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LES SORCIÈRES DENISE ET CATIN DANS L’OEUVRE DE RONSARD Dans trois pièces intitulées Contre Denise sorçiere 1 , Palinodie à Denise 2 et Epipalinodie 3 , Ronsard décrit les pouvoirs d’un être maléfique, la sorcière Denise, qui utilise les puissances occultes de la Nuit 4 . La dernière ode présente cette créature comme une force idolopompe, puissance capable d’envoyer des images et terroriser le malheureux poète 5 . Fasciné toute sa vie durant par les richesses de la fantaisie, le Vendômois s'intéresse particulièrement à cette sorcière capable de faire naître de nombreuses images fantastiques dans l’esprit terrifié de ses victimes 6 . La Muse et la sorcière travaillent toutes deux sur un même matériau, l’imagination humaine. Mais la première « tire » la fantaisie vers le haut, tandis que la seconde l’entraîne vers les espaces infernaux, menaçant la puissance créatrice du poète. Ce dernier voit son pouvoir poétique et son pouvoir sexuel amoindris par les charmes de la sorcière. À la puissante Denise et à sa congénère Catin, présente dans les Folastries de 1553, Ronsard oppose les bienfaits d’une sexualité cosmique, à même de contrer les terribles pouvoirs desséchants de ces deux sorcières. Les rituels inversés de la Muse Les manuels de sorcellerie de la Renaissance insistent sur la parodie accomplie lors du sabbat démoniaque, qui « mime et tourne en dérision le sacré. C’est le défi permanent de la sorcière, c’est le défi 1. Lm I, p. 238-243, livre II, ode XXII. Le sigle Lm renvoie à l’édition critique des oeuvres de Ronsard établie par Paul Laumonier. Voir Pierre de Ronsard, OEuvres complètes (éd. chronologique), P. Laumonier éd., Paris, S. T. F. M., à partir de 1914, 20 vol. 2. Lm I, p. 252-257, livre II, ode XXVI. 3. Lm II, p. 17-20, livre III, ode VIII. 4. Voir R. Antonioli, « Aspects du monde occulte chez Ronsard », dans Lumières de la Pléiade, Paris, Vrin, 1966, « Les Phénomènes Contre-Nature », p. 201-206. Ces trois odes ont également été analysées par B. Andersson, « Lyrisme et subjectivité dans le cycle de “Denise sorçiere” », dans Ronsard, Les Odes (1550-1552), textes réunis par M. Magnien, Cahiers Textuel n° 24, Université Paris 7, Denis Diderot, 2001, p. 103-118. 5. Lm II, p. 18-19, v. 19-27. 6. Voir C. Pigné, De la fantaisie chez Ronsard, à paraître chez Droz en 2008, et particulièrement Première partie, chap. IV, 2, II, « La sorcière ou la Muse pervertie ».

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LES SORCIÈRES DENISE ET CATIN DANS L’ŒUVRE DE RONSARD

Dans trois pièces intitulées Contre Denise sorçiere1, Palinodie à Denise2 et Epipalinodie3, Ronsard décrit les pouvoirs d’un être maléfique, la sorcière Denise, qui utilise les puissances occultes de la Nuit4. La dernière ode présente cette créature comme une force idolopompe, puissance capable d’envoyer des images et terroriser le malheureux poète5. Fasciné toute sa vie durant par les richesses de la fantaisie, le Vendômois s'intéresse particulièrement à cette sorcière capable de faire naître de nombreuses images fantastiques dans l’esprit terrifié de ses victimes6.

La Muse et la sorcière travaillent toutes deux sur un même matériau, l’imagination humaine. Mais la première « tire » la fantaisie vers le haut, tandis que la seconde l’entraîne vers les espaces infernaux, menaçant la puissance créatrice du poète. Ce dernier voit son pouvoir poétique et son pouvoir sexuel amoindris par les charmes de la sorcière. À la puissante Denise et à sa congénère Catin, présente dans les Folastries de 1553, Ronsard oppose les bienfaits d’une sexualité cosmique, à même de contrer les terribles pouvoirs desséchants de ces deux sorcières.

Les rituels inversés de la Muse

Les manuels de sorcellerie de la Renaissance insistent sur la parodie accomplie lors du sabbat démoniaque, qui « mime et tourne en dérision le sacré. C’est le défi permanent de la sorcière, c’est le défi

1. Lm I, p. 238-243, livre II, ode XXII. Le sigle Lm renvoie à l’édition critique des œuvres de Ronsard établie par Paul Laumonier. Voir Pierre de Ronsard, Œuvres complètes (éd. chronologique), P. Laumonier éd., Paris, S. T. F. M., à partir de 1914, 20 vol. 2. Lm I, p. 252-257, livre II, ode XXVI. 3. Lm II, p. 17-20, livre III, ode VIII. 4. Voir R. Antonioli, « Aspects du monde occulte chez Ronsard », dans Lumières de la Pléiade, Paris, Vrin, 1966, « Les Phénomènes Contre-Nature », p. 201-206. Ces trois odes ont également été analysées par B. Andersson, « Lyrisme et subjectivité dans le cycle de “Denise sorçiere” », dans Ronsard, Les Odes (1550-1552), textes réunis par M. Magnien, Cahiers Textuel n° 24, Université Paris 7, Denis Diderot, 2001, p. 103-118. 5. Lm II, p. 18-19, v. 19-27. 6. Voir C. Pigné, De la fantaisie chez Ronsard, à paraître chez Droz en 2008, et particulièrement Première partie, chap. IV, 2, II, « La sorcière ou la Muse pervertie ».

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de la messe noire, des paroles magiques qui visent moins à prier qu’à contraindre la divinité à répondre aux désirs du magicien »7. La très grande originalité de l’auteur de l’Epipalinodie est d’avoir transposé cette parodie du domaine religieux au domaine poétique. Denise ne mime pas, en les pervertissant, les rituels d’un prêtre catholique, mais bien ceux de la Muse sacrée de Ronsard.

Le début de l’ode s’ouvre sur une description du corps en feu du poète (v. 1-12). La variante de 1584-1587 du vers 4 insiste encore davantage sur cette brûlure initiale : « une ardente chaleur me poind ». Cette chaleur n’est pas sans rappeler celle qui envahit parfois le poète sous l’effet de l’inspiration divine. L’Hymne de l’Eternité de 1556 s’ouvre ainsi par ces vers :

Remply d’un feu divin qui m’a l’ame eschauffée, Je veux mieux que jamais, suivant les pas d’Orphée, Decouvrir les secretz de Nature et des Cieux. (Lm VIII, p. 246, v. 1-3)8

Ce feu, dont une variante de 1584-1587 précise qu’il provient d’Apollon, est créateur. Il permet à l’âme de se libérer du corps et de sortir de son engourdissement mortifère. On mesure donc la différence essentielle qui sépare cette « inflammation » de l’âme et la brûlure qui ouvre l’Epipalinodie : le feu décrit n’a rien de « divin », mais est bien démoniaque. Il ne s’en prend pas seulement à l’âme du poète, mais attaque son corps, ses « entrailles » (v. 3), son « cueur » (v. 4), et le torture : « La chemise qui ecorcha / Hercule quand il la toucha, / N’égale point la flamme mienne » (v. 7-9). Le vers 6 évoque le « fer tout rouge en ses tenailles » du maréchal-ferrant. Or le poète désireux de créer doit éviter la torture d’une trop grande chaleur, comme le suggère le début de l’Hymne de l’Esté :

Couché dessoubz l’ombrage au pres d’une fontaine Evitant la chaleur que l’Esté nous ameine, Que sçauroy-je mieux faire en un lieu si plaisant, Sinon chanter l’Esté de flames reluisant,

7. Y. Pélicier, « Le corps de la sorcière », dans Le Corps à la Renaissance, J. Céard, M.-M. Fontaine et J.-C. Margolin éd., Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, p. 140. 8. Voir également dans l’ode A Caliope : « Chacun n’a pas les Muses en partage, / Ne leur fureur tout estomac ne point » (Lm I, p. 176, v. 41-42). Ronsard reprend le même verbe dans l’Epipalinodie (v. 4).

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Et tout chargé de feu, comme une mace ardante Qu’une tenaille serre en sa prise mordante ? (Lm XII, p. 35, v. 1-6)

La brûlure de l’Epipalinodie ne conduit pas vers les « secretz de Nature et des Cieux »9, mais bien vers les espaces infernaux et leur cortège de supplices10. Ronsard évoque d’ailleurs l’origine souterraine du feu de la sorcière en le comparant à celui d’un volcan : « tout le feu que rote enhaut / Bouillonnante en soi d’un grand chaut / La fornaise Sicilienne » (v. 10-12). Tout comme la Terre brûlée avait « lâché » l’ennemie jurée de Ronsard dans Contre Denise sorçiere11, le volcan « rote » un feu diabolique, encore inférieur en puissance à celui de Denise12. Les deux verbes utilisés relèvent d’un même imaginaire corporel dégradé.

La sorcière et la Muse, par leur feu respectif, font entrer le poète dans un espace « sacré ». R. Caillois a relevé l’ambiguïté d’une telle notion : « Et comme le feu produit à la fois le mal et le bien, le sacré développe une action faste ou néfaste et reçoit les qualifications opposées de pur et d’impur, de saint et de sacrilège qui définissent avec ses limites propres les frontières mêmes de l’extension du monde religieux. On tient peut-être là le mouvement essentiel de la dialectique du sacré. […] La scission du sacré produit les bons et les mauvais esprits, le prêtre et le sorcier, [...] Dieu et le Diable »13. La puissance inspiratrice, qu’elle soit divine comme la Muse ou démoniaque comme la sorcière, doit aider le poète à cheminer dans cet espace

9. Lm VIII, p. 246, v. 3. 10. G. Gadoffre a été sensible à ce « feu » démoniaque, puisqu’il classe l’ode Contre Denise sorçiere et l’Epipalinodie dans la section « Eté » de son anthologie intitulée Les Quatre Saisons de Ronsard. Ces « deux odes magiques » côtoient donc l’Hymne de l’Eternité et l’Hymne de l’Esté (Les Quatre Saisons de Ronsard, Paris, Gallimard, 1985, p. 149). 11. Voir Lm I, p. 239, v. 22. 12. Dans les Daimons de 1555, les démons souterrains « d’un grand feu puisé au profond de Tartare / Allument le mont d’Ethne, et Vesuve et Lipare » (Lm VIII, p. 132, v. 311-312). L’Hymne de l’Hyver de 1563 associe les Titans, les séismes et les éruptions volcaniques : « ces Titans qui font, / En soulevant les champs, d’une plaine un grand mont, / Et, crevaçant la terre obscure de fumée, / Degorgent jusqu’au ciel une haleine enflamée » (Lm XII, p. 76, v. 177-180). Les vents, qui vont aider Hyver dans son combat contre Jupiter, remontent du « creux de la terre ensoufrée » (Lm XII, p. 76, v. 175). 13. R. Caillois, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1988, p. 48.

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sacré. Ronsard utilise donc la même métaphore : « l’aiguillon » de la Muse l’incite souvent à composer ; la peur de Denise « me point, me pique et m’eguillonne » (v. 18). Assujetti au pouvoir de la sorcière, le poète se donne le droit de l’interpeller lorsqu’il hésite : « Que veus-tu plus, di, que veus-tu » (v. 31). Assujetti à celui de la Muse, il se permet parfois de la remettre sur le droit chemin : « Hâte-toy donc de plyer / Ta chanson trop poursuivie »14. Engagé dans l’espace sacré de la Muse ou de la sorcière, le Vendômois semble pourtant jouir du privilège de les « envoyer » où il veut. Pour apaiser la colère de Denise, Ronsard peut faire semblant de la déifier : « Ou si tu veus avec les dieus / Je t’envoirai là haut aus cieus / Par le son menteur de ma Lire » (v. 40-42)15. Dans les Daimons de 1555, le poète, conscient de l’originalité de son projet, écrit :

Or’ parlon’ d’autre chose, il est temps que j’envoye Ma Muse dedans l’air par une estroicte voye, Qui de noz peres mortz aux vieux temps ne fut pas (Tant elle est incongneue) empreinte de leur pas, Afin d’estre promeue au mystere admirable Des Daimons, pour t’en faire un present venerable. (Lm VIII, p. 118, v. 51-56)

Les rituels de la sorcière imitent donc ceux de la Muse. Denise mime également le baptême par l’eau qui permet aux filles d’Apollon d’initier le poète à leurs mystères. L’ode A Phebus lui vouant ses cheveus, ode III du livre III, qui précède de peu l’Epipalinodie, ode VIII du livre III, évoque cette eau inspiratrice :

Quand des le berseau j’allai voir Tes compaignes, dont le sçavoir M’a tellement ravi depuis, Que je ne sçai si je me suis Ivré, de leur russeau ami. (Lm II, p. 8, v. 17-21)16

14. Lm III, p. 157, v. 705-706. 15. On est bien loin de Contre Denise sorçiere où le poète demandait au ciel de « ruer (le) chef [de Denise] là bas » (Lm I, p. 239, v. 18). La « carrière » de la sorcière est aussi souple que celle de la fantaisie humaine. 16. Voir également : « Car elle m’a de l’eau de ses fontaines / Pour prestre sien baptisé de sa main, / Me faisant part du haut honneur d’Athenes, / Et du sçavoir de l’antique Romain » (Lm II, p. 4-5, v. 57-60).

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Mais l’eau de la sorcière n’est pas celle de la source Hippocrène, de la fontaine de Castalie ou du fleuve du Permesse17. La Palinodie à Denise évoquait déjà les eaux mortifères que la sorcière utilisait pour « souill[er] » le teint du poète18. Une variante de l’édition de 1609 élargissait d’ailleurs cette pollution démoniaque à tout le corps du Vendômois : « Mon corps pollu par tes eaux ». L’Epipalinodie reprend et développe cette image :

Puis mon chef tu vas relavant D’une eau puisée bien avant Dedans la mare de tristesse. (v. 28-30)

Ronsard soigne particulièrement ce passage, comme le prouve la variante de 1567-1584 : « Dedans les ondes de tristesse », ou de 1587 : « D’une eau bourbeuse bien avant / Puisée au fleuve de tristesse ». Richelet évoque le texte d’Horace, « spargens avernales aquas » 19, et parle « d’une eau qui ressemble à celle des Enfers. Car les sorcieres en leurs charmes usent de certaines eaux contrefaictes sur celles de l’Acheron et du Lethe »20. Tout comme le feu de Denise était souterrain, l’eau qu’elle utilise est également infernale. Bourbeuse21, elle n’a pas le mouvement fluide de celle des Muses. Semblable à l’eau du Léthé, pourrait-elle évoquer celle du sommeil ? Ce rapprochement ne tient guère, car au contraire de « l’onde utile » du Somme22, l’eau de la sorcière ne conduit à aucune fluidification. Bien au contraire, Ronsard suggère l’incroyable paradoxe d’une eau qui dessèche : « Me veus-tu bruler,

17. Voir Lm II, p. 8, note 3. 18. Lm I, p. 256, v. 75. 19. Horace, Epodes, V, v. 26. 20. P. de Ronsard, Les Œuvres de Pierre de Ronsard […] reveues et augmentees et illustrees de commentaires et remarques, Paris, N. Buon, 1623, p. 453. 21. L’eau des Enfers est une eau bourbeuse dans l’imaginaire ronsardien. Voir par exemple dans l’Ode de la Paix au Roy, la variante de 1560-1587 du v. 392 : « D’eviter la bourbe noire » (Lm III, p. 29) ; ou l’Epitafe de Jan Martin : « Ou dedans le lac fangeus / Qui de bourbeuse couronne / Neuf fois l’enfer environne » (Lm V, p. 256, v. 68-70). 22. Lm II, p. 124, v. 30. Pour le rapprochement entre le sommeil et l’eau, constant à la Renaissance, voir C. Pigné, De la fantaisie chez Ronsard, op. cit., Première partie, chap. III, « “L’onde utile” du Sommeil, lien entre l’âme et le corps ».

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foudroier, / Et tellement me poudroier / Qu’un seul osset ne me demeure ? » (v. 34-36)23.

Si la Muse offre au poète une eau dont le mouvement devient le symbole d’une création poétique aisée, si elle lui offre des images fantastiques qui font naître la joie dans son esprit, la sorcière le baptise d’une eau bien différente, immobile, croupie, bourbeuse24, triste et desséchante. La « fureur » de Denise (v. 60) est bien l’exact opposé de la fureur poétique. La sorcière, puissance idolopompe négative, envoie dans la fantaisie déréglée du poète des visions terrifiantes25 :

La nuit, les fantausmes vollans, Claquetans leurs becs violans, En sifflant mon ame épovantent, Et les furies qui ont soin Vanger le mal, tiennent au poin Les verges dont ell’ me tourmantent.

Il me semble que je te voi Murmurer des charmes sur moi Tant que d’effroi le poil me dresse. (v. 19-27)

Les sens du poète sont agressés : la vue (« les fantausmes » ; « Il me semble que je te voi »), l’ouïe (« claquetans leurs becs »26 ; « sifflant » ; « murmurer » ; l’assonance en « i » des vers 19-22 souligne cette importance du bruit), le toucher (« Les verges dont ell’ me tourmantent » ; « le poil me dresse »). Cette scène est d’une extrême violence et peut justifier le choix que fait Ronsard de placer, juste avant l’Epipalinodie, l’ode A Maistre Denis Lambin. Dans cette pièce, le poète se déclare contre la doctrine de la métempsycose :

23. La sorcière est celle dont l’œil dessèche à distance les êtres vivants dans Contre Denise sorçiere (Lm I, p. 242, v. 73-78). 24. L’eau des Muses est capable d’« oster le mortel » (Lm XII, p. 48, v. 51). L’eau bourbeuse de la sorcière, au contraire, ne peut séparer l’âme et le corps. Tout se passe comme si cette eau était « corporelle ». Ronsard appelle parfois le corps une « fangeuse mace » (Lm V, p. 193, v. 29), une « vesture boueuse » (Lm V, p. 248, v. 94). 25. Le poète dort-il lors de cette agression ? La réponse n’est pas évidente. La sorcière favorise l’insomnie, mais l’expression « Il me semble que » (v. 25) est souvent la marque du songe. 26. La variante de 1584-1587 du vers 20 transforme les « becs violans » en « becs gromelans ». Les fantômes sont de plus en plus bruyants.

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Que les formes de toutes choses Soient, comme dit Platon, encloses En nostre ame, et que le sçavoir Est seulement ramentevoir : Je ne le croi, bien que sa gloire Me persuade de le croire. (Lm II, p. 15-16, v. 1-6)

L’argument qu’utilise Ronsard pour justifier cette affirmation semble bien faible. S’il avait entendu les vers d’Homère avant l’incarnation de son âme, il serait littéralement devenu l’aède antique (v. 7-13). Simple jeu d’esprit ? Peut-être, mais la critique de la doctrine platonicienne prend une autre portée, placée juste avant l’ Epipalinodie. Comme le fait remarquer J. Céard, « en tissant entre les Odes un réseau serré de correspondances, ce type de disposition compense, en quelque sorte, les “inconstances” de chacune d’elles. En même temps, ce réseau est si divers que chaque lecture n’en réalise que quelques possibilités : par là Ronsard réussit à enfermer plusieurs livres en un seul livre, ou, si l’on préfère, il fait du livre un être toujours inchoatif, un être toujours en train de naître »27. De l’ode VII à l’ode VIII du livre III naît une réelle réflexion sur les pouvoirs de l’imagination humaine. La lecture croisée de ces deux pièces nous conduit en effet à la conclusion suivante : si Ronsard avait contemplé « les formes de toutes choses » avant que « (son) esprit descendu, / Et (son) corps fussent joins ensemble »28, il aurait reconnu les images terrifiantes envoyées par la sorcière et n’aurait pas eu aussi peur. L’effroi que font naître ces visions cauchemardesques est bien l’indice que :

[…] l’esprit ressemble Au tableau tout neuf, où nul trait N’est par le peintre encor portrait, Et qui retient ce qu’il i note. (Lm II, p. 16, v. 14-17)

Le raisonnement va même plus loin. La théorie de la métempsycose suppose que l’âme, avant son incarnation, ait contemplé les Idées platoniciennes, harmonieuses et célestes. Le philosophe platonicien fera

27. J. Céard, « D’une ode à l’autre : la disposition des livres des Odes », dans Ronsard. Colloque de Neuchâtel, A. Gendre éd., Genève, Droz, 1987, p. 190. 28. Lm II, p. 16, v. 12-13.

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tout son possible pour retrouver cette connaissance dans la vie terrestre. S’il est assailli d’images lascives ou terrifiantes, surtout pendant la nuit, il ne peut s’en prendre qu’à un dérèglement ponctuel de son corps. Précédée immédiatement de l’ode A Maistre Denis Lambin, l’ Epipalinodie contredit ce raisonnement : le corps du poète n’est en rien responsable des images terrifiantes qui l’assaillent. Il existe donc sur terre, selon le Vendômois, des puissances idolopompes capables d’envoyer dans l’esprit des malheureux humains des « fantausmes vollans » (v. 19), des cauchemars qui n’ont plus rien à voir avec les belles Idées du ciel platonicien.

L’antiplatonisme de Ronsard dans ce cycle de Denise ne s’arrête pas là. Il s’étend également aux solutions que le poète trouve pour lutter contre les maléfices de son ennemie jurée. Pratiquement toutes les pièces consacrées à la figure de la sorcière – Denise ou Catin dans les Folastries – sont immédiatement suivies de poèmes louant les vertus d’une sexualité débridée. Ronsard semble calmer sa crainte de la stérilité créatrice, induite par une action démoniaque, par un éloge de l’amour physique et de ses bienfaits.

Stérilité créatrice et énergie sexuelle

La sorcière qui avilit l’inspiration du poète menace également sa virilité29 : le transformant en une « image vaine »30, le faisant vieillir 31, ravissant son « beau printens »32, elle le prive à la fois de sa force de création poétique et de sa puissance sexuelle. Dans des pièces consacrées à deux sorcières différentes, Ronsard évoque le sort des Corybantes, prêtres de Cybèle qui se coupaient les testicules. La

29. Pour la relation entre les enfants de l’esprit et les enfants du corps, voir La Lyre : « Le grand Platon en ses œuvres nous chante / Que nostre Esprit comme le corps enfante / L’un, des enfans qui surmontent la mort / L’autre, des filz qui doibvent voir le port / Où le Nocher tient sa gondolle ouverte / A tous venants, riche de nostre perte. / Ainsi les deux conçoivent, mais il fault / Que le sang soit jeune, gaillard et chaut : / Car si le sang une vigueur ne baille / A leurs enfans, ilz ne font rien qui vaille » (Lm XV, p. 21-22, v. 117-126). 30. Lm I, p. 241, v. 55. 31. Ronsard appelle le vieillard une « idole enfumée » dans l’ode A Christofle de Choiseul, abé de Mureaux (Lm VI, p. 192, v. 23). 32. Lm I, p. 242, v. 84.

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Palinodie à Denise parle des « chatrés furieus »33 ; la Folastrie III , qui met en scène Catin, évoque l’« Escouillé de Cybele »34. Une réelle menace de castration pèse sur le poète dès lors que la sorcière entre en scène35.

La Folastrie III est à cet égard révélatrice36. Catin la débauchée, Catin la « bonne putain » (v. 67), veut faire payer aux autres la dégradation de son propre corps. Ronsard ouvre et ferme son poème par la description de sa luxure passée :

En cependant que la jeunesse D’une tremoussante souplesse Et de manimens fretillars Agitoit les rougnons paillars De Catin à gauche et à dextre [Ores à gauche ores à dextre] (v. 1-5) (v. 167-171)

Mais la vieillesse a raison de son apparence première et la transforme en une « image dédorée » (v. 46). L’ancienne débauchée devient une bigote hypocrite, soucieuse de priver les autres des plaisirs corporels qu’elle ne peut plus connaître37 : « Et son premier train éfronté, / Par ne scay quelle frenaisie, / A couvert d’une hypocrisie » (v. 56-58). Après s’être « veautr(ée) » (v. 10) sur les corps vivants, elle se « veautr(e) sus les corps » des morts (v. 71). Nouvelle Denise, elle effraie les passants. Mais là où les pouvoirs de la sorcière des Odes étaient réels (« Vestant de l’un l’image vaine, / Tu sçais donner

33. Lm I, p. 252, v. 9. 34. Lm V, p. 24, v. 50. 35. La crainte de la castration, infligée par la sorcière, n’est pas propre à Ronsard, mais est profondément inscrite dans l’imaginaire du Moyen Age et de la Renaissance. Voir Henry Institoris et Jacques Sprenger, Le Marteau des Sorcières. Malleus Maleficarum, traduit du latin et précédé de L’Inquisiteur et ses sorcières par A. Danet, Grenoble, éd. J. Millon, 1990. Pour l’imaginaire du corps dans ce traité médiéval, voir C. Pigné, « Du De malo au Malleus Maleficarum : les conséquences de la démonologie thomiste sur le corps de la sorcière », dans Cahiers de recherches médiévales, 13, numéro spécial, 2006, p. 195-220, et « Le corps troué de la sorcière dans le Malleus Maleficarum », dans Camaren, n° 3, 2008 (à paraître). 36. Lm V, p. 21-29. 37. Ronsard parle des « doux passetems de ma vie, / Qui Dieu me faisoient devenir » (v. 164-165).

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horreur et peine », Lm I, p. 241, v. 55-56), ceux de Catin sont de l’ordre de l’imitation, de la contrefaçon :

Ores s’élevant toute droite, Ores sus une fosse estroitte Se tapissant comme un fouyn, Contrefait quelque Mitouin, D’un drap mortuere voilée, Tant qu’elle, et la nuit étoilée, Ayent fait peur au plus hardi (v. 73-79)

Catin est une nécromancienne moins puissante que Denise, mais ses « mille inventions / De mille bigotations » (v. 83-84) n’en sont pas moins redoutables. Son pouvoir est plus rhétorique que magique. Elle convainc aisément l’« amie » du poète (v. 123) de ne plus se laisser approcher par « les jouvenceaux » (v. 105) et affirme qu’« Amour n’est rien qu’une fumée » (v. 112). La « mignonne » de Ronsard (v. 103) refuse désormais tout attouchement (v. 120-132). Le pouvoir de Catin est donc bien réel. S’étant « vautrée » sur les cadavres, la sorcière semble avoir retiré de ce contact une puissance mortifère qui par contagion gagne ceux à qui elle parle. L’amie de Ronsard devient « morte » (v. 143) au désir masculin ; le malheureux poète est ainsi condamné à une abstinence fort désagréable :

Ainsi depuis une semeine, La longue roydeur de ma veine, Pourneant rouge et bien enpoint, Bat ma chemise et mon proupoint. (v. 151-154)

Catin est donc appelée à bon droit l’« ombre d’un tumbeau reclus » (v. 162) : sa malheureuse rhétorique signe la mort de tout désir. Seuls les vers de Ronsard seront capables de le venger : « Sus donq, pour venger mon esmoy, / Sus Iämbes, secourez moy » (v. 157-158). Or la vengeance laisse rapidement place à une évocation directe de la sexualité qui tient lieu de compensation. La Folastrie IIII 38, qui suit immédiatement la pièce consacrée à Catin, est une mise en scène très crue des amours de Robine et de Jaquet. Cette évocation d’une

38. Lm V, p. 29-34.

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sexualité sans tabou abolit l’hypocrisie démoniaque de Catin et apaise le danger de stérilité qui planait désormais sur le recueil. Comme le remarque P. Galand-Hallyn, « l’amour simple et direct, quasi biblique, qui unit Jaquet et Robine, les détourne des ornements du luxe corrupteur, les ramène à la nature ; leur langage est à l’image de leurs sentiments : dépouillé du masque d’hypocrisie, comme le langage même du poète […] [la nature entière s’adonne] à un coït presque cosmique »39. Les amours de Jaquet et Robine s’inscrivent également dans une nature chère au Vendômois :

Mais les rivages babillars, L’oisiveté des prez mignars, Les fonteines argentelettes, Qui attrainent leurs ondelettes Par un petit trac mousselet Du creux d’un antre verdelet, Les grans forestz renouvelées, Le solitaire des valées Closes d’éfroy tout alentour, Furent cause de telle amour. (v. 19-28)

La sexualité cosmique ne peut s’inscrire qu’au « creux » d’une nature éternellement renouvelée, d’un paysage où l’eau devient encore une fois symbole de création. Cette description rappelle évidemment l’ode A la forest de Gastine40 qui suit immédiatement Contre Denise sorçiere, mais elle évoque également l’ode A la fontaine Bellerie41 qui précède de peu l’Epipalinodie. Dès qu’une sorcière entre en scène, qu’il s’agisse de Denise ou de Catin, le poète vendômois tente de compenser ce que leur évocation peut avoir de funèbre par un vibrant éloge des forces de la nature : la puissance sexuelle qui unit hommes et femmes, la force de l’eau qui « ressuscite » ce qui meurt42, le repos que l’on goûte dans un paysage serein.

39. P. Galand-Hallyn, « “Les fureurs plus basses” de la Pléiade », Prophètes et prophéties au XVIe siècle, Cahiers V.-L. Saulnier, 15, Paris, Presses de l’ÉEcole Normale Supérieure, 1998, p. 176. 40. Lm I, p. 243-245. 41. Lm II, p. 14-15. 42. Lm II, p. 14, v. 4.

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La Palinodie à Denise, ode XXVI du livre II, est « entourée » par des forces de vie. Les odes XXIV et XXV qui la précèdent43 sont consacrées à une Cassandre qui n’a rien de la Dame inaccessible et fière des Amours de 155244. Les diminutifs utilisés45, l’évocation d’une sexualité sans tabou46, la description d’une nature idyllique, d’un verger heureux, tout annonce déjà la logique imaginaire à l’œuvre dans la Folastrie IIII . Le thème de la relation physique unit les odes XXIV, XXV et XXVII du livre II. Dans la pièce intitulée A elle-mesme, Ronsard évoque l’union des corps des deux amants :

Serrés mon col maitresse, De vos deus braz pliés, D’un neud qui tienne et presse Lassés-le et le liés Un baiser mutuel Nous soit perpetuel. (Lm I, p. 249, v. 13-18)

La Palinodie à Denise reprend cette image sous la forme d’un vœu final : « Appaise ta vois Marsienne, / Et fai que l’amour ancienne / Nous reglue ensemble mieus » (Lm I, p. 257, v. 85-87). L’ode A son lict47, qui suit le poème consacré à la sorcière, ne fait pas le seul éloge d’un lit « humain », mais bien d’un lit universel48, à même d’accueillir des amours divines :

Qui a point veu Mars et Venus Dans un tableau portraits tous nus,

Des dous amours la mere estroictement Tient Mars lassé, qui laisse lentement

Sa lance tumber à costé De si douce force donté,

Et la baisant presse l’ivoire blanc

43. Lm I, p. 246-251. 44. Voir C. Pigné, De la fantaisie chez Ronsard, op. cit., Deuxième partie, chap. V, « Le Songe et l’image de la Dame dans le cadre étroit des sonnets amoureux ». 45. Voir par exemple : « Ma petite columbelle, / Ma petite toute belle » (Lm I, p. 246, v. 1-2). 46. « Là, nous sçaurons combien / Les amans ont de bien » (Lm I, p. 250, v. 35-36). 47. Lm I, p. 257-259. 48. « Lict, que le fer industrieus / D’un artisan laborieus / A façonné, t’honorant d’un tel tour / Qu’a ce grand monde en vouste tout autour » (v. 1-4).

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Bouche sur bouche, et le flanc sur le flanc. (v. 9-16)

Tout se passe comme si « la vois Marsienne » de la sorcière49

était apaisée par celle de Vénus, dont la puissance est louée dans les deux odes qui précèdent la Palinodie à Denise. Ronsard tente de contrecarrer les pouvoirs démoniaques de son ennemie en l’entraînant dans un grand élan sexuel qui traverse cette courte séquence d’odes. Le Vendômois veut également faire naître dans l’esprit de son lecteur une image fantastique qui viendra annuler toute la violence que charriait la description précédente de Denise :

Celui qui les a veu ainsi Nous peut imaginer aussi

M’amie et moi, en éprouvant combien Se recoller ensemble fait de bien. (v. 17-20)

Le « branle dous » (v. 21) de la relation sexuelle vient annuler la pétrification induite par l’action de la sorcière (« l’oppresse / Que par tes vers il reçoit »50) et fait naître l’image d’une nature apaisée : « Ainsi qu’on voit des blés le chef mouvant / Sous le soupir du plus tranquile vent » (v. 23-24).

L’ Hinne à la Nuit51, qui suit immédiatement l’Epipalinodie, loue également une sexualité cosmique qui contrecarre les maléfices de la sorcière. La comparaison minutieuse de ces deux pièces prouve que leur juxtaposition n’est pas le fruit du hasard52. Ces deux odes offrent au lecteur deux visages radicalement opposés de la Nuit. Celle de l’Epipalinodie est bruyante, agitée, pleine d’apparitions fantastiques et de cauchemars (E, v. 19-30) ; celle de l’Hinne à la Nuit est beaucoup plus calme : son « muet silence » et son « obscur » (HN, v. 8 et 10) n’ont rien de terrifiant. Si la première est une Nuit de peur (E, v. 27) et de tristesse (E, v. 30), la seconde est une Nuit de plaisir :

Tu caches les plaisirs desous muet silence

49. Lm I, p. 257, v. 85. 50. Lm I, p. 256, v. 83-84. 51. Lm II, p. 21-22. Pour une analyse détaillée de cet hymne, voir D. Ménager, La Renaissance et la nuit, Genève, Droz, 2005, p. 53-56. 52. Nous utiliserons désormais l’abréviation E pour évoquer l’Epipalinodie, et HN pour parler de l’Hinne à la Nuit.

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Que l’amour jouissante Donne, quand ton obscur étroitement assemble Les amans embrassés, et qu’ils tumbent ensemble

Sous l’ardeur languissante. (HN, v. 8-12)

Le vocabulaire juridique employé dans l’Epipalinodie (« la genne apres on me donne », v. 15 ; « Sergent’ de leur commission », v. 17) est repris dans l’Hinne à la Nuit, mais dans un sens positif. La Nuit devient « sergente fidele / Des arrests de Venus, et des saintes lois d’elle » (HN, v. 1-2) ; « C’est toi qui les soucis, et les gennes mordantes, / Et tout le soin enclos en nos ames ardantes / Par ton present arraches » (HN, v. 19-21)53. Ce détournement de sens est très important. Si la Nuit de Denise se fait l’ordonnatrice d’une volonté diabolique, la seconde est au contraire « l’aimée des Dieus » (HN, v. 5)54. Le feu de la sorcière (E., v. 1-4) conduit irrémédiablement le poète vers la mort (E., v. 33), mais la rosée de la seconde Nuit rend la vie à la nature entière :

C’est toi qui rens la vie aus vergiers qui languissent, Aus jardins la rousée, et aus cieus qui noircissent

Les idoles attaches. (HN, v. 22-24)

La Nuit diabolique prend ; la Nuit divine donne. La première enlève au poète sa joie de vivre, sa sérénité, sa jeunesse et son courage ; la seconde lui rend le repos de l’âme dont il avait besoin (v. 19-21), ainsi que sa puissance sexuelle (v. 13-18). On comprend que « Nature de tes dons adore l’excellence » (HN, v. 7).

La Nuit de la sorcière et celle de l’Hinne à la Nuit offrent donc des visages bien différents. On perçoit pourtant, tapie dans la « secrete » Nuit de Vénus (HN, v. 3), une menace bien réelle que le poète tente de désamorcer :

53. Dans cet Hinne à la Nuit, Ronsard s’est inspiré de l’Hymnus in Noctem de Pontano (P. Laumonier reproduit ce texte en appendice à son livre Ronsard, poète lyrique. Etude historique et littéraire, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 759-760). Or les termes juridiques ne proviennent pas du texte de Pontano. Ronsard reprend consciemment, semble-t-il, les termes de l’Epipalinodie. 54. Ronsard proposait à Denise de « l’envoyer » aux cieux (E, v. 40-42), mais ses réticences étaient perceptibles. Au contraire, le poète n'’éprouve aucune difficulté à reconnaître l’origine divine de la Nuit de l’ode IX.

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Mai, si te plaist déesse une fin à ma peine, Et donte sous mes braz celle qui est tant pleine

De menasses cruelles, Affin que de ses yeus (yeus qui captif me tiennent) Les trop ardens flambeaus plus bruler ne me viennent

Le fond de mes mouelles. (HN, v. 25-30)

Cette prière n’est pas sans rappeler celle qui ouvrait la Palinodie à Denise : « Telle fin que tu vouldras mettre / Au premier courrous de mon mettre / Contre toi tant irrité, / Mai la lui »55. Après avoir été ensorcelé par la sorcière, le malheureux poète continue à rester « captif » des yeux de sa maîtresse. Ronsard n’élargit-il pas très subtilement le pouvoir démoniaque de la sorcière à toutes les femmes ? L’amour n’est-il pas une forme déguisée de sorcellerie ? Au-delà de leurs différences, la Nuit de Denise et celle de Vénus ont en commun d’être des nuits à deux. Si les maléfices de la sorcière peuvent « bruler, foudroier, / Et tellement […] poudroier » le poète (E, v. 34-35), les yeux de la maîtresse peuvent également brûler « le fond de (s)es mouelles » (HN, v. 30). La nuit à deux force le poète à s’ouvrir à l’autre. Sa fantaisie est de ce fait « contaminée » par les « fantausmes vollans » de Denise (E, v. 19) ou l’image obsessionnelle de son amante. La seule Nuit réellement apaisante serait une nuit solitaire, celle du Somme profond où toute image fantastique serait bannie. Dans De la Venue de l’Esté56, qui suit immédiatement l’Hinne à la Nuit, seules les bêtes qui ne rêvent pas combattent les grandes chaleurs de l’été par un sommeil profond :

Adonc au son de ses musettes, Marchent les troupes camusettes Pour aller trouver le sejour, Où les aspres chaleurs deçoivent Par un dormir qu’elles reçoivent Lentement jusque au point du jour. (v. 85-90)57

55. Lm I, p. 252, v. 1-4. 56. Lm II, p. 23-28. 57. Dans l’Odelette à Jan de Pardaillan, Ronsard envie le sommeil profond des animaux auquel il oppose les frayeurs nocturnes des hommes (Lm VI, p. 117, v. 15-

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L’ « onde utile »58 du sommeil profond repose les créatures des fatigues de la journée, tandis que les terribles Songes envoyés par la sorcière Denise agressent l’âme et le corps de ses victimes.

Dans son exploration du royaume de la fantaisie, Ronsard ne pouvait laisser de côté la description des pouvoirs de la sorcière Denise. Cette créature maléfique, née des profondeurs obscures et dangereuses de la terre, se présente comme un double inversé de la Muse ronsardienne, capable de baptiser le poète d’une eau croupie et desséchante. Pervertissant l’inspiration de Ronsard, elle « tire » la fantaisie du Vendômois vers les régions infernales, et menace le poète de stérilité, dans tous les sens du terme. Pour contrer les effets négatifs de Denise – dans les Odes – et de Catin – dans les Folastries – le Vendômois « entoure » les pièces consacrées à ces deux sorcières de poèmes louant les vertus d’une nature féconde et d’une sexualité cosmique.

Mêmes négatives, la sorcière et ses puissantes illusions nourrissent l’écriture poétique de Ronsard. Dans les Odes et autres pièces à structure souple des années 1550, la Prophétie, Bacchus et l’Amour – et la mélancolie – offrent également au Vendômois de riches sources d’inspiration59. Or toutes ces sources d’images visuelles supposent l’incarnation de l’âme dans le corps. Ronsard n’oublie jamais qu’il est un homme : l’union d’une âme divine et d’un corps pesant se révèle particulièrement féconde. Seul trait d’union entre ces deux parties si opposées de l’être humain, la fantaisie fait naître la poésie. Parler de sources d’images visuelles n’est d’ailleurs pas une simple métaphore. Toutes ces puissances idolopompes – qu’elles soient divines comme les puissances prophétiques, mi-divines, mi-humaines, comme Bacchus, humaines mais extérieures au corps du poète, comme la Sorcière, ou réellement corporelles comme la mélancolie – supposent l’existence de liquides fantastiques. La tête du Vendômois est baignée par un flot d’images visuelles. Les images prophétiques sont aisément véhiculées par l’eau du Somme ; la Sorcière « lave » le chef du poète dans une

25). Voir J. Céard, La Nature et les Prodiges. L’insolite au XVIe siècle, en France (1977), nouv. éd., Genève, Droz, 1996, p. 199. 58. Lm II, p. 124, v. 30. 59. Voir C. Pigné, De la fantaisie chez Ronsard, op. cit., Deuxième partie, Chap. IV, 2, « Les Puissances idolopompes ».

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« mare de tristesse »60 ; Dionysos plonge son « cerveau / Dans la liqueur d’un vin nouveau »61 ; la mélancolie de l’amant est un liquide noir, épais et visqueux, qui glisse avec difficulté dans les veines du poète. Les mouvements différents de ces liquides – rapide pour la prophétie ou pour Bacchus, beaucoup plus lent et « bourbeux » pour la Sorcière et la mélancolie – donneront naissance à des pièces d’inspirations différentes62. Ronsard traduit concrètement une réalité subtile touchant l’essence même de la fantaisie. Comme le souligne G. Bachelard, « on veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante »63. Là réside peut être la différence fondamentale qui sépare la conception antique de l’imagination et celle des penseurs de la Renaissance. La fantaisie n’est pas la simple reproduction de l’image d’un objet lorsque ce dernier est absent. Elle est plus que la simple combinaison, volontaire ou involontaire, de deux simulacres distincts64. Elle devient cette capacité extraordinaire qu’a l’esprit humain d’enchaîner une multitude d’images. Ronsard traduit parfaitement cette mobilité de la fantaisie par l’image du liquide en mouvement.

Christine PIGNE

60. Lm II, p. 19, v. 30. 61. Lm V, p. 45, v. 55-56. 62. Dans une élégie de la Nouvelle Continuation des Amours de 1556, Ronsard établit un parallèle entre les différentes eaux – le fleuve, le ruisseau, le torrent, la mer – et les différentes manières d’écrire (Lm VII, p. 228, v. 57-70). Voir également l’ouverture de l’ode A la Fonteine Bélerie : « Je veus, Muses aus beaus yeus, / Muses mignonnes des Dieus, / D’un vers qui coule sans peine / Louanger une fonteine » (Lm V, p. 233, v. 1-4). 63. G. Bachelard, L’air et les songes, Paris, Corti, 1990, p. 7. 64. Comme dans la théorie lucrétienne. Voir Lucrèce, De natura rerum, livre IV.