Amélie Bibeau - ventsdouest.ca · bond, je m’éloigne de lui et commence à courir vers la place...

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ado drame Derrière le masque 1. Haute voltige Amélie Bibeau Vents d Ouest

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ado drame

Derrière le masque1. Haute voltige

Amélie Bibeau

Vents d’Ouest

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Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre pro-gramme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouverne-ment du Canada par l’entre mise du Fonds du livre du Canada pour nos acti -vités d’édition. Nous remercions également la Société de développement desentreprises culturelles ainsi que la Ville de Gatineau de leur appui.

Dépôt légal -Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2018Bibliothèque et Archives Canada, 2018

Révision : Lise BrunetCorrection d’épreuves : Renée Labat

© Amélie Bibeau & Éditions Vents d’Ouest, 2018

Éditions Vents d’Ouest109, rue Wright, bureau 202Gatineau (Québec) J8X 2G7Courriel : [email protected] Internet : www.ventsdouest.ca

Diffusion Canada : PROLOGUE INC.Téléphone : 450 434-0306Télécopieur : 450 434-2627

Diffusion en France: Distribution du Nouveau Monde (DNM)Téléphone : 01 43 54 49 02Télécopieur : 01 43 54 39 15

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives natio -nales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Bibeau, Amélie, 1979-, auteur

Derrière le masque / Amélie Bibeau

(Ado ; 120. Drame)Sommaire : 1. Haute voltige.Public cible : Pour les jeunes de 12 ans et plus.

ISBN 978-2-89537-609-5

I. Bibeau, Amélie, 1979- . Haute voltige. II. Titre.III. Collection : Roman ado ; 120. IV. Collection : Romanado. Drame.

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Olivier

– Hé! Le mongol !Simon Martineau, alias Marteau, me sur -

nomme ainsi depuis le jour où mon frère Étiennel’a frappé, lorsque nous étions en quatrièmeannée du primaire. Marteau tentait de luiprendre son sac à dos et mon frère ne tolère pasqu’on le touche. Étienne n’est pas trisomique, ilest autiste, mais Marteau est trop idiot pour fairela différence. Au moindre contact, mon frèrepeut devenir violent et se mettre à frapper danstous les sens en hurlant. Il n’y a que ma mère,mon père et moi qu’il accepte de toucher.

– Youhou ! Le mongol, c’est à toi que jeparle !

J’accélère le pas et entre dans l’école ensouhaitant qu’il ne me suive pas. Même lorsqu’ilest seul, Marteau est dangereux. Ce matin, il estflanqué de ses trois trolls de service : les jumeaux,Ralph et Chris Green, et Tino Nault. Lesjumeaux ont la peau blanche et les cheveux telle -ment blonds qu’on les croirait albinos. Mêmeleurs petits yeux d’un bleu froid paraissent

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Chapitre premier

Que le spectacle commence !

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translucides. Affublé d’un nom ridicule, TinoNault (ses parents ne l’ont manifestement jamaisdit à voix haute avant de l’inscrire sur son acte denaissance !) a un nez de cochon, des yeux ren -foncés dans leurs orbites et des boutons d’acnéplein le visage. Il est sans doute le garçon le pluslaid qui existe, mais il possède des musclestellement proéminents qu’on croirait qu’il a despamplemousses à la place des bras. C’est d’ail -leurs le seul critère de sélection de Marteau : sabande est constituée d’armoires à glace impres -sionnantes.

Marteau possède une apparence beaucoupplus flatteuse. Je crois qu’il aime s’entourer deses trois monstres de foire pour donnerl’impression qu’il est plus beau qu’il ne l’estréellement. Il est lui-même d’une stature impo -sante. Il est le plus petit des quatre, mais paraît leplus costaud, parce qu’il marche en bombant letorse comme si le monde lui appartenait.

Si j’avais moins d’orgueil, je me serais déjàsauvé en courant, mais je ne veux pas leur donnerla satisfaction de voir que j’ai peur. Je suis unminus face à eux et je n’ai aucune chance, maisj’ai quand même préservé une partie de ma fierté.

Une large main s’abat sur mon épaule. Je mefige.

– Lâche… Lâche-moi, Marteau, bégayé-je.Comme seule réponse, il me lance un grand

sourire narquois. Je sais bien qu’il s’amuse troppour me laisser tranquille. Qu’est-ce qu’il mani -gance ce matin ? Il va encore me voler mon

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lunch? Détruire mon devoir de mathématiquespour que je me fasse réprimander par notreenseignante? Abîmer mon chandail avec je ne saisquel produit… Il a déjà utilisé un fusil à eau avecde l’eau de Javel contre moi. Mes vêtementsétaient bons pour la poubelle ! Le directeur demon école est intervenu, mais Marteau s’en estsorti assez facilement. Comme ses vêtementsétaient également décolorés à certains endroits, ila prétendu que ce n’était qu’un jeu et on l’a cru.Même mes parents ont pensé que l’idée pouvaitvenir de moi…

Marteau tapote ma joue en me regardantdroit dans les yeux.

– Maudit que t’es laid, avec ta face de pizza.Tino rigole. Quel crétin ! Oui, j’ai quelques

boutons d’acné au visage, mais quand mêmebeaucoup moins que ce gros imbécile. Et mêmesi je suis laid, je n’ai pas l’air d’un gros sangliercomme lui ! J’ai hérité des traits grossiers de monpère : de grands yeux d’un brun très foncé, unnez plat et une bouche aux lèvres charnues. Mescheveux châtains et frisés me tombent devant lesyeux et sont continuellement en bataille, mais jen’aime pas les porter courts. Je me sens nu sansma tignasse.

– Pourquoi on t’a pas envoyé dans une écolede mongols avec ton frère ? Chaque jour quandje te vois, je me demande pourquoi on est pognépour t’endurer !

Il a raison sur ce point. Moi aussi je medemande comment faire pour « m’endurer »,

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comme il le dit. Sans pourtant être idiot, j’agiscomme si j’en étais un. J’ai de bons résultats enclasse, mes professeurs m’apprécient, mais sinon,ma vie à l’école est un vrai cauchemar. Je n’arrivepas à faire une phrase complète sans bégayer. Aumoindre mouvement brusque, je sursaute. J’aiparfois peur de mon ombre, c’est tout dire ! Ilm’arrive de me demander si je ne serais pas unpeu autiste moi aussi. À vrai dire, j’aurais envied’être autiste et de vivre dans une bulle commele fait mon frère. Lui, il se moque bien desinsultes de Marteau et de sa bande. Il n’en a rienà faire de ce que les gens disent de lui sur lesréseaux sociaux. Je l’envie…

– Je trouve que t’as de très beaux souliers, lemongol. Me semble qu’ils…

Je n’attends pas la fin de sa phrase. D’unbond, je m’éloigne de lui et commence à courirvers la place publique de l’école. On y trouve unecaméra de surveillance et il y a toujours beaucoupd’étudiants qui flânent à cet endroit. Marteaun’ose jamais s’en prendre physiquement à moilorsqu’il y a trop de témoins. Malheureusement,les jumeaux Green avaient prévu le coup et ils merattrapent en moins de deux secondes. Ils meprennent chacun par un bras et m’entraînent versles toilettes des hommes. Impuissant, je me laissefaire.

Marteau ouvre la porte et les jumeaux mepoussent à l’intérieur. Je fonce brutalement dansun muret de briques qui cache les urinoirslorsque la porte est ouverte. L’un des jumeaux,

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Chris, je crois, me saisit par le bras et me poussevers les lavabos. Il y a un garçon plus jeune quiutilise l’un des urinoirs. Dès qu’il nous voit, il sedépêche de fermer la fermeture éclair de sonpantalon et il se sauve. C’est toujours comme ça :les autres étudiants ont tous peur de Marteau etde sa bande !

Appuyé contre le comptoir des trois lavabosde la salle de toilette, j’ai soudain une idée. Et sij’utilisais mes talents de lutteur pour m’en sortircette fois-ci ? Je pourrais les surprendre et mefaufiler vers la sortie…

– Assis-toi sur le comptoir, m’ordonneMarteau.

Je donne l’impression d’obéir. Je me soulèveen prenant appui sur le comptoir, mais au lieude m’y asseoir, je me donne un élan et envoieun coup de pied qui atteint Marteau en pleinventre. Surpris, il laisse échapper un grogne -ment et se plie en deux. Mon coup de pied estrentré au poste ! Je n’ai malheureusement pas letemps de m’en réjouir. J’avais mal évalué monélan et la distance qui me séparait de monennemi : mon atterrissage est complètement ratéet je me retrouve sur le dos, le souffle coupé.Quel con !

Tino prend alors le relais. Il se jette sur moiet me plaque les épaules au sol. C’est répugnant !Je déteste le plancher de la salle de bain. Il pue.Mes cheveux collent contre sa surface. Beurk !

Marteau reprend son souffle avec un sourireen coin. Il a le visage rouge.

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– Dis-moi : tu pensais vraiment m’échapper,le mongol ? Je croyais que tu avais compris que çasert à rien de résister !

Généralement, je ne me défends pas, mais jetiens vraiment à ces espadrilles. J’ai utilisé toutesmes économies pour me les commander… Ilsportent le logo de Rey Mysterio1, mon lutteurpréféré de tous les temps.

Marteau, debout au-dessus de moi medomine complètement. Je me sens comme unemerde, étendu sur ce plancher gommé. Monennemi se penche et me donne quelques claquessur la joue.

– Ne bouge plus, maintenant, sinon tu vas leregretter.

Il m’arrache les espadrilles des pieds, puis illes lance à l’un des jumeaux. Ralph, je crois.

– Va les jeter au centre de la place publique !– Ah! Non! Pourquoi c’est encore moi qui…Menaçant, Marteau l’interrompt :– Ralph! Ne recommence pas ! Le centre de la place publique est une zone

maudite, c’est connu. Si quelqu’un a le malheurde s’y exposer, il se fait lancer des objets et onl’insulte. Il s’agit d’une tradition vieille du tempsde mes parents.

Ralph grommelle. Son frère l’encourage.– Allez, fais ce qu’il te dit.

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1. Rey Mysterio est un lutteur masqué d’originemexicaine qui a été trois fois champion du mondede la Word Wrestling Entertainment (WWE).

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Ralph nous quitte. Nous entendons lesapplaudissements des étudiants au moment où ilenvoie mes espadrilles valser au beau milieu de lazone interdite.

– Allez, va chercher, petit chien, me ditMarteau en éclatant de rire.

Tino me lâche en ricanant, mais Chris de -meure dans son coin, silencieux et impassible.Les jumeaux me donnent souvent l’impressiond’être des esclaves de Marteau. Jamais je ne lesai vus sourire. Tino, quant à lui, est trop bêtepour comprendre qu’il se fait manipuler. Il rit,pleure et pète en même temps que son idole deMarteau…

Je me relève lentement et, voyant queMarteau en a fini avec moi, je me lave les mains,la mâchoire serrée. J’évite de me regarder dansle miroir. Je ne souhaite pas voir le reflet deMarteau derrière moi. Je pile dans une flaqued’eau. Merde ! Je vais devoir enlever mes bassinon j’aurai le pied mouillé toute la journée.Dégoûtant !

– Allez, les gars, on y va. Faudrait pas man -quer le show !

Malgré le fait que je devrai attendre le débutdes classes avant de récupérer mes souliers (il esthors de question que j’aille donner un « show »),je me sens soulagé. C’est terminé ! Marteau s’estamusé et il va probablement me laisser tranquillependant le reste de la journée. À moins qu’il neme vole mon lunch encore ce midi, mais il me l’apiqué hier et généralement, il ne me fait pas le

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coup deux jours de suite. Avec le congé del’Action de grâce qui débute demain, cela medonne presque quatre jours de paix !

Avant de sortir de la salle des toilettes,Marteau se tourne vers moi :

– Au fait, ton coup de pied m’a impressionné,le mongol. Où t’as appris à faire un truc dugenre ?

Les entraînements de lutte. Mais je ne le luidirai jamais. C’est mon secret. Et cela doit resterainsi.

À

Sauterelle

– J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi agile quetoi.

Satisfait, je relève mon masque de lutteur.– Merci Pat !Patrick Champagne, mon entraîneur de lutte,

sort de l’arène d’un saut. Il se masse le genou engrimaçant. Mon entraîneur a déjà été un cham -pion de lutte québécoise et, malgré une blessureau genou qui l’a obligé à cesser la compétition, ilest demeuré très athlétique. Parfois, pour s’amu -ser, il se bat contre l’un de nous. Aujourd’hui,c’était ma chance. Il m’a aidé à préparer lecombat que je vais livrer dans quelques heurespour notre gala de lutte men suel. J’adore lors -qu’il partage son expérience avec moi !

– Tu t’es fait mal ?

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– Non, Sauterelle, ça va.Patrick a choisi mon nom d’arène. Au début,

le nom de Sauterelle ne me plaisait pas. J’auraispréféré quelque chose de plus viril et excitant. Ilest commun dans le milieu de la lutte que ce soitle promoteur qui décide du nom des recrues.Malgré mes réticences, Patrick m’a demandé delui faire confiance et j’ai bien fait de l’écouter. Lafoule a vraiment bien répondu au personnage ;un genre de superhéros à la Spiderman qui sautepartout et étourdit ses adversaires. Le personnageme colle à la peau. Aujourd’hui, je l’adore !

Il y a près de deux ans, je me suis découvertcette passion. Mon frère adore les spectacles delutte et lorsque j’ai vu les lutteurs en action, j’aieu un déclic. Dès mes premiers entraînements,j’ai découvert, avec surprise, que je n’avais aucunmal à effectuer des sauts périlleux alors que lesautres se rivaient le nez contre l’arène. Patrickm’a alors appris que j’appartenais à la catégoriedes lutteurs de haute voltige, c’est-à-dire la lutteavec sauts périlleux. « T’as pas peur de grand-chose, toi ! », me dit-il souvent lorsqu’il me voitme jeter du haut du troisième câble poureffectuer une cascade. Je me retiens alors de luirépondre qu’au contraire, j’ai peur de tout… Iln’y a qu’ici, dans l’arène, que je me sens invin -cible.

Patrick remet son t-shirt.– Il faudrait que tu fasses ce saut arrière avec

cette vrille lors de ton entrée sur l’arène tout àl’heure. Je ne t’ai pas vu pratiquer cette nuance

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du salto2, mais tu l’as pourtant réussi à laperfection.

– Ouais, OK.Patrick m’observe d’un œil inquisiteur. Fier

de moi, je hausse les épaules en lui souriant.J’apprends la plupart de mes acrobaties envisionnant des combats de lutte sur Internet etj’imite les lutteurs de haute voltige. Je m’exercesouvent tout seul dans mon sous-sol dans unechambre aménagée sur mesure avec des matelasde lits jumeaux et de vieux divans convertibles.Patrick trouve que c’est dangereux, mais j’évoluebeaucoup plus rapidement ainsi. Il me fautparfois plusieurs essais avant de parvenir à faireles sauts périlleux. Malgré ce que Patrick croit, jesuis très prudent. J’y vais toujours graduellementet j’ai appris avec le temps comment tester mesacrobaties avant de m’y lancer. Puis, il faut direque la plupart du temps, il ne s’agit que demodifier un saut que je connais déjà.

Lorsque je maîtrise plus ou moins une nou -velle cascade, je l’essaie sur l’arène, comme je viensde le faire avec Patrick. C’est assez rare que jeréussisse à la reproduire sans les conseils dePatrick, mais j’y parviens parfois comme avec lesalto arrière avec vrille que j’ai exécuté tout à

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2. Salto : Saut périlleux au cours duquel le corps faitun tour complet sur son axe horizontal. Pour voirles acrobaties de Sauterelle et ses amis, rendez-vousau:www.ameliebibeau.com/derriere-le-masque-video

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l’heure. Parfois, c’est avec Lucky, un autre lutteuret mon meilleur ami, que je m’entraîne. Lors denos séances d’entraînement, nous travaillonssouvent en petits groupes et Lucky et moi nouscomplétons plutôt bien. Il m’observe et me dit ceque je dois faire pour améliorer ma posture. Onutilise nos téléphones intelligents pour visionnerles sauts sur YouTube. Il est plus musclé et plusfort que moi, mais moins agile. Il est un lutteur detype technique, c’est-à-dire que sa spécialité c’estde faire des prises de lutte complexes. Il affec -tionne particulièrement les prises de sou missionoù l’on maintient son adversaire dans une positiondouloureuse et qu’on l’empêche de bouger. Demon côté, je l’aide donc à apprendre ses enchaî -nements de mouvements. En nous entraînant en -semble, nous devenons des lutteurs plus complets.

Nous sommes aussi les deux plus jeunes dugroupe. Il n’a qu’un an et demi de plus que moiet il fréquente le Cégep. Il possède sa voiture et ilvit dans son propre appartement depuis quelquesmois. Il allait dans une autre école secondaire l’andernier, c’est pourquoi il ne connaît pas maréputation de « mongol ». D’ailleurs, aucun étu -diant de mon école n’est lutteur, fort heureu -sement ! Même si certains lutteurs connaissentmon vrai nom, aucun d’entre eux ne me connaîten dehors du monde de la lutte. Ici, je suisSauterelle. Un gars casse-cou qui aime faire dessauts périlleux sur l’arène. Je suis cool !

La porte de la salle s’ouvre à toutes volées.Un homme costaud à la barbe rousse entre, un

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sac de sport à la main. Deux jeunes filles, l’uneaux cheveux noirs et l’autre blonde, l’accom -pagnent. Je remets vite mon masque en place,alors que Patrick s’avance vers eux.

– Salut Pat ! dit le barbu. J’ai amené durenfort comme convenu. Ma fille et ma nièce ontaccepté de s’occuper de la vente de la mar -chandise.

– Dan ! Content de te voir. Lucky t’attenddans les vestiaires pour préparer votre match.Sauterelle, tu peux montrer la marchandise auxdemoiselles ?

Lors de nos galas, nous vendons des affiches,des masques de lutte, des t-shirts et quelquesbabioles, comme des bâtons fluorescents et descastagnettes pour faire du bruit.

Je saute en bas de l’arène et prends chacunedes filles par le bras.

– Avec plaisir…Je reconnais la blonde. Elle s’appelle Maëva.

Elle assiste à tous les matchs de son père et elleest souvent bénévole.

Bonne joueuse, elle s’accroche à mon bras.L’autre se défait de ma poigne.

– Je sais marcher, figure-toi !Je me retourne vers elle. Ma réplique s’étouffe

dans ma gorge. Cette fille est… elle est… MonDieu! C’est un ange. Ses cheveux noirs bleutéssont lisses comme de la soie. Ses yeux vertssemblent avoir été dessinés pour faire ressortir sespommettes roses ainsi que ses lèvres rouges et invi -tantes. Je parie qu’elle n’est même pas maquillée!

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Si je n’avais pas porté mon masque, j’auraissans doute déjà perdu connaissance. Par chance,derrière ma façade, je possède une assurance horsdu commun.

Sa moue boudeuse s’éclaire d’un sourire auxdents blanches et parfaites.

– Ton masque est mongol !La mention de mon surnom me fait sour -

ciller. Heureusement, mon air ahuri de parfaitimbécile demeure caché. Elle s’approche etm’observe de plus près. Une agréable odeurfruitée s’empare de mes narines et me fait perdremes repères.

Mon costume a été fait sur mesure et ledesign est inspiré d’une véritable sauterelle. Monmasque ne laisse voir que ma bouche, sous defausses mandibules. Son plus grand avantage,c’est qu’il cache mes boutons. Les yeux,immenses et ronds, sont faits d’un genre demoustiquaire jaune phosphorescent aux maillestrès serrées. Ce tissu me permet de voir à travers,sans pourtant dévoiler mon visage. Le reste dumasque est composé de lycra vert luisant strié delignes noires, rappelant le visage de l’insecte.Mon corps est recouvert d’un habit une-piècevert avec des zébrures qui imitent le corps d’unesauterelle. Je le trouve un peu moulant, maisselon Patrick, il faut que l’on voie mes muscles àtravers le costume. Heureusement, je porteégalement un short vert muni d’un plastron quiremonte jusque sous ma cage thora cique et quirappelle la carapace de l’insecte, de sorte que le

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tissu moulant ne dévoile que mes épaules, mespectoraux, mes bras et mes jambes. Mes bottesdorées se fondent avec le costume.

– Mes yeux brillent dans le noir. Tu veuxvoir ?

La jolie fille hoche la tête avec enthousiasme.Je lui fais signe de me suivre et l’entraîne vers leplacard à balais. Ce n’est pas l’endroit le plusromantique, mais il y fait noir et le tissuphosphorescent va faire son effet. Maëva noussuit.

– Moi aussi, je veux voir.J’en connais quelques-uns qui seront jaloux

lorsque je leur raconterai que j’ai réussi à attirerdeux jolies filles dans un placard à balais.Malheureusement, à part Lucky, je ne vois pas àqui je pourrais me vanter de cet exploit. Jereferme la porte sur nous. Nous sommes plutôtà l’étroit. Je sens la proximité des deux corps etje frissonne. Elles sentent tellement bon!

– Wow! s’extasie la déesse. Tes yeux sont tropbeaux !

Gonflé à bloc, je rétorque :– T’inquiète pas, tes yeux verts sont magni -

fiques !– Mes yeux ne sont pas verts.Pourtant, il me semble avoir très bien vu leur

couleur ! J’ouvre la porte du placard et en sors enl’attirant vers moi. Je la fixe droit dans les yeux.En dessous du masque, je les vois très bien. Ilssont vert pomme. Magnifiques ! J’en ai le soufflecoupé.

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– Je porte des lentilles cornéennes. Je suisblonde aux yeux bleus, comme ma cousineMaëva.

Maëva soupire de dépit :– Tout le monde rêve d’avoir les cheveux

blonds et les yeux bleus et Alicia, elle, se teint ennoir et porte des verres de contact verts.

– Je déteste ressembler à une poupée Barbie.Et je ne suis pas tout le monde !

J’essaie de l’imaginer en blonde, mais je latrouve si belle, telle qu’elle est maintenant, que jen’y parviens pas. Alicia a retrouvé son air renfro -gné. Elle glisse les pouces dans les poches de sonjean, qui descend légèrement en dévoilant unmince morceau de peau sur sa hanche. Mes yeuxne peuvent se détacher d’elle. Malgré le masque,elle semble le remarquer, car elle rabat sonchandail à capuchon autour d’elle.

– De quelle couleur sont tes cheveux,Sauterelle ? me demande-t-elle froidement.

Je réponds, machinalement :– Je n’ai pas de cheveux. Je suis un insecte.Un sourire force son visage.– Très drôle. Quand tu auras fini de jouer les

héros pour nous impressionner, tu veux bien nousmontrer la marchandise qu’on aura à vendre ?

Son ton froid et son air hautain me rendentmal à l’aise. Je hoche la tête pour éviter de memettre à bégayer et je les dirige vers la table demarchandises. Alors que je leur donne les prix,Alicia m’évite du regard. Pourquoi me rejette-t-elle de la sorte ? Qu’ai-je fait pour la froisser ?

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Je l’ai regardée, ce n’est pas un crime ? Bellecomme elle est, elle doit y être habituée, non?Cette fille est vraiment bizarre !

À

Alicia

Je n’ai pas envie d’être ici. La lutte, c’est unsport de débiles ! Maëva, ma cousine, m’a promisque je m’amuserais bien. Elle dit qu’on y ren -contre des garçons intéressants, dont ce fameux« Sauterelle ». Un petit comique celui-là ! Je l’airemis à sa place. S’il pense qu’avec son masque ilpeut se permettre de nous reluquer de la sorte, ilse trompe. Maëva m’a trouvée dure avec lui. « Ilest très gentil… Tous les gars ne sont pas commeDamien ! » Elle est naïve. Ils sont tous exacte -ment comme mon ex-petit ami : des manipu -lateurs, des profiteurs et des menteurs. À causede lui, je n’ai plus d’amis, plus de vie…

Maëva accompagne souvent son père lors desgalas de lutte et, lorsqu’elle a su qu’il venait lutterdans ma ville, elle m’a invitée à me joindre à elle.J’ai fini par accepter à contrecœur.

Et puis, ce n’est pas comme si les occasionsde sortir étaient nombreuses ces temps-ci.Depuis le début de l’année scolaire, je suis dansune nouvelle école et je ne connais pratiquementpersonne. Avant, j’allais dans une école privée,spécialisée en sport-étude, mais depuis mon« expulsion », mes parents et moi avons décidé

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que je fréquenterais l’école de mon quartier. Plussimple pour tout le monde. Et le fait de neconnaître personne est une excellente chose ence moment.

Cet été, j’ai vécu les pires vacances de ma vie.Enfin, non, ce n’est pas vrai. J’ai quand mêmerenoué avec ma cousine Maëva. Je suis chanceusequ’elle ne m’ait pas laissé tomber, car je n’ai pastoujours été gentille avec elle.

Ma cousine et moi vivons sur des planètesdifférentes. Elle est grano, zen et pas toujourstrès à la mode. En fait, elle se moque bien destendances. Elle agit comme bon lui semble, sansse soucier des qu’en-dira-t-on. Elle s’intéresse àdes activités ennuyantes et un peu débiles,comme ce camp d’équitation cet été où je l’aiaccompagnée faute d’avoir quelque chose de plusintéressant à faire. Bon, ce sont les seulessemaines de l’été où je suis sortie et où je n’ai paspassé mon temps à pleurer. Il m’est même arrivéde m’amuser un peu, mais entourée de cesadolescents beaucoup trop spirituels et philo -sophiques pour moi, je ne me sentais pas à maplace.

J’étais une fille populaire avant… La mode,c’est moi qui la créais. Toutes les filles m’imi -taient. J’aurais pu me coiffer d’un gâteau de fêteque le lendemain, toutes mes amies auraientarboré des vêtements avec des chandelles dessus.C’est maintenant chose du passé. Ou peut-êtrepas. Ma nouvelle amie Thalie me plaît bien. Cen’est pas la fille la plus populaire de l’école, mais

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elle a une certaine notoriété. Elle est belle, drôle,un peu snob et elle se prend très au sérieux avecce blogue qu’elle a créé. Son dernier billet parled’un garçon qu’elle surnomme le mongol qui, àce qu’il paraît, pue des pieds. Je n’ai pas biencompris ce qu’elle y raconte. Le gars aurait lancéses souliers au milieu de la place publique etl’école aurait été évacuée. Cette histoire n’a pasde sens, mais elle amuse les élèves de ma nouvelleécole qui ne se privent pas d’émettre des com -mentaires méchants à l’endroit de ce garçon.J’ignore qui on surnomme le « mongol », mais jene voudrais pas me retrouver dans ses souliers…

– Ça y est, c’est lui ! hurle Maëva. C’est sachanson d’entrée…

J’ai déjà entendu cette chanson, mais ce n’estpas très connu. Sauterelle sautille dans tous lessens au son des Jump! Jump! Jump!, il tape dansla main des gens. Son énergie est contagieuse ! Jeme surprends à sourire et à danser. LorsqueSauterelle passe devant nous, il nous envoie unsigne de la main. J’imite ma cousine et luiretourne son salut. De nombreux spectateurs,dont ma cousine, sautent avec lui au son de lamusique. La vague m’entraîne. Bon Dieu, quelleambiance ! Je me sens électrisée comme lorsquej’allais voir un spectacle de hip-hop de Damien.Eurk ! Je ne dois pas penser à Damien…

– Vas-y, Sauterelle ! hurle ma cousine. Jump!Jump! Jump! Jump!

Elle saisit l’une des castagnettes de la mar -chandise que nous avons à vendre et elle l’agite

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dans tous les sens tout en continuant de sautiller.Ça fait un bruit d’enfer !

– Allez, Ali ! Prends-en une et fais commemoi. Ça va nous aider à les vendre.

Bon, et puis pourquoi pas. Je me ressaisis etj’oublie pour une fois que la lutte n’est pas trèstendance. J’ai bien le droit de m’amuser… Per -sonne ne me connaît de toute façon.

À

Sauterelle

Dès qu’Alicia et Maëva me voient sortir, ellesm’acclament et sautent en suivant le rythme de lachanson. J’avais peur qu’Alicia ne réagisse pas dutout à mon entrée et demeure froide. Elle neparaît pas très à l’aise, mais au moins, elle danseet sourit. Il faut dire que l’ambiance est particu -lièrement électrisante ce soir ! Difficile de ne passe laisser entraîner…

Je suis vite devenu l’un des lutteurs les plusacclamés dans ma fédération. Ma chanson y estsans doute pour quelque chose, mais Patrick ditque mon succès provient du fait que je suis vifcomme l’éclair et que j’impressionne les specta -teurs avec mes pirouettes et mon agilité. Peut-être qu’il a raison, sauf que moi, je ne cherchequ’à m’amuser et à offrir le meilleur spectacleque je peux aux amateurs de lutte. Lors de mescombats, j’aime me faufiler dans tous les coins etsauter partout, comme le ferait un insecte. Mon

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