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Joëlle Robert-Lamblin Anthropologue, Docteur d’État ès Lettres, Directeur de recherche de classe exceptionnelle honoraire depuis 2008 (CNRS, France) (2005) “La société inuit groenlandaise en mutation.” Collection “Peuples Autochtones“ LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Joëlle Robert-LamblinAnthropologue, Docteur d’État ès Lettres,

Directeur de recherche de classe exceptionnelle honoraire depuis 2008 (CNRS, France)

(2005)

“La société inuit groenlandaiseen mutation.”

Collection “Peuples Autochtones“

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Joëlle Robert-Lamblin

“La société inuit groenlandaise en mutation.”

Un texte publié dans un ouvrage sous la direction de Marie-Fran-çoise ANDRÉ, Le monde polaire. Mutations et transitions, cha-pitre 7, pp. 99-113. Paris : Les Éditions Ellipses, 2005, collection “Carrefours”.

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Joëlle Robert-LamblinAnthropologue, Docteur d’État ès Lettres,

Directeur de recherche de classe exceptionnelle honoraire depuis 2008(CNRS, France)

“La société inuit groenlandaiseen mutation.”

Un texte publié dans un ouvrage sous la direction de Marie-Fran-çoise ANDRÉ, Le monde polaire. Mutations et transitions, cha-pitre 7, pp. 99-113. Paris : Les Éditions Ellipses, 2005, collection “Carrefours”.

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Un ouvrage dela collection “Peuples autochtones”

Fondée et dirigéepar

Jean BenoistMédecin et anthropologue

professeur retraité de l'Université de Montréalet de l'Université Paul Cézanne, Aix-Marseille.

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Table des matières

Introduction [99]

1. Les é tapes d é terminantes dans l'histoire r é cente du Groenland [101]

2. La population groenlandaise   : croissance et transition d é mogra - phique [103]

3. Les transformations é conomiques   : industrialisation et tertiarisation [105]

4. La vie sociale et culturelle   : entre occidentalisation et qu ê te identi - taire [106]

5. Situation actuelle et perspectives [110]

R é f é rences [112]

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Joëlle Robert-LamblinAnthropologue, Docteur d’État ès Lettres,

Directeur de recherche de classe exceptionnelle honoraire depuis 2008(CNRS, France)

“La société inuit groenlandaiseen mutation.”

Un texte publié dans un ouvrage sous la direction de Marie-Fran-çoise ANDRÉ, Le monde polaire. Mutations et transitions, cha-pitre 7, pp. 99-113. Paris : Les Éditions Ellipses, 2005, collection “Carrefours”.

Introduction

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Au 1er janvier 2004, le Groenland, en dépit d'une superficie équiva-lant quatre fois celle de la France, comptait une population limitée à 56854 personnes, dont 88% d'autochtones 1 et 12% d'allochtones, très majoritairement représentés par des Danois.

La population autochtone se répartit inégalement entre les trois grandes circonscriptions administratives établies par l'ancienne puis-sance coloniale danoise : Avaannarsua, « le Grand Nord » (813 au-tochtones) ; Tunu, « le dos », à l'Est (3 296 autochtones) et Kitaa, « l'Ouest », région la plus facilement accessible par la mer et la plus 1 Nous reprenons la distinction autochtones-allochtones que les statistiques

concernant le Groenland établissent entre : « personnes nées au Groenland » (c'est-à-dire les Inuit, ainsi que quelques Occidentaux nés au Groenland) et « personnes nées hors du Groenland » (à savoir les allochtones et éventuelle-ment quelques Inuit nés hors de leur pays). À partir de 1964, le « critère du lieu de naissance » a servi de base pour établir une discrimination de salaires, à travail et compétences égales, entre ces deux populations. Cette discrimina-tion fut une très sérieuse pomme de discorde entre les deux communautés travaillant au Groenland, jusqu'à ce qu'elle soit abolie en 1989.

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peuplée (45 987 autochtones) où est établie la capitale, Nuuk (fig. 9). Chacune de ces régions, qui recouvre l'aire de répartition d'un des trois dialectes parlés au Groenland, compte d'une à quinze communes.

À l'instar de nombreuses autres régions de l'Arctique, la seconde moitié du XXe siècle a été marquée, au Groenland, par une tendance prononcée de la population traditionnellement nomade, à se sédentari-ser et à abandonner les villages dispersés pour s'urbaniser. Actuelle-ment, plus de quatre Groenlandais sur cinq vivent « en ville » (c'est-à-dire dans les centres administratifs des communes, aux dimensions très variables) avec tout ce que ce nouvel habitat peut impliquer de changements dans les activités, les modes de vie, les relations fami-liales et sociales.

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Figure 9.Carte du Groenland indiquant

les trois principales divisions administratives.

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Devenu territoire autonome en 1979, sous le nom de Kalaallit Nu-naat  2, le Groenland assume la gestion de ses affaires internes à tra-vers des institutions propres : un Gouvernement et un Parlement. Le Danemark conserve toutefois ses prérogatives en matière de défense, de politique extérieure, de police et de justice. Un quart de siècle après son accession à l'autonomie interne, la population groenlandaise s'in-terroge sur son avenir : l'indépendance est-elle possible ? Est-elle même souhaitable ? Avant de parvenir au seuil de cette ultime étape, la société a connu de profondes transformations dans tous les do-maines : démographique, économique, social et culturel. Ces muta-tions, qui ont affecté l'ensemble du pays, ont produit des effets parti-culièrement rapides et sensibles au Groenland oriental, [101] région découverte très tardivement par les Occidentaux, et à laquelle les scientifiques français ont consacré de nombreuses recherches 3.

1. Les étapes déterminantesdans l'histoire récente du Groenland

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Si l'on excepte un premier mouvement de concentration de la po-pulation autour de quelques pêcheries commerciales installées sur la côte occidentale au cours des années 1920, c'est assurément la Se-conde Guerre mondiale qui a constitué le point de départ des change-ments majeurs intervenus dans le pays.

Lors de l'occupation allemande du Danemark, en 1940, le Groen-land fut brutalement coupé de l'Europe et rattaché aux États-Unis pour son approvisionnement et sa défense. Plusieurs bases militaires et sta-tions météorologiques américaines furent installées sur le territoire groenlandais en 1941 (y compris sur la côte orientale, au milieu du 2 Ce qui signifie « terre des Kalaallit (pluriel de Kalaalleq) », Kalaalleq étant

le terme que les Inuit groenlandais utilisent pour se désigner eux-mêmes.3 Dans le sillage des précurseurs des années 1930, Robert Gessain et Paul-

Emile Victor, de nombreuses études anthropologiques françaises furent conduites auprès des Ammassalimiit. Ma contribution à ces travaux s'est tra-duite par l'analyse et le suivi, sur plusieurs décennies, de l'évolution démogra-phique et socio-économique de la population est-groenlandaise (Robert-Lam-blin, 1986 et 1994).

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district d'Ammassalik). C'est alors que la population groenlandaise, jusque-là préservée par le Danemark des contacts avec l'extérieur, su-bit un choc culturel provoqué par la découverte de la technologie et du mode de vie américains. Après la guerre, lorsque le Danemark renoua ses liens avec sa colonie, il apparut que cette région était désormais appelée à sortir de son isolement, à s'ouvrir sur le monde et à se mo-derniser pour améliorer son niveau de vie. Une politique de rénova-tion de l'habitat et de développement des infrastructures fut mise en œuvre à partir des années 1950.

Peu après, à la suite d'une modification de la Constitution danoise en 1953, le Groenland passa du statut juridique de colonie à celui de « Province du Nord » du royaume du Danemark. Deux représentants du Groenland siègent désormais au Parlement de Copenhague, tandis que l'État danois est représenté au Groenland par un Haut-commis-saire. Dès lors, la nouvelle politique danoise mise en œuvre pour ten-ter de combler l'immense fossé séparant les citoyens de la Métropole de ceux de la province arctique, entraîna un afflux important de Da-nois au Groenland. Chargés de la construction des installations mo-dernes (ports, logements, écoles, hôpitaux, zones industrielles, etc.), ceux-ci se virent aussi confier les postes de responsabilité au sein de l'administration régionale. Au nombre de 473 en 1945, ils étaient un millier à la fin de l'année 1950. Leur progression s'accéléra considéra-blement, notamment au cours de la période 1963-1968, pendant la-quelle la population danoise vivant au Groenland doubla, passant de 3 561 à 7 261 personnes. Abstraction faite des militaires américains stationnés à l'écart [102] dans les bases de Thulé et de la DEW Line  4, la population allochtone, principalement d'origine danoise, représen-tait 19% de la population du Groenland entre 1973 et 1975. Elle dé-passait alors 9000 individus, chiffre qui demeura à peu près constant jusqu'en 1989, avant de décroître à partir de 1990 (fig. 12, cf. infra). La présence danoise eut pour effet, entre autres, de contribuer forte-ment au métissage de la population native inuit, dont les mœurs s'étaient libéralisées après le Seconde Guerre mondiale.

4 Les bases de la Distant Early Warning Line furent construites à l'époque de la guerre froide. La base militaire de Thulé, construite en 1951-1953, pouvait accueillir plusieurs milliers d'Américains (elle compta sans doute jusqu'à 10000 hommes).

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Tandis que se déroulait au Groenland le processus d'intégration — ou d'assimilation — voulu par le Danemark, des forces d'opposition apparaissaient du côté groenlandais, aboutissant à la création en 1977 du premier parti politique local de tendance sociodémocrate, le parti Siumut, réclamant la « groenlandisation » de la société et des institu-tions. La route était tracée vers la revendication d'autonomie, satisfaite dès janvier 1979. Après avoir conquis son autonomie, le Groenland, qui était entré dans la CEE avec l'ensemble du royaume du Danemark, malgré une forte opposition locale manifestée à l'occasion du référen-dum de 1972, organisa une nouvelle consultation de sa population en 1982. Contestant les droits de pêche dans ses eaux territoriales accor-dés aux membres de la Communauté européenne, une majorité groen-landaise de 53% demanda à quitter le cadre communautaire. Fait unique : après en avoir fait partie douze années durant, le Groenland sortit de la CEE le 1er février 1985. L'île obtint le statut de Pays et ter-ritoires d'outre-mer (PTOM) et des accords particuliers pour la pêche furent négociés avec les états membres.

Le développement spectaculaire des moyens de communication, notamment aériens, dans la seconde moitié du XXe siècle, a très forte-ment contribué à ouvrir le Groenland sur le monde extérieur. Les échanges de passagers entre l'Europe et le Groenland se sont ainsi multipliés. Aujourd'hui, rares sont les Groenlandais à n'avoir jamais quitté leur île, pour raisons d'études, de formation professionnelle, de soins médicaux ou de visite à un parent. À titre d'illustration, on esti-mait à plus de 12000 le nombre de Groenlandais résidant au Dane-mark au 1er janvier 2000 (Greenland in figures, 2003 : 3), soit près de 20% de tous les Kalaallit recensés à cette date. Ce mouvement d'émi-gration, qui s'est accéléré au cours des trois dernières décennies, concerne en grande majorité les femmes.

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2. La population groenlandaise :croissance et transition démographique

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L'extraordinaire effort sanitaire mis en œuvre par le Danemark se traduisit par une réduction sensible de la mortalité générale au sein de la population autochtone du Groenland. À partir des années 1950, sous l'effet de l'intensification de l'aide médicale, les épidémies qui continuèrent à sévir dans le pays (rougeole, grippe, coqueluche, hépa-tite virale...) n'eurent plus les conséquences mortelles qu'elles avaient antérieurement. De même, la tuberculose qui provoquait encore des ravages au début des années 1950 (plus du tiers des décès en 1951-1952), subit une forte régression dès la fin de cette décennie.

Le taux de mortalité de la population autochtone, qui oscillait an-nuellement entre 19 et 48% avant l'année 1952, se situe depuis lors entre 7 et 18% (Robert-Lamblin 1986, p. 36). Pour la période récente de 2001-2004, il s'établit à 8,3%o. Ceci s'est naturellement traduit par un allongement sensible de la durée de la vie : comme l'indique la fi-gure 10, le gain d'espérance de vie pour les Groenlandais nés dans les périodes 1954-1958 et 1961-1965, a été de 6,2 ans pour les hommes et de 8 années pour les femmes, et la progression s'est poursuivie. Toute-fois, des freins à l'augmentation de l'espérance de vie des autochtones, qui demeure inférieure de plus de dix ans à celle des Danois, résident dans une mortalité infantile encore élevée (plus de deux fois supé-rieure à celle du Danemark) et une forte mortalité par accident et sui-cide, touchant surtout les hommes, sur laquelle nous reviendrons ulté-rieurement. En 2001, pour les autochtones, l'espérance de vie à la naissance de la population masculine n'excédait pas 61,9 ans et celle des femmes 67,9 ans ; soit respectivement 12 années et 11 années de moins qu'au Danemark.

La combinaison de cette baisse de la mortalité et du maintien de la natalité à un niveau élevé, voire de son augmentation liée à la jeunesse de la population, explique la spectaculaire croissance de la courbe de

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population (fig. 11). Avec un taux de natalité devenu supérieur à 45%o et un taux d'accroissement naturel de plus de 3% à la fin des années 1950 et au début des années 1960, la population groenlandaise a connu une véritable explosion démographique. C'est alors que, s'ap-puyant sur ses services de santé locaux, le Danemark mit en œuvre une vaste campagne pour la limitation des naissances dans sa province arctique. Commencée en 1968, elle porta très rapidement ses fruits, puisque le taux de natalité fut divisé par deux en l'espace de cinq années (Hansen, 1980 et Robert-Lamblin, 1988). Une reprise se pro-duisit toutefois au cours des années 1980 et au commencement des années 1990 (fig. 11). On peut aujourd'hui considérer la transition dé-mographique comme achevée : le taux de natalité s'est stabilisé en dessous de 20% (17,7% pour la période 2001-2004) et le taux d'ac-croissement naturel n'atteint pas 1%.

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[104]

Figure 10.Progression de l'espérance de vie à la naissance au Groenland.

Sources : Greenland Statistical Yearbook2001-2002, et Documentation da-noise, ministère royal des Affaires étrangères du Danemark, août 2002.

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Figure 11.Évolution de la population groenlandaise :natalité, mortalité et croissance générale.

Source : Danmarks Stat. (1950) ; Beretninger vedrörende Grönland (1948-1967) Grönland Statistik Aarbog (1968-2004).

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[105]Le succès de la campagne de contraception auprès des femmes de

toutes générations et de toutes catégories socio-économiques, a révélé un changement majeur dans les comportements féminins, et dans leur rôle au sein de la société groenlandaise. La maîtrise de leur fécondité, en réduisant le nombre moyen d'enfants à moins de trois par femme, leur a conféré plus de liberté et de disponibilité pour s'engager dans des formations professionnelles ou des activités qui les éloignent de leur foyer.

3. Les transformations économiques :industrialisation et tertiarisation

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Une autre grande mutation intervenue au sein de la société groen-landaise provient de la diversification de ses activités et sources de revenus. Jusque vers les années 1940, la population autochtone vivait principalement de la chasse aux mammifères marins : phoques, nar-vals, morses, baleines, dont elle tirait l'essentiel de sa subsistance (chair, graisse, fourrure, ivoire et os). La pêche ne constituait alors qu'un appoint et la grande majorité des habitants de l'île vivait en pe-tites communautés dispersées le long du littoral. Lorsqu'un afflux de morues se produisit dans les eaux groenlandaises et se confirma dans les années 1950-1960, les autorités danoises, soucieuses d'orienter le Groenland vers une activité économique moderne et compétitive, dé-veloppèrent intensivement la pêche morutière, au sud-ouest et à Am-massalik. Cette nouvelle orientation économique impliquait une mo-dernisation des moyens et des techniques de pêche, un regroupement de la population autour d'installations de transformation du poisson, et l'organisation d'une infrastructure portuaire capable d'assurer le trans-port des produits d'exportation. À bien des égards, ce fut une véritable révolution dans le mode de vie des Groenlandais, car cette reconver-sion de chasseurs en pêcheurs entraînait tout à la fois une modification dans le calendrier et le rythme des activités, une transformation dans l'organisation familiale du travail, des changements dans le régime alimentaire et un abandon du partage traditionnel de la production au

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sein de la famille. À cela s'ajoutait un changement fondamental de statut social pour les chefs de famille, qui perdirent alors le prestige traditionnellement attaché au statut de chasseur.

Toutefois, le boom de la pêche morutière (jusqu'à 400000 tonnes pêchées chaque année dans les années 1950-1960) fut de courte durée. La raréfaction des morues à la fin des années 1980, puis leur quasi-disparition dans les années 1990 (moins de 2000 tonnes pêchées en 2001), furent heureusement compensées par l'importance économique croissante de l'exploitation de la crevette Pandalus borealis. Devenue la principale ressource commerciale du pays, elle représentait en va-leur, en 2001, 62,2% des exportations du Groenland. Le flétan [106] du Groenland fait également partie des produits commercialisés sur le marché international (18,5% des exportations en 2001), tandis que d'autres poissons sont principalement écoulés sur le marché local : sé-baste, loup marin, saumon, omble chevalier. Au total, le secteur de la pêche fournit plus de 5000 emplois offerts, pour l'essentiel, par une entreprise publique locale : la Royal Greenland A/S.

Parallèlement à ce mouvement, la chasse au phoque, surtout prati-quée dans les petites localités des régions du Nord-Ouest (Qaanaaq) et de l'Est (Ammassalik et Ittoqqortoormiit), subissait de plein fouet les assauts répétés des campagnes internationales boycottant le commerce des fourrures (Lynge, 1992). Dans les années 1970 et 1980, la situa-tion des chasseurs s'en trouva gravement affectée, ces derniers ne pou-vant s'assurer les revenus monétaires devenus désormais indispen-sables pour subvenir aux besoins de la vie quotidienne. Pour soutenir ce secteur d'activité, symboliquement important même s'il n'est plus primordial, l'administration territoriale groenlandaise subventionne l'achat des peaux de phoques et exploite une tannerie à Qaqortoq. Se-lon les statistiques officielles, 188108 phoques ont été chassés en 2000 et 102000 peaux commercialisées (Greenland Statistical Year-book, 2001-2002 : et 67). En valeur, les peaux de phoques ne repré-sentaient plus, en 2001, que 0,5% des produits d'exportation. D'autres branches d'activités se sont également développées, au sud du pays, telles l'élevage de moutons depuis 1906 (plus de 20000 têtes en 2001, dont vivent quelque 300 personnes) ou la renniculture. Mais ces acti-vités demeurent limitées et de portée locale.

Indéniablement, le secteur de l'administration et des services est devenu le principal pourvoyeur d'emplois. En 2000, avec 10234 em-

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plois de fonctionnaires fournis à des personnes nées au Groenland, l'administration territoriale et communale employait la moitié de la population active autochtone. De surcroît, 2 354 postes de l'adminis-tration publique étaient occupés par des allochtones (Greenland in figures, 2003 : 11). Des emplois salariés s'offrent également aux Groenlandais dans les secteurs privés de la construction, du commerce de détail, des transports et du tourisme. Sur le marché du travail, les femmes autochtones se sont bien insérées.

4. La vie sociale et culturelle :entre occidentalisation et quête identitaire

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De nos jours, la société groenlandaise présente, dans les revenus et les modes de vie, de grandes disparités qui créent une rupture avec la communauté inuit traditionnelle dépourvue de classes. Par ailleurs, des différences de niveau de vie sensibles se maintiennent entre les autochtones et les allochtones qui, en raison de leur formation supé-rieure, détiennent toujours certains postes de haut niveau.

[107]Le budget de l'assistance sociale est considérable au Groenland

(1,6 milliard de couronnes danoises en 2000). Des aides particulières sont attribuées à certains — chômeurs, jeunes en formation - en com-plément d'autres avantages généralisés, financés par l'État-provi-dence : allocations familiales, retraites et prise en charge médicale gratuite. Cependant, en dépit de tous les efforts financiers déployés, les problèmes sociaux persistent. Ils se traduisent par un niveau élevé d'alcoolisme, d'absentéisme au travail, de violences familiales, d'ho-micides et un alarmant taux de suicide des jeunes. Ce dernier, l'un des plus élevés de la planète, a été multiplié par dix dans la seconde moi-tié du XXe siècle (Caulfield, 2000 : 176). Les hommes âgés de 15 à 24 ans sont les plus exposés. Même s'il a diminué par rapport aux années 1995-2000, leur taux de suicide atteint encore plus de 110 pour 100 000 habitants en 2000-2004, soit près de trois fois celui des femmes.

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Le profond malaise que traduisent ces phénomènes relève de plu-sieurs causes. D'une façon générale, on peut affirmer que le rythme accéléré des changements survenus dans la société a été un facteur important de perte de repères pour bon nombre de Groenlandais (Caulfield, 2000). En rejoignant les centres urbains, ils ont modifié leurs structures familiales et sociales. Le morcellement des familles élargies, au sein desquelles les liens traditionnels d'entraide et de par-tage étaient forts et sécurisants, a souvent engendré des sentiments d'anxiété, d'isolement et de perte de maîtrise des événements (Csonka et Schweitzer, 2004). Toutefois, les petites localités, où le mode de vie est, en apparence, demeuré plus proche de la tradition, ne sont pas non plus exemptes de difficultés. Les offres d'emploi y sont rares, les ado-lescents doivent quitter leur village pour achever dans une ville voi-sine leur éducation scolaire et, surtout, les femmes ont tendance à fuir ces localités isolées dans l'espoir de mener ailleurs une existence moins austère. Il est fréquent dans les régions de chasse et de pêche que les hommes jeunes se retrouvent ainsi sans compagne. D'autres facteurs ont également contribué à ce malaise général : le sentiment d'inégalité entre les communautés danoise et groenlandaise, le senti-ment d'impuissance face à un progrès subi et l'impression de n'appar-tenir vraiment à aucun monde.

Jusqu'alors remarquablement préservée, la langue groenlandaise fut menacée lorsque le Danemark mit en œuvre sa nouvelle politique d'intégration, dans les années 1960-1970. L'usage de la langue offi-cielle, le kalaallisut— la seule qui soit écrite à la différence des deux autres dialectes du Nord-Ouest (avannaarsuarmiutut) et de l'Est (tu-numiitut) —, s'était maintenu grâce à l'édition de manuels scolaires, à la publication de journaux locaux (la création du premier journal groenlandais, Atuagagdliutit, date de 1861) et d'ouvrages littéraires écrits ou traduits dans cette langue. Le kalaallisut était donc la langue de l'instruction religieuse et scolaire, ainsi que de la communication, jusqu'au milieu du XXe siècle. Un changement intervint lors de l'ac-cession du Groenland au statut de province danoise.

[108]De nombreux écoliers groenlandais furent envoyés au Danemark

pour mieux assimiler la langue et la culture de la Métropole. La réus-site dans le monde moderne passa dès lors par l'apprentissage et l'usage du danois, devenue l'unique langue de certains Groenlandais

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(15% de la population actuelle, d'après Trondjeim, 2004). L'autono-mie interne mit un frein à cette « danisation », l'idiome groenlandais étant consacré langue nationale. Différents projets éducatifs tentèrent de donner la priorité au kalaallisut, au point qu'un tiers de la popula-tion groenlandaise ne parle aujourd'hui que sa langue maternelle. En réalité, par manque d'enseignants autochtones et de matériel éducatif approprié, les deux langues continuent à être utilisées dans l'enseigne-ment, l'administration et les secteurs industriels et commerciaux, en sorte que les Groenlandais bilingues (55%) bénéficient des meilleures chances d'accéder à un niveau d'éducation supérieure. En revanche, dans les domaines de l'art, de la musique, du théâtre et de la littérature, la revalorisation de la langue et de la culture groenlandaises s'est avé-rée très stimulante.

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ENCADRÉ 4. LE GROENLAND ORIENTAL : LA FIN D'UN ISOLÂT

Longtemps inaccessible et découverte en 1884 seulement par le Danois Gustav Holm, l'ethnie des Eskimo ammassalimiit constituait, tant d'un point de vue biologique que culturel, une sorte de « modèle parfait » d'isolat. Ins-tallé sur l'inhospitalière côte orientale de l'île, à la latitude du cercle polaire, ce groupe ne comptait alors que 413 individus, vivant en autarcie de la chasse aux mammifères marins. Dix années plus tard et 173 ans après la côte ouest, commençaient la colonisation puis l'évangélisation de cette population par le Danemark. Pour ce petit groupe endogame, qui n'était pas encore sorti de l'âge de pierre, la première période de contacts avec le monde extérieur fut marquée par des changements, certes fondamentaux comme l'adoption du luthéranisme, mais qui furent introduits de façon progressive par les coloni-sateurs danois bien conscients de l'extrême vulnérabilité de la population.

La Seconde Guerre mondiale, accompagnée de l'arrivée de militaires amé-ricains à Ammassalik et au Scoresbysund 5, marqua une rupture dans l'isole-ment ; mais c'est essentiellement le changement radical de politique de la Mé-tropole, qui mit fin au protectionnisme et instaura la « civilisation obliga-toire » (Gessain, 1969) dans cette petite société. À l'instar des autres habitants du Groenland, les Ammassalimiit furent pris dans le mouvement d'urbanisa-tion, d'industrialisation et de modernisation entamé à la fin des années 1950. Cependant, l'occidentalisation se fit chez eux à un rythme beaucoup plus ra-pide et brutal que chez la plupart de leurs compatriotes de l'ouest, qui avaient subi graduellement la colonisation européenne. Le développement du trafic aérien devait encore accélérer l'ouverture de la région d'Ammassalik, en mul-tipliant des échanges jusqu'alors restés très limités.

5 En 1925, une partie de la population d'Ammassalik fut transférée plus au nord, au Scoresbysund. Elle forma l'actuelle commune d'Ittoqqortoormiit (fig. 9) avec quelques familles venues du Groenland de l'Ouest et des immi-grants danois.

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[109]Les changements induits affectaient des domaines primordiaux

pour cette ethnie, tels que la famille ou les activités cynégétiques. Entre 1945 et 1965, en dépit d'une émigration non négligeable, les effectifs de la population avaient doublé : la moitié des habitants d'Ammassalik était constituée de jeunes de moins de 15 ans. La libé-ralisation des mœurs ainsi que les mariages mixtes en augmentation après la guerre, avaient par ailleurs favorisé le métissage. Intervint alors, en 1969, le programme de régulation des naissances, qui provo-qua une chute de la natalité de près de la moitié en l'espace de deux ans (Robert-Lamblin, 1988). Le mode de vie traditionnel subit un bou-leversement de même ampleur. La chasse au phoque sur laquelle re-posait toute l'existence des Ammassalimiit (Victor et Robert-Lamblin, 1989 et 1993), cessant de représenter l'unique source de subsistance, d'autres activités se développèrent : la pêche commerciale, l'artisanat, et le secteur des services. Un important effort d'éducation et de forma-tion professionnelle, destiné à faciliter l'insertion des jeunes dans le monde moderne, a également permis à un certain nombre d'habitants de trouver un emploi dans les diverses administrations, dans les ser-vices ou dans le secteur du bâtiment. Toutefois, les Est-Groenlandais souffrent d'un handicap linguistique : ils doivent maîtriser trois langues (leur dialecte maternel, la langue officielle ouest-groenlan-daise et le danois), avant d'aborder l'anglais qui peut leur ouvrir l'accès aux plus hauts postes de responsabilités. En quelques décennies seule-ment, cette ancienne communauté de nomades chasseurs de mam-mifères marins, s'est sédentarisée. Elle a diversifié ses activités, ses modes de vie, ses loisirs et ses intérêts culturels et connaît un début de stratification sociale. Dans la petite capitale de Tasiilaq, une classe moyenne de salariés occidentalisés a fait son apparition. Tasiilaq, ville de services, n'a cessé d'attirer la population des villages (fig. 12). Cette agglomération de 1630 habitants autochtones (soit 58% des Groenlandais vivant sur le territoire de la commune d'Ammassalik au 1er janvier 2004) présente des attraits indéniables : infrastructures et confort modernes, supermarchés, terrain de sports et lieux de réunion pour les jeunes. Pourtant la vie citadine confronte souvent les habi-tants à des inconvénients majeurs : pénurie de logements, cherté de la vie, chômage, présence d'étrangers que la réussite sociale place en si-tuation de domination, peuvent être la dure contrepartie de l'installa-

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tion en ville. Le mal-être social qui affecte l'ensemble du pays se trouve amplifié au Groenland oriental où les tendances à l'alcoolisme, les manifestations de violence et la propension au suicide chez les jeunes sont très élevés. Il semblerait que les Est-Groenlandais les mieux armés pour traverser la difficile période de transition, soient ceux qui parviennent à concilier les avantages des deux modes d'exis-tence : un emploi salarié et des activités tournées essentiellement vers la chasse pratiquée pendant les temps libres. Les Ammassilimiit de-meurent, en effet, très attachés à la consommation de viande de phoque, qu'ils considèrent encore comme l'élément de base de leur alimentation et qu'ils jugent meilleure au goût et plus nourrissante que les produits d'importation, moins bien adaptés au climat et au demeu-rant fort coûteux.

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[110]Figure 12

Processus d'urbanisation de la population groenlandaisedans la deuxième moitié du XXe siècle 6.

Sources : Beretninger vedrörende Grönland (1950-1967) et Grönland Statistik Aarbog (1968-2004).

5. Situation actuelle et perspectives

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Le Groenland connaît une situation relativement paradoxale. Dans ce pays à très faible densité humaine, des indices de surpopulation peuvent exister. En effet, la tendance à l'urbanisation, imposée ou spontanée, qui s'est développée dans la deuxième moitié du XXe siècle (fig. 12) a conduit la population autochtone à devenir citadine à 82,5%. Tandis que 56% des Kalaallit sont installés dans six agglomé-rations de la côte ouest, la capitale Nuuk (anciennement Godthaab), 6 À noter : l'évolution de la population allochtone est ajoutée sur les deux fi-

gures, à titre d'information, mais elle n'est pas comptabilisée dans les courbes « total population groenlandaise » qui ne comprennent que les autochtones.

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avec ses 14 350 habitants dont 3 306 allochtones (en 2004), rassemble à elle seule un quart de la population totale de l'île. Cette ville, qui n'a cessé de croître et de se moderniser, concentre le siège du Gouverne-ment d'autonomie interne, le Parlement territorial, ainsi que les ser-vices administratifs des diverses institutions du pays. Tous les moyens de communication : télévision, radio et journaux y ont établi leur siège et la majorité des événements culturels (théâtre, concerts, expositions) s'y déroulent.

[111]Si le Groenland est sans conteste entré dans la modernité, sa situa-

tion économique reste précaire. La pêche demeure l'activité principale de l'île. Or elle s'avère particulièrement sensible à une multitude d'aléas : de faibles variations climatiques, des fluctuations dans les prix ou une surexploitation de la ressource, peuvent brutalement per-turber toute l'économie du pays. Les mines, qui avaient été exploitées au cours du XXe siècle, ont été fermées les unes après les autres : le zinc, le plomb et le molybdène de Mestersvig ont cessé d'être extraits en 1963 ; le charbon de Qullissat, en 1970 ; la cryolite d'Ivittut, en 1987 ; puis le marbre, le zinc, le plomb et l'argent de Marmorilik, en 1990. Actuellement, les nombreuses prospections et explorations ef-fectuées sur l'ensemble du territoire, de même que dans plusieurs zones offshore, permettent d'espérer que des matières premières à fort potentiel commercial (pétrole, fer, uranium, or, diamant, etc.) consti-tueront les richesses du futur. Mais d'une part, le Groenland et le Da-nemark se partagent la propriété du sous-sol groenlandais ; d'autre part le coût d'exploitation de ces ressources potentielles s'annonce très éle-vé. Quand bien même les ressources minières s'avéreraient rentables, il est peu probable que leur extraction offre quantité d'emplois à une population autochtone insuffisamment qualifiée.

Quant à l'essor du tourisme 7, sur lequel misent les autorités groen-landaises, lui aussi se heurte à des contraintes majeures. Alors que le coût des voyages à destination de cette région est particulièrement éle-

7 L'ouverture du Groenland au tourisme date de i960, mais celui-ci ne s'est vraiment développé que dans la dernière décennie du XXe siècle. En 2001, le nombre d'étrangers venus en visite touristique au Groenland a été estimé à 34049 personnes, dont 42% au cours des mois de juillet et août (Greenland Statistical Yearbook, 2001-2002 : 76-77). L'objectif visé par le gouvernement autonome est de 60000 touristes par an.

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vé, les conditions climatiques réduisent à l'été et à une partie du prin-temps les périodes où les déplacements sont possibles. Par ailleurs, le développement d'un tourisme de masse risquerait de porter atteinte à l'environnement et à la culture groenlandais, tous deux d'une extrême vulnérabilité.

La balance commerciale du Groenland reste lourdement déficitaire, la majorité des biens nécessaires à la vie actuelle devant être im-portée : produits alimentaires, biens d'équipement, produits manufac-turés et pétroliers. Par ailleurs, les recettes fiscales du Groenland couvrent à peine 50% de ses dépenses publiques. Pour compléter son budget, il dépend d'une dotation globale annuelle de près de trois mil-liards de couronnes danoises accordée par la Métropole. Alors que les élections de décembre 2002 ont révélé une poussée indépendantiste parmi l'opinion, un certain nombre de politiciens groenlandais mesure avec réalisme à quel point le niveau de vie local pâtirait d'une cessa-tion brutale de l'aide danoise.

Le Groenland est membre de l'ICC (Inuit Circumpolar Confe-rence), du Conseil nordique et participe aux travaux du Conseil arc-tique, mais il entend peser de plus en plus sur les négociations interna-tionales le concernant et accroître son contrôle [112] sur les questions de défense et de politique étrangère. Sa position géostratégique s'est ré-cemment renforcée dans le cadre du système de défense antimissiles, que les Américains projettent de créer en utilisant la base de Thulé pour déployer leur système de radars d'alerte avancée. Au-delà de contreparties financières, le Groenland espère tirer avantage de cette situation pour s'affirmer comme un acteur incontournable dans les re-lations entre le Danemark et les États-Unis.

Dans la perspective d'une révision du statut acquis en 1979, le Gouvernement d'autonomie interne a créé, en 1999, une « Commis-sion d'autodétermination » consultative (Dahl, 2001). Aujourd'hui, il semble que l'aspiration à l'indépendance vis-à-vis du Danemark ait perdu du terrain au profit d'un projet de « fédération orientée vers le partenariat », qui viendrait supplanter l'actuelle « communauté da-noise » (Chillaud, 2003). Cet équilibre traduit sur le plan politique une tendance observable dans la société et la culture groenlandaises. En dé-pit de la forte occidentalisation des Kalaallit, leur identité culturelle s'affermit dans certains domaines. Ainsi s'efforcent-ils de préserver leur langue à travers le système éducatif. De même, bien qu'ils n'en dé-

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pendent plus, ils demeurent fondamentalement attachés à la chasse et à la nature, pour ce qu'elles représentent comme symboles de leur culture.

Références

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