APPORTS D’UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE DU DIABÈTE...

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UNIVERSITE CLAUDE BERNARD – LYON 1 FACULTE DE MEDECINE LYON NORD Année : 2006 APPORTS D’UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE DU DIABÈTE DE TYPE 2 À L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉDECINE. Thèse Présentée à l’Université Claude Bernard – Lyon 1 Et soutenue publiquement le 17 mai 2006 Pour obtenir le grade de docteur en médecine Par Guillaume SOUWEINE Né le 6 septembre 1973 A Lyon 1

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  • UNIVERSITE CLAUDE BERNARD – LYON 1

    FACULTE DE MEDECINE LYON NORD

    Année : 2006

    APPORTS D’UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE

    DU DIABÈTE DE TYPE 2

    À L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉDECINE.

    Thèse

    Présentée à l’Université Claude Bernard – Lyon 1 Et soutenue publiquement le 17 mai 2006

    Pour obtenir le grade de docteur en médecine

    Par

    Guillaume SOUWEINE Né le 6 septembre 1973

    A Lyon

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  • UNIVERSITE CLAUDE BERNARD – LYON I

    Président de l’ Université M. le Pr. COLLET Président du Comité de Coordination des études médicales M. le Pr. VITAL-DURAND Secrétaire Général M. BONHOTAL

    FEDERATION SANTE

    UFR de Médecine Lyon Grange-Blanche Directeur : M. le Pr. MARTIN UFR de Médecine Lyon RTH Laennec Directeur : M. le Pr. VITAL DURAND UFR de Médecine Lyon-Nord Directeur : M. le Pr. MAUGUIERE UFR de Médecine Lyon-Sud Directeur : M. le Pr. GILLY Institut des Sciences Pharmaceutiques et Biologiques Directeur : M. le Pr. LOCHET UFR d’Odontologie Directeur : M. le Pr. ROBIN Institut de Techniques et Réadaptation Directeur : M. le Pr. COLLET Département de Formation et Centre de Recherche en Biologie Humaine Directeur : M. le Pr. FARGE

    FEDERATION SCIENCES

    UFR de Biologie Directeur : M. le Pr. PINON UFR de Chimie et Biochimie Directeur : M. le Pr. SCHARFF UFR de Génie Electrique et des procédés Directeur : M. le Pr. BRIGUET UFR d’ Informatique Directeur : M. le Pr. EGEA UFR de Mathématiques Directeur : M. le Pr. CHAMARIE UFR de Mécanique Directeur : M. le Pr. BEN HADID UFR des Sciences et Techniques des activités Physiques et Sportives Directeur : M. le Pr. MASSARELLI Institut des Sciences et des Techniques de l’ Ingénieur de Lyon Directeur : M. le Pr. PUAUX I.U.T. A Directeur : M. le Pr. ODIN I.U.T B Directeur : M. le Pr. LAMARTINE Institut de sciences financières et assurances (ISFA) Directeur : M. le Pr. AUGROS Centre de Recherche Astronomique de Lyon Directeur : M. BACON

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  • PERSONNELS TITULAIRES FACULTE DE MEDECINE LYON NORD

    Année Universitaire 2005/2006

    Service des Personnels Enseignants de Santé

    Professeurs des Universités - Praticiens Hospitaliers (Cl.Exceptionnelle ) BAULIEUX Jacques Chirurgie générale FLORET Daniel Pédiatrie MAUGUIERE François Neurologie S MILON Hugues Cardiologie Professeurs des Universités - Praticiens Hospitaliers (1ère classe) ANDRE Jean Biochimie et Biologie moléculaire ANDRE-FOUET Xavier Cardiologie BERARD Jérôme Chirurgie infantile BEZIAT Jean-Luc Chirurgie maxillo-faciale et Stomatologie BOISSON Dominique Médecine Physique et de Réadaptation S BRYON Paul André Hématologie ; Transfusion CHASSARD Dominique Anesthésiologie et réa chirurgicale COURPRON Philippe Médecine interne ; Gériatr. et Biolog.vieill. ETIENNE Jérôme Bactériologie-Virologie ; Hygièn hospital. GUERIN Jean Claude Pneumologie LABEEUW Michel Néphrologie LERICHE Albert Urologie LLORCA Guy Thérapeutique LYONNET Denis Radiologie et Imagerie médicale S MIKAELOFF Philippe Chirurgie thoracique et cardio-vasculaire MORNEX Françoise Cancérologie ; Radiothérapie OVIZE Michel Physiologie (opt.clinique, cardiologie) S PATRICOT Louis-Marc Anatomie et Cytologie Pathologiques PEIX J.Louis Chirurgie générale PETIT Paul Anesthésiologie et Réa chirurgicale PEYRAMOND Dominique Maladies infectieuses PEYRON François Parasitologie et Mycologie PUGEAT Michel Endocrinologie et maladies métaboliques PUTET Guy Pédiatrie REVEL Didier Radiologie et Imagerie médicale ROBERT Dominique Réa médicale ROUSSET Bernard Biologie cellulaire RUDIGOZ René-Charles Gynécologie-Obstétrique THIVOLET-BEJUI Françoise Anatomie et cythologie pathologiques

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  • Professeurs des Universités - Praticiens Hospitaliers (2ème classe) ALLAOUCHICHE Bernard Anesthésiologie et réanimation chirurgicale ANDRE Patrice Bactériologie-Virologie BERTHEZENE Yves Radiologie et Imagerie médicale COLOMBEL Marc Urologie DALIGAND Liliane Médecine légale et Droit de la santé DEVOUASSOUX Mojgan Anatomie et cytologie pathologiques DISANT François O.R.L. DUCERF Christian Chirurgie digestive ECOCHARD René Biostatistiques et Informatique médic. EDERY Charles Génétique GAUCHERAND Pascal Gynécologie-Obstétrique GEORGIEFF Nicolas Pédopsychiatrie GUENOT Marc Neurochirurgie LANTELME Pierre Cardiologie LAVILLE Martine Nutrition LEJEUNE Hervé Biologie du développement et de la repr. MERTENS Patrick Anatomie/Neurochirurgie MION François Physiologie (option Gastro-Entérologie) NEYRET Philippe Chirurgie orthopédique et traumatol. NINET Jean Chirurgie thoracique et cardio-vasculaire PONCHON Thierry Gastroentérologie ; Hépatologie RYVLIN Philippe Neurologie SALLES Gilles Hématologie ; Transfusion SOUQUET Jean Christophe Gastroentérologie ; Hépatologie THOMAS Luc Dermato-Vénéréologie VANHEMS Philippe Epidémiologie, Economie de la Santé S = Surnombre universitaire 59 enseignants pu/ph/Rangs A Maîtres de Conférences des Universités - Praticiens Hospitaliers (hors classe) BUI-XUAN Bernard Anesthésiologie et Réa-chirurgicale CETRE J.Charles Epidémiologie, Econ.Santé et Prévent. DAVEZIES Philippe Médecine et Santé au travail GRAFMEYER Denis Biochimie et Biologie moléculaire GRENOT Catherine Biochimie et Biologie moléculaire

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  • SABATINI Jean Médecine légale et Droit de la santé Maîtres de Conférences des Universités - Praticiens Hospitaliers (1ère classe) BENCHAIB Mehdi Biologie et Médecine dévelop.et Reproduct. CHEVALLIER-QUEYRON P. Epidémiologie, Econ.Santé et Prévent. COZON Grégoire Immunologie CROISILLE Pierre Radiologie et Imagerie médicale DURR Françoise Pharmacologie fondamentale GENOT Alain Biochimie et Biologie moléculaire GILLE Yves Bactériologie-Virologie ; Hygiène hospitalière GONZALO Philippe Biochimie et biologie moléculaire MASSIGNON Denis Hématologie ; Transfusion SAPPEY-MARINIER Dom. Biophysique et Médecine nucléaire TEYSSIER Michèle Cytologie et Histologie VAN GANSE Eric Pharmacologie clinique VOIGLIO Eric Anatomie/Chirurgie générale WALLON Martine Parasitologie et Mycologie Maîtres de Conférences des Universités - Praticiens Hospitaliers (2ème classe) BARNOUD Raphaëlle Anatomie et cytologie pathologiques BILLOTEY Claire Biophysique FRANCO Patricia Physiologie JARRAUD Sophie Bactériologie-Virologie NATAF Serge Cytologie et Histologie RABILLOUD Muriel Biostatistiques SAOUD Mohamed Psychatrie d’adultes THIEBLEMONT Catherine Hématologie clinique TILIKETE Caroline Physiologie 29 enseignants MCU-PH MISE A JOUR 06.09.2005

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  • Remerciements :

    A Monsieur le Professeur Yves Matillon Vous nous faites le grand honneur de présider notre jury de thèse et d’apporter à ce travail le regard d’un méthodologiste à la croisée des chemins de la science dure et de la philosophie.

    A Monsieur le Professeur Jacques Orgiazzi

    Vous nous faites le grand honneur de juger notre travail. Le stage d’externat effectué dans votre équipe nous avait enseigné rigueur et humanisme, ce fut une étape riche de notre

    formation.

    A Monsieur le Professeur Alain Moreau Vous nous faites le grand honneur de juger notre travail et de nous apporter votre expérience de la recherche en médecine générale sur le diabète. L’enseignement de troisième cycle que

    vous nous avez dispensé nous a permis de recentrer notre regard sur notre spécialité.

    A Monsieur Jean-Philippe Pierron Vous nous faites le grand honneur de juger notre travail. Le regard d’un philosophe contribue à la dimension transdisciplinaire de ce jury et témoigne de l’accomplissement d’une ouverture

    de la médecine.

    A Madame Evelyne Lasserre Vous nous avez fait le grand honneur de diriger cette thèse. Vous nous avez guidé dans les

    méandres de l’anthropologie et apporté le recul nécessaire pour ne pas nous y noyer.

    A Monsieur le Docteur Yves Zerbib Vous nous avez fait le grand honneur de diriger cette thèse. Merci pour tout et l’aventure

    maltaise.

    ___________

    Toute notre gratitude également au Professeur Le Goaziou, au Docteur Biot-Laporte, au Docteur Mas et au Docteur Comte qui nous ont aidé à recruter des personnes volontaires pour

    les entretiens.

    Merci aux personnes qui ont accepté de participer aux entretiens. Elles nous ont accueilli dans l’intimité de leurs maux.

    ____________

    Merci à toute l’équipe de relecteurs et de metteurs en pages : Arnaud, Adela, Guillaume et Anne, Damien, Dominique, Loetlo, Mum et Pop, Maria ; de même qu’à Viviane Albenga et

    Monsieur Philippe Corcuff pour leurs conseils méthodologiques.

    Enfin, merci à ceux, amis et famille, qui n’ont rien fait pour cette thèse mais sans lesquels la vie serait beaucoup moins belle.

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  • Pour Maria, à nos chapitres à venir…

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  • SOMMAIRE

    INTRODUCTION………………………………………………………………………………… PREMIERE PARTIE : LA CONSTRUCTION DES OBJETS DE LA MEDECINE. UNE CRITIQUE DE L’EPISTEMOLOGIE MEDICALE CONTEMPORAINE……………….. 1- Genèse de la profession………………………………………………………………………...

    1.1- La constitution du savoir……………………………………………………………... 1.1.1- La situation institutionnelle à l’aube de la Révolution Française………......

    1.1.2- La démarche anatomo-clinique…………………………………………......

    1.1.3- La médecine expérimentale…………………………………………………

    1.1.4- Microbiologie et pastorisme ……………………………………………......

    1.1.5- La naissance de la psychiatrie et de la psychanalyse……………………….

    1.1.6- La médecine fondée sur des preuves…………………………………….....

    1.2- Monopole et autonomie……………………………………………………………… 1.2.1- Les grandes découvertes de la médecine : la perspective structuro-

    fonctionnaliste……………………………………………………………………..

    1.2.2- « Ecole de Chicago » et perspective interactionniste :

    où les logiques stratégiques entrent en jeu………………………………………...

    1.2.3- De l’idéologisation de l’autorité médicale…..……………………………...

    1.2.4- … à l’histoire de l’observance……………………………………………...

    1.2.5- De l’ubiquité du médical dans les champs du social à la

    production d’un contre-discours…………………………………………………...

    1.3- L’apparition du statut de malade……………………………………………………...

    1.3.1- Le malade et le droit à l’inactivité…………………………………………..

    1.3.2- Le malade comme victime de la société et le malade chronique…………...

    1.3.3- Le malade acteur du système de soin……………………………………….

    2- De l’épistémologie à la formalisation médicale du diabète de type 2…………………………. 2.1- La théorie empiriste du langage médical…………………………………………......

    2.2- Le cas du diabète de type 2…………………………………………………………...

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  • 2.2.1- Structure des Traités de diabétologie et construction de

    l’objet médico-scientifique………………………………………………………...

    2.2.2- La formalisation de la prise en charge……………………………………...

    DEUXIEME PARTIE : LA CONSTRUCTION DU VECU DE LA MALADIE……………...... 1- L’approche interprétative de la maladie……………………………………………………......

    1.1- La tradition centrée sur le sens et la maladie comme modèle explicatif……………... 1.1.1- Origine de la tradition centrée sur le sens………………………………......

    1.1.2- La maladie comme modèle explicatif………………………………………

    1.1.3- Formes symboliques, réseaux sémantiques : l’élaboration de

    l’expérience………………………………………………………………………..

    1.1.4- La question de la traduction .……………………………………………….

    1.2- L’expérience de la maladie et la dissolution du monde vécu………………………... 1.2.1- Monde vécu et réalités multiples……………………………………………

    1.2.2- Phénoménologie de la maladie et dissolution du monde vécu……………...

    1.3- La mise en récit : lire la maladie pour reconstruire le monde………………………... 1.3.1- La théorie de la réponse du lecteur…………………………………………

    1.3.2- Narration et temporalité…………………………………………………….

    1.3.3- La mise en intrigue………………………………………………………….

    1.3.4- La subjonctivation…………………………………………………………..

    1.3.5- Pragmatique…………………………………………………………………

    1.3.6- Quelques conséquences……………………………………………………..

    2- Les entretiens…………………………………………………………………………………...

    2.1- La question de départ………………………………………………………………… 2.2- Méthode et caractéristiques des personnes interviewées…………………………...... 2.2.1- Méthodologie utilisée……………………………………………………….

    2.2.1.1- L’entretien compréhensif…………………………………………

    2.2.1.2- Conditions de validité des entretiens compréhensifs…………......

    2.2.1.2.1- L’échantillon : de la significativité à la saturation……...

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  • 2.2.1.2.2- Les autres critères de cohérence interne :

    réflexivité, qualité de l’argumentation……………………………..

    2.2.1.2.3- La cohérence externe d’une étude par entretiens :

    le cadrage et la preuve à long terme………………………………..

    2.2.1.3- Présentation de la grille d’entretien……………………………….

    2.2.1.4- Conditions de réalisation……………………………….................

    2.2.1.5- Technique d’analyse des résultats………………………………...

    2.2.2- Caractéristiques de l’échantillon……………………………………………

    2.2.2.1- Critères d’inclusion et d’exclusion………………….…………….

    2.2.2.2- Un échantillon recruté par des médecins généralistes..…………...

    2.2.2.3- Caractéristiques des personnes interviewées…………..………….

    2.3- Résultats………………………………………………………………………………

    2.3.1- Présentation des entretiens et démarche réflexive…………………………..

    2.3.1.1- Contraintes et choix contextuels………………………………......

    2.3.1.2- Présentation des entretiens……………………………………......

    2.3.1.3- Récits des entretiens………………………………………………

    2.3.1.3.1- L’entretien avec E1……………………………………...

    2.3.1.3.2- L’entretien avec E2……………………………………...

    2.3.1.3.3- L’entretien avec E3……………………………………...

    2.3.1.3.4- L’entretien avec E4……………………………………...

    2.3.1.3.5- L’entretien avec E5……………………………………...

    2.3.1.3.6- L’entretien avec E6……………………………………...

    2.3.1.3.7- L’entretien avec E7……………………………………...

    2.3.1.3.8- L’entretien avec E8……………………………………...

    2.3.1.3.9- L’entretien avec E9……………………………………..

    2.3.1.3.10- L’entretien avec E10…………………………………..

    2.3.2- Réseaux sémantiques……………………………………………………….

    2.3.2.1- La constellation des signifiés relatifs à la gestion du corps…...….

    2.3.2.2- Les signifiés relatifs à la vieillesse et au vieillissement……….....

    2.3.2.3- Les réseaux relatifs aux médicaments…………………………….

    2.3.2.4- Les signifiés du diabète comme maladie insidieuse………………

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  • 2.3.3- Diabète et destruction du monde vécu……………………………………...

    2.3.3.1- Les destructions patentes du monde vécu………………………...

    2.3.3.2- La confrontation des destructions du monde vécu

    dans les récits doubles……………………………………………………..

    2.3.3.3- Expérience du traitement et mise en crise du monde vécu……......

    2.3.4- Intrigues et système de perspectives……………………………………......

    2.3.4.1- Organisation générale des intrigues………………………………

    2.3.4.2- Le système de perspectives : entre « fiction culturelle »

    et élaboration individuelle………………………………………………....

    2.3.5- Subjonctivation et conjuration …………………………………………......

    2.3.6- Place des comportements thérapeutiques…………………………………...

    2.3.6.1- Analyse des catégories thérapeutiques……………………………

    2.3.6.1.1- Le diabétique et les médicaments……………………….

    2.3.6.1.2- Les interviewés et l’alimentation……………………......

    2.3.6.1.3- Les interviewés et l’activité physique………………......

    2.3.6.1.4- Les rapports avec les médecins ………………………...

    2.3.6.2- Phénoménologie des comportements thérapeutiques …………….

    2.4- Apports et limites de notre étude ……………………………………………………. TROISIEME PARTIE : LA PERSPECTIVE DU SOIN EN QUESTION ..................................... 1- Les critères de validité externe : comparaison avec la littérature ……………………………... 1.1- Comparaison des échantillons dans les études qualitatives sur le diabète…………… 1.1.1- La taille des échantillons dans les recherches qualitatives sur le diabète......

    1.1.2- Comparaison des modes de recrutement des participants………………….

    1.1.3- Comparaison des caractéristiques des participants dans les études

    qualitatives relatives au diabète……………………………………………………

    1.2- Le diabète comme objet de différents savoirs………………………………………... 1.2.1- Comparaison entre nos résultats et le cadre théorique de

    l’anthropologie interprétative……………………………………………………...

    1.2.2- Les modèles de croyance en matière de santé………………………………

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  • 1.3- Les déterminants des comportements thérapeutiques …...…………………………... 2- La notion de réalités multiples comme principe épistémologique…………………………...... 2.1- Le diabète de type 2 et la théorie empiriste du langage médical…………………...... 2.1.1- L’objet et les objectifs du soin selon la théorie empiriste………………......

    2.1.2- Le rôle du diabétique……………………………………………………......

    2.2- Réalités multiples et approche phénoménologique du diabète de type 2……………. 2.2.1- Les différentes réalités mobilisées lors du soin d’une

    personne atteinte de diabète………………………………………………………..

    2.2.2- Finalité et portée du soin d’une personne atteinte de diabète………………

    2.2.3- La question de l’autonomie…………………………………………………

    2.3- Quelques conséquences sur la pratique de la médecine………………………………

    CONCLUSIONS…………………………………………………………………………………. ANNEXES………………………………………………………………………………………... Annexe 1 : Niveau de preuve des recommandations…………………………...............................

    Annexe 2 : Grille d’entretien ……………………………………………………………………...

    Annexe 3 : Courrier transmis à leurs patients diabétiques de type 2 par

    les médecins traitants……………………………………………….……………………………..

    REFERENCES…………………………………………………………………………………….

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  • INTRODUCTION

    Au cours de ses études de médecine, l’étudiant se forme et se transforme, traverse une

    multitude d’événements, de petites et de grandes histoires. Certains de ces épisodes, heureu-

    sement une infime minorité, sont révoltants. Nous pensons particulièrement à des situations

    dramatiques où des médecins s’appuient sur un savoir scientifiquement irréprochable pour

    imposer des décisions vitales à des patients réduits au rang d’objet du soin. Doit-on les

    considérer comme des entorses impardonnables à la déontologie ? Certainement. Néanmoins,

    n’est-il pas réducteur de cantonner ces situations à des erreurs personnelles dans le dosage

    empirique entre la scientificité et l’humanisme qui sous-tendent l’exercice médical ? Car une

    fois repérés les actes caricaturaux, la question de cette posologie s’étend vite à la pratique en

    général et l’acte le plus quotidien ne semble pas exempt des enjeux de pouvoir cristallisés par

    cette tension. Tout au long de notre cursus ces questions se sont bousculées et nous avons

    souhaité, au moment de nous engager dans la pratique en tant que professionnel, prendre le

    temps d’une réflexion méthodique sur ce sujet.

    L’objectif de cette thèse est d’établir une critique d’ordre épistémologique des

    fondements implicites de l’autorité médicale et de proposer une alternative à partir d’un

    travail de terrain anthropologique. Il ne sera pas question ici de mettre en doute l’efficacité de

    la médecine, non plus que l’intégrité de ceux qui la pratiquent. En revanche, nous

    déconstruirons la perspective selon laquelle le savoir de la médecine serait de l’ordre de la

    nature, par opposition au vécu des malades qui serait de l’ordre de la croyance et de la culture.

    L’autorité médicale, en tant que légitimité sociale, repose explicitement sur le statut

    des professionnels, c'est-à-dire sur leur savoir et leur vocation. Ce savoir, fondé sur des

    disciplines scientifiques, est tenu à la fois comme moralement neutre et comme représentation

    exacte de ce qui est normal ou pathologique. Cela ne signifie pas que la médecine prétende

    tout connaître, mais que ce qui est peut être découvert grâce aux perfectionnements de la

    science et des techniques. Le réel apparaît comme couvert d’un voile que la raison se donne

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  • pour mission de repousser. Nous présenterons dans la première partie de la thèse un regard

    sociologique et historique sur ce rapport au savoir afin de le faire apparaître comme un

    construit culturel soumis à de multiples enjeux. Il est particulièrement frappant de constater le

    fossé qui sépare les conceptions qu’ont les sciences humaines et sociales de la médecine – un

    univers culturel qui élabore ses objets propres – de celui que cette dernière tient à propos

    d’elle-même – une tentative de description exacte de la nature. Ce raisonnement permettra de

    dégager que l’autorité, en tant que contrôle légitime sur les malades, résulte de l’assimilation

    implicite et naturalisante des patients aux objets culturels formulés par le savoir.

    Dans la seconde partie nous contrasterons cette perspective par une analyse phénomé-

    nologique du vécu de la maladie. Pour cela, nous exposerons un modèle théorique issu de

    l’anthropologie selon lequel une situation morbide est soumise par le malade à des processus

    interprétatifs dont émerge le vécu. Ce modèle a été élaboré par l’étude de personnes atteintes

    de maladies graves tels que des syndromes occasionnant des douleurs chroniques ou

    engageant le pronostic vital à court terme. Nous chercherons à l’appliquer à des contextes

    moins dramatiques, correspondant à des situations fréquentes en médecine générale. Notre

    choix s’est porté sur le diabète de type 2 : une affection dont la prévalence est élevée,

    longtemps asymptomatique mais aux conséquences redoutables et dont le traitement requiert

    des changements dans le mode de vie. Nous explorerons le vécu de personnes atteintes de

    diabète de type 2 à l’aide d’entretiens semi-directifs. Au cours de ces dix entrevues nous

    rechercherons plus particulièrement comment s’organise l’expérience de la maladie et quels

    liens elle tisse avec les comportements vis-à-vis des thérapeutiques.

    Dans la dernière partie nous confronterons la perspective du savoir médical définie

    dans la première aux caractéristiques du vécu du diabète relevées dans la seconde. A partir de

    cela nous proposerons un soubassement épistémologique adapté au soin de ce type de

    malades.

    Il nous semble important de préciser dès cette introduction que la dimension

    psychologique sera laissée totalement de côté dans ce travail, tant dans l’élaboration théorique

    que dans l’interprétation des entretiens. Ceci ne s’explique pas par un manque d’intérêt pour

    cette discipline, ou parce que nous postulons qu’elle serait sans importance pour notre sujet.

    Au contraire : c’est parce que ce regard nous semble extrêmement riche qu’il est impossible

    de lui donner la place qui lui revient au sein des domaines très variés abordés dans la thèse.

    D’autre part, nous avons construit notre réflexion à partir des sciences humaines et sociales

    afin de nous extraire du cadre de lecture épistémologique biomédical et cet effort serait resté

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  • vain si nous avions cédé à la tentation du discours psychomédical. Ce détour épistémologique

    est la condition indispensable pour revenir finalement à notre discipline : prendre une distance

    critique pour mieux la réinvestir. C’est à ce titre que notre travail ne se veut pas réflexion

    anthropologique ou philosophique (pour lesquelles nous n’avons pas les compétences

    requises) mais bel et bien une thèse de médecine.

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  • PREMIERE PARTIE :

    LA CONSTRUCTION DES OBJETS DE LA MEDECINE. UNE

    CRITIQUE DE L’EPISTEMOLOGIE MEDICALE CONTEMPORAINE

    Depuis le XIXe siècle, l’art de guérir est entraîné, en occident, dans un puissant

    courant de mutations. Une façon classique de décrire ces transformations consiste à invoquer

    les progrès de la science, des techniques et de la technologie. La médecine apparaît alors

    volontiers comme un élan altruiste visant au bien-être de l’Homme, puisant son énergie de

    savoirs domestiquant la nature. Nous en présenterons ici une analyse quelque peu décentrée.

    Contre la vision de la science arrachant des découvertes aux pans inconnus du Réel, de

    l’histoire de la discipline comme processus linéaire d’acquisition du savoir, nous proposerons

    celle de la médecine comme processus social de construction d’objets spécifiques. Pour cela,

    nous analyserons dans un premier temps la dynamique de professionnalisation dans laquelle

    les médecins se sont engagés dès la fin du XVIIIe siècle. La notion de professionnel permettra

    d’articuler la formation des savoirs et des statuts avec les contextes sociaux et historiques.

    Nous montrerons alors que certains principes épistémologiques reflètent les enjeux de

    pouvoirs sous-jacents à cette démarche. Nous terminerons cette première partie en cherchant

    la trace de ces enjeux dans le savoir relatif au diabète de type 2.

    16

  • 1- Genèse de la profession

    A la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles se sont, petit à petit, structurés les

    fondements épistémologiques de ce qui deviendra, deux siècles plus tard, la médecine que

    nous connaissons. Est-ce à dire que des époques précédentes rien n’a subsisté ? Evidemment

    non ; mais les préoccupations relatives à l’art de guérir contemporain justifiant ce travail se

    sont développées depuis cette période.

    Ce bref tour d’horizon historique est l’occasion de mettre en place une notion centrale

    de notre réflexion : l’interrelation, constitutive des objets de la médecine, entre des éléments

    d’ordre social, politique et culturel. Ainsi, en suivant le fil d’une analyse diachronique, nous

    apercevrons plus distinctement que l’histoire de la médecine va au-delà d’une succession de

    plus en plus rapide de découvertes. Nous montrerons que le champ médical est issu d’un

    double mouvement. D’une part, l’interaction de révolutions épistémologiques et de contextes

    historiques, politiques, sociaux, a permis la production d’un savoir médical ; d’autre part les

    stratégies des différents acteurs ont dessiné les statuts de médecin et de patient1.

    Les « professionnels », nous disent P. Adam et C. Herzlich, « se distinguent des autres

    métiers par un haut niveau de formation abstraite et spécialisée et une orientation de service

    envers la population à laquelle correspond l’idée de vocation. Les professions se différencient

    aussi des autres occupations par le fait que leur est reconnu le monopole de leur activité ainsi

    qu’une autonomie exceptionnelle dans son exercice et dans son contrôle […] » [4 p. 31].

    Isolons quelques éléments de cette caractérisation : (a) la profession repose sur un type de

    savoir particulier, à la fois théorique et fondement d’une pratique. (b) les notions de

    monopole, c'est-à-dire l’interdiction juridique pour les non-professionnels de s’occuper de ce

    qui relève du champ de la profession, et d’autonomie, le droit d’en fixer soi-même les règles

    et de veiller à leur application. Enfin, (c) le troisième élément clef de cette définition

    correspond à la vocation, c'est-à-dire une attraction pour la profession au nom de certaines

    valeurs (habituellement humanistes). Nous substituerons à la vision téléologique de l’histoire

    de la médecine, une analyse centrée sur les liens unissant savoirs et pouvoirs dans l’optique de

    l’acquisition du statut social de professionnel. Nous suivrons pour cela le fil de la définition

    1 Ce type d’analyse, s’appuyant sur le principe d’un fondement épistémologique commun à l’histoire, la sociologie et l’anthropologie caractérise l’approche de chercheurs comme D. Fassin, ou J.P. Olivier de Sardan, comme en témoignent les références suivantes : [1 p. 42], [2 p. 10], [3 p. 22] ; mais cette position est loin d’être systématique si l’on considère l’ensemble du champ des sciences sociales.

    17

  • en présentant successivement la constitution du savoir médical puis son intrication avec les

    mécanismes sociaux qui ont conféré son autorité sociale à la médecine.

    1.1- La constitution du savoir

    L’ensemble culturel (bien qu’hétérogène) que représente la médecine occidentale

    contemporaine, s’est construit sur un nombre limité de révolutions épistémologiques (de

    paradigmes) survenues au cours des deux derniers siècles. Alain Caillé définit ainsi un

    paradigme, [5 p. 13] : « […] contentons-nous de désigner sous ce terme un ensemble de

    théories et de modèles d’explication reconnus, de manières de faire sens communément

    admises par la communauté savante, qui dessinent le champ du pensable et des

    questionnements légitimes ». Cette notion de paradigme permet d’envisager les grandes

    étapes de la médecine, non seulement comme découvertes et connaissances mais plus encore

    comme de nouvelles façons de construire le réel.

    Après une présentation sommaire du contexte médical de la France prérévolutionnaire,

    nous introduirons les paradigmes suivants : la démarche anatomo-clinique, la médecine

    expérimentale, le pastorisme, la psychiatrie et la psychanalyse, la prise de conscience de leur

    pertinence en médecine générale et, plus proche de nous, la médecine fondée sur des preuves.

    Pour chacun d’entre eux nous chercherons en priorité à éclairer les liens entre le contexte, les

    valeurs et les processus de légitimation des savoirs.

    1.1.1- La situation institutionnelle à l’aube de la Révolution Française

    Cet état des lieux est nécessaire pour saisir le cadre structurel des bouleversements

    constitutifs de la médecine. Nous devons évoquer trois registres différents : un cadre

    corporatiste, c'est-à-dire : qui sont les agents de la médecine officielle ? Un cadre

    institutionnel, c'est-à-dire : où sont-ils formés et où exercent-ils ? Et enfin, un cadre

    stratégique : comment se gère la concurrence avec les agents de la médecine officieuse ?

    Sur le plan corporatiste, l’Ancien Régime maintenait une stricte séparation entre les

    médecins et les chirurgiens. Chacun de ces ordres était lui-même hiérarchisé, ainsi les

    membres du « bas de l’échelle » ne pouvaient pratiquer qu’un nombre limité de tâches et ne

    pouvaient pas exercer n’importe où.

    18

  • Cette stratification se lovait dans la problématique plus large de l’hétérogénéité

    institutionnelle. Des querelles opposaient l’Ecole Royale de médecine et les universités et les

    divisaient en leur sein : si les enseignements des Lumières orientaient la démarche de certains

    membres de la Société Royale de Médecine (tels que Fourcroy dont les travaux préfigurent

    l’hygiénisme), l’Université, en revanche, dispensait une scolastique désuète [6].

    Enfin, religieux et guérisseurs représentaient une large concurrence dont l’influence

    dépendait autant de l’inégale répartition géographique des médecins que de leur pauvre

    légitimité et de l’horreur qu’inspiraient les hôpitaux : vétustes et sordides, lieux de détention,

    d’internement des aliénés et ultime déchéance des nécessiteux.

    En somme, les Hommes de l’art étaient divisés aussi bien dans leurs statuts que dans

    leurs institutions. Leur savoir ne disposait pas d’une légitimité sociale. Le champ de la

    médecine étaient livré à une large concurrence.

    Ces problèmes seront l’objet de réformes à partir de la Révolution et durant tout le

    siècle suivant. Dès la fin du XVIIIe le clivage entre médecine et chirurgie est aboli tant au

    niveau institutionnel que sur le plan épistémologique avec l’avènement de l’anatomo-clinique.

    L’enseignement s’engagera dans des réformes successives : enseignement au lit du malade et

    restructuration des hôpitaux, enseignement des pratiques de laboratoire à partir de Claude

    Bernard… La hiérarchisation du milieu médical sera en question tout au long du siècle :

    suppression des diplômes et égalité de statut durant la Révolution ; praticiens de premier et

    second ordre ensuite, en fonction de la charge universitaire, du lieu d’installation, du type de

    clientèle ; et enfin, le statut de l’officiat de santé oscillera entre celui de « sous-médecin » et

    de « concurrent » jusqu’à sa suppression officielle à la fin du XIXe siècle.

    1.1.2- La démarche anatomo-clinique

    A la fin du XVIIIe siècle, une nouvelle approche du phénomène morbide se dégage

    sous l’impulsion de médecins comme Laennec, ou Pinel : la médecine clinique. Celle-ci est

    avant tout une façon de déchiffrer le langage de la maladie dans les manifestations qu’elle

    imprime au corps. A travers l’approche analytique du corps il s’agit de formuler la corrélation

    du visible et de l’énonçable [7], de telle manière que le langage va permettre la comparaison

    et la classification des signes2, ainsi que la description de leur évolution temporelle. Mais il ne

    2 FOUCAULT M. : Naissance de la clinique, p. 114 : « Ainsi le langage se trouve chargé d’une double fonction : par sa valeur d’exactitude, il établit une corrélation entre chaque secteur du visible et un élément énonçable qui

    19

  • s’agit pas seulement de mettre en mots une réalité observable (les signes cliniques), il y a

    création d’un langage permettant aux manifestations du corps de faire sens. Cette démarche

    implique une relation du type : clinique / étude du vivant / évolution dans la durée. La

    clinique médicale était à la fois science et mode d’enseignement (simultanément : sens

    systématisé, mode de production du sens et système d’apprentissage du sens) ; c'est-à-dire

    qu’un nouvel outil linguistique (cette corrélation entre le visible et l’énonçable) a constitué à

    la fois l’objet scientifique, la façon de le développer et celle de le transmettre. Très vite la

    médecine des symptômes s’est essoufflée par manque d’une dimension essentielle :

    l’épaisseur des tissus, l’intériorité des corps.

    Cet obstacle fût surmonté, à peu près au même moment (dans la première décennie du

    XIXe), par la systématisation des autopsies et l’avènement de l’anatomie pathologique ; la

    géographie venant au secours de l’histoire pour reprendre les qualificatifs de Foucault [7].

    Notons au passage que les dissections anatomiques étaient pratiquées depuis plusieurs siècles

    mais avec une intentionnalité différente. L’anatomie pathologique a corrélé la maladie à une

    altération des organes. Bichat a montré que l’organisme est constitué d’un nombre limité de

    tissus3, que ceux-ci peuvent être le siège d’un nombre limité de lésions et qu’un même type de

    lésion altère identiquement des tissus différents. La relation constitutive de l’anatomie

    pathologique est alors : anatomie / cadavre / géographie.

    Ainsi clinique et anatomie se côtoient un temps sans s’embrasser jusqu'à ce que, par

    un double mouvement du regard, intérieur et extérieur, topographie et temporalité soient unis

    par la causalité. Non pas la causalité première de la maladie, son étiologie ; mais celle qui va

    de la lésion anatomique au symptôme ou au signe clinique. C’est la médecine anatomo-

    clinique. Celle-ci, à l’aide de son arsenal conceptuel et technique, permet en quelques années

    de fonder une nosologie, de décrire précisément certaines pathologies, mais surtout de poser

    durablement l’idée du fondement empirique de la maladie. Citons encore La naissance de la

    clinique [7 p. 130] : « D’où l’allure que prit à son départ l’anatomie pathologique : celle d’un

    fondement enfin objectif, réel et indubitable d’une description des maladies… ».

    lui correspond au plus juste ; mais cet élément énonçable […] fait jouer une fonction dénominatrice qui […] autorise la comparaison, la généralisation et la mise en place à l’intérieur d’un ensemble. » [7] 3 X. BICHAT (cité dans [7 p.133]) Anatomie générale, t. I, p.LXXIX : « La chimie a ses corps simples qui forment par les combinaisons diverses dont ils sont susceptibles les corps composés… De même l’anatomie a ses tissus simples qui… par leur combinaison forment les organes. »

    20

  • 1.1.3- La médecine expérimentale

    Si la médecine anatomo-clinique a doté les hommes de l’art d’un langage permettant

    d’organiser les désordres du corps, une multitude d’options médico-philosophiques continuait

    d’opposer les médecins. Citons par exemple : les systèmes médicaux de Brown ou de

    Broussais, l’éclectisme, ou encore les écoles antithétiques du vitalisme et du mécanisme. Il

    n’existait pas de cloisonnement strict entre courants ; par exemple Broussais, fondateur d’un

    des derniers systèmes médicaux était vitaliste et issu de l’école anatomo-clinique. Ces

    tensions se réduiront progressivement sous le regard impersonnel de la méthode

    expérimentale [8]. Comme l’a dit Claude Bernard : « la médecine expérimentale, comme

    d’ailleurs toutes les sciences expérimentales […], n’a besoin de se rattacher à aucun mot

    systématique ; elle ne sera ni vitaliste, ni animiste, ni organiciste, ni solidiste, ni humorale… »

    [9 p. 304].

    Si l’histoire retient le nom de Claude Bernard comme père de la physiologie moderne,

    aux dépends de ses prédécesseurs – comme Magendie, son maître, ou la brillante école de

    physiologie allemande – c’est entre autre grâce à l’ardeur militante avec laquelle il a promu le

    cadre théorique de l’expérimentation et s’est démarqué de la clinique (qu’il jugeait non

    scientifique). En opposant la méthode expérimentale à la pensée de système, se fondant sur la

    physique ou la chimie, il se dote d’un instrument souple permettant des remises en questions

    permanentes basées sur l’épreuve des faits : « la méthode expérimentale, considérée en elle-

    même, n’est rien autre chose qu’un raisonnement à l’aide duquel nous soumettons

    méthodiquement nos idées à l’expérience des faits. » [9 p. 26]. L’expérience se fonde sur une

    démarche en trois temps : l’observation, la formulation d’une hypothèse et sa vérification

    expérimentale. L’observation isolée (anatomo-clinique) n’est donc pas valide pour produire

    des données scientifiques puisque d’une part il n’est pas possible d’observer un fait isolé (une

    situation clinique donnée est un foisonnement de faits) et d’autre part elle ne comporte pas de

    procédure de vérification [10].

    L’apport Bernardien peut se mesurer selon trois axes. Sur le plan méthodologique : la

    recherche, l’enseignement et la pratique seront progressivement remaniés par le modèle

    expérimental. Sur le plan des connaissances : la physiologie commence à se dévoiler (milieu

    intérieur, glycogénèse…). Sur le plan épistémologique enfin, Claude Bernard impose l’idée

    que la maladie représente une variation quantitative de l’état physiologique.

    21

  • 1.1.4- Microbiologie et pastorisme

    L’hypothèse de la contagiosité de certaines maladies, évoquée depuis des lustres – de

    quarantaines en lazarets en passant par Fracastor4 (1478-1553) – fut un motif de dissensions

    au sein du courant hygiéniste. Les contagionnistes préconisaient l’isolement des malades et

    l’édification de cordons sanitaires aux frontières ; les anti-contagionnistes d’assainir le milieu

    et de jouer sur les conditions de vie [1]. Il en résultait un discours multiforme – tout était donc

    sujet de l’hygiène, mais sans principe de cohérence – procédant par accumulation [11].

    Les premières pistes résultèrent des expériences de terrain d’I. Semmelweis (lavage

    des mains) ou de J. Lister (antisepsie), mais c’est L. Pasteur, poursuivant des travaux de T.

    Schwann, qui établira la causalité étiologique reliant spécifiquement microorganismes et

    maladies. Ce premier champ de découvertes fut exploité par les médecins hygiénistes bien

    avant leur application thérapeutique : les microbes étaient le chaînon manquant de

    l’hygiénisme [11]. La microbiologie vient alors ordonner et donner un principe de cohésion à

    l’hygiénisme dont émergera nue nouvelle conception de la santé publique « que l’on pourrait

    appeler l’hygiénisme universel, c'est-à-dire la généralisation à l’ensemble du corps social de

    la pensée sanitaire » [1 p. 256]. En revanche, il fallut encore attendre une dizaine d’années

    après la mise au point du vaccin anti-rabique pour que les médecins reconnaissent les

    applications thérapeutiques du pastorisme grâce à l’élaboration des sérums anti-tétanique et

    anti-diphtérique.

    Outre l’importance des ses multiples découvertes, la révolution pastorienne porte

    également sur les mentalités, les institutions et la sphère économique. Sur le premier point,

    nous l’avons dit, grâce aux microbes, les corps et le tissu social deviennent scientifiquement

    les objets de l’hygiénisme. L’institut Pasteur (mais Koch et Lister ont fondé le même type de

    structures), à la fois lieu de recherche et d’enseignement, représente un nouveau type

    d’institution : privée ; fonctionnant par des subventions de l’Etat, des donations d’industriels

    et de particuliers ; et distinct de l’université. Enfin, ces découvertes ont des conséquences

    économiques majeures : de l’application industrielle des procédés de pasteurisation (du lait,

    du vin…), à la production de vaccins en grande quantité (destinés aux médecines humaine et

    vétérinaire).

    4 Fracastor évoque la notion de contagion par des êtres doués de vie ou contagium animatum.

    22

  • 1.1.5- La naissance de la psychiatrie et de la psychanalyse

    Disons un mot à présent de la naissance de la psychiatrie et pour cela faisons quelques

    pas en arrière et retrouvons Pinel. En 1793 celui-ci est nommé médecin des infirmeries à

    Bicêtre. Bicêtre est encore, à cette époque, essentiellement un lieu de détention pour des

    prisonniers de droit commun et les conditions de vie dans le septième emploi (service dans

    lequel sont internés les fous) sont drastiques. Pinel, dont la fonction est d’assurer le suivi

    médico-chirurgical, va effectuer les premières observations cliniques d’aliénés, élaborer le

    traitement moral (dont une des bases fut d’humaniser sensiblement les conditions

    d’internement) et enregistrer quelques succès thérapeutiques [12]. Après Pinel et son

    successeur Esquirol, la folie n’est plus le négatif de la raison (ordre qualitatif), c’est une

    pathologie séparée quantitativement de l’état de santé. Un fait mérite enfin d’être souligné

    ici : dès son acte fondateur l’institution psychiatrique était topographiquement séparée des

    autres institutions de soin (l’asile à l’écart de l’hôpital). En extrayant l’aliéné de sa cage, la loi

    (salutaire) de 1838 lui consacre un espace distinct : « fermé, médicalisé et spécialisé » [13].

    L’évolution de la discipline au cours de ce siècle a rejoué l’opposition qui traversait la

    société : positivisme versus romantisme. Le positivisme a engendré le courant de la

    psychiatrie biologique avec ses électrochocs, son insulinothérapie et les neurosciences

    cognitives ; le goût de l’irrationnel véhiculé par le romantisme5 a permis l’émergence d’un

    discours (et d’une praxis) rationnel sur l’irrationnel : la psychanalyse [14]. Empressons nous

    d’ajouter que nous ne faisons pas ici le procès d’un courant ou de l’autre. Notre propos est de

    montrer que cette polarité (dont les éléments ne sont pas inconciliables) entre une vision

    organiciste et une vision relationnelle de l’art de guérir, était déjà présente quand la

    profession a pris corps. Cette distinction entre une médecine du corps et une médecine de

    l’esprit perdurera assez longtemps au XXe siècle, puisqu’il faut attendre les années cinquante

    pour que l’interaction entre le malade et le médecin soit théorisée dans le cadre de la

    médecine générale.

    Ce sont les recherches de M. Balint qui ont ouvert ce champ. Elles ont porté sur les

    mécanismes inconscients sous-tendant la relation patient-médecin en médecine générale.

    Ainsi, « […] le médicament de beaucoup le plus fréquemment utilisé en médecine générale

    était le médecin lui-même. » [15 p.9] et de poursuivre quelques lignes plus loin : « […] il

    5 [14 p. 39] : « Parallèlement, l’essor du romantisme détrône la raison et incite à la redécouverte de l’irrationalité du psychisme humain, tandis que les instincts et les pulsions acquièrent une grande importance dans le champ de la psychiatrie. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les travaux de Charcot, de Janet et de Freud. »

    23

  • n’existe aucune pharmacologie de ce médicament essentiel. » C’est par ce travail de

    pharmacologue qu’une certaine forme de psychothérapie est entrée dans les cabinets de

    médecine générale, que la relation médecin-malade a gagné ses lettres de noblesse et que le

    patient est reconnu sujet du soin. Cet auteur propose également un cadre de lecture de la

    maladie qui l’extrait de l’universalisme biologique. Selon lui, les maux présentés par certaines

    personnes constituent une forme de réponse à des problèmes qu’ils ne parviennent à résoudre.

    Le symptôme devient alors l’enjeu de la négociation d’un diagnostic. Lorsque Michael Balint

    développe ces concepts dans « Le médecin, son malade et la maladie » [15] (publié en 1957),

    il pressent la portée de ce qu’il avance comme tellement dérangeante qu’il s’entoure d’une

    pléthore de précautions, comme par exemple [15 p.26] : « […] notre première thèse qui, je le

    crains, paraîtra plutôt étonnante à certains confrères… ». Une cinquantaine d’années plus tard

    ses idées sont largement admises sur le plan académique, mais mises en pratique par trop peu

    de praticiens [16, 17].

    1.1.6- La médecine fondée sur des preuves

    Le XXe siècle a vu croître de façon exponentielle la quantité des publications

    scientifiques. Ainsi, en 1998, des auteurs ont déterminé qu’un médecin généraliste désireux de

    se tenir informé des publications pertinentes pour sa pratique doit lire 19 articles par jour tous

    les jours de l’année [18]. De même, le nombre de médicaments mis sur le marché n’a cessé

    d’augmenter : le nombre de nouvelles entités chimiques commercialisées est passé de 248

    entre 1975 et 1979 à 332 pour la période 1995-1999 [19]. Considérant enfin que les stratégies

    adoptées par les firmes pharmaceutiques (à la fois dans les orientations de leurs recherches et

    dans la manière dont elles présentent leurs résultats aux médecins via la visite médicale6) ont

    bien souvent pour effet de brouiller l’accès à une information de qualité au profit de leur

    logique de développement économique : le besoin de trouver des stratégies d’adaptation s’est

    fait sentir de façon impérieuse depuis quelques décennies. Ce sont les travaux d’Archie

    Cochrane dans les années 70 qui ont ouvert la porte à une nouvelle approche méthodologique,

    démarche poursuivie par des auteurs comme David L. Sackett et R. Brian Haynes. Ceux-ci

    définissent leur démarche – l’evidence based medicine (en français : médecine fondée sur des

    preuves ou médecine factuelle) – comme « the conscientious, explicit, and judicious use of

    6 Pour s’en convaincre : consulter la rubrique « Echos du Réseau » de La Revue Prescrire. Cette rubrique présente chaque mois un éditorial du « Réseau d’observation de la visite médicale » de la revue.

    24

  • current based evidence in making decisions about the care of individual patients. »7 [20].

    L’evidence based medicine (EBM) recouvre donc un champ assez large puisqu’il s’agit : de

    promouvoir et conduire la recherche médicale selon des méthodologies assurant les meilleurs

    niveaux de preuve8 possibles (essais randomisés, méta analyses…) en vue d’obtenir des

    résultats fiables et pertinents pour la pratique clinique ; de mettre les professionnels en

    situation de les utiliser, c'est-à-dire de rendre accessibles les résultats et former les

    professionnels à l’utilisation de ces outils. Dernière étape : proposer aux patients un soin

    reposant sur des données pertinentes dans le but d’en améliorer la qualité.

    Posé comme tel, l’objectif est conforme aux principes de bienfaisance et de non-

    malfaisance qui sont deux des quatre principes servant de bases à l’éthique médicale [21]. Les

    deux autres principes (autonomie du malade et justice) n’étant pas intrinsèquement impliqués

    par cette démarche méthodologique. Parmi les critiques que l’on a adressées à l’EBM

    certaines se doivent d’être mentionnées ici. Les faits prouvés (evidences en anglais) résultent

    d’études basées sur des méthodologies particulières dans le but de réduire autant que possible

    les biais et la subjectivité des processus interprétatifs. Ce sont donc préférentiellement des

    méthodes quantitatives. Les conséquences sont doubles : d’une part, cela exclut du champ de

    la recherche médicale un certain nombre de directions de recherches qui reposent sur des

    méthodologies différentes (en particulier qualitatives)9 [23] ; et d’autre part – mais cette

    conséquence découle de la première – l’EBM ne propose pas de discours, pas de méthode

    permettant au médecin praticien d’appliquer / adapter ces evidences à la singularité de son

    patient. En d’autres termes la contextualisation des résultats est évacuée au profit d’un

    universalisme quantitatif. Le risque est alors d’utiliser les recommandations issues de ces

    evidences comme une norme rigide sans tenir compte des préférences, et du système de sens

    propre au patient. Il est également reproché (mais nous ne partageons pas cette crainte) à la

    médecine fondée sur des preuves d’être récupérée par les décideurs politiques dans le but de

    contrôler les coûts de la santé, ou encore par les compagnies d’assurances qui s’en serviraient

    pour exercer un droit de regard sur les soins dispensés. On peut objecter à cette dernière

    7 « La Médecine basée sur des faits prouvés est l’utilisation consciencieuse, explicite et judicieuse du meilleur niveau actuel de preuve pour la prise de décision concernant la prise en charge personnalisée des patients. » Traduction de Gilbert SOUWEINE dans un cours intitulé : « Médecine objective et pratique quotidienne » dans le cadre du DIU d’évaluation en santé (Université C. Bernard Lyon I) année 2003-2004. 8 Les niveaux de preuve correspondent à la fiabilité attendue des résultats d’une étude en fonction de sa méthodologie. Ils sont présentés en Annexe 1. 9 Une prise de conscience progressive de ce phénomène est en train d’apparaître comme en témoigne par exemple cette section du JAMA user’s guide [22] : GIACOMINI M., COOK D.J. : A User’s Guide to qualitative Research in Health Care, JAMA, 2000, 284 (4) : 478-482 ; ainsi qu’un nombre croissant de publications dans des revues de référence comme le JAMA et le BMJ.

    25

  • critique qu’elle se trompe de cible puisqu’elle concerne une récupération politico-économique

    de l’EBM. En revanche, cette position illustre assez bien la crispation des professionnels face

    à tout ce qui est susceptible de menacer leur autonomie (cf. par exemple [20, 24, 25]).

    *

    Au terme de ce survol de quelques paradigmes constitutifs de la pensée médicale

    contemporaine, il apparaît que la double nature, linéaire et objective, du savoir se doit d’être

    nuancée. Il s’enracine en fait profondément dans le contexte historique et les valeurs de son

    temps. A partir de l’idéal de raison, hérité des Lumières, un langage est formalisé des

    désordres du corps ; ce même langage revendique la scientificité de la médecine. Soixante

    années plus tard cette scientificité est déniée à la clinique et réaffirmée dans la méthode

    expérimentale grâce aux plaidoyers de C. Bernard et à sa légitimation par ceux qui l’ont senti

    en adéquation avec leurs systèmes de valeurs. La gloire de Pasteur relève des mêmes

    mécanismes tout en s’ancrant plus profondément encore dans l’histoire politique du siècle, et

    conduisant à un recentrage radical du médical vis-à-vis du politique. Ce sont encore des

    valeurs qui divisent depuis l’origine les tendances organicistes et relationnelles de la

    psychiatrie et c’est toujours la scientificité de la médecine qui est en question avec la

    médecine fondée sur des preuves. Nous avons délibérément omis d’aborder une série de

    paradigmes qui va de l’évolutionnisme à la médecine prédictive en passant par la génétique.

    Leur histoire, trop riche et complexe, ne pouvait se ramener à quelques lignes. Nous nous

    contenterons de remarquer que, plus encore que les autres pans du savoir, ces paradigmes

    représentent un écheveau inextricable de connaissances, valeurs, idéologies, fantasmes et

    perspectives pour le futur.

    Néanmoins ces savoirs sertis de valeurs ne sont pas intrinsèquement suffisants pour

    produire un statut. Nous allons voir maintenant que par une dialectique dépendante du

    contexte social, savoirs et pouvoirs se façonnent mutuellement pour engendrer le statut des

    professionnels.

    26

  • 1.2- Monopole et autonomie

    Jusqu’au XIXe siècle les médecins sont peu considérés et soumis à une concurrence

    importante de la part des rebouteux, religieuses, accoucheuses, et des officiers de santé.

    Parallèlement aux révolutions paradigmatiques que nous venons d’aborder, un ensemble de

    phénomènes sociaux et historiques a assuré monopole et autonomie dans le champ de la santé

    à un groupe donné, lui conférant ainsi le statut de corps professionnel. Deux types

    d’approches en sociologie permettent de décrire cette émergence [4]. Pour les tenants de

    l’école structuro-fonctionnaliste comme T. Parsons et W.J. Goode, la profession émerge de

    l’action conjuguée de la spécialisation (résultant de la division des tâches dans la société

    industrielle) et des progrès des connaissances, occasionnant un besoin croissant de recours à

    la médecine. Spécialisation et progrès engendrent naturellement dans la population une

    modification des valeurs liées à la santé, la maladie, la mort et la vie venant cautionner

    l’autorité des professionnels. Par ailleurs, « l’école de Chicago », représentée par E. Freidson,

    met l’accent sur les processus de mobilisation collective, de lutte entre groupes concurrents,

    de négociations politiques dans le but de faire reconnaître l’aspect irremplaçable du savoir

    médical et la nécessaire autorité de ses représentants. Ces deux approches ne sont pas

    nécessairement contradictoires comme nous allons le voir dans les paragraphes suivants.

    1.2.1- Les grandes découvertes de la médecine : la perspective structuro-

    fonctionnaliste

    Selon l’approche structuro-fonctionnaliste, l’autorité du monde médical résulte de la

    reconnaissance spontanée par les profanes des compétences acquises par les médecins du fait

    de la spécialisation de leur discipline. Formulons-le autrement : la société a perçu l’intérêt des

    découvertes en matière de santé, maladie… et a légitimé le champ médical pour bénéficier de

    ses services. Il y a eu passage d’un ensemble de savoirs technico-scientifiques à un ensemble

    de savoirs populaires. Les savoirs populaires sont des « stocks de connaissances

    pragmatiques », « des ensembles de sens, qui permettent d’interpréter les pratiques, de les

    rendre signifiantes » et qui «offrent une tendance permanente au syncrétisme » [2 pp. 144 à

    146]10. Naturellement le savoir technico-scientifique n’a pas été incorporé tel quel, cependant

    10 Nous nous référons ici à J.P. Olivier de Sardan car ces notions de savoirs spécialisés et populaires permettent de formuler la dynamique décrite par les sociologues structuro-fonctionnalistes, mais il faut préciser que J.P. Olivier de Sardan n’appartient pas à ce courant.

    27

  • les savoirs populaires véhiculent des représentations (éminemment hétérogènes) des grandes

    avancées de la médecine, associées à une modification des valeurs concernant la santé ;

    reconnaissance implicite mais socialement structurante du statut de profession.

    Pour tenter d’analyser les modalités de ce transfert, on peut se référer aux modèles

    étiologico-thérapeutiques décrits par F. Laplantine [26]. Pour cet anthropologue, au-delà de

    l’apparente diversité d’interprétations données à la maladie et ses thérapeutiques, il est

    possible (quelles que soient l’époque ou la culture) de les réduire à un nombre limité de

    modèles. Ceux-ci sont formalisés par l’anthropologue à partir des représentations présentes

    dans les sociétés étudiées11. Dans un contexte culturel donné certains de ces modèles sont

    mobilisés préférentiellement sous la forme de modèles de base et sont actualisés d’une façon

    singulière produisant des variantes du modèle. Par exemple, le modèle exogène correspondra

    à des bactéries dans une culture et à un sort jeté par un sorcier dans une autre. Dans une

    situation de changement social – dans le cas qui nous intéresse : la légitimation progressive de

    la médecine scientifique – la présence dans chaque groupe culturel (ici : savant et profane) de

    modèles (de base) étiologico-thérapeutiques communs (bien qu’actualisés sous forme de

    variantes différentes) permettrait, sans grandes difficultés, d’établir des « passerelles ». Ainsi :

    « nous pensons notamment […] que l’une des traditions dominantes du christianisme en

    matière étiologique a certainement facilité l’adoption de la pathogénie microbienne

    infectieuse et contribué à son succès. D’un point de vue chrétien, en effet, la maladie est

    moins considérée comme négation, absence (comme c’est le cas pour l’Islam orthodoxe), que

    comme présence intempestive entrée par effraction et appelant une pratique de l’exorcisme. »

    [26 pp. 47-48].

    Néanmoins, si cette approche théorique modélise le passage de représentations du

    monde savant au monde profane, son caractère consensuel [27] semble insuffisant pour

    expliquer l’intégralité du processus de légitimation de la profession médicale. En effet, le 11 Les représentations sont des élaborations collectives, auxquelles on accède par le discours des individus. Par la rupture épistémologique – c'est-à-dire par le recul analytique résultant de la méthodologie – l’anthropologue peut en dégager des modèles de représentations qui ne sont pas consciemment perçus par les gens. F. Laplantine [26 pp. 43-44] les définit ainsi : « un modèle étiologique (ou un modèle thérapeutique, ou encore un modèle étiologico-thérapeutique) est une matrice qui consiste dans une certaine combinaison de rapports de sens et qui commande, le plus souvent à l’insu des acteurs sociaux, des solutions originales, distinctes et irréductibles, pour répondre au problème de la maladie. » Cet auteur décrit les modèles suivants [26 p. 43] : « Modèle étiologique ontologique / relationnel Modèle étiologique exogène / endogène Modèle étiologique soustractif / additif Modèle étiologique bénéfique / maléfique Modèle thérapeutique allopathique / homéopathique Modèle thérapeutique exorcistique / adorcistique Modèle thérapeutique additif / soustractif Modèle thérapeutique sédatif / excitatif »

    28

  • structuro-fonctionnalisme s’est plus attaché à décrire l’homéostasie du social que ses

    processus de transformation, qualifiant de déviances les situations qui ne participent pas à la

    cohésion du modèle. P. Corcuff [28 p.62] parle de « macro-sociologie systémo-fonctionnaliste

    soucieuse de la stabilité de l’ordre social ». C’est à ce niveau que « l’école de Chicago » nous

    semble tenir un discours complémentaire du précédent.

    1.2.2- « Ecole de Chicago » et perspective interactionniste : où les logiques

    stratégiques entrent en jeu

    Embrassons maintenant une perspective plus large et tentons de comprendre les

    phénomènes conjoncturels complexes qui ont travaillé à l’épanouissement social du milieu

    médical. De nouveaux acteurs entrent en scène : l’Etat, les ouvriers tuberculeux, syphilitiques

    et alcooliques, ainsi que le mouvement hygiéniste. Le décor : la toute nouvelle société

    industrielle capitaliste, le Marxisme, la guerre de 1870, la Commune de Paris puis la guerre de

    14-18.

    A chaque époque une maladie cristallise la notion du mal. Longtemps le tableau est

    dominé par les épidémies ; jusqu’au XIXe siècle où la tuberculose leur ravit la macabre

    vedette. Nous verrons un peu plus loin comment, autour de cette maladie, est apparu un

    nouveau statut : celui du malade. Pour ne pas trop anticiper, disons juste que le tuberculeux

    fut dans un premier temps l’image même du poète romantique et qu’à cette vision se substitua

    bientôt celle de fléau social [29]. A partir de la fin du XVIIIe, et jusqu’à sa consécration par le

    pastorisme, une nouvelle façon de situer la médecine dans l’espace social se développe :

    l’hygiénisme. Celui-ci, ancêtre à la fois de l’épidémiologie et de la sociologie, soucieux

    d’observer les liens unissant la maladie, le social et l’environnement physique, permet

    d’établir (statistiques à l’appui) que la tuberculose ravage préférentiellement les milieux

    pauvres. Le prolétariat apparaît comme le réservoir de ce mal. Ce prolétariat est à la fois la

    force de production de la société industrielle et une menace théorisée par le Marxisme et

    rendue palpable (par exemple) par la Commune [30, 31]. Les traits du tuberculeux passent de

    la pâleur délicate au faciès vultueux de l’alcoolique [29] et un discours au confluant de la

    santé publique et des valeurs bourgeoises s’élabore : celui de l’ouvrier tuberculeux et

    alcoolique menaçant la société dans ses corps individuels, sa morale et son ordre. La syphilis,

    témoin et sanction d’une vie dissolue, vient se fondre dans le même moule : « tout se passe

    (dans ce cas) comme si les médecins étaient amenés à traduire dans un langage scientifique

    29

  • les fantasmes qui hantent la société de leur temps ; mais ce faisant, ils apportent à ces

    fantasmes la caution scientifique qui permet à l’imagination de se muer en certitude

    scientifique […]. » [32]12.

    Sur le plan politique, le conflit franco-allemand de 1870 et la perspective d’une

    vengeance prochaine, éveillent le spectre fantasmagorique de la dégénérescence de la race

    [11] et avivent le mythe d’une France forte et saine pour lutter contre l’ennemi. Dans le même

    temps, le mouvement ouvrier s’organise et fait pression sur le gouvernement. L’Etat se

    positionne donc en faveur de la démarche hygiéniste et, dès la fin du XIXe, promulgue une

    série de lois sociales : assistance médicale gratuite (1893), reconnaissance des accidents du

    travail (1898), puis imposition de la vaccination antivariolique et déclaration obligatoire des

    maladies contagieuses (1902).

    Ces tensions (historiques, sociales, idéologiques) qui traversent la société autour de la

    santé publique vont naturellement légitimer l’autorité médicale et autoriser la construction

    d’un discours normatif et d’une pratique qui s’est parfois montrée coercitive. Ainsi à la même

    époque aux Etats-Unis, dans le contexte de l’immigration et d’une clochardisation de masse,

    ont été crées des institutions de détention pour « Ignorant and Vicious Consumptives », à

    savoir les vagabonds tuberculeux et alcooliques [33] ; et les portes du pays de cocagne ne

    s’ouvraient qu’après passage par le sinistre centre d’Ellis Island, les phtisiques étant renvoyés

    vers leur pays d’origine.

    Précisons enfin que nous ne soutenons pas ici la thèse d’un complot entre médecine en

    quête de statut, bourgeoisie et Etat afin d’asseoir un ordre social et moral mais que nous

    relevons des éléments constitutifs de rapports de force sociétaux qui, entre autres facteurs, ont

    permis l’avènement de l’autorité médicale. L’étape la plus significative de ce processus

    survient en 1892 lorsque sont votées les lois qui assurent le monopole de l’exercice de l’art de

    guérir aux médecins en leur accordant le droit de se regrouper en syndicats et en supprimant

    le statut d’officier de santé.

    1.2.3- De l’idéologisation de l’autorité médicale…

    Cette ambivalence constitutive de la médecine - une volonté humaniste entrelacée à

    des présupposés et des pratiques normatifs – est une ligne de tension permanente de la

    12 Cité par O. Faure dans son ouvrage « Histoire sociale de la médecine » [30].

    30

  • médecine occidentale. C’est par l’élaboration de constructions de type idéologique que cette

    ambivalence se perpétue de façon généralement inconsciente, mais toujours structurante.

    Le terme d’idéologie est délicat car, d’une part habituellement péjoratif, et d’autre part

    largement polysémique. Ainsi, ne serait-ce que dans le champ anthropologique et

    sociologique, le « Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie » de Bonte-Izard [34]

    retient une dizaine d’acceptions différentes pour ce terme, en fonction des époques et des

    courants. Nous retiendrons l’une d’elles : « l’idéologie est une construction intellectuelle au

    service d’intérêts à légitimer » [34 p. 345]. James A. Trostle [24 p. 1300] use d’une définition

    proche : « a system of shared beliefs that legitimize particular behavioral norms and values at

    the same time that they claim and appear to be based in empirical truths. Ideologies help to

    transform power (potential influence) into authority (legitimate control) »13.

    Nous ne pouvons pas recenser ici de façon exhaustive les traits idéologiques sous-

    jacents au monde médical, mais il nous semble important d’en aborder certaines composantes.

    J.P. Olivier de Sardan distingue les méta-idéologies qui représentent le « fondement commun

    latent », des infra-idéologies ou « stock de représentations qui structurent la perception […]

    du monde souhaitable et du monde réel » [2]. Ce qui nous retiendra à propos de cette

    distinction c’est que les éléments méta-idéologiques sont du registre des valeurs alors que les

    éléments infra-idéologiques correspondent plutôt aux normes de comportement (cf. la

    définition de Trostle).

    A propos du développement (agronomique, économique, sanitaire…), J.P. Olivier de

    Sardan [2] définit deux principes méta-idéologiques. Ceux-ci sont transposables à la médecine

    occidentale. Le paradigme altruiste correspond à l’idée que la médecine est intrinsèquement

    au service du bien d’autrui. Ce paradigme est traversé par des dissensions d’ordre infra-

    idéologique puisque, par exemple, le primat peut être mis sur les individus ou la collectivité…

    Le paradigme modernisateur sous-tend l’idée qu’avancées techniques et découvertes

    scientifiques font progresser la médecine, lui permettent systématiquement de mieux remplir

    sa mission et par là même d’être toujours au service du bien d’autrui. Ce deuxième principe

    est remis en question par certains depuis quelques décennies (cf. infra).

    13 Que nous pourrions traduire ainsi : « un système de croyances partagées, légitimant certaines normes de comportement et valeurs, tout en revendiquant d’être fondées sur des vérités empiriques. Les idéologies permettent de transformer le pouvoir (influence potentielle) en autorité (contrôle légitime) ». Cette définition est intéressante par la référence au paradigme empiriste que nous aborderons sous peu.

    31

  • 1.2.4- … à l’histoire de l’observance

    Sur le plan infra-idéologique, nous ne développerons qu’un point : l’observance. Dans

    un ouvrage de référence [35], ce concept est défini comme : « the extent to which the patient’s

    behavior (in terms of taking medications, following diets, or executing other lifestyle

    changes) coincides with medical or health advice »14. Le terme d’observance a des

    synonymes : compliance, adhérence. Nous n’évoquerons pas ici les sous-entendus véhiculés

    par l’étymologie de ces qualificatifs, nous nous pencherons plutôt sur l’histoire du concept.

    Le questionnement des thérapeutes à propos de ce que leurs patients font des conseils

    qu’ils leur prodiguent est ancien puisqu’on le trouve déjà formulé par Hippocrate [33].

    Néanmoins (et au vu des paragraphes précédents cela ne nous surprendra pas) c’est à la fin du

    XIXe siècle que le discours se rigidifie, se formalise et se focalise sur cette menace sociale

    que représente le sujet tuberculeux et alcoolique. Barron H. Lerner [33] a analysé sous l’angle

    historique et social les attitudes suscitées par les tuberculeux aux Etats-Unis au cours du XXe

    siècle. Au début du siècle on a proposé des institutions de détention pour vagabonds

    (principalement des nouveaux immigrants) qualifiés de « Ignorant and Vicious

    Consumptives », ceux-ci s’opposant aux « worthy poors» (pauvres méritants) vivant dans les

    bidonvilles aux marges des grandes villes. Au moment de la Deuxième Guerre Mondiale, le

    discours emprunte sa forme à la stratégie militaire : « combat », « croisade ». Lorsque les

    antibiothérapies antituberculeuses font leur apparition dans les années quarante, la frustration

    du monde médical face aux récalcitrants grimpe encore d’un cran et, si l’on parle à nouveau

    de vagabonds alcooliques ethniquement douteux, l’on centre essentiellement la problématique

    sur l’acte de désobéissance en lui-même (« recalcitrant patient »). Après l’invention des

    antibiotiques, le champ des pathologies concernées par cette problématique s’étend

    progressivement. Jusqu’à cette période tous les discours visent à établir des jugements de

    valeur. Les termes d’observance et non-observance apparaissent au cours des années soixante,

    mais c’est à la décennie suivante que D.L. Sackett et R.B. Haynes élaborent ces notions au

    plan théorique. Ils tentent de définir un concept exempt de jugement de valeur, catégorisent

    des mesures destinées à améliorer l’observance (éducation du patient, changer ses

    comportements), posent des conditions pré requises avant toute intervention (justesse du

    14 Cette définition est citée dans la référence [24 p. 1299] et peut être traduite par : « le degré de similitude entre le comportement du patient (concernant la prise des médicaments, le suivi des régimes, ou la modification d’autres comportements quotidiens) et les conseils médicaux ou relatifs à la santé ».

    32

  • diagnostic, balance bénéfice / risque en faveur d’une intervention, considérer le patient

    comme partenaire éclairé) [36]15.

    Les professionnels justifient habituellement l’intérêt des concepts d’observance et

    non-observance selon trois axes [24, 37] : clinique, économique et académique.

    Sur le plan clinique, ne pas respecter la prescription expose : à l’inefficacité du traitement

    (aux conséquences parfois vitales à court, moyen ou long terme), à un surdosage, à des

    résistances aux antibiotiques, à conduire le médecin à mal évaluer le traitement, ou encore à

    fausser les résultats de la recherche clinique.

    L’intérêt économique est lié au montant exorbitant des ventes de médicaments, coûts

    partiellement pris en charge (selon les pays et les substances) par les systèmes d’assurance

    maladie. Notons au passage que dans ce contexte l’industrie pharmaceutique axe

    occasionnellement sa stratégie marketing sur des présentations censées améliorer l’observance

    des consommateurs (argument auprès des médecins lors de la visite médicale, auprès des

    instances nationales et internationales pour l’obtention des autorisations de mise sur le marché

    et des taux de remboursement). L’implication de l’industrie pharmaceutique peut encore aller

    plus loin comme en témoigne une Ordonnance récente [38] : en France, l’autorisation légale

    pourrait être donnée aux firmes de procéder à des programmes de surveillance de

    l’observance auprès des patients [39, 40].

    Au plan académique enfin c’est un vaste sujet de recherches et de publications [24, 41]

    puisqu’on estime qu’en 1990 environ 4000 références sur le sujet figuraient dans Medline

    [41]. Ces travaux de recherche ont concerné principalement quatre aspects du problème : la

    quantification de la non-observance, ses conséquences (dont nous venons de dire un mot), les

    déterminants et les solutions à mettre en œuvre pour y remédier. La quantification du

    phénomène, variable selon les études (de 30 à 75 %) [33], se heurte à la définition des cas (de

    quel pourcentage le comportement du patient doit-il s’écarter des recommandations médicales

    pour être qualifié de non-compliant ?) et à la difficulté d’une mesure précise [37]. Les

    recherches sur les déterminants ont des résultats largement contradictoires [42]. Parmi les

    facteurs les plus fréquemment rapportés [37, 43] :

    - Facteurs liés à la pathologie : les maladies chroniques, celles qui sont peu

    symptomatiques et les maladies psychiatriques donneraient lieu à plus de

    comportements non-compliants.

    15 Cité dans [33].

    33

  • - Facteurs relatifs au sujet : (ces données sont extrêmement contradictoires) certains

    auteurs ont avancé l’âge, le niveau social, les fonctions cognitives…

    - Facteurs liés aux caractéristiques du traitement : la non-observance augmente avec le

    nombre de médicaments prescrits, avec le nombre quotidien de prises, la durée du

    traitement ; le type de médicament a également été incriminé (classe thérapeutique,

    voie d’administration).

    - La qualité de la relation médecin / malade : l’empathie du médecin, la qualité de ses

    explications et de la communication sont considérées comme des facteurs améliorant

    l’observance ; néanmoins certains travaux [44, 45, 46] ne retrouvent pas cette

    corrélation.

    On ne s’étonnera donc pas que, butant sur cette absence de cadre théorique solide, les

    solutions proposées au problème de la non observance n’aient pas fait la preuve d’une

    redoutable efficacité. Les maîtres mots ont été : éducation et motivation des patients [44]. Le

    patient partenaire responsable de son soin doit être « éduqué » : le médecin doit lui permettre

    de comprendre sa pathologie et comment les recommandations médicales (médicaments,

    régime, hygiène de vie…) viennent s’articuler avec elle. Il doit être motivé : il faut lui faire

    saisir (quitte à lui faire peur) les enjeux qu’il encourre et/ou qu’il fait courir à la société s’il ne

    remplit pas son rôle de malade. Le médecin détenteur du savoir positif disant à son

    patient : « Sois responsable ! Sois compliant ! »16. Ce type de démarche s’appelle une

    injonction paradoxale. Ecoutons un de ces auteurs justifier sa proposition [47 p. 52] :

    “ Clearly, the goals of therapeutic intervention cannot be reached unless the

    patient understands and follows the instructions for use of the drugs prescribed

    [...], and all plausible avenues to this end deserve to be explored.” 17

    En revanche, selon J. Trostle [24] l’observance devient beaucoup plus lisible lorsqu’on

    l’interprète comme une idéologie venant légitimer l’autorité médicale. Celle-ci repose alors

    sur le principe implicite que les médecins sont détenteurs d’un savoir dont la portée n’est

    jamais à mettre en question et qu’il est légitime que le patient s’y soumette. C'est-à-dire,

    qu’au-delà des répercussions cliniques, académiques et économiques, l’absence de suivi d’un 16 M. Balint s’en rend bien compte lorsqu’il écrit : « On aimerait dire, d’une manière générale, que les patients devraient être éduqués de telle sorte qu’ils acquièrent le sens de leur responsabilité envers leur maladie, mais – la précision est nécessaire – avec une certaine marge de dépendance infantile. Là aussi, comme souvent en pratique médicale, le problème est celui des proportions ; quel degré de maturité doit-on demander ? Jusqu’où la dépendance infantile à l’égard du médecin doit-elle être tolérée ? » [15 p. 255]. 17 « Clairement, les objectifs d’une intervention thérapeutique ne peuvent être atteints que si le patient comprend et suit le mode d’utilisation du médicament prescrit, et toutes les solutions envisageables pour y parvenir méritent d’être tentées ».

    34

  • acte thérapeutique est implicitement interprétée comme remise en question du savoir médical.

    Que le malade n’obtempère pas et c’est un cas de déviance qui doit être corrigé [24, 33, 37,

    41, 43, 44]. B. Good a analysé cette approche centrée sur le médecin et en a formulé une

    critique dans le cadre de ce qu’il nomme la théorie empiriste du langage médical [48 p. 38 et

    39] :

    « Le langage de la médecine clinique est celui, extrêmement technique, des

    biosciences, fondé sur une conception scientifique naturelle du rapport entre le

    langage, la biologie et l’expérience »18, et « Le savoir médical se traduit, dans

    ce paradigme, par sa peinture de la réalité biologique empirique. […] La

    maladie est biologique, universelle, et transcende en fin de compte le contexte

    social et culturel. […] La théorie reflète les faits de la nature, et la validité et la

    rationalité du discours médical dépendent de l’intégration causale et

    fonctionnelle des systèmes biologiques. »

    En s’appuyant sur le principe que le fait physio-pathologique transcende la réalité de

    l’expérience vécue par le sujet, il est rationnel de co