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Les romans de Carlos Liscano, Michael Cunningham, Sebastian Barry... et notre enquête en Australie à l’occasion de la Comédie du livre de Montpellier. Pages 4 et 10. Dans « Les Démons de Barton House », la romancière anglaise se joue des codes du polar en mettant aux prises une reporter de guerre et un tueur en série. Page 3. Plusieurs ouvrages analysent le foisonnement de cette époque en Europe. Marc Fumaroli s’interroge sur la véritable identité de Louise Labé. Dossier. Pages 6-7. Le premier volume d’une biographie monumentale de Georges Cuvier ; « Comprendre les épidémies », par Nobert Gualde, et un choix de livres. Page 9. MINETTEWALTERS LA MORT AUX TROUSSES Anne-Marie Garat Rencontre avec un écrivain passionné par la question du rapport à l’Histoire, à l’occasion de la publication de « Dans la main du diable ». Page 12. Littérature étrangère Orhan Pamuk Un peu plus de trois mois après l’abandon par la justice turque des poursuites contre lui, l’auteur de « Neige » nous a accordé un long entretien. Forum. Page 2. PAUL BELAICHE-DANINOS Les Soixante-Seize Jours de Marie-Antoinette à la Conciergerie tome I : La conjuration de l’Œillet roman www.actes-sud.fr A CTES SUD Renaissance Sciences 0123 Des Livres Vendredi 12 mai 2006

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  • Les romans de Carlos Liscano,Michael Cunningham, SebastianBarry... et notre enquête en Australieà l’occasion de la Comédie du livrede Montpellier. Pages 4 et 10.

    Dans « Les Démons de Barton House »,la romancière anglaise se joue des codesdu polar en mettant aux prises unereporter de guerre et un tueur en série. Page 3.

    Plusieurs ouvrages analysentle foisonnement de cette époqueen Europe. Marc Fumaroli s’interrogesur la véritable identitéde Louise Labé. Dossier. Pages 6-7.

    Le premier volume d’une biographiemonumentale de Georges Cuvier ;« Comprendre les épidémies »,par Nobert Gualde, et un choixde livres. Page 9.

    MINETTE WALTERSLA MORTAUX TROUSSES

    Anne-Marie GaratRencontre avec un écrivain passionnépar la question du rapport à l’Histoire,à l’occasion de la publicationde « Dans la main du diable ». Page 12.

    Littérature étrangère

    Orhan PamukUn peu plus de trois mois après l’abandonpar la justice turque des poursuites contrelui, l’auteur de « Neige » nous a accordéun long entretien. Forum. Page 2.

    PAUL BELAICHE-DANINOS

    Les Soixante-Seize Jours de

    Marie-Antoinetteà la Conciergerietome I : La conjuration de l’Œillet

    roman

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    DesLivresVendredi 12 mai 2006

  • 2 0123Vendredi 12 mai 2006

    AU FIL DES REVUES

    L’histoire de l’esclavage au cribledes « Cahiers des anneaux de la mémoire »L’IDÉE est née à Dakar, en1997, en marge d’un colloque« Afrique, Europe, Amérique,les héritages du passé », del’initiative d’un ancien marin,Jean-Marc Masseaut, et dedeux psychanalystes, HuguesLiborel-Pochot et Olivier Dou-ville.

    Ils ont créé les Cahiers desanneaux de la mémoire, la seulerevue exclusivement consacréeà l’esclavage. Adossée à l’asso-

    ciation nantaise du mêmenom, qui, depuis 1991, organi-se expositions et colloques surl’histoire de l’esclavage et sesconséquences contemporaines,cette publication annuelle, diri-gée depuis les origines parJean-Marc Masseaut, en est àson huitième numéro. Refu-sant l’étiquette de « revue uni-versitaire », elle s’attache àcroiser les regards d’historienset de chercheurs en sciences

    sociales avec les éclairagesvenus d’autres horizons : psy-chanalyse, histoire de l’art,arts plastiques…

    Le dernier numéro, consacréà Cuba, est particulièrementriche. Réalisé avec des cher-cheurs cubains, il rassembledes contributions assez classi-ques, comme une étude du tra-fic d’esclaves entre la France etl’ancienne colonie espagnole,avec des points de vue plus inat-tendus, comme cette surprenan-te évocation, par Rudolfo Sarra-cino Magrinat, de « ceux quisont rentrés », ces anciens escla-ves cubains qui ont retraversél’Atlantique, après l’abolition,pour s’installer au Nigeria.

    On lira également une pas-sionnante analyse des« Mythes afro-cubains à tra-vers l’art », par la critique cubai-ne Ivonne Muniz, ainsi que denombreux éclairages ponctuels,qui offrent un tour d’horizonassez vaste de tous les aspectsdu système esclavagiste à Cuba.

    Ce volume succède à un impo-

    sant numéro double consacré àl’esclavage en Haïti, qui étaitparu fin 2004, à l’occasion dubicentenaire de l’indépendancede l’ancienne Saint-Domingue.Mais la revue est loin de n’étu-dier que la dimension atlanti-que du phénomène : les deuxprochains Cahiers seront consa-crés, le premier à l’océanIndien, le second aux ports fran-çais. a

    Jérôme Gautheret

    Cahiers des anneaux de lamémoire nº8, 340 p., 16 ¤.La revue est disponible auprèsde l’association (18, rue Scribe,44000 Nantes), et de sondiffuseur Karthala (22-24,boulevard Arago, 75013 Paris).

    Signalons également que lesCahiers d’études africaines ontconsacré leur numéro 179-180 àla question de l’esclavagecontemporain.Esclavage moderne oumodernité de l’esclavage ?, Ed.de l’Ehess, 31 ¤.

    Un entretien avec l’écrivain turc après la fin de son procès et l’abandon des poursuites par la justice d’Ankara

    Orhan Pamuk : « Etre un artiste libre »

    publientde nouveaux auteurs

    Service ML - 1 rue de Stockholm75008 Paris - Tél : 01 44 70 19 21

    www.editions-benevent.com

    Pour vos envois de manuscrits:

    Un million d’Arméniens ettrente mille Kurdes ontété assassinés sur ces ter-res et personne d’autre

    que moi n’ose en parler. » C’est aujournal suisse Tages Anzeiger quele romancier turc Orhan Pamukconfiait son amertume un jourde février 2005. Il ne peut, alors,soupçonner la réaction en chaînequ’allaient provoquer ces pro-pos : campagne de presse, intimi-dations et menaces, un sous-pré-fet qui demande la destructionde tous ses livres, un exil tempo-raire et, enfin, un procès kaf-kaïen au motif d’une loi dejuin 2005 dont l’article 301 pré-voit des peines de six mois à troisans de prison pour quiconqueinsulte les institutions ou l’identi-té turques.

    Sur pression de la communau-té internationale, la justice tur-que finira par lâcher prise, le23 janvier 2006. Mais le mal estfait : Orhan Pamuk est devenucet écrivain insaisissable qui,pendant cette semaine passée àNew York à l’invitation du festi-val World Voices et du PEN Ame-rican Center, refusera tout entre-tien à la presse internationale.Une exception, « Le Monde deslivres ». Le voici, vêtu d’un costu-me noir délavé, l’air un rien aga-cé, le dos très légèrement voûté :« Je suis en retard, je sais, par-don. »

    En 1985, vous accompagnezArthur Miller et Harold Pinterdans un voyage sponsorisépar le PEN American Centeret Helsinki Watch. Il s’agit,pour eux, de rédiger unrapport sur les droits del’homme en Turquie. Quellesimpressions vous reste-t-il decette aventure ?

    Il y avait eu un coup d’Etatmilitaire, en 1980. La liberté d’ex-pression était suspendue. Lesdroits de l’homme étaientbafoués. Les prisons étaient lethéâtre de nombreux abus. Etpourtant les gens parlaient – lesfamilles de prisonniers, mais aus-si les écrivains…Et vous, vous sentiez-voussolidaire ? Coupable ? Lesdeux ? C’est un dualisme quihabite vos romans demanière si obsessionnelle…

    D’une part, je sentais en moiune explosion de honte, commej’en ai déjà observé dans d’autrescoins du monde lorsque d’Améri-

    que ou d’Europe viennent desétrangers censés enquêter sur lanature d’une démocratie ou l’ab-sence de libertés : cela provoqueune honte très difficile à formu-ler et néanmoins ressentie partout le monde. D’autre part, ilm’apparaissait soudain qu’il pou-vait aussi exister une solidaritéinternationale entre écrivains,considérés comme les représen-tants, non pas de leurs nationsd’origine, mais du monde : unesolidarité née d’un respect parta-gé, je dirais presque religieux,pour la liberté d’expression.Et pourtant vous n’êtesfondamentalement pas unécrivain « politique ». Vousaimez créer vos propresmondes bigarrés, oniriques.Un certain nombre de vosromans portent d’ailleurs desnoms de couleur : Mon nomest Rouge, Le Livre noir, LeChâteau blanc…

    C’est vrai, j’étais plutôt nabo-kovien au début. J’écrivais essen-tiellement pour la beauté. Et pen-dant que des générations entiè-res d’écrivains turcs prenaientpour modèle Steinbeck ou Gorki– et détruisaient l’essentiel deleur talent en le mettant au servi-ce de quelque chose qui était sup-posé les dépasser – je lisais, moi,Nabokov, et je rêvais. Vingt-cinqans après, je sais que si, à cetteépoque-là, j’avais commis l’er-reur d’écrire des romans politi-ques, j’aurais été détruit, le systè-me m’aurait anéanti.Et Neige, en 2004 ? Pourquoiécrire, tout à coup, un romansur l’islam, le nationalisme, lesuicide de jeunes filles quel’on contraint de se dévoilerdans une petite ville aunord-est du pays ?

    J’ai décidé d’écrire un romanpolitique, parce que j’ai eu envie,soudain, de raconter autrementmon pays. Chacun de mesromans est structurellement dif-férent des autres, en réalité. Etpour cause : je rencontre tou-jours quelqu’un dans une rued’Istanbul, qui finit par me dire :« Oh, M. Pamuk, quel malheur !J’avais vraiment adoré tel ou tel devos romans, mais vous n’avez plusjamais écrit rien de semblable ! »Eh bien, voilà un roman radicale-ment différent… Et, pour moi,tout le plaisir de la fiction est là,précisément, dans l’acte toujoursrenouvelé de composition, justeavant l’exécution. L’écriture

    n’est, par la suite, qu’un acte arti-sanal.Vous sentez-vous aujourd’huiune certaine responsabilitéen Turquie ?

    Disons que, de ma vie, jen’avais jamais cherché à assu-mer la plupart des responsabili-tés politiques qui m’ont brusque-ment pesé sur les épaules ! Maisenfin, en raison de jalousies, deressentiments, de tabous et depressions diverses, elles me sonttombées dessus. C’est commequelque chose qui tomberaitd’un balcon, alors que vous mar-chez dans la rue en toute insou-ciance. Et parce que le pays estréprimé, et parce que j’ai une soi-disant stature internationale, j’aiété contraint de me plier à ce des-tin nouveau. Cela ne m’enchantepas. Mon secret désir a toujoursété d’être un artiste libre. Monstyle d’écriture, mon mode decomposition, requièrent unimmense esprit d’enfance. Et laresponsabilité de l’écriture selimite, au fond de moi, au jeudémoniaque et magique avec lesrègles du monde. Non, croyez-moi, être un personnage publicn’est pas bon pour le travail duromancier. Et quant à être unpersonnage politique, n’en par-lons même pas – quel désastre !Mais il y a bien des causesqui vous passionnent ? Ilvous est arrivé de définir la

    liberté d’expression entermes de dignité et de joie.Après vos déboiresjudiciaires, ressentez-vous lebesoin de vous battre pour laliberté d’expression ?

    Ecrire me suffit. Le reste, detoute évidence, m’est comme unmauvais destin. On m’entraînesur un terrain que je n’aime pas.Alors, soit je tombe dans unetranchée par hasard. Soit je metrouve attaqué et je suiscontraint de bâtir moi-mêmeune tranchée pour me protéger…Et l’Union européenne ?Souhaitez-vous que laTurquie y soit intégrée ?

    Oui, en cela je croyais avecenthousiasme, et certains hom-mes politiques que je respectem’avaient demandé de les aider.J’ai même écrit quelques articlessur le sujet. Pas des articles polé-miques, mais des articles fer-vents. Or j’ai l’impression, tout àcoup, d’être une Célestine désa-busée. Je pensais sincèrementque l’Europe et la Turquieferaient bon ménage. Mais s’iln’y a pas d’attirance mutuelle, jepréfère penser à mes romans.Quels écrivains admirez-vouspar-dessus tout ?

    Tolstoï, Nabokov, ThomasMann – ce sont mes grands écri-vains. Et puis, bien sûr, Proust.Mais tous ces écrivains, vousdevez essayer de les imaginer du

    côté d’Istanbul, lus et méditésdepuis ma fenêtre. Voyez-vous :à l’heure où la plupart des écri-vains turcs se préoccupaient decommentaires réalistes ousociaux, c’est Proust qui me par-lait, avec ses longues phrasesbaroques, parfois claires, parfoisobscures, mais toujours si volup-tueuses, et infiniment polysémi-ques.Aviez-vous jamais été attirépar le roman politique, avantNeige ?

    Oui, j’ai un roman inachevé,qui date d’il y a vingt-cinq ans.Un roman politique dostoïevs-kien, si je puis dire, où radicalis-me de gauche et démonismemystique étaient mêlés. Mais il ya eu le coup d’Etat et cela a étéimpossible à publier. C’est l’épo-que où je me suis rendu compte,non sans stupeur, que certainsde mes anciens amis marxistesétaient tentés par l’islamisme etla logorrhée anti-occidentale…Vous avez écrit, dans unessai publié endécembre 2005, dans le NewYorker – c’est-à-dire un moisavant votre procès à Istanbul– que le nationalisme turc aparfois d’étranges racines, àla fois intellectuelles etbourgeoises…

    Oui. C’est comme si, pour seprémunir contre le spectre del’anomie mondialiste et, par lamême occasion, contre la rancu-ne anxieuse des classes ouvriè-res, les classes cultivées choisis-saient par moments la crispationnationaliste la plus sommaire :« Turcs et rien d’autre ! » Cetteélite est bien sûr une vieille socié-té prémoderne. Et, par réflexecollectif, elle préfère parfois sedéfinir par le sentiment nationalplutôt que par la modernité.Avec les conséquences que l’onsait pour la démocratie…Est-elle tentée, elle aussi, parl’islamisme ?

    Non, pas forcément. Le clichéveut que la Turquie soit empoi-sonnée par l’Islam politique.Mais il y a, en réalité, tant de cou-leurs et de nuances que le fonda-mentalisme pur et dur s’en esttrouvé dilué… Nous avons dessectes soufies, par exemple, oudes groupes épars qui, misensemble, forment l’immensespectre de ce que l’on appelle« l’Islam politique ». Mais atten-tion, il y a aussi, en Turquie, desanti-Occidentaux séculiers et desantidémocrates athées ! Toutcela forme une configurationpolitique d’une extrême com-plexité. Et naturellement, pour leromancier, toute une palette decouleurs ô combien précieuses…D’où cet intérêt, dans Neige,pour la Turquie démunie,pour cette ville de Karshantée par une profondeambivalence, entre islamisme– justement – et kémalisme ?

    Oui, j’ai eu soudain le vif désirde raconter la Turquie contempo-raine, l’Islam politique, le fonda-mentalisme, le sécularisme, letropisme national pour les coupsd’Etat militaires, le nationalismede nos groupes ethniques, les for-ces politiques et leurs insaisissa-bles factions. Et je souhaitais quele décor soit une petite villed’une très grande pauvreté, etque cette petite ville se transfor-me en un microcosme de la Tur-quie telle qu’elle m’apparaîtaujourd’hui. Je souhaitais tisserune intrigue qui révélerait lesmystères et les faux-semblantsde mon pays, les modes de pen-sée sibyllins, son labyrinthe poli-tique insensé.Vous aimez parler desvacillements démoniaques devos personnages… Et aussiraconter, comme dans Neige,la complexité vertigineuse dudécor turc. Or lesOccidentaux, vous le savez,sont très tentés de simplifiertout cela, à leurs propres finspolitiques…

    Si vous imaginiez le nombrede gens qui savent que je suispro-européen, que je souhaiteardemment l’intégration de laTurquie dans l’Union européen-ne – et qui m’ont reproché le faitque mon roman « contredise »mes idées politiques ! Au départ,cela m’a surpris. Puis cela m’aenchanté. Peu importent mes opi-nions politiques personnelles. Ilfaut qu’un roman, comme chezThomas Mann, porte ses propresforces et défende ses propres cou-leurs.Christopher Hitchens,dans le magazine TheAtlantic Monthly, vous areproché de peindre vospersonnages islamistesavec plus de sympathie queles autres ?

    Ma règle d’or : pour écrire unbeau roman, s’identifier à tousles personnages. Et c’est l’identi-fication avec les personnages lesplus sombres qui rend le romanmeilleur encore. L’exemple, cet-te fois, c’est naturellement Dos-toïevski.Et votre nouveau roman ?Celui dont on dit qu’ilraconte la haute sociététurque et les aventures,sociales, sexuelles, de laTurquie contemporaine ?

    Il n’avance guère. Ce procèsm’a fait perdre un temps inimagi-nable. Je n’en peux plus !Iriez-vous jusqu’à dire que leprocès a changé le cours devotre vie ?

    De ma vie de romancier, oui,sans doute. Mais j’essaie aujour-d’hui de retrouver cette vied’avant le procès, ce tempsd’avant la tempête, bref, de res-saisir la trame du songe… a

    Propos recueillispar Lila Azam Zanganeh

    Orhan Pamuk. EAMONN McCABE/THE GUARDIAN

    FORUM

  • 0123 3Vendredi 12 mai 2006 3

    Valérie Sigward, Claudie Gallay, deux talents qui s’affirment

    Un tueur en sériedans le Dorset

    La première qualité qu’unlecteur semble en droit d’at-tendre d’un roman policierest qu’il soit surprenant. Sil’on comprend d’embléequi est le coupable, qui sera

    la victime et quelles sont les motiva-tions des uns et des autres, la lecturede ce genre d’ouvrage perd beaucoupde son intérêt. Dans son dernierroman, Les Démons de Barton House,Minette Walters semble ignorer super-bement cette règle d’or. Son héroïne,Connie Burns, correspondante de guer-re pour l’agence Reuters, a remarqué

    lors de ses missionsen Sierra Leone lesagissements d’unmercenaire britanni-que qui semble lais-ser dans son sillagetoute une série deviols et de meurtresaccomplis selon lemême rituel.

    Elle acquiert rapi-dement la convic-tion que le meur-trier profite dessituations de guerrepour masquer sesactivités, qui seront

    mises sur le compte des « dommagescollatéraux ». Qui ira se soucier demener une enquête criminelle dans unpays à feu et à sang ? D’ailleurs des cou-pables plausibles sont rapidement iden-tifiés. Peu après, Connie Burns seretrouve en Irak. C’est la période où lapolémique fait rage sur le comporte-ment des troupes de la coalition et enparticulier sur le traitement infligé auxdétenus de la prison d’Abou Ghraib.

    Elle y retrouve le mercenaire de laSierra Leone, qu’elle identifie formelle-ment bien qu’il ait changé d’identité. Ils’appelle désormais MacKenzie et tra-vaille pour une société de sécurité bri-tannique. En dévoilant ses agisse-ments, la journaliste entend dénoncerle fonctionnement de ces sociétés pri-vées peu regardantes sur le passé deséléments qu’elles recrutent et les consé-quences qui en découlent. Mais sonenquête tourne court car elle est rapide-ment enlevée.

    Après avoir fait la « une » desmédias, Connie Burns est rapidementsoupçonnée d’affabulation car, libéréeau bout de trois jours, elle refuse obsti-

    nément de donner le moindre détailsur les conditions de sa détention. Lelecteur aura rapidement compris qu’ilne s’agit pas d’un enlèvement classi-que mais d’une manœuvre d’intimida-tion de la part de MacKenzie.

    Personnalité dévastéeConnie Burns rentre en Angleterre,

    où elle loue une vieille demeure au finfond du Dorset, Barton House, pours’y cacher et tenter de reconstruire unepersonnalité passablement dévastée.Dès lors on ne sait plus très bien si l’ona affaire à un thriller en prise directeavec l’actualité ou à un roman policierplus classique conforme aux canons dela tradition britannique, avec demeurehantée et querelles de voisinage. Ledoute est d’autant plus fort quel’auteur s’emploie à brouiller les pis-tes.

    Son héroïne, manifestement trauma-tisée par son enlèvement en Irak, se ter-re dans sa cachette du Dorset et necommunique plus avec ses prochesque par courrier électronique. Ceséchanges, intégrés dans la trame roma-nesque comme un matériau brut,constituent les pièces d’un puzzle quele lecteur doit lui-même assembler.

    L’exercice est d’autant plus délicat queConnie Burns, en proie à des crisesd’angoisse, se refuse à parler de ce quis’est réellement passé pendant sadétention à Bagdad et ne délivre quedes bribes d’informations plus oumoins fiables.

    Toute la tension du livre semblereposer sur une question simple :même bien cachée dans la campagneanglaise, la journaliste sera-t-elle rat-trapée par son tortionnaire dont onsait qu’il a quitté l’Irak et qu’il est pro-bablement rentré en Angleterre ? Pour-tant, insensiblement le centre de gra-vité du livre se déplace et la vieilledemeure de Barton House cesse d’êtreun refuge contre la violence pour endevenir l’épicentre. Au cœur de cettepaisible campagne, il peut aussi existerde violents affrontements.

    La maison que loue la journalisteappartient à une vieille dame qui,atteinte de la maladie d’Alzheimer, adû être hospitalisée. Son héritage susci-te manifestement bien des convoiti-ses : Connie découvre peu à peu l’his-toire de Barton House grâce à Peter, lemédecin local, qui l’aide à surmonterses crises d’angoisse, et à Jess Der-byshire, qui tient la ferme voisine, une

    femme étrange, un peu sauvage, quisemble elle aussi avoir été éprouvéepar la vie. Il serait exagéré de préten-dre qu’en passant de Bagdad à la cam-pagne anglaise, Connie Burns est tom-bée de Charybde en Scylla ou que laviolence exercée par un dangereux psy-chopathe est de même nature que cellequi sous-tend de manière beaucoupplus discrète les conflits au sein desvieilles familles.

    Etrange pathologieMinette Walters n’écrit pas de

    romans à thèse. Elle joue avec les codesdu roman policier en saturant une tra-me classique d’éléments disparates quifont imploser le genre. Les Démons deBarton House semble s’inscrire dans latradition des romans de Thomas Hardyet la Jess Derbyshire de Minette Wal-ters n’est pas sans rappeler à bien deségards Tess d’Urberville, l’impressionde proximité étant encore renforcée parle fait que les deux auteurs situent leurslivres dans le même cadre du Dorset.Mais le schéma romanesque de baseest constamment détourné et même lalogique de l’intrigue policière passe ausecond plan.

    La lecture de Minette Walters est sur-prenante – une surprise d’autant plusforte qu’elle ne vient pas d’où on l’at-tendait. Ce sont moins les péripéties de

    l’action qui retiennent l’attention quela façon subtile qu’a l’auteur de dépla-cer son propos. Les Démons de BartonHouse est l’analyse d’une étrangepathologie, non pas le syndrome deStockholm qui pousse la victime d’unenlèvement à épouser la cause de sesravisseurs, mais une de ses variantesqui suscite chez la victime un senti-ment de culpabilité comme si tout cequi lui a été infligé n’était qu’un justeretour des choses.

    Correspondante de guerre, ConnieBurns a fait carrière en exploitant l’an-goisse d’autrui et finit par trouver nor-mal de recevoir la monnaie de sa pièceau point de perdre toute volonté de sedéfendre ou même de se justifier. « Il ya tant d’arrogance dans la curiosité,remarque-t-elle. Elle suggère que rienne saurait surprendre l’auditeur. » Cen’est pas seulement un certain usagedes médias qui est ici mis en causemais le fondement même du romanpolicier, la curiosité qui pousse le lec-teur à se distraire des malheursd’autrui. a

    Gérard Meudal

    Signalons la reprise en poche deLa Disparue de Colliton Park, de MinetteWalters. Traduit par Odile Demange,Pocket, 570 p., 7,50 ¤.

    Toutes deux, Valérie Sigward etClaudie Gallay, publient leurquatrième roman. Elles n’ontencore connu que ce qu’il est convenud’appeler un succès d’estime, etpourtant, de livre en livre, leur talents’affirme et leur singularité s’installe.

    Valérie Sigward est une adepte durécit bref, sec, économe. Jamaissentimental et toujours étrangementémouvant. Centré autour d’unévénement – dramatique – et d’unpersonnage. A chaque fois, en ouvrantle livre, on se dit que cela va être unpeu court et que, dans cette forme siserrée, elle va finir par se répéter. Cen’est pas le cas. Simplement, elle setient à son rythme et à sa distance,celle qu’elle maîtrise parfaitement, unecentaine de pages.

    Dans La Fugue, le héros est absent.Alex, adolescent en apparence heureuxet désinvolte, s’est jeté d’un pont, sansun mot d’explication, un an avant lemoment où commence le récit, dont lenarrateur est son jeune frère Théo.

    A travers Théo et sa tentative defugue – pour échapper à l’atmosphèrefamiliale étouffante depuis la mortd’Alex –, Valérie Sigward montre, sansaucune lourdeur explicative, comment

    le suicide du jeune homme atteint etfait vaciller tout son entourage. Passeulement ses parents et son frère.Aussi Marie – qui était sa petite amie– et sa jeune sœur Véro, condisciplede Théo, qui se veut « gothique »,mais se fait surprendre, une nuit,portant une « chemise de nuit Snoopy »et « des chaussons énormes en forme detête de nounours », accoutrement bienpeu gothique… Et même Zeb, lecopain frondeur et blagueur, qui seprend de tendresse pour la mèred’Alex et Théo, et aimerait tenter de laconsoler…

    Les parents murés dans leur deuil –on ne mange plus que « des trucs sousvide », dit Théo, et le père passe toutson temps enfermé dans son garage –,la brutalité qu’affectent les adolescentspour cacher leur chagrin… Commed’habitude, Valérie Sigward ne fait pasune fausse note.

    Claudie Gallay travaille, elle, sur desdistances plus grandes, des sujets plusamples. Elle a besoin d’arpenter lesespaces, de faire surgir les souvenirs,les ambiguïtés des sentiments, lesmauvaises pensées, les secrets. Dansson précédent roman, Seule Venise (1),une femme de 40 ans qui venait d’être

    quittée se réfugiait à Venise, en hiver,pour tenter de se retrouver, dans uneville qui résiste à l’enfouissement, etoù, nécessairement, on se pose laquestion de la création, de l’amour etde leurs enjeux.

    Dans l’or du temps – titre qui faitimmédiatement surgir la figured’André Breton – est le récit, très

    minutieusement et subtilementconstruit, d’une étrange liaison –presque un envoûtement pour l’un desprotagonistes – entre un homme jeuneet une vieille dame. Mais ce n’est enrien une histoire à la Harold et Maud.Le narrateur et Alice Berthier – qu’ilrencontre par hasard en l’aidant àporter un panier très lourd – se lient àcause d’une fascination commune –les masques, la culture des IndiensHopi, qui a beaucoup intéressé lessurréalistes.

    Le jeune homme avait pris sesquartiers d’été dans sa maison de

    Normandie, avec son épouse Anna etleurs deux filles, des jumelles de 7 ans.Les vacances s’annonçaient banales –plage, baignades, promenades. Enaidant Alice à porter son panier pleinde poires, le jeune homme a oubliéchez elle les fraises qu’il venaitd’acheter, ayant promis aux jumellesd’en faire une tarte.

    Sous prétexte de récupérer lesfraises, il retourne chez Alice. Elle n’estpas vraiment accueillante, pas plusque sa sœur Clémence, totalementmutique. Pourtant, il revient encore, etc’est là que tout bascule, quand ilaperçoit, au-dessus d’une armoire, deskachinas. Alice est étonnée qu’ilconnaisse les Hopis, leur art et leurstraditions. C’est un souvenir d’enfance,son père tenait une galerie à Paris, ruedu Bac, et entreposait parfois deskachinas dans la chambre de son fils.

    A partir de là, de même que la visiteà Alice devient une obligation quasiquotidienne, le lecteur ne peut plus sedétacher de l’univers que font surgirles souvenirs de la vieille dame.Pendant la deuxième guerre mondiale,son père, photographe, a fréquenté, àNew York, les artistes exilés, dontAndré Breton, qu’il a accompagné en

    Arizona, chez les Hopis, avec Alice,alors adolescente.

    Claudie Gallay sait très habilementmêler le présent de l’été normand, lessouvenirs d’Alice, d’indispensablesinformations sur les Hopis, sur le choc– parfois mortel – entre deuxcivilisations, celle des Blancs et celledes Indiens, sur Breton en Amérique.Le tout se conjuguant, non pas pourdissiper un mystère, mais pour lerendre plus opaque. Un malaises’installe. Comme sous un charme –au sens magique du terme –, le jeunehomme remet toute son existence encause. Et Alice revit, et ose direl’affreux secret de sa famille, pendantcette nuit de Noël 1946, qui a saccagésa vie entière.

    LA FUGUEde Valérie Sigward.Julliard, 120 p., 15 ¤.

    DANS L’OR DU TEMPSde Claudie Gallay.Ed. du Rouergue, « La Brune »,320 p., 18 ¤.

    (1) Ed. du Rouergue, 2004. En poche,« Babel » n˚ 725.

    Née en septembre 1949 à Bis-hop’s Stortford, dans le Hert-fordshire, Minette CarolineMary Jebb a suivi ses études à Salisbu-ry puis à l’université de Durham, oùelle a obtenu une licence de français.Elle a d’abord publié sous pseudony-me des nouvelles sentimentales dansla presse féminine. Mariée en 1978,elle a attendu que ses enfants, deuxgarçons, soient grands pour écrire, à37 ans, son premier roman policier,Chambre froide. Elle a mis plus dedeux ans à l’écrire et autant à trouverun éditeur. Le livre est paru en 1992et a obtenu immédiatement un grandsuccès et plusieurs prix

    Tous ses livres – elle en a publié unedouzaine – accordent une place impor-tante aux préoccupations sociales et authème de l’erreur judiciaire. Elle attri-bue elle-même cette caractéristique à

    une tradition familiale. Son arrière-grand-oncle Joshua Jebb, inspecteurgénéral des prisons au début duXIXe siècle, s’inspira largement desidées d’Elisabeth Fry (1780-1845), lagrande réformatrice du système péni-tentiaire anglais, pour améliorer le sortdes détenus.

    Minette Walters vit avec son mari,Alec, à Whitcombe Manor, une demeu-re du XVIIIe siècle proche de Dorches-ter – à deux pas de l’église campagnar-de que fréquentait Thomas Hardy –,parmi ses chevaux, ses moutons, sespoules et Benson et Hedges, ses deux« golden retrievers ». Elle vient depublier cette année dans le cadre d’unecampagne contre l’illettrisme un courtroman, Chikenfeed, basé sur une affairecriminelle qui se déroula en 1924 dansle Sussex. a

    G. Me.

    PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

    Minette Walters

    Une correspondante de guerre de l’agence Reuters, un mercenairebritannique tortionnaire : dans son dernier roman, « Les Démons de BartonHouse », Minette Walters joue brillamment avec les codes du roman policier

    Fallouja, juin 2005. THOMAS DWORZAK/MAGNUM PHOTOS

    LESDÉMONSDE BARTONHOUSE(The devil’sfeather)de MinetteWalters.

    Traduit del’anglais parOdile DemangeRobert Laffont,« Best-Sellers »,380 p., 22 ¤.

    LITTÉRATURES

  • 4 0123Vendredi 12 mai 2006

    LE TROISIÈMEFRÈRE,de NickMcDonellSexe, mensongeset coke en stock :tel aurait pu êtrele titre dudeuxième romande Nick

    McDonell, gamin surdoué saluécomme il se doit lors de la parutionde Douze, écrit alors qu’il fêtait toutjuste ses dix-sept ans, et traduitdepuis dans plus de vingt langues.Dans Le Troisième Frère, Mike partpour la Thaïlande enquêter sur lesbackpackers, dont l’unique but seraitde « gober un maximum d’ecstasy ».Ciselant ses phrases à la manièred’Hemingway, Nick McDonellsemble hanté par HunterS. Thompson, le champion dujournalisme gonzo et déjanté.A ceci près : Nick McDonellappartient à une générationdésenchantée, celle del’après-11-Septembre, quand lesdernières illusions s’écroulent. E. Gr.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Pierre Guglielmina. Denoël,320 p., 21 ¤.

    LE CHEMIN DES ÂMES,de Joseph Boyden.C’est une ombre, que la vieille Niskaramène à bord de son canoë, sur leseaux glacées de la baie d’Hudson.Nous sommes en 1919, et Xavier,son neveu, vient de revenir destranchées de la première guerre. Ilest blessé, traumatisé,morphinomane et en deuil de sonmeilleur ami. A partir de là, le jeuneJoseph Boyden, canadiend’ascendance indienne, écossaise etirlandaise, raconte l’incroyabledestin des Indiens Creeks expédiésdans la boue de la Somme. Sanstoujours parvenirà convaincre de l’authenticité de sespersonnages, malgré une bonnestructuration du récit. R. R.Traduit de l’anglais par HuguesLeroy, Albin Michel, 392 p., 22,50 ¤.

    LE CHANT DES ROIS,de Barry UnsworthFamilier des intrigues historiques,Unsworth a bien fait de tenter son« Iphigénie en Aulide ». Moinslégèrement que Giraudoux, maisavec une très bonne connaissancedu contexte. Il montre, à juste titre,comment l’aède (aveugle, on s’endoute) est un formateur d’opinion,et comment les concurrences entredieux cachent des parts de marché.Il s’attendrit – et s’attarde – un peutrop sur la princesse. Bah !Qu’importe ? La guerre de Troieaura bien lieu. J. Sn.Traduit de l’anglais par Anne Damour,Calmann-lévy, 330 p., 21,90 ¤.

    L’hommage bouleversant de Sebastian Barry aux Poilus irlandais

    Soldats sans paysMichael Cunningham ressuscite le poète Walt Whitman

    Poétique thriller

    Depuis vingt ans qu’il est unhomme libre, Carlos Liscanofait souvent le même cauche-mar. Il est deux heures du

    matin. Des hommes font irruption chezlui, le tirent du lit par les pieds, lui lientles mains dans le dos, lui passent unecagoule et le jettent dans une camionnet-te. Direction, le pénitencier de Libertad.

    La scène se passe en Uruguay. Et lerêve est l’exact reflet de ce qui fit, ce soir-là, basculer le destin de Liscano. C’étaitle 27 mai 1972. Sa sœur faisait une fêtepour ses 16 ans. Il avait promis d’en être.Promis qu’il passerait. Le moins que l’onpuisse dire, c’est qu’il n’était pas à l’heu-re pour la réunion de famille…

    Il ne réapparaîtra que treize ans plustard. Entre-temps, Liscano aura apprisla mort de sa mère et le suicide de sonpère. Mais, surtout, cet ancien guérilleroaura fait l’apprentissage de la torture, del’humiliation gratuite, du combat quoti-dien pour la « dignité ». C’est ce qu’ilraconte dans Le Fourgon des fous, sontroisième ouvrage traduit en français.Après la révélation qu’avaient été LaRoute d’Ithaque (Belfond, 2005) et LeRapporteur et autres récits (10/18, 2005),ce livre, bien plus qu’un témoignage, estune tentative pour comprendre de l’inté-rieur les rouages de l’inhumanité. Unrécit sobre et puissant qui vous prend àla gorge et vous laisse groggy.

    Mais reprenons. Né en 1949, CarlosLiscano grandit à Montevideo, dans lebarrio de La Teja, un quartier pauvre sur-

    tout peuplé d’émigrés italiens. Trèsjeune, il rejoint le mouvement de gue-rilla urbaine des Tupamaros. Arrêté peuavant le coup d’Etat militaire de 1972, ilest incarcéré pendant douze ans, quatremois et vingt jours. Motif : « attentat àla Constitution ».

    Privé de toutComme Pramoedya Ananta Toer, le

    grand écrivain indonésien disparu le30 avril (Le Monde du 5 mai), c’est enprison que Liscano va concevoir lamajeure partie de son œuvre. Jamais iln’avait pensé écrire. Il voulait faire desmaths, « de la recherche en mathémati-ques pures ». Mais le voilà privé de tout,seul, face au peu de papier alloué auxdétenus pour communiquer avec leursfamilles. Il se met donc à écrire, chaquejour, entre quelques minutes et unedemi-heure. Des choses qui viennent« par impulsion ». De rares moments degrâce entre deux séances de « baril » oude « chevalet », entre deux rondes degardiens, entre l’abattement physiqueet le sentiment d’inutilité. Il rédige enlettres minuscules pour économiser l’es-pace. Jusqu’au jour où un codétenu quis’apprête à être libéré lui propose defaire sortir ses écrits. Comment ? En col-lant les papiers, coupés en languettes,sous la table d’harmonie de sa guitare.A sa libération, en 1985, Liscano retrou-vera ses précieux feuillets qu’il lui fau-dra déchiffrer à la loupe. Il y a, dans cet-te guitare, la matière de sept livres !

    L’être au miroir du cachot : ainsipourrait-on résumer ce Fourgon desfous. Liscano n’écrit pas pour « s’éva-der ». Il veut au contraire creuser lacondition de détenu. Montrer que laprison, la torture, la douleur physiquepeuvent être des « portesd’accès à la connaissance desoi ».

    Il y a d’abord le corps,soumis à l’asphyxie dans lebaril d’eau trouble et ledégoût pour « cet animalsale, compissé, cette chair avi-lie à force de coups ». Il y ala nausée de la crasse, de« l’urine sur les vêtements,de la bave et des restes denourriture collés à la bar-be » : l’horreur de se dire :« je suis dégoûtant ». Et,dans le même temps, l’im-possibilité de demander àce corps de résister tout enlui disant qu’il vous répu-gne. « Je ne trouve pas com-ment expliquer à quel pointle dégoût de son propre corpsfait qu’on se voit différem-ment, et que cette connaissan-ce est là pour la vie », écrit-il. Peut-être faut-il appren-dre à « aimer l’animal qu’on est, qu’onpeut redevenir à tout instant, pour conti-nuer à être humain ».

    Il faudrait pouvoir citer ces pages oùLiscano analyse le processus mental qui

    s’enclenche sous la torture : l’esprit quierre au hasard, les mots que l’on croyaitravalés et qui reviennent au moment oùl’on s’y attend le moins. Il y a aussil’étrange dialectique du tortionnaire etdu prisonnier, la relation de « dépe-

    ndance, de connaissanceréciproque et même deconfiance » qui s’instaureentre eux. Les moments oùle tortionnaire « envie » leprisonnier parce qu’il saitque jamais ce qu’il fait, lui,n’aura une quelconque« valeur ». D’où peut-êtrecet aveu saisissant del’auteur, cette « convictionprimitive, qui va bienau-delà de la littérature, (…)que, si une autre vie avait étépossible pour [lui], [il] nel’aurait pas choisie ».

    Liscano ne joue pas lesinnocents. Il a lui-même eurecours à la violence. Il nefeint pas d’oublier sonpassé de rebelle. Il cherche,en toute sincérité. Quoi ?Quelque chose qui n’a riend’une abstraction. Unemanière de penser la dégra-dation infinie qu’un hom-

    me peut infliger à un autre homme. Etle moyen de la transmuer en parvenantà l’écrire d’une façon simple, très sim-ple, mais qui s’inscrit dans la chair. a

    Florence Noiville

    Un beau recueil de nouvelles de deux auteurs huis, Li Jinxiang et Shi Shuqing

    Le chagrin et les rivières

    ZOOM « Le Fourgon des fous », le troisième livre traduit en français de l’écrivain urugayen Carlos Liscano

    Au miroir du cachot

    LE CHAGRIN DES PAUVRESde Li Jinxiang et Shi Shuqing.

    Ed. Bleu de Chine, 90 p., 16 ¤

    T rois vies paysannes, trois cha-grins de Chine. D’emblée, préci-sons que les deux auteurs, Li Jin-xiang et Shi Shuquing, sont originairesde la province du Ningxia, dans le Nord-Ouest, et font partie d’une communautéde chinois islamisés : les Huis. Contrai-rement à d’autres minorités musulma-nes de Chine comme les Ouïgours, lesHuis partagent la même langue et lamême culture que les autres Chinois.L’islam est leur différence, mais pourbien lire ce livre, il ne faut y voir qu’unevaleur ajoutée documentaire. Les troisnouvelles de ce beau recueil ne sont pasautre chose que des textes de littérature

    chinoise. L’islam est une donnée impor-tante du parcours et de la situation despersonnages, mais rien d’autre. Si LeChagrin des pauvres est un livre impor-tant, c’est parce qu’il nous dit desmoments inquiets, la trace fragiled’existences d’une étrange lenteur dou-loureuse, la pauvreté, la résignation…Dans le Ningxia, la terre n’est pas facile,et la famille, le seul centre du mondequ’il nous reste. A la fin du voyage, il y ala mort – et ce n’est pas plus mal.

    Vies démesurées et réduitesDans « La Rivière des femmes », la

    première nouvelle, Aïcha est envoyée à larivière rapporter deux seaux d’eau pourl’Aïd. Sur le chemin, elle pense à sonmari qu’elle n’a pas vu depuis plusieursmois. Elle a peur qu’il ne revienne pas,car parfois, toutes les femmes le savent,

    les hommes ne reviennent pas. Pourtant,c’est Aïcha qui l’a poussé à aller à la villetravailler pour un patron quand le gou-vernement a supprimé les pâturagesautour du village… En regardant l’eau dela rivière, Aïcha sent que c’est son cœurqui coule et s’éparpille. En amont, il y ases désirs, ses souvenirs d’adolescence,la veille de son mariage, sa nuit de nocessolitaire quand son nouvel épousé n’apas voulu d’elle, mais aussi ce jour oùelle l’a entendu chanter dans les collineset qu’elle s’est jetée dans l’amour commeon se jette dans une rivière… La seule cer-titude d’Aïcha, c’est que ni elle ni l’eaune coulent où elles veulent. Il y a la terreet la pierre, entre lesquelles il faut serpen-ter et courir.

    Que ce soit dans cette nouvelle de LiJinxiang ou dans les deux suivantes deShi Shuquing, les personnages ont des

    vies à la fois démesurées et réduites : lemariage, les enfants, les moutons, laparole de l’ahong (l’imam chinois) etpuis les morts qui nous contaminent.Leurs mots descendent sur la terre avecle bruit de l’eau : la rivière d’Aïchadéborde imperceptiblement, angoissan-te et fascinante. Mais, malgré tout, lemurmure des cœurs et les petits pas dela mort sont partout un peu les mêmes.

    La beauté de la traduction de Fran-çoise Naour est ici de nous faire sentirque tout est simple et profond, qu’ils’agit toujours du mot juste, d’un mottellement évident qu’il ne peut pas enêtre autrement. Dans ces terres ingra-tes et pauvres, qui ne sont traverséesque par le chagrin et les rivières, on vitdans la permanence des petits et desgrands sacrifices. a

    Nils C. Ahl

    UN LONG LONG CHEMIN(The Long Long Way)de Sebastian Barry.

    Traduit de l’anglais (Irlande)par Florence Lévy-Paoloni,éd. Joëlle Losfeld, 318 p., 20 ¤.

    S i la Grande Guerre a abon-damment nourri la littératu-re française, il n’en est pasde même en Irlande, où le déclen-chement de la guerre civile en1916, qui conduit à l’indépendan-ce en 1921, a prévalu dans lamémoire collective. Depuis quel-ques années cependant, les histo-riens ont investi cette zone d’om-bre qui hante l’œuvre de l’Irlan-dais Sebastian Barry. Que l’onpense aux Tribulations d’EneasMcNulty (Plon, 1999), son pre-mier roman traduit, ou au Régis-seur de la chrétienté, où le drama-turge mettait en scène le vieuxThomas Dunne, qu’évoquera safille Annie Dunne, dans le beauroman homonyme (éd. Joëlle Los-feld, 2002). Cette fois, avec Unlong long chemin, l’écrivain nousentraîne au cœur du conflit pours’attacher au destin du fils,William. Un destin qui, commepour nombre de « garçons d’Eu-

    rope (…) était écrit dans un chapi-tre féroce du livre de la vie ».

    Un chapitre qui débute telle« une chanson noire » pour ce gar-çon à la voix d’ange, qui doit, àl’adolescence, faire le deuil de samère, puis d’une carrière de poli-cier, en raison de sa « taille mau-dite ». Aussi, lorsque la guerreéclate en 1914, voit-il l’occasionde briller aux yeux de son père,commissaire en chef à Dublin.Pour d’autres volontaires, natio-nalistes ou unionistes, leur incor-poration à l’armée de Kitchenerest une façon de lutter pour unecertaine idée de l’Irlande.

    « Grondement de la Mort »Très vite dans les tranchées

    des Flandres, où domine le« grondement de la Mort », Williefait l’apprentissage de la guerre.La faim, le froid, l’attente et lapeur qui noue le ventre ; avantl’assaut et l’effroi du gaz moutar-de, cet étrange « nuage jaune ».Après un an, endurci mais déjàhanté par toutes ces horreurs,William obtient une permission.A peine a-t-il le temps de seretrouver dans la chaleur dessiens et de Gretta, sa fiancée, quedéjà il lui faut repartir, sous les

    acclamations de la foule. Quel-ques instants plus tard, celle-ci adisparu quand ordre est donnéaux soldats de remonter les rues.Les Pâques sanglantes viennentde débuter. C’est avec son unifor-me taché du sang d’un jeunerebelle que William, déboussolé,regagnera la Belgique.

    Dès lors, la guerre va prendreune autre tournure pour le soldatDunne, pris entre le devoir de ser-vir l’armée anglaise et la pitiéqu’il éprouve pour les insurgéspourchassés à Dublin par cettemême armée. A mesure que leconflit avance, que s’égrènent lespertes dans le régiment desRoyal Dublin Fusiliers, la distan-ce se creuse entre eux et leurscompatriotes, qui peu à peu vontleur tourner le dos.

    Sebastian Barry, lui, n’a pasoublié ces « soldats sans pays »,fantômes d’une histoire double-ment tragique à qui il rend hom-mage. Tissé d’une langue où lacrudité, la violence et le désespoirle disputent à un verbe d’une dou-ce poésie, ce magnifique romans’entend aussi comme un chantbouleversant dans la longue, lon-gue nuit irlandaise. a

    Ch. R.

    LE LIVRE DES JOURS(Specimen Days)de Michael Cunningham.

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Anne Damour,Belfond, 360 p., 21 ¤.

    A près La Maison du bout dumonde (10/18, 2003), Dechair et de sang (Le Livrede poche, 1997) et enfin Les Heu-res (10/18, 2004) – pour lequel ilreçut, entre autres, le prix Pulit-zer – Michael Cunninghamsigne un roman hors norme, où

    l’on passe de Charles Dickens àTerry Pratchett. Et accomplit,encore une fois, une doubleprouesse : tenir ses lecteurs enhaleine et traverser le temps.

    Première période : Lucas,13 ans, possède un doneffrayant – celui de voir et d’en-tendre des choses que personnene ressent – et une manie : cellede réciter des poèmes de WaltWhitman (1819-1892). Alorsque son frère, Simon, a étéemporté par une machine, ildécide de le remplacer à l’usine.Très vite, il découvre la vacuitéde cet univers, et décide d’enprotéger Catherine, qui portel’enfant de son frère… Catherineque l’on retrouve en sublimefemme noire dans la deuxièmepartie. Indépendante, libre,sexy, elle joue les super-flicsdans ce monde de l’après 11-Sep-tembre. Mais voilà, des gamins,répétant en boucle des passagesde Feuilles d’herbe, le grand livrede Whitman, jouent les martyrs,et « le danger qui avait empoison-né l’air quelques années plus tôtrefaisait surface ; les gens en respi-raient l’odeur. Aujourd’hui, onleur avait rappelé – on nous avaitrappelé – une vérité que le reste

    du monde connaissait depuis dessiècles : nous pouvions facile-ment, à n’importe quel moment,commettre une erreur fatale.Nous marchions tous sains etsaufs dans la rue parce que per-sonne n’avait décidé de nous tuerce jour-là. Il nous était impossiblede savoir, tandis que nous nousaffairions, si nous tournions ledos à la déflagration ou si nousnous précipitions vers elle ».

    Champ de batailleL’Amérique va mal, si mal

    qu’elle ne ressemble qu’à unchamp de bataille dans le der-nier – et plus faible – tiers dulivre. Catherine s’est métamor-phosée en lézard et Simon encréature artificielle. Dans cemonde où les enfants s’appel-lent Tomcruise ou Katemoss,seuls les poèmes de Whitmansemblent encore faire sens.

    Emaillant son texte de cita-tions, semant des indices quel’on retrouve d’une histoire àl’autre, Michael Cunninghamsigne, avec Le Livre des jours, unthriller psychologique et poéti-que doublé d’une réflexion surnotre monde post-moderne. a

    Emilie Grangeray

    CHRISTOPHEGIRARD

    rencontreAUX CAHIERSDE COLETTE

    le vendredi 12 maià partir de 18h.

    à l'occasion de la parution de

    La Défaillancedes mœurs

    (Ed. du Seuil)23-25, rue Rambuteau, Paris 4°

    Tél. 01 42 72 95 06

    LE FOURGONDES FOUS(El Furgonde los locos)de Carlos Liscano.

    Traduit de l’espagnol(Uruguay)par Jean-MarieSaint-Lu,Belfond, 168 p., 16 ¤.

    LITTÉRATURES

  • 0123 5Vendredi 12 mai 2006 5

    Le « Chantecler » de Rostand, image de l’attente du Christ

    Un coq métaphysique

    « Anne, ou quand prime le spirituel », le premier roman de Simone de Beauvoir, refusé en 1938 et publié quarante ans après

    Une débutante très douée

    CHANTECLERd’Edmond Rostand.

    Présentation de Philippe Bulinge,GF Flammarion, 360 p., 7,30 ¤

    F évrier 1910. Succès populai-re pour Chantecler, que lacritique éreinte. Rostandécrira encore pour le théâtre (1),mais La Dernière Nuit de DonJuan, qui prolonge le Dom Juande Molière, ne sera publiéequ’après sa mort.

    L’idée de Chantecler lui estvenue en 1902, à la lecture desOiseaux d’Aristophane, duRoman de Renart et du Renardde Goethe et de nombreux ouvra-ges traitant de l’ornithologie. ACambo, il installe un poulaillerd’animaux empaillés. Une façond’être au plus près de la réalitépour concevoir les costumes quichangeront les comédiens encoqs, poules, lapins, pintades…environ quarante tenues pourun peu plus de soixante-dixcomédiens, qu’il faut convaincre.Lucien Guitry prenant le rôle-titre, il regrettait d’avoir à « sefoutre en coq ». Le succès publicne fut certainement pas une com-plète consolation pour l’auteur.Plusieurs raisons sont avancéespour expliquer les réactions sévè-res de la critique. Après Cyrano

    et L’Aiglon, on n’attend pasqu’un crapaud reconnaisse :« Nous sommes laids », pourqu’un coq lui réponde : « Vousavez de beaux yeux ! » Toutefois,si la forme a des faiblesses, querelève Léon Blum, alors excellentcritique – pour lui, l’œuvre« manque d’harmonie (…) d’équi-libre entre la partie lyrique et lapartie satirique » –, le fond, pourgrave et important qu’il soit,n’apparaît pas forcément devoirà une inspiration religieuse.Maurice Rostand explique que,pour son père, l’œuvre est méta-physique, car « il s’agit de savoirsi ce sont les forces de lumière quitriompheront ou les forces d’obscu-rité ; Chantecler devient le porte-parole de l’humanité quiespère » (2), ce que PhilippeBulinge analyse en démontrantque « la dimension religieuse estbien la clé de la pièce ».

    Il n’est pas habituel de voir ou

    de lire Chantecler comme uneœuvre mystique, une sorte desuite à La Samaritaine, queRostand présentait comme « l’épi-sode touchant de la rencontre deJésus et de la Samaritaine », quilui offrait d’exprimer sa foi en seplaçant dans la lignée d’ArnoulGréban et de son Mystère de laPassion. Avec Chantecler, il placeson coq emblématique « dans l’at-tente du retour du Christ, de la vic-toire du bien sur le mal, de laLumière sur la Nuit ». Et c’estune autre pièce que l’on découvrequand, dans l’hymne au Soleil deChantecler, on entend un chant àla gloire de Dieu. a

    Pierre-Robert Leclercq

    (1) Signalons aussi Théâtre,d’Edmond Rostand (Omnibus,992 p., 25 ¤).(2) Edmond Rostand, de JacquesLorcey (éd. Séguier, 65 ¤ les troistomes).

    ANNE, OU QUAND PRIMELE SPIRITUELde Simone de Beauvoir

    Avant-propos de Danièle Sallenave,Gallimard, « Folio », 364 p., 6,40 ¤.

    Simone de Beauvoir est morte voi-là vingt ans, le 14 avril 1986. Elleaimait trop la vie pour qu’on luiinflige une commémoration, une

    morbide cérémonie du souvenir. Ilvalait mieux faire découvrir, ou relire,son premier roman, méconnu, dédai-gné, y compris par elle-même.

    Elle l’a proposé en 1938, l’année deses 30 ans, à Gallimard et à Grasset, quil’ont refusé. « Non sans raison », selonelle. Elle lui avait donné pour titre Pri-mauté du spirituel (comme l’essai de Jac-ques Maritain). Quand elle s’est décidéeà le publier, en 1979, parallèlement auxEcrits de Simone de Beauvoir, de ClaudeFrancis et Fernande Gontier (Gallimard,1979) – il était trop long pour y trouverplace –, elle l’a appelé Quand prime le spi-rituel. Aujourd’hui, pour insister sur soncôté romanesque, il devient Anne, ouquand prime le spirituel.

    Anne n’est qu’une des cinq héroïnesde ce livre, mais elle est celle qui donnetout son sens au récit. Les familiers desMémoires de Beauvoir reconnaîtront lafigure de son amie de jeunesse ElisabethLacoin (Zaza), morte à 22 ans, censé-ment d’une encéphalite. Pour Simonede Beauvoir, Zaza n’a en réalité pas sur-vécu aux contraintes imposées par satrès catholique et conventionnelle mère,qui détestait les intellectuels et tenaitpour une injure personnelle la vision dela bourgeoisie donnée par Mauriac dansses romans. « J’ai pensé longtemps quej’avais payé ma liberté de sa mort », écritSimone de Beauvoir à propos de Zaza

    dans Mémoires d’une jeune fille rangée(« Folio », no 786).

    Approuvant le refus de son manus-crit, Simone de Beauvoir soulignait, en1979, que « les mêmes personnages seretrouvaient dans les cinq nouvelles dontaucune ne constituait donc un tout fermésur soi et se suffisant à soi-même. Elles nes’organisaient pas non plus en un ensem-ble cohérent qu’on pût qualifier deroman ». Rien n’est plus faux. Chaquepartie a une héroïne : « Marcelle » ;« Chantal » ; « Lisa » ; « Anne » ;« Marguerite ». Mais on comprend trèsvite que leurs destins se croisent. Si l’onne publiait aujourd’hui que des pre-miers romans ayant cette subtilité deconstruction et de narration, la produc-tion baisserait considérablement.

    « Mystifications spiritualistes »« J’ai mis beaucoup de moi-même dans

    cet ouvrage, précisait Beauvoir. J’étais enrévolte contre le spiritualisme qui m’avaitlongtemps opprimée et je voulais exprimerce dégoût à travers l’histoire de jeunesfemmes que je connaissais et qui enavaient été les victimes plus ou moinsconsentantes. » Danièle Sallenave, dansson avant-propos, a choisi, non sans rai-son, d’insister sur le « crime » contreZaza, les « mystifications spiritualistes ».Mais Anne, ou quand prime le spirituelest aussi un magnifique roman de l’am-biguïté – c’est peut-être ce qui a déran-gé Simone de Beauvoir à la relecture –« La satire, bien que pertinente, étaittimide », dit-elle.

    Beauvoir débutante a déjà le talent –qu’elle portera à son apogée dans sesMémoires – de faire sentir une époque,avec ses conventions sociales, ses com-portements stéréotypés, ses errements.Ses héroïnes sont à l’heure du choix, aucœur de leurs intimes contradictions, et

    elle les décrit avec humour, férocité – etcompassion, pour Anne. C’est peut-êtreMarguerite qui est la plus proche de ceque fut Beauvoir adolescente, mais ellen’aurait pas renié ce constat de Chantal– « meilleure amie d’Anne », comme ellele fut de Zaza, femme « affranchie »mais aveugle aux autres : « Hier, confor-

    tablement assise dans un coin de mon com-partiment, je sentais, avec une impressionde puissance tranquille, mon passé se déta-cher de moi, tandis que, sans bouger, jelaissais venir au-devant de moi une exis-tence nouvelle dont je ne devinais encorepas les contours. » a

    Jo. S.

    Une belle anthologie pour retrouver le petit peuple des légendes

    Frissons enchanteursFÉES ET LUTINS, LESESPRITS DE LA NATUREAnthologie deMarie-Charlotte Delmas

    Omnibus, 844 p., 26 ¤.

    S oucieuses de prolonger letravail entrepris sur leconte populaire et le fol-klore avec l’édition des Contes,récits et légendes des pays deFrance de Claude Seignolle et laréédition du Folklore de Francede Paul Sébillot, les éditionsOmnibus ont confié à Marie-Charlotte Delmas la tache derépertorier le « grand légendairede France ».

    Dans la préface du premiervolume, l’anthologiste expliciteson projet : « Le grand légen-daire de France a pour objet deprésenter un éventail représenta-tif des légendes liées aux croyan-ces populaires. Celles-ci se répar-tissent en trois grands domaines :les entités liées à la nature, lesmystères de la mort et les reve-nants, le diable et ses servi-teurs. » Ce légendaire compren-dra donc deux autres volumes :Fantômes et revenants, le mondede l’au-delà et Démons et sor-ciers, les créatures du diable.

    Le premier volume augurebien de l’entreprise. Par sa pré-

    sentation d’abord et l’utilisa-tion terriblement incitatriced’une « fairy painting » d’Hen-ry Meynell Rheam en couver-ture. Le lecteur tenté par lagrâce magique de l’illustrationde couverture de pénétrer entreles pages de cet ouvrage entrompe-l’œil ne le regretterapas : il lui est en effet proposéun choix très important detextes et de contes mettant enscène quelques-uns des person-nages les plus fascinants del’imaginaire populaire. Les féeset les lutins, bien sûr, qui prédo-minent, mais aussi les ondines,les géants, les animaux fantasti-ques : tout le petit peuple deslégendes merveilleuses quienchanta les veillées de nosancêtres en leur procurant lefrisson de la peur…

    Extraordinaire diversitéUne telle compilation mérite

    qu’on s’arrête aux sources danslesquelles l’auteur a glané sesmoissons. Marie-Charlotte Del-mas a bien évidemment puisédans les collectes des grandsfolkloristes de la fin du XIXe siè-cle, de Paul Sébillot à HenryCarnoy en passant par Jean-François Bladé et François-Marie-Luzel, sans oublierGeorge Sand et ses Légendes rus-

    tiques. Mais elle a mis aussi àcontribution des publicationsplus récentes comme la collec-tion que dirigea Jean Cuisenierchez Gallimard à la fin desannées 1970. Cependant, ayantchoisi de classer le matériau ain-si recueilli par régions, elle aété amenée à consulter des sour-ces très variées. Et elle n’a pashésité à donner des versionsrégionales différentes d’unmême conte, comme Le Féamoureux ou Les Deux Bossus.

    Elle a dressé ainsi un panora-ma des relations ambivalentes– souvent difficiles, parfoismême dangereuses – entre lesruraux du XIXe siècle et les peu-ples de la féerie, dont la malicepeut être pénible, voire confinerà la méchanceté. On est frappépar l’extraordinaire diversitédes noms donnés à ces espritsde la nature : on découvre ici leMahwot, le Neckre, le Sotré,l’Herqueuche, la Tante Arie ettant d’autres qui ont si bien tra-duit les hantises d’un peuple,avant de s’ensevelir au mieuxdans les pages de livres d’où ilest bon de les extirper pourtémoigner de ce que fut tout unimaginaire collectif disparu.C’est ce qu’a réussi ici Marie-Charlotte Delmas… a

    Jacques Baudou

    LA DUCHESSE D’AMALFI,de John WebsterOn ne sait pas grand-chose dudramaturge anglais JohnWebster (c. 1580-c.1625), sinonqu’il était cultivé, amateur delittérature latine et disposé àtravailler en collaboration avecses confrères, cosignantnombre de drames en voguesur les scènes londoniennes aulendemain de la mortd’Elizabeth. « Tragédie dusang », La Duchesse d’Amalfi

    (c. 1613) est un chef-d’œuvreautant qu’un momentfondateur. Cruauté et fatalité ledisputant à l’horreur, cetteterrible affaire de famille –veuve à 20 ans, la duchesseépouse secrètement sonintendant, Bologna, mais lavindicte de ses frères, lecardinal d’Aragon et le duc deCalabre, ont raison de cetteidylle cachée – ne privilégiepas l’action, mais l’expression,si concise et chargée quel’horreur en sourd plus terribleencore. Webster préfère lesinistre au pathétique ; en celail préfigure le gothique anglais

    et la veine noire duromantisme insulaire. Ph.-J. C.Traduit de l’anglais, introduit etannoté par Gisèle Venet, LesBelles Lettres, « Classiques enpoche », 256 p., 9 ¤.

    LEUR HISTOIRE,de Dominique MainardC’est un livre fragile etlumineux, qui exerce lessortilèges du conte : à la foisdélicat et accompli dans saformulation, il mêlesecrètement, en images presqueoniriques, le récit et sesimprobables clés perdues (unefillette endormie dans la cage

    d’un oiseau, une princesseenfermée en sa tour). La petiteAnna, prisonnière de l’angoissematernelle, murée dans lesilence, un instituteur au nomd’enchanteur, Merlin, un vieuxmainate, Fenist, qui chante desberceuses russes : Leur histoireest un récit doux et poignant,qu’animent des émotionsuniverselles – la peur etl’amour. C’est aussi une fablesubtile et troublante sur ledanger et le pouvoir des mots,que chaque relecture rendencore plus envoûtante. M. PnEd. Joëlle Losfeld, « Arcanes »,184 p., 8,50 ¤.

    Les cheminsde la liberté

    Simone de Beauvoir, lycée Molière, 1939. COLL. PARTICULIÈRE/DIFFUSION GALLIMARD

    ZOOM

    Ceux qui, ne connaissant pasSimone de Beauvoir, ont eu lamalchance de voir le téléfilm LesAmants du Flore (« Le MondeRadio Télévision » daté9-10 avril) – sorte de thrillersentimental niais sur Sartreet elle –, pourront, avant mêmed’aborder une œuvre imposantequi contredit ces clichés, dissipertout malentendu en lisant leSimone de Beauvoir de BernadetteCosta-Prades (éd. Maren Sell,« Du côté des femmes », 146 p.,12 ¤). Cette excellenteintroduction à l’itinéraire d’uneintellectuelle « douée pour lebonheur » et attachée àconstruire sa liberté inaugureune collection de brefs portraitsbiographiques.Pour aller plus loin dans lacompréhension « de cette femmeétonnante et de son histoired’amour avec elle-même et avec lemonde entier », comme lesoulignait naguère le Los AngelesTimes, rendant compte du livrede Claude Francis et FernandeGontier, on lira avec intérêt cettebiographie – empathique maisjamais hagiographique –opportunément rééditée (Simonede Beauvoir, Perrin, 420 p.,21,50 ¤). Enfin, un essai deMichel Kail, Simone de Beauvoirphilosophe, vient à point pourrappeler que la supposée« amante du Flore » a, avant tout,écrit et pensé (PUF,« Philosophies », 160 p., 12 ¤).

    LIVRES DE POCHE

  • 6 0123Vendredi 12 mai 2006

    Nouveau rapport au temps, au monde, au savoir : les humanistesont rompu avec le Moyen Age dans un mouvement d’une radicale vitalité

    L’humanismeou la révolutionpar les lettres

    LA CÉLESTINETragi-comédie de Calixteet Mélibée(La Celestina. Tragicomediade Calisto y Melibea)de Fernando de Rojas

    Traduit de l’espagnol par Aline Schulman,Fayard, 360 p., 20 ¤.

    Le Cid, Don Juan, Don Quichotte :trois héros formés en Espagne, duMoyen Age au Siècle d’or, devenusdes mythes de la littérature européenne.Trois mousquetaires de l’imaginairemoderne. Trois, ou quatre, comme dansle roman d’Alexandre Dumas. Seule-ment, le quatrième larron, celui quiouvre avec fracas les portes littéraires denotre XVIe siècle, est un peu à l’écart dela troupe. D’abord, c’est une femme. Sur-tout, c’est une « vieille putain ». Son pré-nom, Célestine, est divin, ses manières,nettement moins. Mère maquerelle àSalamanque, trafiquante de fausses vier-ges, sorcière cupide et cauteleuse, Céles-tine est un poison génial, inventé dansdes circonstances encore obscures, aucroisement de ce que seront le théâtre etle roman modernes.

    D’abord écrit de main anonyme, le tex-te de La Comédie de Calixte et Mélibéeimprimée en 16 actes, où Célestine appa-raît en 1499, est bientôt revendiqué parun certain Fernando de Rojas, licenciéen droit, fils d’un juif converti condam-né par l’Inquisition. Revendication par-

    tielle, néanmoins : Rojas ne serait que lecontinuateur zélé d’un inconnu, auteurdu premier acte. Revendication pruden-te, aussi : dans la décennie qui suit, l’œu-vre rebaptisée et augmentée de 5 actes,vient corsetée d’un prologue bon teint etd’une édifiante conclusion.

    Pourquoi tant de précautions ? Parceque, comme l’écrit le critique StephenGilman, La Célestine, le temps de ses21 actes entièrement dialogués, vousplonge sans ménagement « dans le bainacide de la vie ». L’intrigue le montre unpeu : cynique, mais non sans honneur,Célestine facilite les amours contrariéesde son nouveau client, le noble et avideCalixte, avec sa réticente voisine Méli-bée. Une fois la chose faite, elle entraîne,par diverses trahisons, le meurtre deCélestine par ses complices, à leur tourexécutés. S’ensuit le trépas de Calixte,puis le suicide de Mélibée.

    Universelle libidoMais cet entassement de cadavres

    n’est pas la vraie surprise de La Célesti-ne. Vivants, les personnages sont bienplus corrosifs, prêts à se crotter lespieds dans la boue pour toucher un peud’or ou de chair, sans distinction de cas-tes. Sur cet universel levier de la libido,chacun pèse frénétiquement du poidsde ses paroles, pour mieux culbuterl’autre. Quelques mots d’amour à laPétrarque, un peu de dialectique, et lamieux simulée des vertus, la plus noblepucelle retourne ou enlève sa veste com-

    me par magie. Sans la traductrice AlineSchulman, la justesse de ces voix, ren-dues jusque dans leur fourberie, leurdésarroi, leur vitalité ne seraient pasaujourd’hui d’une telle évidence pour lelecteur français. Succédant à une limpi-de et déliée traduction du Quichottepubliée en 1997, celle de La Célestine ademandé autant d’attention : « Il fallaitse concentrer sur l’affrontement des répli-ques, le rythme précis d’une tirade, desinventions subtiles dans une langueancienne, à présent obscure par endroits,qu’il faut traduire clairement. Beaucoupde proverbes de La Célestine ont beau êtreinventés, ils ont l’air aussi traditionnels etnaturels que ceux de Sancho Pança. »Dans cette traduction admirablementfaite pour l’oreille, sans notes érudites,ouverte par deux belles préfaces de JuanGoytisolo et Carlos Fuentes, La Célestineredevient une haletante lutte verbaleentre des ego, d’une fascinante lucidité,dominant d’une tête les traditions litté-raires de son temps pour s’en arracherviolemment. Comme un de ses proba-bles auteurs, son héroïne est sans doutemembre de cette communauté juiveespagnole mise au ban ou vouée à ladiaspora. L’œuvre utilise le dialoguepour dynamiter son usage didactique, lacomédie latine, les dictons populaires,et même le Zohar et le néostoïcisme, enlaissant venir dans la bouche des person-nages l’expression cher payée de l’éphé-mère et de l’irréversible. a

    Fabienne Dumontet

    L’HUMANISME ITALIENPhilosophie et vie civileà la Renaissance(Der Italienische Humanismus)d’Eugenio Garin.Traduit de l’allemand et de l’italienpar Sabina Crippa et Mario AndreaLimoni, Albin Michel, « Bibliothèque del’évolution de l’humanité », 368 p., 22 ¤.

    HISTOIRE DU COLLÈGEDE FRANCE I.La création 1530-1560sous la direction d’André TuilierFayard, 528 p., 40 ¤.

    Libéré des geôles pontificales,où il avait passé quelquesmois pour un pamphletcontre Paul II, BartolomeoPlatina écrivit, au cours desannées 1460, son De falso et

    vero bono, y livrant une réflexion essen-tielle sur la science, la culture et le sta-tut de l’homme formé aux studia huma-nitatis : « Seul parmi tous, le savant n’estpas un étranger en pays étranger (…) laculture, partout où nous allons, nousaccompagne, nous guide, nous permetd’arriver à bon port. »

    Pouvait-on dire alors avec plus devigueur et d’espérance l’idéal, non d’unsavoir universel enfermant le mondedans un système, mais d’une communi-cation entre les hommes grâce à la resti-tution des bonnes lettres ? Pouvait-onexprimer mieux la conviction que les lit-terae pouvaient contribuer à la rénova-tion du monde, de l’enseignement, de lavie en société, du gouvernement même,et à la félicité de l’homme ?

    Pour comprendre les enjeux de ce sur-gissement des studia humanitatis dansl’Italie des XIVe et XVe siècles, il faut sui-vre le récit lumineux et généreuxd’Eugenio Garin dans ce classique,L’Humanisme italien, dont on attendaitla traduction française depuis près desoixante ans. Partant de Pétrarque et deSalutati, Garin réfute en effet les inter-prétations tronquées et les simplifica-tions partisanes forgées par les contem-porains eux-mêmes. Contrairement à cequ’affirment un Ulrich von Hutten ouun Rabelais, par exemple, dans leur

    dénonciation des « théologastres » igna-res et ratiocineurs, ou encore Erasmequi ridiculise les « subtiles niaiseries »de la scolastique, le Moyen Age n’avaitpas ignoré les classiques ou les languesanciennes. « Le Moyen Age [n’est] niténébreux ni barbare », mais l’usagequ’il fait des textes antiques, et singuliè-rement d’Aristote, l’enferme dans « uneattitude révérencieuse », qui le condam-ne « au commentaire obsessionnel et tour-menté », à la glose ininterrompue desmêmes auteurs et des mêmes passages.En s’appliquant à la critique historiqueet philologique des textes antiques, l’hu-manisme accomplit une rupture radica-le : Aristote ou Galien ne sont plus desautorités qu’il faut commenter inlassa-blement, mais des auteurs, situés dansl’histoire, qu’il faut lire et comprendre,et qu’il est donc possible de soumettre àune discussion critique.

    Sentiment nouveauOn le voit, ce passage, décisif, de l’auc-

    toritas à l’auctor participe d’un senti-ment nouveau de l’histoire et du passé,d’un rapport à l’Antiquité qui n’est plusperpétuation ou répétition sans fin d’unsavoir immuable et parfait. Ce premierhumanisme italien, celui de Salutati, deLorenzo Valla, de Bruni, n’est ainsi pasaffaire de cabinet ou de bibliothèque.Au contraire, c’est dans le service desautres hommes, de la cité ou de lapatrie que se manifeste et s’exprime plei-nement la vertu de l’homme formé auxbonae litterae. Comme le dit Alberti,« l’homme est né pour être utile à l’hom-me » et cette certitude fonde la dénon-ciation de l’état monastique et de l’isole-ment stoïcien. L’action politique, le tra-vail, la gloire, voire la richesse, sont plusutiles et plus conformes à la dignité del’homme que l’ascèse stérile ou la solitu-de monastique.

    La vigueur de l’humanisme civique etla conviction que le langage, ou plusexactement la rhétorique, est l’outil quipermet d’agir dans la société des hom-mes pour le bien commun conduisentpar conséquent les membres de la Répu-blique des lettres à se prononcer sur desquestions qui prennent à partir de la findu XVe siècle un caractère d’urgence : la

    dignité des langues vernaculaires(enjeu des Azolains comme de La Célesti-ne), la légitimité de la traduction desEcritures, le renouvellement de la péda-gogie et le rôle de la conversation ou dudialogue dans la formation de l’hommeaccompli, le service du prince…

    Les origines des lecteurs royaux,brillamment retracées par le premiervolume de la monumentale Histoire duCollège de France dirigée par AndréTuilier, en sont peut-être l’une desmeilleures illustrations. Elles montrent,en effet, que si les idées et les méthodeshumanistes s’étaient peu à peu propa-gées dans l’Université de Paris dès laseconde moitié du XVe siècle, une étapeest bien franchie avec l’accession autrône d’un roi très vite conscient de lagloire que les lettres et les arts pou-vaient lui apporter à côté du succès desarmes, surtout lorsque, après Pavie,(1525) celui-ci se déroba. Longtempsretardée, malgré les efforts d’un Guillau-me Budé et les tergiversations d’Eras-me, qui se vit offrir la direction de cettenouvelle institution, la création des lec-teurs royaux pour le grec, l’éloquencelatine, l’hébreu, la médecine mais aussil’arabe ou les mathématiques ouvre defait une époque nouvelle.

    Alors que la plupart d’entre eux sontdépourvus des grades parisiens sans les-quels il n’était pas possible d’enseigner,les lecteurs écornent le monopole del’Université et drainent un public nom-breux, parfois grâce à l’utilisation du ver-naculaire. Mais, surtout, ils importentdans les disciplines dont ils se saisissentles exigences critiques et rhétoriques depensée humaniste : forts de leurs compé-tences de grammairiens et de philolo-

    gues, ils braconnent sur les territoires dela faculté de théologie et contribuent àchanger le cours des études bibliques ;contre la prédominance des exercicesoraux, et notamment des disputes, dansl’Université, ils imposent la centralité del’écrit et de la lecture dans la pédago-gie ; ils participent aussi clairement dela fondation d’une mathématique auto-nome. Origines fragiles et apparemmentmodestes du futur Collège de France ?

    Peut-être, mais son rôle s’avère rapide-ment décisif. En inaugurant cette nou-velle instance de production et de propa-gation du savoir et en la protégeantcontre les premières épreuves qu’elle dûaffronter, François Ier réalisa bien leprogramme humaniste énoncé par Pan-dolfo Collenuccio pour Alphonse d’Ara-gon : « Le roi qui n’est pas un lettré est unâne couronné. » a

    Olivier Christin

    LES AZOLAINS/GLI ASOLLANIde Pietro Bembo

    Texte italien établi et annotépar Carlo Dionisotti, traduit et présentépar Marie-Françoise Piéjus, préfacede Mario Pozzi, Les Belles Lettres,« Bibliothèque italienne », 596 p., 41 ¤.

    Va-t-on enfin rendre justice auxAzolains de l’humaniste vénitienPietro Bembo (1470-1547) ? Expli-citement titré en référence aux Tuscula-nes de Cicéron, ce dialogue, interrompupar la récitation de poésies, vise à four-nir un guide au jeune lecteur sur lepoint d’affronter la mer périlleuse qu’of-fre toute vie, et notamment les terriblesécueils de l’amour, dont il n’est pas aiséde discerner s’il est bon ou funeste.

    Trois couples débattent ainsi dans unjardin du château d’Asolo, domaine dela reine de Chypre, Caterina Cornaro,qui tient là la seule cour tolérée sur le ter-ritoire de la Sérénissime. Conçu, dans lesillage de l’œuvre de Pétrarque et deDante, qu’Alde Manuce, éditeur du pre-mier dialogue de Bembo, De Aetna(1496), vient d’inscrire à son catalogue– pour la première fois, deux chefs-d’œu-vre de langue vulgaire bénéficient duscrupule philologique jusque-là réservéaux Antiques –, au plus fort de la pas-sion amoureuse que Bembo voue àMarie Savorgnan, Les Azolains concilieexpérience intime et débat philosophi-que. Si la dédicace prévue à la duchesse

    de Ferrare, la belle Lucrèce Borgia, nefigure pas sur l’édition originale, parueau printemps 1505, tant l’auteur a hâtede rompre avec le double conformismedes cercles humanistes et des usages decour, le choc espéré par Bembo a bienlieu. Alors que l’élan renaissant s’essouf-fle et qu’il n’est question que d’inventerdes voies nouvelles capables de concilierculture classique et littérature en languevulgaire, Bembo sidère ses contempo-rains en proposant, au-delà d’une stupé-fiante virtuosité stylistique, une sorte declassicisme vulgaire. Rien moins qu’im-poser une voie médiane entre le prestigesavant des langues anciennes et la poé-sie qui gagne les salons et les cours oùdes dialectes en pleine vitalité imposentdes koinès fluctuantes, suffisantes pourle courtisan, mais pas pour l’humaniste.

    Si Castiglione, dont Le Courtisan(1518) répond en partie aux Azolains,juge sévèrement l’audace de Bembo, nulne conteste en revanche le thème du dia-logue. En tentant d’accorder les posi-tions chrétiennes et la pensée de MarsileFicin sur l’amour, Bembo offre en effetle texte fondamental du platonisme jus-qu’à la parution posthume (1535) desDialogues de Léon Hébreu, d’une toutautre portée spéculative.

    Cette édition exemplaire éclaire la por-tée d’un texte au style superbe, qui par-delà le débat linguistique dit la criseidéologique d’un humanisme écarteléentre l’ancien et le nouveau. a

    Philippe-Jean Catinchi

    Le classique et le vulgaireCélestine, la divine maquerelle

    François Ier, paré de toutesles vertus : le courage de Mars(glaive et armure), la sagesse

    de Minerve (casque, togeet tête de Méduse en trophée),

    le désir de Cupidon (flècheset carquois), l'adresse de Dianechasseresse (cor), l'éloquence

    de Mercure (caducée et sandalesailées), attribué à Niccolo

    dell’Abbate (environ 1545). BNF

    DOSSIER

  • 0123 7Vendredi 12 mai 2006 7

    PHILIPPE DE COMMYNES,de Joël BlanchardTenter la biographie d’unhomme dont les Mémoiresfigurent au panthéon du genrerelève de la gageure. Conseillerde Charles le Téméraire, puis deLouis XI, le sieur de Commynes(1445-1511) n’a guère de secretpour Joël Blanchard qui a éditéses Lettres (Droz, 2001) commeles Mémoires (« Lettresgothiques », 2001 et « Agora »,2004). Aussi relève-t-il le gantavec panache. On retiendra laplace de sa patrie d’origine, laFlandre, la dimension d’hommed’argent surtout du diplomate,jamais aussi subtilementabordée. Ne manque pas mêmeun judicieux retour sur lafortune posthume d’un écrivainexempt de purgatoire depuisl’édition posthume de sesMémoires en avril 1524. Uneautre gageure. Ph.-J. C.Fayard, 592 p., 28 ¤.

    L’ARIDOSIA,de Lorenzo de MédicisInspiré de Plaute (La Marmite,Les Revenants), mais aussi deTérence (Les Adelphes), et mêmede Machiavel, tant l’auteur de LaMandragore (1518) que duPrince, L’Aridosia est unecomédie féroce, dont Molières’inspira aussi pour son Avare,via l’adaptation française qu’enfit Pierre de Larivey (1579).Comédie en cinq actes créée en1536 à l’occasion des noces duduc Alexandre de Médicis, cettepièce en langue vulgairen’innove pas, l’Arioste ayant àFerrare déjà imposé le genre ;mais qu’elle soit l’œuvre deLorenzo de Médicis (1514-1547),qui assassina son cousin septmois plus tard, et devait tombersous les coups des tueurs dunouveau duc toscan – Musset enfit son Lorenzaccio – rendprécieuse cette édition bilingue,dont les enjeux croisent vie decour et littérature. Ph.-J. C.Les Belles Lettres, « Bibliothèqueitalienne », 288 p., 30 ¤.

    NOËL BÉDA,de Pierre CaronA l’heure où le « J’accuse ! » deZola enflammait la France, lejeune chartiste Pierre Caron(1875-1952), qui fonde la mêmeannée une Revue d’histoiremoderne et contemporaine,distribuée par une sociétéproche de l’extrême gauchedreyfusarde, soutient sa thèsesur Béda (1470-1537), syndic dela Sorbonne sous François Ier,doctrinaire intransigeant jusqu’àl’intégrisme, qui combattitLefèvre d’Etaples, Erasme etLuther, et fit conduire au bûcherAntoine Augereau, l’imprimeurde la sœur du roi, Marguerite deValois, dont il fit interdire LeMiroir de l’âme pécheresse. Cette« peste exécrable » que dénonçaitDolet finit par perdre son venin,exilé dès 1533, incarcéré etcondamné bientôt pour sonacharnement contre lesprofesseurs du Collège royal(1535). Dans son intelligenteprésentation d’une thèse quisortit de l’oubli ce symbole de

    l’obscurantisme scolastique,Arnaud Laimé sait mettre enperspective « le diaboliquedocteur et les saints érudits »dans les courants intellectuelsde 1898. Un tour de force et uneaubaine. Ph.-J. C.Les Belles Lettres, « Le Miroirdes humanistes », 272 p., 25 ¤.

    VOYAGE DE TURQUIERéjouissant dialogue anonyme àtrois personnages, le Voyage enTurquie, écrit avant 1557, se litd’une traite. A la fois farce,épopée, dialogue didactique ethumaniste alimenté par le récitd’une odyssée versConstantinople, il fourmilled’anecdotes et de réflexions surTurcs et Espagnols, curieux lesuns des autres. A confronteravec l’étude de FrédéricTinguely sur L’Écriture duLevant à la Renaissance (Droz,2000). F. Dt.Traduit de l’espagnol, présentéet annoté par JacquelineFerreras et Gilbert Zonana.Fayard, 448 p., 23 ¤.

    LOUISE LABÉUne créature de papierde Mireille Huchon

    Droz, 488 p., 22 ¤.

    Il en va de la poésie comme de la pein-ture. Il ne suffit pas qu’un peintre(Titien, Ingres ou Girodet) ait prêtéson art à une belle nudité féminine oumasculine pour croire que ce corps dés-habillé se doive de faire le même effetqu’un vidéo porno. Il ne suffit pas nonplus qu’un poète (Catulle, Pétrarque ouProust) évoque une fictive beauté cruellepour croire qu’il raconte, en langage« codé », sa torride vie sexuelle, laquel-le, « décodée » par les exégètes et tradui-te en médiocre prose par les biographes,dispensera leurs lecteurs naïfs d’enten-dre le message original. Peinture ou poé-sie, l’art retors a ses détours auxquels leréductionnisme décodeur ou biographi-que substitue des raccourcis.

    Savante, mais ne s’en laissant pasconter, sorbonnarde, mais non philisti-ne, Mireille Huchon, dans son livre Loui-se Labé, une créature de papier, lève le voi-le sur certains détours de l’art négligéspar « décodeurs » et biographes. Spécia-liste de Rabelais et du « beau XVIe siè-cle » français, Mireille Huchon rejointles conclusions auxquelles sont parve-nus les meilleurs connaisseurs actuels,un Paul Veyne, un Philip Hardie, de cesélégiaques grecs et latins que les doctes(mais facétieux) poètes de la Renaissan-ce savaient par cœur et imitaient enconnaissance de cause : leurs « cris »mélodieux de colère, de jalousie, ou dedéception relèvent d’un art, d’un genre,et de leurs conventions. Les Corinne oules Lesbie auxquelles ils les adressentsont des scriptae puellae, des « demoisel-les écrites », dont l’existence, réelle ounon, importe peu au beau jeu du poème.

    Pourquoi cette insincérité, ces impos-tures, ces trompe-l’œil, ces jeux de mas-que séducteurs ? Il faut s’y faire : pour la

    joie virtuose de jouer librement de l’ironi-que puissance d’illusion dont disposesur ses lecteurs et lectrices le langagepoétique, joie d’un tout autre ordre (sur-tout lorsqu’elle prend pour sujet et pouremblème les blessures d’Eros), que lesplaisirs « vécus », sinon partagés, de l’al-côve. Pour l’Ovide des Amours qui a faitcroire, au centre de sa fiction amoureu-se, à une imaginaire « Corinne », le com-ble de l’humour est atteint lorsqu’il sesurprend, jaloux de son propre succès, àredouter que ses lecteurs ne deviennentréellement amoureux de cette beauté deparchemin !

    Sur cet arrière-fond d’élégie grecqueet romaine, Mireille Huchon démontreque Louise Labé, la « Sappho françoi-se », est un « emploi féminin », inventéde toutes pièces par un groupe de poètesréuni autour de Maurice Scève, le Mallar-mé lyonnais du XVIe siècle, capable toutcomme le Racine de Phèdre ou le Mallar-mé d’Hérodiade de travestir sa voix pourla prêter à une grande cantatrice fictive.La démonstration de Mireille Huchonest irréfutable et réjouissante, même sielle doit faire rentrer sous terre les exégè-tes et les biographes qui, depuis leXIXe siècle, ont pris au pied de la lettreun double jeu poétique « de haulte gres-se » dont le sel attique leur a échappé.

    « Louer Louise »S’il y a querelle entre l’auteur et les

    derniers croyants de « Louise Labé »,elle s’achèvera comme celle qui opposa,dans les années 1960, Frédéric Deloffreà Yves Florenne, celui-ci soutenant,après beaucoup d’autres, dont Stendhal,que les bouleversantes Lettres de la reli-gieuse portugaise (1669) étaient l’œuvred’une sœur Mariana Alcoforado, s’adres-sant à un officier français qui l’auraitséduite et abandonnée, alors que Delof-fre prouvait que, Mariana ou non, cesLettres étaient l’exercice littéraire, imitédes Héroïdes d’Ovide, d’un gentilhommefrançais fort lettré, Guilleragues. De sa

    vie celui-ci n’avait mis les pieds au Portu-gal, mais il était des amis intimes deMolière, lequel est l’auteur, comme cha-cun sait, d’autres plaintes amoureusessublimes, telles celles d’Elvire dans DomJuan (1663).

    Les poètes qui, avec Scève et sonbrillant éditeur Jean de Tournes, ontcomposé les Œuvres de Louise Labé, Lyon-noise (I545), qui ont concouru à célébrercette Sappho imaginaire dans une« guirlande » qui occupe la moitié durecueil, qui ont fait exécuter la mêmeannée, par un excellent graveur, un por-trait de la fictive poétesse (non joint à celivre), n’avaient nullement en tête degagner une bataille dans la « guerre dessexes ». Au contraire, ces lecteurs de Pla-ton, de Ficin, de Léon Hébreu, ces disci-ples de la Diotime du Banquet, en pre-nant les devants, en inventant une « Sap-pho françoise » et son œuvre lyrique,entendaient créer un exemple qui encou-ragerait leurs partenaires féminines àentrer hardiment, comme déjà la sœurde François Ier, Marguerite de Navarre,et comme plusieurs Italiennes, dans lalice poétique et littéraire.

    Dès 1542, Clément Marot incitait envers ses confrères lyonnais à « louerLouise », jeu de syllabes comme les poè-tes d’alors les adoraient, et qui équivautau « laudare Laura » de Pétrarque. Celarevenait à leur proposer, pour exercicede leur talent, de créer une autre Laure,rivalisant avec la fascinante « demoisellede papier » du Canzoniere italien. La Lau-re poétique de Pétrarque n’avait jamaiseu qu’un rapport tout nominal avec Lau-re de Noves, puis de Sade, pas plus quela « Délie » de Scève (1544) avec uneinspiratrice improbable. Exista-t-il àLyon une Louise Labé qui n’a pas laisséd’autres traces littéraires que le petitrecueil de 1545 et les jeux de mots (Labe-rinte, La-soif de bai-sers) auxquels cenom se prêtait ? Faut-il l’identifier à lacourtisane lyonnaise que l’on appelait« la belle Cordière » ? Sauf un nom et un

    surnom, elles sont restées toutes deuxde parfaites inconnues. L’une ou l’autrene furent jamais, au mieux, que des pré-textes. Scève et ses amis, Olivier deMagny (auquel on a, au XIXe siècle, prê-té, comme à Marot, une ardente liaisonavec l’imaginaire Sylphide lyonnaise),Jacques Peletier du Mans, Guillaumedes Autels, entre autres, ont donné untour d’écrou supplémentaire à l’antiquepuella scripta du désir élégiaque. Noncontents de « louer Louise », ils se sontemployés à lui prêter le talent dont ils lalouaient, réunissant sous son nom uneexceptionnelle offrande lyrique.

    A la même époque, à Lyon, un descen-dant de Laure de Sade publiait unrecueil de poèmes en réponse au Canzo-niere : il les attribuait à ladite Laure.L’éditeur et ami de Scève, Jean de Tour-nes, attribuait au poète la découverte en1533 du tombeau de Laure, d’où il auraittiré un sonnet manuscrit et inédit dePétrarque. Autant de supercheries quitrompaient sans tromper personne,dans ce milieu de littérature raffinée.Les grands rhétoriqueurs lyonnais del’amour n’ignoraient rien ni des para-doxes cruels et facétieux dont Eros, « lepetit dieu félon » (Montaigne dixit), estfertile, ni surtout des délices et décep-tions dont le langage est capable lors-qu’il est chauffé à blanc.

    Exit Louise Labé. Mais la mince bro-chure (un superbe dialogue en prose deFolie et Amour, trois élégies, vingt-troissonnets déchirants) qui a suffi, avec leséloges d’un chœur de poètes, à faire exis-ter une personnalité poétique hors pair,ne perd rien au change. Au contraire, ceque ce recueil abandonne dans l’ordreromantique de la « sincérité », il legagne dans l’ordre du sentiment de l’art,de sa puissance à prêter la parole à l’éter-nelle violence androgyne du désir, maisaussi de l’ironie supérieure avec laquelleil se joue et se moque de sa propre puis-sance d’illusion et de déception. Merci,Madame. a

    ZOOM

    DIALOGUES D’AMOUR(Dialoghi d’amore)de Léon Hébreu

    Traduit de l’italien par Pontus de Tyard,Vrin, 526 p., 50 ¤.

    Décidément, la Renaissance n’a pasgrand-chose à envier à notre siè-cle en matière de « transfertsculturels » et d’échange entre les civilisa-tions ! Les Dialogues d’amour de LéonHébreu (1460-1521 environ), publiés àtitre posthume (1535) en italien maisdont la langue originale fut peut-êtrel’hébreu, le montrent une fois de plus.Dès 1551, soit dans des délais équiva-lents aux nôtres voire plus rapides, l’unedes figures éminentes de la Pléiade, Pon-tus de Tyard (1521-1605), admirateur deLouise Labé, avait réalisé la traductionde cette œuvre majeure du XVIe siècle,comparable par son écho au Commentai-re sur “Le Banquet”, de Marsile Ficin, unautre de ces grands « traités d’amour »qui foisonnaient alors.

    Grâce aux notes abondantes de Tris-tan Dagron, qui en forment le précieux

    commentaire suivi, cet indispensablerelais entre la spéculation judéo-arabedu Moyen Age et les temps modernes sevoit enfin rendu au lecteur du XXIe siè-cle. La version française d’époque, élé-gante et claire, dont seule l’orthographea été modernisée, a pu, avec l’aide deSeverio Ansaldi, être reproduite in exten-so tant elle est fidèle au texte de départ.

    Certes, la tentation est grande de ran-ger Léon Hébreu dans la catégorie despenseurs marginaux ou des « beauxinconnus ». Pourtant, sa pensée, qui nefait pas explicitement référence auxsources juives, reste comme un témoi-gnage d’ouverture de la civilisation euro-péenne à ses parias, en l’occurrence lesjuifs, établissant qu’à côté du méprisenvahissant, de l’expulsion ou de la per-sécution, l’alternative d’un « dialogue »intellectuel était aussi possible.

    Les événements dont Léon fut lecontemporain avaient pourtant de quoilui inspirer bien autre chose qu’uneméditation sur l’amour. De son vrainom : Juda Abravanel, médecin de sonétat, fils du célèbre exégète, banquier etconseiller des princes, Isaac Abravanel,

    il avait dû affronter la catastrophe de1492 et l’exil forcé des juifs d’Espagnepuis du Portugal. Cet effondrementavait été au point de départ de l’historio-graphie juive moderne. La première his-toire des juifs de Joseph