Carmen Bernand à Nanterre

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Carmen Bernand Les vieux vont mourir

à Nanterre

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Carmen Bernand Les vieux vont mourir

à Nanterre

Le Sagittaire

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© Le Sagittaire, Paris, 1978.

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à Geneviève, la douce à Béa, la veuve d'Etain

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Qu'une ethnologue s'intéresse aux vieillards d'un hospice de banlieue a de quoi surprendre. Que cette plongée dans l'univers obsédant de l'asile et de la sénilité soit plus dépaysante et plus bouleversante qu'un séjour dans un terrain lointain et difficile, l'expérience de celle qui écrit ces lignes en témoigne. A présent que les échos de cette réalité à la fois banale et effrayante se sont assourdis, maintenant que les gémissements et les odeurs, les demandes tacites et les attentes ne sont plus que des mots destinés à traduire cette altérité inavouable, il nous faut parler de cet autre, si près pourtant de nous- mêmes, de ce produit de nos lois, de nos valeurs et de toute notre culture : le vieillard assisté.

On m'objectera, sans doute, que ce vieillard, je suis allée le chercher dans l'hospice le plus mal famé de la région parisienne, que la Maison de Nanterre n'est en somme qu'un archaïsme sociologique, et que tout ce qu'on peut dire sur son sujet n'a pas valeur d'exemple. D'abord parce qu'il s'agit d'un établissement inclassable : ancienne maison de répression, dépôt de mendi- cité, hospice et hôpital. Puis, parce que cette institution est administrée et gérée par la Pré-

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fecture de police. Enfin, parce que l'hospice est une institution en voie de disparition.

Plaidons d'abord pour l'exception. Micro- cosme de 5 000 habitants environ, comprenant des jeunes et des vieux, des administrateurs et des administrés, des malades et des médecins, des clochards et des policiers, Nanterre est un terrain ethnographique exceptionnel où s'af- frontent des classes d'âge et des groupes sociaux, soumis aux lois d'une institution totalitaire par excellence. Enclave infâme séparée des H.L.M. et des cités de transit, de cette autre enclave que constitue le campus universitaire, territoire des « petits vieux » et des « cloches », qui s'étend à la périphérie de la commune de Nan- terre, quelque part du côté de Colombes ; murs de pierre et grilles sévères, entrée gardée, cour d'honneur imposante, univers séparé et grouil- lant, source intarissable de légendes et de ru- meurs : la Maison de Nanterre, un mythe urbain plus qu'une réalité. Après avoir tant parlé de l'asile, pourquoi ne pas entendre le discours asi- laire tel qu'il est effectivement prononcé ? Pour- quoi ne pas joindre l'étude de l'hospice à celle de l'hôpital psychiatrique et des prisons ? Pour- quoi enfin ne pas décrire cet autre enferme- ment, plus insidieux, qui est celui des vieil- lards ?

Admettre ce choix implique donc de s'inter- roger sur cette catégorie d'individus qui ne sont ni des aliénés ni des délinquants, mais qui relè- vent, dans les pratiques qu'ils subissent, un peu des uns et des autres, à une exception près : le fou, le prisonnier, ce sont toujours les autres ; le vieux, en revanche, se trouve parmi nous, en nous, et par sa seule présence, il met en ques-

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tion notre propre existence. Il n'est donc pas étonnant qu'il soit nié, écarté, oublié ou réduit à un cas particulier. Surtout lorsqu'il n'a plus de pouvoir sur les autres, lorsqu'il coupe les amar- res qui le retiennent à la vie pour devenir à la fois retraité et assisté. Que faut-il donc pour en arriver là ? Etre seul, sans maison ni foyer, à la merci de son propre corps de plus en plus faible, muré dans ses petites misères, quand ce n'est pas la maladie ou l'infirmité qui s'installent et qui débouchent inexorablement sur la solitude. L'as- sisté, pour employer un terme clair qui n'est guère utilisé, contrairement aux déclarations officielles et réconfortantes concernant les ques- tions du troisième âge, ne disparaîtra pas avec l'élimination des hospices vétustes, à supposer que ceux-ci soient effectivement rayés des villes. L'histoire et la parole de l'assisté sont davan- tage liées à la condition même de celui qui reçoit des secours, qu'à l'existence de bâti- ments particuliers qui, tôt ou tard, finiront par céder la place à des institutions plus modernes. Le vieillard de l'hospice, quand il parvient à sor- tir de son mutisme, ne raconte pas seulement l'institution dans laquelle il vit ; il parle aussi de ce qui le sépare des autres et de lui-même, de la vieillesse dans sa réalité la plus dépouillée, celle du pauvre. Ce glissement imperceptible de l'enfermement de l'hospice à l'enfermement de la vieillesse, constitue le thème central de ce livre.

Les pages qui vont suivre ont été écrites à partir de sources documentaires, d'observations personnelles et de témoignages recueillis auprès des hébergés, des surveillants de la Maison de Nanterre et du personnel technique pendant plus

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de deux ans (1972-1974), ainsi qu'auprès des habitants du Petit-Nanterre. Les discours enre- gistrés à Nanterre ont été confrontés à d'autres discours de vieillards vivant dans d'autres hospi- ces moins exceptionnels, dans des maisons de retraite ou dans des logements particuliers, dans le cadre d'un enseignement mené à l'Université de Paris X-Nanterre depuis 1972. Les données ethnographiques et historiques n'ont pas pu mal- heureusement être accompagnées de documents statistiques, la Préfecture de police ayant trouvé plus sage d'interdire la consultation des fichiers et des dossiers des pensionnaires.

L'histoire de la Maison de Nanterre doit beaucoup à l'aide que m'accorda Geneviève Nicolas, assistante sociale de l'hospice, décédée dans un accident de la route en février 1974. Il est probable que ce livre n'eût pas été le sien ; plus radicale que moi, elle aurait sans doute refusé de parler de tout ce qui aurait pu être récupéré par l'administration. Aussi son nom ne doit-il pas servir de caution pour ce qui est raconté ici. L'élaboration de ce texte a égale- ment bénéficié des discussions assidues avec Françoise et Jean-Michel Louka, ainsi que de l'encouragement et des suggestions d'Anne- Marie et de Philippe Guillemard, qui prirent la peine de lire le manuscrit. Enfin, que tous ceux avec qui j'ai partagé les tristes heures de la Maison, qu'ils soient civils comme Bernard et Rémi, ou pensionnaires, comme tant de « grands-pères » et de « grands-mères » dont les noms ne peuvent pas figurer dans ces pages, soient ici remerciés.

février 1978

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1

La Nouvelle France

« Les gens de Paris connaissent Nanterre par la Faculté, en premier, 68, quoi ; puis après, par les bidon- villes ; puis après, par les petits vieux. »

Un Nanterrien, 1978.

La Maison départementale de Nanterre, fon- dée en 1887 et administrée par la Préfecture de police, sous le contrôle du Conseil général de la Seine, fut à l'origine un dépôt de mendicité amélioré et aménagé conformément aux prin- cipes de la bienfaisance et de l'hygiène moderne, à l'intérieur duquel les mendiants étaient répar- tis suivant leur âge, leur validité et leur degré de « perversion ». La période qui s'étend de 1888 à 1903 fut, aux dires des contemporains, l'âge d'or des mendiants et des vagabonds. Il fallait peupler ce bâtiment immense, prévu pour 5 000 personnes environ ; le Préfet de police et le Parquet de la Seine tentèrent avec succès d'offrir l'hospitalisation à une catégorie plus large de mendiants, ceux qui l'étaient devenus occasionnellement 1 Les admissions étaient, en

1. Ch. Le Roux, Le vagabondage et la mendicité à Paris et dans le département de la Seine, Paris, 1907, p. 76.

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effet, faciles à obtenir, à condition de passer par le dépôt : « La Maison de Nanterre », déclarait Félix Roussel, président du Conseil général de la Seine en 1907, « est comme une ambulance du champ de bataille de la vie... Son originalité consiste à les recevoir (les indigents) sans délai. Ailleurs, pour être hospitalisé, il faut des années. Ici, un seul jour suffit1. » A partir de 1891, la maison de répression qui constituait une des sections de l'établissement, déclina. En 1903, l'ensemble des sections de la Maison fut restruc- turé ; quelques réformes furent entreprises. Le régime alimentaire, à la suite de nombreuses plaintes, fut amélioré ; les quartiers cellulaires furent supprimés et la section hospice — aussi bien pour les jeunes dans l'incapacité de sub- venir à leurs besoins que pour les vieillards — devint prépondérante. D'autre part, avec les années, la Maison commença à ressembler, ne fût-ce que superficiellement, à un hôpital. Dès le début du siècle il avait été question, au Conseil général, de la création d'hôpitaux- hospices intercommunaux. Pour des raisons budgétaires, ce programme dut être régulière- ment ajourné. Devant cette pénurie d'établis- sements hospitaliers, l'Assistance Publique, de concert avec les communes voisines, prit l'habi- tude d'évacuer sur les infirmeries de Nanterre tous ces incurables — aujourd'hui désignés sous le terme de chroniques — jugés incasables ailleurs. D'autre part, les victimes d'accidents survenus dans la région étaient aussi transférées dans la section hôpital de la Maison. En 1929,

1. Cité par Le Roux, op. cit., p. 128.

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le Conseil vota un projet de construction d'un grand ensemble hospitalier à Nanterre. En rai- son des difficultés soulevées par le programme d'aménagement des lieux, le même Conseil dé- cida que l'infirmerie de la Maison admettrait les malades bénéficiaires de l'assistance médi- cale gratuite des communes de Suresnes, Pu- teaux, Courbevoie, Nanterre, La Garenne- Colombes, Bois-Colombes et Colombes. En 1933, l'infirmerie fut aménagée en vue de cons- tituer un hôpital de rattachement pour les com- munes de banlieue Ouest 1 Aujourd'hui, l'hô- pital de la Maison de Nanterre, ouvert aussi bien aux malades de communes voisines qu'aux habi- tants de la Maison, comporte des services bien équipés. A la vérité, si un étranger arrive devant la bâtisse de la Maison, il ne verra, malgré la présence d'agents de police à la porte d'entrée, que des pancartes et des signes indiquant l'em- placement des services hospitaliers. Aucune autre légende ne signale la présence de plus de quatre mille personnes recueillies dans les diver- ses sections de cet hospice sans nom.

1. Des lieux

« C'est de ces sentiments de respect pour la personne humaine, de compassion et d'intelli- gente pitié que s'est inspiré l'habile architecte à qui l'on doit la construction de Nanterre. Il a cherché à les exprimer à l'aide du fer et de la pierre. On avait mis à sa disposition un terrain

1. Liaisons, revue mensuelle d'information et de relations publiques de la Préfecture de police, mars 1973, 197, p. 3.

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d ' u n e s u p e r f i c i e de d o u z e h e c t a r e s et u n c réd i t v r a i m e n t r o y a l , d e p r è s de t r e i ze mi l l ions . D e s m i l l i o n s et des h e c t a r e s il a t i r é u n a d m i r a b l e

p a r t i . L e s e sp r i t s c h a g r i n s o n t b l â m é u n dép lo i e - m e n t i n u s i t é d e l u x e d a n s l ' a r c h i t e c t u r e d ' u n

é t a b l i s s e m e n t d e s t i n é à s e rv i r d ' a s i l e à l a m i s è r e

et d e l i eu d ' e x p i a t i o n a u dél i t . . . J e n e sa is q u e l t o u r i s t e é c r i v a i t q u e , s a n s l ' u n i f o r m e d u g a r d i e n - chef , o n c r o i r a i t , en a r r i v a n t à N a n t e r r e , a r r i v e r

d a n s u n g r a n d h ô t e l d e b a i n s d e m e r 1 »

C e t t e d e s c r i p t i o n i dy l l i que qu i n e c o r r e s p o n d

p l u s à la sens ib i l i t é d ' a u j o u r d ' h u i , n ' e s t p a s le r é s u l t a t d e l ' i m a g i n a t i o n b i e n v e i l l a n t e d ' u n indi-

v i d u isolé. T o u s les t ex t e s d e l ' é p o q u e s ' a cco r - d e n t p o u r d i r e q u e l a M a i s o n d é p a r t e m e n t a l e é t a i t u n e r é a l i s a t i o n a u d a c i e u s e , v o i r e d ' a v a n t -

g a r d e . « L a g r a n d e r e n f e r m e r i e m o d e r n e d e l a

vi l le d e P a r i s » r o m p a i t a v e c les c o n s t r u c t i o n s

v é t u s t e s et s évè re s des h o s p i c e s et des d é p ô t s de m e n d i c i t é . E n q u o i c o n s i s t a i t d o n c c e t t e

m o d e r n i t é qu i , a u j o u r d ' h u i , à la v u e des m u r s d e p i e r r e et des g r i l l ages des f e n ê t r e s et de l 'en-

t r ée , s e m b l e i n e x p l i c a b l e ?

T o u t d ' a b o r d , d a n s le c h o i x d u site. D e p u i s la f in d u XVIII s iècle, les d i f f é r en t s p r o j e t s pré-

s e n t é s p o u r l a r é f o r m e des h ô p i t a u x a v a i e n t

ins i s té s u r l a néces s i t é d e t r a n s p o r t e r les éd i f ices h o s p i t a l i e r s l o i n d u c e n t r e d e P a r i s . L ' e x e m p l e

qu ' i l f a l l a i t é v i t e r é t a i t ce lu i d e l ' H ô t e l - D i e u , d o n t les m i a s m e s e m p e s t a i e n t les q u a r t i e r s envi - r o n n a n t s e t m e n a ç a i e n t la s a n t é des r i v e r a i n s .

1. « Maison de répression de Nanterre », contribution pré- sentée au Congrès international d'Anvers du 9 octobre 1890, relatif aux problèmes créés par les établissements pénitenciers, pp. 7-8. 2. Ibidem, p. 5.

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Les progrès accomplis en matière de transports (ouverture de grandes percées, modernisation des voitures) avaient fait taire les objections de ceux qui estimaient que la proximité des hôpi- taux était indispensable pour les cas d'urgence. L'isolement de l'hôpital n'était pas la seule consi- dération. Il était important encore de choisir un site convenable, où l'air fût bon, où l'expo- sition fût des plus favorables. Les dimensions enfin étaient importantes ; elles permettaient d'isoler les malades et de favoriser la circulation de l'air.

L'hôpital moderne servit donc de modèle à la Maison départementale. En 1869, la Commis- sion faisant fonction de Conseil général vota l'acquisition d'un terrain sur la commune de Nanterre, au lieu-dit « La Nouvelle France 1 ». Lorsque les travaux commencèrent, les terrains environnants n'étaient pas habités. Cependant des bistrots étaient installés tout le long de la route qui menait de Nanterre à Paris. Il y en avait même un en face de la Maison et deux à la bifurcation appelée aujourd'hui Quatre- Chemins. Hasard de l'urbanisation ou plutôt conséquence de celle-ci ? Les témoignages des contemporains racontent en tout cas comment, de bistrot en bistrot, le pécule des libérés fon- dait avant même qu'ils n'aient atteint les portes de Paris.

« Au beau milieu de constructions nouvelles, hautes et claires », décrit la revue de la Préfec- ture de police a u j o u r d ' h u i « la masse grise et impressionnante des sept hectares des bâtiments

1. Le Roux, op. cit., p. 68. 2. Liaisons, op. cit., p. 10.

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de l'établissement, délimitée par un intermina- ble mur d'enceinte noirci par les ans, apparaît dans sa grandiose austérité comme le symbole de tous les ensembles à destination collective datant de la fin du XIX siècle. » A un peu moins d'un siècle d'intervalle, ce qui était luxe inouï est devenu imposante rigueur; les murs ont pris un peu de patine et rappellent moins leur ancienne destination que l'ensemble des bâti- ments publics. Si nous nous laissons encore emporter par cette description officielle, des- cription qui a peu de chances d'être réfutée étant donné que personne n'aurait la curiosité de visiter la Maison, nous constatons qu'au site ancien, isolé et presque campagnard, desservi par des tramways de longue route et évoquant un hôtel proustien de la côte normande, s'est substitué « un quartier moderne et gai centré autour de ce monument historique, dont la gravité semble constituer le centre dominant de l'ensemble ».

Aujourd'hui il n'y a plus de tramways qui s'arrêtent aux Quatre-Chemins, et les autobus qui desservent la Maison partent de Nanterre- ville et longent le campus universitaire, les uns par le côté Nord, celui du supermarché, de l'école et du bistrot maghrébin auquel les étu- diants ont accès, en traversant les pelouses de la Résidence universitaire et en s'engageant dans la cour privée d'un taudis nord-africain qui, sans le linge perpétuellement suspendu et l'odeur d'ammoniaque qui s'en dégage, pourrait paraître abandonné ; les autres autobus abordent l'uni- versité par son côté noble, celui qui se dresse en bordure du chemin de fer et, aujourd'hui, du R.E.R. Puis ils remontent jusqu'à l'avenue de

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la République et, laissant sur leur gauche le carrefour d'autoroutes qui s'étend au pied de la Résidence, s'engouffrent comme leurs collè- gues, dans la longue avenue qui mène à la Mai- son. Si l'on se rend à pied du campus universi- taire, en franchissant le carrefour difficile et effrayant, on arrive devant la porte d'entrée en moins de dix minutes. L'avenue, qui est en fait une rue très passante, longe des immeubles bas, des petits pavillons délabrés, une boucherie qui semble débiter de la viande desséchée, des peti- tes épiceries poussiéreuses, un étrange pavillon multicolore qu'a peut-être habité une colonie de hippies et, tout juste avant d'arriver à la hauteur de la Maison, les troquets qui débitent les bouteilles en plastique de vin rouge, la Maison Bleue et ses éternels pensionnaires coif- fés d'un vieux béret et affublés d'un pardessus trop grand, et les tours des H.L.M. aux façades dégradées, dont les cages d'escalier sont ornées de graffiti obscènes. Au-delà, à moins de quatre cents mètres, le carrefour des Quatre-Chemins et le début d'une banlieue ouvrière plus ancienne et moins déconcertante. Même aujourd'hui, mal- gré l'urbanisation de toute la zone, la Maison reste située dans un no-man's land que les héber- gés partagent avec des travailleurs nord-africains et des familles d'ouvriers déclassés.

Un autre trait moderne de la Maison était sa disposition interne qui a subi, depuis sa création, quelques modifications. Du plan se dégagent trois ailes, sortes d'immenses nefs aux propor- tions inégales. Le centre est occupé par les bâti- ments publics. A l'entrée, une cour d'honneur sépare les bâtiments administratifs de la rue. Sur le côté opposé, ces bâtiments s'ouvrent sur

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un grand jardin, splendide en été, où les vieil- lards hébergés ont le droit de se rendre, en res- pectant la séparation des sexes : les hommes sur les bancs de droite, les femmes sur ceux de gauche. De l'autre côté du jardin se trouvaient autrefois des ateliers et un pavillon destiné aux enfants hospitalisés ; aujourd'hui, à la place des ateliers se dresse une chapelle, et les bâtiments ont été aménagés en salles d'hôpital qu'on appelle, à cause de leur situation, les Centraux. Plus loin, les infirmeries et enfin, tout près du chemin de ronde, les bains, à l'extrême opposé des bâtiments administratifs. Deux galeries lon- gitudinales jouxtent les jardins intérieurs et donnent accès à l'ensemble des pavillons. Sur la droite se succédaient autrefois la prison cel- lulaire (remplacée au début du siècle par un dortoir de valides-hommes et un dortoir de valides-femmes), la crèche, et deux dortoirs de vieillards et infirmes-femmes. Aujourd'hui, des dépendances administratives et médicales se trouvent dans les deux premiers pavillons et il n'y a plus qu'un seul bâtiment de deux étages consacré aux femmes de la section 4 (vieillards et infirmes). L'aile gauche, beaucoup plus étendue en largeur, a été, depuis la création de la maison, réservée aux hommes. Quelques change- ments sont intervenus depuis les premiers temps. A la place de la prison cellulaire qui faisait pen- dant à celle de gauche, on a placé des dortoirs de valides et des pavillons destinés aux men- diants libérés. Malgré cette nouvelle destination, les cellules de l'époque de la fondation n'ont pas été démolies, ni le poste central situé au milieu du bâtiment, pour mieux observer le mouvement de la prison. Aujourd'hui ce pavillon pénitencier

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sert à loger, au premier étage, des hébergés- travailleurs qui sont récompensés pour des rai- sons diverses et ont droit à une chambre indi- viduelle, et au rez-de-chaussée, des punis et des individus au statut incertain, appelés par les surveillants des « dingues ».

Restent les annexes de la Maison, les dépen- dances qui lui permettent de vivre en semi-autar- cie et qui font l'orgueil de l'administration : les divers ateliers de menuiserie et de confection de cintres, la buanderie, la boucherie, les salles de repassage et de couture, la boulangerie, les jardins potagers et, depuis peu, un bâtiment en forme d'étoile où est installée une salle de spectacles.

Un plan, même précis, ne traduit jamais l'espace qu'il est censé représenter. Certes tous les graphiques qui représentent les différents corps de bâtiment de la Maison donnent l'idée d'un énorme ensemble régi par une symétrie militaire. Dans tous on constate que les dor- toirs des vieillards-hommes sont très éloignés de l'entrée mais, probablement à cause de la symétrie même des pavillons.

Devant la porte d'entrée qui s'ouvre sur la cour d'honneur pavée, avec un peu de chance, on peut voir l'hélicoptère que la Préfecture a utilisé pour transporter des malades, vision d'apothéose pour les habitants de la Maison et les voisins, qui se réunissent par grappes de l'autre côté de la rue pour commenter l'événement insolite. Une barrière ferme la porte principale, de telle sorte que le visiteur doit accéder à la cour par la porte de contrôle où se trouvent un ou plusieurs agents et souvent, des travailleurs hébergés en uniforme. Contrôle

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qu'on peut déjouer si l'on arrive tôt dans l'après- midi ou à la tombée du soir, ou encore si l'on prononce le mot de passe de « visiteuse », lors- qu'on y pénètre après trois heures. A droite, une affiche indique que l'issue est réservée aux pensionnaires. « On peut y voir vaquer de nom- breuses personnes âgées, hommes ou femmes qui, à n'en pas douter puisqu'elles conversent ou s'interpellent, sont chez elles », précise notre guide principal, en l'occurrence le texte de pré- sentation rédigé par la Préfecture 1 Qui peut, en lisant ces lignes, imaginer une seconde que, derrière cette porte de droite, s'ouvre le pro- menoir des hommes, et que le premier pavillon que l'on trouve est celui qu'on appelle « le 45 », ou encore « le trou » ou « le cabanon » ? Pourquoi le texte officiel ne signale-t-il pas que les femmes âgées, celles qui appartiennent à la quatrième section, n'ont pas le droit de sta- tionner sur le côté droit ? Relevons encore la signification du verbe « vaquer ». A leurs occu- pations peut-être ? Mais alors il s'agit d'hébergés de la troisième section, ou encore des quatrièmes hommes qui, d'ordinaire sortent faire quelques courses à l'extérieur et aboutissent généralement à la Maison Bleue. Enfin, ce sont des gens qui parlent, bavardent et s'interpellent, qui ont donc un comportement banal qui n'étonne que l'au- teur du texte, et à juste titre : avant les années soixante, en effet, la discipline de la Maison était plus sévère et il était interdit aux pension- naires de bavarder ailleurs que dans les locaux conçus pour cet usage. De là vient que le texte insiste, quelques paragraphes plus loin, sur « le

1. Liaisons, op. cit., p. 10.

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peu de bruit qui y règne, sans bien sûr qu'au- cune consigne n'y impose le silence ».

On ne peut donc pas se diriger vers la droite. Il faut prendre l'issue de gauche où l'inscription « services hospitaliers », en gros caractères rouges, signale l'entrée de l'hôpital. Une fois la porte franchie, on s'engage dans la longue gale- rie qui longe le jardin et qui mène jusqu'aux bains, où le visiteur ne se rend jamais, d'abord par ignorance des lieux, puis par une sorte de découragement produit par l'apparente mono- tonie des pavillons, enfin, par un mélange de crainte et de répulsion que le spectacle humain lui inspire. Non que celui-ci soit extraordinaire. Au contraire, le va-et-vient serait presque banal à quelques détails près, qui ne peuvent pas manquer de frapper le visiteur éventuel : le regard perdu et agressif des garçons et des filles de salle, les gestes grimaçants de ces vieilles squelettiques ou trop fortes, qui marmonnent des mots incompréhensibles, à la cantonade, le mouvement perpétuel qui anime le promenoir où flotte cette odeur indéfinissable qui ne pro- vient pas d'un mauvais entretien des lieux (la propreté de la Maison est légendaire), mais d'une fusion aromatique de produits pharmaceutiques, de désinfectant et d'une troisième composante, humaine probablement, et difficile à déterminer.

Supposons que malgré l'aspect intimidant des lieux — qui découle en grande partie du fait que l'on a le sentiment réel de pénétrer dans un immense immeuble privé, et non dans un établissement public, anonyme et fonctionnel —, on veuille visiter les dortoirs des vieillards. Ceux- ci se trouvent non seulement à l'extrémité gauche du plan, mais à l'aboutissement de gale-

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ries et de promenoirs qui apparaissent au non- initié comme des dédales inextricables, la symé- trie des constructions n'étant vraiment repérable que sur de petites surfaces. Labyrinthe ou damier, une chose est certaine : l'espace réservé aux vieillards hommes est enfoui dans le cœur de la Maison et demeure, en principe, inexpu- gnable.

D'autres lieux animés et importants sont peu visibles et n'appartiennent en fait qu'à la vie interne de la Maison : ce sont les préaux qui séparent les différents pavillons, et les fumoirs, où les hébergés se regroupent, en respectant soi- gneusement les divisions par sexe et par section. Les préaux sont peu fréquentés, surtout pendant la mauvaise saison ; il y a parfois des arbres et quelques bancs, colonisés généralement par une poignée d'individus, toujours les mêmes. Flanqués de l'inévitable rangée de pissotières, les préaux sont plutôt les lieux de rendez-vous des coursières qui ramènent du vin de l'exté- rieur et qui remettent leur butin en profitant de l'isolement relatif du coin, des hébergés des deux sections qui peuvent, contrairement au règle- ment, se retrouver ensemble à certains moments de la journée, et d'une faune omniprésente et bruyante composée uniquement de pigeons et de chats. Les fumoirs, en revanche, sont toujours bondés. Quelques petits groupes — fort rares — se constituent au sein de cette foule qui demeure assise devant une télévision tonitruante. On fume beaucoup, comme le nom l'indique, et parfois on joue aux cartes.

Malgré la circulation intense le long des deux galeries longitudinales, et malgré l'aspect fonc- tionnel qui découle de l'observation du plan de

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l'établissement, la Maison est en fait un chapelet d'îlots, séparés les uns des autres par des cloi- sons de toutes sortes : des dortoirs, des préaux, des fumoirs, des services hospitaliers, des caba- nons, des réfectoires, des ateliers et des lieux de pouvoir, comme les bâtiments administratifs, dont la présence solennelle et écrasante rend la fréquentation du grand jardin peu désirable.

2. Des sections

Les textes officiels de la Préfecture signalent que la Maison est divisée en trois quartiers : le dépôt de mendicité, l'hospice et l'hôpital. Le dépôt de mendicité est aujourd'hui appelé centre d'hébergement. Il est à son tour divisé en trois sections. La première, qui a une capacité de 194 lits, est destinée aux mendiants libérés, en application de l'article 274 du Code pénal, aux prévenus de vagabondage et de mendicité, aux clochards et vagabonds trouvés sur la voie pu- blique par la police municipale, et aux hébergés de nuit. La deuxième et la troisième sections constituent le centre d'accueil. Vont en deuxième section les indigents ayant des antécédents judi- ciaires. Ceux-ci fournissent plus des 2/5 de la population du centre d'accueil. La troisième section, par contre, regroupe les indigents sans antécédents judiciaires, qu'on appelle encore des inadaptés sociaux. L'hospice, qui possède 1 127 lits, est formé par 90 % des pension- naires du dépôt de mendicité, âgés de plus de soixante-cinq ans, ou par des infirmes incura-

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bles. Enfin l'hôpital, dont la capacité est de 912 lits et qui juridiquement correspond à l'in- firmerie de la Maison (cinquième section), est ouvert aux malades des communes environnan- tes depuis 1930.

La division de la Maison en sections date de l'époque de sa fondation. Le premier partage de la population se fit entre condamnés et volon- taires, subdivisés à leur tour en valides et semi- valides. Les quartiers cellulaires étaient séparés complètement des quartiers d'hospitalisation. Ils avaient leur parloir, leur préau et leur greffe. « Les préaux cellulaires sont de lugubres endroits 1 », déclare un philanthrope, dans un discours destiné à montrer les bienfaits du patro- nage dans ce type d'institutions. « De petites cours sablées, triangulaires, entre deux murailles qui s'écartent en angle et reçoivent, à leur écartement, une grille de fer qui fait penser, hélas, aux cages où l'on enferme les fauves captifs de nos expositions zoologiques. » A par- tir de 1890, les quartiers cellulaires renfermèrent une population féminine qui fut transférée de Saint-Lazare à Nanterre, pour y purger des pei- nes n'excédant pas deux mois. A l'époque, il y avait cent vingt cellules sur deux étages avec, au rez-de-chaussée, un kiosque central qui ser- vait de bureau pour les surveillants. En 1898, la prison de Nanterre ne contenait plus que des femmes condamnées, des jeunes prévenues mi- neures de seize ans et des jeunes filles détenues par voie de correction paternelle, ou bien sou- mises à la correction en vertu des articles 66 et 67 du Code pénal. Cependant l'expérience avait

1. « Maison de répression... », op. cit., p. 51.

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montré que la répression était un moyen inef- ficace pour venir à bout de la mendicité. Le pre- mier pas dans la « voie de la philanthropie », pour employer le langage de la Préfecture, con- sista à changer le nom de « Maison de répres- sion», affiché à la porte d'entrée, contre celui de « Maison départementale », modifié aujour- d'hui en « Maison de Nanterre », depuis que l'établissement a développé ses structures hospi- talières. L'institution proposait de se consacrer à la prévention de la mendicité et du vagabon- dage par le biais de l'hospitalisation ; elle affi- chait ainsi une vocation sociale en se débar- rassant de sa fonction répressive. En mai 1902, le quartier cellulaire était définitivement éva- cué. Aujourd'hui il n'existe plus que les bâti- ments cellulaires de l'aile droite où, comme nous l'avons dit, sont logés des « auxiliaires », nom donné aux hébergés qui travaillent, ainsi que des mendiants libérés, détenus administrative- ment en vertu de l'article 274 du Code pénal. Ce sont ceux-ci, dont le nombre est pratiquement inexistant aujourd'hui, qui constituent la pre- mière section.

Les quartiers de l'hospitalité 1 renfermaient, à la fin du XIX siècle, des détenus administratifs, des mendianst libérés, et des hospitalisés valides et semi-valides. « A l'extrémité de la longue galerie couverte qui donne accès aux différents services de Nanterre, s'élèvent les bâtiments de l'infirmerie. Leur élégance extérieure laisse pressentir le soin qui a présidé à leur aménage-

1. Le terme d'hospitalité relève à la fois du refuge, de la bienfaisance et de l'hôpital. J'emprunte ici la terminologie de la Préfecture.

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« Microcosme de b UUU habitants environ, comprenant des jeunes et des vieux,

des administrateurs et des administrés, des malades et des médecins, des clochards et des policiers

l'asile de Nanterre est un terrain ethnologique exceptionnel.

Enclave infâme,

séparée des H.L.M. et des cités de transit territoire des « petits vieux » et des « cloches »,

qui s'étend à la périphérie de la commune de Nanterre,

quelque part du côté de Colombes; murs de pierres et grilles sévères, entrée gardée,

source intarissable de légendes et de rumeurs :

la Maison de Nanterre, un mythe urbain plus qu'une réalité.

Après avoir tant parlé de l'asile, pourquoi ne pas entendre le discours asilaire

tel qu'il est effectivement prononcé? Pourquoi ne pas joindre l'étude de l'hospice

à celle de l'hôpital psychiatrique et des prisons ? Pourquoi enfin

ne pas décrire cet autre enfermement, plus insidieux,

et qui est celui des vieillards ? » C. B.

Carmen Bemand est ethnologue. Elle enseigne la sociologie à la Faculté de Nanterre.

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