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LE RÉCIT AU PIÈGE DU DÉMONIAQUE : CHARLES BLENDECQ, CINQ HISTOIRES ADMIRABLES (1582) Le récit d’une possession démoniaque et de son exorcisme peut être considéré comme une forme particulière de récit, qui tenterait de transformer une expérience du doute, cristallisée dans la description méticuleuse de manifestations extraordinaires, en une certitude, la suprématie absolue de la puissance divine. Des premières manifestations d’une présence diabolique dans un corps, et dans la communauté qui l’accueille, à son expulsion spectaculaire aux yeux du peuple amassé pour y assister, le lecteur passe de l’étonnement devant le phénomène inexpliqué, à la terreur, une fois la cause démoniaque identifiée, pour éprouver enfin le soulagement de la délivrance, dûment sanctionnée par l’autorité religieuse. Cette tentative discursive visant à circonscrire le doute et à l’évacuer n’est pourtant jamais parfaite. La transformation du doute en certitude laisse des résidus, dont le texte s’enfle, et qui constitue la marque de fabrique bien involontaire de ces récits d’exorcisme : un discours qui se piège lui-même, qui révèle plus qu’il n’explique. Un récit de possession au temps des sorcières Charles Blendecq publie en 1582 Cinq Histoires admirables, esquelles est monstre comme miraculeusement par la vertu & puissance du S. Sacrement de l’Autel, a esté chassé Beelzebub Prince des diables, avec plusieurs autres Demons […] 1 . Il se présente lui-même, dans la page de titre, comme « Charles D. Blendec Artesien, Religieux de l’Abbaye de Marchiennes », près de Douai et Valenciennes, et résidant de la ville de Soissons, dont l’évêque, Charles de Roucy, mort 1. Charles Blendecq, Cinq Histoires admirables, esquelles est monstre comme miraculeusement par la vertu & puissance du S. Sacrement de l’Autel, a esté chassé Beelzebub Prince des diables, avec plusieurs autres Demons, qui se disoient estre de ses subiects, hors des corps de quatre diverses personnes. Et le tout est advenu en ceste presente annee, 1582 en la ville & Diocese de Soissons. […] A Paris, Chez Guillaume Chaudière, 1582. Nous citons les extraits de cette unique édition en restituant les abréviations usuelles et en opérant les dissimilations i/j et u/v.

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LE RÉCIT AU PIÈGE DU DÉMONIAQUE : CHARLES BLENDECQ,

CINQ HISTOIRES ADMIRABLES (1582)

Le récit d’une possession démoniaque et de son exorcisme peut être considéré comme une forme particulière de récit, qui tenterait de transformer une expérience du doute, cristallisée dans la description méticuleuse de manifestations extraordinaires, en une certitude, la suprématie absolue de la puissance divine. Des premières manifestations d’une présence diabolique dans un corps, et dans la communauté qui l’accueille, à son expulsion spectaculaire aux yeux du peuple amassé pour y assister, le lecteur passe de l’étonnement devant le phénomène inexpliqué, à la terreur, une fois la cause démoniaque identifiée, pour éprouver enfin le soulagement de la délivrance, dûment sanctionnée par l’autorité religieuse. Cette tentative discursive visant à circonscrire le doute et à l’évacuer n’est pourtant jamais parfaite. La transformation du doute en certitude laisse des résidus, dont le texte s’enfle, et qui constitue la marque de fabrique bien involontaire de ces récits d’exorcisme : un discours qui se piège lui-même, qui révèle plus qu’il n’explique.

Un récit de possession au temps des sorcières

Charles Blendecq publie en 1582 Cinq Histoires admirables, esquelles est monstre comme miraculeusement par la vertu & puissance du S. Sacrement de l’Autel, a esté chassé Beelzebub Prince des diables, avec plusieurs autres Demons […] 1. Il se présente lui-même, dans la page de titre, comme « Charles D. Blendec Artesien, Religieux de l’Abbaye de Marchiennes », près de Douai et Valenciennes, et résidant de la ville de Soissons, dont l’évêque, Charles de Roucy, mort

1. Charles Blendecq, Cinq Histoires admirables, esquelles est monstre comme miraculeusement par la vertu & puissance du S. Sacrement de l’Autel, a esté chassé Beelzebub Prince des diables, avec plusieurs autres Demons, qui se disoient estre de ses subiects, hors des corps de quatre diverses personnes. Et le tout est advenu en ceste presente annee, 1582 en la ville & Diocese de Soissons. […] A Paris, Chez Guillaume Chaudière, 1582. Nous citons les extraits de cette unique édition en restituant les abréviations usuelles et en opérant les dissimilations i/j et u/v.

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en 1585, est le dédicataire de l’œuvre2. Il est en outre connu pour sa Violette de l’âme, traduction de la Viola animae – un abrégé de la Theologia naturalis de Raimond de Sebonde par Pierre Dorland (Arras, 1600) –, ainsi que pour une traduction d’un texte latin de Hugues Farfit, Les Miracles de la Sacrée vierge Marie, mère de Dieu advenus en la ville de Soisson […] (Paris, chez George Durand, 1612)3. Il se met lui-même en scène dans les quatrième et cinquième histoires dans la fonction d’exorciste principal, suppléant l’évêque de Soissons, qui, en raison de sa santé précaire, préfère superviser la cérémonie sans se livrer personnellement au corps à corps avec les démons :

Ce bon Prelat […] voyant à son regret les forces de son corps luy estre deniees, mais les forces spirituelles luy estre demeurees pour s’en ayder au service de Dieu et à l’exaltation de son nom : Ne pouvant pour sa debilité (comme dict est) entreprendre le fait de l’exorcisme, comme bon conducteur commanda audict Blendec et maistre Jean Pinson de poursuyvre […]. (f° 82v°)

Les cinq « histoires » rapportées par Blendecq n’ont apparemment pas eu le retentissement littéraire des récits de possessions de Nicole Obry de Vervins (1565-1566), Perrine Sauceron de Blois (1574), Jeanne Féry de Mons (1584-1586), Marthe Brossier de Romorantin (1598-1599), Françoise Fontaine de Louviers (1591), Madeleine Demandols d’Aix-en-Provence (1611) ou Jeanne des Anges de Loudun (1632-1634). À l’époque des événements, on recense une autre relation, en latin, celle de Martin Gervais de Tournai, Chanoine de Soissons, parue en 1583 chez le même imprimeur, Guillaume Chaudière4. Dans le chapitre de la Démonomanie des sorciers qui s’attache aux individus qui sont « assiegez & forcez » par les esprits malins, mais qui ne sont

2. « Profès de l’Abbaye de Marchiennes, qui jouit du Prieuré de Vrégny, à deux lieues de Soissons, il en fut nommé Administrateur, & vint en conséquence demeurer au Faubourg de St. Vaast à Soissons » (Mercier de St Leger, Remarques critiques sur la Bibliothèque générale des Ecrivains de l’Ordre de St Benoît […], 2 vol., imprimé à Bouillon, 1777, s.l., 1778. 3. Dom René Tassin, Histoire littéraire de la Congrégation de Saint-Maur […], Bruxelles, Chez Humblot, 1770, p. 154. 4. Divina quatuor énergumenorum liberatie, facta apud Suessiones Anno domini millésimo quingentesimo octogesimo secundo. In qua sacrasanctio Eucharistia, vis et veritas plane elucet […] .

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pas sorciers (« ceux qui volontairement par conventions tacites, ou expresses, ont part avec les malins esprits »)5, Jean Bodin mentionne trois fois Nicole Obry6, sans s’y attarder en raison de la grande notoriété que le cas a acquise, et évoque quelques autres histoires éparses en France : un cas en 1458 à Confolens-sur-Vienne (p. 344), un enfant de douze ans, Samuel, du Wantelet près de Laon, une femme de Ménil près de Dommartin en 1552, l’épisode récent, et non publié, de la nièce d’un passementier à Paris, ainsi qu’une démoniaque interrogée par Lazare Bonami, professeur à Boulogne-la-Grasse7. Les ouvrages traitant le thème de la possession aux XVIe et XVIIe siècles mentionnent peu ou pas les personnages de Blendecq dans leur panorama des possédés8.

La particularité des récits du religieux de Marchiennes tient au fait qu’ils rapportent des phénomènes de possession diabolique totalement dissociés d’une quelconque référence à la sorcellerie, alors que les années 1580 constituent le début d’une intense chasse aux sorcières en France, qui s’étendra jusqu’en 1600 environ. On serait tenté de dire que le choix de considérer les individus sujets à des manifestations démoniaques comme des victimes plutôt que comme des coupables reflète une volonté positive du clergé régional de souder la communauté plutôt que de la diviser, d’absorber plutôt que d’exclure. L’exorcisme entend même être un moyen de conversion de l’hérétique. Comme le cas de Nicole Obry de Vervins, les possédés décrits par Blendecq appartiennent à ce pointillé qui annonce les grandes affaires du XVIIe siècle, Aix, Loudun, Louviers, Auxonne, alors que vient de

5. Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers […], 4e éd., Lyon, A. de Harsy, 1598 (1ère éd., Paris, J. du Puys, 1580), Livre III, ch. 6, p. 335. 6. p. 336, 334-335, 358-359. 7. Voir les p. 336, 337, 344, 359. Les éditions postérieures à 1580 ne mentionnent pas les nouveaux cas relatés par Blendecq. 8. Voir par exemple Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle. Une analyse de psychologie historique, Paris, Plon, 1968 ; Michel de Certeau, La possession de Loudun, Julliard, 1970, réédition Gallimard / Julliard, Collection Archives, 1980 ; Sarah Ferber, Demonic Possession and Exorcism in Early Modern France, London and New York, Routledge, 2004 ; Daniel Pickering Walker y consacre quelques pages dans son ouvrage Unclean spirits : Possession and Exorcism in France and England in the late Sixteenth and early Seventeenth Centuries, London, Scolar Press, 1981, p. 28-33. Rossel Hope Robbins, dans The Encyclopedia of Witchcraft and Demonology (New York, Crown Publishers, 1959), ne le mentionne pas.

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paraître la Démonomanie de Bodin qui contribuera à établir tant de convictions en sorcellerie. Michel de Certeau distingue ainsi la sorcellerie et la possession : celle-ci est plutôt rurale, celle-là urbaine ; le sorcier est coupable, d’un acte volontaire d’association avec le diable, alors que le possédé est une victime innocente, souvent inconsciente. On se mobilise pour faire une guerre violente, brutale, aux sorciers, tandis qu’on se mobilise pour sauver le démoniaque, qui est l’un des nôtres. Contrairement à la sorcière ou au sorcier, interrogés discrètement, en prison, la victime de possession devient une sorte de vedette, trimballée de lieu en lieu, mise en scène en général lors de fêtes et de processions, qui renforcent l’autorité de l’institution ecclésiale et qui permettent de dénoncer la complicité qui unit Belzebuth et les huguenots9. On brûle souvent les pièces de l’instruction et du procès en même temps que la sorcière, alors que la possédée délivrée devient l’objet d’un récit de type hagiographique.

Denis Crouzet a mis en évidence le phénomène des « processions blanches » qui apparaît dans le nord de la France en 1583. Ce sont de grandes manifestations de dévotion et de pénitence, qui vont de village en village, le peuple se revêtant de linges blancs, s’accompagnant de chants liturgiques, de prières et transportant le Corpus Domini. Or ces démonstrations de piété se produisent principalement en Champagne, avec Reims et Notre-Dame-de-Liesse pour lieux de convergence10. Charles de Roucy est à la tête de certaines de ces processions de plusieurs milliers de personnes, dont il tient à encadrer la spontanéité11. Crouzet souligne qu’« à Liesse, nous sommes au cœur d’une spiritualité de reconquête catholique. La possédée de Vervins, Nicole Aubry, fut jadis conduite dans ce sanctuaire, et surtout une première vague processionnelle y avait été organisée du 4 septembre 1577 au 24 avril 1578 […] »12. Marguerite Obry, l’« héroïne » de la quatrième histoire de Charles Blendecq, fera également ce pèlerinage le 3 mai 1582 (f° 74r°), sur les traces de la Nicole du même nom. L’évêque de Soissons participe d’ailleurs, en mai 1583, au concile provincial de

9. Op. cit., p. 10-12. 10. Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), 2 tomes, Seyssel, Champ Vallon, 1990, t. I, p. 297 et suivantes. 11. Ibid, p. 302 et 307. 12. Ibid., p. 302.

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Reims, dirigé par le cardinal de Guise, qui entend appliquer la Doctrine de Trente13. Les récits de possession de Blendecq reflètent donc le même zèle tridentin et confirment la tendance générale du clergé catholique de la région rémoise et soissonnaise d’utiliser les manifestations spirituelles, quelles qu’elles soient, pour renforcer la hiérarchie et le dogme. Si, comme l’affirme Michel de Certeau, « les théâtres du diable sont également des foyers mystiques »14, les campagnes autour de Soissons sillonnées par les personnages de Blendecq sont la scène d’une recrudescence de l’activisme catholique à la sortie de la septième guerre de religion et à l’aube de la formation de la Ligue, en 1584.

Le récit démonologique

Le texte de Charles Blendecq raconte l’exorcisme de quatre personnes : les deux premières histoires sont consacrées au jeune Laurent Boissonnet, fils d’un manouvrier, âgé de douze ans environ, d’Andignicourt, au nord-ouest de Soissons ; il est possédé successivement par deux démons différents, Bon-noir et Lannesson. La possession s’étend sur près de deux ans, entre 1580 et la délivrance finale le 25 mars 1582. La troisième histoire est celle de Nicole le Roy, une jeune femme de vingt ans, mariée à un tisserand, qui est exorcisée en l’église Saint-Gervais de Soissons, par l’évêque, le 4 février 1582. Son démon est Belzebuth. Dans la quatrième histoire, Marguerite Obry, une servante de vingt ans originaire de Villers-Saint-Paul dans le diocèse de Beauvais, est exorcisée par Blendecq au début du mois de mai 1582 et délivrée des trois démons qui l’obsédaient : Astaroth, Belzebuth et Legio. Enfin, la dernière histoire met en scène Nicolas Facquier de Cuz (Cuy ?), près de Noyon, un manouvrier de cinquante ans, marié, délivré fin juillet de la même année de son démon nommé Acaïs ou Aquais, qui s’enfuit par l’orteil.

La fortune très relative des Cinq Histoires admirables n’a rien pour nous étonner. Le récit, stéréotypé15, offre cinq variations d’une

13. Ibid., p. 308. 14. Op. cit., p. 12. 15. La structure du récit est toujours sensiblement la même : 1) Notice biographique sur le possédé, lieu et date. 2) Premiers troubles, qui apparaissent souvent lors de déplacements : visions, apparitions (pigeon blanc, homme blanc, chevalier noir, etc.).

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même histoire, qui est celle de la possession et de la délivrance. Les éléments réalistes qui font la substance du récit historique (personnages, circonstances, événements) ont tendance à s’estomper pour se fondre dans un récit, celui de l’exorcisme, écrit à l’avance, selon une structure immuable. À première vue, ces histoires ne sont que la déclinaison du texte primordial qui raconte la défaite des puissances du mal devant la puissance divine et semblent se rétrécir aux dimensions narratives minimales du rite de l’exorcisme, le processus rigoureux d’une identification et d’une expulsion. D’ailleurs, les vecteurs du récit ne sont pas vraiment les possédés, mais ce sont les démons : les êtres humains n’y sont que l’occasion d’actualiser leur présence dans le monde, de révéler leur nuisible existence. Les démons justifient une narration à la fois chronologique et diachronique, puisqu’il s’agit à la fois de dépister au jour le jour leurs manifestations et de dresser l’histoire de leurs incarnations successives. C’est ainsi que l’histoire de Marguerite Obry permet de convoquer le souvenir de celle de Nicole Obry. L’identité des patronymes recoupe une possession par le même démon, et esquisse ainsi une histoire des démons derrière l’histoire d’une possession : « Conjuré au nom de Dieu de dire si cest ce, Beelzebub qui possedoit Nicole Obry de Vervin, qui fut chassé à Laon, [le démon de Marguerite Obry] a respondu ouy […] » (f° 80v°)16. Les interrogatoires des démons sont également l’occasion de préciser le parcours de ces derniers, de corps en corps. Astaroth, qui tourmente Laurent Boissonnet, était auparavant chez Marguerite Obry (f° 112r°).

Le discours démonologique, appliqué à un cas qui vient de se manifester, prend le dessus sur le discours historique, c’est-à-dire un témoignage chronologique des événements qui affectent la communauté

3) Accentuation des troubles : perturbations psychiques, symptômes physiques, actes extrêmes (tentative de noyer un enfant, d’étouffer son fils, de se suicider, souffleter sa mère, blasphémer, renier Dieu, perturber la messe, etc.). 4. Alternance de crises et de rémissions ; 5. Interrogatoires, enquêtes, expériences pour authentifier la possession (offrir de l’eau prétendument bénite pour voir si le possédé simule ou non, preuves tirées de divinations avérées, etc.). 6. Transport du démoniaque vers le lieu de l’exorcisme (l’église, la ville de Soissons). 7. Exorcisme, qui vise à obtenir les informations suivantes du démon : nom, légion, maître, heure du départ, signe de départ, voie de départ, cause de la possession (en général : la gloire de Dieu et la confusion des huguenots). 16. On trouve parmi les exorcistes Antoine Flobert, qui avait participé au traitement du cas de Nicole Obry (f° 67 r°).

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religieuse de Soissons et des alentours dans les années 1580-1582. La stricte chronologie est perturbée en deux endroits. D’abord, la troisième histoire, celle de Marguerite, devrait se placer entre les deux premières pour respecter la logique temporelle. Or, pour rendre plus compréhensible la méthode de la délivrance, les première et seconde possessions de Laurent Boissonnet sont traitées à la suite l’une de l’autre17. Ce même Laurent interrompt également brutalement le cours de la cinquième histoire pour constituer un long excursus (f° 107r°-117r°), car son démon interfère avec celui de Nicolas Facquier et qu’on ne peut désormais plus comprendre le sens de l’interrogatoire de l’un sans avoir connaissance de celui de l’autre.

Ainsi rythmé par le caprice des incarnations démoniaques, le récit n’en demeure pas moins avant tout un témoignage scrupuleux des faits, gestes et dires du possédé / de son démon. Car ces « histoires » sont avant tout l’histoire de deux pratiques discursives, à savoir l’interrogatoire et les formules d’exorcisme, dont elles ne font, en somme, que consigner les modalités et les résultats. Pas de psychologie du démoniaque, comme cela interviendra dans le dossier de Loudun, par exemple18, mais une description obsessive, répétitive, d’une pratique toujours identique, dont seuls quelques paramètres varient pour constituer un cas nouveau. Le récit se fait étrangement circulaire, l’interrogatoire fournissant la matière essentielle du récit, et, en retour, le récit trouvant la confirmation de son authenticité dans les révélations obtenues sous interrogatoire. Il arrive, en effet, que, pressé par l’exorciste, le démon authentifie une action passée que le récit avait consignée dans sa partie narrative : « as-tu pas esté celuy, qui as têté Marguerite Obry, & voulu contraindre de tuer ses maistres et maistresses ? a respondu, ouy » (f° 89v°). Au fil de l’ouvrage, il semble que le texte se fasse plus notarial. Dans les troisième et quatrième histoires, les témoins sont cités ès qualités ; il y a des notables, des hommes de loi, des religieux. Les termes exacts de l’interrogatoire sont cités, souvent en

17. L’auteur croit devoir s’en expliquer : « Fault noter, Amy Lecteur, que ceste seconde histoire deveroit estre postposée à celle qui s’ensuit immediatement, si tu regardes le temps auquel le Miracle a esté faict. Mais parce qu’elle est avenue au mesme suject et au mesme enfant […] pour plus grande facilité, et meilleure intelligence des deux histoires, ay trouvé bon et expédient les joindre ensemble » (f° 30r°). 18. Voir Michel de Certeau, op. cit.

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latin, selon le texte officiel, et chaque exorcisme se termine par la mention du greffier, des témoins, et du dépôt du procès-verbal. L’entrée en scène de l’auteur lui-même en tant que protagoniste du combat spirituel permet à l’histoire de donner du crédit au processus exorciste, et à ce processus de valider le récit historique, récit qui se valide précisément par la disposition des événements (« le cours ») : « Toutes lesquelles interrogations sont fidelement mises par ordre cy dessus selon le vray cours de l’histoire » (f° 78r°) ; « Le tout ayant esté fidellement recueilly des actes qui en ont esté faicts par le susdict Notaire de la Croix et Luppette Greffier, et depuis par nous redigé par ordre selon que le discours de l’histoire le requeroit » (f° 95r°). En termes de prestige, l’histoire est subordonnée à l’interrogatoire, le discours rapporté au discours direct qu’il enserre. On en veut pour preuve un épisode qui intervient dans la première histoire. Laurent Boissonnet interrompt le docteur qui « redigeoit par escript les actes de chacune journee et dressoit une memoire de ce qu’il avoit veu et ouy pour en donner fidele tesmoignage à la posterité (de laquelle œuvre ce malaing esprit le vouloit destourner) » (f° 62r°). Comme l’activité du docteur est une bonne œuvre, la volonté de l’enfant de l’entraver est utilisée comme une preuve de la possession démoniaque. Le travail d’enquête qui fournit le matériau des Cinq Histoires admirables devient en quelque sorte sacré et l’histoire, par conséquent, se trouve sacralisée par son étroite proximité avec ses sources.

Il n’en demeure pas moins que l’aspect notarial, ritualiste et procédurier qui caractérise le genre du discours démonologique ne le dépouille pas totalement de ses ornements littéraires. L’auteur avoue sacrifier au delectare quand il affirme avoir interrompu la sacro-sainte consignation écrite des propos tenus, afin d’épargner les lecteurs : « Plusieurs autres paroles furent dictes, tant des presents que des absens, qui eussent esté redigees par escrit, n’eut esté que la trop grande prolixité, eust plus tost donné facherie et ennuy que contentement, et affection d’embrasser la verité » (f° 50r°). Le fait qu’il ait nourri le genre des histoires tragiques19 démontre le potentiel littéraire de ce

19. Voir, entre autres, Pierre Boaistuau, Histoires prodigieuses les plus mémorables […], Paris, 1560 ; Simon Goulart, Histoires admirables et mémorables de nostre temps, recueillies de plusieurs autheurs […], Paris, J. Houzé, 1600-1610 ; François de Rosset, Les Histoires tragiques de nostre temps […], Paris, 1614.

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type de récit, qui s’appuie en premier lieu sur le merveilleux satanique. Il se décline essentiellement, chez Blendecq, par une série de motifs qui scandent le texte : le pittoresque des apparitions, des visions et des miracles (enfant se changeant en pigeon, lion, corbeau demandant une dent, tête incandescente traversant une pièce, homme se transformant en fumée, etc.), les tourments physiques qui s’emparent des possédés (décomposition de la physionomie, voix étranges, contorsions corporelles, apparences hideuses et épouvantables), les timbres de la voix satanique (basse, enrouée, ricanante) et les motifs persistants du blanc et du noir, l’un et l’autre servant à la fois pour dénoter le divin et le diabolique. L’effrayante blancheur diabolique est fréquemment soulignée (apparitions d’un lion blanc ayant des yeux comme des salières, d’un pigeon blanc, d’un vieillard chenu ; blanc des yeux révulsés, l’expression « manger le blanc » employée par Laurent pour désigner l’eucharistie), à tel point que l’auteur doit terminer son ouvrage par un éloge de la blancheur divine (f° 125 r°), celle de l’innocence et de l’hostie miraculeuse, comme une façon de préserver l’authentique lumière céleste de sa contrefaçon émanant de « l’ange de lumière »20.

Le rite exorciste : une quête unificatrice

Une évidence ressort de la lecture des histoires, dans leur trame narrative même, c’est qu’elle est rythmée par les grands événements cultuels : les fêtes21, les processions22, l’eucharistie, la confirmation, la pénitence, le transport des reliques, etc. Ces événements ont généralement le pouvoir de calmer instantanément le démoniaque, voire de le guérir. Il recule toujours, en fin de compte, devant toute forme d’autorité, de consécration, que ce soit le dignitaire religieux, ou l’objet qui a fait l’objet d’une cérémonie sacramentaire. L’eau bénite, l’autel, les reliques ont un pouvoir quasi magique. C’est l’essence même du cultuel qui est à l’œuvre ici : il s’agit en effet d’opposer à l’instabilité, à l’inconstance, à l’imprévisibilité radicale qui émanent du comportement du possédé un objet ou un discours qui se justifient par leur permanence, leur

20. 2 Corinthiens 11 : 14. 21. La fête de Saint Michel, par exemple, est convoquée lors d’un exorcisme qui se tenait ce même jour : « Est hodie festum sancti Michaelis, qui est praecipuus inimicus tuus […] c’est pourquoy il te fault auiourd’huy sortir » (f° 92v°). 22. F° 85 v°.

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intangibilité, leur réutilisation / réitération à l’infini. Face à la nouveauté du protestantisme se dressent la tradition romaine et sa codification conciliaire ; face au langage débridé du démoniaque, la forme figée de la conjuration ou de l’incantation, l’efficacité renouvelée, toujours disponible, immuable, de la formule sacramentaire ; face aux visions douteuses du patient, les anciennes recettes des traités d’exorcisme. Les histoires de Blendecq n’offrent aucun exemple de conduite morale exemplaire, de pratique quotidienne de la foi, ou de subtilités théologiques dignes d’êtres expliquées. C’est le déploiement d’une parole-puissance sans résidu, sans échec, sans doute, qui importe avant tout. Car la possession, par la manière spectaculaire dont elle exhibe un dérèglement, une instabilité, et par la façon dont elle autorise la mise en cause souvent blasphématoire et rebelle des autorités religieuses et politiques, est le symbole du temps troublé, de la précarité de l’époque, de l’institution religieuse représentée comme un corps affecté de maladies :

Neantmoins que de sa bonté il arrouse quelque fois une branche seche, pour la faire reverdoyer et porter fruict, comme il a faict de nostre temps à ceste France deplorable, par le miracle admirable de Laon, comme il esperoit qu’il feroit en ce pauvre enfant par sa bonté infinie, et sa divine grace, pour extirper les heresies qui pullullent de nostre temps. Afin aussi de nous induire à constamment embrasser, et avoir pour mere l’Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, et recevoir ce tant sainct et sacré Concile de Trente, pour le mespris duquel, depuis 20 ans Dieu nous a donné et visité de ses verges […] (f° 23r°-23v°).

Ainsi, le démoniaque est crucial, pour l’institution. Il sert d’épouvantail qu’on va réduire, afin de réaffirmer à peu de frais, finalement, la doctrine mise à mal, de raffermir les piliers d’un édifice chancelant. Cela se vérifie aisément dans l’ensemble du récit, qui trace des lignes géographiques et hiérarchiques qui convergent vers Soissons et son évêque, aboutissement de tous les processus exorcistes, autour duquel s’agrège la communauté. Le peuple est attiré par la promesse d’un spectacle extraordinaire, mais il peut être également sommé de participer par sa présence à la délivrance. Lors de la cérémonie pour le jeune Laurent Boissonnet, il est même stipulé que l’absence de certains

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dignitaires religieux et des plus importants hommes de loi pourraient compromettre l’exorcisme :

Davantage, qu’on ne devoit trouver estrange, si d’aventure [le démon] n’estoit chassé du premier jour […] d’autant que plusieurs des plus grands, tant de l’Eglise que de la Justice estoient absens, lesquels pour la gloire de Dieu y devoient assister des premiers, craignant que ce diable ne reprochast ce que reprocha Beelzebub à ceux de Laon, lequel dit que ses jours luy avoit [sic] esté prolongez pour l’absence de quelques uns du Clergé et de la Justice […]. Remonstrant aussi que les absens perderoient autant, si Dieu faisoit et concedoit la grace, que cest enfant fut guery à ceste heure la mesme » (f° 23v°-24r°).

La préservation d’une hiérarchie sociale et religieuse se joue dans la célébration d’une parole comme pouvoir. La parole exorciste est une autorité en soi, elle est d’autant plus figée et identique à elle-même qu’elle se voit attribuer une efficacité par la vertu de sa profération. Dans un monde où l’énonciation d’une parole performative (confesser, accuser, renier, conjurer) peut sceller le destin spirituel ou temporel des individus, l’Église défend ses rites performatifs comme l’eucharistie, le baptême, la bénédiction du pain ou de l’eau, en les mettant à l’épreuve du démon. Non seulement la force démoniaque est maîtrisée ou chassée par l’effet de ces actes sacramentaires, mais elle est également contrainte d’en affirmer la puissance efficace par et lors de sa défaite. Voici, par exemple, comment Belzebuth est contraint de confirmer le dogme de la transsubstantiation dans le même temps qu’il se déclare vaincu :

[…] Blendec ayant prins la saincte Hostie en ses mains, la presenta audict Beelzebub luy demandant, Recognois tu pas que voyla ton Maistre, et que soubs ceste espece, son precieux Corps et sang y est compris ? a respondu, Ouy (f° 83v°).

Le possédé devient ainsi l’équivalent de l’hérétique en ce qu’il propose une parole nouvelle et qu’il remet en cause celle de l’institution, qui se manifeste dans le sacrement et le dogme. Ce n’est pas un hasard si la voix du démon inspire à la démoniaque, Marguerite Obry, la tentation de renier – verbe performatif – Dieu et les dogmes, au moment même de l’eucharistie : « Et au temps de l’elevation du precieux corps de Jesus Christ, ladicte grosse voix luy persuadoit de renier Dieu, Chresme, Bapteme […] » (f° 64v°). On assiste à la mise en scène

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d’une lutte de puissances, l’une servant, par sa défaite ritualisée, à établir l’autre. Les théologiens ont dressé une hiérarchie des diables23, dans laquelle les exorcistes de nos histoires veulent manifestement inclure l’hérésie réformée. Les démons, qui se proclament les théologiens des hérétiques24, ne manquent pas de confesser leurs liens avec les huguenots. Après le miracle de la première délivrance de Laurent Boissonnet, on « detestoi[t] les huguenots et atheistes, qui ne croient ne Dieu ne diable, et les autres qui ne veulent croire, que le vray corps de nostre Seigneur Jesus Christ soit au sainct Sacrement […] A ceste occasion je […] prie de penser que ce diable avoit possedé cest enfant principalement pour les confondre, ce que cognoistront facillement ceux qui considereront bien toute l’histoire » (f° 28v°-29r°).

L’aveu majeur que vise à obtenir le mécanisme de l’exorcisme est que la puissance diabolique n’appartient pas en propre au diable : « Il est vray, je n’ay point de puissance sans Dieu », s’exclame Belzebuth (f° 89r°)25. Par un spectaculaire renversement de perspective, les puissances démoniaques deviennent des forces auxiliaires majeures de Dieu, non seulement dans la mesure où elles confessent leur soumission finale au maître de l’univers, mais aussi en ce qu’elles résolvent le problème posé par une possible double source de pouvoir. La puissance reste une et indivisible, canalisée par la parole liturgique. Jean Bodin ne dit rien d’autre, dans sa Démonologie, lorsqu’il constate que les démoniaques apparaissent dans les périodes d’instabilité religieuse : « Mais il est a remarquer que les Demons et Demoniaques se font principalement cognoistre, aux changemens de religions »26.

L’interrogatoire : production d’un spectacle et spectacle d’une production

Michel de Certeau désigne les cérémonies d’exorcisme de Loudun par l’expression « tragédie démoniaque » : « ce théâtre consiste à 23. Voir Jean-Patrice Boudet, « Les who’s who démonologiques de la Renaissance et leurs ancêtres médiévaux », Médiévales 44, 2003, p. 117-140. 24. « Ledict Blendec a replicqué, tu as donc bien de ces escoliers huguenots. Ledict demon s’est escrié haultement, et prins à rire, servant comme de response par son ris » (f° 84r°-84v°). 25. Dans sa dédicace à Charles de Roucy, Blendecq cite l’affirmation de saint Grégoire selon lequel la volonté du Diable est mauvaise, mais sa puissance bonne, en ce qu’elle vient de Dieu. 26. Op. cit., p. 341.

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démasquer les forces qui agissent derrière les apparences humaines, à créer des masques pour les démasquer »27. On peut se demander si le déploiement théâtral qui accompagne l’exorcisme n’évoque pas également les mystères, par sa façon de réunir la communauté urbaine autour d’une dramaturgie qui vise à en renforcer les fondements religieux. Bien que la curiosité à l’égard des manifestations diaboliques soit condamnée dès le début du texte28, le désir de « voir et ouyr parler le diable »29 prévaut, très vite encadré par les instances religieuses. Seulement, on ne s’y fait pas seulement peur, on y vient aussi pour rire : « [Laurent] dict beaucoup de folies à ceux qui s’amusoient à luy tenir propos […] plusieurs personnes à l’entour de cest enfant, l’escoutant jazer et se gaber des uns et des autres, saulter sur l’un puis sur l’autre […] [et produire] chansons et risees pour amuser la compagnie » (f° 15v°-16v°). Plus tard, le même Laurent est le centre d’intérêt de la procession de Saint Médard, toute la pompe religieuse se déployant autour de lui. L’enfant est porté vers l’autel par une foule de 3 000 à 4 000 personnes :

Ils fussent aydez de ceux qui les poussoient par derriere à grande foulle, desirans d’estre prés pour entendre ce qu’il diroit, et voir les ceremonies qui se devoient faire : par ce que l’Eglise estoit si pleine de multitude et nombre de gens, que plusieurs y furent pressez et fort foulez, estant le nombre selon la commune estimation de 3. à 4. Mille, lequel eust esté plus grand de beaucoup, si l’Eglise les eut peu contenir. (f° 24r°).

La cérémonie a une forte valeur émotive : « ce qui esmeut tellement le reverend Pere qu’il fut provoqué à larmoyer, esmerveillé au possible d’un tel spectacle, et demoura transy ne pouvant parler, avec une partie des assistans » (f° 28r°). Les autorités religieuses tiendront compte des bénéfices qu’il y a à attirer un large public, de la ville et des alentours, en dressant un théâtre pour l’exorcisme de Marguerite Obry :

Monseigneur le Reverendissime Evesque, pour rendre ceste conjuration et victoire plus celebre, et quelle fut faicte à la veuë

27. Op. cit., p. 133. 28. « Joinct qu’on ne doit tenir propos au diable, ny l’escouter si ce n’est par contrainte ou necessité » (f° 16r°-16v°). 29. F° 59r°.

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d’un chacun, feit dresser un Theatre de charpenterie de sept à 8 pieds de hault, et de vintquatre pieds de longueur au devant du cœur, et tout proche du pulpitre de ladicte Eglise (f° 90r°-90v°).

Si l’Église assume ainsi explicitement la production d’un spectacle, c’est que ce spectacle est lui-même la production de quelque chose – la réalité de la possession démoniaque –, grâce à l’interrogatoire. Les nombreuses répétitions dans l’histoire, ou dans les propos mêmes des protagonistes, renforcent l’impression que l’interrogatoire est finalement moins une tentative d’extorquer une vérité qu’une volonté de constituer l’objet « possession », de donner un contenu au label « démoniaque ». Le caractère extrêmement formel de l’interrogatoire joue clairement ce rôle ; deux scènes en particulier accréditent cette interprétation. Dans la première, l’esprit possédant Nicole le Roy, sommé de donner son nom, dit qu’il s’appelle Jean. Or ce nom n’est pas contenu dans les listes des noms de diables qui existaient à l’époque. Donc, forcément, il ment, car il n’y a pas de nouveauté au royaume des diables. L’identité nouvelle ne peut être que fallacieuse, l’institution religieuse n’acceptant pas l’événement, mais tentant au contraire de le résorber dans ce qui existe déjà. C’est d’ailleurs dans ce chapitre que Blendecq mentionne le manuel utilisé pour les exorcismes. Ce livre, le Sacerdotale Romanum, contient la vérité qu’il s’agit de produire par l’interrogatoire (f° 60r°)30. Dans un deuxième épisode révélateur, l’esprit de la même Nicole refuse de donner le nom de son maître. Il s’agit donc de lui faire accoucher de force de cette identité, ou probablement même de la lui suggérer, dans une scène dramatique où l’arrachement du nom est mis en musique par la métamorphose progressive de la voix, qui signale la résorption de l’étrangeté :

Mon Seigneur continuant en ses exorcismes et conjurations, et le pressant de plus en plus de dire le nom de celuy qui luy

30. Il est mentionné également au f° 77r°, cité dans la dernière page du présent article. Il semblerait qu’il se réfère à Alberto Castellano, Liber sacerdotalis (Venise, 1523), intitulé ensuite Sacerdotale iuxta sanctae Romanae Ecclesiae ritum (après 1537). Autres sources possibles : Francesco Samarino, Sacerdotale (Venise, 1579), intitulé après 1593 Sacerdotale sive sacerdotum thesaurus. Ces deux sources, parmi d’autres, seront harmonisées dans le Rituale Romanum, promulgé en 1614 par le pape Paul V, après les recommandations du Concile de Trente (Daniel G. Slyke, « The Ancestry and Theology of the Rite of Major Exorcism (1999/2004) », Antiphon 10.1, 2006, p. 70-116, voir en particulier les p. 78-79).

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commandoit, dit d’une voix raucque et enroüee, Ebul. Estant derechef adjuré de le prononcer plus intelligiblement, adjousta une autre syllabe, disant Bzebul. A la troisiesme fois voyant qu’il estoit contrainct de le prononcer plus distinctement, prononça assez bas, mais d’une voix assez intelligible, Beelzebub (f° 60v°)31.

Cette démonstration de suggestion souligne le fait que l’exorcisme n’est pas la recherche ou la transmission d’une connaissance nouvelle, fût-ce sur le diable, mais la confirmation de la validité du socle de savoir sur lequel se fonde l’institution.

Une énonciation problématique

Si la parole exorciste est pleine et univoque, il n’en va pas de même du démoniaque avec lequel elle dialogue. Pour donner du crédit à la théorie démonologique et pour préserver l’innocence du démoniaque, le texte doit opérer constamment la dissociation du corps et de la source d’énonciation. Il faut que le sujet parle sans que les paroles viennent de lui, et qu’il agisse sans être conscient d’agir. Le texte se retrouve face au problème de l’absence d’un sujet unifié. Il n’y a plus de « il » ou de « elle » qui tienne seul comme sujet de la phrase. Dans le moment de la possession, le sujet devient complément d’agent, et l’auteur doit fréquemment se livrer à un exercice prosopologique, c’est-à-dire se demander : qui parle ? Le démoniaque, ou le démon ? Question qui, notons-le en passant, recoupe une interrogation bien plus importante liée au désir d’être autre et qui se manifeste subrepticement dans ces histoires : qui es-tu, qui es-tu quand tu parles ? Il en découle de fréquentes formules visant à faire le lien entre l’énoncé, l’énonciateur (celui à qui est attribuée la responsabilité de l’énoncé) et l’organe de l’énonciation, par exemple : « l’esprit maling dict par l’organe de l’enfant » (f° 19r°). L’absence de cette béquille prosopologique induit fréquemment des confusions sur l’origine véritable d’un acte ou d’une parole. Trahi par un langage incapable de rendre compte de façon économique de cette situation, le spectateur reste livré à sa perplexité.

31. Voir aussi plus loin, f° 60v° : « alors l’esprit maling par son organe prononça les susdicts mots beaucoup plus distinctement et intelligiblement que les deux autres premieres fois. Dequoy un chacun receut une indicible consolation d’esprit ».

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Ainsi, lors de l’exorcisme de Laurent Boissonnet, quand l’archidiacre étouffe l’enfant démoniaque en pressant ses mains sur sa bouche et son nez, et qu’il32 parvient enfin à crier « Tu m’estouffes », qui est donc celui qui parle ? Pour l’archidiacre, c’est le démon, pour l’assemblée, qui s’insurge devant cette forme de violence, c’est l’enfant.

Cette incertitude sur la personne responsable des propos tenus se reflète physiquement dans les symptômes, longuement observés et décrits, d’un corps qui se défait. Le délabrement physique, les torsions des membres, la déformation des organes phonatoires, les changements brutaux de physionomies, tous ces signes annoncent ou accompagnent la dissociation énonciative caractérisant le discours du possédé. Délester la personne interrogée de la responsabilité des propos ou des gestes qui émanent d’elle autorise la puissance qui mène l’interrogatoire à sélectionner à son gré dans le matériau verbal ou sémiotique les éléments d’une cohérence qu’elle crée de toutes pièces. Toutes sortes de manifestations étranges illustrent ce fractionnement de l’énonciateur. Ainsi, l’assistance entend trois voix sortir de la bouche de Marguerite Obry, correspondant à ses trois démons33. Dans la troisième possession de Laurent Boissonnet, insérée dans la cinquième histoire, la mère « veit dans la bouche de l’enfant comme une gueulle toute noire » (f° 108v°). Le plus souvent, c’est une sorte de ventriloquie qui atteste la présence du démon, le locuteur parlant sans paraître remuer la langue ou les lèvres (f° 80v°). Une autre fois encore, le possesseur et le possédé tiennent un « colloque », qu’on tente difficilement de suivre, en attribuant au démon une voix sourde, qui semble venir du ventre, et à l’enfant la voix normale (f° 120r°). Le comble de la confusion est atteint lorsque le démon masque sa nature étrangère en imitant la voix de la possédée :

Et disoit ledict esprit satanique parlant interieurement : Aussi bien es-tu à moy. Mesmes par son organe disoit les mots, je donne mon ame au diable. Et vouloit faire croire à ladicte Marguerite que s’estoit elle qui parloit (f° 66v°).

L’événement démoniaque peut présenter trois voix, ou deux bouches, pour signifier des effets de dédoublement ou de triplement

32. Nous maintenons volontairement l’ambiguïté. 33. F° 83v° : « Lors a semblé à l’assistance avoir ouy trois voix, qui en un mesme instant et ensemblement ont dit, Nous sommes trois ».

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de l’instance énonciative, mais la grammaire ne fournit qu’un sujet à la fois. Le lecteur doit donc, à son tour, se faire interrogateur et dissocier la force active et la victime passive dans des phrases qui utilisent un seul pronom pour désigner de façon englobante ces deux entités participant à l’action. Voici un exemple, qui concerne le jeune Laurent :

Le Vendredy dixneufiesme dudict mois il fut quelque peu de temps possedé sur les cinq heures du matin, durant lequel accez, l’esprit maling dict par l’organe de l’enfant, qu’il feroit un beau mesnage la nuit suyvante. […] Et lors fit son effort de le jetter dedans le feu, mais il fut retenu par quelqu’un (f° 19r°).

Peut-on déterminer en toute certitude qui est ce « il » qui est retenu ? Il peut s’agir aussi bien de l’enfant que de l’esprit malin. Il existe de nombreuses autres occurrences de telles ambiguïtés syntaxiques, souvent favorisées par l’omission du pronom personnel sujet34.

Les Cinq Histoires de Blendecq construisent un cadre discursif où l’on parle moins pour exprimer sa propre pensée qu’au nom, ou en tant qu’instrument, d’une autorité supérieure. Au sommet de cet édifice, on trouve Dieu lui-même, qui choisit comme instruments suprêmes pour faire éclater sa gloire les cohortes des démons. De même que le diable possède le démoniaque pour répandre à travers lui une parole nuisible, de même Dieu possède le démon pour faire retentir, par son organe, la vérité la plus sûre, celle qui se déclare à la suite du processus serré de l’exorcisme, devant le peuple réuni, et ses instances politiques, religieuses et juridiques. Ce n’est pas le moindre paradoxe du discours démonologique.

Une exégèse impossible

Le doute se manifeste de façon permanente dans ces textes, malgré l’apparente omniprésence de l’appareil exorciste. Le récit met lui-même en scène les différentes exégèses qui sont proposées pour fournir une explication à l’événement extraordinaire. Il n’est ainsi pas

34. Par exemple : « ladicte Marguerite […] jetta un de ses souliers la haulteur pour le moins d’une lance en l’air par bravade. Et comme quelqu’un de ceux qui la suyvoient, disoit (la voyant cheminer), Il se marche en prince. A l’instant feit response (continuant encores d’avantage le marcher plus suberbe) Ne suis-je pas le prince des diables ? » (f° 86r°).

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rare que l’homme d’église soit contredit, le plus souvent par l’assistance ; et il n’est pas exceptionnel que l’assistance veuille prendre la défense du démoniaque en le gratifiant d’une autonomie et d’une responsabilité quant à ses actes plutôt qu’en voyant en lui une simple marionnette de Satan. Le phénomène est sujet au doute et aux dissensions : « Quelques uns doubta[ient] encore s’il estoit vrayement possedé, par ce qu’ils ne voyoient lors aucun signe […] » (f° 24r°). Tout l’effort déployé par la cérémonie d’exorcisme va dans le sens d’une résorption du doute, en donnant corps, si l’on peut dire, à l’existence du démon, par toutes sortes d’artifices (divination, prédiction, tests), qui ne dissipent pourtant jamais totalement l’incertitude. Comme si l’on n’avait pas assez d’une voix double, qui soit à la fois, et distinctement, énonciateur et locuteur, voilà que le texte se met à la polyphonie !

La complexité des niveaux d’interprétation du phénomène démoniaque n’est pas à sous-estimer. Y a-t-il possession ? Si oui, qui parle à ce moment ? Si c’est le démon, dit-il la vérité ou ment-il ? S’il dit la vérité, faut-il le croire, puisque son intention est mauvaise ? On le voit, la question de la véracité des paroles prononcées devient tellement complexe que la seule issue est de ne jamais tenir compte de ce qui est dit spontanément, mais de contraindre le démon à dire ce qui est consigné dans les livres d’exorcisme. L’exégèse ne devient plus du tout une recherche du sens mais une recherche du signe, celui qui indique que l’être soumis à l’interrogatoire est bien conforme à ce qu’on dit qu’il est. Peu importe le contenu de ses dires. Ainsi, lorsque Marguerite Obry dénonce publiquement les péchés de certains membres de la communauté, le fait de savoir si ses accusations sont vraies – elles sont effectivement reconnues comme telles – n’a pas la moindre importance :

Car encores que ce malin esprit en reprochant aux personnes quelques vices et pechez die la verité, si ne doit-il estre escouté. Pour ce en premier lieu, qu’on ne doit asseoir jugement sur le dire du diable, lequel est pere et autheur de mensonge, et de nature calomniateur (f° 88r°).

La vérité ou le mensonge ne résident pas dans le contenu du propos, mais se décide dans le cadre qui soumet le propos à une évaluation, selon les normes propres de l’institution qui le recueille. Dans la citation précédente, ce n’est ni le lieu ni le temps de reconnaître et d’écouter la vérité du démon, ce temps viendra au moment où il

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sera définitivement vaincu. À la limite, le démoniaque n’énonce même plus un discours soumis à interprétation, il est contraint progressivement, par les tourments qui lui sont infligés, à proférer une parole déjà énoncée et déjà dotée d’un sens universellement reconnu. C’est la déroute du discours en général que mettent en scène les récits d’exorcisme de Blendecq, sa réduction à un maigre recueil de formules latines. Le langage, n’étant plus le vecteur d’un sens qui s’élabore dans le présent, devient un langage-symptôme d’une différence à réduire à tout prix. On analyse ainsi moins les mots que les signes que disséminent les corps, les comportements, les saillies verbales.

Un texte piégé

Le tableau fourni par les Cinq Histoires admirables de Blendecq serait bien sombre s’il l’on devait se résoudre au constat d’un récit qui réduit toute parole et tout événement au discours unique et univoque de l’institution ecclésiale. Car en donnant la parole à ces enfants, femmes et hommes possédés, le récit laisse entrevoir au lecteur les fragments d’une parole contestatrice, blasphématoire, subversive. En ce début des années 1580, le rire est réputé nuisible en matière religieuse, il ne peut être que l’émanation de l’esprit malin. Or les possédés rient beaucoup, ils sont facétieux, ils font des jeux de mots, ils inventent des étymologies fantaisistes, ils font courir des ragots sur les habitants du lieu. Le discours critique existe et plus il est fort, roublard, ambigu, plus il retarde l’exorcisme. Les démonologues consignent tout, jusqu’aux moqueries à leur endroit, jusqu’à leurs ridicules et leurs excès. On sent que les spectateurs raffolent de ces moments, et s’oublient à rire avec le malin. Marguerite jette sa chaussure en l’air, « par bravade », elle nomme la sainte Vierge « Marie la rousse » (f° 86r°), et l’évêque « ma coquille » (f° 91r°). Laurent imite le chasseur et fait mine de tirer sur le docteur (f° 17r°), il contrefait son cousin bègue (f° 34r°), il se moque de son Belzebuth qu’il appelle « Bels-abbus » (f° 8r°), il fait rougir les femmes à l’Église et invective la chambrière du Curé : « carongne, putain, va faire la soupe ! » (f° 113 r°). Il est à noter, en outre, que l’enfant semble saisir intuitivement la dimension réifiante du cultuel. Il se moque souvent des pratiques religieuses en les concrétisant : il appelle l’hostie « Le blanc », et il s’étonne, quand son entourage prie autour de la table, qu’ils « adorent le bois ». Alors que l’entourage de l’enfant

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voit des forces spirituelles à l’œuvre, l’enfant ne voit que du matériel, dans toute son absurdité : « Tu te damnes bien Docteur, de prier auprez de ce bois […] en voila quatre agenouillez devant une table » (f° 17r°).

Au-delà de ces saillies qui scandalisent les bonnes âmes, il convient de relever un effet textuel beaucoup plus troublant qui surgit à la lecture du méticuleux discours démonologique. C’est la réversibilité de certaines pratiques et de certains discours, comme si cet objet construit qu’est la possession démoniaque avait pris de façon trop évidente les traits de ceux qui l’ont façonnée. Le texte n’opère jamais volontairement ou explicitement ces rapprochements, ceux-ci surgissent pour ainsi dire inconsciemment. On pense, par exemple, à la façon dont Blendecq décrit avec le même verbe (« tourmenter ») les pratiques exorcistes du religieux sur Laurent Boissonnet et les souffrances qui sont infligées par le démon Bon-noir au jeune garçon : « Monsieur le Reverendissime […] prenant d’autres conjurations selon la forme ancienne inseree au Sacerdotale Romain imprimé à Venise, derechef le tourmenta beaucoup par plusieurs croix qu’il feit sur le front, et sur l’estomac du patient […] » (f° 26r°). Il tourmente l’enfant afin de savoir pourquoi le démon le tourmente ! Autre épisode un peu plus cocasse : l’évêque de Soissons voulant faire manger l’hostie à Marguerite Obry, celle-ci « sembloit qu’elle voulut engloutir et devorer mondict Seigneur de Soissons » (f° 77r°).

Finalement, le démon et l’exorciste s’acharnent de façon singulièrement identique sur la personne de l’individu possédé. Ils ont besoin l’un de l’autre, ils pourraient même, probablement, échanger leurs fonctions. Le texte l’avoue d’ailleurs sans détour, dans ce que nous considérons comme un étonnant aveu, beaucoup plus spectaculaire que celui qui surgit du long travail d’exorcisme : « Et apres, regardant ledict Blendec [le démon] luy dit ce qui s’ensuit, Tu n’eus jamais tel compagnon que moy. Ledict Blendec luy respondit, je ne veux point de ta compagnie » (f° 90r°). Le lendemain, lors de la cérémonie suprême de délivrance de Marguerite Obry, le diable, allant au-delà du compagnonnage, suggère une identité possible avec l’exorciste, en proposant d’échanger les rôles avec le cordelier préposé à la cérémonie, Jean de la Croix : « […] pendant le tourment, ledict demon avoit dict audict Cordelier tels mots, Moyne, donne moy ta robbe, Tu feras le

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diable, et moy le Cordelier, et je te conjureray, per Deum vivum » (f° 90v°). N’est-ce pas l’aveu qu’on joue peut-être une farce, dont les acteurs sont interchangeables ?

Samuel JUNOD University of Colorado