Albert Lautman et Le Souci Logique

29
ert Lautman et le souci logique RÉSUMÉ. - La philosophie des sciences d'Albert Lautman prend source dans son expérience des mathématiques et de la physique allemandes du début des années 1930. Le projet de Lautman, opposé par lui-même point par point à celui du Cercle de Vienne, est de prendre en considération les théories scienti- fiques constituées, et de les soumettre à un commentaire de l'intérieur qui puisse révéler les liaisons entre les techniques mises en œuvre et la signification structu- rale des idées abstraites qui s'y expriment. En choisissant de trouver l'unité de la science - et notamment celle de l'algèbre moderne et de la physique quantique- dans l'unité des « soucis logiques qui la déterminent. Lautman se contraint cependant à penser le problème métaphysique de la pluralité et de l'historicides théories ds lesquelles se révèle la réalité idéale, ce qui le conduit à des diffcultés que son œuvre, inachevée, ne résout pas. ABSTRACT. - Albert Lautman's philosophy of science is rooted in his expe· rience of German mathematics and physics at the beginnings of the 1930's. His ",iew, which is strictly opposed to the one of the Vienna Circle, is to take into comi· deraûon scientific theories as tctalities and to pro",ide an exeges of the links whick exist between the technical procedures and the structural meaning of the abstract ideas expressed by them. Lautman finds the unity of science - and especially unity of dern algebra and quantum physics - in t ה logical worries » from whick science emerges. By doing so, howe",er, he creates for himself the constraint f expianing in metaphysical terms why the ideal reality is re",ealed in a plurality of histo· rieal theories, and this leads him difficulties which are not soZ",ed imide his work. Albert Lautman écrit son œuvre philosophique entre 1935 et 1939 (1), pendant une période marquée par la double révolution allemande de l'algèbre abstraite et de la physique quantique. Les sources de sa pensée sont dans les développements tout récents des sciences, que la sûreté et la modernité de son information lui permettent de comprendre. Mais son œuvre est une œuvre méta- (l) On trouvera une courte biographie et une bibliographie d'Albert Lautman dans l'Annexe 1. eu. Hist. Sei 1987. II

description

Albert Lautman et le souci logiqueRÉSUMÉ. - La philosophie des sciences d'Albert Lautman prend source dans son expérience des mathématiques et de la physique allemandes du début des années 1930. Le projet de Lautman, opposé par lui-même point par point à celui du Cercle de Vienne, est de prendre en considération les théories scienti­ fiques constituées, et de les soumettre à un commentaire de l'intérieur qui puisse révéler les liaisons entre les techniques mises en œuvre et la signification st

Transcript of Albert Lautman et Le Souci Logique

Page 1: Albert Lautman et Le Souci Logique

Albert Lautman et le souci logique

RÉSUMÉ. - La philosophie des sciences d'Albert Lautman prend source dans son expérience des mathématiques et de la physique allemandes du début des années 1930. Le projet de Lautman, opposé par lui-même point par point à celui du Cercle de Vienne, est de prendre en considération les théories scienti­fiques constituées, et de les soumettre à un commentaire de l'intérieur qui puisse révéler les liaisons entre les techniques mises en œuvre et la signification structu­rale des idées abstraites qui s'y expriment. En choisissant de trouver l'unité de la science - et notamment celle de l'algèbre moderne et de la physique quantique­dans l'unité des « soucis logiques JI qui la déterminent. Lautman se contraint cependant à penser le problème métaphysique de la pluralité et de l'historicité des théories dans lesquelles se révèle la réalité idéale, ce qui le conduit à des diffi· cultés que son œuvre, inachevée, ne résout pas.

ABSTRACT. - Albert Lautman's philosophy of science is rooted in his expe· rience of German mathematics and physics at the beginnings of the 1930's. His ",iew, which is strictly opposed to the one of the Vienna Circle, is to take into comi· deraûon scientific theories as tctalities and to pro",ide an exegesis of the links whick exist between the technical procedures and the structural meaning of the abstract ideas expressed by them. Lautman finds the unit y of science - and especially the unit y of nwdern algebra and quantum physics - in the Il logical worries » from whick science emerges. By doing so, howe",er, he creates for himself the constraint (Jf expiai· ning in metaphysical terms why the ideal reality is re",ealed in a plurality of histo· rieal theories, and this leads him th difficulties which are not soZ",ed imide his work.

Albert Lautman écrit son œuvre philosophique entre 1935 et 1939 (1), pendant une période marquée par la double révolution allemande de l'algèbre abstraite et de la physique quantique. Les sources de sa pensée sont dans les développements tout récents des sciences, que la sûreté et la modernité de son information lui permettent de comprendre. Mais son œuvre est une œuvre méta-

(l) On trouvera une courte biographie et une bibliographie d'Albert Lautman dans l'Annexe 1.

.Reu. Hist. Sei •• 1987. XLII

Page 2: Albert Lautman et Le Souci Logique

50 Calherine Chevalley

physique, et ce caractère lui donne dans l'histoire de l'épistémo­logie moderne une situation à la fois originale et solitaire (2).

Pour Lautman, l'impulsion philosophique doit surgir non pas des philosophies elles-mêmes, mais des problèmes. Qu'est-ce qu'un problème, dans cet « ailleurs " de la philosophie qu'est - tradition­nellement - le domaine des mathématiques et de la physique? C'est davantage qu'une difficulté technique, bien que la puissance de questionnement d'un problème lui vienne de la précision de sa formulation dans son lieu d'origine. Un problème n'existe en tant que tel que dans une pensée orienlée par le souci philosophique. Cela installe l'interprétation dans la nécessité de passer sans cesse d'un langage dans un autre, et dans la position difficile d'être tou­jours à la fois dedans et dehors. S'exercer à cet équilibre fragile est l'objet de la philosophie des sciences.

Lautman partage avec ses contemporains l'idée que la science allemande, jouant le rôle d'un faclum ralionis, définit clairement une orientation et des priorités : appréhender le contenu des théories nouvelles, montrer l 'unité de la connaissance. La conviction que la philosophie ne saurait se tenir à l'écart du renouvellement éblouissant des problématiques en mathématiques et en physique est la source d'œuvres aussi différentes que celles de Carnap, de Cassirer, de Bohr et de Heisenberg, de Meyerson et de Reichenbach. L'Allemagne des années 1930 donne d'ailleurs l'exemple de l'au­dace philosophique. Dans le pays de ces gens qui, écrit Lautman, « ont eu Kant et Goethe, comme ils ont maintenant Hilbert ou Husserl " (3), Cassirer, au sommet de sa carrière, n' hésite pas à publier un livre sur la nouvelle théorie quantique (4), tandis que Heisenberg, au début de la sienne, donne dans la revue Die Anlike un article sur la philosophie grecque (5) et que Her­mann Weyl écrit pour le Ilandbuch der Philosophie la première

(2) 11 n'exisle pratiquement aucune élude critique de l'œuvre de Laulman en philosophie des sciences.

(3) Correspondance privée. (4) Ernst Cassirer, Determinismus und Indelerminismu8 in der modernen Physik,

Gmeborgs HDgskolas Arsskrifl, 42: III (1936). Traduction et édition anglaise avec une préface de H. Margenau, sous le titre de Determinism and lndelerminism in modern physic8 (Yale University Press, 1956). Pour une analyse récente de ce texte, cf. l'article de Jean Seidengart, Une interprétation néo-kantienne de la théorie des quanta, Revue de Synthl3e, CVI , 120 (1985), 395-418.

(5) Werner Heisenberg, Gedanken der antiken Naturphilosophie in der modernen Physik, Die Anlike, XIII (1937), 118-124.

Page 3: Albert Lautman et Le Souci Logique

Alberl Lautman et le souci logique 51

version de sa Philosophy of Mathematies and Natural Science (6). Issue de ce sol commun de préoccupations, l'œuvre de Lautman

se développe de manière indépendante, parcourue par une oppo­sition constante aux stratégies de Carnap et de ses amis. Comme Jean Cavaillès, et dans une fidélité ambiguë à Léon Brunschvicg, Lautman porte un intérêt primordial à la philosophie mathé­matique, dont il veut construire une version immanente qui serait l'effet d'un commentaire de l'intérieur, d'une attention exclusive portée aux « drames logiques qui se jouent au sein des théories» (7). Une telle position permet de mettre en évidence des problèmes auxquels échappent les discours sur la science qui adoptent le point de vue de l'extériorité. Si « le rapprochement de la métaphysique et des mathématiques n'est pas contingent, mais nécessaire » (8), de quelle nature est cette nécessité? Et pourquoi ne se révèle-t-elle que progressivement, comme le démontre l'apparition dans l'histoire de « problèmes » nouveaux? L'objet de Lautman a été de donner un contenu précis et technique à ces questions. Il a formé le projet d'une philosophie des sciences directement métaphysique, évitant ainsi le détour par le kantisme. Ni anti-kantien comme les membres du Cercle de Vienne, ni néo­kantien comme Brunschvicg ou Cassirer, Lautman ne tente pas non plus d'aménager l'idéalisme critique comme le fait Meyerson. Il écrit dans une référence immédiate au platonisme ou à Heidegger, cherchant à produire une théorie de l'être en tant qu'être dont la méthode serait l'exposé des théories mathématiques. En affirmant à la fois l'existence d'une nécessité interne dans le développement des idées et l'historicité de leur incarnation singulière dans les théories, il est conduit à des difficultés considérables qui rendent finalement sa philosophie aporétique. Mais son œuvre garde une puissance herméneutique de mieux en mieux reconnue aujourd'hui, qui est liée à la volonté de se séparer des problématiques fonda­tionnelles de l'empirisme et du criticisme pour rendre compte de l'unité fondamentale des mathématiques et de la physique.

(6) Hermann Weyl, Philosophie der Mathematik und Naturwissenschaft, in HandM buch der Philosophie, Ed. R. Oldenburg (1927). Edition anglaise revue et augmentée sous le titre de Philo80phy of Malhematics and nalural science (Princeton University Press, 1949).

{7} A. Lautman, Essai sur les noUons de structure et d'existence en mathématiques (Thèse principale) (Paris: Hermann, 1937), cité dans la suite comme EssaL .. , 149.

(8) A. Laulman, Nouvelles Recherches Bur la structure dialectique des mathématiques (Paris: Hermann. 1939). cité daDa la suite comme Recherches ...• introduction.

Page 4: Albert Lautman et Le Souci Logique

52

L'EXPÉRIENCE DE LA SCIENCE ALLEMANDE

ET LA TÂ.CHE DE LA PHILOSOPHIE

Catherine Chevalley

C'est avec les mathématiciens que Lautman découvre l'exis­tence d'idées entièrement nouvelles en Allemagne. Il passe plusieurs mois à Berlin en 1929, entre son diplôme d'études supérieures et l'agrégation de philosophie, à la suite d'André Weil et de Jean Cavaillès, et juste avant le départ de Jacques Herbrand pour Hamburg, Berlin et Gottingen (9). En Allemagne ont lieu de façon concomitante deux bouleversements scientifiques majeurs, l'un dans le domaine de l'algèbre, l'autre dans celui de la physique quantique. D'une part, le développement de l'école d'algèbre autour d'Emil Artin, de Hasse et d'Emmy Noether (10) donne aux jeunes scientifiques français nourris du Cours d'Analyse de Goursat la conviction qu'une réinterprétation de l'ensemble des disciplines mathématiques est possible. D'autre part, la mise en place des fondements de la mécanique quantique et l'accent mis sur sa présentation comme théorie physique axiomatisée dans le groupe de Gottingen (11) rendent caduque l'ontologie qui servait tradi­tionnellement de base à la physique classique. Dans les deux cas, l'abondance et la richesse des résultats s'accompagnent d'un effort considérable de clarification au sujet de ce qu'est une théorie. Le renouveau des préoccupations de Hilbert en logique mathéma­tique et l'élaboration de la Beweis!heorie - dans l'espoir d'en faire une méthode permettant d'établir la consistance de tout système formel - ont une incidence presque immédiate sur les physiciens :

« Nous étions conduits à penser - écrit Heisenberg dans son entretien avec Th. Kuhn (12) - que nous serions peut-être obligés de décrire la nature au moyen d'un système axiomatique entièrement différent de l'ancienne physique classique. Il

(9) Sur Jacques Herbrand, cf. Annexe II. (10) Cf. l'article de H ourya Benis-Sinaceur dans ce numéro, infra, p. 5-30. (11) Sur cette question, cr. C. Chevalley, Physical reality and closed theories in

Heisenberg's early papers, in Acles du V le Congrès international de Philosophie des Sciences (Gent, 1986), à paraltre.

(l2) Werner Heisenberg, interview du 25 février 1963, in Archives for the History of Quanlum Physics (déposées à l'American Institute for Physics).

Page 5: Albert Lautman et Le Souci Logique

Alberl Lau/man el le souci logique 53

En mathématiques comme en physique, l'expérience de la science allemande est en premier lieu celle de la fécondité de l'abstraction - corollaire du refus de toute légitimation par une ontologie de choses - et en ,econd lieu celle du privilège des relations structurales à l'intérieur des théories. Cette convergence apparente de caractères entre les nouvelles mathématiques et la nouvelle physique laisse entrevoir le problème de l'unité de leur interprétation à un niveau plus fondamental :

« Il règne - écrit H. Weyl -, entre le développement des mathéma­tiques et celui de la physique à l'époque actuelle, un parallélisme aussi mystérieux qu'indiscutable " (13).

En regard de cette situation, l'intérêt pour les problèmes internes des théories classiques de la connaissance faiblit. Rei­chenbach écrit par exemple en 1932 (14) : Il faut,

« nous adresser au mouvement scientifique contemporain, qui bouil­lonne d'activité )l, car « ce n'est pas la pensée en tant que faculté qui est l'objet de DOS investigations, ce sont ses produits, ses cristallisations, tels que nous les voyons aujourd'hui ordonnés en des théories cohérentes 1) (15).

Meyerson affirmera de manière analogue que la pensée ne peut être saisie qu'indirectement dans l'étude de ses produits consti­tués que sont les théories scientifiques. La nécessité d'appréhender correctement la signification des progrès récents des mathéma­tiques et de la physique projette ainsi la philosophie provisoire­ment hors d'elle-même, dans une tâche d'explication, de clarifi­cation et de commentaire. Mais ceci n'est qu'un préalable à une réflexion issue de la conviction spéculative de l'unité de la science, sol commun de l'abondance et de la richesse des nouvelles théories. Est-ce parce que la philosophie a vocation de penser l'un dans le multiple, ou plus prosaïquement, parce qu'il lui faut trouver une certaine effectivité? En tout cas, la « science unitaire " est un

(13) Hermann Weyl, Gruppenlheorie und Quantenmechanik (Leipzig: S. Hirzel Verlag, 1928), préface, p. VI. La seconde édition voit disparattre le terme de • mys­térieux J.

(14) Hans Reichenbach, Ziele und Wege der heutigen Nalurphîlosophîe (Leipzig : F. Meiner, 1931), trad. rrane. sous le titre de La Philosophie scientifique, vues nouvelles sur ses buis el ses mélhodes (Paris: Hermann, 1932), 12.

(15) Ibid., 10.

Page 6: Albert Lautman et Le Souci Logique

54 Calherine Chevalley

thème adopté par tous ceux que préoccupent les bouleversements des mathématiques et de la physique.

Mais où situer l'unité? Dans le besoin d'identification, comme le propose Meyerson, dans la structure de la connaissance , comme le suggèrent de différentes manières les néo-kantiens (16), dans la possibilité d'une réduction de tous les énoncés par l'analyse logique, comme le veut le Manifesle du Cercle de Vienne? Ou dans la rela­tion dialectique entre structures et soucis logiques? Lautman n'est guère attentif qu'à ces deux dernières possibilités; l'unité de la science est soit dans sa réductibilité à une base empirique, soit dans la pérennité métaphysique de la signification de ses structures. Voulant nier la première hypothèse et soutenir la seconde, il se trouve en opposition immédiate avec le Cercle de Vienne sur la question de l'objet de la philosophie des sciences.

«Les logiciens de l'Ecole de Vienne - écrit-il en 1935 (17) - prétendent que l'étude Cormelle du langage scientifique doit être le seul objet de la philosophie des sciences. ))

Comment faut-il entendre « étude formelle » ? Si l'on se reporte au texte de lancement du Cercle de Vienne, cela signifie « la recherche d'un système formulaire neutre, d'un symbolisme purifié des scories des langues historiques » (18) et la méthode en est • l'analyse logique » (19). Pour Moritz Schlick, la philosophie est « cette activité particulière qui vise à découvrir et établir le sens des propositions. Il appartient ensuite aux sciences de contrôler

(16) cr. par exemple les textes consacrés par Léon Brunschvicg à l'indéterminisme de la nouvelle physique quantique, notamment son exposé à la Société française de Philosophie du 1 er mars 1930, in Ecrits philosophiques, III, 139, et S8 monographie intitulée La Physique du XXe siècle et la Philosophie (Paris: Hermann, 1936). La comparaison de ces textes avec ceux de Laulman montre à quel point ce dernier s'était libéré du kantisme brunschvicgien.

(17) A. Laulman, Mathématiques et réalité, in Actes du Congrès international de

Philosophie scientifique, Paris Sorbonne, 1935 (Paris: Hermann, 1936). Reproduit in A. Lautman, Essai sur ['unité des mathématiques et divers écrits (Paris: UGE, 1977),281, cité dans la suite comme Essai ... et divers écrits.

(18) La Conception scientifique du monde: le Cercle de Vienne, 2e partie, in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Ed. Antonia Soulez (Paris: PUF, 1985), 1 15, cité dans la suite comme Manifeste ...

(t9) Manifeste .... 115 : « Clarifier des problèmes et des énoncés. et non poser des énoncés proprement "philosophiques", constitue la tâche du travail philosophique. La méthode de cette clarification est celle de l'analyse logique . •

Page 7: Albert Lautman et Le Souci Logique

A/bert Lau/man et le souci logique 55

si elles sont vraies >l (20). La recherche du sens se fera par la réduc­tion à des énoncés qu'il est possible de mettre « en correspondance univoque )) avec les expériences, au sens de (( l'immédiatement donné >l (21). Sera par conséquent « réel ce qui peut être intégré à tout l'édifice de l'expérience >l (22). Ces affirmations d'un posi­tivisme épistémologique radical définissent pour Lautman, comme pour Cavaillès et Meyerson (23), les orientations essentielles du nouveau groupe. Avec force, Lautman expose au Congrès de 1935 les raisons de son désaccord :

« C'est là - écrit-il - une thèse difficile à admettre pour ceux des philosophes qui considèrent comme leur tâche essentielle d'établir une théorie cohérente des rapports de la logique et du réel. ))

Une telle théorie ne peut pas être « réductionniste >l; elle se doit d'analyser les méthodes et le contenu du « réel physique >l et du « réel mathématique >l en étudiant la « solidarité entre domaines de réalité et méthodes d'investigation >l (24). Or le réel en ce sens se présente tantôt comme « faits scientifiques >l, tantôt comme enti­tés, tantôt comme théories, et tantôt comme « les idées qui dominent ces théories >l. On ne peut concevoir de contradiction plus nette avec l'affirmation du Manifeste selon laquelle « il n'y a pas de royaume des Idées au-dessus ou au-delà de l'expérience >l (25). Pour Lautman, exposer le sens philosophique des mathématiques consistera à montrer non seulement leurs liaisons internes, mais également leur « rattachement à une métaphysique (ou Dialec­tique) dont elles sont le prolongement nécessaire >l (26).

(20) Moritz Schlick. Les Enoncés scientifiques el la réalité du monde extérieur (Paris: Hermann, 1934), I l . Il s'agit d'extraits de deux articles parus dans Erkenntnis, traduits par le général Vouillemin et revus par Schlick.

(21) L'expression de • mise en correspondance univoque ., destinée à remplacer le concept flou de • vérité " est reprise de la Allgemeine Erkennlnislehre de M. Schlick. Elle sert à souligner que la relation d'un jugement à la réalité est une relation de coln­cidence. puisqu'il y a hétérogénéité entre la pensée et l'objet. L' • immédiatement donné, est une expression du Manifeste. par exemple: • seule existe la connaissance venue de l'expérience. qui repose sur ce qui est immédiatement donné '. op. cit.. 118.

(22) Manifeste .... 118. (23) Cf. Jean Cavaillès, L'Ecole de Vienne au Congrès de Prague, Revue de Méta­

physique et de Morale, XLII; 1 (1935).137-149, et Emile Meyerson, Du Cheminement de la Pensée (Paris: Alean. 1931), 787-790.

(24) A. Lautman, Essai... et divers écrits, 281. (25) Manifeste .... 127. (26) Lettre d'Albert Lautman à Fréchet du 1er février 1939, eitée par Maurice Loi

in Lautman. ESBai ... el divers écrits. préface, 10.

Page 8: Albert Lautman et Le Souci Logique

Catherine Chevalley

L'ACTION ORGANISATRICE DES STRUCTURES

L'expérience de la science allemande est ainsi la source dans l'œuvre de Lautman d'un projet philosophique tout à fait opposé à celui des empiristes logiques. Lautman reproche au réduction­nisme analytique son impuissance à rendre compte de l'autonomie des théories scientifiques. La conception structurale consiste au contraire à « considérer une théorie mathématique comme un tout achevé, indépendant du temps)) et à voir dans les théories « des êtres qualitativement distincts les uns des autres)) (27). La réalité mathématique n'est pas faite d' « êtres statiques », mais de la possibilité de déterminer certains êtres à partir d'autres, c'est-à­dire d'un ensemble de liaisons : les distinctions qualitatives carac­térisent « les théories et non les êtres» (28). Ce sont les théories, et non des concepts isolés, qui doivent être les objets de la philoso­sophie scienti fique. Un « problème » n'a de sens que dans une théorie ; pour Lautman, Boutroux a tort de dire qu'il y a « une indépendance des êtres mathématiques par rapport aux théories où ils sont définis » (29). En parlant du « vêtement logique ou algébrique sous lequel nous cherchons à représenter un tel être », Boutroux présuppose une sorte de neutralité du formalisme par rapport au sens. Or, poursuit Lautman, il a surtout en vue « l'ana­lyse et la géométrie du XIX· siècle », alors que l'algèbre moderne montre comment les propriétés des êtres mathématiques peuvent varier avec le domaine dans lequel on les considère. L'introduction de Ja méthode axiomatique dans les mathématiques rend donc au contraire tout à fait impossible d'isoler des « faits mathématiques» élémentaires, qui seraient comme des briques de construction. Il y a une « dépendance essentielle entre les propriétés d'un être mathématique et J'axiomatique du domaine auqueJ il appar­tient » (30). Par suite, « le problème de la réalité mathématique ne se pose ni au niveau des faits, ni à celui des êtres, mais à celui des théories» (31). La fin de la thèse de 1937 développe l'idée que

(27) A. Lautman, BssaL., 12. (28) Essai ... , 145. (29) Essai ... , 145. Lautman discute les idées de Boutroux dans toute la conclusion

de SQ thèse, 140-145. (30) Essai ...• 146. (31) Essai ... , 146-147.

Page 9: Albert Lautman et Le Souci Logique

Albert Lautman et le souci logique 57

la physique elle-même présente un caractère analogue de totalité : non seulement parce qu'il n'y a pas d' « expériences isolées ", mais des expériences dans des systèmes physiques, mais aussi parce que chaque représentation symbolique des phénomènes engendre une signification propre. « La réalité physique n'est donc pas indifférente à cette mathématique qui la décrit », la « structure de l'expérience n'est pas détachable de l'expérience elle-même " (32).

A l'opposé de ce point de vue, l'empirisme logique s'efforce en vain, pour Lautman, de « construire les notions mathématiques à

partir d'un petit nombre de notions et de propositions logiques primitives », et par suite il « perd de vue le caractère qualitatif et intégral des théories constituées » (33). Cet appauvrissement est la conséquence de sa conception de la proposition mathématique :

«Pour Wittgenstein et Carnap, les mathématiques ne sont plus qu'une langue indifférente au contenu qu'elle exprime ( . .. ) elles ne seraient qu'un système de transformations formelles permettant de relier les unes aux autres les données de la physique " (34).

En d'autres termes, elles sont une syntaxe dépourvue de sens, un simple squelette, une « lorme " (35). Les symboles sont de pures abréviations, et en dernière instance le sens est indépendant du formalisme choisi. A cette conception, Lautman oppose l' « harmo­nie », l' « autonomie» et la « vie " des théories mathématiques et physiques, conçues comme des structures organisatrices. La rigueur des relations logiques est solidaire, dans les théories constituées, d'une architecture que l'on ne peut comprendre que comme totalité :

« Il est impossible de considérer un tout mathématique comme résultat de la juxtaposition d'éléments définis indépendamment de toute consi­dération d'ensemble relative à la structure du tout dans lequel ces éléments s'intègrent" (36).

(32) Essai .. " 155-156. (33) E88ai..., 8. (34) Essai ... , S. (35) En conséquence, • le spectacle de la plupart des théories modernes de philo­

sophie mathématique est ( ... ) extrêmement décevant. Le plus souvent l'analyse des mathématiques ne révèle que très peu de chose et des choses très pauvres, comme la recberche de l'identité ou le caractère tautologique des propositions " in E88ai ... , 7.

(36) E88ai ... , 38.

Page 10: Albert Lautman et Le Souci Logique

58 Calherine Chevalley

Corrélativement le formalisme n'est pas indépendant de la signification « réelle» des énoncés : cela est vrai en mathématiques, où l'introduction de la notion de groupe, par exemple, modifie l'appréhension globale des problèmes, cela est vrai aussi en phy­sique, où la description de l'état d'un système à un moment donné ou de l'évolution de ce système avec le temps « revient à constater que les grandeurs du système sont ordonnables selon une loi de structure mathématique» (37). Carnap, pour sa part, ne voit dans les énoncés mathématiques qu'un ensemble de propositions tauto­logiques et il réduit la physique à « une langue dans laquelle on exprime des énoncés vérifiables expérimentalement » (38). Pour Lautman, cela conduit l'empirisme logique à une appréhension « triviale» des problèmes : les exemples pris ne peuvent être que d'une grande simplicité, afin d'autoriser le libre jeu de la réduction, et la pauvreté de l'interprétation est le corrélat de la séparation « à la hache» qu'opère le Cercle de Vienne entre « les mathématiques et la réalité ». Cette objection rejoint, à cette époque, une critique analogue raite par Bohr, Pauli et Heisenberg : les « positivistes logiques» ne font pas porter la subtilité de l'analyse logique sur les problèmes véritablement importants pour la théorie (39), comme en témoigne en effet, par exemple, l'étude que fait Ph. Frank du cas de la constante de Planck (40). Lautman proteste surtout contre l'usage fait de Hilbert : « Les logisticiens de l'Ecole de Vienne affirment toujours leur plein accord avec l'école de Hilbert. Rien

(37) Essai ... , 155. (38) Mathématiques et réalité, in Essai... et difJers écrits, 283. (39) Ct. Werner Heisenberg, Der Teil und dos Gonze (München : R. Piper, 1969),

trad. franc. sous le titre de La partie et le tout (Paris: Albin Michel, 1972), 280 sq. L. Rosenfeld raconte également comment Bohr exerça son humour contre Philipp Franck à Copenhague en 1936; puisque Franck parlait de. métamathématique. et de « métalogique J, pourquoi interdire la « métaphysique l, qui, après tout, signifie seule­ment l'ensemble des questions portant sur les fondements ou la cohérence du domaine considéré?

(40) Philipp Franck, Was bedeuten die gegenwartigen physikalischen Theorien rür die allgemeine Erkenntnislehre 1, Erkenntnis, 1 ( l930�1931), 126-157, trad. franç. sous le titre de Théorie de la connaissance el physique moderne (Paris: Hermann, 1934). L'analyse de la constante de Planck se trouve aux p. 33-37. La vérité d'un système

. symbolique est assurée par la possibilité de contrôler la permanence de l'univocité de sa correspondance avec l'expérience (c'est la procédure de « vérification . d'une théorie physique). La grandeur h, dit Franck, peut« se construire de diverses manières avec des expériences vécues, telles que le rayonnement du corps noir ou la série de Balmer ( ... ). Si la même valeur de h résulte des deux calculs, je tiens l'univocité et j'ai vérifié la vérité de ma théorie -.

Page 11: Albert Lautman et Le Souci Logique

Albert Lautman et le souci logique 59

n'est pourtant plus discutable» (41). Pour deux raisons: la première est qu'il s'agit d'un usage à caractère publicitaire, et que, pour Lautman, « s'adresser au mouvement scientifique contemporain »,

selon l'expression de Reichenbach, ce n'est pas citer des noms et revendiquer des filiations, mais bien plutôt examiner et comprendre le contenu des théories. La seconde est que Lautman s'oppose à

l'interprétation logiciste du terme de « formalisme », impropre à

exprimer la nature réelle de la pensée de Hilbert, une interprétation dans laquelle Jean Largeault trouve à juste titre « l'image grossière­ment simplifiée proposée par Brouwer en 1913» (42). Lautman est amené ainsi à suggérer que l'on ne peut donner au programme hilbertien toute son ampleur philosophique si l'on demeure enfermé dans des expressions figées comme « platonisme », « intuitionnisme» et« formalisme», ainsi que le font les membres du Cercle de Vienne (43).

Quelle doit être la nature du travail d'interprétation? Il doit, à l'inverse de la réduction, montrer la croissance :de l'harmonie interne (qui n'est pas seulement la consistance logique) des théories. Il faut essayer, écrit Lautman, de caractériser la réalité mathéma­tique « de façon intrinsèque, du point de vue de sa structure propre » (44), en exposant comment des éléments partiels et inachevés « s'organisent peu à peu sous l'unité d'un même thème » et « laissent apercevoir dans leur mouvement une liaison qui se dessine entre certaines idées abstraites, que nous proposons d'appeler dialectiques » (45). Cette phrase rait deviner l'omni­présence, dans l'œuvre de Lautman, d'une métaphore biologique pour la caractérisation des théories. Ces dernières sont comme des êtres vivants - « il est évident que l'être mathématique tel que nous le concevons n'est pas sans analogie avec un être vivant » (46) -,

(41) Mathématiques et réalité, in Essai ... el divers écrits, 282.

(42) cr. Jean Largeaull, LQgique mathématique. Textes (paris; Armand CoUn, 1972),215, introduction à la traduction du texte de Hilbert« Sur l'infini J.

(43) Par exemple in Manifeste ...• 121. Laulman partage avec Jacques Herbrand le souci de libérer les débals sur les mathématiques des simplifications accumulées au cours des polémiques. Cf. par exemple EssaL., 83-84 : « On peut dire qu'en 1926 les problèmes de la logique mathématique se posaient encore dans les mêmes termes que les discussions du début du siècle, relatives à l'existence du transfini. Fidèle en cela à ses origines leibniziennes, le formalisme considérait toujours que le passage de l'eSsence à l'existence devait consister uniquement dans la démonstration de la "compossibilité des essences". de la non-contradiction des axiomes qui la définissent. •

(44) Essai ...• 9. (45) EBsai ... , 13. (46) Essai ... , 29.

Page 12: Albert Lautman et Le Souci Logique

60 Calherine Chevalley

qui cependant ne mourraient pas mais se déferaient pour se réor­ganiser autrement. Leur développement obéit à une genèse qui représente, sous l'organisation externe, « une autre histoire plus cachée et faite pour le philosophe " (47). L'unité d'organisation d'une théorie est décrite par Lautman comme « entrant dans une solidarité presque organique " avec la diversité des parties (48), et cette « unité organique " (49) s'oppose à l'image d'une détermi­nation mécanique à partir d'a priori logiques que, selon Lautman, « tout le courant de pensée logistique " a adoptée à l'encontre des mathématiciens (50). Au lieu d'une construction par empilage et emboitement, que Lautman reproche également aux intuition­nistes, il y a « préformation" (51). Les théories ne sont pas des montres kantiennes et l'objet d'une interprétation structurale sera de montrer leur genèse, leur vie, leur mouvement.

SCHÉMAS DE STRUCTURE

ET IDÉES PLATONICIENNES

Comment donner aux théories leur complète valeur philoso­phique sans les connaltre dans leur plus abstraite technicité? Ne serait-ce que parce que la différence entre les théories, source de l'existence de chacune comme unité organique, nalt de la différence entre les techniques d'investigation des « domaines de réalité ". Lautman en donne de nombreux exemples : introduction de l'ana­lyse dans l'arithmétique, de la topologie dans la théorie des fonc­tions, effet de la pénétration des méthodes structurales et finitistes de l'algèbre dans le domaine de l'analyse et du continu. Par consé­quent le premier travail du philosophe des sciences est de com­prendre les techniques de raisonnement et l 'histoire de leurs inter­actions, déplacements et substitutions :

« Une philosophie des sciences qui ne porterait pas tout entière sur l'élude de cette solidarité entre domaines de réalité et méthodes d'inves­tigation serait singulièrement dépourvue d'intérêt " (52).

(47) Euai ... , 13 (48) E88ai..., 14. (49) Essai.. .• 147. (50) Essai ... , 39. (51) E88ai.. .• 14 : • La structure d'un être imparfait peut parfois préformer l'exis­

tence d'un être parfait en lequel toute imperfection a disparu . •

(52) Mathématiques el réalité, in Essai ... tl divers écrits, 281.

Page 13: Albert Lautman et Le Souci Logique

Alberl Laulman el le souci logique 61

Mais ceLte tâche est immédiatement prolongée par une autre, qui consiste dans le « rapprochement des mathématiques et de la métaphysique)) déjà cité. Les techniques ne sont pas des moyens neutres d'appropriation d'un réel empirique, et la considération de leur efficacité sur ce plan ne peut pas faire progresser la com­préhension de l'histoire des théories. Elles doivent plutôt être mises en rapport avec l'action de « certaines idées abstraites domi­natrices par rapport aux mathématiques )) (53). Dans sa commu­nication au Congrès Descartes de 1937, Lautman affirme ainsi que « le mouvement propre d'une théorie mathématique dessine le schéma des liaisons entre de telles idées abstraites )), qui en constituent la « réalité idéale)) : « la réalité inhérente aux théories mathématiques leur vient de ce qu'elles participent à une réalité idéale qui est dominatrice par rapport à la mathématique)) (54). Il qualifie, comme l'on pouvait s'y attendre, cette appréciation de « conclusion platonicienne)) . De même en 1939, dans les Nouvelles Recherches sur la slructure dialectique des mathématiques, il précise que :

« Nous n'entendons pas par Idées des modèles dont les êtres mathé­matiques ne seraient que des copies, mais au véritable sens platonicien du terme, des schémas de structure selon lesquels s'organisent les théories effectives» (55).

Comment entendre cet appel au « véritable sens platonicien »

du terme d'idées? Lautman veut combattre ici une conception commune qui interprète la science comme une copie, une repro­duction, une traduction, en bref une simple transposition d'élé­ments idéaux inchangés par cette assimilation de leur substance par l'intelligence humaine. Le « véritable sens platonicien» - en réalité tiré par Lautman vers une perspective plotinienne -supprime l'idée d'une distance irréductible entre 1'« eidos » et sa représentation pour affirmer le pouvoir producteur des idées qui s' « incarnent)) dans les théories:

« La nature du réel, sa structure et les conditions de sa genèse ne sont connaissables qu'en remontant aux Idées, dont la science incarne les liaisons)) (56).

(53) De la réalité inhérente aux théories mathématiques, in Actes du IXe Congrès international de Philosophie (Congrès Descartes) (Paris: Hermann, 1937). Repris in Essai ... et divers écrits, 287.

(54) Ibid., 290. (55) Recherches ... (56) Essai..., 156.

Page 14: Albert Lautman et Le Souci Logique

62 Calherine Chevalley

La domination des Idées sur la « matière mathématique» a le sens d'une animation, presque d'une information génétique (57)· Il s'agit donc ici d'un platonisme distinct de ce que l'on appelait ordinairement « platonisme » dans les débats entre formalistes et intuitionnistes, désignant par-là la position qui consiste à tenir l'existence d'un être mathématique pour assurée par sa définition « alors même que cet être ne pourrait être construit en un nombre fini d'étapes » (58). Le platonisme revendiqué par Lautman est celui, plus pur, des historiens de la philosophie ; la fin de la thèse de 1937 cite Stenzel, Becker, Robin, pour avoir montré l'engendre­ment des Idées-nombres à partir de l'Un et de la Dyade, et l'exis­tence d'une « métamathématique» supérieure à la fois aux Idées et aux nombres et consistant dans des schémas de division. Par­courant le chemin inverse de cette génération des théories par une réalité idéale qui prend chair en elles, la connaissance des mathé­matiques est une ascension vers l'appréhension des schémas de structure.

Restituer aux Idées ce « véritable sens platonicien » a pour conséquence de déterminer la philosophie comme prioritairement philosophie mathématique. Il n'y a pas en effet d'autre accès à la connaissance des Idées : c'est dans les mathématiques que « l'action organisatrice d'une structure sur les éléments d'un ensemble est pleinement intelligible - transportée dans d'autres domaines, elle perd de sa limpidité rationnelle» (59). Ce sont les mathématiques qui « peuvent rendre à la philosophie le service éminent de lui offrir l'exemple d'harmonies intérieures dont le mécanisme satisfait aux exigences logiques les plus rigoureuses » (60). Si la réalité des Idées est dominatrice par rapport à l'organisation des théories, seule cependant la « matière mathématique » peut « révéler la richesse de ce pouvoir formateur» (61).

La méthode de cette philosophie mathématique, dont l'objet est de rapporter les théories aux Idées abstraites qui s'incarnent

(57) Essai ... , 150. (58) Ibid. Laulman poursuit ainsi: • Il va sans dire que c'est là une connaissance

superficielle du platonisme, et que nous ne saurions nous référer à elle . • Signalons l'intérêt de Reichenbach pour Oskar Becker, dont témoigne son article Zurn Anachau­lichkeit8problem der Geometrie. Erwiderung aur Oskar Becker, Erkenntnis, Il (1931), 61-72.

(59) Essai ... , 29. (60) Essai ... , 30. (61) Essai ... , 150.

Page 15: Albert Lautman et Le Souci Logique

Alberl Laulman el le souci logique 63

et dont le contenu exige une connaissance intrinsèque de ces théories, sera celle d'une « analyse descriptive ». Les théories mathé­matiques sont un « donné )1 au sein duquel « nous nous efforcerons de dégager la réalité idéale à laquelle cette matière participe» (62). Ainsi l'évolution des mathématiques depuis le milieu du XIX· siècle montre-t-elle en premier lieu l'opposition entre une recherche locale de l'élément et la caractérisation globale d'une totalité indépendamment de ses parties. A la conception globale de la fonction analytique que l'on trouve chez Cauchy et Riemann (63) s'oppose par exemple la méthode locale de Weierstrass détermi­nant une fonction analytique au voisinage d'un point complexe par une série de puissances convergeant dans un cercle de conver­gence autour de ce point. En géométrie, une même dualité des orientations de la recherche est illustrée par la différence entre une géométrie au sens de Klein et une géométrie au sens de Riemann, différence que Lautman voit se reproduire ensuite dans les deux théories de la Relativité. Enfin, à propos des conditions d'existence des solutions des équations différentielles et des équations aux dérivées partielles, Lautman insiste sur le fait que « nous retrou­vons le même conflit dans (ces) problèmes d'une importance philo­sophique considérable, puisque de leur solution dépend l'interpré­tation du déterminisme de la physique» (64). Ces trois exemples déterminent le « donné» sur lequel doit travailler le philosophe qui s'intéresse à la dualité du local et du global. Que faire de ce donné? Une classification des mathématiciens, une typologie des mathé­matiques à la Poincaré? L'originalité de Lautman est d'éviter cet aplatissement du problème. Là où les philosophes des mathé­matiques se contentaient généralement, à cette époque, d'une psychologie assez courte, Lautman voit dans l'opposition du local et du global la source d'un mouvement interne aux mathématiques et producteur de théories nouvelles. Ainsi c'est le désir de dépasser synthétiquement cette opposition qui fait émerger la possibilité de trouver une liaison d'implication entre la structure et les pro­priétés des parties: « Il faudrait ( ... ) que la structure topologique de l'ensemble se réfléchisse dans les propriétés de ses parties li (65). Lautman développe alors de nouveau trois exemples: les rapports

(62) Essai ... , 15. (63) Essai ... , 20. (64) Essai ... , 25. (65) E8saL., 29.

Page 16: Albert Lautman et Le Souci Logique

64 Catherine Chevalley

de la géométrie différentielle et de la topologie dans les travaux de Hopf (66), la théorie des groupes clos de Weyl et Cartan (67) et la théorie de la représentation approchée des fonctions (68). « Il existe ainsi une sorte de descente du tout vers la partie, comme une montée de la partie vers le tout », et ceci constitue le premier aspect de « l'organisation interne des êtres mathématiques» (69). De cette manière, l'analyse des techniques d'investigation des domaines de réalité mathématique, et l'étude des différences d'approche et de solution des problèmes conduisent par un mouvement nécessaire à la reconnaissance de « thèmes structuraux» - comme les rapports du tout et des parties - qui ont depuis longtemps une valeur philo­sophique dans l'histoire de la métaphysique, mais qui se trouvent reformulés par leur insertion dans des théories nouvelles. Que ce soit à propos des liaisons « entre le même et l'autre, le tout et la partie» ou à propos du continu et du discontinu, de l'essence et de l'exis­tence (70), l'objet de Lautman est de montrer comment les théories mathématiques font naltre l'idée de problèmes nouveaux qui n'auraient pas été formulés abstraitement auparavant (71). En d'autres termes, au lieu d'appliquer la métaphysique sur les mathé­matiques, c'est bien plutôt de la constitution mathématique des problèmes qu'il faut remonter au sens métaphysique des Idées ainsi rendues intelligibles :

(( La philosophie mathématique telle que nous la concevons ne consiste pas tant à retrouver un problème logique de la métaphysique classique au sein d'une théorie mathématique qu'à appréhender globalement la structure de cette théorie pour dégager le problème logique qui se trouve à la fois défini et résolu par l'existence même de cette Lhéorie » (72).

L'ANTÉRIORITÉ DES SOUCIS LOGIQUES

ET L'HISTORICITÉ DES THÉORIES

Mais pourquoi la réalité idéale ainsi dégagée par l'analyse descriptive des théories n'est-elle pas immédiatement et entière-

(66) E88ai ... , 30-33. (67) Essai ...• 34-35. (68) ESlai ... , 36-38. (69) BssaL .• 38-39. (70) Essai ... , 149-150. cr. aussi, 14. Ces thèmes déterminent le plan de l'Essai sur

les notions de sfructure et d'exisience en mathématiques. (11) E38ai ... , 150. (72) BssaL., 150.

Page 17: Albert Lautman et Le Souci Logique

Albert Lautman et le souci logique 65

ment visible, dans une science? Pourquoi y a-t-il des étapes dans le développement de la connaissance mathématique et physique? Des progrès, éventuellement des rétrogradations? Une pluralité de théories? Lautman tente de résoudre cette difficulté inévitable pour tout essentialisme en parcourant un spectre inattendu de références : Léon Brunschvicg, Hilbert, Heidegger.

Dans toute son œuvre, Lautman est préoccupé avant tout par l'apparition de problèmes logiques nouveaux. Bien qu'il montre une connaissance approfondie des mathématiques du XIX. siècle, ce sont surtout les progrès les plus récents qui attirent son atten­tion : en théorie des nombres les débuts de la théorie du corps de classes (73) ; les travaux sur les algèbres non commutatives ; la théorie des espaces de Hilbert et son application en mécanique quantique. De même qu'il sait reconnaitre l'importance des travaux d'Elie Cartan, de même les recherches de Herbrand et de Godel lui semblent inaugurer ce qu'il appelle la « période critique » de l'histoire de la logique, en opposition à la « période naïve » allant des premiers travaux de Russel jusqu'en 1929. L'apparition de la nouveauté, non pas seulement au niveau des résultats mais à celui des problématiques - par exemple, dans la période critique de la logique « on voit s'affirmer une théorie des rapports de l'essence et de l'existence aussi différente du logicisme des formalistes que du constructivisme intuitionniste » (74) -, lui fait concevoir nette­ment l'impossibilité d'une « déduction systématique selon les exigences d'un rationalisme idéaliste » (75).

Comment comprendre l'incarnation singulière et historique des Idées dans les théories successives, tout en refusant à la fois l'image d'une approximation croissante des modèles par les copies, et celle d'une déduction intégrale immédiate? A ces difficultés extrêmes il y a souvent des solutions insatisfaisantes. Lautman fait appel à une « activité créatrice » de l'esprit humain qui, dans une « expérience spirituelle ", produit des schémas de structure nouveaux à partir de " soucis logiques " pérennes. Ainsi les mathé­matiques seraient-elles par excellence l'activité libre - conformé-

(73) Essai . . . , 67 sq. C'est le second exemple, après la théorie de Galois, par lequel Lautman expose le thème de la « monlée vers l'absolu •. Sur les algèbres non commuta­tives, cf. notamment le chapitre III de l'Essai sur l'unité des scienus mathématiques

dans leur développement actuel. (74) Essai... , 86. (75) Essai ...• 150.

RHS - 3

Page 18: Albert Lautman et Le Souci Logique

66 Catherine Chevalley

ment à la conviction de Dedekind, à celle de Herbrand -, tout en étant cependant l 'expression (au sens leibnizien) (76) des liaisons entre les Idées. Il y aurait un sol commun immuable de préoccupa­tions, une permanente

« possibilité d'éprouver le &ouci d'un mode de liaison entre deux idées et de décrire phénoménologiquement ce souci, indépendamment du fait que la liaison cherchée peut être ou ne pas être opérable " (77).

De tels soucis sont présents dans toutes les activités d'organi­sation symbolique, et notamment dans l'histoire de la philosophie. Sans doute Lautman se souvient-il de la position qu'exprimait Hilbert à la Conférence de Paris en 1900, en disant que

« partout où se présentent des idées mathématiques, soit en philosophie, soit en géométrie, soit en physique, le problème se pose de la discussion des principes fondamentaux bases de ces idées l).

Mais nulle part mieux que dans les sciences ces soucis ne deviennent intelligibles, parce qu'ils se trouvent projetés, comme sur un écran, en organisations réglées par la rigueur logique des théories.

L'unité de la science lui vient « essentiellement " de l'unité des soucis logiques. L'expérience de la science allemande avait poussé Lautman dans un projet philosophique anti-positiviste ; la notion de souci logique lui fournit un accès spéculatif vers la compréhension du « mystérieux parallélisme » entre les mathé­matiques et la physique contemporaines. L'indépendance à l'égard d'une ontologie de choses, la primauté de l'abstraction, le privi­lège des structures sur les individus dans les théories s'inter­prètent de manière « analogue )J, écrit Lautman (78), dans le développement des algèbres abstraites et dans celui de la physique quantique. Retour à une inspiration grecque, renversement complet

(76) E88ai sur l'unité du sciences mathématiques dans leur développement actuel, 57 : • Nous entendons ( ... ) par rapports d'expression les cas où la structure d'un domaine fini et discontinu enveloppe l'existence d'un autre domaine continu ou infini... _

(77) Essai.. .• 149. (78) Essai sur l'unité des sciences mathématiques dans leur développement actuel, 55.

II Y a seulement .. analogie ., parce que. pour Lautman. la coexistence de càlculs du continu et de calculs du discontinu produit dans les mathématiques une .. unité pro­fonde _. alors qu'elle a pour etret en physique la .. complémentarité . des points de vue, c'est-à-dire leur mutuelle exclusion. II y a là une ditTérence importante, sur laquelle Lautman ne donne pas d'autres indications.

Page 19: Albert Lautman et Le Souci Logique

Alberl Laulman el le souci logique 67

de points de vue, remplacement de la perspective « classique » attentive à construire l'analyse sur la notion de nombre entier et la physique sur celle d'objet élémentaire, par une perspective « moderne » qui « affirme le primat de la notion de domaine » et la possibilité d'une physique d'objets mathématiques. A plusieurs reprises, soit pour affirmer sa dette, soit pour appuyer sa thèse, Lautman cite la préface du livre de Hermann Weyl sur la théorie des groupes et la mécanique quantique (79) :

{( Toute cette nouvelle mathématique, écrit notamment Weyl, celle de la théor;e des groupes et de� algèbres abstraites, est animée d'un esprit nettement différent de celui de la mathématique classique qui a trouvé dans la théorie des fonctions de variable complexe son plus haut épa nouissement. En ce qui concerne la physique, le continu des nombres réels y conserve bien son privilège inébranlable pour les mesures physiques; mais le sens profond de la nouvelle mécanique quantique de Heisenberg et de Schrôdinger réside à n'en pas douter dans le fait d'attacher à chaque édifice physique un système propre de grandeurs, une algèbre non commu­tative au sens mathématique du terme et dont les éléments sont formés par les grandeurs physiques elles-mêmes» (80).

Entre les soucis logiques et les schémas de structure s'établit ainsi une relation de ratio cognoscendi, ratio essendi : les Ipremiers se manifestent dans l'Histoire grâce aux seconds, mais les seconds demeureraient inintelligibles dans leur essence sans les premiers. Entre la genèse des théories effectives et la dialectique qui domine les mathématiques, il existe, dit Lautman, u n accord « nécessaire ». Ayant posé ceci en principe, Lautman se contraint à penser la forme de cette nécessité.

La thèse de 1937 fait une tentative pour éclairer la causalité propre à l'incarnation historique des Idées. Lautman s'efforce en effet d'associer la conception dynamique brunschvicgienne et la conception structurale hilbertienne et d'en proposer une synthèse. Le problème de la nature de la réalité mathématique, pour Lautman, ne se pose « ni au niveau des faits, ni à celui des êtres, mais à celui des théories» (81). Si l'on considère les théories, cependant, l'on

(79) Hermann Weyl. Gruppentheorie und Quantenmechanik (Leipzig : S. Hinel Verlag. 1928).

(80) Je reprends ici la traduction de Lautman qui figure à la première page de L'Essai sur l'unité des sciences malhémaliques dans leur developpemmt actuel.

(81) Essai.. .• 141.

Page 20: Albert Lautman et Le Souci Logique

68 Catherine Chevalley

s'aperçoit que « la nature du réel se dédouble D et qu'elle consiste d'une part dans le mouvement propre des idées, d'autre part dans les liaisons qui font d'une théorie un système. Comment unir ces deux aspects ? Revenons à l'activité créatrice ; la production de théories s'opère sous la contrainte de « nécessités de fait », par un constant renou­vellement du sens des notions essentielles (82), et ce progrès de la réflexion rend les paradoxes des mathématiques et de la physique peu à peu intelligibles. Des exemples de telles nécessités de fait sont l'apparition dans l'histoire des mathématiques des nombres irrationnels, de l'infiniment petit, des fonctions continues sans dérivées, du transfini, etc. : admis, tous, « par une incompréhen­sible nécessité de fait, avant qu'on eneût une théorie déductive D (83). De même, en physique, pour les constantes h et c (84). L'action de l'intelligence consiste à former des schémas structuraux permettant de relier ces éléments au savoir antérieur. La « dynamique » des genèses mathématiques amène par là même à considérer le point de vue structural, « celui de la métamathématique de Hilbert D (85). Si la conception brunschvicgienne interdit, à juste titre, toute déduction a priori du contenu ou de la nature des théories, les idées de Hilbert, bien comprises, permettent de voir les mathéma­tiques à la fois dans leur élaboration temporelle et dans leur consis­tance interne, en examinant les théories au moyen « des notions logiques de non-contradiction et d'achèvement » (i.e. de complé­tude) (86). En commentant le programme métamathématique de Hilbert, Lautman prend soin de montrer qu'il procède d'une inspi­ration précisément inverse de celle des logisticiens. Substituant à la méthode des définitions génétiques celle des définitions axio-

(82) Essai ... , 9. (83) Ibid. (84) Ibid. En elYel les constantes c et h « s'imposaient de façon incompréhen­

sible dans les domaines les plus ditTérents, jusqu'à ce que le génie de Maxwell, de Planck ou d'Einstein ait su voir dans la constance de leur valeur la liaison de l'électricité et de la lumière, de la lumière et de l'énergie �.

(85) Le terme est introduit par Hilbert dans Das Unendliche. Mathematische Annalen, 95 ( 1926), 161-190, et Hilbert, Bernays, Ackermann et von Neumann tra­vaillent jusqu'en 1930 à l'élaboration de la • Beweistheorie J. Lautman connaissait directement ce texte, qu'André Weil avait d'ailleurs traduit immédiatement in Acta Mathemalica, 48 (février 1926). En outre, il reconnatt à plusieurs reprises sa delte à l'égard de Bernays en ce qui concerne sa connaissance des idées de Hilbert à celte époque.

(86) Essai ... , 8, 12. cr. aussi le chapitre IV : • Essence et existence. Les problèmes de la logique mathématique. 1

Page 21: Albert Lautman et Le Souci Logique

Albert Lau/man e/ le souci logique 69

matiques, Hilbert, « loin de vouloir reconstruire l'ensemble des mathématiques à partir de la logique, introduit au contraire, en passant de la logique à l'arithmétique et de l'arithmétique à l'analyse, de nouvelles variables et de nouveaux axiomes qui élargissent à chaque fois le domaine des conséquences » (87). En d'autres termes, il laisse la place à la nouveauté pour s'exprimer dans des théories qui se grefferaient sur des théories antérieures ou de moindre degré ; il rend compte de la croissance des mathé­matiques en même temps que de leur harmonie interne. C'est donc en elles-mêmes que les théories auraient le principe de leur succes­sion, et l'activité créatrice serait alors, au sens strict, une « mise en œuvre », sous la contrainte de ce principe.

Tout devient immanent : de même que la science est un pro­cessus d'incarnation du devenir des Idées - et non la copie d'un modèle -, de même elle vit d'une vie propre, et non comme la traduction du réel empirique. La « dualité de plans » (88) entre la mathématique formalisée et l'étude métamathématique de ce formalisme libère la compréhension du contenu mathématique de toute liaison génétique avec les « objets réels ». Etant « en quelque sorte une mathématique du langage », selon l'expression de Her­brand (89), la métamathématique permet de construire un concept logique de théorie. Ou encore : les raisons pour lesquelles une théo­rie est une théorie sont maintenant indépendantes de la considé­ration du degré d'adéquation des propositions de la théorie à l'égard du « monde ». Les éléments déterminants sont le choix d'une certaine catégorie d'objets et de relations entre ces objets. Par exemple, écrit Herbrand,

« l'arithmétique étudie les nombres entiers positifs, et la relation fonda­mentale qu'elle considère est celle qui relie deux nombres tels qu'on obtient le deuxième en ajoutant un au premier : de même la géométrie étudie les points ; la relation fondamentale qu'elle considère est celle qui existe entre trois points quand ils sont sur une même droite ; et toutes

(87) Essai ... , 8, I l . (88) Ibid. (89) Jacques Herbrand, Les bases de la logique hilbertienne, Revue de Métaphy­

sique et de Morale, 37 (1930), 243-255. Dans une note pour Hadamard, publiée in J. Herbrand, Ecrits logique, (Paris : PUF, 1968), 215, Herbrand écrit que 1 la méta­mathématique apparatt comme la théorie mathématique ayant pour objet l'étude du langage mathématique -.

Page 22: Albert Lautman et Le Souci Logique

70 Calherine Chevalley

les propositions qu'elle peut énoncer peuvent s'énoncer, on peut le montrer, avec ces seuls objets et cette seule relation " (90).

Une théorie mathématique pourra être décrite entièrement comme un langage : ses éléments seront en effet constitués par un ensemble de signes conventionnels, un système d'axiomes et un certain nombre de règles de raisonnement. Les signes sont des signes purs sans significa tion, désignant soit des « individus JI,

soit des relations ; les axiomes ou les « hypothèses " de la théorie, ou encore ses « propositions primitives ", sont des phrases que l'on considère comme vraies et dont on Se propose de trouver les consé­quences ; les règles de raisonnement sont celles formalisées par Russel et Whitehead. La théorie sera dite non contradictoire s'il n'y a pas de proposition P telle que P et lP soient vraies simultané­ment, donc s'il y a compatibilité de l'ensemble des conséquences des axiomes. Elle sera complète, ou « à complète détermination » si, pour toute proposition P, on peut démontrer soit P soit lP (91). Pour Herbrand - à qui Lautman doit la conviction qu'il est possible de libérer les mathématiques de toute détermination extérieure , un monde à comprendre ou des intelligibles à dévoiler ­l a force de la métamathématique hilbertienne est, a u-delà des difficultés de sa réalisation, de concevoir les mathématiques comme un jeu réglé produisant lui-même son sens.

« On considère souvent, écrit-il, que, pour qu'une théorie mathéma­tique ne soit pas un vain jeu de symboles, ( . . . ) elle doit être la traduction de quelque chose de réel ( .. . ) . Il ne faut pas se cacher que le rôle des mathématiques est peut-être uniquement de nous fournir des raisonne­ments et des formes, et non pas de chercher quels sont ceux qui s'appli­quent à tel objet " (92).

Mais, philosophe, Lautman reste hanté par des problématiques de légitimation. D'une part, il reprend entièrement les idées de Herbrand et son interprétation de Hilbert ; il cherche même à utiliser la théorie des champs d'individus développée par Herbrand dans sa thèse (93) pour introduire un point de vue extensif à

(90) J . Herbrand, Les bases de la logique hilbertienne, op. cil. Repris in Ecrits

logiques, op. cil., 156. (91) Tout ceci est exposé également par LauLman in Essai ... , 86 sq. (92) J. Herbrand, ct. n. 90, p. 162. (93) J. Herbrand, Recherches sur la théorie de la démonslration ( 1 930). Repris in

Ecrits logiques, op. dt, 89, 35-153.

Page 23: Albert Lautman et Le Souci Logique

Albert Laulman el le souci logique 71

l'intérieur du point de vue structural. La notion d'interprétation d'un système d'axiomes, référée aux champs de réalisation, lui parait ainsi fondamentale pour « allier la fixité des notions logiques et le mouvement dont vivent les théories » (94). D'autre part, on le voit déchiré par des désirs contradictoires de réanimation et d'expulsion de la question transcendantale. Dans le texte de 1939, il cherche ainsi dans un Heidegger imparfaitement identifié l'idée d'une relation transcendantale de domination des Idées aux théo­ries mathématiques, qui rendrait compte de l' « émanation » de celles-ci par « une sorte de procession ».

Quelques légitimes que soient les objections de Lautman aux positions du nouvel empirisme en épistémologie, sa philosophie ne parvient donc pas à sortir d'un idéalisme qui hésite devant la théologie. L'œuvre de Lautman est certes interrompue de manière tragique et n'a pas pu tenir les promesses que Léon Brunschvicg voyait en elle, écrivant en 1943 : « Vous m'avez procuré quelque chose de bien rare en ce moment, le désir d'une seconde existence pour essayer de vous suivre à loisir jusqu'au bout des chemins que vous frayez » (95). Il reste que les choix philosophiques de Lautman engendrent des difficultés non résolues par lui. En réalité, impuis­sant à trouver une forme de fondation du savoir qui expliquerait l'adéquation décalée et toujours reconstruite entre les Idées et les théories, il tend vers l'image d'une spontanéité biologique de la connaissance. L'aporie devient manifeste dans la description de la place de l'homme : tantôt acteur d'une expérience spirituelle créatrice dans laquelle il retrouve le devenir des Idées, tantôt simple milieu qui permet de catalyser la genèse des théories successives.

CNRS, Lp. 21

Boslon University.

ANNEXE 1

Catherine CHEVALLEY.

Albert Lautman nait en 1908 et meurt fusillé par les Allemands en 1 944, à l'âge de 36 ans. Il fait ses études secondaires à Marseille, où il passe le baccalauréat A' et remporte plusieurs prix au concours général.

(94) EssaL., 12. Pour l'introduction de la méthode . extensive . dans la conception structurale, ct. Essai ... • 87 sq.

{95} Lettre du 26 février 1943. Documents S. L.

Page 24: Albert Lautman et Le Souci Logique

72 Catherine Chevalley

Après son année de lettres supérieures à Paris, au lycée Condorcet - où il rencontre Jacques Herbrand -, il est reçu à l'E<:ole normale supérieure, en 1926. Préférant l'étude de la philosophie à la direction de l'entreprise de son oncle, que sa famille souhaitait lui confier, il travaille sur des problèmes de logique mathématique, auxquels il consacre son diplôme d'études supérieures. Il passe plusieurs mois à Berlin et à Vienne avant l'agrégation. Entre 1933 et 1939, il suit à Ulm le séminaire de Gaston Julia. Il avait d'autre part passé un an au Japon à sa sortie de l'Ecole, et s'y était initié aux progrès de la physique mathématique. Nommé dans l'enseignement secondaire, il soutient ses deux thèses en 1937, et les publie immédiatement grâce à Freymann, directeur il cette époque des éditions Hermann. Inquiété comme Juif, sauvé par l'intervention de Cavaillès, il entre cependant dans la Résistance, est arrêté et fusillé.

1936 « Mathématiques et réalité », communication au Congrès interna­tional de Philosophie scientifique de Paris (1935) (Paris : Hermann).

1936 L'axiomatique et la méthode de division , in Recherches philoso­phiques, VI.

1937 ({ De la réalité inhérente aux théories mathématiques )), communi­cation au Congrès Descartes de Paris (1937) (Paris : Hermann).

1937 Essai sur les notions de structure el d'exislence en mathématiques (thèse principale) ( Paris : Hermann).

1937 Essai sur l'unité des sciences mathématiques dans leur développe­ment actuel (thèse complémentaire) (Paris ' Hermann).

1939 Nouvelles Recherches sur la slructure dialeclique des mathématiques (Paris : Hermann). La pensée mathématique. Séance de la Société française de Philo­sophie du 4 février 1939 (J. Cavaillès et A. Lautman) publiée dans le Bullelin de la Société française de Philosophie, 1946.

1946 Symélrie el dissymélrie en mathémaliques et en physique (Paris : Hermann) - posthume.

1977 Essai sur l'unité des mathématiques el divers écrits (Paris : Union générale d'Editions). Ecrits rassemblés par M. Loi. Préfaces de M. Loi, J. Dieudonné et O. Costa de Beauregard.

Eludes critiques

Mario Castellana, La philosophie des mathématiques chez Albert Laut­man, Il Prolagora, 1 1 5 ( 1978).

Jean Petitot, Morphogenèse du sens, 1 (Paris : PUF, 1985), 56-61 .

ANNEXE Il

Jacques Herbrand naît en 1908 et meurt en juillet 1931 , à 23 ans, dans un accident de montagne. Reçu premier à l'Ecole normale supé­rieure en 1925, puis premier à l' agrégation, il s'attire cependant les cri-

Page 25: Albert Lautman et Le Souci Logique

Alber! Lau/man e/ le souci logique 73

tiques de la Sorbonne au moment de sa soutenance de thèse, j ugée trop ( philosophique n. Cette thèse, intitulée Recherches sur la théorie de la démonstration, et publiée en Pologoe en 1930, est l'aboutissement de réflexions inspirées à Herbrand par sa lecture de Lôwenheim, Skolem, von Neumann et Hilbert. L'objet de Herbrand est d'introduire « les nouvelles logiques axiomatiques hilbertiennes )) en France, et de faire une place ,à l'algèbre dans un enseignement mathématique entièrement dominé par l'analyse. Soutenu par les encouragements de Jacques Hada­mard, professeur au Collège de France, Herbrand proteste contre l'ostra­cisme dont est victime la logique mathématique. Il écrit ainsi à Vessiot, directeur de l'Ecole normale, qu'il ne (( voit pas pourquoi on refuse droit de cité à un travail s'oceupant. ne résoudre des questions arithmétiques difficiles posées par une théorie que l'on peut certes considérer comme philosophique, tandis que la plupart des chapitres des mathématiques ont pour origine une question posée par une autre science » (lettre du 28 novembre 1930). Malgré ces difficultés, la thèse de Herbrand lui assure très vite une réputation internationale. Parti pour l'Allemagne avec une bourse Rockefeller en octobre 1930, il travaille à Berlin avec von Neumann, puis à Hambourg avec Artin, puis à Gôttingen avec Emmy Noether. Les lettres qu'il écrit pendant cette période montrent une évolution de ses intérêts essentiels de la logique vers les mathématiques, et en 1931 il fait une demande pour aller travailler à Princeton auprès du mathématicien Wedderburn. Mais, revenu en France, il se tue au cours d'une descente dans les Pyrénées.

Souvent comparé à Galois, Herbrand a joué en quelques années un rôle essentiel dans l'hisloire des mathématiques et de la logique contem­poraines. En logique, parti de considérations de ({ lmétamathématique »

(donner une Il théorie concrète de la démonstration formelle », selon l'expression de Hilbert), il concentre ses recherches sur l'Enlscheidungs­problem, qui était l'une des préoccupations principales des logiciens des années 1920 : comment trouver une méthode pour démontrer qu'une proposition donnée est vraie ou non dans une certaine théorie ? Le ({ théorème de Herbrand », qui établit une relation systématique entre logique propositionnelle et logique de la quantification et fait usage de méthodes de démonstration « automatiques » , forme la base de nom­breux travaux actuels concernant le problème de la décision. Dans son dernier mémoire de logique, « sur la non-contradiction de l'arithmétique ", publié après sa mort, il confronte ses résultats avec ceux de GOdel relatifs à l'impossibilité d'une démonstration générale intuitionniste de la non­contradiction. En mathématiques, Herbrand s'est, là encore, intéressé à des questions à la fois très abstraites et développées hors de France : la théorie des groupes, la théorie du corps de classes. Il prend également position dans le débat entre I( formalistes » et {( intuitionnistes ", en s'oppo­sant tout autant au courant axiomatique et logiciste représenté par Frege et Russell qu'au courant intuitionniste de Brouwer et Heyting. Ses idées sur la nature des mathématiques et de la logique, exposées par lui-même dans un article de la Revue de Métaphysique et de Morale sur « les bases de la logique hilbertienne », ont influencé très profondément

Page 26: Albert Lautman et Le Souci Logique

74 Catherine Chevalley

la philosophie mathématique de Lautman, et, à un moindre degré, celle de Cavaillès, qui regretta après la mort de Herbrand de ne pas avoir su mieux reconnaître l'importance et la nouveauté de ses travaux. Mais Lautman et Cavaillès meurent à leur tour et l'œuvre de Herbrand n'a, pour cette raison, pas encore été mise à sa place réelle.

Nous publions dans ce qui suit deux lettres de Jacques Herbrand adressées à Albert Lautman en 1930 et 1931. Nous devons ces lettres à la générosité de Mme Suzanne Lautman, que nous voudrions ici remercier très chaleureusement pour son aide et les informations qu'elle nous a données.

Nous donnons également ci-dessous une bibliographie critique concer­nant Herbrand. L'établissement de la bibliographie de ses œuvres fait partie d'un travail de recherche actuellement en cours (1 ) .

Nous voudrions, enfin, rendre hommage ici à Jean Van Heijenoort, qui avait accepté, avant sa mort en 1986, de travailler avec nous à la publi­cation d'œuvres complètes de Jacques Herbrand.

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

A. Lautman et Cl. Chevalley, Notice biographique sur Jacques Herbrand, Annuaire des anciens élèves de l'Ecole normale supérieure (1931 ) , 66-68.

Cl. Chevalley, Sur la pensée de Jacques Herbrand, L'enseignement mathé­matique, 34 (1935-1936), 97-102.

J . Dieudonné, Jacques Herbrand et la théorie des nombres, in Proceedings of/he Herbrand Symposium-Logic Colloquium 1981 (Amsterdam - New York - Oxford : North-Holland Publ., 1982), 3-7.

B. Dreben, S. Aanderaa, Herbrand analysing functions, Bulle/in of the American Malhemalical Sociely, 70 (1964), 697-698.

B. Dreben, P. Andrews et S. Aanderaa, False lemmas in Herbrand, ibid., 69 (1963), 699-706.

B. Dreben, J . Denton, A supplement to Herbrand, The Journal of Sym­bo/ic Logic, 31 (1966), 393-398.

w. D. Goldfarb, Introduction, in J. Herbrand, Logical Writings (Dor­drecht : Reidel, 1971), 1-20.

J . Van Heijenoort, Préface, in J. Herbrand, Ecrits logiques (Paris : PUF, 1968), 1-12.

Id., L'œuvre logique de Jacques Herbrand et son contexte historique, in Proceedings ... , op. cil., 57-87 (contient une bibliographie très complète).

( J ) Sous la responsabilité de H. Sinaceur, P. Engel et C. Chevalley.

Page 27: Albert Lautman et Le Souci Logique

Alberl Laulman el le souci logique 75

ANNEXE III

DEUX LETTRES DE JACQUES HERBRAND À ALBERT LAUTMAN ( . )

Lettre en date de « mercredi " (Berlin, le 20-XI-30 d'après l'enveloppe)

Mon cher ami,

J'aurai attendu un long temps pour t'écrire ; j 'espère que tu n'en auras conçu aucun doute sur notre amitié, et que tu n'auras pas pris ce ralentissement de nos relations - que les circonstances extérieures m'imposèrent à Paris, et ici mille choses - pour un affaiblissement. Elle ne doit pas dépendre de si peu de chose.

La vie que je mene ici est bizarre ; le manque absolu de contraintes qu'entraîne le fait de vivre seul et isolé, le manque de curiosité me donnent l'impression de n'exister (qu')à peine ; les jours coulent avec une égalité et une fluidité jusqu'ici inconnues. J'ai beau faire, je ne me retrouve pas. Ni les longues réflexions solitaires, ni le travail désordonné, ne sont revenus, une année m'a comme changé. Je subis quoique seul le dérèglement des horaires berlinois, qui me font prendre mes repas à des heures inattendues, et me font découper mes journées de manière bizarre. Mais ce manque d'équilibre n'est pas que matériel ; je me demande encore ce que je fais ici, comment je passe mes heures ; je crois que je travaille beaucoup ; mais je ne puis arriver à compter mes heures de travail. Je me sens inquiet et instable. Je préférerais un désespoir à cette incons­cience ... J'ai parfois l'impression que je vis, très légèrement, en marge du monde extérieur, comme décalé d'un E dans une cinquième dimension. Je sors à peine ; je n'ai jusqu'ici été qu'une fois au Théâtre, jamais au concert. Je vais parfois au cinéma, quand deux heures risquenL d'être vides, et qu'il fait trop froid dehors. J'ai pris hier une décision inattendue, celle d'aller voir le Gottesdammerung Dimanche ... Je ne peins que trop mal cet état nébuleux et incertain de semi-existence que je subis actuelle­ment. Mais je ne le pourrais qu'en en prenant pleinement conscience, et j'en serais alors, sans doute, malheureux.

Je fais beaucoup de maths. Sans intérêt sauf celui que donne l'élan. La moindre question est si compliquée .. . Je finis par croire qu'il ne faut rien faire qu'à peu près ; qu'on ne peut rien connaître à fond. Tout est trop long ; la vie est trop courte ; il faut inventer en dormant. La Recherche est un jeu d'adresse ; il n'y a pas de vraie intuition : on ne voit jamais tout.

Je voudrais passionnément faire autre chose. N'importe quoi qui détende le corps. Je me sens si usé, mon vieux, parfois ; si vieux déjà ; je ne me sens ni un corps alerte, ni un esprit vif ; tout rampe en moi.

(*) Je remercie Suzanne Lautman de m'avoir communiqué ces lettres.

Page 28: Albert Lautman et Le Souci Logique

76 Catherine Chevalley

La vue d'une station de sports d'hiver me donne un frisson d'envie, et d'angoisse. C'est le symbole d'un corps qui bondit, d'un esprit qui joue, d'un cœur qui pétille. J'ignore tout cela. Alors, très prosaïquement, je suis réduit à ces combinaisons rarement fertiles, et souvent maigres ( ?) de signes sur du papier blanc. Il est vrai que c'est mon métier désormais . . .

Ecris-moi, parle-moi de Loi ; j'attends de tes nouvelles. Affectueuse­ment.

J . H. bei E hrsmann Mommenstrasse 47 Berlin (Charlottenburg)

J'ai vu Hesnard, il y a quinze jours ; très aimable mais totalement inutile ; il ne m'a donné aucune adresse, et presque aucun renseignement ; Cavaillès, que j'ai vu, m'a dit qu'il en fut de même pour lui. Il donne l'impression d'en avoir assez d'avoir sur le dos tous les étudiants français de Berlin ; et qu'il lui semble qu'il aura assez fait pour leur corporation d'avoir fondé la Maison de France. En définitive, je ne connais personne ici, sauf v. Neumann, qui est un type charmant ; mais je ne le vois évidem­ment que de temps en temps, après ses cours. J'ai vu deux ou trois fois Cavaillès, qui est reparti j il gagne à être connu . . .

Lettre en date de " Berlin le 10 mai " (1931)

Quitte Berlin cette semaine. Mon adresse désormais à Paris, où l'on fera suivre (vais à Hamburg et Gôttingen)

J. H.

Pourquoi ne t'ai-je pas écrit pendant tout ce séjour à Berlin ? Tout autre eut cru à un éloignement, à une amitié défaillante. Tu n'as pas voulu y croire ; je t'en remercie. Si je cherche les raisons qui m'ont empêché ou gêné, peut-être est-ce une analyse complète de ma vie actuelle que j 'entreprendrais. Mais je crois que j'ai perdu le goût de l'introspection. Et celui des mots. J'ai l'impression très nette de dormir. De dormir depuis bientôt deux ans. Est-ce la solitude ? Est-ce l'ennui ? L'impossi­bilité de meubler ma vie ? Un peu de tout cela. Tu m'as toujours paru plus exigeant et plus croyant que moi ; maintenant plus que jam.is. C'est avec foi qu'on parle. La rigueur - ce que j'ai appelé moi rigueur ­entraîne le silence. C'est un refus. J'aimerais causer avec toi. J'ai toujours reculé de t'écrire : l'âme est plus nue dans une lettre j je me sens trop creux actuellement. Peut-être dois-je accuser aussi Berlin ; cette ville où tout s'émousse, tout s'amortit. N'as-tu pas eu cette impression ? Je n'ai même pas la consolation d'avoir travaillé utilement. Un déplorable manque de génie. Et bien trop de ce qu'on appelle " facilité ". Ici je manque

Page 29: Albert Lautman et Le Souci Logique

Albert Lautman et le souci logique 77

d'opposition ; je manque d'amis et d'ennemis. Je n'ai pas de but en moi­même ; les seuls que je me sois jamais proposés sont ceux où l'on m'avait semé des obstacles. Tu sais que je ne crois à rien - ne tends à rien. Alors j ' ai attendu ces mois.

Tu vas partir, me dis-tu, au Japon. Tu crois en l'influence de nouveaux cieux. Tant mieux. Je n'y crois pas. Toi, comme je te connais, peux sans doute, malgré la (( douceur )) de cette vie de là-bas, faire quelque chose. Je ne le pourrais pas. Je ne pars pas aux Indes ; j'essaie Princeton. Cela ne me dit rien. S'ennuyer là, ou dans un trou de province. Paris, trop de choses m'en empêchent (quoi ? rien de fondamental : certaines questions de fait, qui formèrent depuis un an la trame matérielle de ma vie). J 'atten­drai aussi bien en Amérique qu'en France. Je ne sais pas encore quoi. Peut-être me marierai-je. C'est même un projet assez préci!:i. Cela me fournirait une règle de vie. J'en ai assez besoin. Ici je ne me sens forcé à rien. Je suis libre. C'est tout (et encore, il ne faudrait pas que j'essaie de me le prouver ; cela ne serait pas si facile . . . ). Je ne manque que de buts. Mais qui peut m'en proposer ! Excuse tout cela, mon vieux. Guère inté­ressant ; sinon que j e le sais. Je t'ai écrit au hasard ; ce que tu eus deviné au travers de dix conversations. Ne crois surtout pas que j'ai voulu faire un ( portrait ». J'ai fait ici - pour toi - et que tu me pardonnes ­quelques réflexions qu'il est en général inutile que je me fasse à moi­même. J'aimerais te revoir.

J. H.