du plus grand srieux, manant du registre philosophique, qui aborde un sujet touchant lirrel, la perte de repres. Cest effectivement ce que ressent Leonardo, en dcouvrant chez Mnica cette uvre de Casilda Iriarte : la fiction semble se dmultiplier : Mnica devient un personnage irrel, vraiment tomb du ciel et, tandis que le jeune homme essaie de reconstituer son histoire, une histoire vraie, chaque nouveau fragment de puzzle quil dcouvre lenfonce dans une vrit qui ressemble la plus incroyable des fictions.

    Je faisais prcdemment allusion au va et vient, au ballet, auquel se livre la pense de Leonardo. Si don Octavio et Mnica lentranent vers linconnu et le futur, en quelque sorte, la grand-mre disparue le rattache, en toute logique, ses souvenirs denfance. Doa Ins Guitin, voque plusieurs reprises dans le roman (premire partie, ch.1, deuxime partie, ch.3,8, troisime partie, ch.3) , est lie de manire indissociable la maison, la "Quinta Blanca", et aux contes de fes. Elle constitue, tout en gardant au del de sa mort une part de mystre, un refuge, un modle de protection pour lenfant. Le petit Leonardo, sans en comprendre la raison, ne trouve pas sa place dans lunivers du rel. Sa mre, Gertrudis, glaciale et distante, ignore le sens du mot tendresse ; son pre, Eugenio, cherche dans la fuite dissimuler sa culpabilit inavouable ; il reste donc lenfant se crer son propre univers - on pense ici Ana Mara Matute -. Les contes de fes, le pouvoir et la magie des mots vont lui donner la possibilit de sadapter face lincomprhensible, linsaisissable. Doa Ins, pour sa part, va jouer son rle de conteuse et activer limaginaire de son petit-fils, en entrant avec plaisir et humour dans son jeu. Trs vite elle percevra le besoin de Leonardo dcouter sans cesse la mme histoire, devenue un rituel que la grand-mre ne rompt pas. Leonardo se nourrit de cette complicit, de cette affection, inexistante chez Gertrudis ; et le conte quil choisit ne laisse rien au hasard. Doa Ins la parfaitement compris, mais, si elle dtient la vrit, elle se gardera de la dvoiler, prcisment pour ne pas rompre le sortilge, lenchantement qui habite Leonardo et le prserve dune souffrance plus grande que lincomprhension, et qui reste venir. Ce qui nempche pas

  • Leonardo de pressentir cette distance, cette rserve quil respecte : Otras veces dejaba de mirar a Gerda para fijarme en los labios de la abuela que se movan contndome el cuento, y me daba por pensar que tal vez ella, al callarme tantas historias familiares como tena que recordar, sintiese la misma mezcla de desgarro e impotencia que experimentaba yo all mudo, compadeciendo a Gerda y sin poderla ayudar, total para qu. (ch.4. El rapto de Kay , R.N, p.107.)

    Voil pourquoi elle rpond de manire nigmatique lenfant apeur, lide de subir un jour le mme sort que son ami Kay : Lo del cristalito (R.N, p.100.101.) Tardar, tardar, ya me habr muerto yo. (R.N, p.103.) Si Doa Ins emporte avec elle la mystre de la Reine des Neiges, cest pour poursuivre son rle et prserver, aprs sa mort, la sensibilit de Leonardo, ce que le jeune homme ne percevra pas immdiatement. Ah se empieza a formar la cicatriz. Tuve la impresin de estar asistiendo a algo ya acontecido, distante, y que, una vez cumplido su ciclo, antes de desgajarse totalemente de m, dejaba como un aura de espejismo. (R.N, p.152.) pourtant, la triste rancur quil exprime lgard de sa grand-mre, la frustration quil prouve entranent le jeune homme vers laccomplissement de la prdiction de doa Ins. ya me habr muerto yo. Fiction et ralit se fondent, et Leonardo, tout en voquant ce miedo del futuro qui lenvahit et ltreint, une fois disparue, vanouie lombre protectrice de sa grand-mre, sombre dans la froideur et linsensibilit redoute. y aquel cristalito se me estaba colando hasta el corazn, bajaba vertiginosamente a helarme las lgrimas, la nostalgia y la memoria. (R.N, p.153.) : Leonardo est Kay : Aie, a ma piqu au cur ! et jai quelque chose dans lilJe crois que cest parti. Le jeune Kay avait aussi reu un grain jusque dans le cur, et son cur allait bientt devenir comme un bloc de glace.25

    Si la grand-mre peut tre qualifie de personnage secondaire, elle occupe une place toute particulire dans le roman. Je dirais que cest un personnage de choix, un tre part, car il est lorigine de la fiction. Doa Ins enrichit lesprit inventif de son petit-fils. Si elle ne choisit pas le conte de La Reine des Neiges, elle y voit pourtant une claire transposition de lhistoire de Leonardo et, dans la crainte que lui-mme ne dcouvre un jour la vrit, elle intensifie le mystre et gomme la frontire ralit-fiction. Par ailleurs, en se substituant lamour manquant de sa mre, elle cre un lien inaltrable qui, indfectiblement, ramnera Leonardo aux sources, son enfance, jusqu inclure laspect gographique, puisque la demeure de la "Quinta Blanca" devient mythique.

    Enfin, doa Ins laisse une empreinte, non seulement dans la mmoire de Leonardo, mais galement dans celle des habitants de son village, o elle avait une certaine aura, tout comme Casilda, prsent. (juste retour ou prolongement des choses.) Casilda qui, elle aussi, fera trangement allusion cette dame quelle sest refuse connatre, dans sa jeunesse, et envers qui elle fait amende honorable, par la suite, peut-tre parce quelle donnait Leonardo ce que sa propre mre ne pouvait lui offrir. la verdad es que la acab queriendo, Mauricio, pero tuvieron que pasar aos, muchos aos. ( R.N, troisime partie, ch.3 Confidencias , p.289-290.)

  • La transition avec le personnage de Eugenio, nous est offerte par Leonardo au cours dune scne rtrospective ; il est alors g dune dizaine dannes : en interrogeant son pre sur limportance quil accordait largent, seul ple dintrt pour lui, aux dires de doa Ins, Eugenio rpond son fils : A m, la abuela nunca me ha conocido, qu sabe ella de m ! (R.N, ch.V. La flor de lis , p.111.) Cette raction inattendue a pour effet de troubler le garonnet, partag entre le refus de briser limage modle de sa grand-mre et le rconfort en dcouvrant quil nest pas le seul incompris : tambin l, como yo, se senta incomprendido por su madre. (p.111.) Eugenio entretient une relation trange et privilgie avec son fils. Il linicie au mystre, au secret, ce qui nest pas pour dplaire lenfant, tout en se fondant sur le rel : le coffre-fort existe bel et bien, mais son ouverture tient davantage de la fiction que de la ralit et relve dune suite ventuelle au conte du Chat Bott (R.N, p.114-116.) Eugenio suscite ainsi limaginaire de son fils. Cet instant, ancr dans la mmoire de Leonardo, demeure un souvenir dexception, si je puis dire, car Eugenio ne parviendra jamais instaurer un lien intime durable avec son fils. Mais, en mme temps il semble allier deux tres fragiles, ballots par le destin : de repente, el olor a tabaco de pipa que estaba encendiendo nos hermanaba y aislaba del resto del mundo, como a dos nufragos calentndose las manos ante una hoguera raqutica y provisional. (R.N, ch.5, La flor de lis , p.111.) Si plus tard, leur got pour la littrature les rassemble, invitant Eugenio tmoigner auprs de son fils de son affection et de sa chaleur, la foideur dune pouse qui nest pas mre viendra presque toujours sinterposer entre pre et fils jusqu la rupture dfinitive, car la prsence de Leonardo est une insulte la strilit et la souffrance permanente de Gertrudis quaucun psychiatre ne parvient apaiser. (R.N, p.46.47.)

    4.c. Troisime partie

    Je voudrais, pour en terminer avec la construction romanesque et le rle des personnages secondaires, donner un aperu de la dernire partie du roman. La voix omnisciente rapparat ; il reste mettre en place les lments du puzzle que Leonardo a progressivement dcouverts. Il faut pour cela y ajouter les fragments que possde Casilda, dont la plus grande part est intimement lie Eugenio, le pre de Leonardo.

    Jvoquais, au dbut de cette approche, limage du triptyque, associe la construction du roman. Elle me semble sappliquer aussi aux trois membres de cette famille que les circonstances, la faiblesse de lun, lamour de la libert de lautre ont dsunis, provoquant le mal tre inexpliqu du troisime. Si lon revient au premier chapitre, on retrouve cits Eugenio, Casilda et lenfant (dont on ignore encore le nom, mystre oblige.) De Eugenio, le lecteur nentrevoit, ce moment l, quune scne situe temporellement, les derniers mois avant sa mort. Casilda, lors de ses confidences ( R.N, ch.3, Confidencias p.283.) voquera longuement, face lcoute prcieuse de Mauricio, lhistoire trange de son destin li Eugenio et la libert. Aprs lvocation faite par son fils, ( R.N, deuxime partie, ch.5 La flor de lis , p.111.) Eugenio nous apparat comme un tre dlicat, sensible, mais veule et lche. Il est attir par la grce, la souplesse et lagilit de la jeune Sila : des qualits physiques qui sont le miroir de ses dsirs, de sa passion pour laventure, la libert, la soif de vivre. Mais

  • Eugenio est ptri de contradictions. Passionnment amoureux de Sila, la dame de la mer , il reste prisonnier des normes de la socit et ne peut franchir le mur des conventions sociales. Eugenio siempre fue dos. ... Pero l se va con miedo, controlando la hora del regreso. (R.N, ch.3, p.289.) Il se voudrait libre, mais nest pas capable de sen donner les moyens, la diffrence de Sila, ce qui lamne ladmirer davantage encore, rendant la jeune fille presque inaccessible, tout comme le deviendra son fils. Il dira ce propos : pertenecis a una raza distinta. A ese grupo de seres privilegiados y superiores para quienes la soledad supone liberacin y no condena. (R.N, ch.3, La isla de las gaviotas , p.47.) Pourtant, Eugenio, trs jeune, dcle les dons dcriture de Sila (El periplo en sera lexemple ) Il lexhortera plus tard crire leur histoire, mais, une fois de plus, il se heurte ses propres contradictions. crire leur histoire suppose admettre la naissance de Leonardo, leur fils, et la publication de lapplication de la sentence : Tuve un hijo en Espaa, al que dej de ver nada ms parir. Ese era el pacto. (R.N, p.299.300.) Eugenio, travers le regard et le sentiment de Casilda, demeure un tre dchir, meurtri, domin par sa lchet, mais, en mme temps empreint dune certaine forme de gnrosit et de tolrance lgard dune femme prise de libert. me lo ha dicho Eugenio mil veces - explique Casilda Mauricio - a ver si alguna vez te enteras de lo que es estar pendiente de alguien, y no poder dormir cuando l no puede (R.N, p.307.)

    Dans cette dernire partie, Mauricio Brito occupe une place prpondrante. Le fantme de son personnage, peru comme tel par Leonardo au cours de sa narration, recouvre sa corporit. Il na de domestique que le titre ; il est surtout le confident, lalli de Casilda dans la dtresse quelle exprime. (On pourrait sattarder sur le jeu de Carmen mettre dans la bouche de cet homme noir la marque du respect lorsquil appelle Casilda mi seora et la complicit quil dmontre, laffection quil lui tmoigne, dans le tutoiement quil emploie : Pobre seora. Anda, prueba a llorar, te sentirs mejor. Llora un poquito, quieres ? (R.N, ch.3, Confidencias , p.303.) Certes, Mauricio fut et reste un serviteur modle, qui a suivi sans mot dire sa patronne dans ses voyages et sjours au Brsil, mais au del de la fonction qui lui est attribue, une intimit et une comprhension prcieuses le lient Casilda.

    Si dans la deuxime partie il apportait les lments ncessaires la trame du roman, dans ces derniers chapitres (3 et 4) il devient linterlocuteur idal, indispensable Casilda pour transmettre les derniers fragments de son histoire. On noubliera pas que cest dans Confidencias , le bien-nomm chapitre, que Casilda rvle lexistence de son enfant.A cet gard, Mauricio Brito devient en quelque sorte lapplication de la thorie narrative que dveloppe Carmen Martn Gaite depuis 1974 : une histoire reste lettre morte si elle nest pas transmise, reue, coute :

    slo nacer el inters hacia una historia cuando se cuente bien, y slo se contar bien cuando se imagine el gesto de quien va a escucharla al calor del entusiasmo comunicativo y no desde la mazmorra del despecho. ( C.N.A, p.138.)

  • explique-t-elle dans El cuento de nunca acabar. Or, cest exactement ce que fait Mauricio, dont lcoute vivante, ressentie, vcue, est pour Casilda une invitation poursuivre son rcit ; La sentant fragile, lapproche de confidences dlicates, il rpond la confiance et lamiti que lui tmoigne sa patronne , par des conseils presque paternels, prenant soin delle comme il le ferait pour une enfant : Mira, seora, perdona que te interrumpa . porque el que escucha no pertenece al reino de las sombras ni de los muertos. (R.N, p.281-282.)

    Mauricio va plus loin en incitant Casilda crire son histoire : autre application de la thorie narrative de Carmen Martn Gaite : Lo que no me explico, seora, es por qu no te pones a escribir todas esas historias No hay derecho a que slo las est oyendo yo. (R.N, p.292.)

    Tous ces personnages cits ne sont rien moins que secondaires - et jai laiss, peut-tre comme le petit Leonardo, Gertrudis dans lombre et le froid -. Leonardo, lui-mme nous en donne leur dfinition, au dtour de sa narration, comme une cl, un indice pour apprhender notre lecture : Y en los cuentos de la abuela aparecan tambin esta clase de personajes secundarios pero fundamentales que luego he reencontrado tantas veces en las novelas y en el cine. Son testigos que no dan muestras de actividad, que disimulan que estn mirando, pero pueden estar enterndose de las cosas mejor de lo que parece. (R.N, deuxime partie, ch.2, La llegada, p.78.) Ils convergent vers un seul but : donner limpression au lecteur que Leonardo prend seul la dcision de sortir de lenfer (expression emprunte Carmen Martn Gaite) dune part, que la libert, dautre part, nest quun leurre pour Casilda, sans la reconnaissance de son fils.

    Je vais donc essayer danalyser la dmarche des deux personnages principaux pour atteindre ce but.

    5. La dmarche des personnages principaux

    Lorsque disparat Rosa Figueroa, la paysanne galicienne - presque linstar des messagers grecs - laisse place une histoire passe. Sa prsentation de personnages nigmatiques, anims de sentiments divers, proches peut-tre de ceux vcus un jour ou lautre par le lecteur, sous-entend une intrigue dmonter.

    Si le jeune Leonardo, dont lidentit napparat qu la dernire page du deuxime chapitre, annonce par Julin Espsito, un autre personnage secondaire : Se llama Leo, Leonardo Villalba. (R.N, p. 43.), il na, pour lheure, aucun lien avec la protagoniste Casilda, que les villageois appellent, leur tour, la seora de la Quinta Blanca. Ces deux personnages qui tiennent les fils de lhistoire, parts ingales, certes, vont, chacun sa manire, sefforcer de combler un vide, de reconstituer ou de retrouver leur vritable identit, autrement dit, de se dfinir pour effacer un mal tre, dont le lecteur ignore la ou les causes, une fois lu le premier chapitre.

  • La dmarche que les deux protagonistes entreprennent les conduit se dcouvrir, se rencontrer. Lhistoire, la leur, commence vritablement linstant o leurs regards se croisent. De ce regard jaillit lmotion vive, dont Leonardo recouvre le sens, tandis que la mre retrouve lenfant quelle avait t contrainte dabandonner. On se rappelera laveu de Casilda: Tuve un hijo en Espaa, al que dej de ver nada ms parirlo, se era el pacto. (R.N, troisime partie, ch.3, Confidencias , p.299-300.) Ds lors, leur rencontre donne tout son sens leur vie. Certes, le chemin dans lequel sengage Leonardo est bien plus complexe et bien plus obscur que celui de Casilda, car il possde fort peu dlments, il ignore o il va et ne sexplique pas les raisons de son trouble, de son inadaptabilit ; il sera cependant guid, aid dans sa recherche de la vrit, dans sa qute de soi. L encore, est-ce un hasard ? On pense ici Alejandro, interlocuteur averti de Carmen qui, dans El cuarto de atrs affirmait :

    No hay nada que no est trastornado por el azar.26

    La question sera nouveau pose. Le lecteur ne sera donc pas tonn de la place rserve la narration de Leonardo puisquil prsente lui-mme sa dmarche.

    5.a Leonardo

    5. a-1 tat de crise

    Notre premire prise de contact directe - si je puis mexprimer ainsi - nat alors quil se trouve en prison. Cest donc une situation particulirement castratrice puisquelle prive ltre de son droit le plus fondamental : la libert. Mme si le personnage sjourne peu de temps dans une des geles de Carabanchel, il nous est prsent dans ce que jai dfini comme un tat de crise. A cet gard, tous les personnages de Carmen Martn Gaite, masculins comme fminins, apparaissent victimes dun malaise, et prouvent, plus ou moins vaillamment la ncessit de le surmonter. Presque tous y parviendront, avec plus ou moins de bonheur. De sorte que Leonardo ne droge pas cette rgle. En outre, sa sortie de prison le laisse quelque peu hbt, dtach du monde du rel.

    - vamos, Qu haces ah parado ? - lui demande ngela, la jeune fille venue le chercher -

    - No s. No tengo ganas de pensar. (R.N, premire partie, ch.4, La chica pelirroja , p. 58-59.)

    Et le lecteur aura dj percu sa propension rver, crer son propre univers pour oublier la laideur qui lentoure :

    La crcel no abriga ms tiempo que el de tus sueos - disait-il son compagnon de cellule. - por eso no tiene forma y es tan blanca. porque no existe. Es el blanco de la nieve, de la luna, el blanco de la nada, nos hemos muerto ya y estamos recordando lo que pasaba antes, contemplndolo a travs de un cristal sin sentir nada, como desde la

  • ventana del castillo de hielo, adonde arrastr a Kay la Reina de las Nieves, dios mo, qu cuento aquel ! (R.N, premire partie, ch.2, Celda con luz de luna , p. 40.)

    Ainsi, Leonardo se dvoile comme tant un personnage complexe : il semble se prserver de toute souffrance engendre par la privation de la libert, par sa capacit construire son univers, peupl de frie, de rves, de magie ; dlments qui, infailliblement le renvoient lenfance : les contes de fes. Sa prdilection pour lun deux, La Reine des Neiges, se manifeste ds le deuxime chapitre. Par ailleurs, sa sortie de prison, qui pourrait signifier une issue heureuse et la fin dun tat de crise le conduit - autre forme de hasard ? - la dcouverte dun fait irrmdiable, facteur dcisif dans la dmarche quil se dcide entreprendre. La mort de ses parents, dont la nouvelle lui est si ordinairement, si vulgairement divulge, le plonge dans une analyse de soi. Cest, dune certaine manire, un deuxime tat de crise qui lincite tenter de rsoudre ce malaise qui lhabite.

    5.a-2 Importance de la prise de notes

    La dcision que prend Leonardo le renvoie sa passion pour lcriture, son got prononc pour les mots. Sil reconnat que la connaissance de lui-mme passe par la ncessit de lcriture, il se rappelle en effet avoir dj pris des notes dans sa prime jeunesse, au cours de ses errances, de ses voyages ltranger, symboles dune fuite alors inexplique mais imprieuse.

    Hoy he estado revisando mis cuadernos de los ltimos aos, y me ha parecido pasar la mano por las cicatrices de mi conflicto frente a la escritura. (R.N, deuxime partie, ch.1 Propsitos de orden , p.71.) Repasando esos comienzos de novela, donde el muchacho convertido en hombre regresa al castillo de irs y no volvers para pedir cuentas a su padre de todo lo que siempre estuvo oscuro, he llegado de pronto a una frase que, como tantas mas, va dirigida a quien la pensaba mientras la estaba escribiendo a un t perdido. (R.N, p. 72.)

    Nous retrouvons l le thme de la prise de notes, la fois palliatif, refuge, ncessit et plaisir dont se nourrit le protagoniste, pour fuir une ralit monotone, insipide, ordinaire, nigmatique ou douloureuse ; ce qui nexclut pas pour autant, le contact, parfois complexe avec lcriture.

    Si jai dj abord cet aspect dans la prsentation de La Reina de las Nieves, je voudrais y revenir de manire plus prcise. Jai expliqu que Carmen avait trs jeune pris lhabitude dcrire sur des cahiers des notes qui deviendraient source de narration. Cette coutume fait partie delle-mme un point tel que ses personnages, trs vite, connatront cette mme passion, ce mme engouement et besoin ; et ce, dans la mesure o - autre sujet de prdilection chez Carmen - fiction et ralit se fondent. La barrire entre ces deux univers nexiste pas.

    Dans Entre visillos, Nati prend des notes dans son journal intime ; elle y consigne les menus faits de sa vie quotidienne, les plus anodins, mais

  • galement ceux qui la touchent ; car, prcisment, elle ne veut les livrer personne dautre, si ce nest cet autre je que reprsente son journal. Si lon franchit donc cette barrire, que je qualifierai de fictive entre roman et ralit, cest au lecteur quest adress ce journal.

    Lexemple est des plus marquants avec El cuarto de atrs puisque, tandis que Carmen livre son interlocuteur rv, imagin ou rel, son projet et son dsir dcrire un essai quelle intitulerait peut-tre Usos amorosos de la posguerra espaola - et qui verra effectivement le jour en 198727-, tandis quelle explique Alejandro quelle a dj pris des notes pour raliser cet ouvrage, se construit, son insu, un autre ouvrage, un roman autobiographique, qui prendra bel et bien forme lorsque sachve la nuit. Il rpondra au nom de El cuarto de atrs.

    - Hbleme del libro, quiere ? - lui demande Alejandro -. - No es que no quiera, es que no s por dnde empezar, tengo tanto lo con ese libro bueno, no es un libro todava, qu ms quisiera - Et plus loin : - Me deja ver ese cuaderno ? - Bueno, pero no va a entender nada, son apuntes. - Es el que empez a escribir el da del entierro de Franco ? - El mismo. - De verdad ?, menos mal, todo acaba apareciendo. Se lo tiendo, me gusta verlo en sus manos, es una garanta. Lo abre por la primera pgina ; - Usos amorosos de la postguerra - lee en voz alta -. Se va a llamar as? 28 La construction de soi marque par le passage oblig et le plaisir ressenti de lcriture trouve sa pleine mesure avec Nubosidad variable, car les deux protagonistes, Mariana et Sofa, usent de ce moyen pour reconstituer leur pass, leur histoire, et pour saccepter elles-mmes. Mariana se consacre au genre pistolaire, considrant lacte dcriture comme sa planche de salut, tandis que Sofa, noublie pas les conseils de son professeur don Pedro Larroque - clin doeil aux minents professeurs qua connus Carmen - :

    No deje nunca el caza mariposas. Es uno de los entretenimientos ms sanos: atrapar palabras y jugar con ellas. (N.V, p. 114.)

    Elle rdige avec une ardeur intense ses devoirs, tous destins Mariana, en rponse sa proposition, ou plutt, su peticin de socorro :

    Fue cuando te ped que por favor escribieras, que te pusieras a escribir sobre lo que te diera la gana, pero en seguida, esa misma noche al llegar a casa, no poda dejarte desaparecer sin que me lo prometieras. Me miraste deslumbrada : Un ejercicio de redaccin ? S, eso, un ejercicio de redaccin. (N.V, p. 32.)

    Lcriture est devenue vitale ; elle sauvegarde les deux amies de leur propre perte, de labme dans lequel elles soubliaient progressivement :

    Y supe que tena que ponerme a escribir : se era el nico refugio posible. (N.V, p. 161.)

    dira Sofa , alors que, dans le mme temps Mariana avoue :

    No tengo ms refugio que el de la escritura. (N.V, p. 139.)

  • Nous ne sommes pas loin de la constatation de Leonardo : Se acabaron los pretextos. Ahora voy a empezar. (R.N, deuxime partie, ch.1, Propsitos de orden, p. 73.) Ainsi, lacte dcriture, sous quelque forme quil soit, devient partie intgrante des personnages de Carmen Martn Gaite, comme crire lest pour lauteur elle-mme; peut-tre est-ce aussi sa conception mme de lexistence : la fiction transmise par le miroir de lcriture nous renvoie une autre image de la vie, plus acceptable.

    Leonardo, comme les prcdents personnages, va puiser dans ses notes, puis dans sa rdaction, lessence mme de son existence. Mais, en relisant ses crits dtudiant en mal de vivre, il prend conscience que sa qute ne peut aboutir sil ne sinclut pas lui-mme dans sa narration et sil ncrit pas de manire ordonne, cest--dire, en essayant de classer les lments cls, les indices qui peuvent le conduire la dfinition de soi.

    5.a-3. Prgnance des souvenirs

    Une fois sorti de prison et install dans la demeure madrilne de ses parents, Leonardo ressent une sorte de dcalage par rapport ses crits, rdigs sept ans auparavant. Ds lors, il ne peut concevoir la narration sans laide de ses souvenirs denfance, sans la reconstitution des moments privilgis o sa grand-mre, dans la proprit galicienne inlassablement lui racontait lhistoire de Kay, prisonnier de la Reine des Neiges, priv de toute forme dmotion, devenu insensible aprs le rapt de cette dame venue du froid qui, en lembrassant, a gel son me. trange similitude avec Leonardo qui, la disparition de sa grand-mre lui crie vainement devant sa tombe : Te lo llevas todo ! (R.N, deuxime partie, ch.8, El entierro de la abuela , p. 152.) et va, lui aussi, bientt perdre toute facult de smouvoir :

    Ya aquel cristalito se me estaba calando hasta el corazn, bajaba vertiginosamente a helarme las lgrimas, la nostalgia y la memoria . Quedaba condenado a jugar eternamente al juego de la Razn fra, combinando pedacitos de hielo sobre una superficie blanca, desconocida e infinita. (R.N, p. 159.)

    Malgr les efforts quil dploie pour ordonner sa narration, en se fixant des rgles semblables celles quil se donnerait pour llaboration dun roman : Empezar contando cmo fue la llegada. Las buenas novelas... suelen empezar con una llegada. (R.N, deuxime partie, ch.1, Propsitos de orden, p. 73.), il ne peut prtendre classer chronologiquement ses souvenirs, une matire quil voudrait vivante.

    Si, presque instinctivement, Leonardo peroit que lobjet de sa qute trouve son origine dans ses souvenirs denfance, il sait aussi que sa dmarche, dans lunivers du rel - dirai-je-, va se heurter irrmdiablement aux caprices de sa mmoire. La memoria es tornadiza , lisons-nous dans Nubosidad variable, et Mariana rappelle que :

    los recuerdos estn repartidos por habitaciones que el pensamiento visita cuando se le antoja, a un ritmo imprevisible, ajeno a nuestras

  • riendas. Pensar es ir saltando de una en otra, y a esta aventura, si os veis embarcados en ella, no le pidis razones cronolgicas. (N.V, p. 195.)

    La place prpondrante donne aux souvenirs apparat dj dans Retahlas, puisque nos deux narrateurs-interlocuteurs schangent et soffrent mutuellement les moments privilgis de leur enfance et de leur jeunesse, comme un lien, un lment fdrateur, propice leurs retrouvailles et leur entente. Eulalia remarquera alors juste titre combien la mmoire fait fi de toute chronologie : lo malo es el orden, yo no s lo que te llevo contado - confie-t-elle son neveu Germn - ni lo que me queda por contar.29 Mais, la mmoire, pour tre slective, capricieuse et dsordonne, nen est pas moins rparatrice face la douleur, la solitude, la fuite du temps :

    esto de los recuerdos que saltan as de pronto es un regalo, es como volverse a encontrar un objeto perdido que en el reencuentro parece que brilla ms que cuando lo tenas y no te dabas cuenta.

    On retrouve l la pense de Carmen Martn Gaite dveloppe dans son roman autobiographique, o tous les souvenirs passent par le prisme des associations dides, sans que lauteur-narratrice-protagoniste ne cherche une relle logique, tel le fonctionnement dune mmoire involontaire :

    Los recuerdos que pueden darnos alguna sorpresa - dit-elle - viven agazapados en el cuarto de atrs, siempre salen de all, y slo cuando quieren, no sirve hostigarlos. (C.A, p. 91.)

    Cette dmarche proustienne est galement celle quentreprend Leonardo, mais plusieurs facteurs lui apportent une aide prcieuse : littrature, rves, hallucinations sous lemprise de la drogue, tous ces lments ne sont pas trangers la progression de sa recherche.

    5.a-4 Facteurs de cristallisation de la mmoire

    4.1 Rves, imaginaire et littrature

    Plusieurs rves vont habiter Leonardo lors de son sjour dans la demeure de ses parents. Chacun le renvoie son enfance ou son adolescence, avec pour leitmotiv le conte dAndersen ; fiction et songes se mlent. (Il sagit des chapitres 1 4 de la deuxime partie.) A mi-chemin entre le songe et le cauchemar, Leonardo reconstruit sa vie passe avec sa grand-mre, doa Ins ; et lorsque sa mre Gertrudis apparat, la vision est indfectiblement lie celle de la Reine des Neiges, quenfant il se refusait dessiner.

    La reconstitution ou la re-cration, par lintermdiaire du rve, de ses souvenirs denfance nous conduit irrmdiablement une superposition des deux univers : fiction et ralit. Leonardo ne peut se dpartir de lhistoire de Kay, le hros du conte dAndersen. Il sidentifie entirement au personnage. Pour lui, el cristalito de hielo ne fait pas partie dun conte, tout comme Kay, Gerda et la Reine des Neiges ; il appartient bien au monde du rel et si, dans un premier temps, le jeune Leonardo se rebelle car il naccepte pas le sort reserv

  • son ami, il se sent peu peu envahi par le destin de son compagnon quil superpose au sien ; il craint alors de subir le mme sort.

    Era la abuela quien me haba dicho que esas mudanzas repentinas que se operan misteriosamente en algunas personas y les hielan las lgrimas, la ilusin y el cario son como picaduras de insecto durante el sueo, que son cosas que pasan y qu se le va a hacer, ningn malo tiene la culpa de haberse vuelto malo. (R.N, deuxime partie, ch.4, El rapto de Kay , p. 100-101.) Et plus loin : -Sabes a qu edad se me meter a m en el ojo el cristalito de hielo ? Di. - demande-t-il sa grand-mre. - Me pasaba la mano por el pelo, me levantaba la cabeza cogindome por la barbilla y jugaba a poner un gesto de bruja que a m me diverta y me inquietaba al mismo tiempo, con el ndice de la mano derecha marcando crculos lentos por el aire. - Tardar, tardar, ya me habr muerto yo. (ibid, p. 103.)

    Cette facult dvier la ralit et transposer la fiction dans lunivers du rel ne doit pas nous tonner lorsque lon sait que Carmen, enfant, pour oublier les privations et les difficults matrielles quimposait laprs-guerre, la escasez , avait cr avec son amie denfance, son propre refuge : Bergai, une le ainsi appele grce lassociation dune syllabe de chaque nom de famille des fillettes.

    Bergai fue mi primer refugio. Pero lo invent con una amiga. (C.A, p.183.) -Bergai ? Nunca he odo ese nombre.- stonne linterlocuteur- - No me extraa, no viene en los mapas. A Bergai se llegaba por el aire. Bastaba con mirar a la ventana, invocar el lugar con los ojos cerrados y se produca la levitacin. " Siempre que notes que no te quieren mucho - me dijo mi amiga -, o que no entiendes algo, te vienes a Bergai. Yo te estar esperando all. " (C.A, p. 180.)

    Carmen Martn Gaite expliquera de manire trs dtaille limportance que revt pour les enfants lunivers de la fiction dans lequel ils sintgrent parfaitement, crant leur imaginaire dans El cuento de nunca acabar.30 Lexactitude et la pertinence de ses observations passent aisment de la thorie la pratique, si je puis dire ; les souvenirs que Carmen Martn Gaite conserve alimenteront ses fictions. On assiste ainsi dans Nubosidad variable, roman quelle ddie sa fille, une relation privilgie entre Sofa et sa fille ane Encarna, dont le passe-temps favori consiste sinventer des histoires auxquelles elle croit. Sofa entre dans son jeu avec une parfaite spontanit ; en outre, en acceptant lunivers fictionnel de sa fille comme une ralit tangible, elle retourne sa propre source, oublie son angoisse existentielle et reconstitue des bribes de son enfance. Nous ne sommes pas loin de la dmarche de Leonardo.

    - Hay unos hombres pequeos que se posan en las copas de los rboles - dijo, - il sagit dEncarna - mirando recelosamente hacia arriba -. Te lo cuento slo a ti. Es un secreto. Verdad que no se lo vas a decir a nadie ? - No, no, state tranquila. - Es muy bonito tener secretos, verdad? - S, muy bonito. Pero, dime, los has visto t? - Nadie los ve, porque slo vienen cuando se ha ido el sol y empieza a estar oscuro.

  • Me mir. Yo guardaba silencio. Hice un gesto alentndola a seguir. Los nios saben muy bien cundo alguien los est creyendo. Mi infancia no estaba tan lejos como para haber olvidado eso. (N.V, p. 288.)

    4.2 Lcriture

    Limagination et les rves ne sont pas les seuls facteurs constitutifs de la qute quentreprend Leonardo. Certes, la mort de sa grand-mre la rendu insensible. A la lecture de sa dernire lettre, dont il prend connaissance trois mois aprs sa disparition, il a ralis que le mystre de ses parents restait entier. Il est alors devenu comme Kay, dnu de sentiments, incapable de smouvoir. Mais, Leonardo prend conscience que lcriture, lcriture sur soi, peut laider reconstituer sa propre histoire. Dsormais, il ne fuit plus la ralit, mais lintgre sa fiction. Les lments nouveaux quil dcouvre dans la maison madrilne, le secret que son pre a enferm dans le coffre-fort, les lettres et la photo de la mystrieuse Sila lintriguent. Il ressent alors le besoin de rdiger, pour retrouver une certaine srnit, pour mettre de lordre dans son esprit, en essayant de dbrouiller les fils dune histoire qui lui chappe encore, mais dont il se sent implicitement le protagoniste.

    De momento, estoy asombrado de mi perseverancia y de sus beneficiosos efectos. Escribir as, sin prisa, y con una cierta pretensin de estilo - dit-il - como lo vengo haciendo, ha aplacado mi angustia y se ha convertido en una ocupacin que no persigue un fin, porque lo lleva dentro de s misma. (R.N,deuxime partie, ch.5, La flor de lis , p. 117.)

    On remarquera lvolution dans la narration de Carmen Martn Gaite, puisquaussi bien Eulalia, dans Retahlas, concevait loralit, lchange verbal comme symbole de vie : vivir es disponer de la palabra , dit-elle, mais se sentait incapable de coucher sur le papier sa conversation :

    Fjate el esfuerzo que supondra escribir esto mismo que te estoy diciendo - explique-t-elle son neveu - qu pereza ponerse y las vacilaciones y si ser correcto as o mejor ser de esta otra manera, si habr repeticiones o si las comas, para sacar un folio o folio y medio hay veces que sudamos tinta china.31

    Mais, dans El cuarto de atrs, lcriture venait mystrieusement au secours de la narratrice, puisqu la fin de la nuit, la conversation engage avec lnigmatique interlocuteur, pour oublier langoisse et la solitude, laissait sa trace ; loralit stait faite criture, roman autobiographique. Avec Nubosidad variable et La Reina de las Nieves, lcriture ne sinstaure pas linsu du personnage ; elle fait partie de son existence ; elle joue mme un rle fondamental car elle est source de vie ; elle permet aux protagonistes de saccepter, de mieux sintgrer dans le monde du rel. Avec La Reina de las Nieves, elle puise ses lments vitaux dans lenfance, par le secours de la mmoire et donne aux protagonistes la possibilit de sengager sereinement dans le futur.

  • Pour Leonardo, cependant, lcriture va sassocier un autre lment : la lecture dun essai quil dcouvre, par hasard ? Mais, lest-ce vraiment ? A nouveau la question nous vient lesprit et lon pense la rflexion de Casilda : Las cosas acaban encontrando su sitio ms tarde o ms temprano, aunque a veces llevan un periplo raro hasta que se acomodan. Pero nada ocurre por azar. (R.N, troisime partie, ch.1, Plus ultra , p. 268.) Ensayo sobre el vrtigo, crit par une certaine Casilda Iriarte, lintrigue double titre, puisque son auteur se trouve tre lactuelle propritaire de la "Quinta Blanca" ; or, il cherche dsesprement racheter cette demeure qui fut celle de son enfance, aprs sen tre promptement dbarrass, cinq ans plus tt dans un accs de colre.

    La lecture de cet ouvrage va le destabiliser totalement. Il croyait, grce lcriture entreprise de son pass, de sa propre histoire, avoir acquis ce fragile quilibre qui lui permettait de sintgrer enfin la ralit ; la dcouverte de Ensayo sobre el vrtigo le fait basculer dans une sorte de vide hallucinatoire. Plusieurs lments se superposent en effet :

    -tout dabord, la sensation de retrouver le mme style, la mme grce, la mme aisance que celles qui illustrent le manuscrit El periplo, dcouvert, au cours de ses investigations, dans le coffre-fort de son pre, et maintenu si longtemps secret.

    - puis, cette intime conviction davoir crit lui-mme cet essai, den tre lauteur. Leonardo dira ce propos que cest l plus quune identification .

    Cundo he escrito esto yo ? Cmo no me acordaba de haberlo escrito? De ah posiblemente, el afn por mirarlo copiado con mi letra, a ver si hago memoria. (R.N, deuxime partie, ch.14, Rfagas de vrtigo , p. 225.)

    On arrive donc avec La Reina de las Nieves au-del de ce que Carmen Martn Gaite avait envisag avec El cuarto de atrs, o le roman du mme nom se construit mystrieusement, une nuit, au dtour dune conversation. Cela va galement au-del de Nubosidad variable, o Mariana et Sofa dcident mutuellement de rdiger lhistoire de leur pass, en mettant nu leur jeunesse, en clairant enfin des zones dombre de leur existence. Dans le cas de Leonardo, la fiction que vit le personnage dpasse sa propre ralit. Cest--dire quau moment o il se sent enfin libr de son imaginaire, construit durant toute son enfance et nourri par sa grand-mre, puis, dans son adolescence, pour fuir une ralit troublante et nigmatique, cest ce moment prcis que la fiction le rattrape.

    Restent alors rassembler les morceaux dun puzzle dont le plus petit fragment pourrait bien prendre la forme dune larme, celle de lmotion retrouve ; lesquille de verre que Leonardo, transfuge de Kay, avait reu dans lil, le jetant dans labme de lindiffrence - un abme appel aussi enfer, ce qui pour Carmen en est une forme , si lon se rappelle lpigraphe - ne demande qu se liqufier. Il suffit que ltrange Casilda Iriarte, qui a sem ses indices au

  • long de la fiction, tel le petit Poucet, se fonde avec limage de Gerda, venue offrir son amour et son secours au jeune Kay.

    Il est temps alors daborder quelque peu le personnage triple de Casilda-Silveria-Sila : une triple identit pour une protagoniste-narratrice-crivain et galement une mre qui tend le fil de lamour son enfant pour quil puisse retrouver le got et le sens de lexistence. A cet gard, La Reina de las Nieves est, pour reprendre la dfinition quen donne Carmen Martn Gaite :

    un canto al deseo de esclarecimiento, de salir de un pozo, de salir de una situacin, que pareca cerrada, mediante la inteligencia y mediante la memoria es lo que cuenta. En el cuento de Andersen hay un nio al que le han lavado el cerebro y lo han metido en hielo y est como tonto y eso slo se puede cambiar mediante una bsqueda afanosa de la verdad, del amor.32

    5.b Casilda ou la reconstitution du puzzle de la mmoire

    Le personnage apparat par touches successives. Il est voqu dans la premire partie de luvre, au premier chapitre, comme une figure trange, nigmatique, distante et rserve, mais non dpourvue de charme et de distinction. Je disais, louverture de cette approche que le premier chapitre tait fondamental. Une premire lecture effectue, si lon se rfre nouveau aux bribes dhistoire que raconte Rosa Figueroa, on prend conscience de limportance donne la mer, au phare, la "Quinta Blanca", au lieu dcrit, qui entoure cette mystrieuse seora .

    Lenfance et ladolescence de cette femme sont enracines dans ce cadre, mais, en mme temps, on y respire en elle le dsir dvasion, lenvie de libert qui ont incit la jeune Sila - car ctait elle, prnom donn par Eugenio, fils de doa Ins Guitin et pre de Leonardo, celle quil aura toujours aime - schapper vers dautres horizons. Le dsir de fuite, lamour de la libert, du voyage, la soif de connaissance, la qute de ses origines - et lhistoire saccomplit de nouveau avec son fils - sont des thmes prcurseurs dans les premires uvres de Carmen Martn Gaite. Las ataduras, lun de ses premiers contes, crit en 1959, nous y renvoie. La jeune Alina, prise dvasion, daventure, dindpendance, reoit pourtant avec motion et sagesse la leon de vie de son grand-pre ; elle en retiendra les paroles:

    Nunca est uno libre. El que no est atado a algo, no vive.33

    Ces phrases sembleraient presque prmonitoires de La Reina de las Nieves. Cest en effet ce que finira par avouer Casilda, dans la dernire partie du roman, son fidle serviteur-confident, Mauricio Brito :

    Total, que no soy libre. Me he pasado treinta aos llamndolo a travs del mar - dira-t-elle, en faisant allusion son fils - igual que llamaba a mi madre, y a veces vena y otras se volva a ir, escribiendo para l, soando con l. (R.N, troisime partie, ch.3, Confidencias , p. 307.)

  • Mais, avant davouer son mal tre, Carmen Martn Gaite a gliss dans la premire partie du roman des fragments de sa vie , (les morceaux de puzzle auxquels jai plusieurs fois allusion), certes, linsu du lecteur.

    Si je me suis un peu attarde sur le personnage de Antonio Moura, cest quil avait son coute une interlocutrice la fois passionne, attentive et trouble par ltrange rcit. La seora de la Quinta Blanca participe ce rcit de manire nigmatique pour le lecteur: pregntele usted al mar por la nieta del farero. Gracias por su preciosa historia, Antonio Moura Otro da me la tiene que seguir. dit-elle linstituteur ; et le lecteur interprte mal les larmes du vieillard : Para qu ? mujer, contest con un amago de sonrisa. Pero estaba llorando. (R.N, ch.3, p.57.) A cet instant prcis, lhistoire de Sila est presque acheve; mais le lecteur lignore. Sila-Silveria-Casilda est revenue aux sources, sur le lieu de son enfance, aprs avoir men et relat son priple, et tre capable de raconter ses angoisses existentielles.

    Et le lecteur, son tour, la retrouve dans la dernire partie du roman. La voix omnisciente nest ici quun prtexte, nous rappelant que cest Leonardo qui mne sa qute. Nanmoins, Casilda se raconte et se dvoile enfin, grce la prsence sans faille de lindispensable interlocuteur. Elle offre ainsi la suite dune histoire rvle par la mmoire de Antonio Moura, lhistoire de Sila qui nest autre que la sienne, comme lavait compris le vieil instituteur, linstant o il laissait la jeune fille, prise de rves et daventures, se perdre dans son voyage ou sa fuite. Linterlocutrice Casilda devient pour Mauricio la conteuse, comme doa Ins le fut pour Leonardo. Ainsi, lorsquelle livre son rcit son confident, elle apporte les lments manquants du puzzle que Leonardo a presque reconstitu sur son enfance. Il y a alors dans le jeu qui sinstaure entre Casilda et son domestique des rsonnances de El cuarto de atrs. Casilda, comme Carmen possde en effet cet inffable don de conteuse et son histoire a tous les traits de la fiction la plus acheve !

    Casilda explique alors son attirance incontrle pour laventure, son dsir de vivre libre et son refus dapprhender le rel. Yo desde muy nia me acostumbr a vivir en la quimera y a convertir en otras cosas lo que pasaba. (R.N, p.283.) On pourrait peut-tre lier cette propension vivre dans limaginaire et cette soif de libert, dabsolu, ses propres attaches familiales : un grand-pre, gardien de phare, entour dune vie sans limites, ne rendant de comptes personne, mais tellement responsable du destin des autres (comme le sera Casilda envers son fils), un pre marin, avec lhorizon pour frontire, une mre disparue sa naissance et qui lui manquera toujours. Casilda cherchera presque vainement retrouver ses impalpables liens, indispensables la dfinition de soi.

    Lorsquelle sprend de Eugenio, elle tente, vainement aussi, de lui faire partager sa passion pour la vie sans contrainte ; elle se heurte alors un jeune homme triqu, peureux. Sa conception de la libert commence par del les murs du jardin de la "Quinta Blanca", l o prcisment Eugenio voudrait la conduire : t no sabes lo que es el jardn - lui dit-il - Me encoga de hombros. No poda yo confesarle mi miedo sin precisar la causa vers es como una

  • especie de miedo a dejar de ser libre, por ah va la cosa, a empezar a volverme como t. (R.N, p.287.)

    Casilda passera donc la majeure partie de son existence se prouver quelle tait libre, libre de ses choix, mme si en dfinitive elle dfendait un leurre. On trouve dj cette notion ambigu, paradoxale, du dsir de libert li celui dune fuite de la ralit non accepte chez Eulalia, la protagoniste de Retahlas. Casilda va pourtant revenir, elle aussi, pour reconstituer ses souvenirs, et lachat de la "Quinta Blanca" marque non seulement une forme de lassitude, daveu, face une conqute qui ressemble davantage une fuite et une dfaite qu une affirmation de soi, mais surtout une volont de combler le temps perdu, de retrouver les traces de souvenirs dont elle a t carte : lenfance de Leonardo auprs de sa grand-mre (la dcouverte, dans la tour, du conte La reine des Neiges devient symbolique). Il y a donc une dmarche volontaire de Casilda, qui vient complter celle de son fils. Et lessai quelle rdige, Ensayos sobre el vrtigo, traduit, dune part, lmotion ressentie en achetant la demeure familiale ; son histoire vcue, son titre de propritaire dune maison quelle a toujours voulu fuir ressemble trangement une fiction, propre lui donner le vertige. Dautre part, elle sme l, comme le petit Poucet, un fabuleux indice qui va clairer le chemin dans lequel sest engag Leonardo.

    Si donc Casilda nous apparaissait jusqualors sre delle, passionne, elle aussi menait sa propre qute, double, de surcrot : dabord la recherche de son pre, puis de son fils. He pasado treinta aos llamndolo a travs del mar. (R.N, p.307.)

    Face son interlocuteur, et prte datteindre son but comme Leonardo le sien, Casilda nous apparat fragilise, habite par le doute et la peur. Il est dsormais trop tard pour renoncer ce quelle a finalement toujours cherch. Par ailleurs, souhaite-t-elle vraiment ce renoncement ? Retrouver Leonardo signifie retrouver la paix. Certes, elle a toujours t responsable de ses choix et les a toujours assums. Mais, son dsir de libert assouvi, aprs labandon forc et accept de son fils, est devenu une arme double tranchant ; il lui a fallu ny voir que laccomplissement dun souhait : ne dpendre que delle-mme, vivre sans entrave, pour mieux dissimuler, pour ne pas savouer sa profonde solitude. Cre que iba a poder resistirlo, pero no puedo. (R.N, p.303.)

    Cest pourtant lchange, la rencontre entre Casilda et Leonardo qui redonnent chacun deux le got de vivre, le sens de lmotion, dans une claire transposition des retrouvailles de Gerda et Kay.

    Voici donc voqus des thmes chers Carmen Martn Gaite, auxquels je faisais allusion en commenant cette approche. Le plaisir du conte devient une ncessit, un besoin vital, car il sagit de renouer avec le fil de son existence. Plus encore, ce fil renvoie sa propre descendance et donc participe dune projection de sa vie future et de celle de Leonardo, sans que pour autant il ne puisse se dpartir de la reconstitution de son pass, qute fondamentale pour donner un sens son existence.

  • Il faut cependant aller plus loin : non seulement raconter, mais crire galement. Casilda avait choisi de le faire par roman interpos, pour celui qui ne sera jamais son poux ; elle lui laissera lhistoire de Sila, cest--dire la sienne, avec El Periplo ; elle poursuit sa qute, par essai interpos galement, cette fois-ci pour son fils. Ici, la protagoniste-narratrice-crivain rejoint lauteur qui la cre, tout comme Leonardo, lorsquil se met crire. On se retrouve donc en prsence dune fiction dans la fiction, avec pour calque le conte dAndersen - autre fiction -. Mais, le roman de Carmen prend une autre dimension ; le conte de fes sadresse aux enfants, celui de Carmen Martn Gaite est une leon damour donne aux adultes.

    6.Conclusion

    Cette approche de La Reina de las Nieves nous aura peut-tre permis de constater combien transparat dans le roman lvolution narrative de Carmen Martn Gaite, tout en tant fdratrice de thmes rcurrents dans luvre.

    Leonardo comme Casilda, chacun sa manire, cherche donner un sens son existence. cette qute passe forcment par la reconstitution du pass, la mmoire tant loutil indispensable, mme si elle est slective, si elle dforme, enjolive le souvenir. Cette dmarche que mnent conjointement les deux protagonistes, bien que, pour des raisons videntes, des degrs divers, conduit chacun deux vers lacte dcriture.

    Pour Leonardo, rdiger ses souvenirs denfance revient prolonger la fiction ; cest perptuer la mmoire de sa grand-mre travers les contes, et, tout particulirement, celui dAndersen. Cest galement prendre de la distance vis--vis de son histoire favorite, La Reina d