Althusser Macherey

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Groupe d'études "La philosophie au sens large" animé par Pierre Macherey (21/05/2008) ALTHUSSER ET LE CONCEPT DE PHILOSOPHIE SPONTANEE DES SAVANTS Althusser a introduit et développé le concept de « philosophie spontanée des savants » dans le cadre du «Cours de philosophie pour scientifiques», manifestation collective qu’il avait lancée en 1967-1968 à l’ENS de la rue d’Ulm et dont il avait assuré, durant tout le dernier trimestre de 1967, les séances introductives qui avaient connu, sur le moment, un assez considérable retentissement. Pour comprendre la portée de ce concept, il importe en premier lieu de le replacer dans le contexte de ce Cours où il avait été mis en circulation. Le prospectus, signé du nom d’Althusser, qui avait été distribué pour annoncer la tenue du Cours, présentait celui-ci comme «un cours de philosophie de caractère inédit», en précisant qu’il s’agissait d’un «cours d’initiation à la philosophie, réservé aux non–philosophes, destiné avant tout aux scientifiques». A l’époque, un tel projet était original : il répondait à l’intention, politique en dernière instance, de soustraire la philosophie à l’attention exclusive des philosophes qui en faisait de la philosophie pour philosophes, fonctionnant en cercle fermé, et dispensée en conséquence de la nécessité d’intervenir en dehors de ce cercle. Or, au moment du lancement du cours, Althusser essayait justement de promouvoir une nouvelle conception de la philosophie, qui lui semblait la plus conforme à la leçon du marxisme authentique, et qui était articulée autour de l’idée de prise de position, ce qui revenait à déplacer son point d’application de la théorie vers la pratique, en présentant la philosophie, non comme théorie au premier degré, mais comme intervention dans la théorie en vue d’y tracer des « lignes de démarcation », il précisera plus tard en allant plus loin dans ce sens, et peut-être en essayant de l’infléchir, «lutte de classes dans la théorie», une orientation qu’entreprenait de réfléchir parallèlement la notion de «pratique théorique», qui était également au centre de ses préoccupations. Autrement dit, il s’agissait pour lui d’arracher la philosophie au statut de discours spéculatif pur, dont la matière abstraite, ésotérique et desséchée, n’était accessible qu’à des professionnels de la chose disputant entre eux à la manière des clercs médiévaux, mais d’en faire, plus largement, une arme dans la lutte idéologique, ce qui impliquait son déplacement sur de nouveaux terrains où elle devînt accessible, et en tout premier lieu audible, à des non-spécialistes, au prix d’une initiation dont les formes fussent adaptées à ce dessein, objectif précisément assigné au «Cours de philosophie pour scientifiques». Il faut signaler tout de suite que ce programme, une fois mis en œuvre, avait rencontré une audience inespérée, ce qui pouvait faire penser qu’il répondait à une attente restée jusqu’alors informulée ayant trouvé avec lui un moyen de s’exprimer et un début de réalisation, dans la période d’effervescence intellectuelle et politique qui a immédiatement précédé le déclenchement des évènements de Mai 68, dont le climat est bien rendu, entre autres, par le film de Godard, La Chinoise, sorti au même moment. Durant plusieurs mois, la salle Dussane, qui était la salle de spectacle de l’Ecole, où le Cours, initialement annoncé comme devant être donné dans la salle des Actes, au décor à la fois plus solennel et plus réservé, avait dû être déplacé en raison de l’affluence des auditeurs, avait été tous les lundis soirs bondée : l’assistance débordait largement dans les couloirs adjacents, et essayait de saisir en tendant l’oreille des bribes de ce qui se disait à l’intérieur, ce qui avait contribué à faire de cet enseignement une sorte d’évènement public, dont la nouvelle s’était communiquée de bouche à oreille au dehors comme un feu de poudre. Les textes présentés au cours de chaque séance, et en particulier la liste de «thèses» énoncées par Althusser au cours des premières séances, étaient distribués au fur et à mesure sous forme ronéotypée, une pratique qui n’était pas courante alors, ce qui leur donnait un peu l’allure de tracts. Le Cours, dispensé le plus sérieusement du monde, sur le ton tranchant de théoriciens ayant conscience d’accomplir, en raison de la maîtrise qu’ils essayaient d’exercer sur leur propre pratique, une mission politique dont ils portaient eux-mêmes la responsabilité, s’était ainsi peu à peu transformé en une sorte de meeting, en suscitant l’idée que la philosophie avait cessé d’être l’affaire d’élites privilégiées et averties, une affaire à vrai dire fort ennuyeuse et coupée de toute enjeu réel, et qu’elle était devenue

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Althusser Macherey

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  • Groupe d'tudes "La philosophie au sens large" anim par Pierre Macherey (21/05/2008)

    ALTHUSSER ET LE CONCEPT

    DE PHILOSOPHIE SPONTANEE DES SAVANTS

    Althusser a introduit et dvelopp le concept de philosophie spontane des savants dans le cadre du Cours de philosophie pour scientifiques, manifestation collective quil avait lance en 1967-1968 lENS de la rue dUlm et dont il avait assur, durant tout le dernier trimestre de 1967, les sances introductives qui avaient connu, sur le moment, un assez considrable retentissement. Pour comprendre la porte de ce concept, il importe en premier lieu de le replacer dans le contexte de ce Cours o il avait t mis en circulation. Le prospectus, sign du nom dAlthusser, qui avait t distribu pour annoncer la tenue du Cours, prsentait celui-ci comme un cours de philosophie de caractre indit, en prcisant quil sagissait dun cours dinitiation la philosophie, rserv aux nonphilosophes, destin avant tout aux scientifiques. A lpoque, un tel projet tait original : il rpondait lintention, politique en dernire instance, de soustraire la philosophie lattention exclusive des philosophes qui en faisait de la philosophie pour philosophes, fonctionnant en cercle ferm, et dispense en consquence de la ncessit dintervenir en dehors de ce cercle. Or, au moment du lancement du cours, Althusser essayait justement de promouvoir une nouvelle conception de la philosophie, qui lui semblait la plus conforme la leon du marxisme authentique, et qui tait articule autour de lide de prise de position, ce qui revenait dplacer son point dapplication de la thorie vers la pratique, en prsentant la philosophie, non comme thorie au premier degr, mais comme intervention dans la thorie en vue dy tracer des lignes de dmarcation , il prcisera plus tard en allant plus loin dans ce sens, et peut-tre en essayant de linflchir, lutte de classes dans la thorie, une orientation quentreprenait de rflchir paralllement la notion de pratique thorique, qui tait galement au centre de ses proccupations. Autrement dit, il sagissait pour lui darracher la philosophie au statut de discours spculatif pur, dont la matire abstraite, sotrique et dessche, ntait accessible qu des professionnels de la chose disputant entre eux la manire des clercs mdivaux, mais den faire, plus largement, une arme dans la lutte idologique, ce qui impliquait son dplacement sur de nouveaux terrains o elle devnt accessible, et en tout premier lieu audible, des non-spcialistes, au prix dune initiation dont les formes fussent adaptes ce dessein, objectif prcisment assign au Cours de philosophie pour scientifiques. Il faut signaler tout de suite que ce programme, une fois mis en uvre, avait rencontr une audience inespre, ce qui pouvait faire penser quil rpondait une attente reste jusqualors informule ayant trouv avec lui un moyen de sexprimer et un dbut de ralisation, dans la priode deffervescence intellectuelle et politique qui a immdiatement prcd le dclenchement des vnements de Mai 68, dont le climat est bien rendu, entre autres, par le film de Godard, La Chinoise, sorti au mme moment. Durant plusieurs mois, la salle Dussane, qui tait la salle de spectacle de lEcole, o le Cours, initialement annonc comme devant tre donn dans la salle des Actes, au dcor la fois plus solennel et plus rserv, avait d tre dplac en raison de laffluence des auditeurs, avait t tous les lundis soirs bonde : lassistance dbordait largement dans les couloirs adjacents, et essayait de saisir en tendant loreille des bribes de ce qui se disait lintrieur, ce qui avait contribu faire de cet enseignement une sorte dvnement public, dont la nouvelle stait communique de bouche oreille au dehors comme un feu de poudre. Les textes prsents au cours de chaque sance, et en particulier la liste de thses nonces par Althusser au cours des premires sances, taient distribus au fur et mesure sous forme ronotype, une pratique qui ntait pas courante alors, ce qui leur donnait un peu lallure de tracts. Le Cours, dispens le plus srieusement du monde, sur le ton tranchant de thoriciens ayant conscience daccomplir, en raison de la matrise quils essayaient dexercer sur leur propre pratique, une mission politique dont ils portaient eux-mmes la responsabilit, stait ainsi peu peu transform en une sorte de meeting, en suscitant lide que la philosophie avait cess dtre laffaire dlites privilgies et averties, une affaire vrai dire fort ennuyeuse et coupe de toute enjeu rel, et quelle tait devenue

  • accessible au plus grand nombre, aux masses , un mot dont les rsonances taient particulirement fortes ce moment, ce qui avait renforc la reprsentation de lEcole comme un centre daction rvolutionnaire ou dun quartier gnral , o se mrissaient de grands changements ayant des consquences pour la socit tout entire : le contenu de ces changements restait prciser, ce qui nempchait leur urgence de paratre dautant plus grande que celui-ci tait moins dfini. On peut donc soutenir que le Cours a apport sa petite contribution lchauffement gnral des esprits qui avait prcd, et sans doute prpar sa faon, lexplosion finale de Mai, une explosion qui, mme si elle a t au confluent de nombreux autres courants dinspirations htrognes, sexplique en partie par ce mouvement dagitation intellectuelle dont lEcole et ses petits cercles, qui avaient perturb leur manire le cadre rigide dans lequel staient enfermes les institutions universitaires, avait offert, comme en un microcosme, une reprsentation concentre. Quelles taient ces masses que le Cours de philosophie pour scientifiques cherchait toucher ? Ctaient vrai dire des groupes intellectuels et cultivs, fort peu populaires dans leur recrutement, qui tiraient leur caractre, largement mtaphorique, de masse du fait que des philosophes sadressaient eux, non pour les endoctriner ou les endormir en leur dispensant leurs habituels enchantements ou formules magiques, mais proprement, comme lannonait le prospectus de lancement du Cours, pour les initier , en leur fournissant, sous une forme didactique assume comme telle, - le Cours a t effectivement un cours, dispens sous des formes assez austres, et non un ensemble de discours de propagande assns de manire dmagogique -, les bases indispensables en vue de leur participation une intervention thorique directement ou indirectement associe un changement de la socit, un changement dans lequel une formation philosophique axe sur une meilleure perception des modalits de la pratique scientifique tait cense avoir un rle non ngligeable remplir, ce qui tait une manire de rejouer le vieux thme de la place et de la fonction du philosophe et du savant dans la Cit. Lide de dpart, qui ntait pas dnue dintrt, ce qui explique quelle ait t aussitt prise au srieux, et trs concrtement que la chose ait aussi bien et aussi vite march, tait que le philosophe prenne sur soi de sadresser des non-philosophes, sous lespce des scientifiques , comme si ceux-ci constituaient les vritables destinataires du discours philosophique, cest--dire le premier champ o celui-ci ait agir, au sens dune intervention pratique et politique ayant pour but, pour reprendre une expression quAlthusser affectionnait particulirement, et qui tait dans son esprit directement associe la pratique de la psychanalyse, de faire bouger les choses . La question pose tant de savoir comment, en tant que philosophes, faire bouger les choses, la rponse propose tait la suivante : en forgeant un type original de discours, prenant la forme pdagogique dun discours dinitiation, cest--dire proprement dun cours , - selon la mission assigne une Ecole qui est de dispenser des enseignements -, ce qui doit permettre la philosophie de sortir de son champ propre en prenant pour destinataires des gens pour qui la philosophie nest pas directement ou en conscience leur affaire, en vue de les convaincre que ses dmarches les concernent et quils y sont, leur insu mme, impliqus. Le prospectus de prsentation du Cours prcisait dans ce sens le contenu de cette adresse :

    Ce cours est rserv aux non-philosophes. Entendons : il est rserv aux spcialistes de disciplines autres que la philosophie. Il est donc rserv aux Scientifiques et aux Littraires non-philosophes. Ce cours est avant tout destin aux Scientifiques. Entendons : tant donn lobjet qui sera au centre de ce cours (rapports de la philosophie et des sciences) il sadresse dabord aux Scientifiques (spcialistes des Sciences mathmatiques, physico-chimiques et biologiques). Mais il intresse aussi les Littraires des diverses disciplines, dont la spcialit implique une activit scientifique .

    Non sans quelque embarras, dont tmoignent les guillemets assortissant la reprise de ces catgories, Scientifiques et Littraires , ces formulations authentifiaient le partage acadmique entre disciplines, en restaurant entre elles une hirarchie : le Cours, qui sadressait prioritairement aux Scientifiques , devait intresser aussi les Littraires , ou du moins ceux dentre eux dont la spcialit implique une activit scientifique , cest--dire, fallait-il comprendre, tous ceux qui uvrent dans le champ aux frontires imprcises et au statut encore mal assur des sciences humaines, ces sciences qui sont des sciences, ou plutt des sciences car dans ce cas les guillemets simposaient, sans en tre, du moins part entire. Etait ainsi lance, sous la conduite de la philosophie, une manuvre dencerclement des sciences dites molles par les sciences dites dures, en vue de les inciter revoir de

  • fond en comble leurs problmatiques, et couper radicalement les ponts avec la culture traditionnelle des Humanits et les garanties illusoires que celle-ci leur offrait : ceci illustrait parfaitement le projet dune politique de la philosophie assignant celle-ci pour mission fondamentale dintervenir dans le champ de la thorie en vue den bouleverser les rapports antrieurs, ce qui tait une toute premire manire de faire bouger les choses . On commence alors comprendre comment la notion de philosophie spontane des savants tait appele prendre place dans ce dispositif : les scientifiques tant des gens qui font de la philosophie spontanment, cest--dire certains gards sans le savoir, sans savoir ce quils font en pratiquant sans formation pralable et sans contrle la philosophie et sans savoir quelle sorte de philosophie ils font en procdant de cette faon, il est ncessaire de leur fournir les lments qui leur permettent de reprendre la matrise de leur pratique informelle de la philosophie, et par l de rectifier cette pratique, en la rorientant dans un nouveau sens. Les Scientifiques sacrs destinataires privilgis du Cours eux adress par les philosophes taient donc des non-philosophes dun genre bien particulier, dans la mesure o ils taient censs entretenir demble, sur le mode ambigu de linsu, un certain rapport la philosophie : ce rapport prenait la forme, non seulement dun besoin de philosophie dont tout un chacun peut tre aprs tout crdit, mais dune modalit de satisfaction de ce besoin plus ou moins approprie, cest--dire, pour reprendre lune des catgories centrales introduites par Althusser au dbut du Cours, plus ou moins juste , ce qui appelait lintervention du philosophe en vue de lajuster. Ce que le scientifique, ainsi interpell, pouvait attendre du philosophe, ctait donc une philosophie non-spontane, consciente et matresse de ses enjeux, faisant pice sa philosophie spontane et le prparant la critiquer, en mettant en uvre dans sa propre pratique de savant une sorte de rforme de lentendement (emendatio intellectus) dont la philosophie tait la mieux place pour lui en offrir les moyens. Le programme du Cours, annonc la fin du prospectus de prsentation, tait ainsi libell : 1/ La philosophie et les sciences (Althusser) 2/ Lobjet de la science (Macherey) 3/ Pratique sociale et histoire de sciences (Pcheux) 4/ Epistmologie et histoire des sciences (Fichant) 5/ Y a-t-il des prcurseurs dans les sciences ? (Regnault) 6/ La mthode exprimentale (Balibar) 7/ Quest-ce quun modle ? (Badiou) Au prix de quelques ramnagements concernant principalement le calendrier des sances (lexpos introductif dAlthusser prvu initialement pour occuper une soire avait finalement donn lieu cinq cours successifs), ce programme, dmarr en novembre 1967, a t effectivement tenu pendant la suite de lanne universitaire, jusquau 29 avril 1968 o il a t interrompu avant que Badiou, le dernier intervenir, ait pu mener terme son propos : ses ultimes sances ont pratiquement concid avec le dclenchement des vnements de mai 68. En vue dassurer une meilleure diffusion de son contenu, Althusser a ensuite cr dans le cadre de la collection Thorie quil avait lance en 1965 aux ditions Maspero avec son Pour Marx, une srie spciale intitule, en reprise des termes du projet initial, Cours de philosophie pour scientifiques , o ont presque aussitt paru, en 1969, deux volumes. Le premier sortir, numrot IV, avait t Le concept de modle (Introduction une pistmologie matrialiste des mathmatiques) reprenant lintervention de Badiou, qui vient, en 2007, de donner aux ditions Fayard une nouvelle dition, complte, de ce texte, quil prsente aujourdhui comme sa premire uvre de philosophe. En tte du volume se trouvait une notice de prsentation de lensemble de la srie, libelle dans ces termes : COURS DE PHILOSOPHIE POUR SCIENTIFIQUES Nous publions sous ce titre une srie de fascicules qui regroupent la matire des cours qui ont t prononces (ou nont pu ltre) lEcole Normale Suprieure pendant lhiver 1967-1968. Fascicules prvus : I Introduction (L. Althusser) II Exprience et exprimentation (P. Macherey, E. Balibar) III La coupure pistmologique (F. Regnault, M. Pcheux)

  • IV Le concept de Modle (A. Badiou) V Lide dune histoire des sciences (M. Fichant) VI Conclusion provisoire Les fascicules annoncs paratront dans un ordre de succession diffrent de lordre dexposition des cours pour des raisons purement matrielles. Cet ordre de parution naffectera pas lintelligence du contenu des fascicules qui se prsentent respectivement comme des touts relativement autonomes. Devait suivre quelques mois plus tard un second volume, numrot III, intitul Sur lhistoire des sciences, o taient rassembles les interventions de Pcheux et de Fichant, en modification de lorganigramme prcdent de la srie, ramen alors cinq titres, au lieu des six prcdemment annoncs : I Introduction, L. Althusser ( paratre) II Exprience et exprimentation, P.Macherey, E. Balibar ( paratre) III Sur lhistoire des sciences, M. Fichant, M. Pcheux IV Le concept de modle, A. Badiou (paru) V Conclusion provisoire ( paratre) On notera que lannonce du volume conclusif de cette srie ntait assortie daucun nom dauteur, ce qui tendait renforcer le caractre collectif de lentreprise. La modification du plan initial tait due au fait que F. Regnault, qui, entre temps, avait pris ses distances avec Althusser, et ne voulait plus avoir lair dappartenir au groupe alors runi autour de lui, avait retir le texte de lintervention quil avait donne le 26 fvrier 1968 sur le thme de la refonte dans lhistoire des sciences : son analyse avait t remplace, au dbut du volume de Fichant et de Pcheux par quatre page de Dfinitions signes des noms de Balibar et de Pcheux qui en rsumaient le contenu. Ceci donne une ide des difficults de tous ordres qui se sont accumules suite la tenue effective du cours, difficults qui en ont diffr partiellement la publication. Les volumes II et V ne sont jamais sortis, et Althusser a lui-mme attendu plusieurs annes, pour reprendre, en 1974, sous lintitul Philosophie et philosophie spontane des savants (1967), toujours dans cette srie de Cours de philosophie pour scientifiques mais sans rfrence la numrotation initialement prvue, le texte partiellement revu de ses quatre premires interventions : il avait provisoirement gard dans ses tiroirs celui de la cinquime, laquelle il accordait une particulire importance, et qui demanderait tre analyse pour elle-mme ; elle na t publi que beaucoup plus tard, dans le tome II du recueil posthume ralis par Franois Matheron Ecrits philosophiques et politiques, d. Stock/Imec, 1995, p. 255-299, sous le titre Du ct de la philosophie . Dans lAvertissement de son livre, qui a t le dernier paratre de la srie, Althusser prcisait : Les autres cours annoncs ne purent, pour diffrentes raisons, paratre . En subsistent nanmoins les textes ronots, dont un recueil complet a t dpos et est en principe conserv la Bibliothque de lENS. En faisant figurer sur la page de couverture de louvrage paru en 1974 la mention expresse de la date, 1967, Althusser entendait signifier le caractre conjoncturel de sa dmarche dont il avait longuement hsit dlivrer le contenu sous forme imprime, et avec laquelle il avait, dans lintervalle, et la conjoncture ayant chang, pris quelque distance sans toutefois la renier compltement. Le tout premier volume de la srie avoir paru, celui de Badiou, avait dj t prcd dun Avertissement dont les termes avaient sans doute t soigneusement pess, sign Thorie, dcembre 1968 : il avait vraisemblablement t rdig dun commun accord par Althusser et Badiou, qui ce moment marchaient la main dans la main. Dj dans cet Avertissement tait dnonc, beaucoup deau ayant coul sous les ponts dans le cours de lanne 1968, le caractre thoriciste dune dmarche diagnostique comme renvoyant une conjoncture dpasse :

    La lutte, mme idologique, exige un tout autre style de travail et une combativit politique juste et lucide. Il nest plus question de viser une cible sans latteindre Nous nentretenons aucune illusion : la rgion o se situe ce travail (la doctrine de la science) est non seulement trs limite et trs indirecte, mais elle peut tre dangereuse, si on se mprend sur le sens de sa limitation. Nous croyons nanmoins utile de rappeler par quel biais, dans ce champ, peut notre avis et de notre point de vue se poursuivre, ou se consolider, la relance du Matrialisme Dialectique .

  • Il nallait donc plus de soi de reprendre les termes dune dmarche qui paraissait avoir t aussitt prime, ce qui aurait consist revenir en arrire de la marche dune histoire qui stait mise avancer toute vitesse, avant den venir reculer, galement toute vitesse, ce qui a t la grande affaire des eighties, dont les consquences se font encore aujourdhui sentir. La mme anne 1974 o paraissait enfin Philosophie et philosophie spontane des savants (1967) tait aussi celle de la publication, dans la srie Analyse, quAlthusser, qui avait commenc ne plus trs bien sentendre avec son premier diteur Maspero, avait alors entrepris de lancer aux ditions Hachette Littrature, de ses Elments dautocritique, o taient repris, dans la perspective de leur rectification, les lments dvelopps dans le Cours autour de la coupure entre science et idologie, sans quil soit plus fait rfrence alors une philosophie spontane des savants, ce qui signifiait que le fait que le philosophe sassigne pour toute premire tche de tenir un discours ladresse des scientifiques tait diagnostiqu comme le symptme dune dviation thoriciste, celle-l mme qui avait dj t dnonce dans lAvertissement au livre de Badiou. Tout ceci pour faire comprendre que la thmatique de la philosophie spontane des savants est troitement situe et date, et reprsente une tape, seulement une tape mais une tape significative nanmoins, dans le droulement dune activit philosophique soucieuse de coller au plus prs la ralit historique et la situation politique, ce qui la contraignit dplacer au fur et mesure, et ventuellement dans le dsordre, ses points dapplication.

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    Philosophie et philosophie spontane des savants : lorsque, pour intituler le livre dans lequel, aprs bien des hsitations, il stait dcid reprendre partiellement le contenu des cours quil avait donns la fin de lanne 1967 dans le contexte trs particulier qui vient dtre voqu, il a choisi cette formule qui ne figurait pas dans les annonces prcdentes de la srie des Cours de philosophie pour scientifiques , renonant galement numroter ce volume comme lavaient t ceux dj parus plusieurs annes plus tt, Althusser entendait manifestement assurer cette publication dont le statut tait des plus problmatiques une relative autonomie, et la dissocier de lensemble dont elle tait issue, ensemble dont il tait devenu manifeste dans lintervalle quil prsentait le caractre dun essai interrompu, dont la porte navait t que provisoire, et qui noffrait pas une suffisance cohrence pour pouvoir tre prsent comme un tout consistant. Indpendamment de ces considrations de forme, cette formule prsentait surtout lavantage dattirer tout de suite lattention du lecteur sur ce qui constituait, sur le plan de son contenu, lun des principaux enjeux thoriques du livre, savoir le fait que le discours adress par le philosophe aux non philosophes, sous les espces des scientifiques , en vue de faire sortir la philosophie du cercle spculatif o elle stait enferme, dbouchait sur la confrontation entre deux occurrences ou ralisations du philosophique comme tel, celle connote par la simple appellation, - une simplicit tout apparente, car elle recle en ralit une tension cache -, philosophie , et celle, dont la dsignation plus complexe appelait un dcryptage, car on ne voyait pas demble quel type dobjet la rapporter, philosophie spontane des savants . De l une interrogation concernant le statut du et partir duquel cette formule de titre tait construite : devait-il tre pris dans un sens purement numratif, ou bien signalait-il lexistence, entre les deux occurrences du philosophique quil mettait en prsence, dune confrontation prsentant un caractre potentiellement agonistique ? Ces remarques conduisent aussitt prendre en compte le paradoxe sur lequel repose toute la dmarche de la philosophie, paradoxe dont sa mise en uvre est insparable, bien quil passe le plus souvent inaperu, ce qui donne lieu toutes sortes de mprises sur la nature de lopration philosophique. Ce paradoxe, autour duquel tournait pour lessentiel, au plein sens du verbe tourner , la rflexion mene alors par Althusser, est le suivant : la philosophie tant affaire de discours, ce qui signifie matriellement quelle na rien dautre faire qu aligner des mots dans un certain ordre, produire des noncs, la question se pose immdiatement de savoir quoi se rapporte ce discours, quel est son objet ; or, ctait lide principale avance par Althusser, la philosophie na pas dobjet, entendons pas dobjet extrieur, ce qui veut dire que la philosophie est elle-mme son propre objet, donc que son discours, son drle de discours, ne parle de rien dautre que delle-mme, sous la forme dune interminable

  • rumination qui la ramne sans cesse soi, sans issue vers le dehors. De l ce cercle, identifi dans la conclusion du premier cours :

    Tel est le jeu de la philosophie, telle que nous la pratiquons. Tracer des lignes de dmarcation, qui produisent de nouvelles questions philosophiques, sans fin. A ces questions, quelle produit, la philosophie ne rpond pas comme une science, par des solutions dmontres ou des rsultats prouvs (au sens scientifique de ces mots) : elle y rpond en nonant des Thses, non arbitraires, justifies, qui leur tour tracent de nouvelles lignes de dmarcation, faisant surgir de nouvelles questions philosophiques, et linfini. (p. 50)

    Notons que lexpression la philosophie , qui apparat plusieurs reprises dans ce passage, doit sy entendre diffrents niveaux : dune part elle renvoie une manire singulire de mettre en uvre lactivit philosophique, la philosophie telle que nous la pratiquons , sous-entendu de manire originale, innovante, en prenant parti ; et dautre part, elle renvoie en mme temps la philosophie en gnral, considre dans toutes ses manifestations sans exception, qui auraient toujours, depuis Platon, consist tracer des lignes de dmarcation . Alors, quy a-t-il de rvolutionnaire dans le fait de ramener la philosophie au trac de lignes de dmarcation, alors que, depuis que la philosophie existe, elle na jamais procd autrement ? Seule rponse possible cette question, assez sidrante entendre : une nouvelle pratique de la philosophie est celle qui trace des lignes de dmarcation dans le fait de tracer des lignes de dmarcation. Pourquoi ? Parce quil y a manire et manire de tracer des lignes de dmarcation : soit le faire sans le dire, en lignorant et en le taisant, comme cela a lieu dans la plupart des cas ; soit le faire de manire avoue et dclare, en en tirant toutes les consquences, consquences en dernire instance politiques, ce qui est prcisment la dmarche engage par Althusser, dmarche qui, paradoxalement, est conforme celle de la philosophie depuis ses origines tout en tant dcale, dplace, au sens fort de lexpression, par rapport elle :

    Ils le font toujours : mais ils ne disent pas (sinon rarement) que la pratique de la philosophie consiste dans cette dmarcation, dans cette distinction, dans ce trac. Nous le disons En le reconnaissant, en le disant et le pensant, nous nous sparons deux. Tout en prenant acte de la pratique de la philosophie, nous lexerons, mais pour la transformer. (p. 15)

    Donc, la philosophie trace des lignes de dmarcation. Mais, ses lignes de dmarcation, o les trace-t-elle ? Elle les trace dans son propre champ dintervention, qui nest pas comme cest le cas pour les sciences un domaine de ralit connatre, mais elle-mme, et rien dautre quelle-mme, sa propre pratique sur laquelle elle ne cesse de revenir, ce qui est une autre manire de dire quelle tourne en rond, et que cest sa nature mme de tourner en rond. Philosopher, cest tourner en rond, et accessoirement tomber dans des trous, comme le rappelait par ailleurs Althusser dans le premier cours (p. 17) o il se rfrait au passage du Thtte dans lequel Platon raconte lhistoire de Thals en train de se casser la figure parce quil marche les yeux levs vers le ciel sans se soucier de ce qui se passe ses pieds, au grand amusement de la servante thrace qui, ravie, assiste sa chute. Cest sur la prise en considration de ce cercle que, au dbut du deuxime cours, se relance nouveau la rflexion dAlthusser :

    Cest dlibrment que je suis entr dans ce cercle ncessaire. Pourquoi ? Pour faire sentir, mme brutalement, que sil est indispensable de sortir de la philosophie pour la comprendre, on doit se garder de lillusion de pouvoir fournir une dfinition, cest--dire une connaissance de la philosophie qui puisse chapper radicalement la philosophie : on ne peut pas atteindre une science de la philosophie qui soit une mta-philosophie , on ne peut chapper radicalement au cercle de la philosophie. Cest pourquoi dailleurs vous avez bien compris linverse que je ne pouvais parler de la philosophie en gnral qu partir dune certaine position dans la philosophie : me dmarquant, prenant mes distances par rapport dautres positions existantes. Il ny a pas de discours objectif sur la philosophie qui ne soit en mme temps philosophique, donc discours tenu sur des positions dans la philosophie. (p. 56)

  • Comprenne qui pourra : sortir de la philosophie, ce qui est indispensable pour la comprendre , cest encore et toujours tourner dans son cercle. Il ny a de sortie pour la philosophie que par lintrieur, qui la ramne rflexivement elle-mme, ce qui est la condition pour quelle arrive, en effectuant ce tour , faire voir, quand mme, les choses autrement, et produire des effets, qui ne sont cependant pas des effets de vrit au sens o la connaissance scientifique vise produire de tels effets. Althusser prenait un risque calcul en interpellant dans ces termes ses auditeurs, des non-philosophes : celui de leur donner le tournis, au point de les inciter penser que le philosophe na rien dautre leur offrir que la perspective de parcourir des chemins qui ne mnent nulle part , proprement parler des impasses, une opration dont on ne voit pas comment elle pourrait dboucher sur un solde positif. Alors, pourquoi se donner la peine de sinitier la philosophie ? Quel bnfice peut-on escompter dune initiation dont le programme implique que soit dpose toute promesse de vrit, quelle quen soit la forme ? La thse selon laquelle la philosophie na jamais affaire qu elle-mme, ce qui disqualifie demble la prtention quelle pourrait avoir de conqurir un domaine extrieur de ralit sur lequel elle sassurerait un droit de regard exclusif, comme y prtendent normalement toutes les formes de connaissance, peut snoncer autrement : il y a toujours dj de la philosophie, et cest de ce fait, savoir que, quon le veuille ou non, quon sen rende compte ou non, elle soit toujours dj l, quelle a soccuper au titre du problme quelle a en propre rsoudre, pour autant que ce genre de problme puisse tre rsolu. Le discours quAlthusser adressait aux scientifiques, reprsentants certifis des non-philosophes, pouvait donc se rsumer ainsi : vous vous attendez ce que nous vous apportions quelque chose de nouveau pour vous, quelque chose que vous navez pas et que vous auriez intrt acqurir ; mais, ce quelque chose de nouveau, la seule chose que nous ayons vous rvler son propos, cest que, bien que vous ne le sachiez pas, vous lavez dj ; vous lavez sous la forme de votre philosophie spontane de savants , qui tmoigne de ce que, pas plus quon ne peut sortir de la philosophie, on ne peut non plus y entrer, tout simplement parce quon y est dj : vous, savants, baignez dans la philosophie qui est votre lment, tout comme les poissons vivent naturellement dans leau. Ou encore, pour le dire autrement : vous croyez que la philosophie est devant vous comme quelque chose que vous avez apprendre du philosophe parce que lui la sait alors que vous ne la savez pas ; or il y a bien quelque chose que vous ne savez pas propos de la philosophie, cest quelle est, non devant vous comme vous vous limaginez, mais derrire vous, dans cet lment du toujours dj l sur lequel est gnralement jet le voile de lignorance. Le problme nest donc pas de ne pas savoir assez de philosophie, mais, en un sens assez particulier du verbe savoir qui comporte un rapport au non-savoir, den savoir encore bien trop, sous des formes dont la confusion demande tre dmle, ce qui ncessite quon intervienne en y traant des lignes de dmarcation. Quelles sont ces formes ? Dans le quatrime cours consacr une relecture critique, extrmement polmique, de la leon inaugurale que Jacques Monod venait de prononcer au Collge de France, Althusser en distinguait deux : la philosophie spontane des savants (PSS) et la conception du monde (CDM). La premire, la PSS, est constitue par les ides que se font les savants au sujet de leur propre pratique, ides qui sont dj philosophiques en ce sens quelle sont dcales par rapport cette pratique dont elles proposent une interprtation sauvage, ce qui, trs matriellement, trs concrtement, leur assigne le statut dides fausses, ou du moins fausses en partie ; la seconde, la CDM, est un succdan de philosophie, un discours vague qui tire son apparente systmaticit du fait de stre libr de toute rfrence une pratique quelle quelle soit et prtend valoir en gnral. Cest la premire forme qui intresse prioritairement Althusser. Il en repre lexistence dans la seconde partie du premier cours consacre ltude dun exemple, le thme de linterdisciplinarit :

    Il y a des ides fausses sur la science, non seulement dans la tte des philosophes, mais dans la tte des scientifiques eux-mmes. De fausse vidences qui, loin dtre des moyens pour progresser, sont en ralit des obstacles pistmologiques (Bachelard). Il faut les critiquer, et les rduire, en montrant les problmes rels quelles recouvrent sous des solutions imaginaires Mais il faut aller plus loin : et reconnatre que ce nest pas un hasard si ces ides fausses rgnent en certains lieux du domaine de lactivit scientifique. Ce sont des ides et des reprsentations non scientifiques, idologiques. Elles forment ce que nous appellerons provisoirement lidologie scientifique, ou lidologie des scientifiques. Une philosophie capable de les

  • discerner et de les critiquer peut avoir pour effet dattirer lattention des scientifiques sur lexistence et lefficacit de lobstacle pistmologique que reprsente cette idologie scientifique spontane : la reprsentation que se font les scientifiques de leur propre pratique, et de leur rapport leur propre pratique. Ici encore, la philosophie ne se substitue pas aux scientifiques : elle intervient pour dgager la voie, dans laquelle peut alors se tracer une ligne juste. (p. 34)

    On laissera provisoirement de ct la question trs complexe souleve par la rfrence Bachelard et la thmatique de lobstacle pistmologique , et on se contentera pour le moment de renvoyer ltude prsente ce sujet par Etienne Balibar dans son article, Le concept de coupure pistmologique de Gaston Bachelard Louis Althusser (repris dans le recueil de ses Ecrits pour Althusser, d. La Dcouverte, 1991, p. 9-57), qui fait le tour de cette difficile question. Ce qui nous importe maintenant, cest de comprendre en quoi la philosophie spontane des savants est dans son fond idologique , et, plus prcisment, correspond lidologie que les savants forment de leur propre pratique, mme le droulement de celle-ci. Intressons-nous tout dabord au caractre spontan de cette idologie de la pratique scientifique. Usant dune de ces formules abruptes et saisissantes dont il avait le secret, Althusser dclarait immdiatement la suite du passage qui vient dtre cit :

    Je najoute quun mot sur cette idologie spontane : on verra quelle est spontane , parce quelle ne lest pas. (p. 35)

    Toute luvre dAlthusser tmoigne dune vritable rpulsion lgard de la thmatique, ses yeux profondment racoleuse et dmagogique, de la spontanit, rpulsion sans doute inspire par la critique faite par Lnine des consquences nfastes du spontanisme pour le mouvement ouvrier. Le spontan nest jamais que du spontan avec des guillemets, cest--dire du faux spontan, qui est en ralit le rsultat dune manipulation, dun artifice, dun montage. Sur ce point, Althusser rejoignait le Barthes des Mythologies, et son refus de lillusion du naturel , une illusion factice, qui se rvle lexamen socialement construite, donc conditionne. Sil est vrai que la philosophie est toujours dj l, au titre dun tat de fait donnant seulement lieu tre repris, soit sous la forme du ressassement soit sous celle de la rectification, il serait erron den conclure que son existence pralable consiste en une donne immdiate, non biaise, non dj travaille par des tensions qui lempchent de parler dune seule voix, au titre dune parole nue qui ne serait demble soumise des dformations. Le propre de toutes les origines est dtre truques : rien ne commence jamais absolument, et la pense philosophique, qui se prcde elle-mme, nchappe pas cette loi ; lorsquelle se prsente sous les espces de la spontanit, comme cest le cas avec la philosophie spontane des savants, cette spontanit ne peut tre quapparente : elle dissimule des contradictions quelle serait bien en peine de rsoudre et que, loin de les liminer, elle reconduit. Ceci dit, quelles sont les tensions auxquelles est en proie la philosophie spontane des savants, tensions caches quil revient au philosophe de rvler en traant ses lignes de dmarcation ? Ce point commence tre lucid avec la thse 20, qui est ainsi libelle :

    La philosophie a pour fonction majeure de tracer une ligne de dmarcation entre lidologique des idologies dune part et le scientifique des sciences dautre part. (p. 26)

    Cest prcisment cette fonction quelle remplit auprs de la philosophie spontane des savants, en rendant visible le partage entre ce qui, en celle-ci, revient lidologique proprement dit et au scientifique proprement dit, donc en rendant manifeste que la nave et franche simplicit quelle affiche masque une division en vertu de laquelle elle est en proie une lutte sans merci, lutte qui, comme toute lutte, est une lutte pour la domination. En arrire de son discours lisse et consensuel, la philosophie spontane des savants serait donc le sige dune confrontation dont les termes sont lidologique et le scientifique. Se trouve ici en jeu la coupure entre science et idologie, sans doute le point le plus litigieux de toute la dmarche dAlthusser, sur lequel, en 1974, en mme temps quil fait paratre Philosophie et philosophie spontane des savants, il revient galement dans ses Elments dautocritique, dont les

  • deux premiers chapitres sont consacrs prcisment ce thme de la coupure , - il crit alors systmatiquement ce mot entre guillemets pour signaler par cet artifice graphique les difficults attaches son usage qui est tout sauf innocent -, thme dans lequel il voit le symptme majeur de son erreur thoriciste , comme il lappelle alors. Que signifie au dpart cette ide de la coupure, avec ou sans guillemets ? Elle renvoie leffectuation dun geste, qui tend diviser, partager, dpartager, ce quexprime aussi le fait de tracer des lignes de dmarcation ou de prendre position, ce qui, selon Althusser, dfinit dans son fond lactivit philosophique et fait delle, au sens fort du terme, une prise de parti . Pourquoi sengager dans une telle opration ? Pourquoi rompre en vue de rendre manifestes des coupures ? Pour dissiper les illusions fusionnelles de la continuit, telles que les dveloppe par exemple le discours de luniversel que la philosophie tient le plus souvent, afin de drober la vue ce quelle fait en ralit, savoir occuper des positions de domination lintrieur de ce que Kant lui-mme appelle son Kampfplatz, dont il espre quil laissera un jour place un tat de paix perptuelle. Derrire la coupure, il y a donc la rupture, cest--dire la volont den finir avec les attitudes de compromis qui sacrifient tout au besoin dunit, sans voir que les rconciliations obtenues en suivant cette voie, qui est une sorte de troisime voie , sont tout au plus provisoires et ne mettent pas fin matriellement aux divisions quelles recouvrent dun voile dignorance. Reconnatre la ncessit de cette rupture, cest tirer toutes les consquences du fait quil y a partout des contradictions, des tensions, de la lutte, du conflit, et que nulle pratique ny chappe, y compris lactivit de la connaissance scientifique, ce dont tmoigne justement lexistence de la philosophie spontane des savants, mme si elle a pour but de camoufler partiellement cette situation :

    Si on analyse le contenu de la PSS, on constate le fait suivant : le contenu de la PSS est contradictoire. (3e cours, p. 100)

    Pour identifier spcifiquement la contradiction laquelle est en proie la philosophie spontane des savants, Althusser propose alors dy distinguer deux lments, quil appelle llment A, lment quil diagnostique comme intra-scientifique , et llment B, qui, lui, est extra-scientifique . Llment A est constitu par un certain nombre de convictions, qui sont directement attaches la pratique de la connaissance scientifique : la croyance en la ralit objective des contenus de la connaissance ; la croyance dans la capacit de la connaissance matriser objectivement ces contenus ; la croyance en lefficacit de la mthode qui produit les connaissances scientifiques. Ces croyances sont effectivement indissociables de la pratique de la connaissance scientifique, et on ne voit pas comment celle-ci pourrait se drouler si elle les rejetait : cest ce qui justifie quAlthusser leur reconnaisse un caractre matrialiste , en ce sens quelles collent la matrialit de lactivit de la connaissance scientifique dont elles offrent un condens conforme. Dune tout autre nature est llment B, qui se rapporte la pratique scientifique sans en tre le produit, ce qui, concrtement, veut dire quil exploite cette pratique :

    Il est la rflexion sur la pratique scientifique de Thses philosophiques labores hors de cette pratique, par des philosophies de la science , religieuses, spiritualistes ou idalistes-critiques, fabriques par des philosophes ou des savants. (p. 101)

    Cet lment extra-scientifique peut trs bien tre labor par des savants professionnels, ce qui nempche quil ait t fabriqu , cest--dire quil se rapporte la pratique relle de la connaissance scientifique au titre dun lment emprunt, plaqu sur son droulement effectif, dans une perspective de rcupration et dexploitation :

    Dans la PSS, llment matrialiste est, dans la grande majorit des cas (et sauf exception dautant plus remarquable) domine par llment idaliste. Cette situation reproduit, au sein de la PSS, le rapport de force philosophique existant dans le monde o vivent les savants que nous connaissons, entre le matrialisme et lidalisme, et la domination de lidalisme sur le matrialisme. (p. 102)

    Avec le recul, on peut trouver excessivement simpliste le fait de ramener le jeu philosophique, tel quil se poursuit sous des formes larves travers la philosophie spontane des savants, lopposition de deux forces,

  • identifies laide des catgories de matrialisme et didalisme, catgories dont le contenu se rvle lusage particulirement brouill : il y a matrialisme et matrialisme, et il nest pas ais disoler une forme pure de matrialisme, exempte de toute connivence avec lidalisme ; et, inversement, un idalisme serait-il seulement pensable, crdible, sil ne comportait, si mince soit-elle, une base matrialiste ? Mais ces difficults sont prcisment au cur de linvestigation poursuivie par Althusser, qui tend avant tout mettre en vidence que, l o, parce quon est incit, conditionn et suggestionn le faire, on voit du simple et de lunifi, il y a du complexe et du divis, cest--dire, sous toutes les formes possibles et imaginables, du conflit et de la lutte, conflit et lutte dont lissue nest aucun moment assure de manire dfinitive. On dirait en dautres termes que lopration philosophique, telle au moins quelle seffectue sous les espces de la philosophie spontane des savants, est affecte dune foncire quivocit : ses messages, prtendument clairs et dfinitifs tels quils sont spontanment dlivrs, soffrent tre dcrypts ; ils valent tout au plus comme des symptmes, prcisment comme les symptmes dune conjoncture thorique et pratique, historico-sociale en dernire instance, dont ils traduisent les tensions spcifiques. Et cest l que la philosophie peut intervenir, en amenant faire voir les choses autrement, ce quoi elle parvient en revenant sur ses propres pas, sur ses traces, en vue de faire apparatre au grand jour les divisions qui la travaillent de lintrieur, donc en se fixant comme premier objectif de dissiper les illusions de la spontanit. Dans le premier cours, Althusser avait dclar ce propos :

    Leur pratique, quils exercent dans un cadre dfini par des lois quils ne dominent pas, produit ainsi spontanment une idologie dans laquelle ils vivent sans avoir de raisons de la percer. Mais il y a plus encore. Leur idologie propre, lidologie spontane de leur pratique, ne dpend pas seulement de leur pratique propre : elle dpend de surcrot et en dernier ressort du systme idologique dominant de la socit dans laquelle ils vivent. Cest en dfinitive ce systme idologique qui gouverne les formes mmes de leur idologie Ce qui semble se passer devant eux se passe en ralit, pour lessentiel, dans leur dos. (p. 44)

    Ce quoi fait cho, dans le troisime cours, cette exclamation :

    Et ils pensent que tout cela leur vient de leur pratique mme ! (p. 108) On commence alors mieux comprendre en quoi consiste lintervention de la philosophie auprs de la philosophie spontane des savants : elle a pour but premier de faire comprendre quil ny a de scientifique qui ne soit demble ml de lidologique, dans des conditions o lun et lautre sont indiscernables. Il ny a pas de scientificit pure. Mieux, il ny a pas de thorique pur : car la philosophie, qui est au cur du combat entre les forces qui se disputent le champ de la connaissance, forces qui sont au fond les mmes que celles qui travaillent laction sociale, parce quelles sont des forces en dernire instance politiques, la philosophie elle-mme nest pas pargne par le risque dquivocit qui vient dtre dnonc ; elle ne plane pas au-dessus du champ de bataille sur lequel elle bnficierait dun point de vue dsengag, dsimpliqu, non contamin par les enjeux des conflits qui constituent le cadre de son intervention :

    La philosophie fait elle-mme partie de la conjoncture dans laquelle elle intervient : elle est dans cette conjoncture, elle est dans le Tout . Il suit quelle ne peut entretenir avec la conjoncture de rapport externe, purement spculatif, un rapport de pure connaissance, puisquelle est partie prenante cet ensemble. (p. 59)

    Autrement dit, la philosophie ne peut sen tenir des intrts purement thoriques, en feignant dignorer que ces intrts thoriques sont intriqus des intrts pratiques, lintrieur dun champ de lutte o les ides ne sont pas seules tre en jeu. A partir de l commence sclairer le contenu de la thse 20, dont lnonc, rappelons le est le suivant

    La philosophie a pour fonction majeure de tracer une ligne de dmarcation entre lidologique des idologies dune part et le scientifique des sciences dautre part.

  • Cette formulation alambique, du fait de la rfrence quelle effectue lidologique des idologies et au scientifique des sciences , permet peut-tre de mieux comprendre ce qui se cache derrire le projet de la coupure entre science et idologie, projet dont la simplicit dclare est porte par toutes sortes de difficults sous-jacentes. Pourquoi parler de lidologique des idologies et non tout simplement de lidologie ? Et de mme pour ce qui concerne le scientifique des sciences. Pourquoi ce passage des substantifs idologie et science , leurs formes adjectives idologique et scientifique , celles-ci tant leur tour resubstantives travers les formules lidologique , le scientifique , ce qui a tout lair dtre un jeu sur les mots, une pure finasserie verbale ? Cette difficult est prise en compte par Althusser dans un passage crucial du deuxime cours, quil faut reprendre intgralement :

    La philosophie intervient dans une certaine ralit : la thorie Le rsultat de lintervention philosophique telle que nous la concevons est de tracer, dans cette ralit indistincte, une ligne de dmarcation qui spare, dans chaque cas, le scientifique de lidologique. Cette ligne de dmarcation peut tre compltement recouverte, dnie, rature dans la plupart des philosophies : elle est essentielle leur existence, en dpit de toute dngation. Sa dngation nest que la forme commune de son existence. Cette analyse fait donc ressortir trois termes essentiels : 1. Lintervention de la philosophie 2. La ralit dans laquelle a lieu cette intervention 3. Le rsultat de cette intervention Je vais aussitt lessentiel en disant que lnigme de la philosophie est contenue dans la diffrence entre la ralit o elle intervient (le domaine des sciences+les idologies thoriques+la philosophie) et le rsultat que produit son intervention (la distinction du scientifique et de lidologique). Cette diffrence apparat sous la forme dune diffrence de mots. Mais, voyez le paradoxe !, les mots que nous employons pour dsigner la ralit o et les mots que nous employons pour dsigner le rsultat du trac sont presque les mmes mots : dun ct les sciences et les idologies thoriques ; dun autre ct le scientifique et lidologique. Dun ct des substantifs ; de lautre, leurs adjectifs substantivs. Est-ce que ce nest pas la mme chose ? Est-ce que nous ne rptons pas dans le rsultat ce que nous avons dj dans la ralit ? Apparemment, en effet, ce sont les mmes personnages qui sont en prsence : tantt sous la forme de substantifs, tantt sous la forme de leurs propres adjectifs. Nest-ce pas alors une simple distinction nominale, une diffrence de mots, donc apparente ? Est-ce que le rsultat produit par lintervention philosophique se distingue vraiment de la ralit o elle intervient, sil y est dj inscrit ? Est-ce que le tout de la philosophie ne consiste pas rpter, sous dautres mots, sous les mmes mots, ce qui est dj inscrit dans la ralit ? Donc modifier des mots, sans rien produire de nouveau ? Oui, la philosophie agit en modifiant des mots, et leur agencement. Mais ce sont des mots thoriques et cest cette diffrence de mots qui fait apparatre, et voir, quelque chose de nouveau dans la ralit, qui y tait cach et recouvert. Lexpression le scientifique nest pas identique lexpression les sciences ; lexpression lidologique nest pas identique lexpression les idologies thoriques . Les nouvelles expressions ne reproduisent pas les anciennes : elles font apparatre un couple contradictoire, qui est philosophique. Les sciences sont les sciences : elles ne sont pas la philosophie. Les idologies thoriques sont les idologies thoriques : elles ne sont pas rductibles la philosophie. Mais le scientifique et lidologique , eux, sont des catgories philosophiques, et leur couple contradictoire est mis jour par la philosophie : il est philosophique. (p. 62-64)

    Rsumons : une chose est lintervention effectue par la philosophie ; une autre est la ralit dans laquelle elle effectue son intervention ; une autre encore sont les effets de cette intervention. Quest-ce qui distingue la ralit dans laquelle la philosophie intervient de la nouvelle forme sous laquelle cette ralit apparat suite lintervention de la philosophie ? Dans le premier cas, il sagit dune ralit indistincte o il y a, mles inextricablement les unes aux autres, des sciences, des idologies et de la philosophie, sous des formes impossibles dpartager, leur

  • confusion tant un lment essentiel de la lutte inexpiable en cours mme cette ralit. Dans le deuxime cas il sagit dune ralit expressment divise, travaille par lopposition entre le scientifique et lidologique , une opposition que la philosophie, et elle seule, a fait venir au jour, ce qui veut dire quen fait elle ne prexistait pas son intervention, dont elle est leffet. Autrement dit, il ny a pas sur le plan de la ralit de scientifique et didologique en soi, possdant chacun une identit distincte qui serait directement reconnaissable : cest la philosophie qui, par son intervention, produit, littralement fait surgir le scientifique et lidologique sous les espces de leur division, et non sparment, tels quils existeraient chacun par soi. Ce que lintervention philosophique rvle, ce nest pas le scientifique comme tel et lidologique comme tel, dresss cte cte, mais leur relation dopposition lintrieur de laquelle ils deviennent saisissables, ce quils ne sont pas indpendamment de cette relation, tout simplement parce quils nont aucune ralit en dehors de leur relation, que seule la philosophie est en mesure de faire apparatre, travers le trac de ses lignes de dmarcation. Cette manire de voir appelle aussitt la remarque suivante. Que le scientifique et lidologique soient confondus au dpart, cest--dire quils composent ensemble la donne initiale sur laquelle travaille la connaissance, nest pas une ide propre Althusser, qui la en partage avec la tradition dune pistmologie historique dveloppe par Bachelard et Canguilhem, ce qui justifie quils soient pour lui cet gard des auteurs de rfrence. Il leur reprend cette ide, quil dgage du contexte o elle est apparue, celui de lhistoire des sciences et de ses problmes spcifiques ; et il en gnralise la porte, en la rfractant travers le prisme de la formule de Spinoza qui rsume ses yeux ce que pourrait tre une thorie matrialiste de la connaissance : verum index sui et falsi, cest--dire que le vrai et le faux se rvlent ncessairement ensemble et non sparment, en ce sens quils apparaissent comme les deux ples dun mme processus ou ordre et connexion, qui est simultanment ordre et connexion dides et ordre et connexion de choses, ce dont il tire sa ncessit. Ceci dit, Althusser, tout en reprenant cette manire de voir des historiens des sciences dont il se prsente comme tant cet gard le dbiteur, voire mme lhritier, ne se contente pas de lui donner une porte philosophique gnrale, mais en inflchit le contenu sur le fond. Que le partage du vrai et du faux ne doit pas une donne immmoriale de la nature ou de la raison mais une conqute de lesprit connaissant, conqute qui ne revt pas lallure dune progression continue, Bachelard lexprimait travers sa conception du rapport entre science prime et science sanctionne, qui nest pas sans offrir une certaine ressemblance avec la thse du partage entre lidologique et le scientifique : mais, son point de vue, ce rapport se met en place, si on peut dire tout seul, sans faire appel une tierce instance ; cest lhistoire de la connaissance scientifique qui, travers ses dtours et ses ressauts, en faisant surgir sans cesse de nouveaux problmes, finit par mettre en place des systmes dapprhension cognitive du monde : ceux-ci, en se faisant reconnatre comme vrais, rejettent du mme coup vers larrire tous les prjugs quils ont d liminer pour se constituer avec une force suffisante en vue dimposer cette reconnaissance, ce qui est le secret de la coupure pistmologique, dont procde lesprit scientifique. Or, en dclarant que lintervention de la philosophie est ncessaire en vue de dpartager lidologique des idologies et le scientifique des sciences, lidologique et le scientifique tant ses productions spcifiques et non de simple proprits des idologies et des sciences qui nauraient qu tre extraites ou drives de leurs ralits antrieurement donnes, Althusser dplaait lanalyse sur un tout autre terrain, qui nest plus celui de lhistoire des sciences, mme enracine dans un contexte social dbordant les limites imparties gnralement lactivit de connaissance, mais celui de la politique. Son message tait donc en gros le suivant : les pratiques cognitives ne suffisent pas pour tracer, spontanment, les lignes de dmarcation qui permettent la thorie dacqurir son autonomie matrielle en se dgageant des rapports de domination imposs par lidalisme ; mais pour cela est indispensable une prise de parti dont seule la philosophie est capable, dans la mesure mme o cest cette opration dune prise de parti qui la dfinit. Do la question : est-ce quen assignant ce rle dinstance suprme la philosophie, on ne rtablit pas dans le dveloppement de la connaissance une certaine dimension de transcendance, au lieu de labandonner la ncessit intrinsque de son histoire ? Cest peut-tre l que rside lerreur thoriciste dont Althusser sinquite en 1974, au moment mme o il publie cependant Philosophie et philosophie spontane des savants, 1967, cest--dire le texte o cette erreur parat avoir le mieux libre cours, travers le fait de reconnatre lintervention philosophique, dont les attendus sont en dernire instance politiques, ce rle prminent : ce thoricisme tait, tout loppos dun vulgaire scientisme, ce quon peut appeler un philosophisme, cest--dire une confiance absolue en la mission impartie la philosophie.

  • Cette difficult, et lcart qui sparait sa position de celles des historiens pistmologues dont il dclarait sinspirer, napparaissaient cependant pas Althusser en 1967, lorsquil donnait ses cours introductifs de philosophie pour scientifiques. Pourquoi ? Sans doute parce quil pensait en ralit autre chose, sur quoi tait fixe alors toute son attention. Cest ce quon comprend en lisant, dans le deuxime cours, la thse 25, o tait dfinie la philosophie spontane des savants :

    Dans leur pratique scientifique, les spcialistes des diffrentes disciplines reconnaissent spontanment lexistence de la philosophie et le rapport privilgi de la philosophie aux sciences. Cette reconnaissance est gnralement inconsciente : elle peut devenir, en certaines circonstances, partiellement, consciente. Mais elle reste alors enveloppe dans les formes propres de la reconnaissance inconsciente : ces formes constituent la philosophie spontane des scientifique ou des savants (PSS). (p. 67)

    Emerge ici lide selon laquelle la pratique de la connaissance scientifique est hante par la philosophie, et ceci le plus souvent son insu, de manire inconsciente. Ceci nous ramne un thme que nous avons dj rencontr : la philosophie nest pas devant nous, comme quelque chose en plus, au titre dune instance extrieure qui, sous certaines conditions, viendrait sajouter aux donnes pralables de la connaissance, mais, toujours dj l, elle est derrire nous ; en quelque sorte, elle est, sur le plan de la thorie, notre inconscient. De ce point de vue, si lintervention de la philosophie comporte une dimension transcendante, cest prcisment dans la mesure o elle dborde le plan propre de la conscience. La philosophie reprsente dans lordre de la connaissance un principe daltrit radicale, lirruption de forces obscures que, par dfinition, nous ne matrisons pas ; et en consquence, elle est seule avoir prise sur ces forces. Lerreur thoriciste, ce serait au fond de croire que lopration philosophique se joue entirement sur le plan de la conscience, alors que son issue se dcide sur un plan plus profond, plus cach, o jouent des forces par dfinition obscures. De l la conception de la philosophie qui a hant Althusser jusqu la fin de sa vie, qui la ramne une tentative de psychanalyser la connaissance, en un sens qui na plus grand-chose voir avec la psychanalyse de la connaissance opre par Bachelard. O se situe la diffrence ? Pour Bachelard, le point dattaque de la psychanalyse de la connaissance, cest limaginaire, avec ses paresseux archtypes, qui ramnent lesprit ses schmes immmoriaux dinterprtation de la ralit, dont le vritable terrain dexercice est la posie. Pour Althusser, qui ne cesse de rpter que la philosophie na pas dhistoire, ce qui est une autre manire de dire quelle nen finit pas de tourner en rond, celle-ci a bien affaire des forces immmoriales, qui hantent toutes les activits humaines, y compris celles se droulant sur le champ de laction politique, mais ces forces nont rien voir avec celles qui alimentent un imaginaire potique : ces forces, dont laffrontement ressemble celui dEros et de Thanatos tel que Freud la thoris la fin de sa vie, appartiennent lordre de lirreprsentable, de linobjectivable, ce dont elles tirent leur radicalit ; elles ne se livrent qu travers des formations symptomatiques qui appellent, plutt quun dcryptage de type hermneutique, une intervention active, conduite mme le champ o dferlent inexorablement leurs effets. Cette intervention consiste tracer des lignes de dmarcation, qui ne font en ralit que repasser sur des lignes antrieurement traces, et appellent tre nouveau reparcourues, sans issue assignable, dans la mesure o le conflit de forces quelle rvle au grand jour ne peut dboucher sur un partage dfinitif, qui en isolerait une fois pour toutes les manifestations. On peut voir dans cette dmarche lindice, davantage que dun vulgaire thoricisme, dune mystique de la philosophie, qui serait au fond le dernier mot de lalthussrisme, un dernier mot sur lequel nulle autocritique nest parvenue le faire revenir. Pierre Macherey