Antelme 2

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L'heure hebdomadaire o nos camarades politiques recevaient du courrier des leurs tait pour nous la pl,tsdsole, celle o nous sentions tout le poids de notrediflerence, de notre trangit, nous tions coups de notrepays, et mme du genre humain.Lautre haussa les paules. Il y avait longtemps dj quonentendait ces menaces. Elles voulaient faire croire que la haine pouvait trechez certains autre chose quune fulguration des estomacs vides, quelle avaitune chance dtre durable. Mais la menace tait elle-mme use par la misre. Ctaitun tat du corps qui proposait ceux-l les mots les plus ignobles. Encultait lun des plus frquents. Il voulait tre dfinitif. Ctait ainsi queFlix venait de traiter le petit stubendienst. Il le lui avait dj dit en facedailleurs. Mais il pouvait le lui redire et, deux jours plus tard, rigoleravec lui.Fange, mollesse du langage. Des bouches do ne sortait plusrien dordonn ni dassez fort pour rester. Ctait un tissu mou qui seffilochait.Les phrases se suivaient, se contredisaient, exprimaient une certaineructation de la misre; une bile de mots. Tout y passait la fois:le salaud, la femme abandonne, la soupe, le pinard, les larmes de la vieille, lencul,etc la mme bouche disait tout la suite. 148La calomnie tait plus forteque la vrit, parce quils prfraient quil en ft ainsi. Ils avaient lestomacvide, et, dfaut dautre chose, la haine occupait ce vide. Il ny avait quela haine et linjure qui pouvaient distraire de la faim. On mettait endcouvrir le sujet autant dacharnement qu chercher un morceau de patate dansles pluchures. Nous tions possds. 150Francis est revenu prs de ma paillasse. Les autresdormaient. Une petite veilleuse quon avait pose sur un montant du lit faisaitune tache jauntre dans le noir. Francis avait envie de parler de la mer. Jairsist. Le langage tait une sorcellerie. La mer, Veau, le soleil, quandle corps pourrissait, vous faisaient suffoquer. Ctait avec ces mots-l commeavec le nom de M quon risquait de ne plus vouloir faire un pas ni se lever. Eton reculait le moment den parler, on le rservait toujours comme une ultimeprovision. Je savais que Francis, maigre et laid comme moi, pouvait shallucineret mhalluciner avec quelques mots. Il fallait garder a. Pouvoir tre sonpropre sorcier plus tard encore, quand on ne pourrait plus rien attendre ducorps ni de la volont, quand on serait sr quon ne reverrait jamais la mer. Maistant que lavenir tait possible il fallait se taire.La souffrance del'intellectuel, dans ce cas, tait donc diflrente de celle del'tranger sans culture : pour celui-ci, l'allemand du Lagertait une langue qu'il ne comprenait pas, au pril de sa vie;pour celui-l, un jargon barbare qu'il comprenait, mais quilui corchait la bouche lorsqu'il essayait de la parler. L'untait un dport, l'autre, un tranger dans sa patrie.nous nous sentionscomme soulevs de terre, avec le danger d'y retomber detout notre poids, en nous faisant d'autant plus mal quel'exaltation avait t plus leve et longue.En ce temps et en ce lieu, ils en avaient beaucoup. Ils mepermettaient de rtablir un lien avec le pass, en le sauvantde l'oubli et en fortifiant mon identit. Ils me convainquaientque mon esprit, bien que pris dans la tenaille desncessits quotidiennes, n'avait pas cess de fonctionner. Ilsme promouvaient, mes yeux et ceux de mon interlocuteur.Ils m'accordaient des vacances, phmres mais nonhbtes - source de libert et de diffrence : bref, unefaon de me retrouver moi-mme.La raison, l'art, la posie nenous aident pas dchiffrer le lieu d'o ils ont t bannis.Dans la vie quotidienne de l-bas , faite d'un ennuirehauss d'horreur, il tait salutaire de les oublier, comme iltait salutaire d'apprendre oublier la maison et la famille;je ne pense pas un oubli dfinitif, dont personne,d'ailleurs, n'est capable, mais une relgation dans cegrenier de la mmoire o s'accumule le matriel quiencombre et ne sert plus dans la vie de tous les jours.Lafondamentale tolrance spirituelle et le doute mthodique del'intellectuel devenaient ainsi des facteurs d'autodestruction.Leur faim tait diflerentede la ntre :c'tait une punition divine ou une expiation, ouune offrande votive, ou le fruit de la pourriture capitaliste.La douleur, en eux et autour d'eux, t'J,it dchiffrable, etpour cette raison ne dbordait pas dans le dsespoir.