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dossier enseignants septembre 2010 – février 2011 André Kertész

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dossier enseignantsseptembre 2010 – février 2011

André Kertész

dossier enseignants, mode d’emploi

Conçu par le service éducatif, en étroite collaboration avec l’ensemble de l’équipe du Jeu de Paume, ce dossier propose aux enseignants et à leurs élèves des outils de réflexion et d’analyse pour leur permettre de construire leur propre rapport aux œuvres.

Il se compose de deux parties :❚ découvrir l’exposition offre une première approche de l’artiste et des œuvres exposées à travers la présentation de données chronologiques, iconographiques et bibliographiques.

❚ approfondir l’exposition développe plusieurs axes thématiques autour de l’image et de l’histoire de la représentation, des encadrés sur des sujets transversaux intitulés « repères » et des pistes de recherche en relation avec les programmes scolaires (bulletins officiels du primaire et du secondaire).

Ce dossier est remis aux enseignants à l’occasion des visites préparées, au cours desquelles un conférencier du Jeu de Paume présente les œuvres et le projet de l’exposition. Outre la préparation de la venue des élèves aux expositions, ces séances sont destinées à élaborer les axes de travail qui seront développés en classe.

contactsMatthias Tronqualresponsable du service é[email protected]

Pauline Boucharlatchargée des publics scolaires01 47 03 04 95 / [email protected]

Marie-Louise Ouahiouneréservations des visites et des rencontres thématiques en classe01 47 03 12 41 / [email protected]

Conférenciers et formateurs01 47 03 12 42Sabine [email protected] [email protected] Hervé[email protected]

année scolaire 2010-2011

❚ la formation des enseignantsLe service éducatif proposera aux enseignants un programme de formation continue en articulation avec les expositions du Jeu de Paume. En accord avec ses missions, le service éducatif souhaite permettre aux professeurs de bénéficier d’une relation régulière avec les œuvres et contribuer ainsi à leur enrichissement culturel à long terme.

❚ les partenariats scolairesPermettre aux élèves de s’initier à la culture visuelle de l’époque moderne et contemporaine et de s’approprier une réflexion sur la question de l’image, en s’appuyant sur les expositions du Jeu de Paume, tel est le but de ces partenariats. Leur programme, élaboré en fonction des objectifs des enseignants et du niveau des élèves, est constitué de « modules » : visites préparées, visites des trois expositions, rencontres thématiques en classe. Les expositions « André Kertész » et « Aernout Mik » nous donneront l’occasion d’aborder certains thèmes tels que la photographie et l’expérimentation, le dispositif et l’installation ou encore d’interroger la valeur documentaire de l’image…

Pour plus d’informations : 01 47 03 04 95 / [email protected]

Ce dossier est publié à l’occasion de l’exposition « André Kertész » (28 septembre 2010 – 6 février 2011), organisée avec le concours de l’Institut hongrois de Paris et présentée dans le cadre du Mois de la Photo à Paris, novembre 2010.

Cette exposition a été réalisée en partenariat avec :

Remerciements à l’hôtel Hyatt Regency Paris-Madeleine.

© Jeu de Paume, Paris, 2010

couverture : Nageur sous l’eau, Esztergom, 1917Bibliothèque nationale de France

ci-contre : La Martinique, 1er janvier 1972Courtesy Attila Pocze, Vintage Galéria, Budapest

/ découvrir l ’exposition

Présentation d’André Kertész 6 / repères : André Kertész et les avant-gardes photographiques 7 / repères : André Kertész et l’institutionnalisation de la photographie aux États-Unis 9 / repères : Le paradigme de l’amateur 11 chronologie 12 bibliographie 13

Présentation de l’exposition 14 plan de l’exposition 15

/ approfondir l’exposition

Du signe à l’écriture photographique 18 L’enregistrement photographique comme signe 18 Série photographique et agencement 18 Graphie et photographie 19 références 20 orientations bibliographiques 21 pistes de recherches 22

Discours et récits visuels 24 La photographie au service du discours 24 Le magazine illustré et le développement d’un discours visuel 24 Photographie et littérature 25 références 26 orientations bibliographiques 29 pistes de recherche 30

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l’expositiondécouvrir

Le Nuage égaré, New York, 1937 Courtesy Sarah Morthland Gallery, New York

6 / découvrir l’exposition

« Ma jeunesse en Hongrie est pleine de souvenirs doux et chauds. J’en ai gardé la mémoire vivante dans mes photographies. Je suis un sentimental né, heureux ainsi ; peut-être sans place dans la réalité actuelle » : toute sa vie, André Kertész restera attaché à la Hongrie rurale imprégnée de traditions folkloriques dans laquelle il est né en 1894, au sein d’une famille de la petite bourgeoisie juive. La photographie intervient très tôt dans sa vie, sous la forme d’une pratique amateur. « Après mon baccalauréat en 1912, j’ai acheté un appareil photo. C’était devenu pour moi un petit livre de notes, un livre d’esquisses. J’ai photographié des choses qui m’entouraient – choses humaines, animaux, ma maison, les ombres, des paysans, la vie autour de moi. J’ai toujours photographié ce que le moment me révélait. » C’est avec cet appareil de modèle ICA Box qu’il réalise sa première photographie connue, Garçon endormi, dans laquelle apparaît le thème de l’écrit, de la lecture qui se retrouvera ensuite dans toutes les périodes de son œuvre, et où émerge déjà le répertoire très personnel qu’il va développer. Loin de se reconnaître dans le pictorialisme alors à la mode en Hongrie, et incarné par Ernö Vadas, il ne revendique pas davantage une fonction documentaire des images qu’il réalise. Indifférent à l’actualité, il collecte les petits détails du quotidien.« Ma photographie est vraiment comme un journal intime visuel, dira-t-il. […] C’est un outil pour exprimer et décrire ma vie, de la même façon que les poètes et les écrivains décrivent leurs expériences de la vie. » Kertész se verra toujours comme un poète qui interprète à partir de la photographie davantage qu’il ne documente, ce que Roland Barthes définira dans La Chambre claire comme une « photographie pensive ». Il va même jusqu’à envisager son œuvre photographique comme un « langage visuel ». Kertész, qui sera toujours très attentif aux innovations techniques, multiplie très tôt, avec le concours de son frère Jenö, les expérimentations de cadrages, de tirages, s’essayant à la prise de vue de nuit ou à saisir des poses instantanées. Explorant sans cesse les potentialités du médium photographique, il travaille sur le renversement des perspectives, l’inversion du sens de vision, sur l’isolement d’un détail, s’efforçant de révéler sa vision personnelle du monde par la photographie, ce qui fera écrire à son ami, le poète Paul Dermée, en 1927 : « Kertész, des yeux d’enfant dont chaque regard est le premier […]. Kertész est un frère voyant. »Le 28 juillet 1914, conséquence de la déclaration de guerre de la monarchie austro-hongroise à la Serbie, Kertész est mobilisé sur plusieurs fronts. Pendant cette période, il ne cesse de photographier, grâce à l’« excellent objectif, très rapide » de son nouvel appareil ICA Bébé, et continue également la pratique du tirage. Comme celles de sa prime jeunesse, ces images, dont la plupart des négatifs ont été perdus, sont consacrées à des scènes quotidiennes : le courrier, la messe, la partie de cartes, le match de football, la pêche, la baignade, le rasage, l’épouillage, les latrines, le raccommodage, le

nettoyage du poisson ou celui des paillasses… Kertész privilégie la vie des soldats dans les tranchées plutôt qu’au front, et réalise des portraits, seuls ou en groupe, que les militaires envoient à leur famille. Cet usage privé de la photographie coïncide avec la pratique de Kertész qui n’est pas photographe de l’armée, mais qui produit des images à titre personnel – à l’exception d’une dizaine de photographies qui seront éditées sous forme de cartes postales.À la suite du démantèlement de l’Autriche-Hongrie, et en raison du décès de son père en 1909, la famille Kertész connaît des difficultés financières qui obligent André à gagner sa vie, et à occuper différents emplois. Parmi les épisodes particulièrement heureux de sa jeunesse hongroise figurent les quelques mois, en 1920, durant lesquels, assistant un apiculteur, il a vécu au rythme de la nature, tout en conservant le loisir de photographier abondamment. Encouragé par sa famille, Kertész quitte la misère de la Hongrie rurale pour la France, avec l’intention d’y gagner sa vie en tant que photographe, ou au moins d’œuvrer dans le domaine de la photographie. À Paris, installé dans le quartier de Montparnasse, Kertész arpente les rues et continue sa pratique d’un journal intime visuel, en multipliant les images qui révèlent des détails singuliers de la capitale française, auxquels ses habitants ne prêtent pas attention, mais qui sont toutefois éloignés des clichés touristiques. Comme dans ses expérimentations entreprises en Hongrie, Kertész est en quête de recherches formelles, toujours à l’affût de cadrages singuliers, de points de vue surprenants. Fréquentant nombre de Hongrois exilés, Kertész réalise des portraits que ses compatriotes peuvent envoyer à leur famille restée au pays. Le photographe imprime ces sujets, ainsi que ses natures mortes ou vues d’atelier, sur un papier de petit format portant au verso la mention « carte postale », technique peu coûteuse qu’il maîtrise fort bien. Au fil des rencontres et des commandes, il va devenir maître dans l’art du portrait d’artiste, saisissant Zadkine ou Fernand Léger dans leurs ateliers respectifs. Il associe des objets hétéroclites qui semblent se trouver là par hasard mais dont la force allusive tend à singulariser chaque portrait. Au point que les objets ou les détails prennent parfois le dessus, comme dans le portrait en absence de Mondrian (Lunettes et pipe de Mondrian, 1926) ou le portrait sans visage du musicien hongrois Paul Arma dont il ne retient que les mains. Grâce aux nombreux contacts noués à Paris, Kertész est remarqué par Lucien Vogel. Cet homme de presse va créer, en mars 1928, le magazine VU dans le but de diffuser l’actualité culturelle par le biais de la photographie. La presse commence alors à ne plus concevoir la photographie seulement comme l’illustration d’un texte, et à lui réserver une place à part entière dans le traitement des sujets. Aussi, les magazines sont-ils en demande de séries, réalisées par un même photographe, et non plus d’images isolées. D’après Michel Frizot, « VU apporte en France une formule nouvelle : le reportage illustré d’informations mondiales », et clame ainsi sa volonté de « mettre à portée de l’œil la vie universelle » en annonçant qu’il sera « animé comme un beau film » et que ses pages seront « bourrées de photographies1 ».

Présentation d’André Kertész

présentation d’André Kertész / 7

« Dès le début des années 1920, Paris s’affirme comme nouveau centre de promotion des avant‑gardes et, sans aucun doute, carrefour de la nouvelle photographie en Europe. La capitale française devient ce lieu de  rencontres et d’échanges pour des photographes de nationalités et d’horizons divers,  car elle représente alors un modèle de modernité et un espoir économique1. » Pendant ses années parisiennes (1925‑1936), André Kertész contribue activement aux recherches et aux aspirations des avant‑gardes : affirmation de la photographie dans le domaine de l’art en rupture avec le pictorialisme et avec le modèle de la peinture, expérimentation de la spécificité du médium et exploration des  capacités  techniques  de  l’appareil,  invention  de  formes  nouvelles  et  extension  vers  de  nouveaux supports de diffusion (magazine, reportage et illustration). Par la diversité de ses images, tout en se tenant à  l’écart  des  groupes  et  des mouvements  artistiques,  Kerstész  a  pu  être  associé  autant  à  l’esthétique moderniste du constructivisme2 et de la Nouvelle Vision3 qu’à l’approche poétique du surréalisme4. C’est par l’intermédiaire de ses amis hongrois installés ou de passage à Paris qu’André Kertész entre tout d’abord en contact avec  les milieux artistiques.  Il  rencontre notamment László Moholy‑Nagy,  initiateur du mouvement de la Nouvelle Vision qui publie son ouvrage manifeste Malerei Fotografie Film [Peinture Photographie Film] aux éditions du Bauhaus en 1925. Par l’intermédiaire de Michel Seuphor, il est invité chez le peintre Piet Mondrian en 1926 et fera pour lui une série d’images dont la composition fera date. Il photographie également l’atelier d’Ossip Zadkine puis celui de Fernand Léger. À Paris, aux côtés de Man Ray, puis de Germaine Krull et de Brassaï, qu’il  initiera à la photographie de nuit, André Kertész est un des premiers à s’affirmer comme photographe indépendant et comme auteur. En 1929, il participe aux  trois  expositions  internationales  itinérantes  les plus  importantes de  l’époque,  toutes organisées en Allemagne,  «  Fotografie der Gegenwart  »  [Photographie  contemporaine] au musée  Folkwang d’Essen, « Das Lichtbild » [La Photographie] à Munich, et surtout « Film und Foto » à Stuttgart où il présente treize photographies  dont  La  Fourchette  (1928).  En  1937,  il  fait  également  partie  de  la  première  exposition historique « Photography 1839‑1937 », organisée par Beaumont Newhall au MoMA de New York.André Kertész participe à l’esthétique photographique de la Nouvelle Vision par son exploration visuelle de l’espace urbain, par sa mise en valeur des objets et par ses recherches formelles : points de vue inédits et transformations de la perception de l’espace, vues en plongée et compositions géométriques, travail du cadrage et du recadrage, clarté des lignes et netteté des détails, jeux graphiques des ombres et des lumières.Les  célèbres  Distorsions,  titre  d’un  livre  publié  tardivement  par  André  Kertész  (en  1976)  et  devenu  le terme par  lequel on désigne ses photographies de nus  féminins dans des miroirs déformants  réalisées au début des années 1930,  ont  été  emblématiques d’une  conception antidescriptive  et antinaturaliste de la photographie, dont l’étrangeté a été associée aux métamorphoses surréalistes. En outre, la vision photographique de Kertész a également participé du versant « poétique » de la tradition documentaire, qui  apparaît  dans  la  notion  de  «  fantastique  social5  »  défendue par  l’écrivain  Pierre Mac Orlan. Ce dernier a préfacé le premier livre sur Eugène Atget en 1930, au moment de sa redécouverte par Berenice Abbott et les surréalistes, et c’est également lui qui écrit les textes de Paris vu par André Kertész, en 1934.

1. Christian Bouqueret, Paris, capitale photographique 1920‑1940, Paris, éditions du Jeu de Paume / Éditions de La Martinière, 2009.

2. Constructivisme : mouvement développé à la suite à la Révolution de 1917 en Russie qui associe, sous la devise d’une 

synthèse des arts, les avant‑gardes de l’abstraction à la production d’un nouvel art populaire et industriel. 

3. Nouvelle Vision : courant, né dans les années 1920, pour lequel découvrir et réinventer la réalité par la photographie ne 

font qu’un, et qui se caractérise par des points de vue inédits ainsi que par des compositions dynamiques allant parfois jusqu’à 

l’abstraction. 

4. Surréalisme : mouvement de l’entre‑deux‑guerres fondé par André Breton et dont le principe de création artistique repose 

principalement sur une approche esthétique et sociale de la psychanalyse. 

5. Pierre Mac Orlan, « La photographie et le fantastique social », Les Annales politiques et littéraires, no 2321, 1er novembre 1928, 

p. 413‑414.

André Kertész et les avant-gardes photographiques

/ repères

Entre 1928 et 1935, le magazine fera appel au photographe hongrois pour un grand nombre de reportages, et pas moins de treize couvertures et trois quatrièmes de couverture seront signées par lui. Les sujets des commandes sont très divers et l’amènent à parcourir aussi bien la Lorraine que la forêt parisienne, à s’intéresser aux marionnettistes lyonnais comme à Miss France ou aux moines de la Trappe de Soligny, à couvrir le 40e anniversaire de la tour Eiffel ou à enquêter sur les affiches publicitaires qui peuplent les rues. Ce rôle nouveau de l’image dans les publications va s’accompagner d’une évolution de la reconnaissance des photographes au sein des magazines illustrés. Jusque-là considérés comme des exécutants, les photographes étaient totalement dépendants du bon vouloir des rédactions. Mais cette revalorisation du statut ne va pas toujours de soi, et si André Kertész et ses homologues, Eli Lotar et Germaine Krull, se considèrent comme des artistes photographes, ils s’affrontent tous trois à Lucien Vogel quant à cette reconnaissance artistique.Au-delà de la considération de la dimension artistique de leur travail, ils demandent à être consultés sur l’usage et la mise en page des leurs images et, surtout, à disposer du droit d’utilisation de leurs photographies pour d’autres publications. Négociation d’autant plus difficile qu’ils sont tous trois doublement fragilisés par leur statut d’immigrés d’une part, par leur fonction de photographes indépendants non liés à une agence d’autre part. Contredisant sa pratique de la prise de vue unique, indépendamment de tout programme, la photographie de reportage est vécue par Kertész, l’amateur solitaire, comme une contrainte. Il conserve la volonté d’être reconnu comme artiste photographe, et non comme simple photographe de presse fournissant l’image documentaire sur demande. Un procédé personnel, pourtant, va émerger d’une commande du magazine,

celui de la distorsion. À l’occasion de l’arrivée à VU d’un nouveau collaborateur, Carlo Rim, Kertész, chargé de faire son portrait, l’entraîne dans la galerie des miroirs déformants du Luna Park du bois de Boulogne, et produit toute une série de portraits burlesques arrondis ou aplatis, faisant subir au corps toutes sortes de déformations. Ce motif traverse toute l’œuvre du photographe et se retrouve aussi bien dans les commandes de VU (notamment lors d’un reportage sur une voiture, où Kertész utilise la surface courbe des phares pour modifier leur forme) que dans ses images plus personnelles – et ce dès la période hongroise, à travers le Nageur sous l’eau (1917), dont les ondulations de l’eau métamorphosent l’apparence – qui préfigurent toute la série des Distorsions. Toutes les occurrences de ce motif paraîtront dans un livre tardif, en 1976, Distorsions, regroupant l’importante série des distorsions de nus féminins, réalisées en atelier à la chambre photographique. En 1984, Teri Wehn-Damisch réalise un portrait filmé du photographe et lui demande à cette occasion de photographier une ultime distorsion, ce qu’il fera avec l’image d’une porte fermée.« Je n’étais pas encore photographe, et ne songeais nullement à la photographie que j’ignorais sinon dédaignais à l’époque, lorsque, vers 1926, je fis la connaissance d’André Kertész. […] C’est en regardant ses photos et en l’écoutant parler à leur propos que je devais découvrir combien “mécanique sans esprit et sans âme”, ce “fait technique” avait enrichi des moyens d’expression au service de l’homme. C’en était fait de mes préjugés. J’étais pris au piège de la photographie2. » Ces lignes écrites par Brassaï en 1963 rappellent que Kertész, son compatriote, a été un témoin actif des avant-gardes dans le Paris des années 1930. Au-delà de la coïncidence géographique et du fait que de nombreux artistes originaires d’Europe de l’Est sont présents à Paris à cette époque, Kertész partage avec les avant-gardes l’ambition d’user de la photographie comme d’un art, et non comme d’une simple illustration réaliste, le goût de l’expérimentation technique et l’attrait pour les « images déviantes », issues de cadrage singulier ou énigmatiques (de près, en plongée, de nuit). Malgré ces rapprochements, Kertész, « indépendant jusqu’à l’entêtement », restera toujours en marge de tout mouvement, école, ou groupe d’artistes (voir « / repères » : André Kertész et les avant-gardes photographiques, p. 7).En 1931, en tant que collaborateur du magazine VU, Kertész se voit proposer d’effectuer un reportage sur la Savoie en vue d’illustrer un roman documentaire de Frédéric Lefèvre, Le Sol. À cette époque féconde, Kertész ne néglige aucun support de la photographie, montrant ses images sous forme de cartes postales ou encore à travers des expositions collectives ou personnelles. Suite à la publication en 1929 de Metal, livre précurseur de Germaine Krull, les Éditions d’histoire et d’art proposent aux deux photographes de VU de publier des ouvrages thématiques sur des villes, ce qui donnera lieu à deux parutions : Paris vu par André Kertész (1934) et Marseille de Germaine Krull (1935). C’est également à cette époque que paraîtront les recueils Enfants (1933) et Nos amies les bêtes (1936) de Kertész.

8 / découvrir l’exposition

Distorsion n° 200, 1933 Courtesy Klever Holdings

présentation d’André Kertész / 9

Si  les magazines  illustrés comme Harper’s Baazar, Life ou, en France, VU ont  largement contribué à la reconnaissance de  la photographie pendant  l’entre‑deux‑guerres,  ce  sont  les  institutions muséales qui vont à leur tour jouer ce rôle à partir des années 1940. Arrivé en 1936 à New York, Kertész, bien qu’il publie dans de nombreux magazines  tels House & Garden ou Vogue, ne  sera célébré aux États‑Unis qu’en 1964, grâce à une exposition au MoMA de New York. Comment expliquer une reconnaissance si tardive ?D’un  point  de  vue  technique,  Kertész  se  démarque  des  pratiques  et  des  valeurs  de  la  photographie américaine. Muni d’un appareil « miniature », le Leica, il se distingue des photographes américains qui préfèrent les chambres photographiques. Cela ne suffit cependant pas à expliquer cette reconnaissance tardive  :  Henri  Cartier‑Bresson,  qui  utilise  également  cet  appareil,  a  su  plus  rapidement  conquérir l’Amérique – une exposition lui est dédiée au MoMA dès 1947 – en développant un réseau de relations, notamment grâce au jeune galeriste new‑yorkais Julien Levy1.Si l’exemple de Cartier‑Bresson montre que la reconnaissance du photographe aux États‑Unis s’effectue par le marché comme par la critique – on connaît l’influence de son livre L’Instant décisif –, le poids des musées reste toutefois très important.John Szarkowski,  conservateur au département de photographie du MoMA de 1962 à 1991,  incarne, par  son  action,  l’influence  des musées  sur  le monde de  la  photographie  aux  États‑Unis. Commissaire d’exposition et également  théoricien,  il  fait des catalogues de véritables manifestes, dont  l’un des plus illustres est son livre The Photographer’s Eye (1966). Pour Jean Kempf, « une large part de la démonstration de cet ouvrage est précisément la présence centrale, dans l’histoire du médium, de photographies faites par des anonymes ou des non‑professionnels. Là résidait pour Szarkowski la richesse et l’originalité du médium, ce qui  le conduira d’abord à collectionner et à montrer de nombreuses  images provenant de circuits non professionnels, à “découvrir” des photographes qu’il qualifiait de “primitifs”, comme O’Sullivan ou Lartigue, ou à promouvoir ceux qui, parmi les artistes, avaient le plus fortement intégré la notion même de vernaculaire2 ». Rien d’étonnant alors à ce que Kertész, qui se considère comme amateur, et Lartigue3 soient les deux premiers artistes exposés par Szarkowski au MoMA. Ils lui permettaient ainsi d’élaborer sa  propre  théorie,  «  celui  du  photographe  qui  développe  une  vision  personnelle  par  l’utilisation  des capacités spécifiques de la photographie, qui en forme la tradition, et cela, quels que soient les moyens techniques  utilisés.  Ces moyens  étant  de  préférence  ceux  de  l’amateur,  qui  se  confronte  au  nouveau problème d’un appareillage rudimentaire avec lequel  il parviendra toutefois à faire des photos qui ne sont  possibles  que  grâce  à  cette  technique4  ».  Kertész  est  alors  présenté  par  Szarowski  comme  «  un débutant  très  talentueux, qui découvre pour  la première  fois  la beauté de  la photographie  ».  Il  aura donc fallu la présence de Szarkowski au MoMA et, avec lui, la prédominance d’une certaine idée de la photographie, pour que Kertész soit perçu comme un pionnier de ce médium et trouve ainsi la place qu’il mérite dans le monde de l’art.

1. Bruno Chalifour, « Henri Cartier‑Bresson et l’Amérique », texte présenté lors du colloque de Cerisy, célébrant le centenaire du 

photographe (http://flaneursdumonde.blogspot.com/).

2. Jean Kempf, « John Szarkowski, L’Œil du photographe », Études photographiques, n° 21, décembre 2007 

(http://etudesphotographiques.revues.org/index1603.html).

3. Kevin Moore, « Jacques‑Henri Lartigue », Études photographiques, n° 13, juillet 2003.

4. Michel Frizot, « À New York, un nuage égaré », in André Kertész, catalogue d’exposition, Paris, éditions du Jeu de Paume / 

Hazan, 2010.

André Kertész et l’institutionnalisation de la photographie aux États-Unis

/ repères

Suite à une proposition de l’agence Keystone, André Kertész quitte Paris pour New York en 1936. Ce contrat, qui ne durera qu’un an, va le plonger dans une grande frustration. On peut se demander s’il avait mal compris les termes proposés par l’agence, ou s’il a profité de cette opportunité pour gagner New York dans l’espoir d’y trouver des conditions de travail similaires à celles connues à Paris, où la conjoncture était devenue plus difficile. Quoi qu’il en soit, on lui demande surtout de faire du studio, et lorsque des occasions de reportages se présentent, le photographe joue de malchance. Alors que Kertész avait livré à Life plus de deux cents images pour un reportage sur les ports et le transport maritime, le magazine se voit dans l’impossibilité de les publier en raison des enjeux stratégiques que recouvre ce sujet, dans le contexte de la récente déclaration de guerre. À cela s’ajoute l’interdiction qui est faite à Kertész de photographier à New York en période de guerre, en raison de sa nationalité. Lui qui estime s’exprimer de façon plus juste et plus singulière restera à jamais blessé par le reproche émanant de Life qui juge que ses photos « parlent trop » (1937). « Mon anglais est mauvais. Mon français est mauvais. La photographie est ma seule langue », estime André Kertész, affirmant ainsi sa conviction que la photographie peut s’apparenter à un langage, à une forme de poésie. Kertész aura de plus en plus de mal à s’adapter aux exigences et méthodes américaines, ou aux différences culturelles qui l’obligent à recadrer ses Distorsions de nus afin d’en effacer les poils pubiens pour une exposition collective organisée par Beaumont Newhall, « Photography 1839-1937 ». Il renoncera en quelque sorte à ses ambitions en signant un contrat d’exclusivité avec les éditions Condé Nast, qui l’emploieront essentiellement pour photographier de luxueuses demeures pour la revue House & Garden. Il photographie pourtant New York, mais sans montrer l’ébullition de la vie de quartier ou sans chercher à traduire le gigantisme de la ville. Au contraire, ses images montrent des éléments isolés : le détail d’un immeuble, un passant esseulé dans un paysage de neige, des cheminées. Il s’efforce toujours de montrer ce qui subsiste de fragile, d’éphémère, dans l’immensité de la ville, à l’image du Nuage égaré (voir « / repères : André Kertész et l’institutionnalisation de la photographie aux États-Unis », p. 9).Il est singulier de constater que de la signature de son engagement avec Condé Nast en 1949 à sa résiliation en 1962, Kertész sépare complètement sa pratique professionnelle, qu’il trouve dévalorisante, de ses travaux plus personnels, pour lesquels il flâne sans programme, en attente d’une image à prendre. Bien qu’il gagne sa vie grâce à la photographie, Kertész revendiquera toujours une posture non professionnelle, un certain dilettantisme. « Ma période amateur ? Je me considère toujours comme un amateur et j’espère bien le rester jusqu’à la fin de ma vie. Je suis à jamais un débutant qui découvre le monde encore et encore », confie-t-il dans un entretien datant de 1963. Il n’est pas anodin qu’après la mort de sa femme, il publie un petit livre, From my Window (1981), dédié à sa chère Élisabeth, de natures mortes exécutées au Polaroid, format à l’époque totalement amateur. Qu’il s’intéresse

aux formats les plus récents ou qu’il utilise des téléobjectifs depuis sa fenêtre new-yorkaise du douzième étage, l’attrait du photographe pour la nouveauté technique ne s’est pas démenti depuis les expérimentations formelles initiées en Hongrie avec son frère, et se développera conjointement à son désir de conserver une démarche d’amateur (voir « / repères : Le paradigme de l’amateur », p. 11). Après de nombreux problèmes de santé qui le décident à quitter Condé Nast et à prendre sa retraite, les événements se bousculent pour André Kertész dont l’œuvre est internationalement reconnue. Après l’exposition qui lui est consacrée en 1963 à la Biennale internationale de photographie de Venise, il se rend en France, pour des expositions à Arles et à la Bibliothèque nationale. C’est à cette occasion qu’il retrouve chez une amie plusieurs caisses de négatifs de son époque parisienne. Disposer de tout ce matériel va lui permettre d’alimenter la grande exposition personnelle qu’organise John Szarkowski au MoMA en 1964. Deux ans plus tard, un important texte de ce dernier, The Photographer’s Eye3, légitime largement l’œuvre du photographe en insistant sur l’utilisation qu’il fait des qualités propres de la photographie, l’intégrant ainsi dans la doctrine moderniste et l’inscrivant dans une démarche plus globale d’institutionnalisation de la photographie comme art. S’il crée, en 1977, la Fondation André et Elizabeth Kertész à New York, c’est à l’État français que le photographe signe, en 1984, l’acte de donation de ses négatifs, de ses archives et de sa correspondance.

1. Michel Frizot, « L’Illustration photographique », in André Kertész, Paris,

catalogue d’exposition, éditions du Jeu de Paume / Hazan, 2010.

2. Brassaï, « Mon ami André Kertész », Camera, n° 4, avril 1963, p. 7.

3. John Szarkowski, The Photographer’s Eye, New York, The Museum of

Modern Art, 1966.

10 / découvrir l’exposition

Élisabeth et moi, 1933Collection of Sarah Morthland, New York

présentation d’André Kertész / 11

En 1888, la photographie, utilisée par les scientifiques ou dans les clubs spécialisés, devient une pratique amateur, grâce à  la marque Kodak qui  lance son premier appareil. Désormais,  il  suffit « d’appuyer sur le bouton,  [et  l’appareil se charge] du reste1 ». Pratique,  le Kodak n° 1 rend la photographie accessible à tous, ce que les  inventeurs du médium avaient promis un demi‑siècle plus tôt2. À de nouveaux publics correspondent alors de nouvelles pratiques de la photographie3. Scènes de vie en famille, images de la Première Guerre mondiale prises au  front par  les  soldats… L’album photographique, double de  la  vie quotidienne,  fait alors son apparition. La photographie s’émancipe des sujets classiques de  la peinture, sans toutefois se démocratiser. Elle reste encore le fait des gens aisés et des citadins. Et des créateurs : Zola, Bonnard,  Loti ou Degas utilisent, parallèlement à  leur pratique artistique,  la photographie comme outil autobiographique.

Dès la Première Guerre mondiale, les avant‑gardes artistiques se penchent sur cette avalanche d’images. La photographie amateur, notamment sous  forme de cartes postales à créer soi‑même, alors en vogue, se montre ludique et est à l’origine de nombreuses expérimentations, dont le photomontage, repris à leur compte par le mouvement Dada, puis le surréalisme4.

Mais c’est véritablement avec Jacques‑Henri  Lartigue, auteur d’environ 250 000 clichés commencés dès l’âge de 6 ans, que « l’amateur » et les albums photographiques acquièrent une reconnaissance artistique. John  Szarkowski,  conservateur  au  département  de  photographie  du MoMA,  décrit  en  1963  le  travail de Lartigue comme celui de l’authentique photographe, pour qui vie, œuvre et créativité se confondent5. La photographie amateur devient ensuite une référence constante aux États‑Unis, dans un contexte où le vernaculaire et  le populaire sont  indissociés dans  la société de consommation. L’album de famille, bien qu’espace privé, devient un document témoignant involontairement de toute une époque. Pour le pop art, ce type de photographie a valeur d’emblème.

Pour les artistes attachés au land art, au body art, ainsi qu’à l’art conceptuel, le paradigme de l’amateur revêt également un intérêt à la fois sémiologique et politique. Sa pauvreté lui confère une neutralité qui semble le mettre hors des circuits de valorisation esthétique, mais aussi marchande et institutionnelle. L’utopie d’un art sans valeur d’échange monétaire rejoint celle d’un médium perçu comme démocratique. L’irruption de l’amateur, si elle a depuis été revisitée, reste toujours présente dans l’art contemporain6. Le Polaroid, les diaporamas, destinés au départ à l’usage familial, ou encore le photomaton sont autant d’objets de la vie courante qui sont entrés dans le domaine de l’art. Sans parler de la photographie numérique dont les contours, entre photographie amateur, professionnelle ou artistique, créé une situation nouvelle quant à la définition de son statut.

1. François Brunet, La Naissance de l’idée de la photographie, Paris, PUF, 2000.

2. Voir Clément Chéroux, « Le jeu des amateurs », in André Gunthert, Michel Poivert (dir.), L’Art de la photographie, Paris, 

Citadelles & Mazenod, 2007, p. 255‑274. 

3. Voir André Gunthert, « Esthétique de l’occasion », Études photographiques, n° 9, mai 2001.

4. Voir Elvire Perego, « Intimités et jardins secrets – l’artiste en photographe amateur », in Michel Frizot (dir.), Nouvelle Histoire de la 

photographie, Paris, Larousse, 2001.

5. John Szarkowski, The Photographs of Jacques‑Henri Lartigue, New York, The Museum of Modern Art, 1963.

6. Jeff Wall, « “Marques d’indifférences” : apects de la photographie dans et comme art conceptuel », in Essais et entretiens 

1984‑2001, Paris, ENSBA, 2001.

Le paradigme de l’amateur

/ repères

chronologie

1894Naissance d’Andor Kertész le 2 juillet à Budapest. 1912Premier appareil photographique.1914Enrôlé le 5 octobre dans l’armée austro-hongroise.1915Grièvement blessé, il sera ensuite envoyé à l’arrière du front.1917Publie ses premières photographies.1919Pratique constante de la photographie, avec la complicité de son jeune frère, Jenö. Rencontre Erzsébet Salamon qui deviendra sa femme en 1933.1925Kertész arrive à Paris le 8 octobre où il est enregistré à la préfecture de police en tant que « photo reporter ». 1926Il publie ses premières photographies dans des journaux allemands. Il rencontre Piet Mondrian. 1927Première exposition personnelle à la galerie Au Sacre du Printemps, à Paris. 1928Il achète son premier Leica et commence des reportages pour le magazine VU. Il participe à l’exposition de l’avant-garde photographique parisienne, le Salon de l’Escalier.1929Il est présent aux expositions « Fotografie der Gegenwart » [Photographie Contemporaine], à Essen, et « Film und Foto », à Stuttgart. 1931Commence à publier régulièrement dans Art et Médecine.1933Le 17 juin, il épouse Erzsébet Salamon, qui prend le nom d’Élisabeth Kertész. Il publie son premier livre, Enfants.1934Publication de Paris vu par André Kertész avec un texte de Pierre Mac Orlan.1936Élisabeth et André arrivent à New York le 15 octobre. 1937Kertész travaille pour différents magazines. Première exposition personnelle à New York, aux PM Galleries. 1938Il fait la maquette du livre de Robert Capa, Death in the Making.1939-1941Il rencontre des difficultés pour se procurer du matériel photographique, a des problèmes de santé et est freiné dans son activité du fait de sa nationalité.1944André et Élisabeth obtiennent la nationalité américaine.1947Il signe un contrat avec le magazine House & Garden, qui lui assurera un revenu régulier jusqu’en 1961.

1952Il s’installe dans un appartement au 2 Fifth Avenue dominant Washington Square. 1959Publication d’un article sur Kertész dans Infinity, premier élément d’une reconnaissance américaine et internationale.1961Il résilie son contrat avec House & Garden.1962Première exposition rétrospective à Long Island University, Brooklyn (New York). 1963Parution d’un article abondamment illustré dans Camera (Lucerne). Participation à la Biennale internationale de Photographie de Venise, puis exposition personnelle à la Bibliothèque nationale à Paris. Il retrouve ses négatifs qui avaient été cachés pendant la guerre.1964Grande exposition personnelle au MoMA de New York.1967Il est l’un des six participants à l’exposition itinérante « The Concerned Photographer ».1972Publication de Soixante Ans de photographie 1912-1972. 1974Publication de J’aime Paris, Photographs since the Twenties.1975Publication de Washington Square. Invité d’honneur des VIe Rencontres internationales de la photographie d’Arles.1976Publication de Of New York… et de Distorsions. 1977Élisabeth décède le 21 octobre, peu avant l’ouverture de son exposition rétrospective, organisée au Centre Pompidou, à Paris. Il crée, à New York, The André and Elizabeth Kertész Foundation.1979Travaux au Polaroid avec un appareil SX-70. 1981Publication de From My Window, recueil de Polaroids en hommage à Élisabeth.1982Grand Prix national de la Photographie décerné par le ministère de la Culture à Paris.1984Il signe un acte de donation à l’État français de ses négatifs, de ses archives et de sa correspondance (donation conservée aujourd’hui à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Paris).1985À l’occasion d’une exposition personnelle, il rend visite à son frère Jenö qui est hospitalisé, à Buenos Aires. Peu après son retour, il décède le 28 septembre à New York.

12 / découvrir l’exposition

présentation d’André Kertész / 13

bibliographie

livres de l’artiste❚ Enfants, Paris, Éditions d’histoire et d’art, Librairie Plon, 1933 ; texte de Jaboune [Jean Nohain]. ❚ Paris vu par André Kertész, Paris, Éditions d’histoire et d’art, Librairie Plon, 1934 ; texte de Pierre Mac Orlan.❚ Nos amies les bêtes, Paris, Éditions d’histoire et d’art, Librairie Plon, 1936 ; texte de Jaboune [Jean Nohain]. ❚ Les Cathédrales du vin, Paris, Établissements Sainrapt et Brice, 1937 ; textes de Pierre Hamp, Alain Serdac.❚ Day of Paris: Photographs by André Kertész, New York, J. J. Augustin, 1945 ; textes de George Davis, André Kertész.❚ On Reading, New York, Grossman, 1971 ; Lectures, Paris, Le Chêne, 1971.❚ André Kertész: Sixty Years of Photography, 1912-1972, Londres, Thames & Hudson, 1972 ; André Kertész. Soixante Ans de photographie, 1912-1972, Paris, Le Chêne, 1972 ; textes de Paul Dermée, Nicolas Ducrot.❚ J’aime Paris: Photographs Since the Twenties, New York, Grossman / The Macmillan Company of Canada, 1974 ; J’aime Paris. Photographies des années vingt par André Kertész, Paris, Le Chêne, 1974 ; textes de Nicolas Ducrot, André Kertész.❚ Washington Square, New York, Grossman, 1975 ; texte de Gill Brendan. ❚ André Kertész, New York, Aperture, coll. « The Aperture History of Photography Series » (no 6), 1977 ; Paris, Nouvel Observateur et Delpire, coll. « Histoire de la Photographie » (no 5), 1977 ; texte de Carole Kismaric.❚ Distortions, New York, Alfred A. Knopf, 1976 ; Distorsions, Paris, Le Chêne, 1976 ; texte de Hilton Kramer.❚ Of New York..., New York, Alfred A. Knopf, 1976 ; Dans New York..., Paris, Le Chêne, 1976 ; textes de Nicolas Ducrot, Hilton Kramer.❚ Americana, New York, Mayflower Books, 1979 ; Paris, Le Chêne, 1979 ; texte de Nicolas Ducrot.❚ Birds, New York, Mayflower Books, 1979 ; Oiseaux, Paris, Le Chêne, 1979 ; texte de Nicolas Ducrot.❚ Landscapes, New York, Mayflower Books, 1979 ; Paysages, Paris, Le Chêne, 1979.❚ Portraits, New York, Mayflower Books, 1979 ; Paris, Le Chêne, 1979.❚ From My Window, New York, New York Graphic Society /Boston, Little, Brown and Company, 1981 ; À ma fenêtre, Paris, Herscher, 1981 ; texte de Peter Mac Gill. ❚ Hungarian Memories, New York, New York Graphic Society / Boston, Little, Brown and Company, 1982 ; texte de Hilton Kramer.❚ Kertész on Kertész: a Self-Portrait, Royaume-Uni, BBC Publications, 1985 ; textes de Peter M. Adam, Paul Dermée, André Kertész.

biographies et monographies (sélection)❚ Éva Ancsel, Jenö BArcsAy, János BodnAr, Károly BorBely, Miklós Borsos, Tamás Fener, János KAss, György somlyo, Julianna P. szücs, József VAdAs, André Kertész, Magyarországon, Budapest, Föfoto, 1984 (textes bilingues hongrois-français).❚ Dominique BAqué, László BeKe, Pierre BorhAn, Jane liVingston, André Kertész: His Life and Work, Boston, New York, Toronto et Londres, Bulfinch Press / Boston, Little, Brown and Company, 1994.❚ Cornell cApA, Henri cArtier‑Bresson, Agathe gAillArd, Hal hinson, André Kertész: Diary of Light 1912-1985, New York, Aperture, 1986 ; André Kertész. Soixante-dix années de photographie, Paris, Hologramme, 1987.

❚ Henri cArtier‑Bresson, Colin Ford, Charles hArButt, Mark hAworth‑Booth, Weston J. nAeF, Harold riley, Lady Marina VAizey, André Kertész: The Manchester Collection, Manchester, Manchester Collection, 1984. ❚ Jean-Pierre esquenAzi, Frédéric lAmBert, Deux études sur les Distorsions de A. Kertész, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1998. ❚ Agathe gAillArd, André Kertész, Paris, Belfond, 1980.❚ Évelyne rogniAt, André Kertész. Le Photographe à l’œuvre, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1997 ; Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1997. ❚ Danièle sAllenAVe, André Kertész, Paris, Centre national de la photographie, coll. « Photo Poche » (n° 17), 1985.

catalogues d’exposition (sélection)❚ André Kertész: Photographies, New York, Modern Age Studio / Paris, Bibliothèque nationale, 1963 ; textes de M. F. Brouillet, Alix Gambier.❚ André Kertész, Photographer, New York, Museum of Modern Art, 1964 ; texte de John Szarkowski. ❚ André Kertész, Paris, Contrejour / Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, 1977 ; texte de Pierre de Fenoÿl.❚ André Kertész: A Lifetime of Perception, New York, Abrams /Toronto, Key Porter Books, 1982 ; André Kertész. Les Instants d’une vie, Paris, Booking International, 1993 ; texte de Ben Lifson.❚ André Kertész of Paris and New York, Boston, The Art Institute of Chicago / New York, The Metropolitan Museum of Art / Londres, Thames & Hudson, 1985 ; textes de Sandra S. Phillips, David Travis, Weston J. Naef.❚ André Kertész. Photographe, Paris, Musée Jacquemart-André, 1987 ; textes de René Huyghe, Jean-Paul Scarpitta.❚ André Kertész. Ma France, Paris, La Manufacture, 1990 ; André Kertész in Paris: Fotografien 1925-1936, Munich, Schirmer-Mosel, 1992 ; textes de Pierre Bonhomme, Michel Frizot, Isabelle Jammes, Jean-Claude Lemagny, Sandra Phillips.❚ André Kertész. La Biographie d’une œuvre, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Œuvre photographique », 1994 ; textes de Dominique Baqué, László Beke, Pierre Borhan, Jane Livingstone.❚ Kertész. Le Double d’une vie, Paris, Paris-Musées, 1994 ; texte de Noël Bourcier.❚ André Kertész, l’intime plaisir de lire, Trans Photographic Press, Paris, 1998 ; texte de Silvana Turzio.❚ André Kertész and Avant-garde Photography of the Twenties and Thirties, Londres, Annely Juda Fine Art, 1999 ; texte de Colin Ford.❚ André Kertész, Washington, National Gallery of Art / Princeton, Princeton University Press, 2005 ; textes de Sarah Greenough, Robert Gurbo, Sarah Kennel. ❚ L’Odyssée d’une icône. Trois photographies d’André Kertész, Paris, Maison européenne de la photographie / Arles, Actes Sud, 2006 ; texte de Anne Mondenard.❚ André Kertész: The Polaroids, New York et Londres, W. W. Norton, 2007 ; textes de Robert Gurbo, Eelco Wolf.❚ André Kertész, Paris, éditions du Jeu de Paume / Hazan, 2010 ; textes de Michel Frizot, Annie-Laure Wanaverbecq.

Avec l’exposition « André Kertész », les commissaires, Michel Frizot et Annie-Laure Wanaverbecq, proposent une vision extensive et équilibrée de l’œuvre du photographe, en apportant des éléments nouveaux et en rassemblant, pour la première fois, un nombre important de tirages d’époque (les deux tiers des 300 photos présentées). Cette exposition, comme le catalogue qui l’accompagne, a été réalisée avec le concours de la Fondation André et Elizabeth Kertész (New York) et de la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine (Paris), chargée, au sein du ministère de la Culture et de la Communication, de la conservation de la donation Kertész. Une première investigation a été menée pour le livre Ma France qui, en 1990, rend hommage à la donation française et célébre les périodes parisiennes (1925-1936 et après 1963) de l’artiste ; puis, le catalogue de l’exposition de la National Gallery of Art de Washington, en 2005, a apporté des précisions circonstancielles et de nouvelles analyses. Enfin, la présente rétrospective et son catalogue tentent de reconstituer l’œuvre global de Kertész dans son homogénéité et sa continuité, tel qu’il l’avait lui-même conçu, au plus près du déroulement de sa vie et en exploitant au mieux les documents d’archive.Dans un parcours chronologique qui suit les grandes périodes de la vie de Kertész, ponctué d’autoportraits photographiques à l’entrée de chaque espace, les commissaires ont effectué des regroupements thématiques par « cellules » mettant en valeur des particularités de l’œuvre ou des thèmes récurrents : des pratiques originales (la carte postale photographique,

3 juillet 1979Courtesy Stephen Bulger Gallery

les Distorsions), l’implication dans l’édition (Paris vu par André Kertész, 1934), des recherches créatives à partir d’un motif (les ombres, les cheminées) ou l’expression plus diffuse des sentiments (la solitude). Des moments jusqu’alors délaissés ou inexplorés sont valorisés (l’activité de soldat en 1914-1918, la période new-yorkaise et les Polaroids des dernières années) et cette exposition met particulièrement l’accent sur le rôle important de Kertész dans la genèse du photoreportage à Paris à partir de 1928, et sur la diffusion de ses images dans les médias. Sont donc présentés de nombreux exemplaires des magazines VU, Art et Médecine ou Paris Magazine, et les diverses parutions du reportage de Kertész sur la Trappe de Soligny, avec ses prises de vue originelles.

Présentation de l’exposition

14 / découvrir l’exposition

Autoportrait, Paris, 1927Courtesy Estate of André Kertész

présentation de l’exposition / 15

plan de l’exposition

1 2

rez-de-chaussée

étage

5 4

2

3

1 2

rez-de-chaussée

étage

5 4

2

3

étage

rez-de-chaussée

1. Hongrie, 1894-1925

2. France, 1925-1936

3. Reportage et illustration

4. États-Unis, 1936-1962

5. Retours et renouveau, 1963-1985

16 / approfondir l’exposition

Dès son invention et jusqu’aux années 1950, la photographie, en quête d’autonomie, ne cesse d’être rapprochée de la peinture ou des arts littéraires. Comparée à la peinture, elle est considérée de prime abord comme une représentation sans imagination ou sans subjectivité – l’enregistrement photographique étant perçu de façon « objective » et non comme une interprétation de la réalité. La photographie n’est alors pas reconnue comme genre artistique. Comparée à la littérature au XIXe siècle, c’est non seulement sa capacité à décrire le réel mais aussi à produire du récit qui est questionnée. Si le propre de la photographie est d’être une représentation, est-elle capable, comme l’écriture et le texte, de faire sens ?

L’exposition « André Kertész » est l’occasion de réfléchir aux liens qui existent entre la photographie et le langage, en interrogeant ce qui, dans l’écriture (première partie : « Du signe à l’écriture photographique »), puis dans son contexte de réception (seconde partie : « Discours et récit visuels ») peut leur être commun. En effet, Kertész lui-même a explicitement parlé de « langage » à propos de sa photographie, et elle souvent qualifiée de « poésie » en image. En outre, lorsque Michel Frizot affirme qu’il s’agit d’une œuvre visuelle qui « donne à penser », il renvoie à la capacité de la photographie à produire une signification.

l’expositionapprofondir

Tour Eiffel, Paris, 1933Courtesy Stephen Daiter Gallery

18 / approfondir l’exposition

Au XXe siècle, de nombreux théoriciens ont opéré un rapprochement entre la photographie – étymologiquement « écriture de lumière » – et l’écriture, en cherchant, dans l’acte photographique, ce qui pouvait relever du signe, composant de l’écriture et du langage. Pour certains théoriciens, c’est par l’enregistrement que le réel devient signe1. Pour d’autres, les procédures photographiques peuvent constituer des actes d’écriture.En dehors de ces questions, le signe et la signification en photographie peuvent être abordés par la série, qui donne un sens à l’ensemble des images. Enfin, la photographie se rapproche du signe par l’intermédiaire du graphisme et des continuités entre texte et image.

L’enregistrement photographique comme signeRoland Barthes et le « ça a été »Roland Barthes, après avoir travaillé sur la photographie dans le champ de la communication de masse, porte son intérêt dans ses dernières approches sur l’essence de la photographie. Pour lui, le médium atteste l’existence d’un passé en même temps que sa perte. Ainsi, la trace du passé est consignée dans l’image.

André Bazin et la photographie comme « embaumement »André Bazin perçoit quant à lui l’action de la photographie comme une technique mimétique. Son pouvoir réside dans la re-présentation. Elle permet ainsi de « sauver l’être (de la mort) par l’apparence ». Rosalind Krauss et « l’index » Dans les années 1960-1970, Rosalind Krauss, dans une perpective moderniste, s’efforce de cerner la spécificité du médium photographique, alors réduit à la seule technique argentique. Selon elle, la caractéristique de l’enregistrement photographique relèverait du domaine de l’empreinte davantage que de la représentation. Le médium serait le résultat d’une technique indicielle, où le photon garantirait une connexion physique entre la chose et son support.

Jean-Marie Schaeffer et « l’icône indicielle »Jean-Marie Schaeffer critique pour sa part le statut d’évidence de la photographie comme indice ou trace naturelle de l’objet photographié. Pour lui, cette évidence est subordonnée à la connaissance par le spectateur du mécanisme physique et optique de la photographie (ce qu’il appelle son arché). C’est seulement une fois cette arché connue par le regardeur, dans un contexte social de diffusion de savoirs et de valeurs, que la photographie joue le double rôle de description et d’attestation de la présence d’un objet. Ces deux fonctions sont respectivement celles de l’« icône » et de l’« indice », que Schaeffer emprunte à Peirce.

Philippe Dubois et « la coupe » comme acte d’écriture photographiquePour Dubois, la photographie est plus qu’une image. Elle s’apparente à une action par le geste de capture (l’enregistrement), qui est, dans le même temps, une sélection et une interprétation adressées au spectateur. Ces deux fonctions sont réalisées au moyen de ce qu’il nomme la « coupe » :– la « coupe temporelle » ou « thanatophotographie » par laquelle le mouvant est « tranché » pour être conservé comme fixe. Le déclenchement photographique est perçu comme un rempart à l’éphémère. La sélection crée alors un hors-champ temporel, qui exclut l’avant et l’après, le trop lent ou le trop rapide.– la « coupe spatiale » : ici le geste de capture et de sélection coïncide avec le cadre et la composition comme choix de soustraction et de construction. Ce qui crée un inévitable hors-cadre visuel : jeu de regards, fuite dans le décor, miroir, mise en abîme, recadrage, cache. De plus, la photographie construit, pour chaque image une « topologie » : choix de point de vue, d’angle et d’objectif qui peut transformer la perception de l’espace et les repères habituels du spectateur.

Série photographique et agencement Si un cliché produit à lui seul du sens, la séquence ou la série de photographies peut engendrer des significations supplémentaires à celles déjà perceptibles au sein de chaque image. Que ce soit par sa production ou par sa diffusion, la multiplicité des images peut produire à son tour de nouvelles unités de sens. Premier type de séquence, chère à la photographie documentaire, la série taxinomique. Véritables herbiers ou albums, la photographie ramène des individus ou des objets à des typologies. À l’exemple des femmes à chapeau dans le métro new-yorkais chez Walker Evans dans les années 1940 ou des châteaux d’eau consignés par Bernd et Hilla Becher dans les années 1960, en Allemagne, le monde est l’objet d’une classification. Des types visuels apparaissent et renvoient de manière implicite ou explicite à ce que la linguistique appelle le « nom » commun. La photographie est alors au plus près des fonctions classificatoires propres à la langue. Mais on peut aussi envisager la séquence sous la forme de l’accumulation, comme lors de l’exposition d’Alfred Stieglitz en 1921, à la Anderson Gallery à New York, où étaient présentées trente-six images d’un seul et même modèle. C’est l’aspect inépuisable de la saisie du réel qui est invoqué. Ce genre de procédé montre ainsi l’impossibilité de cerner définitivement l’objet photographié et, en ce sens, joue le rôle inverse des séries taxinomiques, en filant l’exercice de la description à l’infini.L’ensemble de photographies peut aussi être pensé comme une séquence de type narratif. Elle se rapproche ici ainsi du montage cinématographique, de la bande dessinée ou encore de la prose, c’est-à-dire à des formes d’articulation du temps. À l’échelle d’un photographe, l’ensemble de l’œuvre peut s’apparenter à la création d’un journal ou carnet de bord visuel, reflet de son

Du signe à l’écriture photographique

parcours personnel. L’œuvre – en tant que série de photographies – se perçoit alors comme un double de soi, une autobiographie visuelle. C’est le cas chez Kertész, qui déclarait : « Ma photographie est vraiment un journal intime visuel [...]. C’est un outil, pour donner une expression à ma vie, pour décrire ma vie, tout comme des poètes ou des écrivains décrivent les expériences qu’ils ont vécues. C’était une façon de projeter les choses que j’avais trouvées. »Notons que la séquence d’images photographiques a souvent pris la forme du livre. Selon les cas, la lecture de la série photographique incite à une lecture de type linéaire et donc narrative, ou bien au feuilletage de catalogue. De fait, le livre photographique, par l’organisation des clichés, accroît les possibilités de significations contenues dans la série.

Graphie et photographieLes lettres et les imagesL’écriture occidentale instaure une séparation originelle, nette, entre le signe – la lettre – et l’image. À l’opposé, le sinogramme (caractère chinois) ou le hiéroglyphe, par leur origine figurative, opèrent naturellement des passages entre l’un et l’autre, ce qui explique notamment que dans la Chine ancienne, les statuts du peintre et du poète étaient mêlés. En Occident, seule la lettre ornée médiévale a permis des passages dynamiques entre texte et image.La photographie, en intégrant à son espace de représentation des textes (panneaux, enseignes de l’espace urbain), opère des rapprochements entre la lettre et l’image. La photographie joue alors avec les mots, mais aussi les signes (flèches, symboles, signalétique) pour se « légender » et se commenter. Par extension, la lettre ou le signe peuvent aussi être

des symboles iconographiques et produire du sens au sein de l’image. L’exemple du nuage esseulé dans le ciel face au building dans la photographie de Kertész, Le nuage égaré (1937) renvoie à une imagerie commune – le nuage, associé à la tristesse — et donne du sens à l’image.Dans ce contexte, c’est donc le texte – ou le symbole – qui illustre l’image et non l’inverse. Avec l’intégration de la lettre dans la photographie, c’est la hiérarchie entre l’image et le sens qui est ainsi interrogée.

La photo constructiviste et l’espace graphiqueLa notion d’espace graphique apparaît dans l’entre-deux guerres, au moment de l’essor des magazines illustrés. Le rapport entre texte et image devient alors primordial pour penser la construction d’un discours. Le Bauhaus (1919-1933), école moderniste allemande d’architecture et d’arts appliqués, avait pour enjeu la conciliation de la qualité artisanale avec les avantages de la production industrielle. Son programme impliquait une nouvelle synthèse harmonieuse de tous les arts, et l’art gothique en était le modèle originel. C’est au sein de cette école, à l’instar des mouvements d’avant-gardes soviétiques, que l’espace graphique fut pensé comme une continuité, et non plus comme une frontière entre le texte et les images. D’un côté, la typographie est simplifiée, de l’autre, les photographies prennent la place des images. Les découpes dynamiques, les compositions perpendiculaires et les couleurs pures sont autant d’attributs communs qui rendent possible une interpénétration littérale de la page et de l’affiche. Le collage, dont la matière première lors de son invention au sein du mouvement d’avant-garde Dada était le journal, puis le photomontage, rend indistincts, voire échangeables, le texte et l’image. Le mot est alors une image, et vice versa. C’est la composition proprement graphique qui fait alors sens.

Si, comme nous venons de le voir, il est possible de rapprocher photographie et signe, il semble difficile de concevoir la photographie comme un signe autonome. En effet, c’est la façon dont est produite l’image photographique, son support mais également son contexte de réception qui en déterminent le sens.

1. Voir à ce titre l’important article d’André Gunthert, « L’empreinte

digitale. Théorie et pratique de la photographie à l’ère numérique »,

3 octobre 2007 (disponible sur le site du Lhivic : http://www.arhv.lhivic.

org/index.php/2007/10/03/506-l-empreinte-digitale).

du signe à l’écriture photographique / 19

Paris, 1927Collection Eric Cepotis et David Williams

20 / approfondir l’exposition

références

L’enregistrement photographique comme signeRoland Barthes et le « ça a été »« Le noème de la Photographie est simple, banal ; aucune profondeur : ”Ça a été“. Je connais nos critiques : quoi ! tout un livre (même bref) pour découvrir cela que je sais dès le premier coup d’œil ? – Oui, mais telle évidence peut-être sœur de la folie. La Photographie est une évidence poussée, chargée, comme si elle caricaturait, non la figure de ce qu’elle représente (c’est tout le contraire), mais son existence même. L’image, dit la phénoménologie, est un néant d’objet. Or, dans la Photographie, ce que je pose n’est pas seulement absence d’objet ; c’est aussi d’un même mouvement, à égalité, que cet objet a bien existé et qu’il a été là où je le vois. C’est ici qu’est la folie ; car jusqu’à ce jour, aucune représentation ne pouvait m’assurer du passé de la chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immédiate : personne au monde ne peut me détromper. La Photographie devient alors pour moi un medium bizarre, une nouvelle forme d’hallucination : fausse au niveau de la perception, vraie au niveau du temps : une hallucination tempérée, en quelque sorte, modeste, partagée (d’un côté “ce n’est pas là”, de l’autre “mais ça a bien été là”) : image folle, frottée au réel. »❚ Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions du Seuil / Gallimard / Cahiers du cinéma, 1980, p. 176-177.

André Bazin et la photographie comme « embaumement »« L’objectivité de la photographie lui confère une puissance de crédibilité absente de toute œuvre picturale. Quelles que soient les objections de notre esprit critique nous sommes obligés de croire à l’existence de l’objet présenté, effectivement re-présenté, c’est-à-dire rendu présent dans l’espace et dans le temps. La photographie bénéficie d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction. Le dessin le plus fidèle peut nous donner plus de renseignements sur son modèle, il ne possédera jamais, en dépit de tout esprit critique, le pouvoir irrationnel de la photographie qui emporte notre croyance. Aussi la peinture n’est-elle plus du même coup qu’une technique inférieure de la ressemblance, un ersatz des procédés de reproduction. L’objectif seul nous donne de l’objet une image capable de “défouler”, du fond de notre inconscient, ce besoin de substituer à l’objet mieux qu’un décalque approximatif : cet objet lui-même, mais libéré des contingences temporelles. L’image peut être floue, déformée, décolorée, sans valeur documentaire, elle procède par sa genèse de l’ontologie du modèle ; elle est le modèle. D’où le charme des photographies d’albums. Ces ombres grises ou sépia, fantomatiques, presque illisibles, ce ne sont plus les traditionnels portraits de famille, c’est la présence troublante de vies arrêtées dans leur durée, libérées de leur destin, non par les prestiges de l’art, mais par la vertu d’une mécanique impassible ; car la photographie ne crée pas, comme l’art, de l’éternité, elle embaume le temps, elle le soustrait seulement à sa propre corruption. »❚ André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma, Paris, Cerf, 1985, p. 13-14.

Rosalind Krauss et « l’index »« Si on peut peindre un tableau de mémoire ou grâce aux ressources de l’imagination, la photographie, en tant que trace photochimique, ne peut-être menée à bien qu’en vertu d’un lien initial avec le référent matériel. C’est cet axe physique, sur lequel se produit le procès de référence, dont parle C. S. Peirce quand il

se tourne vers la photographie comme vers un exemple de cette catégorie de signes qu’il nomme“indiciels”. […] En instaurant la référence au moyen de la trace, l’indice donne naissance à un type de signes qui peut ou non ressembler à la chose représentée. Ainsi, bien que certaines classes d’indices présentes certains traits de ressemblance avec leur réfèrent, comme les ombres projetées, les empreintes de pas ou les anneaux circulaires laissés par des verres froids sur une table, pour d’autres indices, les symptômes médicaux par exemple, la ressemblance n’est pas pertinente. Selon la taxinomie de signes établie par Peirce, dont les catégories principales se nomment symbole, indice et icône, c’est “l’icône” qui est liée au référent par une relation de ressemblance visuelle. Certes, les photographies ressemblent à leur référent, c’est-à-dire à l’objet qu’elles représentent. On croit même qu’elles ressemblent plus parfaitement que, disons, les tableaux. Mais les distinctions qu’établit Peirce concernent le processus de production. Les icônes sont figuratives : on peut sélectionner tels ou tels des aspects du référent comme but de la représentation, par exemple des aspects qui tendent à l’abstraction comme dans le cas des cartes ou des graphes. Mais dans le cas de la photographie, la ressemblance visuelle est “physiquement forcée” (Peirce) et c’est cette dimension formative qui l’identifie comme indicielle. »❚ Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula,1990, p. 77.

Jean-Marie Schaeffer et « l’icône indicielle »« [S]i j’affirme que l’image photographique est un signe non conventionnel, cela ne m’oblige pas pour autant à soutenir sa parfaite transparence. Comme l’interprétation des signes conventionnels, celle des signes naturels n’est possible que dans le contexte d’un certain savoir. Outre d’un certain savoir du monde, il faut encore disposer d’un certain savoir de l’arché : une photographie fonctionne comme image indicielle à condition qu’on sache qu’il s’agit d’une photographie et ce que ce fait implique. […] Tout comme le savoir de l’arché est important pour pouvoir saisir la spécificité de l’image photographique, l’expérience de transposition analogique facilite le travail de la connaissance iconique. Le fait que la photographie ait vu le jour après plusieurs siècles de pratique de la perspective picturale, et après plusieurs millénaires de figuration analogique, a donc certainement facilité sa saisie immédiate par les Occidentaux du XIXe siècle. »❚ Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 41-43.

Philippe Dubois et « la coupe » comme acte d’écriture photographique« Après l’index, la coupe. Après la question du rapport de l’image au réel, la question de son rapport à l’espace et au temps. Tout va tourner ici autour de la notion de coupe. L’image photographique, en tant qu’elle est indissociable de l’acte qui la fait être, n’est pas seulement une empreinte lumineuse, c’est aussi une empreinte travaillée par un geste radical, qui la fait tout entière d’un seul coup, le geste de la coupe, du cut, qui fait tomber ses coups à la fois sur le fil de la durée et dans le continuum de l’étendue. Temporellement en effet – nous l’a-t-on assez répété – l’image-acte photographique interrompt, arrête, fixe, immobilise, détache, décolle la durée, en n’en saisissant qu’un seul instant. Spatialement, de la même manière, elle fractionne, prélève, extrait, isole, capte, découpe une portion d’étendue. La photo apparaît ainsi, au sens fort, comme une tranche, une tranche unique et singulière d’espace-temps,

littéralement taillée dans le vif. Empreinte empruntée, soustraite à une double continuité. Petit bloc d’étant-là, petit saisissement d’ici-maintenant, dérobé à un double infini. On peut dire que la photographie, à l’extrême opposé du peintre, travaille toujours au couteau, passant, à chaque visée, à chaque prise, à chaque braquage, passant le monde qui l’entoure au fil de son rasoir. »❚ Philippe Dubois, L’Acte photographique, Bruxelles, Labor, 1983, p. 153.

Série photographique et agencement« À l’extrême fin des années vingt, l’analogie entre photographie et collection commence à être discutée en Allemagne. Si les débats autour de la photographie d’avant-garde restent dominés par les questions de perception ou d’expression, les vertus taxinomiques du médium sont désormais comptées parmi ses spécificités au moment où croît l’intérêt pour des approches plus documentaires. […] La proximité est telle que, au fil des années, [Walker] Evans devient collectionneur au sens propre : qu’un objet l’intéresse, et, indifféremment, il le ramasse ou le prend en photo. […] Trois ans avant sa mort, il réalise à Yale une exposition présentant côte à côte des objets réels – en l’occurrence des enseignes publicitaires ou des panneaux routiers – et leurs images. Le dispositif met en relief ce qui rapproche sa doctrine photographique de l’activité de collectionneur. D’une part, l’idéal de transparence absolue : l’image est explicitement désignée comme un quasi-équivalent de la présence réelle de l’objet, la seule altération signifiante reconnue à la prise de vue étant, comme dans la collection, l’arrachement de cet objet à son contexte. D’autre part, l’importance du rassemblement : une fois détaché de sa position originelle, cet objet peut, grâce à la photographie comme à la collection, être intégrée à un système comparatif et acquérir une signification nouvelle. »❚ Olivier Lugon, Le Style documentaire. d’August Sander à Walker Evans 1920-1945, Paris, Macula, 2001, p. 279-280.

Graphie et photographieLes lettres et les images « Depuis la haute époque des hiéroglyphes où le mot et l’image étaient réunis en un même signe, nous vivons leur séparation. Malgré l’âge d’or transitoire de la lettre médiévale, l’imprimerie de Gutenberg les avait irrémédiablement écartés l’un de l’autre. L’image, même lorsqu’elle était dite “dans le texte”, demeurait de fait un “hors-texte”, n’empiétant jamais sur celui-ci. Dans la mesure où les mots sont de plus en plus inclus dans le réel, la photographie leur a redonné par l’image un sens et un statut. “L’écriture par la lumière” qu’est la “photo-graphie” ne pouvait que promouvoir toutes les formes de l’écriture, jusqu’à ce que le texte soit dans l’image ou soit totalement l’image elle-même. Les mots, “pris à la lettre”, ont aussi une forme, une graphie, une picturalité. Le regard du photographe détecte cet autre regard, celui de “l’œil de la lettre” qui connaissent bien les maîtres-typographes auxquelles cette exposition pourrait être dédiée. Regard vers un au-delà de la surface de l’image qui s’appréhende dans l’instant de la lecture, mots et formes fondus en un même signifiant. Si la photocomposition a tué l’ancienne typographie, la photographie est aussi la mémoire vive et active de la lettre et du texte. »❚ Michel Frizot, « Avant-propos », in L’Œil de la lettre. Les Rapports de la lettre et de la photographie des origines à nos jours, catalogue d’exposition, Paris, Centre national de la photographie, 1989, p. 7.

orientations bibliographiques

❚ Jean Arrouye (dir.), La Photographie au pied de la lettre, Marseille, Publications de l’Université de Provence, 2005.❚ Roland BArthes, La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Éditions du Seuil / Gallimard / Cahiers du cinéma, 1980.❚ André BAzin, Qu’est-ce que le cinéma, Paris, Cerf, 1985.❚ Gerges didi‑huBermAn, La Ressemblance par contact, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008.❚ Philippe duBois, L’Acte photographique, Bruxelles, Labor, 1983.❚ Emmanuel gArrigues, L’Écriture photographique, essai de sociologie visuelle, Paris, L’Harmattan, 2000.❚ Daniel grojnowsKi, Photographie et Langage, Paris, José Corti, Paris, 2002.❚ André gunthert, « L’empreinte digitale. Théorie et pratique de la photographie à l’ère numérique », 3 octobre 2007 (disponible sur le site du Lhivic : http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2007/10/03/506-l-empreinte-digitale).❚ Rosalind KrAuss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990.❚ Olivier lugon, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans 1920-1945, Paris, Macula, 2001.❚ Pierre mAc orlAn, « La vie moderne. L’art littéraire d’imagination et la photographie », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, vol. VII, no 310, 22 septembre 1928.❚ René mAgritte, Les Mots et les Images, Bruxelles, Labor, 1994.❚ Charles S. peirce, Écrits sur le signe, Paris, Éditions du Seuil, 1978.❚ François pluchArt, « Une définition du langage photographique », Combat, 24 décembre 1964.❚ Jean-Marie schAeFFer, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Éditions du Seuil, 1987.❚ L’Œil de la lettre. Les Rapports de la lettre et de la photographie des origines à nos jours, catalogue d’exposition, Paris, Centre national de la photographie, 1989.

du signe à l’écriture photographique / 21

Place de la Concorde, Paris, 1928Collection of Robert Gurbo

Pistes de recherche

Les pistes de recherches suivantes sont rédigées sous forme de propositions ouvertes autour de la thématique « Du signe à l’écriture photographique ». Elles pourront donner lieu à un travail en classe en amont ou en aval de la visite de l’exposition. Le niveau scolaire auquel s’adressent ces pistes n’est pas précisé. Il appartient aux enseignants de s’emparer de ces propositions pour concevoir, dans le contexte particulier de leurs classes, la forme et le contenu spécifiques de leurs cours.Comme nous venons de le voir, le lien entre écriture et photographie se manifeste à travers deux grands axes. D’une part, la photographie, qui signifie étymologiquement « écriture par la lumière », consiste en un enregistrement d’une portion du visible dans le champ de l’appareil. Elle est en cela un procédé d’inscription. D’autre part, cet enregistrement relève nécessairement d’une transformation de cette réalité. La représentation ou l’inscription du réel est le résultat de la vision subjective du photographe, à travers ses choix de cadrage, de point de vue, les qualités du tirage, etc. Pour prolonger notre réflexion sur la nature de ce lien, nous mettons à votre disposition plusieurs définitions, sources ou documents.

Enregistrement et inscriptionLexique❚ Discours« Propos que l’on tient. Expression verbale de la pensée. Écrit littéraire didactique qui traite d’un sujet en le développant méthodiquement. » (Le Petit Robert, 1991)

❚ Écriture« Représentation de la parole et de la pensée par des signes. Type de caractères adopté dans tel ou tel système d’écriture. Dans une acception littéraire, désigne aussi la manière d’écrire, de réaliser l’acte d’écrire. » (Le Petit Robert, 1991)

❚ Image numérique ou image de synthèse« Son principe est la retranscription de l’image captée en une grille de chiffres emmagasinée dans une mémoire. Cette grille peut être modulée, réorganisée selon des combinaisons différentes qui correspondent à autant de modifications possibles de l’image. On est donc confronté à une nouvelle rupture fondamentale : il ne s’agit plus désormais d’enregistrer des images, mais de les créer par projection sur un écran cathodique. L’image peut alors se passer de tout modèle : elle ne représente plus, mais elle modélise le réel. » (Laurent Lavaud, L’Image, Paris, Éditions Flammarion, 1999, p. 226)

❚ Image photographique argentique« Elle repose sur une technique de reproduction chimique. La lumière laisse des traces sur un support photochimique, le négatif, à partir duquel on peut développer la photographie proprement dite. [ …] Désormais, l’image est capable de capter et de fixer

l’événement. Le cinéma s’inscrit dans la même tradition technique que la photographie : il s’agit, là encore, d’un système de reproduction par traces sur un support chimique. Cependant, le mouvement s’intègre désormais à l’image grâce à la production d’instantanés successifs qui restituent le mouvement réel. Le grand apport du cinéma est d’opérer la jonction entre représentation imagée et temporalité. » (Laurent Lavaud, L’Image, Paris, Flammarion, 1999, p. 226)

❚ Langage« Fonction d’expression de la pensée et de communication entre les hommes, mise en œuvre au moyen d’un système de signes vocaux et éventuellement de signes graphiques. » (Le Petit Robert, 1991)

❚ Poésie« Art du langage visant à exprimer ou suggérer quelque chose par le rythme, l’harmonie et l’image. » (Le Petit Robert, 1991)

Enregistrement et transformation de la réalitéPhotographier, c’est nécessairement opérer un choix, une découpe dans le réel, qui en apporte une vision particulière. Il est d’usage d’appeler une photographie une « prise de vue ». Cette expression renvoie aux mécanismes de la vision, à la question de la perception visuelle. Dans le cas de la photographique, l’écart entre la représentation et le réel se double du prisme de l’objectif qui est « l’organe visuel » de l’appareil. La prise de vue photographique d’un objet n’est pas conforme à la perception que l’on en a, elle ne reproduit pas fidèlement la vision oculaire humaine, mais produit des images projetées sur une surface plane. La vision photographique s’inscrit dans le cadre rectangulaire ou carré du viseur, puis de l’image, elle isole une portion d’espace et de temps, elle donne une représentation d’une réalité filtrée, abstraite, modifiée, centrée et recentrée, cadrée et recadrée d’innombrables manières.

Documents d’étude❚ « Certes la perception est un phénomène physiologique. L’œil humain est un appareil organique qui transmet les sensations de la vision au cerveau. Mais percevoir n’est pas seulement affaire d’organe et d’individu. C’est une opération mentale complexe, liée à notre activité psychique toute entière. Et, à travers l’individu et son histoire propre, à son éducation, à la société, à la culture dont les acquis définissent sa pensée. En quelque sorte nous percevons surtout ce que nous connaissons du monde, ce que la langue en structure et en ordonne. Nous concevons le monde – le temps, l’espace, la personne humaine – à travers de puissants déterminismes idéologiques. À ce titre les sciences humaines (l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, l’histoire, la linguistique…) ont leur mot à dire à propos de l’image, objet culturel à part entière. Notre manière de percevoir et de représenter n’est ni universelle ni naturelle. Elle repose sur les données du contexte de

22 / approfondir l’exposition

civilisation tout entier : techniques, mœurs, croyances, religion, morale, philosophie... »Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, La Petite Fabrique de l’image, Paris, Éditions Magnard, 2003, p. 13.

❚ « Œil humain et technique photographique ne peuvent être confondus. L’idée qu’une photographie nous montre “ce que nous aurions vu si nous avions été là nous-mêmes” doit être remise en cause pour son absurdité. Une photographie nous montre “ce que nous aurions vu à un certain moment du temps, d’un certain point de vue, si nous avions gardé la tête immobile et fermé un œil, et si nous voyions avec l’équivalent d’un objectif de 150 ou de 24 mm, et si nous voyions en Agfacolor ou en Tri X développé avec du D-76 et tiré sur du papier Kodabromide n° 3”. »Joel Snyder, Neil Walsh Allen, Photography, Vision and Representation [1975], cité par Yves Michaud, in Critique, n° 459-460, août-septembre 1985, p. 761-780.

❚ « Or, l’objet, ni le sujet, ni l’acte de voir, jamais ne s’arrêtent à ce qui est visible au sens de ce qui donnerait un terme discernable et adéquatement dénommable (susceptible d’une “vérification” tautologique du genre : “La Dentellière de Vermeer, c’est une dentellière, rien de plus, rien de moins” – ou du genre : “La Dentellière, ce n’est rien de plus qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées”). L’acte de voir n’est pas l’acte d’une machine à percevoir le réel en tant que composé d’évidences tautologiques. L’acte de donner à voir n’est pas l’acte de donner des évidences visibles à des paires d’yeux qui se saisissent unilatéralement du “don visuel” pour s’en satisfaire unilatéralement. Donner à voir, c’est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet. Voir, c’est toujours une opération de sujet, donc une opération refendue, inquiétée, agitée, ouverte. »Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, p. 35.

Exercices en classe❚ En histoire de l’art, nous étudierons comment l’apparition et les développements de la photographie ont eu une profonde influence sur le devenir de la peinture, mais aussi sur la pensée de l’art et de l’histoire de l’art. Nous verrons de quelle manière l’hyperréalisme (qui est surtout un photoréalisme), le body art, l’earth art et l’art conceptuel adoptent la photographie comme un modèle ou un moyen relativement neutre de communiquer un acte ou une pensée.

❚ Nous réfléchirons également aux conséquences que les différentes opérations du médium ont sur la représentation de la réalité. Sans rentrer dans une approche techniciste de la photographie, il sera utile d’informer les élèves de l’existence et du rôle de certains paramètres.Options possibles à la prise de vue :– avec ou sans appareil– le réglage de l’ouverture, de la vitesse, de la distance,

la longueur de focale, du point de vue– la sensibilité de la pellicule, le choix de la couleur ou du noir et blanc, le format– la tenue de l’appareil – à la main, sur un pied –, son orientation – le travail par traces, par empreintes– la viséeOptions possibles au tirage :– recadrage– dimension et grain du papier– temps d’exposition du papier– durée de bain dans le révélateur

❚ Nous pourrons demander aux élèves de choisir un objet et de le montrer « sous une seule face » à l’aide d’un appareil photographique. Il s’agira de discuter ensuite de la façon dont les élèves ont procédé et d’ouvrir un débat sur les informations que nous donne l’image et sur celles que l’on a perdues, ou sur ce à quoi doit renoncer l’image.

❚ Nous pourrons regarder dans les images d’André Kertész, comment le choix de cadrage est déterminant et permet d’isoler une part de réel de manière à le rendre énigmatique ou mettre en exergue un détail afin de susciter l’interprétation que le spectateur peut en faire.

❚ Séquence d’images : en philosophie, sciences, arts plastiques et arts visuels, l’exposition « André Kertész » permettra un travail d’analyse et de réflexion sur les relations entre la réalité et la représentation (des reproductions libres de droit sont disponibles sur le site du Jeu de Paume). Nous nous appuierons par exemple sur l’œuvre de l’artiste conceptuel Joseph Kosuth, One and Three Chairs (1965, Paris, MNAM), qui associe un objet, sa photographie et sa définition issue du dictionnaire.Nous pourrons également développer le questionnement au travers de la séquence d’images suivantes : – René Magritte, La Trahison des images (ceci n’est pas une pipe), 1928-1929– Eugène Atget, Boutique « à l’exactitude », 93 rue Broca, Paris, 1912 – Jean-Luc Godard, Les Carabiniers (1963), à partir d’un extrait du film dans lequel les deux militaires, Michel-Ange et Ulysse, assistant à leur première séance de cinéma, se heurtent à la surface de l’écran en voulant entrer dans la réalité de l’image.Enfin, cette réflexion autour de l’écart entre la réalité et sa représentation pourrait être mis en perspective à partir de la série des Distorsions d’André Kertész (1933).

❚ Vous pourriez aussi proposer à vos élèves de réaliser un « cadavre exquis » en images, en s’appuyant sur la définition qu’en donne le Dictionnaire abrégé du surréalisme (Paris, José Corti, 1969) : « Jeu qui consiste à faire composer une phrase, ou un dessin, par plusieurs personnes sans qu’aucune d’elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. »

du signe à l’écriture photographique / 23

Photographies publicitaires, journaux illustrés, affiches, cartes postales… Autant de supports qui ont permis à la photographie d’acquérir une place grandissante dans notre société depuis l’entre-deux-guerres. Les moyens de sa diffusion n’ont en tout cas jamais été aussi nombreux. Au point de devenir le support du discours au XXe siècle ? À travers les supports de la photographie, nous verrons que le contexte de reproduction des images en détermine le sens. De telle sorte que l’image ne peut être à elle seule un langage – un système de signes conventionnels – et que son interprétation est encadrée par sa production, son support de diffusion ou encore son contexte de réception. Ainsi, l’image ne constitue pas un langage autonome, mais peut être associée à la construction d’un discours ou en être à l’origine.

La photographie au service du discoursLe succès de la carte postale photographiqueL’un des premiers objets à offrir à la photographie une place de choix sur un support écrit est la carte postale. Comme de nombreux artistes, André Kertész utilise ce format pour son faible coût, mais également pour son potentiel de création. Accessible au plus grand nombre, la carte postale renouvelle le genre photographique grâce à la pratique amateur, encouragée alors par l’industrie photographique. Dans le catalogue de l’exposition La Photographie timbrée, l’historien de la photographie Clément Chéroux explique que l’engouement pour les cartes postales illustrées est dû à leur inscription dans une tradition, celle du régime de l’imagerie populaire, et qu’elles apportent, avec la photographie, une preuve au message écrit dont la carte est le support1. C’est par sa valeur d’attestation du réel que l’image photographique accompagne le discours textuel.

L’image publicitaireMais c’est avec l’image publicitaire2 que la photographie sera associée plus massivement à la construction d’un discours. Aux États-Unis, à partir de l’entre-deux-guerres, on passe de la réclame, texte explicatif, à la publicité, qui met en avant l’image. Plus question de suggérer ni de procéder par métaphores. La photographie garantie la véracité du discours promotionnel. En Europe, la publicité adopte l’esthétique de l’avant-garde, en faisant appel à la créativité des photographes et des artistes surréalistes, constructivistes et de la Nouvelle Objectivité, de la fin des années 1920 et 1930, qui ont l’habitude de mêler l’image au texte par le photomontage, le cadavre exquis… Si la photographie ne constitue pas en elle-même le discours de la publicité, elle permet toutefois de créer une atmosphère, d’imposer une idée, de faire naître une sensation. Elle incarne en somme l’identité de l’objet, son image.

La photographie de propagandeAutre domaine où la photographie devient un élément important du discours, la propagande3. Les régimes totalitaires des années 1930 et 1940 comprennent vite le parti qu’ils peuvent tirer de l’utilisation de l’image photographique, à la fois comme outil de persuasion et de contrôle.À la photographie moderniste et aux expériences formalistes, est préférée une esthétique plus narrative accordant une place de choix au contenu social en URSS, ou une photographie favorisant l’émergence d’un sentiment collectif. Dans chacun des pays totalitaires, une association nationale de photographes amateurs est créée et contrôle leurs images par la diffusion. Par l’invention de codes culturels, leur mise en page, les acteurs de la propagande construisent le sens de l’image. Car ce qui est en jeu dans ces images, c’est leur contrôle ou la possibilité de réduire le potentiel interprétatif à un sens univoque par la falsification d’éléments de l’image qui pourraient perturber ou contredire les codes culturels du régime en place.

La photographie de presse et le photojournalismeAvec l’essor de la presse, la photographie de reportage se développe. L’instantané et le moment opportun caractérisent ce type d’images que Cartier-Bresson définit en ces termes : « La photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait, et de l’autre, d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait4. » Ici, l’image construit et symbolise l’événement en même temps qu’elle l’enregistre. Certains journaux optent par la suite pour un dérivé du photoreportage, le photojournalisme, dont l’une des caractéristiques est de créer une représentation médiatique, sensationnelle de l’actualité, au point de créer ce que Michel Poivert appelle « des photographies d’histoire ». Véritables « images-monuments », ce type d’images cristallise l’histoire et de ce fait l’interprète, en créant une sorte de discours visuel collectif sur l’événement.Toutefois, pour que ce discours visuel soit compris par le spectateur, il est nécessaire de connaître les signes ou les codes culturels auxquels la photographie fait référence.

Le magazine illustré et le développement du discours visuelNaissance du magazine illustréLongtemps reléguée au rang d’illustration du texte, la photographie se voit attribuer un statut tout particulier au moment de la création des magazines illustrés. Après avoir trouvé les moyens techniques permettant d’associer la photographie au texte dans les journaux, la presse fait une large place aux images au point de bouleverser sa maquette. Désormais, dans certains hebdomadaires, la part qui est donnée aux images est supérieure à celle du texte. « L’intérêt des

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propositions formelles de ces hebdomadaires réside dans l’association texte-image : le premier n’est pas au service de la seconde et l’image n’est pas une simple illustration du texte. Ils sont respectivement l’abscisse et l’ordonnée de la page où se construit une nouvelle médiation de l’actualité5. » C’est l’invention du magazine6.

La maquette, discours du magazineConcept fondamental du magazine, la double page devient une entité de composition libre, à la manière d’un écran de cinéma. Elle s’affranchit de la lecture linéaire propre au texte pour mettre en avant une lecture liée à l’agencement des éléments visuels de la page. Pour l’historien de la photographie Michel Frizot, qui a notamment réalisé une exposition sur le magazine VU (à la Maison européenne de la photographie en 2007), dans lequel André Kertész publiait nombre de photographies, « ce mode de mise en page où le parcours de l’œil sur la page semble renvoyer au parcours du corps [du photographe] dans l’espace, se prête particulièrement à l’évocation des activités physiques7 ». C’est ainsi que les magazines sportifs voient leurs tirages s’accroître et connaître un essor sans précédent. Si la photographie, et plus largement l’image, domine la forme « magazine », le discours délivré par ces hebdomadaires ne lui est toutefois pas totalement confiée. La maquette joue un rôle primordial. Elle définit et encadre le discours et le sens des images. La nomination d’un directeur artistique, métier spécialement créé pour les magazines, reflète cette volonté « d’éditorialiser » l’image. Ainsi, avec le magazine, le sens de l’image est subordonné au travail du directeur artistique.

Photographie et littératureSi la photographie s’est émancipée tardivement de la peinture, tant du point de vue de l’esthétique que de la critique, les rapports qu’elle entretient avec la littérature n’en furent pas moins étroits. Si, avec la peinture, la question porte sur la représentation du réel, avec la littérature, le débat se concentre autour du discours, de la narration (documentaire, testimoniale, symbolique ou descriptive…). La question étant de savoir si la photographie, à la manière de la littérature, peut non seulement décrire le réel mais aussi en donner une vision singulière, quand cette dernière donne à voir et suscite l’imaginaire. Pour l’écrivain Émile Zola8, également photographe amateur, la photographie permet de rectifier l’observation subjective du réel. Il se réclame en effet d’une objectivité scientifique et romanesque. L’universitaire Charles Grivel remarque que « Zola oppose à la photographie une triple fin de non-recevoir : comme outil documentaire (ses carnets de notes et de croquis y suffisent), comme mode de reproduction du réel (son écriture y supplée, qui est plutôt celle d’un peintre, puisqu’elle agit par interférence de l’écran), comme illustration de l’œuvre (son exactitude la condamne)9. »

Le surréalisme et « la photographie de la pensée »Alors qu’elle est perçue comme une allégorie de l’écriture chez les écrivains réalistes au XIXe siècle, la photographie « est essentiellement le véhicule le plus sûr de la poésie10 », chez Dalí. En effet, pour les surréalistes, l’écriture se présente comme un prolongement de l’image. C’est le cas chez Paul Nougé, qui propose des clichés que côtoient des textes. Pour lui, l’activité littéraire est un « moyen insuffisant pour épuiser à lui seul [toute une] somme de possibilités », elle lui inspire une « confiance limitée ». C’est pourquoi il a recours aux images qui « aident à réduire le prestige des mots11 ». L’alliance photographie-écriture lui permet de construire le réel en agissant sur la représentation des objets. De même, dans son roman composé de 119 images et intitulé Écoutez-voir, Elsa Triolet définit l’ouvrage comme étant « né imagé. Je dis bien imagé et non illustré ». Dans ce roman imagé ou « picto-roman », l’image est autonome, elle existe en elle-même et le texte n’a pas pour fonction de la commenter. Elle vient au secours de l’écrivain « à bout d’arguments verbaux » et remplace les mots défaillants. Cette pratique du roman-images n’est pas sans rappeler le développement, dans les années 1950, du livre de photographies qui vient asseoir la légitimité artistique et culturelle du médium. Ici, le photographe est le seul auteur du discours de l’image qui s’émancipe de son usage d’illustration du texte.

1. Voir Clément Chéroux, « La petite monnaie de l’art », in

La Photographie timbrée. L’Inventivité visuelle de la carte postale

photographique, catalogue d’exposition, Paris, éditions du

Jeu de Paume / Göttingen, Steidl, 2008, p. 197.

2. Voir Julie Jones, « Un art publicitaire ? », Études photographiques,

n° 19, décembre 2006.

3. Voir Françoise Denoyelle, La Photographie d’actualité et de

propagande sous le régime de Vichy, Paris, CNRS Éditions, 2003 ;

Olivier Lugon, La Photographie en Allemagne. Anthologie de textes

(1919-1939), Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1997 ; Gaëlle

Morel, « Du peuple au populisme », Études photographiques, n° 9, mai

2001 ; Michel Poivert, L’Image au service de la révolution. Photographie,

surréalisme, politique, Paris, Le Point du jour, 2006.

4. Henri Cartier-Bresson, Images à la sauvette, Paris, Verve, 1952,

p. 175.

5. Voir Thierry Gervais, Gaëlle Morel, La Photographie. Histoire,

technique, art presse, Paris, Larousse, 2008, p. 114.

6. Thierry Gervais, L’Illustration photographique. Naissance du spectacle

de l’information, 1843-1914, thèse de doctorat, sous la dir. d’André

Gunthert et Christophe Prochasson, Paris, EHESS, octobre 2007.

7. Michel Frizot, Cédric de Veigy, Vu, le magazine photographique,

1928-1940, Paris, Éditions de La Martinière, 2009, p. 22.

8. Voir l’exposition « Émile Zola, photographe » organisée par le Jeu

de Paume et la Ville de Tours au château de Tours du 28 novembre

au 29 mai 2010, en parallèle d’une exposition intitulée « Kertész,

l’intime plaisir de lire ».

9. Charles Grivel, « Zola photogenèse de l’œuvre », Études

photographiques, n° 15, novembre 2004.

10. Salvador Dalí, « El testimoni fotografic », La Gaceta de les arts,

n° 6, février 1929.

11. Paul Nougé, Subversion des images, notes illustrées de dix-neuf

photographies de l’auteur, Bruxelles, Éditions de Marcel Mariën, 1968.

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références

La photographie au service du discours« Cette rencontre avec le livre, progressivement centrale dans la carrière de Roger Parry, se manifeste dans des domaines aussi différents que l’illustration littéraire, le visuel promotionnel, l’album de photographies ou le livre d’art. À chacune de ces étapes, Roger Parry réinvente, à partir d’un vocabulaire formel très tôt établi, la relation entre le texte et l’image et propose de nouvelles figures rhétoriques et visuelles. De Banalité à “L’Univers des formes”, en passant par les couvertures de la collection Détective, le travail de Roger Parry ne cessera de s’enrichir, créant ainsi des points de jonction entre les images qui, à première vue, s’opposent. Toutes procèdent d’une même pratique qui fait entrer le livre d’art et d’édition courante, de façon inaugurale, dans sa modernité. »❚ Mouna Mekouar, « De l’image à la page », in Roger Parry. Photographies, dessins, mises en pages, catalogue d’exposition, Paris, éditions du Jeu de Paume / Gallimard, 2007, p. 30.

Le succès de la carte postale photographique« [L]e succès de la carte postale se comprend […] par sa parfaite inscription dans le régime de l’iconographie populaire. En termes de sujets, de mode de fabrication, de rhétorique visuelle et de public visé, les cartes postales peuvent en effet être apparentées aux images populaires. Dans l’ouvrage qu’ils ont consacré aux cartes postales, Claude Frère et Aline Ripert ont d’ailleurs très bien montré qu’elles étaient apparues dans une société déjà familiarisée avec l’imagerie populaire et, par conséquent, parfaitement préparée à les accueillir favorablement. Il ne fait, selon eux, guère de doute que cela a grandement contribué à leur réussite. Il se trouve de surcroît, notent Frère et Ripert, que l’expansion de la carte postale correspond historiquement à un ralentissement de la production dans l’iconographie populaire traditionnelle. Sans imputer ce déclin à la seule vogue cartophile, ils en déduisent que le public était parfaitement “disposé à reporter sur la carte postale l’intérêt qu’il [avait] manifesté auparavant à l’estampe1.” Et ceci d’autant plus que, si les cartes postales illustrées bénéficient de tous les atouts de l’imagerie populaire, elles offrent un attrait supplémentaire : celui de la photographie. Aux charmes habituels de l’iconographie populaire, la photographie offre un surcroît de véracité et de modernité. Au début du XXe siècle, 90 pour cent des cartes postales illustrées le sont par la photographie. Selon un modèle déjà inauguré, à plus petite échelle, au milieu du XIXe siècle, par les vues stéréoscopiques, les cartes postales photographiques constituent en somme la première alliance de deux modes de fascination, celui de l’image analogique et celui de l’image populaire, alliance dont on sait combien elle sera féconde au XXe siècle. C’est là, sans doute, la principale raison de leur très grand succès populaire. »❚ Clément Chéroux, « La petite monnaie de l’art », in La Photographie timbrée. L’Inventivité visuelle de la carte postale photographique, catalogue d’exposition, Paris, éditions du Jeu de Paume / Göttingen, Steidl, 2008, p. 197.

La photographie de propagandeUne arme révolutionnaire« 1. La photographie, médium le plus efficace pour toucher les masses, est une arme de première importance dans la

révolution culturelle. Fixer des faits sociaux dans leur vérité, sans préparation et sans mise en scène, nous permet à la fois de stimuler et d’exposer la lutte pour une culture socialiste.2. Nous sommes résolument opposés à toute forme de falsification qui, en modifiant le sens de la photographie, dévalorise la réalité. Les masses se méfient de ces mises en scène qui les amènent à douter de la valeur documentaire de la photographie et discréditent notre lutte spontanée et décisive dans le domaine culturel. Nous sommes opposés à l’art que prône l’AKhRR, à la douceur maladive que véhiculent systématiquement ces sourires béats. Cette glorification des usines, ces sempiternels travailleurs armés de faucilles et de marteaux, et les casquettes de l’Armée Rouge (Hourrah ! lançons nos casquettes en l’air !). [...] Nous sommes contre la notion – importée de l’Occident bourgeois de “nouvelle photographie” ou de “photographie de gauche”. Nous sommes contre l’esthétique de l’abstraction, contre la photographie “de gauche” comme celle de Man Ray, Moholy-Nagy, etc. »3. Nous sommes pour une photographie correspondant à l’esthétique révolutionnaire, distincte des traditions de la peinture en tant que telle et de l’absence d’objectivité de la “photographie de gauche”. Nous voulons une photographie révolutionnaire, matérialiste, ancrée dans le social, une photographie qui se donne pour but le développement et la propagation d’un mode de vie socialiste et d’une culture communiste. La photographie jouera un rôle considérable dans la mise en forme d’un art prolétarien en faisant reculer les techniques dépassées de la représentation artistique et en servant les intérêts idéologiques du prolétariat.4. L’actualité de l’impact idéologique de la photographie sur le spectateur, la transmission en continu de la réalité de la construction socialiste et de la discréditation de la société capitaliste qu’elle permet, l’usage des techniques les plus modernes et des moyens les plus efficaces pour véhiculer la réalité matérielle - c’est tout cela qui devra désormais constituer le modèle “artistique” de la photographie. »❚ Quentin Bajac, « Programme de la Section Photo du groupe Octobre » [1931], in La Photographie. L’Époque moderne 1880-1960, Paris, Gallimard, 2005, p. 132.

Hitler et la propagande« L’intelligence médiatique d’Hitler, parce qu’elle procède d’un savoir-faire éditorial comparable en partie à celui de VU, bien que mise au service d’une tout autre ambition, a incité les éditeurs du journal, mesurant l’ambiguïté de la situation, à revenir sur certains de leurs partis pris. Nous ne possédons d’ailleurs que très peu de photos d’actualité d’Hitler, toutes semblent mettre en valeur le pouvoir évocateur de ses postures ou de ses expressions, comme s’il était l’acteur d’un reportage perpétuel. Ce n’est pas seulement un effet rétrospectif à nos yeux, mais bien le fruit d’un travail éditorial consciencieux. Hitler est le premier chef d’État qui se comporte avec son image, et avec celle du peuple qui l’a élu, comme un picture editor. Il est le premier à dresser une société tout entière comme une chaîne médiatique au service d’un imaginaire. Il a instauré une esthétique du pouvoir au sein de laquelle images et mots se veulent preuve l’un de l’autre dans un circuit fermé à toute altérité. Plus explicitement encore : on peut penser qu’Hitler aurait contresigné l’adage de VU selon lequel “le texte explique, la photo prouve2”. Il comprend que l’efficacité médiatique des images permet de créer un mouvement

d’adhésion notamment auprès des électeurs ou des citoyens qui ne lisent pas les textes. Il a donc pour ambition médiatique de faire coïncider les images avec l’utopie politique et de procurer au peuple une image de lui-même qui saura renouveler à ses yeux les mythologies de sa présence au monde (n° 321). Mais on ne peut pas croire avec lui que les images deviennent ainsi les acteurs de l’histoire. C’est l’ingénuité de notre réception des photographies qui rend nos regards non seulement prévisibles mais instrumentalisables, et c’est l’aliénation de notre regard qui est devenue au XXe siècle, sous prétexte de tout voir, acteur de l’histoire. La perte de l’échelle humaine de l’attestation, le rejet de la subjectivité menacent dès lors que la photographie devient le cadre de la pensée de l’événement. Le mécanisme de la persuasion photographique est toujours le même aujourd’hui : comment réfuter ou contredire ce qui donne, croyons-nous, les moyens de percevoir ? Question douloureuse posée pour Vogel face à la situation allemande. »❚ Michel Frizot, Cédric De Veigy, VU, le magazine photographique, 1928-1940, Paris, Éditions de La Martinière, 2009, p. 281.

La photographie de presse et le photojournalisme« Vincent Lavoie explique bien comment, à partir de l’activisme de ces associations, “l’évolution de l’action humanitaire n’a cessé de se confondre avec celle des médias de masse3”. La difficulté consiste à apprécier la réciprocité de leur instrumentalisation : l’humanitaire cherche à alerter l’opinion grâce aux médias afin d’obtenir des fonds, et les médias sont friands d’une représentation de la misère. Au milieu de cette réciprocité, l’éthique est sans cesse invoquée. Cette iconographie, comme l’on noté certains intellectuels4, n’est pas sans produire un paradoxe : en cherchant à constituer un registre formel de la douleur, elle réduit souvent les circonstances historiques et politiques à des figures emblématiques et “désuhumanisées”, quand chaque drame humain est une histoire singulière. Cet universalisme de la

douleur décline ainsi les genres et les types plus qu’il n’informe sur les circonstances. C’est donc le fondement éthique de cette photographie humanitaire qui est en jeu, alors même qu’elle s’est édifiée sur des valeurs morales. Dès lors, des critiques ont été adressées à cette rhétorique compassionnelle, pourtant historiquement ancrée dans l’histoire de la photographie – notamment avec les productions de la Farm Security Administration (Dorothea Langue, Walker Evans) dans les années 1930 – mais qui semble désormais répondre aux exigences médiatiques plus qu’à la mobilisation politique. »❚ Michel Poivert, La Photographie contemporaine, Paris, Flammarion, 2002, p. 51-52.

Le magazine illustré et le développement du discours visuelLa maquette, discours du magazine« La place exceptionnelle accordée à la photographie, et le mode d’impression en roto gravure sont les deux fondements du particularisme visuel que tout lecteur remarque aujourd’hui en feuilletant VU : la mise en page n’appartient qu’à ces années 1930, et ne se retrouve pas dans l’après-guerre ni à l’époque contemporaine. On retient également une impression d’unité due à l’absence de photographie “en couleur” et à l’usage d’une encre colorée brun ou bleu foncé, excluant le noir qui est pourtant le signe habituel de la photographie, et le reste dans les quotidiens. Par l’abondance et la variété des photographies, c’est un monde réaliste qui saute littéralement aux yeux du lecteur mais la délicatesse des tons en adoucit les effets et ferme le magazine comme un objet d’observation et d’attention, sinon de curiosité. C’est en tout cas un objet offert au regard et non plus seulement à la lecture et ce regard est actif, il associe des images les unes aux autres en suivant la succession de leurs placements dans la page. […] L’une des singularités de l’image photographique est de renvoyer, à travers les effets de perspective et de raccourci, à la position et à la posture du photographe, au moment de la prise de vue. Le maquettiste peut structurer l’ensemble de sa double page en s’appuyant sur les lignes maîtresses de chaque photographie. Le lecteur en ressent une jubilation presque physique à passer brusquement d’une ligne de fuite à l’autre, en chahutant points de vue et jeux d’échelle comme s’il était doté d’une faculté d’ubiquité (“La toilette vertigineuse de la tour”, “Les beaux jouets du vent”). Ce mode de mise en page où le parcours de l’œil sur la page semble renvoyer au parcours des corps dans l’espace, se prête particulièrement à l’évocation des activités physiques (“L’ivresse du mouvement”, “Skis”). »❚ Michel Frizot, Cédric De Veigy, VU, le magazine photographique, 1928-1940, Paris, Éditions de La Martinière, 2009, p. 18-22.

« Ces compositions supposent un exercice à la fois intellectuel et ludique de la part du lecteur qui doit voir et lire pour déduire le sens de la page. Avec ces mises en page, les hebdomadaires s’adressent davantage à un spectateur qu’à un lecteur. La différence entre le journal illustré et le magazine repose sur cette intelligence de la page, où texte et image servent ensemble à la transmission d’un message et à la distraction de son public. Le premier contact étant établi avec la couverture, les espaces intérieurs des magazines adoptent des maquettes complexes où photographies et textes sont adroitement mêlés.

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Bras et ventilateur, 1938 Collection Eric Cepotis et David Williams

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d’une “photographie de la pensée” naît en bonne part du succès que connaît depuis plusieurs décennies la photographie occultiste sous cette même expression8. Breton ne la choisit pas par hasard. En élisant le médiumnisme comme mode d’opposition au rationalisme, il y trouve aussi une culture de l’image photographique, alors que la traduction des rêves à laquelle il a consacré ses efforts jusqu’alors ne lui fournissait pas un aussi riche laboratoire d’images9. À l’instar des voyantes, auxquelles Breton adresse une lettre d’admiration dans La Révolution surréaliste10, “la photographie de la pensée” participe d’une culture à mi-chemin entre les travaux parascientifiques (télépathie) et les mascarades médiumniques dans lesquelles le surréalisme aime à voir la faillite du modèle rationaliste. »❚ Michel Poivert, « Images de la pensée », in La Subversion des images, catalogue d’exposition, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2009, p. 310.

1. Claude Frère, Aline Ripert, La Carte postale, son histoire, sa fonction sociale, Paris,

CNRS Éditions, 2001, p. 174.

2. Lucien Vogel, « Votre intérêt est de vous abonner. Pourquoi ? », VU, n° 185,

30 septembre 1931, p. 2306.

3. Michel Foucault, « La peinture photogénique » [1975], in Dits et écrits II,

Gallimard, 1994, p. 707-715.

4. Étienne Balibar, « Une culture mondiale ? », in Droit de cité, Culture et Politique en

démocratie, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1998, p. 145-169.

5. Je reprends l’expression de Françoise Will-Levaillant, « L’analyse des dessins

d’aliénés et des médiums de France avant le surréalisme », Revue d’art, n° 50,

1980, p. 24-39.

6. C’est la thèse de Rosalind Krauss dans « La photographie au service du

surréalisme », in Exposante-fixe, Photographie et Surréalisme, catalogue d’exposition,

Paris, éditions du Centre Pompidou / Hazan, 1985, p. 15-42.

7. André Breton, préface au catalogue Max Ernst, Paris, Librairie Sans Pareil, 1921 ;

repris in Les Pas perdus, Paris, Gallimard, 1924.

8. Voir Andreas Fischer, Veit Loers, Clément Chéroux (dir.), Im Reich der Phantome –

Fotografie des Unsichtbaren, catalogue d’exposition, Ostfildern, Hatje-Cantz, 1997

et Le Troisième Œil. La Photographie et l’Occulte, catalogue d’exposition, Paris,

Gallimard, 2004.

9. André Breton, « Entrée des médiums » [1922], in Les Pas perdus, Paris, Gallimard,

1924, p. 120 .

10. André Breton, « Lettre aux voyantes », La Révolution surréaliste, 15 octobre 1925.

Aux grandes compositions synthétiques de l’Illustration, la Vie au grand air préfère des doubles pages analytiques qui produisent du sens par l’agencement d’une multitude de photographies. En août 1911, après avoir remporté la course Paris-Madrid, Jules Védrines couvre 811 kilomètres à bord d’un monoplan Morane pour la coupe Michelin. Pour rendre compte de cette actualité, l’hebdomadaire sportif dispose sept photographies, simplement accompagnées de courtes légendes en quatre colonnes sur la double page centrale. Ce jeu d’imbrication d’images et de symétrie est fréquent dans les mises en page de la Vie au grand air. Mais, en août 1911, la direction artistique superpose au montage l’image détourée du monoplan en contre-plongée. Les photographies du montage initial sont alors partiellement masquées et reléguées au second plan. Dès lors, la lecture des clichés de gauche à droite, incitée par les légendes qui soulignent chaque colonne d’images, est perturbée par le monoplan imprimé au premier plan. Autrement dit, le récit en images de l’aventure de Védrines est troublé par un élément visuellement spectaculaire : le passage de l’avion. Par ses effets de narration et de divertissement, la mise en page des magazines vise à produire simultanément du sens et du spectacle. Les lecteurs ne sont plus soumis aux rythmes de lecture classiques qui les obligent à commencer par la première page et à terminer par la dernière. Les tirages de la Vie au grand air ou de la Vie illustrée ne concurrenceront jamais sérieusement celui de l’Illustration, mais leur conception graphique constitue une première étape dans l’élaboration des magazines des années 1920, une nouvelle proposition dans la diffusion de l’information visuelle. »❚ Thierry Gervais, Gaëlle Morel, La Photographie. Histoire, technique, art, presse, Paris, Larousse, 2008, p. 114-116.

Photographie et littératureLe surréalisme et « la photographie de la pensée »« C’est donc de l’usage symbolique de la photographie dont il est question. Ainsi, les photographies dans le surréalisme sont moins des images du monde, comme le voudrait une conception classique de l’enregistrement, que des expériences du monde. La photographie, parce qu’elle est dans la méthode surréaliste une image que l’on rejoue, que l’on déplace et détourne, est aussi une forme d’expérience de la culture. La traduction d’une mise en abîme de la réalité, mais aussi une liberté dans le royaume des signes. Un défi ontologique mais aussi anthropologique. C’est la raison pour laquelle l’image photographique se voit confier, dès le milieu des années 1920, la fonction non seulement d’incarner en bonne part l’automatisme, mais de livrer des métaphores de cette “fiction théorique5 ». Afin de traduire un monde qui est déjà perçu comme une image6, mais aussi, et surtout de produire l’expérience de ce monde, de la reproduire même : devenir un lieu expérimental qui permet de conduire le hasard, d’en formuler les enjeux stratégiques et de servir de propédeutique à une vision surréaliste. Dès 1921. Breton passe par la métaphore de la photographie pour décrire le mystère qu’il entend percer : l’écriture automatique serait une “photographie de la pensée7”. Voir, capter, enregistrer la pensée elle-même : plus que sa trace, moins que son produit, c’est bien son image que traque Breton. Cette image qui parviendrait à matérialiser la relation entre l’art et la vie à partir de laquelle tout le surréalisme se déploie. Pour singulière qu’elle puisse paraître, cette métaphore

orientations bibliographiques

❚ Jean Arrouye (dir.), La Photographie au pied de la lettre, Marseille, Publications de l’Université de Provence, 2005.❚ Clément chéroux, La Photographie timbrée. L’Inventivité visuelle de la carte postale photographique, catalogue d’exposition, Paris, éditions du Jeu de Paume / Göttingen, Steidl, 2008.❚ Quentin BAjAc, La Photographie. L’Époque moderne 1880-1960, Paris, Gallimard, 2005.❚ Roland BArthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957.❚ Roland BArthes, « Le message photographique » [1961], in L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques III, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 9-24.❚ Roland BArthes, « Rhétorique de l’image » [1964], in L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques III, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 25-42.❚ Roland BArthes, « La Civilisation de l’image » [1964], in Œuvres Complètes II, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 564-566.❚ Roland BArthes, « Visualisation et langage » [1966], in Œuvres Complètes II, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 876-881.❚ Roland BArthes, « Arcimboldo ou Rhétoriqueur et Magicien » [1978], in L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques III, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p.122-138.❚ Roland BArthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions du Seuil / Gallimard / Cahiers du cinéma, 1980.❚ Roland BArthes, « Sur la photographie » [1980], in L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques III, Paris, Éditions du Seuil, 1982, Paris, Éditions du Seuil, 1982.❚ Roland BArthes, Le Texte et l’Image, catalogue du Pavillon des Arts, 7 mai-3 août 1986.❚ Marsha BryAnt, Phototextualities: Reading Photographs and Litterature, University of Delaware Press, 1996.❚ Alain Buisine, Emmanuel wAtteAu, Photographie-littérature, actes de colloque, Medusa-media, n° 2, 1995.❚ Paul edwArds, Soleil noir, photographie et littérature des origines au surréalisme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.❚ Michel Frizot, Cédric de Veigy, VU, le magazine photographique 1928-1940, Paris, Éditions la Martinière, 2009.❚ Thierry gerVAis, Gaëlle morel, La Photographie. Histoire, technique, art, presse, Paris, Larousse, 2008.❚ Emmanuel hermAnge, « La Lumière », Études photographiques, n° 1, novembre 1996.❚ Eric lAmBrechts, Luc sAlu, Photography and Litterature: an international Bibliography of Monograph, University of Delaware, 1995.❚ L’Œil de la lettre. Les Rapports de la lettre et de la photographie des origines à nos jours, catalogue d’exposition, Paris, Centre nationale de la photographie, 1989.❚ Jean-Pierre moutier (dir.), Littérature et Photographie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.❚ Pierre mArc orlAn, « La vie moderne. L’art littéraire d’imagination et la photographie », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, vol. VII, no 310, 22 septembre 1928, p. 1.❚ Michel poiVert, La Photographie contemporaine, Paris, Flammarion, 2002.❚ Michel poiVert, « Images de la pensée », in La Subversion des images, catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, 2009.❚ Astrid ruFFA, « Dalí, photographe de la pensée irrationnelle », Études photographiques, n° 22, septembre 2008.❚ Jérôme thélot, « Le Rêve d’un curieux », Études photographiques, n° 6, mai 1999.❚ Jérôme thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Paris PUF, 2004.

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Satiric Dancer, 1926 Bibliothèque nationale de France

Pistes de recherche

Nous venons de voir comment s’opèrent des liens entre l’image et le texte dans la construction d’un discours. Pour prolonger la réflexion sur la nature de ces liens, nous mettons à la disposition des enseignants plusieurs documents ou ressources : d’un côté, des documents portant sur le rôle de la photographie comme support du discours ou du récit textuel et, de l’autre, sur la façon dont l’image, en comparaison de la littérature, procède pour produire du récit.

La photographie au service du discoursLexique❚ Directeur artistique« Ce métier apparaît avec le développement de la presse illustrée. Ce nouveau professionnel a la charge de sélectionner les illustrations parmi celles soumises par les photographes ou les agences. Le choix des images doit correspondre à la ligne éditoriale du journal – son orientation politique, sa manière d’illustrer un propos – et s’appuie sur la pertinence des clichés, le message évoqué ou, simplement, la qualité de l’image. Le directeur artistique donne des consignes aux maquettistes concernant l’organisation, l’ordre, les dimensions et les cadrages visuels. » (L’Événement, catalogue d’exposition, Paris, éditions du Jeu de Paume / Hazan, 2007, p. 150)

❚ Presse illustrée« La presse accueille l’image d’abord sous forme de gravures ou de lithographies. Il faut attendre 1878 et l’invention de la similigravure pour que la présence de la photographie soit effective dans les journaux et que lui soit donnée une place plus grande, dont celle d’apparaître en “une”. En 1890, en Allemagne, le Berliner Illustrierte Zeitung est un modèle d’intégration de l’image dans la presse. Suivi du New York Daily Graphic (États-Unis), du Daily Mirror (Angleterre) ou de l’Excelsior (France) en 1909. » (L’Événement, op. cit., p. 149)

❚ Reporter« Nouveau type de journaliste dont la fonction évolue grâce à deux appareils photographiques : l’Ermanox et le Leica qui permettent des prises de vue rapides et répétées. Les agences ou les revues envoient leurs reporters sur le moindre événement et les revues d’actualité s’en font l’écho. Les plus grandes agences ont leur équipe permanente. Le magazine Life, fondé en 1936, emploie entre autres Margaret Bourke-White, Alfred Eisenstaedt ou Robert Capa. » (L’Événement, op. cit., p. 149)

Exercices en classeAvec l’essor de la presse et des magazines illustrés, la photographie prend une place de plus en plus importante au point de concurrencer le texte. Les propositions suivantes permettront d’envisager la coexistence de l’image et de l’écrit et la façon dont chacun est le support du discours.

❚ Comparaison de la mise en page de différentes doubles pages de journaux illustrés, en prêtant attention au dialogue entre les différentes images mises en regard (différence d’échelle, de cadrage, de motif).

❚ Étude de la composition de cartes postales qui mettent en regard plusieurs images, et également des différences de rapport au format, entre la double page de journal, le format plus petit de la carte, ou encore les poèmes-affiches de Raoul Hausmann.

❚ Analyse des différents rapports de sens que revêt l’image selon qu’elle est associée à la poésie, au roman illustré, à la propagande, à la publicité ou à la presse illustrée. Au cinéma, la voix off peut entretenir des relations variées avec l’image dont elle parle. Dans Les Tontons farceurs (1965) de Jerry Lewis, l’un des oncles raconte à sa nièce les nombreux exploits qu’il a accomplis à la guerre, tandis que les images nous révèlent en flash-back le caractère bien moins glorieux de la réalité. En complète contradiction, l’image dévoile les mensonges de la voix. Loin de la dimension comique de la disjonction entre image et texte, Chris Marker, dans Lettre de Sibérie (1957), montre trois fois les mêmes images de l’Union soviétique, avec chaque fois un commentaire différent, allant de la neutralité à la louange en passant par la critique. Nous pourrons demander aux élèves de se prêter à un exercice de style à travers l’écriture de commentaires aux tons très différents à partir d’une même série d’images.

Photographie et littératureExercices en classeLe rapport incongru entre deux objets (un bras et un ventilateur), l’obliquité d’un cadrage ou la grande proximité de l’objet photographié dégagent pour André Kertész une perception poétique du monde réel, ce que Barthes qualifiera de « photographie pensive ». L’idée que l’image peut être source de discours ou de pensée prend, chez Kertész, la forme d’une vision poétique et subjective.❚ Étude, parallèlement à l’idée de poésie visuelle, de la propension de la langue à produire des images, que ce soit au sens figuré, à travers la comparaison ou à travers la métaphore.

❚ Analyse d’un exemple de publicité ou d’image de propagande qui, contrairement à l’expression poétique – jouant du langage pour produire un discours singulier et usant de son équivocité comme d’une source propice à créer des chocs ou des surprises –, cherche à transmettre un message unique, compris unilatéralement par tous, qui n’est autre qu’un mot d’ordre.

Documents d’étudeKertész dit chercher à créer une vision poétique du monde, tandis que la poésie, pour sa part, tend à créer des images à partir du langage. ❚ Ainsi serait-il intéressant d’étudier le poème Photographie avec lequel Guillaume Apollinaire, fidèle à

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sa quête d’une poésie comme acte de création complet, cherche à traduire par les mots, leur association, leur rythme, l’émotion que peut produire la photographie :« Ton sourire m’attire commePourrait m’attirer une fleurPhotographie tu es le champignon brunDe la forêtQu’est sa beautéLes blancs y sont Un clair de luneDans un jardin pacifiquePlein d’eaux vives et de jardiniers endiablésPhotographie tu es la fumée de l’ardeurQu’est sa beautéEt il y a en toiPhotographieDes tons alanguisOn y entendUne mélopéePhotographie tu es l’ombreDu SoleilQu’est sa beauté »Guillaume Apollinaire, Photographie, 1914.

❚ Cette étude pourra être complétée par la comparaison de ce poème avec un calligramme du même auteur, intitulé La Cravate et la Montre, dans lequel les lettres créent, au sens propre, une image. Avec le calligramme, ce n’est pas seulement la valeur de message contenue dans la lettre et le mot qui a cours, mais aussi leur valeur graphique, visuelle. La lettre est investie d’un double rôle : celui de code conventionnel chargé de véhiculer un sens et de signe graphique qui participe à dessiner les contours d’une forme.

❚ Nous vous proposons de réfléchir également à la façon dont Kertész cherche, à sa manière, à agencer le monde de manière poétique afin de créer des effets de rythmes ou de correspondance. Nous nous appuierons pour cela sur les photographies Place de la Concorde, Paris (1928) et Tulipe mélancolique, New York (1939).

❚ Un autre objet d’étude possible est l’extrait suivant d’un texte de René Magritte sur le rapport entre le mot et les images :« Un mot ne sert parfois qu’à se désigner soi-même.Parfois le nom d’un objet tient lieu d’une image.Un mot peut prendre la place d’un objet dans la réalité.Dans un tableau, les mots sont de la même substance que les images.On voit autrement les mots et les images dans un tableau.Parfois les noms écrits dans un tableau désignent des choses précises, et les images des choses vagues... ou bien le contraire. »rené Magritte, « Les mots et les images », La Révolution surréaliste, n° 12, décembre 1929.

❚ Nous pourrons aussi étudier la façon dont l’artiste Marcel Duchamp, dans le film Anemic cinéma (1926), construit un effet d’absurdité en rapprochant des mots de

consonances proches mais aux significations éloignées par le biais de spirales aux motifs hypnotiques en rotation, et des phrases à la syntaxe mystérieuse.

❚ Nous vous suggérons enfin d’inviter les élèves à commenter cette citation dans laquelle l’écrivain Émile Zola compare l’activité littéraire à la perception visuelle et interroge ainsi la vérité de la création artistique :« Je me permets, au début, une comparaison un peu risquée : toute œuvre d’art est comme une fenêtre ouverte sur la création ; il y a, enchâssé dans l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’écran transparent, à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés, souffrant des changements plus ou moins sensibles dans leurs lignes et dans leur couleur. Ces changements tiennent à la nature de l’Écran. On n’a plus la création exacte et réelle, mais la création modifiée par le milieu où passe son image. Nous voyons la création dans une œuvre, à travers un homme, à travers un tempérament, une personnalité. L’image qui se produit sur cet Écran de nouvelle espèce est la reproduction des choses et des personnes placées au-delà, et cette reproduction, qui ne saurait être fidèle, changera autant de fois qu’un nouvel Écran viendra s’interposer entre notre œil et la création. De même, des verres de différentes couleurs donnent aux objets des couleurs différentes, de même des lentilles, concaves ou convexes, déforment les objets chacune dans un sens. La réalité exacte est donc impossible dans une œuvre d’art. On dit qu’on rabaisse ou qu’on idéalise un sujet. Au fond, même chose. Il y a déformation de ce qui existe. Il y a mensonge. Peu importe que ce mensonge soit en beau ou en laid. Je le répète, la déformation, le mensonge qui se reproduisent dans ce phénomène d’optique, tiennent évidemment à la nature de l’Écran. »Émile Zola, Lettre à Valabrègue, 1864.

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Tulipe mélancolique, New York, 1939Courtesy Bruce Silverstein Gallery

Jeu de Paume1, place de la Concorde, 75008 Parisaccès par le jardin des Tuileries, côté rue de Rivoliwww.jeudepaume.orgrenseignements 01 47 03 12 50mardi (nocturne) 12 h-21 h mercredi à vendredi 12 h-19 hsamedi et dimanche 10 h-19 hfermeture le lundientrée : plein tarif : 7 € – tarif réduit : 5 €accès libre aux expositions de la programmation Satellitemardis jeunes : entrée gratuite pour les étudiants et les moins de 26 ans le dernier mardi du mois, de 17 h à 21 hvisites / projections : accès libre sur présentation du billet d’entrée aux expositions (valable uniquement le jour de l’achat) et pour les abonnés dans la limite des places disponibles

les rendez-vous avec les conférenciers du Jeu de Paumevisites commentées destinées aux visiteurs individuels : du mardi au samedi à 12 h 30

les rendez-vous en famillele samedi à 15 h 30(réservation requise : 01 47 03 12 41 / [email protected])

autour de l’expositionvisites ❚ La période New Yorkaise (1936-1962)par Robert Gurbo, conservateur de The André and Elizabeth Kertész Foundation et copropriétaire de l’Archive Consulting and Management Services LLCmardi 28 septembre 2010, 19 h

❚ Paris-New York : allers-retours dans la photographie d’André Kertészvisite thématique par un conférencier du Jeu de Paumemardi 26 octobre 2010, 19 h

❚ André Kertész et la Hongriepar Annie-Laure Wanaverbecq, commissaire de l’expositionmardi 9 novembre 2010, 19 h

❚ Kertész dans l’histoire de la diffusion photographiquevisite thématique par un conférencier du Jeu de Paumemardi 30 novembre 2010, 19 h

❚ Kertész et le reportage photographiquepar Michel Frizot, commissaire de l’expositionmardi 7 décembre 2010, 19 h

❚ Signes et écriture photographique chez André Kertészvisite thématique par un conférencier du Jeu de Paumemardi 25 janvier 2011, 19 h

cycle de projections dans l’auditorium ❚ André Kertész : le cinéma de Budapest à New Yorkprogramme 1Choix de films d’archives qui offre une illustration de la vie des trois villes habitées par Kertész : le Budapest des années 1920, à travers une visite de la ville par des touristes déjà armés d’appareils photographiques (Post Travel Pictures, 1927 ; Kalabaka, 1927), Paris, avec un reportage sur les problèmes de circulation en 1929 (Aperçu rétrospectif 1909-1929, 1929), et New York, à travers l’arrivée du paquebot Normandie (Paris-New York de Jean Vivié, 1938) ou encore des scènes de métro et de rues (Portrait of the South Bronx, 1938 ; Third Avenue nel El Torn Down, 1939).en collaboration avec Lobster Films

programme 2Projection du documentaire André dans les villes : Budapest-Paris-New York, de Teri Wehn-Damisch (France, 1986, 52’). André Kertész vit à New York depuis soixante ans. Au soir de sa vie, le photographe a soudain envie de retourner sur les lieux qui ont nourri sa création : Budapest, et surtout Paris où il avait photographié ses Distorsions.tous les jours du 28 septembre 2010 au 6 février 2011 à 13 h (sauf 19 nov. 2010 et 21, 22, 28 et 29 janv. 2011)

publication❚ Michel Frizot et Annie-Laure Wanaverbecq, André Kertész, coédition Hazan / éditions du Jeu de Paume, 360 pages, 25 x 31 cm, relié sous jaquette, 49 €

l’exposition à distanceLe site Internet du Jeu de Paume offre d’autres ressources : interviews filmées des artistes présentés ou des commissaires d’exposition, retransmission de conférences et de projections liées à l’exposition, propositions de parcours de visites, archives des expositions, éditions en ligne ou enregistrements sonores des colloques et des séminaires du Jeu de Paume, programme complet des activités.www.jeudepaume.org

Le Jeu de Paume est subventionné par le ministère de la Culture et de la Communication

Il bénéficie du soutien de Neuflize Vie, mécène principal

Les Amis du Jeu de Paume s’associent à ses activités.