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Dar Sila : conflits locaux et exportation au Tchad du conflit du Darfour Jérôme Tubiana Victor Tanner Introduction Le Dar Sila joue, de manière quelque peu inattendue, un rôle central dans les crises en partie interdépendantes qui secouent l’ouest du Soudan, l’est du Tchad et la République centrafricaine. Inattendue car le département du Dar Sila – qui forme le coin sud-est du Tchad et plus précisément de la préfecture du Ouaddaï – est historiquement l’une des régions les plus reculées et les plus oubliées du pays. Marécages, brousse et reliefs en rendent l’accès difficile, particulièrement pendant la saison des pluies. Malgré la présence d’un des plus anciens royaumes de la région – le sultanat dadjo du Dar Sila - la réputation du Dar Sila était, il n’y a pas plus de vingt ans, celle d’une région sauvage et inaccessible où le relief et la faune sauvage rendaient difficiles la circulation et l’agriculture et où la mouche tsé-tsé entravait l’élevage. Bien sûr, au cours des dernières deux décennies, les arrivées massives de populations ‘nordistes’ (Ouaddaïens, Arabes, Zaghawa, Tama, Mimi) fuyant les sécheresses répétées des années 1980 et 1990, ont ‘ouvert’ la région. La présence humaine et l’agriculture y ont connu une expansion inédite, mais le Dar Sila est néanmoins resté dans périphérie tchadienne, tant au niveau physique qu’économique et politique. Depuis début 2006, le Dar Sila prend une importance considérable, du fait de facteurs interdépendants qui seront examinés dans ce rapport. Dès 2003 mais surtout à partir de 2006, des communautés non-arabes du Dar Sila, en particulier les Dadjo, sont l’objet d’attaques de la part de milices « janjawid » composées d’Arabes soudanais et tchadiens, mais aussi de non-arabes tchadiens arrivés récemment dans région. Les Dadjo et les autres communautés non-arabes anciennement

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Dar Sila : conflits locaux et exportation au Tchad du conflit du Darfour

Jérôme TubianaVictor Tanner

Introduction

Le Dar Sila joue, de manière quelque peu inattendue, un rôle central dans les crises en partie interdépendantes qui secouent l’ouest du Soudan, l’est du Tchad et la République centrafricaine.

Inattendue car le département du Dar Sila – qui forme le coin sud-est du Tchad et plus précisément de la préfecture du Ouaddaï – est historiquement l’une des régions les plus reculées et les plus oubliées du pays. Marécages, brousse et reliefs en rendent l’accès difficile, particulièrement pendant la saison des pluies. Malgré la présence d’un des plus anciens royaumes de la région – le sultanat dadjo du Dar Sila - la réputation du Dar Sila était, il n’y a pas plus de vingt ans, celle d’une région sauvage et inaccessible où le relief et la faune sauvage rendaient difficiles la circulation et l’agriculture et où la mouche tsé-tsé entravait l’élevage. Bien sûr, au cours des dernières deux décennies, les arrivées massives de populations ‘nordistes’ (Ouaddaïens, Arabes, Zaghawa, Tama, Mimi) fuyant les sécheresses répétées des années 1980 et 1990, ont ‘ouvert’ la région. La présence humaine et l’agriculture y ont connu une expansion inédite, mais le Dar Sila est néanmoins resté dans périphérie tchadienne, tant au niveau physique qu’économique et politique.

Depuis début 2006, le Dar Sila prend une importance considérable, du fait de facteurs interdépendants qui seront examinés dans ce rapport.

Dès 2003 mais surtout à partir de 2006, des communautés non-arabes du Dar Sila, en particulier les Dadjo, sont l’objet d’attaques de la part de milices « janjawid » composées d’Arabes soudanais et tchadiens, mais aussi de non-arabes tchadiens arrivés récemment dans région. Les Dadjo et les autres communautés non-arabes anciennement présentes tentent de résister et de répliquer à ces attaques en mobilisant des milices traditionnelles locales et en tentant de les armer, avec pour effet d’étendre et d’aggraver les conflits intercommunautaires.

A partir de 2005, les attaques des Janjawid vont souvent de pair avec celles des groupes rebelles tchadiens, qui reçoivent un soutien important du régime soudanais. La plupart de ces groupes ont utilisé la région comme couloir d’entrée au Tchad, notamment lors des raids sur N’Djaména d’avril 2006 et février 2008, et encore en avril 2008.

Encouragés par le pouvoir à N’Djaména, les rebelles du Darfour adoptent le Dar Sila comme l’une de leurs bases arrière au Tchad. Ils tentent d’y recruter des combattants des milices traditionnelles, surtout dadjo, pour les emmener combattre au Soudan.

Une conséquence de la crise au Dar Sila est que la communauté internationale a commencé à s’intéresser à la région. Ceci passe d’abord par l’implantation de programmes humanitaires, dont certains avaient débuté avec l’arrivée des premiers réfugiés du Darfour en 2003 et s’étendront ensuite en 2006 aux quelque 200.000 déplacés tchadiens concentrés essentiellement au Dar Sila. En 2006, organisations de

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défense des droits de l’homme et médias commencent aussi à témoigner de ces mouvements de population et des violences qui les ont causés.

C’est justement là que le bât blesse. Obnubilée par le Darfour, la communauté internationale dans son ensemble a tendance à présenter les violences au Dar Sila comme de simples attaques de « Janjawid » arabes soudanais sur des populations civiles non-arabes tchadiennes, et donc une exportation au Tchad du conflit du Darfour. Cette présentation simplificatrice, reprise et instrumentalisée par certains des acteurs du conflit, passe sous silence une partie importante des faits et des facteurs qui les expliquent. Nous essaierons ici de montrer quels sont les liens et les ressemblances entre les violences du Dar Sila et celles du Darfour, et aussi quelles sont les différences entre ces deux conflits qui s’influencent sans pour autant être totalement interdépendants.

Ce rapport s’agence en trois sections:

1. Contexte

Cette section offre (i) une présentation des différents groupes ethniques au Dar Sila, (ii) une revue du rôle des chefferies traditionnelles et des autorités locales, et (iii) un exposé des origines du conflit.

2. Les groupes armés

Cette section passe en revue (i) les groupes rebelles tchadiens, (ii) les groupes rebelles du Darfour, (iii) les « janjawid », et (iv) les milices locales dadjo et autres.

3. Des causes locales aux influences extérieures

Cette section examine (i) le rôle du pouvoir politique tchadien, (ii) le rôle des organisations humanitaires et leur perception par les populations, (iii) le discours des organisations de défense des droits de l’homme et des médias et son impact, et (iv) le rôle de la France et de l’Eufor.

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I. Contexte

1. Présentation des différents groupes ethniques

Arabes et non-arabes, « autochtones » et nouveaux arrivants, agriculteurs et éleveurs, nomades et sédentaires

Tout comme le Darfour et le Ouaddaï, le Dar Sila, au sud-ouest du premier et au sud du second, est d’abord une entité territoriale ancienne. Il s’agit en l’occurrence de trois sultanats fondés il y a plusieurs siècles (entre 1650 et 1700) et dominés depuis par des dynasties appartenant à des communautés non-arabes (les Fur au Darfur, les Maba au Ouaddaï et les Dadjo au Dar Sila), islamisées – les familles royales ayant souvent joué un rôle moteur dans l’islamisation – et tirant en grande partie leur richesse du commerce des esclaves, et donc de leur force militaire qui leur permettait d’être les auteurs plutôt que les victimes de razzias.

Si le sultanat dadjo est le plus petit et le plus récent des trois cités, sa dynastie est aussi sans doute la plus ancienne, remontant au XIIIe siècle. A l’époque, les Dadjo fondent un royaume au sud-est du Jebel Marra, dans la région de Nyala. Les Tunjur puis les Fur, fondateurs du sultanat du Darfour, les obligent à se disperser, en particulier vers le Tchad. Selon la tradition orale, ils seraient arrivés au Dar Sila vers 1700. Aux XVIIIe et XIXe siècle, le sultanat dadjo constitue un Etat tampon entre les sultanats rivaux du Ouaddaï et du Darfour. Les souverains dadjo jouent sur les conflits opposant leurs puissants voisins pour se maintenir en état d’autonomie ou de semi-indépendante. Le Dar Sila est le dernier Etat ancien à avoir été colonisé par les Français, en 1916, soit cinq ans après le Ouaddaï, et la même année que la conquête du Darfour par les Britanniques.

Aujourd’hui, les Dadjo du Tchad se regroupent dans deux noyaux : le Dar Sila, et le Guéra, où une communauté de Dadjo, dits souvent les Dadjo-Mongo (du nom de la capitale du Guéra) vit parmi les Hadjeray – les autochtones de la région. Les deux communautés dadjo tchadiennes conservent des liens, notamment via des intermariages, qui se sont renforcés lors de la crise actuelle. Les Dadjo du Tchad conservent aussi des liens, mais plus distants, avec ceux vivant au Soudan. Ces derniers ne possèdent plus de sultanat, mais une shartaya (de shartay, titre généralement inférieur à celui de sultan) basée à Nyala et comprenant un territoire au nord-est de la capitale du Darfour Sud, et des communautés dispersées à l’ouest de Kas au Darfour Sud et au Darfour Ouest dans les régions de Zalingei et Geneina. Au Darfour Ouest, les Dadjo possèdent deux omodiya (de omda, titre inférieur à celui de shartay sous le sultan masalit. Les Dadjo du Darfour sont parfois divisés en Dadjo-Nyala pour ceux de la région de Nyala, héritiers du premier royaume dadjo, et Dadjo-Kas, pour ceux vivant plus à l’ouest, et qui semblent être essentiellement des Dadjo revenus du Tchad. En dehors de la proximité géographique, c’est la raison pour laquelle les Dadjo-Sila ont plus de liens avec les Dadjo-Kas qu’avec les Dadjo-Nyala. Il existe aussi de petites communautés dadjo au Kordofan et au Bahr-el-Ghazal.

On estime aujourd’hui que le Dar Sila compterait entre 300.000 et 400.000 habitants (360.000 selon le sultan) – en comptant les déplacés mais sans compter les quelque 40.000 réfugiés du Darfour présents dans les deux camps de Jebel et Goz Amir.

Comme le Darfour et le Ouaddaï, le Dar Sila était un royaume multiethnique où cohabitaient des communautés de différents groupes, y compris des Arabes, souvent nomades. Dans ces royaumes se construisaient des identités qui transcendaient souvent les groupes ethniques :

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des membres d’autres groupes installés anciennement dans la région ont ainsi pu « devenir des Dadjo » par le jeu de l’assimilation et des intermariages – ainsi les Dadjo-Galfigé, d’origine fur. Comme au Darfour, le fossé arabe/non-arabe est plutôt récent, car les Arabes de la région, comme le rappelle l’ancien sultan Saïd Brahim, « sont tous des métis ». La fracture est d’ailleurs encore moins prononcée qu’au Darfour, car elle ne recoupe pas une autre fracture plus importante, entre les premiers occupants (ou les populations les plus anciennement présentes) et les nouveaux arrivants. [Voir tableau 1].

Parmi les non-arabes, sont ainsi considérés comme autochtones :

- les Dadjo ;

- les Masalit : au nord du Dar Sila, à la frontière avec le Dar Masalit ;

- les Muro : une ethnie rattachée aux Dadjo ; au sud de Goz Beïda, à l’ouest de Kerfi ;

- les Kadjakse : une ethnie rattachée aux Dadjo ; au nord et à l’ouest de Goz Beïda, à l’ouest d’Adé ;

- les Sinyar : une population vraisemblablement originaire du nord-est de la RCA (la langue sinyar est proche de celles des Kara, des Binga et des Gula-Mamoun habitant cette région). Les Sinyar sont les détenteurs d’un ancien sultanat à cheval sur le Tchad (Mongororo, Daguessa) et le Darfour (Foro Buranga), un « Etat-tampon » vassal du Darfour jusqu’en 1879, date à laquelle il fut annexé par le Dar Sila. Par la suite, les Sinyar furent coupés en deux par la frontière coloniale. Ils ont un canton côté tchadien et une omodiya côté soudanais. Les Sinyar soudanais se sont largement assimilés aux Fur et métissés avec eux – il existe au Dar Fongoro un groupe issu de mariages entre sinyar et fur, les Formono -, tandis que ceux du Tchad se sont plutôt rapprochés des Dadjo ;

- les Fongoro (ou Gelege) : un groupe d’origine gula (groupe du sud-est du Tchad et du nord-est de la RCA) parlant aujourd’hui un dialecte fur. Le Dar Fongoro (zone de Tissi, frontière Tchad-RCA-Darfour) était autrefois une hakura (territoire) appartenant au sultan du Darfour lui-même, et un bassin d’esclaves pour le sultanat (le sultan recevait chaque année un tribut en esclaves). Il a été donné par le Darfour au Dar Sila entre 1860 et 1880, à la même époque que le Dar Sinyar, puis comme ce dernier coupé en deux par la frontière coloniale. Pour se libérer de leur origine servile, les Fongoro se sont assimilés aux Fur, islamisés, ont abandonné leur langue pour le fur et préfèrent souvent se dire fur plutôt que fongoro ;

- les Runga : sud du Bahr Azoum (Dar Fongoro) et nord-est de la RCA ;

- les Fur : de toutes petites communautés fur ou assimilées aux Fur (comme les Kujarke) venues anciennement du Darfour ;

- les Bornu : une communauté regroupant des immigrants venus, souvent depuis longtemps, de l’Ouest, notamment de la région du Bornu au Nigeria : Fellata (Peuls), Hausa, Kanuri. Ils ont été arabisés et se disent aujourd’hui arabes.

Parmi les Arabes, plusieurs groupes fréquentant depuis longtemps le Dar Sila se considèrent et sont considérés par les non-arabes comme « autochtones », en particulier les Hemat, mais aussi les Salamat (deux groupes originaires du Salamat), les Misirya (nombreux au Ouaddaï et

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au Kordofan, au Soudan) et certaines branches de la grande confédération des Rizeigat (très présents au Darfour mais aussi au sud d’Abéché et dans la région d’Arada), ainsi que les Awatfe.

D’autres groupes, parfois très nombreux, sont considérés comme des nouveaux venus dans la région. Ils sont pour l’essentiel venus du Nord (parfois du Soudan) lors de la grande sécheresse de 1984.

Parmi, les nouveaux venus non-arabes, les plus nombreux sont les Ouaddaïens. Ce nom regroupe en fait différents groupes ethniques, en particulier les Maba, le principal groupe du Ouaddaï, mais aussi des Asongori et des Mararit, deux petits groupes originaires de l’est du Ouaddaï. On trouve aussi au Dar Sila :

- des Mimi, originaires de la région de Biltine ;

- des Tama, venus de la région de Guéréda ; ces deux régions ont été particulièrement touchés par la sécheresse ;

- des Zaghawa : si la sécheresse a également touché leur région d’origine, le Dar Sila a aussi été pour eux, comme d’autres régions plus méridionales, un endroit où installer leurs troupeaux de vaches, bénéficiant de la forte présence de Zaghawa dans l’administration et les forces de sécurité depuis l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby en 1990 ;

- des Mubi, originaires de la région de Mangalmé, au Guéra ;

- des Kibet, originaires du Salamat : contrairement aux précédents, ces deux derniers groupes se sont facilement assimilés aux premiers occupants. Touchés de la même manière que les Dadjo par le conflit, les Mubi sont massivement retournés dans leur région d’origine.

Du côté arabe, il n’est pas toujours facile de distinguer premiers occupants et nouveaux arrivants car ils appartiennent parfois aux mêmes groupes. On compte ainsi parmi les nouveaux arrivants poussés par la sécheresse de nombreux Rizeigat Abbala. Mais on considère aussi comme des nouveaux arrivants les Beni Halba (nombreux au sud du Ouaddaï et au Darfour).

Les Arabes zaghawa sont des Zaghawa arabisés, qui vivent dans les mêmes zones que les Arabes nomades éleveurs de chameaux et partagent leurs routes migratoires. On les appelle parfois aussi Ratanine ou Zaghawa Am Kimelte. On retrouve ce groupe au Darfour.

Enfin, il faut ajouter à ces groupes ethniques ceux des réfugiés soudanais arrivés à partir de 2003. Il s’agit surtout de Masalit, ainsi que dans une moindre mesure de Fur et de Dadjo du Darfour Ouest. Le fait qu’ils appartiennent à des groupes déjà présents (même en minorité) au Dar Sila et ayant de bonnes relations avec les Dadjo a facilité leur acceptation.

D’une manière générale, comme au Darfour, les non-arabes sont plutôt des agriculteurs sédentaires (ainsi que dans les zones les plus méridionales des chasseurs-pêcheurs-cueilleurs) et les Arabes des éleveurs nomades. Cependant, comme au Darfour, lors des trente dernières années, de nombreux non-arabes (Dadjo, Ouaddaïens) ont acquis du bétail, et nombre d’Arabes se sont en partie sédentarisés et convertis à l’agriculture – remettant en cause la complémentarité interethnique traditionnelle. Comme au Darfour, nombre d’Arabes ont établi

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des damra ou damre, des centres – campements ou villages aux constructions plus ou moins élaborés – sédentaires où tout ou partie de la communauté passe l’année. Certains s’y sont carrément sédentarisés, d’autres continuent de migrer tout en laissant sur place une partie de la communauté – les plus âgés et les plus jeunes. Cette tendance a été accélérée par la sécheresse. L’ampleur des migrations s’est aussi réduite, même si le Dar Sila continue d’être traversé par de grands nomades, allant au nord jusqu’au Batha et au nord du Ouaddaï, au sud jusque vers la RCA et le sud du Darfour.

Les pasteurs élèvent surtout des vaches, du petit bétail (moutons, chèvres), mais aussi des chameaux. Il n’est pas rare qu’une même famille élève tous ces animaux. Toutefois on ne distingue pas ici, comme on le fait au Darfour, les tribus « Baggara » (vachers en arabe) des « Abbala » ou « Jamala » (chameliers). Au Tchad ces termes désignent plutôt des individus ou de petits groupes que des communautés clairement définies.

Tableau 1 : Groupes ethniques du Dar Sila

Groupe Sous-groupe

Statut (premiers occupants/ nouveaux arrivants)

Localisation au Dar Sila

Localisation hors Dar Sila

Statut/titre du chef principal au Dar Sila

Nom du chef principal au Dar Sila

Chef-lieu au Dar Sila

Lieu de résidence du chef

Dadjo "Autochtones"

cantons Goz Beida, Bahr Azoum, Wadi Habil (nord-est de Goz Beida), Koloy, Wadi Kadja ; Dogdoré (surtout déplacés).

Guéra (Dadjo-Mongo), Darfour Ouest, Darfour Sud (Nyala), Kordofan.

sultan Saïd Brahim Mustafa Bakhit, destitué et remplacé par son fils Brahim en 2007.

Goz Beida

Goz Beida

Masalit "Autochtones" et réfugiés.

nord du Dar Sila ; camps de réfugiés.

région d'Adré, Darfour Ouest,région de Gereida (Darfour Sud).

plusieurs omda dans les camps de réfugiés.

Muro "Autochtones"

Abu Kusum (sud de

chef de canton

Hisein Biney

Abu Kusum

Abu Kusum

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Goz Beida, ouest de Kerfi).

Kadjakse "Autochtones"

Nord et ouest de Goz Beida, ouest d'Adé.

chef de canton

Bahar-ed-din Bechir Gumba

Aichbara Aichabra

Sinyar "Autochtones"

Région de Dogdoré/ Daguessa/ Mongororo

Région de Foro Buranga (Darfour Ouest)

chef de canton

Abdelgader Brahim Haggar

Daguessa (autrefois Mongororo)

Daguessa

Fongoro "Autochtones"

Dar Fongoro (sud du Bahr Azoum, Tissi).

tri-frontière Tchad-Soudan-RCA

Tissi

Runga "Autochtones"

Dar Fongoro (sud du Bahr Azoum, Tissi).

nord-est RCA

Tissi

Fur Venus du Darfour anciennement, ou il y a peu comme réfugiés.

Dispersés au Dar Sila (anciens arrivants) ou camps de réfugiés.

Darfour

Bornu Immigrants venus anciennement de l'Ouest, notamment du Bornu (Nigeria)

Bahr Azoum, etc.

ouest du Tchad (N'Djaména), nord-Cameroun, Nigeria, Darfour (centres urbains), Khartoum.

chef de tribu

Zakaria An-Nahud

Tiero. Aujourd'hui réfugié au Darfour

Ouaddaïens (appelés

Maba, Mararit, Asongor

Nouveaux arrivants

Goz Beida, Bahr

Ouaddaï, Darfour (Geneina,

représen-tant

Omar Musa

Goz Beida

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Borgo ou Sulehab au Soudan)

i, Abu Chareb, etc.

Azoum, Tissi, etc.

Zalingei, Nyala), Jezira.

Mimi (appelés Mima au Soudan)

Nouveaux arrivants

Dispersés Biltine, est du Darfour (Wadda, Dar, Dar-es-Salam, Shangel Tobay), Darfour Ouest,Darfour Nord (Kutum).

représen-tants non officiels, sheikhs

sheikh Saleh (Wadi Habil), Adam Bashar (canton Kadjakse).

Doroti (Saleh), Aichbara (Adam Bashar).

Tama Nouveaux arrivants

région de Guéréda, Geneina, Darfour Nord (Saref Omra, Kebkabiya, Shangel Tobay)

Beri (Zaghawa et Bideyat)

Nouveaux arrivants

Région d'Hiriba, Ennedi, Darfour Nord (Kutum-Tina), Darfour Sud, Darfour Ouest.

Mubi Nouveaux arrivants

Région de Mangalmé (Guéra)

Kibet Nouveaux arrivants

Salamat

Arabes Hemat (appelés Taaisha au Soudan).

"Autochtones"

Bahr Azoum, Daguessa, sud Bahr Azoum, Tissi.

Salamat, région de Rehad-el-Birdi (Darfour Sud), RCA.

chef de tribu

As-Silek Ahmat Taher

Daguessa Daguessa (revenu du Darfour fin 2007).

Imar Hemat (branch

"Autochtones"

Bahr Azoum.

Salamat chef de tribu

Mahadi As-Sammani

Aradib (près de Koukou)

Aradib

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e des Hemat)Salamat "Autochtones

"cantons Koloy et Wadi Kadja, Goz Beida, Kerfi, Tissi.

Salamat, région d'Idd-el-Fursan (Darfour Sud), RCA.

chef de tribu

Ahmat Abbakar Chen

Adé Adé

Beni Hasan (branche des Salamat Sifera)

"Autochtones"

Goz Beida

Salamat chef de tribu

Omar Mahadjer

Goz Beida

Goz Beida

Sharafa (branche des Salamat)

"Autochtones" ; ont en grande partie quitté la région depuis les années 70.

canton Koloy, Kerfi, Bahr Azoum.

Salamat poste de chef de tribu vacant depuis les années 1970 ; il existe un chef de tribu non-officiel.

Mahamat Saleh At-Tayeb

Adé Adé

Misirya "Autochtones"

canton Koloy, Dogdoré, Tissi

Oum Hadjer, Ouaddaï, sud de Geneina (Darfour Ouest), Nuteiqa (Darfur Sud), Kordofan Sud.

chef de tribu

Hisein Zorgo

Adé Adé

Awatfe "Autochtones"

région de Kerfi, Bahr Azoum.

Salamat chef de tribu

An-Nimr Saleh

Kerfi Kerfi

Rizeigat Nawayba Jamul

"Autochtones"

cantons Koloy et Wadi Kadja

sud de Geneina (Darfour Ouest)

chef de tribu

Mahamat Taher Nur-ed-din

Adé Goz Beida (rentré du Darfour fin 2007, s'est installé

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au près de sa mère, sœur du sultan Saïd.

Rizeigat Nawayba Samra

"Autochtones"

cantons Koloy et Wadi Kadja

sud de Geneina (Darfour Ouest)

chef de tribu

Yusuf Hasan

Adé Adé (rentré du Darfour fin 2007)

Rizeigat Mahamid

"Autochtones" et nouveaux arrivants

dispersés (Bahr Azoum, Wadi Kadja, etc.).

Arada, Abu Gudam (sud d'Abéché), Darfour Ouest, Darfour Nord (Kebkabiya, Kutum).

chef de tribu / pas de repré-sentants officiels pour les branches Awlad Zeid, Awlad Ta-ko, Nadja.

Al-Hadj Bechir

Le Boutiké

Le Boutiké

Rizeigat Mahariya

Nouveaux arrivants

dispersés Arada, Abu Gudam, nord de Kutum (Dar-four Nord), Darfour Ouest, Darfour Sud (sud de Nyala et Yara, au nord de Nyala, pour la branche des Awlad Mansur).

représen-tant non-officiel

Abubakar Abderahman

Kerfi

Beni Halba

Nouveaux arrivants

cantons Koloy et Wadi Kadja

Abu Gudam, Am Dam, Darfour Ouest (sud de Geneina, Habila, Foro Buranga), Darfour Sud (Idd-el-Fursan)

représentant non-officiel

Issa Adamu

Hadjer Azraq

Hadjer Azraq

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Arabes zaghawa

Nouveaux arrivants

Dispersés Haraz Jombo (Batha), Darfour

représentants non-officiel (sheikh)

Hisein Yaqub, El-Hadj Seltut, Mahamat Abdallah

Hadjer Azraq (Hisein, Seltut), Goz Beida (Mahamat)

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2. Chefferie traditionnelle et autorité locale

Chefs de canton et chefs de tribu

Le pouvoir traditionnel est nettement dominé par les Dadjo, détenteurs historiques du sultanat du Dar Sila. Le sultan dadjo est le chef traditionnel le plus élevé, au-dessus de tous les autres chefs du Dar Sila, quel que soit leur groupe ethnique. Le sultanat est lui-même divisé en différents territoires, qui remontent à la période pré-coloniale, et dont les chefs étaient autrefois des mogdum – un titre qu’on retrouve dans le sultanat du Darfour. L’administration coloniale a respecté la chefferie et l’organisation traditionnelle, se contentant de rebaptiser les territoires « cantons », et leurs chefs « chefs de canton ». Sur les neuf chefs de canton, six sont des Dadjo, dont deux appartiennent à la proche famille du sultan – un frère et un cousin. Certains règnent dans des zones où les Dadjo sont plutôt minoritaires, comme le Dar Fongoro (Tissi). [Voir tableau 2].

Comme au Darfour, il est difficile de trouver au Dar Sila une entité territoriale mono-ethnique. Le sultanat tout entier, et chaque canton, est habité par des communautés de différents groupes ethniques. Le sultan et les chefs de canton ont donc autorité sur l’ensemble des communautés vivant sur les territoires qu’ils administrent, et ne sont pas censés favoriser leur communauté d’origine. Les intermariages, fréquents dans les familles de chefs, ont notamment pour but de garantir cette impartialité du pouvoir traditionnel.

En dehors des Dadjo, trois cantons sont détenus par les Murro, les Kadjakse et les Sinyar : ils s’agit de trois groupes non-arabes d’agriculteurs sédentaires, considérés comme « autochtones » et rattachés aux Dadjo.

Comme au Darfour, les communautés arabes (ou arabisées, comme les Bornu) ont un système administratif parallèle : elles sont administrées par des « chefs de tribu », qui n’administrent pas la totalité des communautés vivant sur un territoire en particulier, mais qui administrent une communauté donnée. Le Dar Sila compte onze chefs de tribu, qui administrent chacun tout ou partie d’un groupe ou d’un sous-groupe arabe particulier. [Pour les chefs de tribu, voir tableau 1]. Ce système est clairement lié au mode de vie nomade. Une communauté arabe nomade dépend ainsi d’une double autorité : celle de son chef de tribu d’une part, d’autre part celle du chef du territoire sur lequel elle vit ou qu’elle traverse. Quant au chef de tribu, il a aussi un centre ou un territoire de prédilection, où son autorité est de facto plus importante que sur des zones plus éloignées habitées par les membres de sa communauté. En outre, ce chef de tribu vit lui-même dans un canton, et même si en principe chefs de tribu et chefs de canton sont de rang égal, il dépend de facto d’un chef de canton.

Tous les groupes ayant des chefs de canton et des chefs de tribu sont considérés comme « autochtones » ou du moins « occupants anciens ». Les nouveaux arrivants venus en nombre à partir des années 1980, quelle que soit leur importance démographique, ne détiennent aucune de ces chefferies. Les Ouaddaïens, les Mimi, différentes branches arabes indépendantes ou autonomes des onze tribus « anciennes » ne bénéficient ainsi que de petits sheikh locaux, de « chefs de fraction » ou de représentants, officiels ou non, de rang inférieur aux chefs de canton et de tribu. Ces groupes revendiquent désormais souvent des chefferies indépendantes (chefs de tribu ou même de canton), ce qui est une cause de conflit entre les nouveaux arrivants et les anciens occupants, en particulier les Dadjo, mais aussi les chefs de tribu arabes. Comme au Darfour, revendiquer des chefferies indépendantes ou des titres plus importants est aussi une manière de chercher à obtenir de la terre.

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Tableau 2 : Chefs de canton du Dar Sila

Nom du canton

Groupe ethnique du chef

Nom du chef Chef-lieu Lieu de résidence du chef

Observations particulières

Goz Beida rural (environs de Goz Beida)

Dadjo Mursal Bosh Goz Beida Goz Beida Frère du député de Goz Beida Saïd Bosh ; plutôt proche des "durs".

Bahr Azoum Dadjo Mahamat Ibrahim Bakhit, dit "député", ou Mahamat 2 ou "saghayar".

Koukou Angarana

Koukou Angarana

Cousin du sultan Saïd. Remplace son frère aîné Mahamat "Nedjib" dit aussi Mahamat 1 ou "kebir". "Durs".

Wadi Habil Dadjo Mahamat Mokhtar Doroti (nord-oest de Goz Beida)

Doroti

Koloy Dadjo Sherif Nasur Adé AdéWadi Kadja Dadjo Abdelmunteli

Mahamat MustafaModeyna Modeyna

Fongoro (Dar Fongoro, zone de Tissi)

Dadjo Umar Brahim Tissi Abéché Frère du sultan Saïd.

Muro (sud de Goz Beida)

Muro Hisein Biney Abu Kusum (ouest de Kerfi)

Abu Kusum

Kadjakse (nord de Goz Beida)

Kadjakse

Bahar-ed-din Bechir Gumba

Aichbara (nord de Goz Beida, ouest d'Adé).

Aichabra

Sinyar ou Mongororo (Dar Sinyar)

Sinyar Abdelgader Brahim Haggar

Daguessa (autrefois Mongororo)

Daguessa Frère du sous-préfet de Daguessa.

La question de la terre

Comme au Darfour, le système administratif traditionnel est intimement lié à un système foncier traditionnel. En principe, depuis la colonisation, la totalité de la terre appartient à l’Etat tchadien – c’est aussi le cas au Darfour depuis 1970 – mais en réalité, comme au Darfour, le droit foncier traditionnel reste seul en vigueur. Il n’existe pas au Tchad, comme c’est le cas au Darfour, un conflit entre deux systèmes fonciers. En revanche on retrouve au Dar Sila l’inégalité historique fondamentale du système foncier du Darfour : les droits sur la terre sont concentrés dans les mains d’une partie des chefs traditionnels, en l’occurrence les neuf chefs de canton – le sultan jouant un rôle d’arbitre, au détriment des onze chefs de tribu. Comme l’explique le sultan Saïd Brahim, « il y a égalité entre chefs de tribu et chefs de

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canton, à ceci près que les chefs de canton sont responsables de la terre, ils sont supérieurs aux chefs de tribu quant au problème de la terre. » Comme au Darfour, cela n’empêche pas les chefs de canton d’attribuer de la terre à habiter, cultiver ou paître à des individus et des communautés de tous les groupes ethniques, arabes et non-arabes, « autochtones » ou nouveaux arrivants. « Vous êtes étranger, explique le sultan Saïd, vous avisez le chef de canton d’une terre que vous voulez habiter ou cultiver, le chef de canton n’a pas le droit de faire de distinction entre ethnies. Avant le conflit, les gens n’étaient pas égoïstes pour la terre, c’est maintenant qu’ils le deviennent. » Comme au Darfour, les communautés arabes ont ainsi obtenu des différents chefs de canton de nombreux damre ou damra, des centres, campements ou villages plus ou moins permanents, où tout ou partie de la population séjourne à l’année. On retrouve d’autres termes du système foncier du Darfour, en particulier celui de dar, « terre, pays », désignant à la fois le pays en général (Darfour, Dar Sila), et plus spécifiquement le territoire dont est propriétaire un chef important, qui correspond ici au canton. Le terme dar est ici surtout utilisé lorsqu’un groupe ethnique particulier est considéré comme le premier occupant d’un territoire particulier : Dar Sinyar (canton Mongororo-Daguessa), Dar Fongoro. En revanche, le terme de hakura, « territoire » ou « domaine », qui peut désigner au Darfour un territoire important appartenant à un chef donné au point d’être synonyme de dar, est ici utilisé pour désigner une propriété individuelle, de petite taille : village, damre, maison du sultan. Ainsi, selon le sultan Saïd, « le chef de canton a un dar, le chef de tribu a une hakura ».Cette fracture foncière recoupe celle entre sédentaires et nomades, et entre Arabes et non-arabes – à ceci près qu’il existe un chef de tribu non-arabe (Bornu), et que les Arabes sont de plus en plus sédentaires. Les nouveaux arrivants, quant à eux, qu’ils soient arabes ou non, n’ont pas de droits fonciers : c’est justement l’une des raisons pour lesquelles les nouveaux arrivants non-arabes se sont plutôt rangés du côté des Arabes contre les Dadjo, détenteurs des droits fonciers.

Un pouvoir traditionnel affaibli

L’afflux de nouveaux arrivants et la multitude de nouveaux chefs de plus en plus autonomes sont une des causes de l’affaiblissement général de la chefferie traditionnelle, un phénomène qui, comme au Darfour, remonte surtout à la période post-coloniale. Si au Darfour, ce sont les lois « modernistes » imposées par le régime du maréchal Nimeyri qui sont surtout en cause, dans l’est du Tchad, l’affaiblissement des pouvoirs traditionnels à la même période est en grande partie due à la guerre civile des années 1970. Le nord et l’est du Tchad passent alors peu à peu sous le contrôle de différentes factions rebelles à forte base ethnique (Toubou, Goranes, Arabes) en lutte contre le pouvoir de N’Djaména – dominé depuis l’indépendance par des « sudistes » - et, dans les régions isolées comme le Dar Sila, de groupes armés locaux plus ou moins liés à ces factions, plus ou moins autonomes. Se réclamant d’une idéologie révolutionnaire ou cherchant simplement à concentrer les pouvoirs, les chefs rebelles s’en prennent aux chefs traditionnels. « A l’arrivée au pouvoir d’Hissène Habré en 1982, les anciens chefs ont repris leurs droits, mais l’esprit des marakiz [comités rebelles] a continué », explique un chef traditionnel.

Comme au Darfour, l’introduction massive des armes à feu dans la région, qui commence à cette époque, est aussi souvent mentionnée comme une cause de l’affaiblissement des chefs traditionnels – qui avaient traditionnellement le contrôle des armes, et dont les « goumiers » ou gardes étaient souvent les seuls à avoir des fusils. Outre l’aggravation des conflits, la généralisation de la possession d’armes à feu est souvent considérée, ici comme au Darfour, comme une cause non plus matérielle mais symbolique de l’affaiblissement des mécanismes

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traditionnels de justice, de règlement des conflits et de réconciliation : beaucoup estiment que l’abondance des armes remet en cause la coutume qui veut qu’on se dépouille de toute arme, jusqu’aux poignards de bras, lorsqu’on se rend à une réunion ou un tribunal traditionnels.

La crise récente a non seulement introduit encore plus d’armes dans la région, mais aussi poussé, bien davantage que lors des rébellions des années 1970, les communautés à s’affilier systématiquement à des groupes armés – milices plus ou moins traditionnelles, rebelles tchadiens ou soudanais -, et à délaisser les chefs traditionnels pour des chefs de guerre. Les hommes politiques originaires de la région et les représentants de l’Etat dans la région se sont aussi souvent posés, chacun à leur manière, en rivaux des chefs traditionnels.

L’affaiblissement de la chefferie traditionnelle au Dar Sila a atteint son paroxysme avec la destitution du sultan Saïd Brahim début 2007, après dix-sept ans de règne – il avait été intronisé en 1990. Le sultan a été destitué le 13 janvier, puis révoqué de ses fonctions le 15 février, date à laquelle son fils Brahim a été nommé à sa place. Comme au Darfour, depuis la colonisation, les chefs traditionnels sont devenus des agents de l’administration, qui peut donc les révoquer et les nommer à loisir. Cependant, les régimes successifs se sont généralement gardés de manipulations excessives, et tentent de se trouver des affidés dans les dynasties en place, en profité de rivalités internes fréquentes – dues notamment au fait que non seulement les fils, mais aussi les frères, peuvent être appelés à régner. Dans le cas présent, le régime s’est appuyé sur de fortes rivalités internes à la famille royale, mais aussi sur l’impopularité croissante du sultan parmi son propre groupe ethnique, les Dadjo, due au conflit actuel. Le sultan a été accusé d’indifférence au sort des déplacés dadjo, voire d’être carrément du côté des « agresseurs » ouaddaïens et arabes. Ses défenseurs et lui-même expliquent qu’il est le chef de toutes les communautés du Dar Sila et n’a pas à prendre parti pour les Dadjo. Ses détracteurs, en particulier des « durs » du camp dadjo, dont des intellectuels et hommes politiques dadjo de N’Djaména et des membres de la famille royale, expliquent qu’il est lui-même à l’origine des problèmes pour avoir longtemps favorisé les nouveaux arrivants. Parmi les raisons données, le fait que sa mère soit ouaddaïenne, mais aussi le fait que nombre de nouveaux arrivants ont pris l’habitude de payer la zakat (impôt d’un dixième des récoltes) directement au sultan plutôt qu’aux chefs de canton détenteurs des terres qu’ils cultivent. Ce conflit entre « faucons » et « colombes » est aussi un conflit entre deux échelons du pouvoir traditionnel, le sultan et les chefs de canton.

Mais la destitution du sultan Saïd a aussi d’autres causes moins apparentes :

- des rivalités déjà anciennes pour le sultanat. Lors de son intronisation, le sultan Saïd était en compétition avec son cousin Mahamat Ibrahim Bakhit dit « Nedjib », ou Mahamat 1, ou Mahamat Kebir (le « grand »). Celui-ci reçut en consolation la chefferie du canton Bahr Azoum (Koukou Angarana), mais il partit l’année suivante tenter une carrière politique à N’Djaména et laissa la gestion de la chefferie à son petit frère Mahamat dit « Député », ou Mahamat 2, ou Mahamat Saghayar (le « petit »), toujours en place. A la tête de la fronde contre le sultan Saïd, Mahamat « Nedjib » ne peut désormais prétendre au titre de sultan, mais il espérait voir nommer Hamid Brahim, petit frère du sultan Saïd, secrétaire du MPS (Mouvement patriotique du salut, le parti présidentiel) au Dar Sila et ancien chef d’antenne de la CNAR (Commission national d’appui aux réfugiés) du département. Ces trois membres de la famille royale se trouvent en tête du camp des « durs » et des soutiens politiques des milices dadjo. Ils n’ont cependant pas obtenu ce qu’ils voulaient, puisque le gouvernement a finalement nommé le jeune fils du sultan Saïd, permettant à ce dernier de garder une certaine influence. L’une des raisons de ce choix, qui explique aussi le soutien limité du gouvernement

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aux milices (voir plus loin), est que certains de ces « durs », bien qu’ils se soient depuis tournés vers le gouvernement, ont d’abord tenté, lors de l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby en 1990, de monter une rébellion.

- en dehors de rivalités pour le sultanat, un autre problème a entretenu jusqu’à ces dernières années un conflit entre le sultan Saïd et la chefferie du canton Bahr Azoum : le sultan Saïd souhaitait faire de la zone de Tiero-Marena, qui se trouve dans le canton Bahr Azoum, un canton indépendant, qui aurait été baptisé Kashkasha. La zone de Tiero-Marena a abrité jusqu’en mars 2007 l’une des principales milices dadjo. Paradoxalement, les chefs de cette milice et les habitants de la zone étaient avant la crise plus proches du sultan « modéré » que des « durs » de Koukou Angarana.

- enfin en 2004 le sultan était aussi entré en conflit avec le pouvoir, ou du moins avec un proche du pouvoir, le général Mahamat Saleh Brahim, un Zaghawa. Ce dernier tentait alors de faire revenir au Tchad des Arabes du Darfour Ouest d’origine tchadienne, particulièrement impliqués au Dar Sila, et de les laisser s’installer au Wadi Kadja. Le pouvoir tchadien a depuis poursuivi avec un certain succès cette politique de séduction à l’égard des Arabes tchadiens expatriés plus ou moins récemment au Darfour (voir plus loin). A l’époque, le sultan s’y était publiquement opposé. Notons que de nouveau, bien que le sultan soit généralement considéré comme un « modéré », cette prise de position le mettait alors plutôt du côté des « durs ».

Le poids de l’Etat

Le pouvoir tchadien n’hésite pas à manipuler les chefferies traditionnelles, mais avec une certaine prudence. Il intervient davantage via les représentants de la région à N’Djaména, et via ses propres représentants dans la région.

Le Dar Sila est représenté à N’Djaména par quatre députés. Deux sont des Dadjo, proche du camp des « durs » :- Saïd Bosh, député de Goz Beïda, un des premiers hommes politiques dadjo ;- Mahamat Adam Addef, député de Koukou Angarana.Les deux autres sont des Arabes, et défendent surtout les intérêts des autres communautés :- Ahmat El-Habib, Arabe Hemat, député de Tissi ;- Zakaria Mahamat Saleh, Arabe Nawayba, député d’Adé.

Les autorités locales, elles, ne viennent pas nécessairement de la région. Une autre « règle » ethnique apparaît : dans chaque sous-préfecture, un homme sur deux (titulaire ou adjoint) est zaghawa, tandis que l’autre appartient à un groupe ethnique local. Quel que soit son rang, c’est évidemment le Zaghawa qui a la confiance de N’Djaména. Il s’agit en outre souvent d’un militaire, qui entretient généralement de bonnes relations avec les troupes gouvernementales présentes dans la région. Les groupes ethniques locaux n’ont pas plus d’un représentant chacun. Nombre de ces administrateurs ont été changés récemment. On ne compte ainsi aujourd’hui qu’un seul Dadjo, le sous-préfet de Koukou Angarana, Bahar-ed-din Taher, et un seul Arabe, Abdeljelil Saleh Adam, le sous-préfet adjoint d’Adé, un Misirya Humur originaire de la localité. Il semble qu’après les violents combats de fin 2006-début 2007, conformément à sa politique globale, le gouvernement ait voulu écarter des Dadjo jugés trop proches des milices et donner des gages aux Arabes de la zone d’Adé, dont beaucoup étaient partis au Soudan. En 2006, le sous-préfet de Koukou Angarana, Abdelkarim Asil, un Dadjo, était considéré comme proche des milices et lors d’affrontements entre milices et

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Janjawid dans la région, il était intervenu de sa propre initiative, avec des militaires, au côté des milices. Deux autres des administrateurs actuels bénéficient d’un bon ancrage local : le sous-préfet de Daguessa, un Sinyar, frère du chef de canton ; et le sous-préfet adjoint de Tissi, un Rounga.

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3. Origines du conflit

Comme au Darfour, il faut souligner au Dar Sila l’importance des événements climatiques, en particulier les vagues de sécheresse de plus en plus rapprochées des trente dernières années au Sahel, aujourd’hui attribuées au changement climatique global et particulièrement marquantes dans la région entre lac Tchad et Nil. La grande sécheresse de 1984 a un impact considérable au Dar Sila, qui n’a pas été directement touché mais a été une zone de refuge pour des populations fuyant la sécheresse plus au Nord. Il y a encore vingt ans, le Dar Sila était une zone peu peuplée et densément boisée, où la faune sauvage était abondante - la chasse et la pêche étaient largement pratiquées. La couverture végétale ainsi que la présence par endroits de relief rocheux et de marais rendaient la pénétration humaine difficile, en particulier au Dar Sinyar et au Dar Fongoro. La présence de la mouche tsé-tsé rendait l’élevage difficile, et la grande faune (éléphants) posait des problèmes aux agriculteurs, malgré la qualité des terres.

Dans ses cours d’eau, en particulier le Bahr Azoum venu du Jebel Marra, au Darfour, des plans d’eau peuvent encore se maintenir toute l’année, et la pêche se pratiquer jusqu’en saison sèche. Certains territoires, comme la rive nord du Wadi Kadja (région de Koloy et Modeyna), le Dar Sinyar et le Dar Fongoro, peuvent être rendus inaccessibles aux voitures par les crues pendant au moins trois mois (de juin à septembre) voire jusqu’a six mois par an au Dar Fongoro. L’eau reste abondante, mais la couverture végétale et la grande faune ont fortement décliné devant l’augmentation démographique, l’extension conjuguée de l’agriculture et de l’élevage, via un défrichage (par la hache aussi bien que le feu) intensif dans certains endroits.

Comme au Darfour, ces phénomènes ont aussi entraîné un net accroissement des tensions entre agriculteurs sédentaires et éleveurs nomades ou semi-nomades. Auparavant, toutes les communautés s’accordent à décrire les relations comme excellentes, particulièrement entre certains groupes – par exemple Dadjo et Arabes Nawayba. Outre la complémentarité des modes de vie, cela se traduisait par le fait que les Dadjo confiaient leur bétail à garder aux Arabes, que les mariages entre les deux communautés n’étaient pas rares, que des Arabes parlaient la langue dadjo, que les différentes communautés s’alliaient pour se défendre en cas d’agression extérieure. Plus symboliquement encore, beaucoup de communautés du Dar Sila, en cas de meurtre d’un individu de l’une d’elles par une autre, ne pratiquaient pas nécessairement la diya (le « prix du sang » qui permet d’éteindre la vengeance) mais se contentaient souvent d’une simple karama (cérémonie funéraire) en commun.

Mais ces bonnes relations n’ont pas résisté à l’augmentation démographique, face à laquelle les règles traditionnelles se sont peu à peu révélées obsolètes, et l’administration, lointaine et fragile, inexistante. Les relations entre cultivateurs et éleveurs nomades sont en principe régies par des règles simples – les mêmes qu’au Darfour -, d’inspiration traditionnelle mais fixée par l’administration coloniale. Les éleveurs nomades doivent se déplacer en suivant des couloirs de migration fixes – il en existe en principe une dizaine au Dar Sila. Les agriculteurs ne doivent pas cultiver sur ces couloirs, et les nomades doivent attendre la récolte pour traverser éventuellement des champs – qu’ils viennent ensuite fertiliser. Les chefs des nomades avaient la responsabilité de prévenir les autorités administratives et traditionnelles. L’afflux de nouveaux arrivants, l’augmentation des troupeaux et des cultures, et la faiblesse des chefs traditionnels et de l’administration font que ces règles ne sont plus respectées.

Un autre facteur est venu à la fois compliquer et aggraver la situation : la répartition des modes de vie n’est plus aussi claire. Les cultivateurs ont acquis du bétail et l’ont gardé eux-mêmes, tandis que les éleveurs se sont de plus en plus sédentarisés et ont entrepris de cultiver.

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La complémentarité des communautés s’est ainsi mué en concurrence. Comme au Darfour, les communautés n’ayant pas de droits fonciers traditionnels ont ressenti le besoin de terres leur appartenant en propre : terres à habiter et cultiver pour les nouveaux arrivants et les nomades en voie de sédentarisation, nouveaux pâturages pour les troupeaux de plus en plus importants. Au-delà d’arrangements locaux qui ont pu permettre aux uns et aux autres de bénéficier de terres sans heurts, ces communautés « sans-terres » ont aussi voulu officialiser leur présence en obtenant une place dans l’administration traditionnelle (titre de chefs de canton, de chefs de tribu) à hauteur de leur importance démographique.

Les « causes brutes » des violences sont également liées à ce changement de mode de vie, et au fait que tout le monde, désormais, soit propriétaire de bétail. Toutes les communautés s’accordent à dire que, un peu partout au Dar Sila, les violences ont commencé, de 2003 à 2005, par des vols de bétail – sans destruction de villages comme au Darfour à la même époque. Les auteurs des premiers vols sont identifiés par tous comme étant « des Arabes du Soudan » ou des « Janjawid », armés et actifs au Darfour dans le cadre de la répression violente des rebelles – essentiellement non-arabes – du Darfour par Khartoum. Tout en s’en prenant systématiquement aux civils non-arabes (essentiellement masalit mais aussi fur, zaghawa, dadjo, etc.) du Darfour Ouest, ceux-ci auraient transposé, sans trop prendre de risque, une de leurs pratiques les plus systématiques et les plus rentables au Darfour, le vol du bétail, de l’autre côté de la frontière.

Le terme « Janjawid » n’a pas, ou plus tout à fait le même sens au Soudan et au Tchad. Aujourd’hui, au Darfour, il désigne clairement des milices supplétives du gouvernement soudanais, recrutées en grande partie mais pas seulement parmi les Arabes Abbala (« éleveurs de chameaux »), armées, entraînées et financées par Khartoum, et largement intégrées à des forces gouvernementales, en particulier les Gardes frontière (Haras al-Hodud) et les Forces de défense populaire (Difa ash-Shabi). Au Tchad, le terme est encore utilisé pour désigner de simples bandits de grand chemin, et particulièrement des bandes de voleurs de bétail  : c’est aussi le sens qu’il avait originellement au Soudan, et que les responsables gouvernementaux persistent à lui donner afin de se désolidariser des agissements attribués aux « Janjawid ».

Au départ, il semble bien que toutes les communautés du Dar Sila aient été plus ou moins touchées par ces vols, mais rapidement, l’augmentation de l’insécurité et des violences a conduit ou obligé chacune à choisir un camp. Le fait que les Arabes aient été largement épargnés par les vols à conduit les Dadjo à les accuser d’être les complices des voleurs et a même poussé des Arabes qui cherchaient à rester neutres à rejoindre les « Janjawid » - un phénomène qui a été également observé au Darfour. Du côté des non-arabes, les Ouaddaïens et les Mimi ont également été victimes de vols de bétail : pour mettre fin à ces vols, ils se sont rangés du côté des « Janjawid » - ce choix stratégique peut aussi s’expliquer par des intérêts communs avec une partie des Arabes (besoin de terres et sentiment d’être marginalisés par rapport aux Dadjo). Il semble cependant que cette alliance ne concerne pas la totalité des Ouaddaïens et des Mimi du Dar Sila, mais surtout ceux vivant à proximité de la frontière, ayant été les plus précocement victimes de vol. Enfin, certaines communautés dadjo auraient également reçu la proposition de rejoindre les Janjawid, mais auraient refusé : ce sont des communautés qui se sont ensuite signalées par leur plus forte résistance, comme celle de Tiero.

L’un des faits marquants du conflit au Dar Sila est en effet que, dans toutes les communautés, les civils ont tenté de se défendre eux-mêmes contre les attaques, et ont souvent répondu à la violence par la violence. Selon la tradition, dans chaque village, les hommes en âge de

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combattre se mobilisent en cas d’agression extérieure, et répondent parfois à des appels à l’aide de communautés voisines ou apparentées. Ainsi, en cas de vols de bétail, les hommes, surtout ceux ayant des chevaux, montent une faza, un raid à la poursuite des voleurs, dans le but de récupérer le bétail. Ces dernières années, au Dar Sila, certaines faza fameuses ont passé la frontière soudanaise pour se rendre jusqu’à plus de 200 km à l’intérieur du Soudan. Certaines ont d’ailleurs bénéficié de l’aide des autorités soudanaises pour récupérer le bétail volé. Au début, les faza contre des agresseurs extérieurs pouvaient être multiethniques, mais la crise a fait voler en éclats cette solidarité. Tandis que les Arabes, les Ouaddaïens et les Mimi du Dar Sila se coalisaient et se rapprochaient des Arabes du Darfour, les Dadjo se livraient également à des violences envers ces communautés voisines. Localement les conflits commencés par des vols de bétail se sont souvent poursuivis par des meurtres réciproques, chacun accusant l’autre d’avoir commencé.

Loin d’être l’unique cause des violences, le conflit du Darfour a ainsi pris peu à peu au Dar Sila une importance qu’il n’avait pas initialement, les communautés tchadiennes construisant peu à peu des solidarités qui n’étaient pas aussi marquées en temps de paix. Les liens entre les Arabes du Dar Sila et ceux du Darfour (surtout du Darfour Ouest) remontent à avant le conflit, et sont en grande partie liés au fait que de nombreux Arabes du Darfour Ouest sont originaires du Tchad : beaucoup sont arrivés au Soudan dans les années 1980, fuyant la sécheresse et surtout les violences du régime d’Hissène Habré, dont la base gorane entretenait un fort conflit avec les Arabes. Au Darfour, ces « réfugiés » ont été bien accueillis par les autorités soudanaises, tous régimes confondus. Désireux d’obtenir des terres, du pouvoir politique et de se développer, ils ont constitué une clientèle idéale pour le pouvoir de Khartoum, de plus en plus contesté par des Darfouriens plus anciennement présents et lassés de la marginalisation de leur région. Les Arabes originaires du Tchad sont aujourd’hui particulièrement présents parmi les Janjawid actifs au Darfour Ouest. De l’autre côté de la frontière, en 2003-2004, les réfugiés du Darfour au Dar Sila ont été bien accueillis par les résidents non-arabes, parfois de même groupes ethniques qu’eux (Dadjo) ou parfois simplement au nom d’une proximité culturelle et historique (Dadjo et Masalit). Ils ont aussi bien accueilli les groupes rebelles du Darfour qui cherchaient à établir des bases arrière au Tchad. Car au-delà des solidarités ethniques, le conflit actuel au Dar Sila a surtout poussé les civils à se rapprocher de groupes armés susceptibles de les aider : tandis qu’Arabes et Ouaddaïens se tournaient vers les Janjawid actifs au Darfour et les rebelles tchadiens, les Dadjo se rapprochaient des rebelles du Darfour.

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II. Les groupes armés

1. Groupes rebelles tchadiens

La rébellion est une constante de la vie politique tchadienne. Chaque gouvernement tchadien a, depuis l’indépendance, dû faire face à une et le plus souvent plusieurs rébellions, souvent concomitantes, rarement unifiées. En effet, sur les cinq régimes au pouvoir depuis 1960, quatre ont été renversés par des groupes rebelles. Quant au cinquième, celui d’Idriss Déby, lui-même ancien rebelle parvenu au pouvoir par les armes, il vient de survivre, en février 2008, à un deuxième assaut rebelle en deux ans sur la capitale. Gagner la brousse (en arabe al khala, le vide), s’associer et se dissocier d’autre rebelles, se rallier au gouvernement en échange d’un poste haut placé, voilà depuis près de cinquante ans le parcours d’un grand nombre de responsables politiques tchadiens.

Les groupes rebelles tchadiens actuels reproduisent certaines des caractéristiques, qualités et limites de leurs prédécesseurs, dont certains de leurs leaders – Mahamat Nouri, Acheikh Ibn Oumar - sont issus. Même si certains mouvements historiques (le Frolinat originel notamment) ont su attirer des combattants de divers groupes ethniques, les mouvements sont le plus souvent limités à une base ethnique donnée (gorane, zaghawa, ouaddaïenne, arabe), voire à une identité encore plus étroite de sous-groupe (bideyat bilia). C’est d’ailleurs la cause essentielle de la multiplicité des mouvements et de leur incapacité à s’unir. Quand entente il y a eu, elle a souvent été militaire et rarement politique.

Les rebelles tchadiens ont souvent reçu un soutien étranger important, le plus souvent de pays voisins (la Libye, le Soudan). La France, elle, s’est généralement trouvée du côté du pouvoir, le défendant des assauts rebelles – jusqu’au moment où le pouvoir était trop affaibli pour être défendu, la France négociant alors in extremis avec les nouveaux arrivants. Enfin, les rebelles ont surtout cherché refuge dans des régions périphériques, proches des frontières nécessaires à leur ravitaillement, et si possible montagneuses et difficiles d’accès pour les troupes régulières : les massifs du Tibesti et de l’Ennedi, l’est du pays - du Sahara à la frontière centrafricaine. Ils ont aussi souvent utilisé le territoire d’états voisins. C’est du Darfour, au Soudan, qu’est parti en 1989 le chef rebelle Idriss Déby, à la tête de forces en grande partie beri (zaghawa et bideyat), du Tchad et du Soudan. Les groupes qui rêvent aujourd’hui de le renverser n’ont pas d’autre stratégie que la répétition de sa propre victoire de décembre 1990.

Les rebelles tchadiens depuis 2003

Bien que le régime Déby ait eu à faire face à nombre d’insurrections au cours des années 1990 et au début des années 2000 (notamment le MDJT-Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad de Youssouf Togoïmi, une rébellion toubou basée dans le Tibesti), c’est à partir de 2003 et le début de la crise du Darfour que le problème s’est aggravé. La participation zaghawa à la rébellion darfourienne et les attaques des Janjawid soutenus par le gouvernement de Khartoum contre les communautés zaghawa au Darfour ont amené de nombreux Zaghawa tchadiens à appuyer leurs cousins soudanais. Jusque-là, et même au-delà, Déby se montre bon voisin envers Khartoum, mais il ne parvient pas à empêcher que des membres de son entourage immédiat, politique et militaire, et même de sa famille, ne fournissent appuis matériels et accès au territoire tchadien aux rebelles soudanais. En retour, à partir de 2004 et surtout fin 2005, le Soudan devient l’appui principal, voire l’instigateur, d’une succession de rébellions dont le désir de renverser Déby demeure l’unique point commun et pour beaucoup le seul horizon politique.

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Les groupes principaux ayant été actifs depuis 2005 sont les suivants :

Le Front uni pour le changement ou Front uni pour le changement démocratique (FUC ou FUCD), créé à l’instigation de Khartoum en 2005 dans l’espoir, vite déçu, de fédérer les rebelles tchadiens sous l’égide de Mahamat Nour Abdelkarim, un ancien militaire tchadien appartenant au groupe tama. Le FUC réunissait plusieurs groupes, dont le principal était le Rassemblement pour la démocratie et les libertés (RDL). Suite à l’échec de son attaque contre N’Djaména d’avril 2006, le FUC s’est trouvé affaibli et Mahamat Nour s’est rallié au régime début 2007 avec l’essentiel de la composante tama du mouvement, obtenant le poste de ministre de la Défense, pour finalement être rapidement mis à l’écart par Déby fin 2007. Le FUC s’est peu battu au Dar Sila mais une partie de ses troupes y a séjourné lors de leur ralliement fin 2007.

L’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), créée fin 2006 à l’instigation de Khartoum et dirigée par Mahamat Nouri, un Gorane, mais dont les effectifs étaient à l’origine plus ouaddaïens que goranes. Le mouvement s’est divisé plusieurs fois, et est aujourd’hui réduite l’Union des forces pour le progrès et la démocratie (UFPD), le groupe originel, essentiellement gorane, de Mahamat Nouri. L’UFDD est à plusieurs reprises passé par le Dar Sila, qu’elle considère comme une porte d’entrée alternative au territoire tchadien, plus difficile à surveiller pour le gouvernement que celles d’Adré au centre et de Guéréda au nord.

L’UFDD-Fondamentale est un groupe dissident de l’UFDD, à prédominance arabe, créé en mai 2007 par Acheikh Ibn Oumar Saïd et Abdelwahid Aboud Makaye, tous deux arabes Awlad Rashid. Acheikh Ibn Oumar est depuis 1982 le chef du Conseil démocratique révolutionnaire (CDR), le principal groupe rebelle arabe tchadien fondé en 1978 par Acyl Ahmat Agbash.

L’Union des forces pour le changement démocratique (UFCD), est essentiellement composée de la branche ouaddaïenne de l’UFDD ainsi que de dissidents ouaddaïens du RFC (voir plus bas). Ce groupe a été fondé en mars 2008 par Adouma Hassaballah, dans le but de donner plus d’autonomie aux rebelles ouaddaïens, notamment vis-à-vis de Mahamat Nouri. L’UFCD sera sans doute amenée à intervenir au Dar Sila, où les combattants ouaddaïens bénéficient de bonnes relations avec les importantes communautés ouaddaïennes.

Le Front pour le salut de la République (FSR) a été fondé en 2007 par Ahmat Hassaballah Soubiane, un Arabe Rizeigat Mahamid du Tchad – un sous-groupe très présent parmi les Janjawid des Darfour Nord et Ouest, et dont fait notamment partie Musa Hilal -, ancien ministre de Déby. Jusqu’à l’attaque de N’Djaména en février 2008 (le FSR n’a participé qu’à des combats secondaires à Adré), ce groupe, malgré ses connections soudanaises, était peu soutenu par Khartoum. Fin 2007, le FSR était actif dans la zone de Tissi aux côtés du FPRN.

L’Alliance nationale (AN) est la dernière coalition rebelle en date, et la troisième depuis 2005, formée à l’initiative du gouvernement soudanais, après la désunion progressive des groupes de l’UFDD tout au long de l’année 2007 et suite à l’attaque de N’Djaména. Créée le 25 février 2008, elle regroupe l’UFDD, l’UFDD-Fondamentale, l’UFCD et le FSR. De nouveau, le RFC a refusé de la rejoindre. Dirigée, encore, par

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Mahamat Nouri, qui reste le poulain de Khartoum, elle ressemble fortement à l’UFDD originel. Des troupes de toutes les factions restent présentes à la frontière du Dar Sila et du Darfour Ouest.

Le Rassemblement des forces pour le changement (RFC) – ex-Rassemblement des forces démocratiques (RAFD) : Le RAFD est un groupe bideyat dont les chefs, les jumeaux Tom et Timan Erdimi, sont des cousins d’Idriss Déby. Malgré la méfiance du pouvoir soudanais et des autres groupes rebelles quant à ces liens familiaux, il s’agit d’un des groupes les plus craints du pouvoir tchadien de par la qualité militaire des combattants bideyat, en partie déserteurs de l’armée tchadienne, et du fait que son existence témoigne d’une faille profonde au sein de la famille même du président. Le RFC a surtout combattu au nord-est, à partir de son bastion d’Hadjer Morfaïn, et à proximité de zones où les Zaghawa sont fortement présents (massif du Kabka, Dar Tama). Plus récemment, à partir de fin 2007, il a utilisé le Dar Sila comme porte d’entrée au territoire tchadien de concert avec l’UFDD, et s’y est retiré à la suite de l’échec du raid sur N’Djaména, avant de regagner Hadjer Morfaïn.

La Concorde (ou Convention) nationale du Tchad (CNT) : Dirigé par Hassan Saleh Al-Gaddam « Al-Jineidi » (un Arabe Hemat), la CNT a constitué le principal groupe rebelle arabe jusqu’en fin 2007. Choisi par Khartoum comme numéro 2 de Mahamat Nour au FUC, Hassan Al-Jineidi reprend son autonomie en juillet 2006. C’est aussi le seul groupe rebelle à avoir contrôlé un territoire au Tchad (voir ci-dessous). La CNT est soupçonnée de liens étroits avec des groupes de Janjawid actifs au Darfour Ouest et au Tchad. De nombreux témoins affirment également qu’elle a participé aux massacres de Tiéro et Maréna, au Dar Sila, en mars 2007, où entre 300 à 800 villageois – civils et miliciens traditionnels – auraient trouvé la mort. Al-Jineidi et la majorité des forces de la CNT ont rallié le régime tchadien en décembre 2007. Après la bataille de N’Djaména en février 2008, sa loyauté a été récompensée par le poste de ministre des Anciens combattants et victimes de guerre.

Le Front populaire pour la renaissance nationale (FPRN) de Adoum Yacoub réunit des forces essentiellement ouaddaïennes qui ont combattu aux côtés des rebelles du Darfour en 2003-4 – ce qui leur a valu de ne pas recevoir d’aide de Khartoum avant au moins fin 2007. Le FPRN est présent dans la zone de Tissi, à la frontière Tchad-Soudan-RCA

La CNT à Dogdoré

Pour la plupart des groupes rebelles tchadiens, le Dar Sila est surtout un lieu de passage et une porte d’entrée pour des objectifs militaires plus importants. Cependant entre janvier et avril 2007, la CNT, sous le commandement de Hassan Saleh « Al-Jineidi », y a contrôlé un morceau de territoire : essentiellement la zone de Mongororo, Daguessa et Dogdoré (en face de Foro boranga, au sud du Darfour Ouest) ainsi que celle de Tissi, au sud du Bahr Azoum. C’est le seul morceau du territoire tchadien qui ait été sous contrôle exclusif d’un groupe rebelle, avec l’exception partielle de zones limitées et reculées géographiquement, comme le Hadjer Morfaïn qui a été, à certains moments, sous influence du RAFD.

La CNT, dont le chef et une grande partie des troupes étaient des Arabes Hemat, ont bénéficié de la présence importante d’Arabes Hemat dans la région. De nombreux Arabes du Soudan –

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civils et « Janjawid » - sont d’ailleurs venus dans la région dans le sillage de la CNT, ce qui a accru les tensions entre les communautés. Ainsi la CNT a été d’emblée perçue par la population locale comme un mouvement arabe ayant pour vocation de favoriser les Arabes au détriment des Dadjo et des Sinyar, résidents et déplacés.

La CNT a cependant fait un effort pour établir, au moins dans la forme, une administration. Le mouvement a ainsi nommé un préfet (à Daguessa) et deux sous-préfets (à Daguessa et à Tissi), une brigade de gendarmerie avec un directeur général et un commandant, et des douaniers, dont le travail était de prélever des taxes sur le commerce qui avait alors repris avec le Soudan. Dans le souci de présenter la CNT comme impartiale, les le préfet de Daguessa et le sous-préfet de Tissi étaient des Dadjo. Celui de Tissi, Osman Brahim, était un frère du sultan Saïd Brahim et du chef de canton de Tissi, de mère Arabe Hemat.

D’autre part, les témoignages recueillis sur place montrent que la population sinyar et dadjo s’est sentie occupée et opprimée. Les rebelles et les Janjawid venus dans leur sillage ont commis en toute impunité des vols (de bétail et de biens dans les maisons) et des violences contre des civils. Il semble qu’un des buts de ces violences ait été le désarmement des milices traditionnelles dadjo et sinyar.

Un chef traditionnel sinyar qui est aussi un membre des milices traditionnelles rapporte : « Quand les rebelles sont venus, les Janjawid ont volé des chèvres, des moutons, même les ânes. Les Janjawid et les rebelles ont aussi fait beaucoup de fouilles chez nous. Chaque jour, ils rentraient dans les cases et nous battaient. Ils ont pris les arcs et les flèches, les sagaies et les machettes et ont tout brûlé. Un jour, les Janjawid sont venus chez moi en disant : il y a beaucoup d’hommes armés, de Toro Boro, dans votre village, livre les nous sinon on te tue. Ils m’ont posé des questions : tu as une arme, un thuraya ? Ils m’ont battu, m’ont tapé derrière l’oreille, depuis je n’entends pas bien. Puis ils m’ont emmené avec eux pour me tuer. La nuit même, mes parents ont rassemblé 150.000 francs CFA [225 euros], 5 koro [grand bol d’une contenance de deux litres environ servant d’unité de mesure sur les marchés] de sucre et 1 koro de thé, on m’a laissé. »

Il semble que ces violences à l’égard des civils n’aient pas toujours eu l’assentiment des dirigeants du mouvement, mais que ceux-ci, souvent au Soudan, ne contrôlaient pas forcément de près ce qui se passait dans leur enclave tchadienne. Le même témoin raconte : « Une autre fois, les rebelles de Jineidi m’ont attrapé et emmené dans leur camp. Ils voulaient m’attacher à un arbre pour me battre ou me tuer. Jineidi était là, il a dit : pourquoi l’attachez vous ? nous sommes dans son pays, il ne faut pas le tuer ou le battre pour rien. Jineidi disait de ne pas battre les gens, mais ses hommes n’obéissaient pas. » Finalement, la violence a culminé avec la brutale attaque de mars 2007 sur les bourgades dadjo de Tiéro et Maréna, attaque où la CNT aurait, d’après de nombreux témoignages concordants, joué un rôle central. Suite à cette attaque, l’armée tchadienne a décidé de reprendre Dogdoré et Daguessa. La CNT a alors interdit aux civils dadjo et sinyar de fuir les combats qui s’annonçaient, et a demandé à leurs chefs traditionnels de fournir des combattants pour arrêter l’armée, sous peine de violences contre leurs communautés. Heureusement pour les Dadjo, l’armée a attaqué Dogdoré trois jours avant l’expiration de l’ultimatum donné par la CNT aux chefs locaux, et repris sans grand mal le contrôle de la zone début avril 2007. La population dadjo et sinyar a bien accueilli les soldats qui – phénomène rare dans l’histoire récente du Tchad, et qui n’aurait pas eu lieu de la même manière avant l’occupation de la CNT – ont été généralement considérés comme des

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libérateurs et des protecteurs. En revanche, de nombreux Arabes ont fui au Soudan avant de commencer à revenir peu à peu en décembre 2007, suite notamment au ralliement de la CNT.

2. Groupes rebelles du Darfour

La rébellion du Darfour éclate début 2003 quand deux groupes, l’Armée de libération du Soudan (SLA-Sudan Liberation Army) et le Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM-Justice and Equality Movement) commencent à attaquer des convois, postes de contrôle et bâtiments militaires et policiers dans le massif du Jebel Marra, au centre du Darfour. La violence armée n’est cependant pas un phénomène nouveau dans la province. La région vient de connaître quinze années difficiles, avec en particulier la guerre fur-arabe de 1987-89, la guerre arabe-masalit de 1994-95, sans compter les multiples actes de banditisme et les vols de bétails généralisés. Ces conflits mettent de plus en plus aux prises les communautés ‘non-arabes’ – masalit, fur, zaghawa et autres – et les communautés arabes, celles-ci encouragées par le régime de Khartoum dans le cadre de ses efforts pour arabiser les régions périphériques du pays et se constituer une base fidèle à moindre coût.

Ainsi, la rébellion de 2003 vient en réaction non seulement à la marginalisation historique du Darfour par les gouvernements successifs à Khartoum, mais aussi et surtout à la politique déstabilisatrice que le régime militaro-islamique en place depuis 1989 met en oeuvre dans la région. Les rebelles sont masalit, fur, et surtout zaghawa. Militairement, leurs tactiques s’inspirent de la mobilité et de la rapidité extrêmes des rébellions et de l’armée tchadienne depuis les années 1970 : raids éclairs de pick-ups Toyota chargés d’hommes et équipés d’armes plus ou moins lourdes, qui tentent de mettre en fuite l’adversaire par un feu extrêmement nourri tout en prenant possession du maximum de véhicules et d’armes. En avril 2003, un raid de ce genre permet à la SLA d’occuper brièvement El Fasher, capitale du Darfour Nord et centre historique de la région. Avant de retourner en brousse, les rebelles s’emparent d’argent, de carburant, d’armes et de munitions, et surtout réussissent à détruire au sol plusieurs appareils et hélicoptères militaires soudanais.

La rapidité de la rébellion prend le régime soudanais de court. Khartoum se tourne alors vers les « Janjawid », des milices recrutées surtout parmi des Arabes Abbala (« chameliers ») des Darfour Nord et Ouest, dont certains sont d’origine tchadienne, immigrés plus ou moins récemment au Darfour (voir ci-après). En liaison étroite avec l’armée soudanaise qui leur fournit matériel et couverture aérienne, ces milices supplétives attaquent les populations civiles non-arabes dont est issue la rébellion. En dix-huit mois, près de deux millions de civils fuient leurs villages : 1,8 million de déplacés dans des camps à l’intérieur du Darfour et 200.000 réfugiés à l’est du Tchad.

Les rebelles soudanais au Tchad

La proximité du Tchad est essentielle aux groupes rebelles darfouriens. Le régime tchadien ne leur a offert, dans les années 2003-2005, que très peu de soutien officiel. Néanmoins, de nombreux appuis leur viennent de la population réfugiée, des communautés tchadiennes apparentées (Zaghawa, Masalit, Dadjo), et de membres de ces communautés (surtout Zaghawa) dans les autorités civiles et militaires tchadiennes. En outre, le territoire tchadien leur offre une zone de repli stratégique à l’abri des forces soudanaises. Ils commencent à établir une présence dans l’est du Tchad, surtout autour des camps de réfugiés. SLA et JEM

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établissent des bases arrière dans les régions de Bahay (Kariyari), Hiriba (ville-frontière de Tiné, camp d’Am Nabak), Adré, Adé, et au Dar Sila.

Sur place, au Darfour comme au Tchad, les rebelles soudanais sont connus sous le nom de Tora Bora (ou Toro Boro). Ce surnom importé du Darfour se réfère aux montagnes d’Afghanistan où Oussama Ben Laden avait trouvé refuge fin 2001. Mais il dissimule une réalité plus complexe.

Le JEM, dirigé par le Dr. Khalil Ibrahim, auparavant un islamiste proche du pouvoir de Khartoum et un Zaghawa du sous-groupe Kobé, est initialement le moins important des deux groupes. La base du mouvement est étroite, et très majoritairement kobé, un sous-groupe de la frontière tchado-soudanaise qui est le principal sous-groupe zaghawa au Tchad mais est très minoritaire au Soudan. Cela permet au mouvement de bénéficier de bonnes bases arrière et de soutiens au Tchad, mais cela limite sa portée au Darfour même. La stature et l’expérience politique du Dr. Khalil, qui contrastent avec les tatonnements de la SLA, notamment lors des négociations d’Abuja, permettent au JEM de prendre de l’importance. Militairement, c’est surtout le soutien tchadien, qu’Idriss Déby accorde au mouvement en 2006 après l’avoir directement combattu en 2003-2004, qui lui permet d’obtenir, d’abord aux côtés de factions issues de la SLA puis seul, des victoires significatives contre le gouvernement.

La SLA, le groupe initialement le plus performant sur le plan militaire, commence dès 2005 à se scinder en deux groupes mutuellement hostiles, avec une aile zaghawa du sous-groupe wogi dirigée par Minni Minnawi et une aile fur dirigée par Abdelwahid Mohamed Nur. La séparation est consommée en mai 2006, lors des accords de paix d’Abuja que signe Minni mais qu’Abdelwahid rejette. Depuis, la SLA continue à se diviser. Plus que la SLA-Minni Minnawi, ralliée au gouvernement, et de la SLA-Abdelwahid, la principale faction, sur le plan militaire, est aujourd’hui la SLA-Unity. Formée en avril 2007 et opposée aux accords d’Abuja, elle regroupe la plupart des combattants zaghawa wogi et a des liens importants avec le Tchad, mais qui sont davantage ethniques ou familiaux que politiques. Parmi ses principaux leaders, Suleiman Jamous est un Bideyat du sous-groupe Bilyara, comme Idriss Déby, et le Dr. Sharif Harir, un Zaghawa Wogi, est depuis longtemps proche de Daosa Déby, frère et éminence grise du président tchadien. Cependant, la stratégie de la SLA-Unity, qui contrôle d’importants territoires au Darfour Nord, est bien trop autonome pour que le groupe ait un soutien plein et entier du régime tchadien.

Le pouvoir tchadien soutient surtout de petites factions, nettement moins bien implantées et populaires au Darfour, et qui tendent de plus en plus à se transformer en milices supplétives tchadiennes : c’est le cas en particulier des factions d’Adam Bakhit (Zaghawa Wogi), Adam Ali Shogar (Zaghawa Wogi, ancien représentant de la SLA au Tchad) et Khamis Abdallah Abbakar (Masalit, ancien président de la SLA). Ces trois factions ont émergé après Abuja et ont souvent joint leurs forces (peu nombreuses mais bien armées pour Adam Bakhit, faibles pour Shogar qui est davantage un politique, plus importantes mais aujourd’hui en sommeil pour Khamis). Début 2008, elles se sont associées avec trois autres factions, petites mais non dépourvues de forces militaires, pour fonder une nouvelle coalition : l’URF (United Resistance Front – Front Uni de la résistance). Deux de ces factions sont dissidentes non de la SLA mais du JEM : le JEM-Collective Leadership, fondé en 2007 par Bahar Idris Abu Garda (Zaghawa Kobé, ancien vice-président et secrétaire général du JEM),

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et le plus ancien NMRD (National Movement for Reform and Development – Mouvement national pour la réforme et le développement), fondé en 2004 à l’instigation du régime tchadien par Jibril Abdelkarim « Tek » (Zaghawa Kabka tchadien, militaire tchadien, ancien chef militaire du JEM). Si le NMRD est depuis toujours un faux nez d’Idriss Déby, le JEM-Collective Leadership a d’abord été mal vu par le pouvoir tchadien, désormais proche du Dr. Khalil. Mais les différents entre ce dernier et Idriss Déby suite à l’attaque rebelle de N’Djaména en février 2008 (lors de laquelle le JEM est arrivé trop tard pour épauler sérieusement le régime) semblent avoir entraîné un rapprochement du Tchad et de Bahar Idriss. Etant donné sa composition, l’URF pourrait bénéficier d’un important soutien tchadien. Seule sa dernière composante n’a que peu de liens avec le Tchad : il s’agit de l’URFF (United Revolutionnary Forces Front - Front des forces révolutionnaires unies), le principal groupe rebelle arabe du Darfour, composé essentiellement d’Arabes Rizeigat Baggara et basé au Darfour Sud, loin de la frontière.

Enfin, le Group of 11 (Groupe des 11) rassemble de petites factions, militairement faibles, dissidentes de la SLA et du JEM. La principale est celle d’Ahmat Abdeshafi (Fur), compagnon de la première heure d’Abdelwahid Mohamed Nur entré en dissidence après les accords d’Abuja, et qui préside le Group of 11. Il possède quelques sympathisants au Tchad, souvent des déçus d’autres factions concurrentes, mais ne peut prétendre a un soutien significatif du pouvoir tchadien. En outre, si certaines factions du Group of 11 ont bénéficié autrefois d’un soutien tchadien (ainsi le JEM-Field Command, de Mahamat Saleh Arba), d’autres (comme les factions autonomes de Jar-el-Nebi Abdekarim et du Dr. Saleh Adam Issak au Darfour Nord) tiennent à rester indépendantes de toute influence extérieure.

Les rebelles soudanais au Dar Sila

Dès 2003-2004, les mouvements rebelles soudanais s’implantent dans les deux camps de réfugiés au Dar Sila : Jebel près de Goz Beïda et Goz Amer près de Koukou Angarana. Comme au Darfour, ils se dotent de représentants dans les camps, notamment parmi les chefs traditionnels (omda, sheikh) qui conservent souvent des positions de chefs dans les camps. Les mouvements recrutent des combattants parmi les réfugiés et cachent parfois des armes. En outre des combattants en civil visitent régulièrement les camps et y effectuent parfois de longs séjours, pour des raisons aussi bien politiques que familiales.

Tous les mouvements n’ont pas la même importance au Dar Sila. Les mouvements zaghawa wogi - SLA-Minni auparavant, SLA-Unity aujourd’hui - dont les liens ethniques se concentrent surtout au nord, notamment dans la région de Bahay, n’y sont pas actifs. La SLA-Abdelwahid, n’y a qu’une présence légère, via la minorité de réfugiés fur. Ce sont surtout les factions masalit de la SLA, notamment celle de Khamis Abdallah Abbakar, qui y sont présentes, du fait que les Masalit constituent le premier groupe ethnique parmi les réfugiés. Cependant, son leader étant de plus en plus impopulaire, cette faction semble aujourd’hui avoir disparu du Dar Sila. Le principal leader SLA semble y être Abbakar Abdallah Mohamed « Toula » (le « grand »), un Masalit, rallié à Ahmat Abdeshafi mais bénéficiant d’une forte autonomie locale.

Les divisions des Masalit pro-SLA semblent avoir bénéficié au JEM. Dès 2006, la SLA, pourtant mieux implantée parmi les réfugiés au Dar Sila, perdait du terrain au profit du docteur Khalil. Ce dernier a réussi à recruter parmi les réfugiés masalit au Tchad grâce à la

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présence dans ses rangs, au Tchad même, d’importants responsables masalit, en particulier Ibrahim Yahya, ancien gouverneur du Darfour Ouest (rallié au gouvernement en 2007), mais aussi de chefs traditionnels de rang important dans les camps de réfugiés.

A partir de 2005 le pouvoir tchadien commence à appuyer ouvertement les rebelles soudanais, en particulier le JEM. Cela permet au mouvement d’accroître son implantation au Tchad, notamment au Dar Sila. L’armée se retirant de cette région pour se concentrer sur la défense de la frontière plus au nord, Idriss Déby compte sur le JEM pour jouer un rôle de forces supplétives au sud-est du pays. Mais le JEM a un programme plus ambitieux : il espère se servir du Dar Sila comme base arrière pour attaquer le Darfour Ouest – la région de Foro Boranga et le sud de Geneina, et pourquoi pas la capitale de l’Etat elle-même.

En 2006 et 2007, la présence des rebelles soudanais au Dar Sila est flagrante. La SLA et surtout le JEM ont ouvert plusieurs camps d’entraînement dans la région, en particulier à proximité d’Aradeb (près de Goz Amer). Présents dans les camps de réfugiés de Goz Amer et Jebel, les cadres rebelles opèrent au grand jour. A partir de la mi-2006, ils ne recrutent plus seulement parmi les réfugiés mais parmi les Dadjo tchadiens. Ils bénéficient des liens entre les Dadjo tchadiens et les Dadjo soudanais victimes d’attaques du gouvernement soudanais et des Janjawid : des Dadjo du Darfour Ouest sont présents dans la région, certains parmi les réfugiés arrivés en 2003-4, d’autres depuis la guerre fur-arabes des années 1980, qui n’a pas épargné les communautés dadjo de la région de Zalingei, proches des Fur. Ils ont aussi le soutien de commerçants zaghawa kobé installés au Dar Sila. Mais surtout, les Dadjo tchadiens, confrontés à présent à des attaques de Janjawid, cherchent à se défendre et à s’armer, et voient dans les rebelles du Darfour des alliés naturels.

Les liens entre rebelles soudanais et milices dadjo sont établis en particulier par deux Dadjo aux casquettes multiples : Ahmat Ibrahim « Khashkhasha » et Bechir Hassan Bechir se présentent aussi bien comme des organisateurs des milices dadjo, des représentants des mouvements rebelles soudanais (respectivement le JEM et la SLA), et des colonels de l’armée tchadienne.  A partir du début 2006, la stratégie d’implantation du JEM au Dar Sila est aussi coordonnée par Nourein Minnawi Bartcham, un intellectuel zaghawa kobé soudanais en rébellion contre Khartoum depuis le début des années 1990. Bien qu’il ait aussi rejoint, en 1993, le CNR (Conseil national de redressement), la rébellion zaghawa kobé d’Abbas Koty Yacoub contre Idriss Déby, Nourein est devenu par la suite un proche du pouvoir tchadien. C’est ainsi qu’en 2004, alors que Déby combat ouvertement le JEM, il devient le leader politique du NMRD (voir plus haut), qu’il finira cependant par quitter pour rejoindre le JEM. Le mouvement lui donne une seconde chance en le chargeant du Dar Sila. Au niveau du pouvoir tchadien, cette stratégie a le soutien du général Mahamat Ali Abdallah, un Zaghawa Kobé alors ministre de l’Energie qui est aussi, depuis le début du conflit, l’un des hommes les plus influents sur la question du Darfour – il est depuis février 2008 ministre de la Défense. Quant à Nourein, lorsqu’en 2007 le JEM se scindera en deux, il rejoindra la faction dissidente de Bahar Idris Abu Garda, ancien numéro 2 du mouvement, et sera pour cela arrêté et détenu pendant plusieurs semaines au Darfour par les hommes du Dr. Khalil. Il est donc peu probable qu’il joue de nouveau un rôle au Dar Sila.

Bien que le JEM semble accorder plus d’importance au Dar Sila que la SLA, l’ensemble des factions rebelles présentes dans la région semblent avoir mis de côté leurs divisions au niveau national pour se coordonner localement. Ainsi, un témoin rapporte une réunion importante début 2006 à Goz Beïda entre Hassan Yunus Al-Kolle, l’un des principaux responsables des milices dadjo (voir plus loin) et un « comité des mouvements rebelles soudanais »,

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comprenant : Nourein Minnawi pour le JEM, Abbakar « Toula » pour la SLA, Jibril « Tek » pour le NMRD, et Bechir Hassan Bechir (représentant à la fois les milices dadjo et la SLA). Le témoin précise que l’homme le plus important à cette réunion était Jibril « Tek », en raison de ses liens avec l’armée tchadienne, mais que « le plus intéressé » par le soutien aux milices dadjo était le Dadjo Béchir Hassan. Par la suite, le 9 juillet, Nourein Minnawi, au nom du JEM, a signé un accord de soutien mutuel avec six représentants de la tribu dadjo, dont le même Bechir Hassan.

En 2006 et 2007, dans leurs camps d’entraînement, la SLA et le JEM donneront ainsi à des combattants dadjo traditionnels (voir plus loin), équipés surtout d’armes blanches, un entraînement militaire sommaire, notamment au maniement de la kalach. En 2006, 400 Dadjo de la région de Tiero et Marena, commandés par le chef de guerre traditionnel Hassan Yunus Al-Kolle, ont ainsi été entraînés durant quatre mois dans un camp proche d’Aradeb. Des vidéos de l’entraînement tournées par le JEM montrent un nombre relativement faible d’armes à feu.

S’ils les entraînent, les rebelles soudanais ne laissent pas d’armes aux miliciens dadjo, à moins que ceux-ci ne rejoignent clairement leurs rangs. Les objectifs des uns et des autres diffèrent. Les rebelles du Darfour entendent recruter des miliciens dadjo pour se battre au Darfour Ouest, alors que ceux-ci veulent défendre leurs villages. Un warnang (responsable villageois chargé notamment de rassembler les hommes pour le combat) de la région de Goz Beïda indique qu’à la fin 2006 « une vingtaine de jeunes de mon village ont rejoint les Toro Boro commandés par Bechir Hassan et Toula. Mais ceux-ci leur ont demandé d’aller se battre au Soudan, alors ils sont revenus sans même suivre l’entraînement. Ils doivent défendre leur village. Quatorze autres jeunes sont retournés chez les Toro Boro par la suite, mais eux non plus n’ont pas trouvé de compromis ».

Les liens entre les deux groupes se distendent en 2007. Quand en mars des Janjawid appuyés par la CNT (voir plus haut) écrasent les centres les plus actifs des milices dadjo à Tiero et Marena, le JEM n’est pas en mesure de fournir une protection à ses « alliés » dadjo et d’empêcher le massacre. Un chef local du JEM a été tué dans ces combats, mais il s’agit d’un Dadjo du Soudan très proche des milices dadjo tchadiennes.

Après cette attaque, les rebelles du Darfour commencent à se retirer du Dar Sila et à fermer leurs camps d’entraînement. L’écrasement des milices dadjo à Tiero et Marena signe l’échec de son projet de recruter, former et ramener au Darfour des unités de Dadjo tchadiens. Surtout, le gouvernement tchadien ne souhaite pas se mettre à dos les Arabes, et demande au JEM comme aux milices dadjo de ne pas contrarier les appels au retour qu’il lance aux Arabes tchadiens partis au Soudan. En même temps, le JEM n’a pas renoncé à attaquer le Darfour Ouest, mais il ne le fera pas depuis le Dar Sila. En décembre 2007, après avoir passé la frontière au sud de leur base arrière de Tiné et rejoint leur bastion du Jebel Mun, les troupes JEM s’emparent de Sirba et Silea, et encerclent El-Geneina, sans toutefois prendre la ville. Ainsi, le départ du JEM du Dar Sila est à la fois l’échec d’une implantation et un changement de stratégie. La question est de savoir si ce départ est durable ou non. Jusqu’en janvier 2008, on pouvait croire que oui, du moins sur le moyen terme : le gouvernement soudanais était clairement en difficulté autour de Geneina et il semblait que le JEM s’apprêtait à finalement contrôler un territoire conséquent au Soudan. Mais l’offensive des rebelles tchadiens contre N’Djaména début 2008 a changé la donne. Preuve de l’importance du régime Déby pour le JEM, 100 à 200 véhicules du mouvement sont précipitamment rentrés au Tchad pour aider l’armée à reprendre le contrôle de la situation, affaiblissant du coup la présence JEM au

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Darfour Ouest et perdant les territoires récemment conquis. Le centre de gravité du JEM s’est déplacé vers l’Est, et se situe à nouveau à cheval sur la frontière. Mais la volonté du pouvoir tchadien d’apaiser les conflits intercommunautaires au Dar Sila rend difficile l’idée d’une reprise de l’implantation rebelle soudanaise dans la région.

3. Janjawid

Comme nous l’avons dit précédemment, le terme de Janjawid n’a pas exactement la même signification au Darfour et au Tchad. Si au Darfour, depuis 2003, il désigne clairement des milices supplétives du gouvernement soudanais, les Janjawid actifs au Tchad semblent nettement plus autonomes et motivés davantage par le vol (en particulier de bétail).

Quant à leur composition, si le gouvernement tchadien aussi bien que les chefs locaux accusés d’être du côté des Janjawid tendent à mettre l’accent sur la présence d’éléments soudanais, les victimes directes des attaques s’accordent à dire que les Janjawid actifs au Dar Sila sont composés à la fois d’éléments soudanais, dont des Janjawid également actifs au Darfour Ouest, et tchadiens – dont des personnes que les victimes identifient comme des « voisins », des « connaissances » ou des « amis ». Les éléments soudanais sont considérés comme mieux armés et mieux équipés (uniformes). Les éléments tchadiens sont souvent considérés comme les guides, les informateurs ou parfois les exécuteurs de basses besognes – ce qu’on retrouve à l’intérieur du Darfour, où des Janjawid « à plein temps » s’adjoignent souvent des éléments locaux comme guides. Les éléments soudanais sont également plus présents à proximité de la frontière et nettement moins lors des attaques ayant eu lieu plus à l’intérieur du Tchad. Enfin, les éléments soudanais auraient été actifs plus tôt, les Tchadiens les ayant rejoints peu à peu.

Il est difficile de déterminer l’ampleur de l’influence du gouvernement soudanais et des Janjawid supplétifs de Khartoum dans les violences ayant eu lieu au Dar Sila. Les chefs des Janjawid sur le terrain, certains parfois observés lors des attaques, sont essentiellement des chefs traditionnels arabes tchadiens plus ou moins importants, et leurs agid, « chefs de guerre ». Certains appartiennent à des groupes arrivés récemment dans la région, mais d’autres sont des « chefs de tribu », et donc des chefs de groupes présents depuis longtemps au Dar Sila et jusqu’ici plutôt en bons termes avec les Dadjo. Ceux cités le plus fréquemment sont :

Pour la région d’Adé : Mahamat Taher Nur-ed-din, chef de tribu des Rizeigat Nawayba Jamul [voir tableau 1], et Weli Nur-ed-din son oncle et son agid. Des victimes signalent avoir vu Mahamat Taher au cours des attaques. Les deux hommes ont représenté leur groupe et parfois d’autres groupes arabes (Rizeigat Mahariya, Awlad Rashid) lors de tentatives manquées de réconciliation.

Pour la région de Daguessa à Tiero :- As-Silek Ahmat Taher, chef de tribu des Hemat, ancien sous-préfet adjoint de Daguessa [voir tableau 1] ; - Ibrahim Jaaden Daud, un chef non-officiel (sheikh) des Misirya Zurug (branche Kuuk) d’Am Djerema/Daguessa ;- Ahmat Bechir Yaqub, un chef de fraction Salamat du damre Nabaka, près de Tiero ;- Abbakar Saghayrun, Rizeigat Mahamid de Tiero.

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Ainsi, lors d’une réunion ayant eu lieu à l’est d’Um Dukhun, à l’intérieur du Soudan, entre des chefs de milices dadjo et des Janjawid en vue de régler un conflit après des vols dans la région de Tiero, les Janjawid - qui étaient tous des Arabes du Soudan – ont désigné comme leurs intermédiaires en territoire tchadien les quatre personnes citées ci-dessus pour la région de Daguessa à Tiero.

Il est à noter que la plupart de ces responsables arabes sont partis au Soudan en 2006. Certains, en particulier les deux chefs de tribu, sont revenus en territoire tchadien en décembre 2007. D’autres, comme Ibrahim Jaaden, n’étaient pas encore revenus en janvier 2008. Ce dernier a reçu au Soudan le titre d’amir (« prince »), déjà donné dans les années 1990 à de nombreux chefs arabes du Darfour Ouest originaires du Tchad, qui sont devenus aujourd’hui les principaux dirigeants des Janjawid dans la région. L’importance des mouvements de populations arabes du Tchad vers le Darfour, en particulier dans les années 1980, fait qu’il n’est pas toujours facile de donner une nationalité aux membres de ces communautés, qui peuvent être qualifiées ou se qualifier eux-mêmes alternativement de « Soudanais » ou de « Tchadiens » selon les circonstances et les intérêts en jeu.

Certains de ces amir du Darfour Ouest sont souvent cités comme les dirigeants ou les coordinateurs des Janjawid actifs en territoire tchadiens. C’est le cas en particulier de deux d’entre eux dont les territoires bordent la frontière :

amir Abdallah Abu Shinebat (parfois appelé Abdallah Ahmat Shinebat), Beni Halba. Compte tenu de leur unité, les Beni Halba, en partie venus du Tchad, seraient devenus le plus important groupe arabe du Darfour Ouest. Le territoire administré par l’amir va d’Habila à Foro Buranga, au sud de Geneina. On le confond parfois avec son frère Al-Hadi, qui est l’un de ses omda et son agid, également impliqué dans les attaques au Dar Sila. Du côté tchadien, Mahamat Taher Nur-ed-din et Weli Nur-ed-din seraient sous ses ordres. Un responsable dadjo de la région de Koloy rapporte qu’en 2004, suite au meurtre de deux Dadjo par des Arabes Nawayba, Al-Hadi Shinebat a aidé Weli Nur-ed-din à payer la diya aux Dadjo.

amir Hamid Daway (ou Hamid Ad-Daway), Awlad Rashid, zone de Beyda-Harara-Kongo Haraza. Il a le grade de brigadier, et est le frère d’un colonel de l’armée soudanaise, Ahmat Ad-Daway. Né au Tchad, à Am Dam (sud d’Abéché), il est parti pour le Darfour dans les années 1980. Son oncle était sheikh à Geneina, il a épousé la fille de son oncle et à sa mort a pris sa place comme sheikh, puis amir. Il a rejoint le parti au pouvoir (le Front national islamique, puis le Congrès national). Il a joué un rôle d’intermédiaire dans les relations entre les Arabes du Dar Sila et le gouvernement soudanais.

En janvier 2006, dans le but de mettre fin aux premières attaques de « Janjawid » dans la région d’Adé, le sultan Saïd, trois des quatre députés du Dar Sila et des représentants de l’administration (le préfet) ont rencontré Hamid Ad-Daway à Adé. D’après deux des participants, ce dernier n’a pas nié son influence, mais a fait porter la responsabilité du conflit aux Dadjo et à leurs milices. Il aurait également indiqué n’avoir d’ordre à recevoir que de Khartoum. Cette rencontre a cependant abouti à la signature d’un « pacte de bon voisinage » entre l’amir et le sultan Saïd, mais ce document en semble pas avoir eu d’impact sur le terrain.Au Darfour Ouest, les amir arabes sont devenus peu à peu, à partir de 1995 puis surtout de 2003, des recruteurs et des dirigeants de milices dites « Janjawid », peu à peu intégrées à des forces plus officielles (Forces de défense populaire, Garde frontière). Ils ont donc

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régulièrement reçu des armes du gouvernement, et il est clair qu’une partie de ces armes a pu être utilisée au Tchad, par eux-mêmes ou par des alliés locaux. Une partie des Janjawid actifs au Tchad sont décrits par les témoins des attaques comme portant des uniformes « soudanais », parfois sans insignes. Ces uniformes peuvent leur avoir été distribués au Soudan mais ils peuvent aussi avoir été achetés sur des marchés soudanais.

En dehors des Arabes, les témoins des attaques s’accordent pour souligner l’importance numérique des combattants non-arabes parmi les Janjawid. Au Darfour également, un certain nombre de groupes non-arabes ont rejoint les Janjawid, pour différentes raisons : plus ou moins forte arabisation - linguistique et culturelle – (Gimir), voire identification au mode de vie des Arabes (Fellata), conflit ancien avec d’autres groupes non-arabes prédominant dans la rébellion, en l’occurrence les Zaghawa (c’est le cas des Gimir et des Tama), attraction des promesses gouvernementales (pouvoir, argent), et enfin peur d’être attaqués par les Arabes. On retrouve certaines de ces raisons à l’origine de la participation de non-arabes aux Janjawid actifs au Tchad, encore plus nette qu’au Darfour. Les Ouaddaïens et les Mimi du Dar Sila – nous ne classons pas parmi les non-arabes les Arabes Zaghawa et les Bornu, qui sont ici totalement arabisés et considérés comme arabes - sont peut-être un peu plus arabisés que les Dadjo, mais leur choix a été surtout motivé par leur situation de nouveaux venus, solidaires d’autres nouveaux venus arabes et de nomades arabes, tous en conflit avec les premiers occupants dadjo. Il ne faut pas non plus négliger le fait que se ranger du côté des Janjawid leur permettait aussi de ne pas être attaqués par ces derniers.

Janjawid arabes et non-arabes opèrent parfois séparément, parfois ensemble, mais certains témoins des attaques leurs prêtent des taches différentes : les Ouaddaïens et les Mimi servent d’informateurs et de guides pour le compte de Janjawid venus de plus loin, et s’adonnent eux-mêmes à de petits vols de bétail quand les Arabes se livrent plutôt à des vols ou des attaques importantes. Certains survivants de la grosse attaque de Tiero, en mars 2007, signalent aussi que les Ouaddaïens locaux exécutaient les Dadjo sur ordre des rebelles de la CNT qui participaient à cette attaque.

4. Les milices locales dadjo, sinyar, masalit, etc.

L’un des faits marquants du conflit au Dar Sila est la mobilisation de milices locales parmi les Dadjo et d’autres groupes de cultivateurs proches (Masalit, Sinyar), qui ont résisté et répliqué aux vols de bétail et aux attaques des Janjawid, et ont elles-mêmes commis des violences et contribué à l’extension du conflit. Le terme de « milices » n’est pas idéal, car ces groupes armés reposent surtout sur une organisation traditionnelle. Il s’agit en fait de groupes de « jeunes » (chebab en arabe, en dadjo les combattants sont appelés sugoske), ou plutôt de tous les hommes en âge de combattre - la majorité ayant entre 20 et 40 ans, mais on observe aussi parfois des combattants plus jeunes (15 ans) et des vieillards. Ce type de groupe armé pose de manière aiguë le problème de la distinction entre civils et militaires.

Dans chaque village, il existe un chef chargé d’organiser ces groupes, le warnang : le terme et la fonction existent aussi chez les Masalit, les Ouaddaïens et les Fur ; en arabe, on le traduit généralement par agid, mais ce dernier terme désigne plutôt un chef de guerre, alors que le warnang joue aussi un rôle important en période de paix. Ces groupes sont surtout mobilisés pour les travaux collectifs – agricoles mais aussi construction des maisons -, les fêtes, l’accueil des étrangers. En période de guerre, ils se mobilisent pour défendre le village – d’où le terme de « groupe d’auto-défense » qu’on leur donne parfois, mais qui ne tient pas compte de leur capacité offensive -, mais aussi pour poursuivre des voleurs de bétail (la faza) ou partir

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soutenir d’autres villages confrontés à un conflit. La crise actuelle a rapidement remis en avant cette fonction guerrière, en sommeil lors des années précédentes, plus paisibles. « Depuis quatre ans que je suis warnang, explique un warnang de la région de Goz Beïda, nos activités sont passées des travaux agricoles au combat. Auparavant, il y avait peu de combats. Mon prédécesseur a été warnang pendant huit ans et n’a connu aucun combat. En quatre ans, j’en ai livré environ vingt-cinq. »

Le maintien d’une tradition guerrière parmi les Dadjo ou sa résurgence récente à la faveur de la crise doit aussi se comprendre en parallèle avec l’implantation ancienne de groupes armés dans la région, en particulier les groupes rebelles des années 1970. Certains warnang ont été recrutés par ces groupes pour jouer un rôle local, ou ont été choisi pour leur expérience passée au sein de ces groupes. Au Darfour, chez les Fur et les Masalit, les warnang ont constitué les premières milices locales qui ont combattu dans les conflits interethniques locaux, en particulier la guerre entre Fur et Arabes de 1987-89. Si à l’époque les milices arabes étaient déjà désignées par le terme Janjawid, celles des Fur étaient désignées par le terme, d’origine anglaise, de milishiya, qu’on retrouve aujourd’hui au Dar Sila pour désigner les milices dadjo, masalit, etc. Du fait qu’elles sont proches des rebelles du Darfour, les milices dadjo du Tchad ont aussi hérité du surnom de « Toro Boro ». Au Darfour, les milishiya fur et masalit ont joué un rôle important dans l’émergence de la SLA.

Les warnang sont élus par les villageois et sont en principe soumis au chef du village, puis au chef de canton au-dessus de lui. Mais il existe aussi des chefs de guerre qui dépassent le cadre du village et peuvent avoir autorité sur les « groupes de jeunes » et les warnang d’une région entière : ce sont les djermay – un terme qui en arabe se traduit de nouveau par agid. Le djermay est une sorte de super-warnang qui peut aussi jouer un rôle en temps de paix (travaux agricoles) mais est surtout associé aux faza et à la guerre. Le plus fameux d’entre eux est Hassan Yunus Al-Kolle ou Al-Kello, chef de guerre charismatique de la région de Tiero, qui a trouvé la mort lors de l’attaque de ce village en mars 2007. Lui aussi était passé par la rébellion du Frolinat (Front de libération nationale du Tchad) dans les années 1970. Certains de nos informateurs précisent que le jermay se distingue du simple warnang par le fait qu’il monte à cheval. Sinon, la plupart des miliciens dadjo, au contraire des Janjawid – dont le nom même est associé au cheval, jawad en arabe -, se déplacent à pied. Ils sont essentiellement équipés d’armes traditionnelles : lances et surtout arcs et flèches enduites d’un poison végétal mortel (en cinq minutes), achetés à des Hausa venus du Nigeria. Mais malgré leur efficacité ponctuelle, ces armes ne pèsent pas lourd face aux fusils automatiques dont les Janjawid sont largement armés.

Au fur et à mesure de la montée des violences, et en particulier à partir de la fin 2006, les milices dadjo ont cherché par tous les moyens à acquérir des armes à feu, en s’adressant d’une part aux rebelles du Darfour présents dans la région, d’autre part au pouvoir tchadien, qu’ils ont tenté d’approcher via leurs chefs traditionnels (chefs de canton, sultan) et via les cadres dadjo à N’Djaména. D’après des miliciens eux-mêmes, le sultan Saïd a refusé de soutenir leur quête d’armes. D’autres notables dadjo, en conflit avec le sultan sur ce sujet comme sur d’autres, ont au contraire tenté d’en trouver. En novembre 2006, une quinzaine d’entre eux, dont Mahamat Ibrahim Bakhit « Nedjib » et les deux députés dadjo (voir première partie), ont demandé par écrit au gouvernement 2.000 « armes d’assaut » et uniformes et des munitions pour « 2.000 jeunes formés manquant d’armement », ainsi que trois pick-up, des chevaux, huit téléphones satellite et trente millions de francs CFA (45.000 euros). Le document indique également qu’ils disposent en outre de 3.000 autres « jeunes qui ont manifesté leur ferme volonté, attendent d’être formés et équipés pour rejoindre les autres ». Le nom du sultan Saïd

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se trouve en tête de la liste des signataires de cette demande, mais c’est Mahamat « Nedjib » qui a signé à sa place, apparemment sans le consulter.

Tout en donnant satisfaction aux « durs » en destituant le sultan (voir première partie), le régime n’a pas répondu favorablement à leur demande d’armes. Au contraire, les miliciens dadjo signalent avoir été régulièrement dépouillés par des militaires tchadiens de leurs armes à feu, et parfois même de leurs armes blanches. Un responsable dadjo de la région de Koloy rapporte ainsi qu’en 2004, suite aux premiers conflits Dadjo-Arabes en raison de vols de bétail, un commandant de régiment (arabe) a rempli un pick-up d’arcs, de sagaies et de poignards confisqués aux Dadjo. Si, à l’inverse, des militaires tchadiens sympathisants de la cause dadjo ont pu donner aux milices des kalach et même quelques RPG, il s’agit d’initiatives personnelles, et il est erroné d’y voir là le signe d’une politique gouvernementale semblable et symétrique à l’armement des Janjawid par le gouvernement soudanais. Deux raisons peuvent expliquer la réserve du pouvoir tchadien : d’une part, le souci d’éviter de se mettre à dos les Arabes, qui représentent dans l’ensemble du Tchad des communautés autrement plus importantes que les Dadjo, et dont beaucoup ont jusqu’ici été plutôt de bons alliés d’Idriss Déby ; d’autre part, bien au contraire, les Dadjo n’étaient pas avant le conflit particulièrement favorables à un régime dont ils n’ont pas été particulièrement bénéficiaires. Certains des « durs » dadjo ont d’ailleurs été, au début des années 1990, parmi les premiers à entrer en rébellion contre Déby. Comme l’expliquait dès la fin 2006 un chef traditionnel dadjo : « le pouvoir tchadien n’est pas prêt à aider les Dadjo. Ils craignent que s’ils nous arment, nous nous retournions ensuite contre eux. S’il n’y avait pas eu les Janjawid, les Dadjo n’auraient pas forcément été du côté du pouvoir. Si dès le départ ils avaient amadoué les gens, peut-être les Janjawid auraient trouvé des alliés parmi les Dadjo. Maintenant c’est trop tard. Nous avons été obligés de choisir un camp. »

Les milices dadjo n’ont pas eu davantage de succès avec les mouvements rebelles soudanais, qui souhaitaient garder leurs armes pour se battre au Darfour (voir plus haut). L’essentiel des armes aux mains des milices dadjo ont donc été achetées avec de l’argent issu de collectes auprès des villageois, ainsi que des cadres dadjo de N’Djaména. Un warnang de la région de Goz Beïda raconte ainsi avoir acheté en cachette quatre kalach à des militaires zaghawa. Mais deux mois après, les mêmes militaires revenaient les confisquer, peut-être pour les revendre ailleurs. A Tiero, le djermay Hassan Yunus Al-Kolle avait réuni suffisamment d’argent de la population et des Dadjo de N’Djaména pour acheter 76 kalach, également à des officiers zaghawa basés à Dogdoré. D’autres armes ont été achetées par la suite. Un milicien survivant de Tiero estime ainsi que lors de l’attaque de mars 2007, près des trois quarts des quelque 200 miliciens dadjo basés à Tiero possédaient une arme à feu - essentiellement des kalach, mais aussi quelques armes plus lourdes : des mitrailleuses, 7 RPG, dont 5 achetés et 2 donnés. Hassan Al-Kolle avait aussi acheté deux téléphones satellite.

La destruction de Tiero et Marena et la mort d’Hassan Al-Kolle et de plusieurs dizaines de ses miliciens en mars 2007 a affaibli l’ensemble des milices dadjo. Le pouvoir a aussi demandé aux Dadjo de déposer les armes, tout en poussant les rebelles soudanais à se retirer du Dar Sila et les Arabes partis au Darfour à revenir. Depuis, les milices dadjo semblent en sommeil. Nombre de combattants sont déplacés, ont remis leurs vêtements civils et ne sortent plus avec leurs armes.

L’armée compte quelques officiers dadjo : le plus important est le général Abdullahi Seroua, un Dadjo du Guéra marié à une fille du sultan Saïd. D’autres moins gradés sont considérés comme des organisateurs des milices dadjo et des soutiens des rebelles du Darfour, comme le

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colonel Bechir Hassan Bechir et le colonel Ahmat Ibrahim « Khashkhasha », déjà cités plus haut. Peu à peu, notamment après la défaite de Tiero, de nombreux miliciens et organisateurs de milices dadjo ont été intégrés à l’armée. Le désir de vengeance reste fort parmi les combattants dadjo, et ceux qui ont été intégrés dans l’armée sont déjà accusés de violences contre des civils arabes, ainsi en janvier 2008 à l’est de Koukou Angarana. La plupart des Dadjo voient leur meilleure représentation dans l’armée comme un moyen de mieux lutter contre les Arabes, ou du moins de mieux protéger les villages dadjo. Mais le pouvoir entend surtout les contrôler et les utiliser pour son propre combat contre les rebelles. Un warnang de la région de Goz Beïda raconte ainsi : « Huit jeunes de notre village ont été intégrés dans l’armée tchadienne en octobre 2007. Ils ont perdu leur papa, leur maman, leur frère, et sont partis vers la vengeance. Ces jeunes ont pour objectif de venir défendre leur village mais le gouvernement veut les amener au combat contre les rebelles. Si nos enfants reviennent ici nous aurons la paix, mais si on les affecte au loin, la sécurité ne reviendra pas. » Au-delà de la défense des villages, nombre de Dadjo considèrent l’entrée des leurs dans l’armée comme un bon placement à long terme pour les intérêts de leur communauté. « Ce qui a fait notre souffrance, explique un déplacé dadjo de Dogdoré, est que nous avons peu d’enfants militaires, peu d’enfants scolarisés, personne pour parler en notre nom. Si nos enfants deviennent militaires, ils nous sauveront ».

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III. Des causes locales aux influences extérieures

1. Rôle du pouvoir politique tchadien

Le Dar Sila, sous l’ère Déby, a continué d’être une région marginalisée, à l’écart du développement et du pouvoir. Mais, comme d’autres régions méridionales aux terres relativement riches, il a accueilli en nombre des populations fuyant la sécheresse, mais aussi les troupeaux dans lesquels les bénéficiaires ou les « clients » du régime, en particulier des Zaghawa, ont investi. Comme dans d’autres régions, la communauté zaghawa présente au Dar Sila a éveillé contre elle des jalousies du fait du favoritisme dont elle bénéficiait grâce à ses relations avec le pouvoir, souvent via un pouvoir local (administration, armée) lui-même concentré par des Zaghawa. Avant la crise actuelle, estime un chef traditionnel dadjo, « il y avait de mauvaises relations entre la population et l’armée. Ce n’était pas une armée qui protège les gens, c’était l’armée des clans. Elle créait des conflits et commettait des exactions contre la population ».

Le favoritisme dont bénéficiaient les Zaghawa est souvent allé jusqu’à l’impunité, notamment en cas de vols de bétail ou de meurtres commis par des Zaghawa. Certains de nos informateurs estiment ainsi qu’au Dar Sila, jusqu’en 2000, les vols de bétail étaient le fait des Zaghawa et non des Arabes. « Depuis que le MPS [Mouvement patriotique du salut, le groupe rebelle d’Idriss Déby, devenu parti politique] est au pouvoir, il y a eu beaucoup de vols. Les Zaghawa ont la force. Si le voleur s’échappe, ce n’est qu’un voleur. Mais si tu l’élimines, ils disent que c’est un colonel… » Ces injustices ont poussé les Arabes – principaux détenteurs de bétail et concurrents des troupeaux zaghawa – à s’allier pour se défendre, une alliance qui à partir de 2004 s’est retournée contre les Dadjo.

Avant la crise actuelle, les Zaghawa semblaient faire l’unanimité contre eux parmi les différentes communautés du Dar Sila, notamment les Dadjo et les Arabes. Mais lors de la crise, l’Etat inéquitable se fait absent, et l’armée, surtout, se retire du Dar Sila. Ce désengagement a laissé le champ libre aux vols de bétail et à l’escalade de la violence. Il a surtout profité aux Arabes, forts de leurs liens avec les Janjawid du Darfour Ouest et les rebelles tchadiens, et tourné au désavantage des Dadjo, moins bien armés et plutôt handicapés par leurs relations avec des rebelles du Darfour incapables de les soutenir réellement.

Le premier retrait de l’armée du Dar Sila est survenu lors de l’attaque d’Adré par le FUC (Front uni pour le changement), la première coalition rebelle tchadienne dirigée par Mahamat Nour Abdelkarim, le 18 décembre 2005. Les forces tchadiennes quittent alors le Dar Sila pour se battre avec les rebelles, certains chefs militaires proches des milices dadjo se contentant de leur laisser quelques armes. Face à la montée des tensions, et surtout à des attaques de rebelles tchadiens au Dar Sila même, l’armée réinvestit la région en 2006, moins pour protéger les civils que pour contrer les rebelles. En octobre 2006, l’importante garnison basée à Daguessa traînera à intervenir face à un regain de violences, et c’est sur l’initiative personnelle du sous-préfet dadjo de Koukou Angarana que des militaires partiront au combat contre les Janjawid. En janvier 2007, l’armée se retirera de nouveau de la zone de Dogdoré-Daguessa, laissant les rebelles de la CNT l’occuper, puis les laissant attaquer violemment Tiero en mars. Lors de cette attaque, les forces tchadiennes - bien que 1.000 à 2.000 hommes aient été positionnés à Koukou Angarana, à une heure de voiture de Tiero - n’ont pas répondu aux appels au secours (par téléphone satellite) des milices dadjo. Deux raisons sont invoquées par les responsables dadjo : des liens ethniques entre les chefs militaires locaux et les attaquants (rebelles et

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Janjawid) ; et de manière sans doute plus décisive, la volonté du pouvoir tchadien de ne pas prendre parti pour les milices dadjo.

Les événements qui ont suivi semblent en effet prouver que le pouvoir tchadien a résisté à la tentation, encouragée par les responsables dadjo eux-mêmes, de faire des milices dadjo des forces supplétives de l’armée tchadienne au Dar Sila, ce qui aurait légitimé le soutien du Soudan et des rebelles tchadiens aux Janjawid actifs en territoire tchadien. C’est d’ailleurs une suite logique à la politique traditionnelle d’Idriss Déby, qui a longtemps résisté, malgré son clan, à la tentation de soutenir les rebelles du Darfour au nom de la solidarité ethnique zaghawa. Le soutien tchadien à une partie des rebelles du Darfour est avant tout une réponse au soutien soudanais aux rebelles tchadiens, et au-delà une tentative de faire de ces rebelles des forces supplétives d’une armée instable. Il serait erroné de considérer comme parfaitement symétrique les relations des gouvernements de Khartoum et N’Djaména avec les groupes armés – groupes rebelles et milices – qui devraient leur être proches au nom d’affinités ethniques. En réalité, la réticence tchadienne à soutenir les rebelles du Darfour jusqu’en 2005, puis les milices dadjo en 2006-7, tient moins d’un manque de confiance dans ces forces aux motivations propres que dans la volonté de conserver de bonnes relations avec les Arabes.

Dispersés sur des territoires immenses – du nord du Batha à la RCA, et du lac Tchad au Darfour – les Arabes « tchadiens » sont divisés en de multiples sous-groupes ou branches qui jusqu’ici priment sur leur identité « arabe » ou leur nationalité. Ils sont en outre divisés politiquement. Leur principale entrée dans le jeu politique remonte aux années 1970 avec la création du CDR (Conseil démocratique révolutionnaire), le principal groupe arabe de la rébellion du nord du Tchad. Très hostile à la faction gorane d’Hissène Habré, le CDR devra, lorsque ce dernier prendra le pouvoir en 1982, s’exiler en Libye et au Darfour tandis que de nombreux Arabes tchadiens seront victimes des violences du régime Habré. Ce passé explique que les Arabes accueillent plutôt favorablement l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby en 1982, et si peu à peu, certains de leurs leaders (Acheikh Ibn Oumar, Hassan « El-Jineidi », Ahmat Hassaballah Soubiane, etc.) rentrent ou entrent en rébellion, d’autres font carrière au sein du gouvernement ou de l’armée, ou encore dans les affaires. Le régime est notamment soucieux de conserver de bonnes relations avec les Rizeigat Mahariya, dont certains jouent un rôle important : le général Bichara Issa Jadalla (ancien ministre de la Défense, aujourd’hui gouverneur d’Abéché), Mahamat Saleh Annadif (ancien ministre des Affaires étrangères).

En 2007, afin de présenter les violences au Dar Sila comme purement orchestrées par le gouvernement soudanais, le régime tchadien a produit des discours, à destination de la communauté internationale, tendant à décrire tous les Arabes tchadiens comme des « Janjawid ». Il a aussi profité de ce climat pour évincer des Arabes du pouvoir, en particulier Rakhis Mannani, ministre résident de l’Elevage, basé au Salamat, qui avait critiqué l’explication officielle des violences pour y voir surtout des causes locales.

Le pouvoir ne s’est cependant pas laissé entraîner dans une véritable politique anti-arabe. Il a au contraire accentué sa politique de séduction vis-à-vis des Arabes du Tchad partis au Darfour, aussi bien ceux partis depuis plusieurs décennies que ceux ayant fui le Dar Sila lors des violences actuelles.

Depuis le début de la guerre au Darfour, le pouvoir tchadien a tenté de maintenir des contacts avec les Arabes du Darfour originaires du Tchad, qui ont été particulièrement actifs au sein des Janjawid. Cette politique a d’abord eu pour but de calmer le conflit Arabes-Zaghawa au Darfour et d’éviter qu’il ne s’étende au Tchad. Par la suite, faute de succès, et devant la

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dégradation des relations entre Khartoum et N’Djaména, une véritable compétition entre les deux pays pour les Arabes tchadiens s’est instaurée.

Depuis plus de vingt ans, les différents gouvernements de Khartoum ont bien accueilli les Arabes ayant fui le Tchad, leur donnant la nationalité soudanaise, des chefferies et de la terre, et finalement de l’argent et des armes en échange de leur soutien au gouvernement et de leur participation au Janjawid. En 2006, plusieurs milliers d’Arabes du Dar Sila, y compris des chefs de tribu (voir plus haut) ont ainsi fui les violences au Tchad, attirés aussi par les promesses similaires du gouvernement soudanais. En réponse, le gouvernement tchadien a tenté de les convaincre de revenir au Tchad, en leur faisant des promesses similaires (titres, développement, argent), ainsi que l’impunité pour les crimes qu’ils auraient pu avoir commis. Le pouvoir aurait débloqué 3 milliards de francs CFA pour financer cette politique, et, selon un responsable arabe de la région, Déby lui-même aurait promis de demander aux ONG d’aider les Arabes qui reviennent du Soudan, et non plus seulement les réfugiés et les deplacés non-arabes. Fin 2007, de nombreux Arabes, conduits par leurs chefs de tribu, sont ainsi revenus en territoire tchadien, en particulier dans les régions d’Adé et Daguessa. Ils attendent beaucoup de ces promesses. Un responsable arabe de la région d’Adé dit ainsi sans détour : « A l’heure actuelle, si Déby nous fait du bien, on peut le défendre. Nous pensons que Déby peut nous aider à devenir comme Hamid Ad-Daway et Shinebat » - ces Arabes tchadiens ayant fui pour le Soudan et devenus aujourd’hui des chefs importants au Darfour Ouest. « Ce sont des Tchadiens, poursuit le même, mais ils ne quitteront pas le Soudan. Ceux qui sont partis là-bas les ont vus bien assis, ils ont la vie douce ».

La politique « arabe » du pouvoir tchadien passe d’abord par les responsables gouvernementaux arabes, comme Bichara Issa Jadalla, qui dialogue avec les membres de son groupe (les Mahariya) au Soudan, dont certains sont considérés comme d’importants responsables des Janjawid. Elle passe aussi par les autorités locales, arabes et non-arabes. Parmi les Arabes revenus récemment au Tchad, Mahamat Taher Nur-ed-din, le chef de tribu des Nawayba Jamul, et Yusuf Hasan, celui des Nawayba Samra, ont décidé de revenir après avoir reçu du préfet du Dar Sila une « lettre de pardon », qui promettait à Mahamat Taher un nouveau poste de représentant de toutes les tribus arabes du Dar Sila. En principe, ceux qui reviennent devraient être désarmés, mais des tentatives de désarmement en janvier 2008 ont immédiatement provoqué un regain de tensions.

2. Rôle des organisations humanitaires et leur perception par les populations

Dans des régions isolées où l’Etat, quand il n’est pas carrément absent, est souvent prédateur, l’arrivée de l’aide humanitaire a d’emblée un impact fort sur l’économie locale : amélioration du niveau de vie des bénéficiaires, création d’emplois, dynamisation du commerce mais aussi inflation peuvent s’observer au Dar Sila comme dans bien d’autres crises. Le changement peut être brutal, car l’aide humanitaire à échelle massive est relativement nouvelle au Tchad – à la différence du Soudan voisin. L’est du Tchad en particulier, territoire périphérique et marginalisé, n’est pas accoutumé à une présence massive des organisations d’aide occidentales. Le résultat en est une forte méconnaissance réciproque entre les acteurs tchadiens et les organisations humanitaires.

A l’évidence, cette aide intervient dans un contexte difficile. L’existence de différents groupes de bénéficiaires potentiels – réfugiés, déplacés, « retournés » et résidents eux-mêmes souvent aussi démunis que les populations déplacées – est une source continue de tension, malgré des efforts croissants pour cibler aussi les populations non-déplacées. La présence sur le territoire

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tchadien de groupes armés soudanais (rebelles darfouriens et milices janjawid) qui entretiennent des liens complexes (ethniques, familiaux) avec les populations locales ne facilite pas le travail des humanitaires : les groupes armés recrutent et séjournent parmi les civils tchadiens et soudanais présents en territoire tchadien, y compris dans les camps de réfugiés et de déplacés. Le volet proprement tchadien de la crise accentue encore la confusion entre civils et hommes en armes, en particulier au Dar Sila, où nombre de civils se sont armés et ont rejoint ou formé des « milices ». Tandis que les humanitaires ont bien du mal à distinguer les différents acteurs, la population locale et réfugiée a également du mal à identifier les spécificités des multiples ONG et agences de l’ONU, parfois plus concurrentes que complémentaires. L’affaire de l’Arche de Zoé, présentée par les médias comme une « ONG humanitaire », a encore ajouté à la confusion, tandis que le déploiement en cours d’une force européenne de maintien de la paix (l’Eufor) fait peser sur les humanitaires le risque d’amalgames plus graves, avec des militaires.

Au-delà de l’efficacité de l’aide humanitaire en général, dont le présent rapport ne prétend pas rendre compte, il n’est guère surprenant que les perceptions tchadiennes de l’aide humanitaire soient souvent négatives.

Multiplication des populations bénéficiaires et inégalités de traitement 

D’une part, le problème de la multiplicité des populations bénéficiaires, et de leur hiérarchisation par les organisations humanitaires, crée une source de tension permanente vis-à-vis des populations. Il est clair qu’au sommet de la pyramide se trouvent les réfugiés soudanais qui, en vertu du droit international, bénéficient d’une aide et d’une protection bien supérieures à ce que reçoivent les autres groupes. La différence d’aspect entre les camps de réfugiés et les camps de déplacés tchadiens est marquante : meilleure organisation physique, meilleurs programmes d’eau et d’assainissement en particulier. Les déplacés sont néanmoins bénéficiaires d’une aide bien supérieure à ce que reçoivent les résidents non déplacés ou récemment retournés du Soudan. Non seulement ces inégalités nuisent-elles à la perception qu’ont les populations des ONG, mais elles ont aussi un impact réel sur les populations elles-mêmes.

Le « problème arabe » 

Parmi ces différences de niveau d’aide, une des plus importantes, aussi bien réelle que perçue, est celle des communautés arabes, qui se sentent fortement marginalisées par rapport aux opérations humanitaires en cours. Plusieurs raisons expliquent pourquoi ces populations ne reçoivent quasiment pas d’aide. D’une part, historiquement, du fait qu’ils sont pour beaucoup nomades, souvent à l’écart des centres de population les plus importants – et donc aujourd’hui des bases humanitaires – et historiquement en conflit avec l’administration pour des questions d’impôt, les Arabes du Dar Sila et de l’est du Tchad en général se sont trouvés négligés par l’Etat tchadien, notamment au niveau de la santé et de l’éducation. Quand, à partir de 2004-2005 les Arabes tchadiens se sont déplacés suite aux violences dont ils ont parfois été les victimes, ils sont le plus souvent partis au Soudan, dans des régions où les organisations humanitaires internationales étaient relativement peu présentes (sud de Geneina, Foro Buranga). En outre, les populations arabes du Dar Sila ont des besoins humanitaires moins aigus que nombre d’autres communautés touchées par le conflit : ils ont eu moins de morts et de blessés, ont proportionnellement moins perdu de bétail et de biens matériels, et leur mode de vie fait qu’ils sont davantage habitués aux déplacements.

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Néanmoins, les organisations humanitaires les ont sciemment laissés de côté, en raison de difficultés d’accès (dues à leur éloignement et à leur dispersion) mais aussi parce que les humanitaires, reprenant le point de vue des victimes majoritaires (Dadjo, etc.), ont globalement considéré les Arabes comme des janjawid, donc des criminels. Ce faisant, les ONG sont sortis de la « neutralité » qu’elles revendiquent, mais elles peinent souvent à s’en apercevoir, considérant au contraire le fait même de s’intéresser aux Arabes comme une entorse à la neutralité. Chacune de la demi-douzaine de communautés arabes avec lesquelles nous nous sommes entretenus nous a fait part de son sentiment d’exclusion par rapport aux organisations humanitaires. Certains assurent en outre que les ONG pratiquent une discrimination active contre les populations arabes, tant au niveau des programmes que de l’emploi. Un chef arabe d’Adé affirme ainsi : « Quand nous emmenons nos enfants à l’hôpital, qu’il s’agisse d’un hôpital de l’Etat ou d’une ONG, ils ne sont soignés que quand tous les Dadjo ont été soignés. Les distributions d’eau ou de couvertures sont seulement pour les Dadjo, déplacés comme résidents, pas pour les Arabes. MSF-Hollande, contrairement à MSF-France [MSF-France a laissé à MSF-Hollande l’hôpital d’Adé], a suspendu tous les Arabes pour recruter seulement les Dadjo. »

Fondées ou non, dans le contexte des conflits du Darfour et de l’Est tchadien, de telles perceptions sont dangereuses. Elles risquent, comme l’a souligné un chef traditionnel arabe, d’aggraver les tensions entre les communautés. Elles se prêtent aussi à la récupération politique et peuvent servir le discours anti-occidental de certains leaders politiques arabes, tchadiens ou soudanais, reprenant d’ailleurs celui du régime de Khartoum.

Le cas des Arabes tchadiens qui, depuis la fin 2007, reviennent du Soudan, est particulièrement problématique. Quels que soient leurs besoins (encore non évaluées et sans doute très variables selon la dureté de leur séjour au Soudan), la possibilité de bénéficier de l’aide internationale au Tchad peut être une motivation supplémentaire de leur retour et une condition de la durabilité de ce retour et de leurs relations pacifiques avec les autres communautés. Le pouvoir tchadien (notamment Idriss Déby lors d’une rencontre à Goz Beïda fin 2007 avec des leaders arabes revenus du Soudan) ne s’est d’ailleurs pas privé d’utiliser l’argument et de leur promettre que les ONG viendraient les aider. Sans pour autant devenir les auxiliaires de la « politique arabe » du régime (voir plus haut), les organisations humanitaires ont tout de même sans doute beaucoup à gagner, notamment en terme de perception et de sécurité, à ne pas oublier les Arabes.

La question de la dépendance

Pour les bénéficiaires d’une aide humanitaire importante apparaît aussi un problème plus classique, mais tout aussi difficile à résoudre dans le contexte instable du Dar Sila  : celui de l’accoutumance à l’aide. Le problème se pose bien sûr pour les réfugiés soudanais, bien que cela ne semble pas entamer leur désir de retour, et que des retours surtout temporaires pour cultiver, faire paître des animaux ou simplement visiter le pays et les parents restés sur place aient été observés malgré l’insécurité persistante au Darfour. Mais cela concerne surtout des réfugiés des camps d’Hiriba et Bahay, originaires de zones du Darfour Nord largement tenues par les rebelles de la SLA-Unity. Les réfugiés présents au Dar Sila sont originaires de zones contrôlées par le gouvernement et surtout les Janjawid, et pour eux des retours de ce type sont particulièrement risqués.

Le problème de l’accoutumance à l’aide se pose surtout pour les déplacés tchadiens. Il a été perçu dès le départ par certaines organisations, qui ont parfois avancé ce risque de dépendance

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pour justifier une aide moindre aux déplacés. Les organisations proposant une aide importante aux déplacés, dont MSF-France, ont parfois été critiquées, par exemple début 2007, comme attirant des déplacés, notamment à Dogdoré. Il est en réalité très difficile d’évaluer les raisons de déplacements qui auraient pu avoir lieu de toute façon, bien qu’à des endroits différents. D’autre part, un certain nombre de déplacements « préventifs » se sont avérés par la suite parfaitement justifiés par des violences qui se sont produites.

Les critiques sur la dépendance pourraient ressurgir avec plus d’ampleur dans le cadre du retour des déplacés que le pouvoir tchadien souhaite organiser dans les mois qui viennent, avec le soutien de l’Eufor. La crainte de l’accoutumance comme un frein au retour des déplacés chez eux est évoquée par des chefs traditionnels locaux qui ne sont pas soupçonnables d’être du côté du gouvernement, mais sont soucieux de voir les populations réoccuper leurs terres, pour des raisons à la fois politiques (rétablir l’ordre foncier traditionnel) et économiques (faire renaître l’économie locale). Certains soulignent que des déplacés n’ont pas cultivé quand ils l’auraient pu, parce qu’ils étaient bénéficiaires d’aide alimentaire.

« Il aurait mieux valu que les ONG nous aident à Tiero plutôt qu’ici, estime un chef de Tiero déplacé dans le camp d’Habile, près de Koukou Angarana, à la suite de l’attaque de Tiero en mars 2007. Nous pleurons pour Tiero, il faut que les ONG nous aident à Tiero. » Les organisations humanitaires devront faire à la fois attention à ne pas freiner des retours possibles, mais aussi à ne pas encourager, en diminuant l’aide dans un camp et éventuellement en la transposant dans les villages d’origine, des retours qui pourraient s’avérer dangereux par la suite, faute de garanties suffisamment fortes quant à la sécurité.

Le « problème français » 

Le pouvoir tchadien tient un discours assez dur par rapport aux ONG, jouant la carte de l’affaire de l’Arche de Zoé pour se positionner de manière populiste par rapport à une opinion publique tchadienne (surtout urbaine, à N’Djaména et Abéché) souvent hostile à une opération humanitaire perçue comme déployée au seul bénéfice des réfugiés soudanais. En même temps, le régime bénéficie indirectement de la présence humanitaire, à la fois économiquement et en terme d’image, du fait que celle-ci se concentre justement sur des réfugiés du Darfour victimes du pouvoir soudanais plus que sur les Tchadiens victimes de la crise interne au Tchad.

Bien plus problématique est la perception des organisations humanitaires par l’opposition (légale et armée) tchadienne et une opinion sensible à ses analyses. L’hostilité croissante de l’opposition et de l’opinion à la présence française au fur et à mesure que se répètent les interventions militaires plus ou moins assumées en faveur du régime Déby rejaillit indirectement sur les ONG françaises ou employant des expatriés français : leur caractère « non-gouvernemental » n’est pas forcément compris par la population, et elles peuvent être vues comme le bras humanitaire de la France. Par exemple les rivalités entre MSF-France et l’ONG italienne Coopi pour l’hôpital de Goz Beïda ont été interprétées par les notables dadjo comme un conflit entre les ambassades de France et d’Italie. La participation des militaires français (ceux d’Epervier et bientôt ceux d’Eufor, voir plus loin) à des opérations humanitaires accentue les amalgames. Opposants et rebelles, ces derniers en contact régulier avec les humanitaires notamment MSF des deux côtés de la frontière, savent bien que les ONG françaises ne partagent pas les positions interventionnistes de leur gouvernement.

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Néanmoins, les humanitaires français courent en permanence le risque de devenir les otages des tensions entre la France et les rebelles.

A certains moments, notamment avant et après la dernière attaque de N’Djaména, certains groupes rebelles ont plutôt tenté une stratégie de séduction envers la France, dans l’espoir que Paris reste neutre et, si Déby s’avère trop affaibli, change de cheval, comme cela s’est produit en 1990 lors de la prise de pouvoir du même Déby : pour séduire la France, les rebelles savent qu’ils doivent éviter les violences envers les civils tchadiens, en particulier les réfugiés et les déplacés, et les opérations humanitaires qui leur sont consacrées, et plus encore envers les ressortissants français, notamment les humanitaires. Néanmoins, lors de moments de tensions, rebelles et opposants renoncent à la possibilité de changer l’attitude de la France à leur égard et en viennent à souhaiter que des ressortissants français, y compris des humanitaires, soient directement ciblés afin d’envoyer un message clair à la France. La première option a jusqu’ici primé, et les incidents anti-français sont restés rares. Mais la persistance d’un discours anti-français reste contre-productive pour l’opposition et la rébellion, qu’elle entraîne dans un cercle vicieux en ce qu’elle conforte Paris dans son choix d’Idriss Déby comme un moindre mal.

Perceptions de MSF-France dans le Dar Sila 

Malgré tout ces problèmes, il est frappant que la perception de MSF-France dans le Dar Sila demeure bonne. A Dogdoré, les populations tant déplacées que résidentes décrivent l’impact de l’hôpital MSF comme allant au-delà du plan médical, notamment en étant créateur d’emplois dans une économie locale durement touchée par la diminution du commerce transfrontalier avec le Soudan. L’emploi est l’une des principales qualités par lesquelles les populations locales distinguent MSF-France des autres ONG présentes : proportionnellement MSF emploierait davantage de locaux que les autres organisations humanitaires. Des salaires plus élevés que dans les autres ONG sont aussi mis au crédit de MSF. En outre, nombre d’interlocuteurs évoquent la qualité supérieure des soins.

Pour toutes ces raisons, à Goz Beïda et surtout Koukou Angarana, les autorités tant locales que traditionnelles, ainsi que les populations résidentes et déplacées, affirment avec insistance leur regret du départ de MSF-France. Les violences contre MSF-France ayant abouti au départ de Koukou-Angarana et les incidents ayant eu lieu à Koukou et à Goz Beïda ont parfois été interprétées comme liée à une hostilité particulière de la population ou des autorités locales (traditionnelles ou administratives) à l’égard de MSF en particulier, hostilité qui aurait été elle-même due à des erreurs de comportement et plus généralement à la méconnaissance du terrain. En réalité, la faible maîtrise du contexte ne peut évidemment qu’accroître le sentiment d’insécurité des ONG mais les erreurs qu’elle entraîne n’expliquent pas forcément la multiplication d’incidents qui semblent bien plus motivés par le vol que politiques.

Ceci pose, pour MSF, deux questions graves.

- D’abord, comment répondre aux besoins des populations et se satisfaire des déclarations de soutien d’autorités locales et traditionnelles quand les auteurs des violences contre les ONG restent impunis, et que les pouvoirs politiques nationaux semblent peu émus de ces violences ? Ce n’est pas un hasard si les principaux auteurs des violences de Koukou Angarana ont été identifiés comme des militaires zaghawa bénéficiant de cette impunité de par leurs liens ethniques.

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- D’autre part, Les bénéficiaires et les autorités du Dar Sila disent souvent avoir été surpris par la soudaineté du départ de MSF de Goz Beïda et de Koukou Angarana. Certains associent clairement cette soudaineté au caractère « urgentiste » de l’intervention MSF qui, malgré les qualités reconnues à l’ONG (voir plus haut) jouent en sa défaveur lorsqu’elle est comparée à d’autres qui, à cheval entre l’urgence et le développement, s’implante plus durablement. Cela s’est observé en particulier dans la rivalité opposant MSF et Coopi pour l’hôpital de Goz Beïda. Des cadres dadjo expliquent avoir pris parti pour Coopi contre MSF en raison de liens noués du fait de la présence ancienne de l’ONG italienne dans la région, mais aussi dans l’idée que la présence de Coopi serait plus durable que celle de MSF. Comment donc, pour une ONG à vocation urgentiste comme MSF, gérer la phase post-urgence des programmes ? Quelle décision prendre quand les besoins ne sont plus à caractère d’urgence mais que les populations, tant résidentes que déplacées, ne bénéficient d’aucun service sanitaire ou médical du fait de l’absence de structures nationales ? Que faire quand le départ de MSF risque de contribuer à une détérioration de la situation localement, tant par un retour de problèmes médico-sanitaires graves mais chroniques que par une recrudescence de tensions inter-communautaires ?

3. Rôle des organisations de défense des droits de l’homme et des médias : une simplification dangereuse ?

Bien que les organisations humanitaires souffrent globalement d’une méconnaissance des conflits au Dar Sila, et plus généralement au Tchad et au Darfour, sans parler des liens entre les deux, elles ont cependant peu à peu développé une compréhension – souvent plus locale que nationale ou supra-nationale – des crises plus pointue que celles d’acteurs moins présents sur le terrain mais dont la parole est largement plus diffusée : les organisations de défense des droits de l’homme et les médias, les positions des premières étant très présentes dans les seconds.

Le Tchad n’était pas jusqu’à maintenant un sujet prioritaire ni pour les médias ni pour les organisations de défense des droits de l’homme. Mais, avec le conflit dans le Darfour voisin, l’intérêt de l’opinion occidentale s’est, peu a peu, porté sur le Tchad, mais toujours par Darfour interposé. La présentation simplificatrice du confit du Darfour – vu non comme une guerre mais comme de simples massacres de civils non-arabes par des Arabes, voire dans le monde anglo-saxon comme un « génocide » - s’est ainsi automatiquement transposée au Tchad, en particulier aux violences du Dar Sila, dont on a vu pourtant le caractère complexe peu conforme à cette simplification.

Petite histoire de l’intérêt international pour le Darfour 

L’ampleur de la mobilisation de l’opinion publique occidentale contre les abus perpétrés par le gouvernement soudanais a donné lieu à une perception erronée : celle d’une prise de conscience rapide et précoce en faveur du Darfour. La réalité est bien différente. La plupart des observateurs du conflit du Darfour s’accordent à dater le début de la phase aiguë de ce dernier en février 2003, quand les rebelles soudanais ont commencé leur campagne contre des cibles gouvernementales. Cependant, malgré la disproportion de la réponse de Khartoum – qui devait aboutir, dès la fin de l’année 2003, au déplacement forcé de 700.000 à 800.000 personnes – l’opinion publique internationale reste ignorante des atrocités commises au Darfour jusqu’à la fin 2003 voire au début 2004. La raison en est simple : les organes principaux au travers desquels une telle crise pénètre la conscience internationale – médias,

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organisations de défense des droits de l’homme et organisations humanitaires présentes sur le terrain – n’ont témoigné de la crise qu’environ un an après son commencement, quand ce n’est pas davantage.

Médias : En France, le Monde publie son premier article en profondeur sur le Darfour en janvier 2004. Au Royaume Uni, l’Economist découvre le conflit au même moment, alors que le Daily Telegraph, le Times de Londres et l’Independent abordent le sujet en avril 2004. Aux Etats-Unis, le New York Times publie son premier article en janvier 2004, quatre mois avant le premier reportage de CNN (mai 2004).

Organisations de plaidoyer : L’International Crisis Group (ICG) publie son premier rapport sur le Darfour en mars 2004, et Human Rights Watch le mois suivant – 14 mois après le début du conflit. Il est vrai que d’autres, à commencer par Amnesty International et les Nations Unies (via leur rapporteur spécial sur les droits de l’homme au Soudan), ainsi que Justice Africa en Grande-Bretagne et l’activiste américain Eric Reeves, se sont intéressés à la crise plus précocement, mais leur mandat, leur mode de fonctionnement ou leur moindre influence ont limité la portée de leur action.

Organisations humanitaires : En l’absence d’informations de presse ou de plaidoyer, le silence des organisations humanitaires présentes sur le terrain (avec l’exception notable de MSF) est flagrant. Particulièrement frappante est l’absence de déclarations publiques sur les atrocités en cours de la part d’Oxfam GB et de Save the Children UK, toutes deux présentes au Darfour depuis de nombreuses années. Le silence de ces organisations, qui connaissaient le terrain et dont le témoignage aurait pu forcer l’attention d’une opinion internationale distraite, apparaît particulièrement regrettable.

Le Tchad, vu par le prisme du Darfour 

Vu le retard de la prise de conscience sur le Darfour, le manque d’intérêt initial pour la situation dans l’Est tchadien n’est guère étonnant. Au départ, le Tchad n’est perçu qu’en tant que terre d’asile pour les quelque 200,000 réfugiés soudanais ayant fui les attaques de Khartoum en traversant la frontière. L’analyse de la situation sur le terrain se limite aux besoins et opérations humanitaires. Les aspects politiques, économiques et sociaux de la situation sont largement ignorés, en dépit de leur impact sur les populations affectées – réfugiés et résidents. Le versant tchadien de la crise du Darfour, et les connections tchadiennes des populations du Darfour, arabes comme non-arabes, et des groupes armés rebelles ou pro-gouvernementaux, ne commencent à être sérieusement prises en compte qu’à partir de fin 2005-début 2006. Courant 2006, l’attention occidentale se tourne vers les violences contres les civils au Dar Sila. Mais, une fois de plus, l’analyse faite tant dans les médias que par les organisations de défense de droits de l’homme passe par le prisme du Darfour. L’explication des dynamiques des conflits au Tchad est la même que celle offerte pour le Darfour (et tout aussi voire encore plus insatisfaisante) : l’opposition entre groupes ethniques ‘arabes’ et ‘africains.’ Les violences au Tchad sont présentées comme un débordement de la crise du Darfour, matérialisé par les raids trans-frontaliers de Janjawid soudanais. Et le gouvernement de Khartoum se voit unique responsable de ces violences. Bref, on assiste, nous explique t-on, à la « darfourisation » de l’Est tchadien.

Cette simplification a été largement répétée par les organisations de défense des droits de l’homme et les médias internationaux. Bien que ceux-ci, les journalistes en particulier,

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bénéficient des informations et de l’aide logistique des organisations humanitaires, leur présentation de la crise au Dar Sila rend mal compte de la perception des acteurs de terrain. Cette opposition ne se résoud pas toujours en faveur des humanitaires, dont la parole est globalement en retrait et parfois même contaminée par celles des médias et des organisations de défense des droits de l’homme. C’est le cas notamment d’une partie de la communication des ONG, en particulier des appels aux donateurs privés, qui n’ont pas hésité à présenter le Tchad comme un nouveau Darfour, en décalage avec la perception des mêmes ONG.

Certes la crise du Darfour et la politique menée par Khartoum a un impact sur le Tchad. Certes, il existe des conflits entre communautés arabes et non-arabes au Tchad. Mais l’amalgame simplificateur entre le Darfour et l’Est tchadien conduit à ignorer d’autres facteurs essentiels de la crise tchadienne et des violences au Dar Sila.

Présenter la crise comme une extension de la guerre du Darfour revient à présenter le Tchad comme un pays qui, sans la crise du Darfour, serait stable. Or ceci est loin d’être le cas. Et il ne faut pas oublier qu’une grande partie de la déstabilisation du Darfour depuis les années 1980 est imputable aux crises successives qu’a connues le Tchad, dont nombre de victimes ou d’exclus du pouvoir ont trouvé refuge au Darfour, y créant parfois de nouveaux conflits.

L’analyse des rapports inter-communautaires de l’Est tchadien comme se jouant sur un clivage ‘arabe’- ‘africain’ est une simplification grossière, voire une complète distorsion de la situation sur le terrain. Outre que les Arabes des deux pays se sont suffisamment métissés et ont ont suffisamment mêlé leur culture à celles des non-arabes, il se trouve au Tchad, plus encore qu’au Soudan, des communautés non-arabes (Ouaddaïens et Mimi en particulier) qui se rangent du côté arabe.

L’analyse qui présente les attaquants comme des ‘Janjawid venus du Soudan’ occulte une réalité plus complexe. Parmi ces Janjawid soudanais, nombre sont des Arabes tchadiens passés au Soudan, soit récemment soit il y a plusieurs décennies. L’existence d’autres auteurs de violences – Janjawid purement tchadiens, rebelles tchadiens, milices dadjo – est souvent passée sous silence ou minimisée.

Enfin, s’il y a peu de doute quant au rôle hautement destructeur joué par le régime de Khartoum au Darfour comme dans l’Est tchadien, il ne faut pas pour autant ignorer les défaillances du pouvoir tchadien dans le maintien de l’ordre public et la protection des populations civiles. En outre, se focaliser uniquement sur la responsabilité du gouvernement soudanais permet à Idriss Déby de se présenter comme le rempart anti-Khartoum, de jeter l’opprobre sur toute opposition, qu’elle soit armée ou légale, et de légitimer un pouvoir abusif et anti-démocratique. Le pouvoir tchadien et la France ont également instrumentalisé cette présentation simpliste du Dar Sila comme un nouveau Darfour pour légitimer l’intervention française aux côtés du régime, et le déploiement d’une force de maintien de la paix européenne au mandat flou.

4. Rôle de la France et de l’Eufor

Le Dar Sila va devenir, dans l’année 2008, l’un des principaux terrains d’action, peut-être le principal, de l’EUFOR Tchad-RCA, la force européenne censée se déployer dans les deux pays d’ici la mi-2008. La capacité de cette force à répondre à un regain de violence dans cette région va donc constituer un test à la fois pour la politique de défense européenne et pour la

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politique tchadienne de la France : celle-ci s’oriente aujourd’hui vers la poursuite d’une politique traditionnelle de soutien au pouvoir en place à N’Djaména tout en internationalisant les risques, en l’occurrence en les mettant sous un drapeau européen. Paradoxalement, une situation dont l’importance des racines locales a été fortement sous-estimée par la communauté internationale est ainsi appelée à avoir des répercussions internationales, jusqu’en Europe.

L’Eufor devrait compter à terme 3.700 hommes. Son déploiement a été autorisé par la résolution 1778 du Conseil de sécurité des Nations Unies, adoptée à l’unanimité le 25 septembre 2007. Elle a pour mission de protéger, dans l’est du Tchad et le nord-est de la RCA, l’ensemble des civils – résidents, déplacés, réfugiés et personnel des organisations humanitaires (ONG et agences des Nations Unies) – et de faciliter l’aide humanitaire.

De tous les civils de l’est du Tchad, les réfugiés du Darfour constituent la population qui est la moins victime de l’insécurité, même s’ils ont eu occasionnellement à subir des violences de la part de Tchadiens en raison de concurrences pour des ressources naturelles (bois, eau) ou de leur appartenance à des groupes ethniques présents également au Tchad, comme les Zaghawa. Ils constituent aussi la population la plus facile à protéger, en raison de leur regroupement dans un petit nombre de camps. On peut donc penser que des forces de police suffiront à assurer leur sécurité. Pourtant les promoteurs de l’Eufor, en particulier le pouvoir français, et les médias insistent particulièrement sur leur protection. Cela témoigne d’une volonté de présenter l’Eufor comme destinée au Darfour – on insiste beaucoup sur sa « complémentarité » avec la force hybride ONU-Union Africaine de 26.000 hommes en cours de déploiement au Darfour, et certains médias français ont même explicitement confondu l’Eufor avec la force hybride -, alors qu’elle sera essentiellement confrontée à des violences tchado-tchadiennes, et qu’en réalité la protection de réfugiés qui ne constituent qu’environ un dixième des populations déplacées au Darfour même n’aura que peu d’impact sur la situation du côté soudanais de la frontière.

Bien plus que les réfugiés soudanais, l’Eufor aura avant tout à protéger les déplacés tchadiens, qui se trouvent essentiellement au Dar Sila. Elle devra en outre protéger ceux qui retourneront dans leur village, des retours qui sont vivement encouragés par le pouvoir tchadien mais qui sont bien plus délicats à sécuriser que les camps de déplacés. Enfin, l’Eufor devra aussi protéger les résidents restés sur place, ce qui pose d’autres problèmes, à la fois en raison de leur dispersion, mais aussi de la complexité ethnique de la région (voir première partie). Les déplacés sont des Dadjo, des Sinyar, etc., tous « non-arabes » et dont la fuite a été provoquée essentiellement par des attaques de milices composées d’Arabes, de Ouaddaïens et de Mimi. Les résidents, eux, appartiennent à tous ces groupes ethniques, entre lesquels les conflits perdurent, et l’Eufor est censée les protéger tous, sans distinction ethnique. Enfin, l’Eufor devra aussi protéger les Arabes qui reviennent du Soudan. Or les Arabes, restés sur place ou revenus du Soudan, peuvent être victimes de forces gouvernementales qui les considèrent globalement comme des Janjawid, voire comme des soutiens de la rébellion. Des éléments de l’armée tchadienne ont ainsi commis en janvier 2008 des violences contre des civils arabes dans le cadre d’une campagne de désarmement de ceux-ci. Les Arabes peuvent aussi être victimes de forces soutenues par le gouvernement tchadien : les rebelles soudanais ont à plusieurs reprises attaqué des ferik arabes dans la région. Pour remplir sa mission de protection de tous les civils, sans distinction ethnique, l’Eufor sera-elle capable de s’opposer à des forces gouvernementales ou pro-gouvernementales ? A cette question, interrogé en janvier 2008 à N’Djaména, un représentant de l’Eufor admettait que ce cas n’avait pas été vraiment envisagé.

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Les violences au Dar Sila ont constitué l’un des principaux motifs du déploiement de l’Eufor. Début 2006, alors que ces violences n’avaient pas encore pris une ampleur considérable, nombre de responsables internationaux s’accordaient pourtant pour estimer qu’une force de maintien de la paix n’était pas forcément le meilleur outil pour une crise déjà complexe. Pourtant, cette solution s’est peu à peu matérialisée en 2006 puis 2007, alors que la crise s’était aggravée mais non simplifiée. C’est la montée des violences au Dar Sila qui a permis au gouvernement tchadien de renouveler sa requête – un temps abandonnée en 2007 – d’une force internationale à sa frontière. C’est aussi le principal motif de cette force pour la communauté internationale et les organisations de défense des droits de l’homme, qui ont notamment réagi aux attaques de Tiero et Marena en mars 2007 en demandant au gouvernement tchadien d’accepter sur son sol une présence internationale qu’il refusait alors, après l’avoir demandée en 2006. Ainsi, le 4 avril 2007, quatre jours après l’attaque, Amnesty International déclare dans un communiqué de presse concernant Tiero et Marena : « Le Tchad doit immédiatement autoriser le déploiement d’une force des Nations Unies disposant des ressources nécessaires et d’un mandat suffisamment fort pour protéger les civils affectés par le conflit en cours. »

Les raisons pour lesquelles le pouvoir tchadien finit par accepter voire souhaiter l’Eufor sont bien différentes, et n’ont pas grand chose à voir avec le Dar Sila. La première, donnée par Idriss Déby lui-même, est assez pragmatique. Après le raid rebelle manqué sur N’Djaména du 2 février 2008, le président tchadien a ainsi déclaré sur Europe 1 : « Cela nous aurait aidés si l’Eufor était déjà installée, parce que j’aurais eu la possibilité de démonter les unités qui sont à la frontière (…) [Il faut] que cette force vienne s’installer le plus rapidement possible afin de nous alléger du poids que nous supportons, nous, aujourd’hui, à savoir être garant de la sécurité de 300.000 réfugiés soudanais, 170.000 Tchadiens déplacés. C’est un poids important et cela occupe beaucoup de nos forces. » Un proche d’Idriss Déby explique de même : « Nous nous sommes sentis dépassés par la protection des réfugiés et des déplacés. On ne peut pas mettre un soldat derrière chaque réfugié, ça nous coûte cher, et on ne veut pas dépenser pour ça. L’Eufor va nous permettre de libérer l’armée tchadienne. » En réalité, le manque de réaction de l’armée tchadienne face aux attaques contre des civils et son absence d’une grande partie du Dar Sila durant de longs mois en 2006 et 2007 incite à relativiser le rôle de l’armée quant à la protection des civils. Le même proche du pouvoir donne un autre argument plus convaincant : « la présence de ces forces met en exergue l’agressivité du gouvernement soudanais ». Il est clair que l’Eufor peut jouer un rôle, sinon de protection réelle, de dissuasion contre de nouvelles attaques rebelles venues du Soudan, que jouent déjà les troupes françaises déjà présentes (1.200 hommes) dans le cadre de l’opération Epervier. Ahmat Allam-mi, le ministre tchadien des Affaires étrangères, l’a explicitement admis lors d’une conférence de presse à Paris en mars : « L’Eufor peut dissuader les rebelles qui viendraient du Soudan, et dissuader le Soudan d’attaquer le Tchad. » Curieusement Allam-mi a aussi ajouté : «  L’Eufor peut aussi nous dissuader de soutenir les rebelles du Soudan, si jamais nous étions en train de soutenir le JEM pour agresser le Soudan. (…) Cela nous permettra de rassurer les Soudanais que nous ne sommes pas derrière la rébellion. » Une autre utilité de l’Eufor selon le ministre des Affaires étrangères tchadien est directement tournée vers le Darfour même : « L’Eufor sera un témoin gênant, une autre fenêtre ouverte sur le Darfour en plus de la Cour pénale internationale, propre à gêner le régime de Khartoum ». Cet argument est encore plus dangereux pour l’Eufor, car il sous-entend qu’elle aurait le mandat d’observer les crimes commis de l’autre côté de la frontière, voire d’arrêter leurs auteurs présumés pour le compte de la CPI, ce qui n’est en rien dans le mandat de l’Eufor.

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Les risques de confusion de l’Eufor avec d’autres formes de présence internationale sont nombreux. Le principal concerne les troupes françaises déjà présentes. En principe, les deux forces n’ont rien en commun. Les uniformes (kaki pour Epervier, sable pour l’Eufor) sont censés être aisément différenciables. Les troupes européennes sont aussi censées « ne pas s’implanter dans des emprises françaises », comme le dit un représentant de l’Eufor, mais faute de mieux, à N’Djaména et Abéché, elles seront logées chez Epervier. C’est aussi Epervier qui assurera « le support aérien » et le « support en cas de difficulté » de l’Eufor. En principe, l’Eufor est censée rester totalement neutre quant au conflit entre le gouvernement et les rebelles – du moins tant que les civils n’en sont pas victimes -, et laisser passer des troupes rebelles qui attaqueraient le Tchad. Mais si c’était Epervier qui se trouvait en difficulté face à une attaque rebelle, le même représentant de l’Eufor dit ne pas savoir si les troupes françaises de l’Eufor iraient aider ou non leurs camarades.

En effet, sur 3.700 hommes de quinze pays, l’Eufor comptera 2.100 Français. Les autres contributeurs sont loin derrière : 400 pour l’Irlande et la Pologne, 250 pour l’Autriche, 200 pour la Suède. En outre les 600 premiers soldats français seront des hommes d’Epervier qui prolongeront leur séjour. Quant au commandement, s’il est en principe aux mains du général irlandais Patrick Nash, des officiers français admettent que celui-ci, basé en France, aura un rôle essentiellement « diplomatique et de liaison » tandis que le commandement effectif de la force reviendra à un Français, le général Jean-Philippe Ganassia. La prééminence de la France fait que pour les rebelles comme pour une grande partie de l’opinion tchadienne, l’Eufor est en réalité une force française habillée du drapeau européen. Convaincus que l’Eufor cache en réalité une protection supplémentaire du régime Déby par Paris, les principaux groupes rebelles ont clairement menacé de s’en prendre à la force internationale.

Cette menace peut facilement glisser jusqu’aux organisations humanitaires, en particulier les ONG françaises ou celles ayant des membres français. Le risque de confusion est d’autant plus important que l’Eufor elle-même a manifesté le souhait de coopérer avec les humanitaires en terme d’information – les militaires attendent notamment que ceux-ci leur signalent des incidents – et prévoit aussi de faire réaliser par ses troupes des « quick impact projects » (projets à impact rapide), humanitaires ou de développement, dans le but de « faciliter l’acceptation de la présence de la force dans une zone ». Ces réalisations seront donc clairement estampillées Eufor, même si les militaires souhaitent ensuite qu’elles soient utilisées par les humanitaires. Bien que l’Eufor dise ne pas vouloir « empiéter sur le travail des humanitaires », cela présente à la fois un risque de concurrence – par exemple si un hôpital Eufor propose des soins gratuits là où ceux d’une ONG sont payants – et surtout de confusion humanitaire/militaire.

Enfin, l’Eufor est en principe une « force de transition » destinée à être remplacée, au bout d’un an, par une force des Nations Unies. Cependant il est peu probable que l’ONU, qui a déjà bien du mal à se déployer au Darfour en renfort de l’Union Africaine dans le cadre de la force hybride UN-UA de 26.000 hommes, parvienne à prendre les rênes du maintien de la paix au Tchad dans le délai imparti. D’un autre côté, certains des contributeurs de l’Eufor ont déjà clairement exprimé le souhait de ne pas prolonger leur séjour au-delà de la durée prévue. Il existe donc un risque d’un retrait précipité de l’Eufor. Au Dar Sila, cela peut avoir des conséquences fâcheuses, notamment pour des déplacés qui seraient rentrés chez eux encouragés par l’Eufor et le gouvernement tchadien, et qui, les Européens partis et l’armée tchadienne absente, pourraient se retrouver rapidement soumis à de nouvelles violences. Car si l’Eufor peut contribuer à prolonger le calme qui règne actuellement au Dar Sila, ni la force

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européenne ni la relative neutralité du gouvernement tchadien ne sont à même de répondre aux causes profondes de la crise.

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Conclusion

Au sud-est du Tchad, la région du Dar Sila a connu, particulièrement depuis 2006, des attaques de villages similaires à celles qui ont eu lieu auparavant au Darfour, occasionnant le déplacement de près de 200.000 personnes.

La plupart des médias se sont contentés de décrire ces violences comme une simple extension de la guerre du Darfour de l’autre côté de la frontière tchadienne : c’est la principale justification du déploiement d’une force européenne (l’Eufor) dans la région. Pourtant, si les auteurs des attaques des villages sont également appelés « Janjawid », la plupart n’ont pas grand chose à voir avec le Darfour et sa guerre : ce sont en fait des Arabes et des non-arabes du Tchad, poussés de plus en plus vers ces terres moins arides par le changement climatique qui affecte particulièrement la région, et qui sont entrés en conflit avec les premiers occupants, les Dadjo.

Forts de vieilles traditions guerrières, ces derniers ne sont pas restés sans réagir. Dans chaque village, des groupes traditionnels d’hommes en âge de combattre ont été mobilisés. En période de paix, ils se rassemblent pour des travaux agricoles ou des fêtes, mais cette fois, ils sont allés revêtir leurs costumes de guerre, leurs amulettes protectrices, et chercher leurs javelots, leurs arcs et leurs flèches empoisonnées. Ces armes traditionnelles ne font pas vraiment le poids face aux kalachnikov dont les Arabes nomades se sont équipés depuis plus longtemps. Du coup, les guerriers dadjo ont cherché par tous les moyens à acquérir des armes à feu, en achetant auprès de militaires corrompus ou de rebelles de divers groupes.

Dans le discours politique et dans les médias français, l’existence de facteurs locaux propres au Dar Sila, et de facteurs tchado-tchadiens sans lien avec le Darfour, est minimisée ou passée sous silence. L’est du Tchad n’est qu’un second Darfour. De même que cela permet aux médias de travailler au Dar Sila, plus facile d’accès, tout en prétendant rendre compte du conflit du Darfour, cela permet au pouvoir français de continuer à intervenir au Tchad tout en prétendant venir en aide au Darfour. Cette lecture simpliste est aussi instrumentalisée par le pouvoir tchadien, qui se présente comme victime « d’agressions soudanaises » en oubliant ses propres responsabilités.

Outre ce glissement spatial, la compréhension du conflit du Dar Sila butte aussi, comme celle du Darfour, sur l’absence d’une analyse géographique et d’une perception évolutive, seules à même de rendre compte de crises dont les modalités et l’intensité varient considérablement selon les lieux et selon le moment. L’une des explications de ces décalages tient d’abord au fait que ces crises couvrent des espaces considérables, aux conditions géographiques, climatiques, sociales extrêmement variables. Mais plus crucialement, la communauté internationale, après être largement passée à côté de la montée des tensions au Darfour au cours des vingt dernières années et de la période de violence la plus intense en 2003, continue à faire le portrait d’une guerre qui se poursuivrait de la même manière depuis 2003 – telle qu’elle a eu lieu à huis clos, à l’écart des regards occidentaux. Pourtant, la situation sur le terrain n’a cessé d’évoluer en quatre ans. De même que la guerre au Darfour ne peut être comprise sans tenir compte de ces évolutions et de ces variations, la crise au Dar Sila mérite une analyse géographique et évolutive.

Globalement, on peut distinguer au Dar Sila les étapes suivantes :

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- les prémices, de 2003 à la première moitié de 2005, avec l’arrivée de réfugiés soudanais et, dans les zones proches de la frontière, des vols de bétail commis par des Janjawid soudanais ;

- une première vague de violences graves, lors de la saison sèche 2005-2006, qui concerne encore essentiellement des zones proches de la frontière (Adé, Koloy, Modeïna, Daguessa). Cette période est marquée par une influence croissante des Janjawid soudanais au Dar Sila, et par une présence plus importante des rebelles du Darfour ;

- une brève période de trêve lors de la saison des pluies 2006 sur fond de négociations bilatérales tchado-soudanaises ;

- une seconde vague de violences, la plus forte, lors de la saison sèche 2006-2007, avec une extension bien au-delà de la frontière vers la zone de Tiero et Koukou Angarana, puis Goz Beïda, Kerfi et jusqu’au Salamat voisin. Les facteurs de cette aggravation sont le passage et l’installation de rebelles tchadiens parfois proches des Janjawid au Dar Sila, le retrait de l’armée, les tentatives des rebelles du Darfour de s’installer et de recruter au Dar Sila, et la montée en puissance des milices dadjo, en particulier à Tiero.

Cette seconde vague de violences prend fin par un moment-clef dont l’importance n’a pas été suffisament perçue : l’attaque des villages de Tiero et Marena le 31 mars 2007. C’est l’attaque la plus meurtrière qu’a connue la région : en quelques heures, les deux gros villages et une trentaine de villages voisins plus petits ont été rayés de la carte, et entre 300 et 800 personnes tuées, sur quelque 8.000 habitants. Les survivants ont établi une liste de 269 morts pour les seuls résidents des villages de Tiero et Marena, tandis que le HCR, dont une équipe s’est rendue sur place peu après le massacre, a estimé que l’attaque avait fait au moins 400 morts.

L’attaque de Tiero a été présentée par les Nations Unies comme un massacre de civils « africains » (les Dadjo) par des « Janjawid » arabes venus du Soudan. Sa violence particulièrement élevée – d’un niveau rarement atteint ni au Tchad ni au Darfour, « apocalyptique » selon le HCR - a été un argument important en faveur du déploiement d’une force internationale.

En réalité, les milices qui ont attaqué Tiero n’étaient pas composées d’Arabes du Soudan mais d’habitants de la région. Et surtout, ils n’étaient pas seuls, mais accompagnés de troupes rebelles tchadiennes bien mieux armées, celles de la CNT – un fait que les témoins ont signalé dès le départ au HCR, mais qui a été rarement mentionné. Enfin, le but de l’attaque n’était pas de combattre des villageois, mais d’éliminer d’autres milices, celles des Dadjo, dont Tiero était le principal bastion. Comme on l’a vu, face à la montée des tensions interethniques, les Dadjo avaient mobilisé des milices traditionnelles Les combattants les plus belliqueux, ceux qui sont parvenus à obtenir le plus d’armes, à mettre l’ennemi en échec ou à venger une attaque sont devenus, en quelques mois, des chefs de guerre célèbres dans tout le pays. Le plus fameux, Hassan Al-Kolle, avait fait du village de Tiero une base forte d’au moins 200 guerriers. Les Dadjo décrivent ce chef charismatique comme un « héros », quand les Arabes, victimes de ses meurtres, le voient comme un « diable ». Blessé lors de l’attaque, son corps a été laissé sur la route par les fuyards. On raconte que les Janjawid l’ont brûlé. Cette mort, et plus

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généralement l’attaque de Tiero, ont considérablement affaibli la mobilisation dadjo. D’autres facteurs expliquent la mise en sommeil des milices dadjo depuis : le départ des rebelles soudanais du Dar Sila, une partie ayant même carrément quitté le Tchad pour combattre au Darfour, avec le soutien de N’Djaména ; et plus généralement l’absence d’aide de l’armée tchadienne aux milices dadjo, y compris lors de l’attaque de Tiero.

L’armée n’est pas intervenue pendant l’attaque mais quelques jours après a expulsé la CNT du territoire tchadien et s’est repositionnée à Daguessa. Tout en combattant le groupe rebelle, le gouvernement a ouvert des négociations qui ont permis en décembre 2007 le ralliement de la CNT – seule parmi les quatre groupes rebelles à avoir signé l’accord de paix de Sirte, en Libye. Et ce ralliement, de pair avec l’absence de soutien aux milices dadjo, a permis au pouvoir de concrétiser davantage sa politique de rapprochement avec les Arabes du Dar Sila, dont beaucoup était partis au Soudan avec leurs troupeaux à partir de 2004-5, fuyant les violences au Tchad et attirés par les promesses du gouvernement soudanais. Certains reviennent à présent. Mais leurs allégeances peuvent changer à tout moment en fonction des offres concurrentes de Khartoum et N’Djaména, et aussi de la situation sur le terrain. Se sentant stigmatisées par tous ceux, tchadiens et étrangers, qui ne les voient plus que comme des « Janjawid », les communautés arabes peuvent réagir violemment au moindre incident, à commencer par les tentatives souvent brutales de l’armée pour les désarmer ou les mettre au pas.

Depuis le massacre de Tiero, un calme relatif est revenu dans la région : les guerriers dadjo qui n’ont pas été tués sont pour la plupart déplacés, ont remis leurs vêtements civils et sortent rarement leurs armes. Beaucoup de jeunes Dadjo survivants ont été intégrés dans l’armée ou ont rejoint divers groupes rebelles. Beaucoup ont été déployés hors du Dar Sila, ce qui réduit leur influence. Mais ils n’en reçoivent pas moins une formation et un équipement militaires, qui pourraient ensuite être mis en service dans leur région. Ils croient que seule la force pourra leur permettre de protéger les leurs, voire de venger leurs morts, un jour. Le calme est revenu, mais la réconciliation n’est pas à l’ordre du jour.

10 avril 2008

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MÉTHODOLOGIE :

Cette étude est basée sur une mission de trois semaines, en janvier 2008, au Dar Sila. Les localités de Goz Beïda, Adé, Koukou Angarana, Dogdoré et les zones rurales alentour ont été visitées. Des entretiens ont également eu lieu à N’Djaména et Abéché.Cette étude repose essentiellement sur des entretiens approfondis (menés sur plusieurs heures, et parfois plusieurs jours) avec surtout les principaux acteurs locaux de la crise :- chefs traditionnels des différents groupes (arabes et non-arabes) du Dar Sila ;- responsables des différents groupes armés présents sur place (au Dar Sila) ainsi qu’à Abéché et N’Djaména : groupes rebelles du Darfour, milices dadjo, « Janjawid ». Pour des raisons de sécurité et d’accès, seuls les rebelles tchadiens ralliés récemment au pouvoir ont été rencontrés au Tchad, les autres ont été interviewés par téléphone en février et mars, après la mission ;- déplacés et représentants des déplacés ;- réfugiés du Darfour et leurs représentants ;- intellectuels et personnalités politiques régionales, ou originaires de la région et jouant un rôle au niveau national, au sein du pouvoir ou de l’opposition non-armée ;- acteurs externes : responsables de l’Eufor, représentants des Nations Unies et des organisations humanitaires.De retour du terrain, en février et mars (et donc après l’attaque rebelle sur N’Djaména du 2 février), d’autres entretiens ont eu lieu à Paris ou par téléphone avec des responsables gouvernementaux tchadiens, des opposants légaux et des responsables de la société civile, des rebelles tchadiens, des responsables de l’Eufor, des humanitaires, des membres d’organisations de défense des droits de l’homme, des journalistes et des chercheurs travaillant sur la région.Enfin, de nombreux documents ont été consultés avant, pendant et après la mission. En dehors de quelques documents confidentiels lus sur place, les principaux sont cités ci-dessus.