Alain de Vulpian - Empathy Socioperception Anticipation - Cahier 11/12 SoL France

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 Chapitre III Empathie, socioperception et anticipation par Alain de Vulpian La plupart des hommes et des femmes que nous avons interviewés au cours de cette recherche- action ont une compétence de socioperception très développée et qui, manifestement, imprègne leur vie professionnelle. Nous voulons dire par là qu’ils ont (implic itement ou expli- citement) une intuition systémique pénétrante de l’état et du fonctionnement des systèmes au sein desquels ils opèrent. Sans passer par une analyse qui dévoilerait toute la complexité de la situation, ils en pressentent les directions les plus significatives et ils intuitent les opportunités d’intervention. Ils deviennent capables de repérer et d’interpréter les signaux faibles de chan- gement s qui s’annoncent , de percevoir les laten ces dangereuses ou bénéfi ques, de sentir les avenirs qui s’amorcent dans le présent (scénarios) et d’agir en conséquence. C’est à cela qu’ils doivent d’être des agents de changement efficients. L’analyse d’une cinquantaine d’entretiens avec des socioperceptifs aigus en action dans des entreprises m’a fourni l’occasion de creuser un phénomène auquel je m’intéresse depuis cin- quante ans : le rôle croissant que jouent dans notre société l’empathie et la socioperception. Cette compétence était rare dans les sociétés occidentales au  XIX e siècle. Elle y était même réprimée par la culture dominante. Mais au cours du siècle suivant, elle émerge spontané- Cahiers de SoL 11 - 12 61 Empathie, socioperception et anticipation Alain de Vulpian, anthropo- sociologue a consacré sa vie professionnelle (en animant les équipes de la Cofremca, de RISC et de Sociovision) à la recherche pour l’action, à l’observation et à l’anticipation de l’évolution des sociétés occidentales et à l’intervention humanisante. Son livre À l’écoute des gens ordinaires. Comment ils transf orment le monde , Dunod, 2003, évoque ses travaux. Depuis sa retraite, il poursuit son action au sein de réseaux d’intérêt général. Il est vice-président de SoL Fran ce. DEUXIÈME PARTIE

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"L’analyse d’une cinquantaine d’entretiens avec des socioperceptifs aigus en action dans desentreprises m’a fourni l’occasion de creuser un phénomène auquel je m’intéresse depuis cinquante ans : le rôle croissant que jouent dans notre société l’empathie et la socioperception.Cette compétence était rare dans les sociétés occidentales au XIXe siècle. Elle y était mêmeréprimée par la culture dominante. Mais au cours du siècle suivant, elle émerge spontanément et se répand parmi les gens ordinaires"... Alain de Vulpian

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Chapitre III

Empathie, socioperceptionet anticipationpar Alain de Vulpian

La plupart des hommes et des femmes que nous avons interviewés au cours de cette recherche-action ont une compétence de socioperception très développée et qui, manifestement,imprègne leur vie professionnelle. Nous voulons dire par là qu’ils ont (implicitement ou expli-citement) une intuition systémique pénétrante de l’état et du fonctionnement des systèmes ausein desquels ils opèrent. Sans passer par une analyse qui dévoilerait toute la complexité de lasituation, ils en pressentent les directions les plus significatives et ils intuitent les opportunités

d’intervention. Ils deviennent capables de repérer et d’interpréter les signaux faibles de chan-gements qui s’annoncent, de percevoir les latences dangereuses ou bénéfiques, de sentir lesavenirs qui s’amorcent dans le présent (scénarios) et d’agir en conséquence. C’est à cela qu’ilsdoivent d’être des agents de changement efficients.L’analyse d’une cinquantaine d’entretiens avec des socioperceptifs aigus en action dans desentreprises m’a fourni l’occasion de creuser un phénomène auquel je m’intéresse depuis cin-quante ans : le rôle croissant que jouent dans notre société l’empathie et la socioperception.Cette compétence était rare dans les sociétés occidentales au XIXe siècle. Elle y était mêmeréprimée par la culture dominante. Mais au cours du siècle suivant, elle émerge spontané-

Cahiers de SoL n° 11-12 61Empathie, socioperception et anticipation

Alain de Vulpian, anthropo-sociologue a consacré sa vieprofessionnelle (en animant leséquipes de la Cofremca, de RISC et de Sociovision) à la recherchepour l’action, à l’observation et àl’anticipation de l’évolution dessociétés occidentales et àl’intervention humanisante. Sonlivre À l’écoute des gensordinaires. Comment ilstransforment le monde,Dunod, 2003, évoque ses

travaux. Depuis sa retraite, ilpoursuit son action au sein deréseaux d’intérêt général. Il est vice-président de SoL France.

D E U X I È M E P A R T I E

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ment et se répand parmi les gens ordinaires. On observe, en effet, parmi lespopulations occidentales, une reprise de contact des personnes avec leur vie émo-tionnelle et une résurgence de l’empathie, la capacité de se mettre à la place del’autre et de percevoir ou ressentir ses sensations, ses émotions et ses processusmentaux. Ce renouveau débouche sur une perception améliorée des enchaîne-ments interpersonnels et sociaux, c’est-à-dire sur une socioperception plus aiguë( première partie).La multiplication des socioperceptifs entre en synergie avec plusieurs tendanceslourdes de l’évolution de la socioculture occidentale et contribue à l’émergenceprogressive d’une société infiniment plus complexe, en grande partie auto-orga-nisée et autorégulée, difficile à commander d’en haut. Une société dans laquelleil devient indispensable d’être suffisamment socioperceptif pour se conduire de façon avisée(deuxième partie).Les grandes entreprises anciennes sont profondément affectées par ces évolutions. Elles sont(la recherche-action le confirme) un des lieux où s’opposent la culture ancienne qui pratique

la rationalité mécaniste, la hiérarchie et l’organisation bureaucratique et la culture nouvelle,hétérarchique, attentive au socio-humain et centrée sur la logique du vivant. Elles sont aussien tension entre l’impératif de réaliser le maximum de profits financiers à court terme et lapoursuite anticipatrice de leur développement sain dans la durée (troisième partie).Elles sont à la recherche de modes de gouvernance et de leadership avisés qui, dans ce nou-veau contexte, alimenteraient leur vitalité durable et contribueraient à ce que soient relevés lesdéfis du XXIe siècle. Pour avancer, elles ont besoin de devenir plus empathiques et socioper-ceptives (quatrième partie).

1. L’émergence de la socioperceptionLa société d’avant

Dans la société d’où nous sortons, l’individu était censuré, intellectualisé, raisonnable.Le grand sociologue allemand, Norbert Elias, a analysé l’évolution sociétale qui a conduit lespays d’Europe de la société féodale à celle du début du XXe siècle1.Sur quelques siècles, lesenchaînements d’enchaînements entre les conduites des chevaliers, des seigneurs, des nobles,des bourgeois et du peuple dessinent un « processus de civilisation ».L’homme médiéval, incarné par le chevalier, était animé par ses pulsions et ses émotions ; ilétait proche de son corps ; combatif, sa liberté n’était entravée que par la violence de plus

fort que lui. La société était violente et sans pouvoir central.D’après Elias, le processus de civilisation s’amorce au XVIe siècle et prend forme au XVIIe pours’épanouir au XIXe. La montée en puissance de certains seigneurs qui, dominant les autres,deviennent des Rois, l’apprivoisement et la domestication des nobles, attirés à la cour du Roiamorcent le processus qui permettra au pouvoir d’État de s’établir comme seul détenteur légi-time de la violence.L’autocontrôle des pulsions, notamment violentes et sexuelles, et des émotions devient uneexigence sociale. Pour les nobles d’abord, puis pour les bourgeois et enfin pour le peuple toutentier. Il faut refouler ses émotions, modeler ses comportements de manière consciente en

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Alexis de Tocqueville

« de l’empathie

à l’anticipation ».

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s’observant et en observant les autres. Elias insiste sur la montée de la pudeur : un embarras,un dégoût, un sentiment de honte surviennent à l’évocation des fonctions physiques, du corps,du rapprochement des corps, de ce qui paraît l’animalité. Ce qui est acceptable et valorisé,c’est la froideur, l’intellect, l’indifférence. C’est le beau langage qui éloigne des émotions, lemot d’esprit, la courtoisie. L’intellect distancie du vivant. L’autre est jaugé, évalué de l’exté-rieur, catégorisé plutôt que ressenti comme une personne.L’alphabétisation des populations européennes au XIXe siècle parachèvera cette évolution.

La résurgence des sensations, des émotions et des pulsions

Dès la fin du XIXe siècle et les premières décennies du XXe, une bifurcation du processus decivilisation semble s’amorcer. La peinture (impressionniste, surréaliste, abstraite…) annonceun retour des pulsions, des sensations et des émotions et une prise de distance par rapport àl’intellect et aux idées claires. Freud incarne et renforce ce mouvement. Dès le début desannées 1950 des recherches anthroposociologiques de terrain commencent à décrire les façons

dont des gens ordinaires prennent ce virage2

. Des entretiens en profondeur conduits auprès deSuédois et de Français mettent en lumière chez les plus jeunes et les plus modernes d’entreeux une reprise de contact intime avec leurs sensations, leurs émotions et leurs pulsions. Lessensations non seulement visuelles mais aussi tactiles, olfactives, proprioceptives deviennenttrès présentes. On se permet de les sentir, de les explorer, de les savourer. On se sent autoriséà les exprimer et à les traduire en actes. On s’ouvre à la sexualité qui devient moins affaire deprincipes et de représentations intellectuelles et plus affaire de sensations et d’émotions s’ali-mentant mutuellement. La Cofremca avait baptisé « polysensualisme » ce courant socio-culturel. Il va s’approfondir et s’étendre tout au long des décennies suivantes.

Proprioception mentale

Les censures n’arrêtent pas de se relâcher. Les gens sont de plus en plus nombreux qui laissentleur émotions et leurs pulsions s’exprimer dans leurs paroles et leurs actions et ce faisant ils lesdécouvrent et en prennent éventuellement conscience. Ils prennent un contact plus intime avecleur vie intérieure. La proprioception non seulement physique mais mentale se creuse.Dans les années 1980 ils seront de plus en plus nombreux à prendre du recul par rapport àleur vécu et à l’évaluer. Ceci les conduira éventuellement à réorienter leurs stratégies, à modi-fier leurs objectifs, à manipuler leurs émotions et pulsions. Cette compétence rencontre unetendance lourde, pluriséculaire, de l’évolution de la socioculture occidentale, la quête du bon-heur et de l’émancipation. Ils vont progresser dans cette direction en étant de plus en pluscapables d’identifier les contraintes qui leur pèsent, les actes qui les libèrent, les sources debonheurs ou de souffrances qui leur font vraiment du bien ou du mal. Ils seront bientôt de

plus en plus nombreux à comprendre que les grands Bonheurs dont ils ont rêvé, le grandamour, le grand soir, ou tel objet mythique de consommation, sont des cibles illusoires et quec’est l’accumulation des petits bonheurs, des bien-être et des affections qui leur apporte duvrai bonheur.

Résurgence de l’empathie

Les observations de terrain montrent qu’une résurgence de l’empathie accompagne celle dessensations, des émotions et des pulsions. On se met à vivre au contact non seulement de soi

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mais aussi des autres. Les autres sont perçus, à l’image de soi-même, comme des personnesvivantes avec des sensations, des émotions, des pulsions, des intentions. À partir desannées 1960 nous voyons se multiplier dans nos terrains les gens qui aiment se mettre à laplace des autres, qui pensent percevoir ou ressentir leurs sensations, leurs émotions et leursprocessus mentaux. Il est probable que d’essais en erreurs et en correction de tir, ils améliorentleur compétence empathique.L’empathie est une capacité naturelle de l’humain (et de quelques autres animaux). Les progrèsrécents des neurosciences nous donnent de premiers aperçus sur les mécanismes cérébrauxqui en constituent le soubassement3. Le processus de civilisation dévoilé par Norbert Elias etl’éducation intellectualisante et normative qui avait dominé au cours d’une précédente périodede l’Histoire l’avaient endormie. L’évolution des gens au XXe siècle la réveille.

Une rationalité élargie et approfondie

Nous avons parlé de percevoir, de sentir. Le raisonnement n’est cependant pas nécessairement

absent des processus que nous venons d’évoquer. Il devient même de plus en plus présent àpartir des années 1970 et surtout des années 1980. La culture de la rationalité, issue de laRenaissance, de la Réforme et des Lumières, a été renforcée par l’alphabétisation et la géné-ralisation de l’enseignement secondaire. À partir des années 1970, la rationalité embrasse pluslarge. La pensée rationnelle n’est plus exclusivement centrée sur les mots, les idées claires, lesconcepts, les arguments mais s’attaque à l’analyse et à la compréhension des émotions et desintimités (les siennes propres, celles des autres et celles de la société). Il en est résulté un pro-grès de l’intégration de la raison et des émotions et de la capacité de prise de recul et d’analysecritique de ses conduites et de celles des autres. Cet apprentissage permanent de la vie se pour-suit aujourd’hui.

Des personnes stratèges de leur quotidien : de l’empathie à la socioperception

Sur nos terrains de recherche, nous voyons se multiplier les gens qui se comportent comme desstratèges opportunistes et réussissent assez bien à piloter leur vie de façon avisée. Leur profilest schématiquement le suivant. Dans un environnement complexe et incertain, ils s’oriententen utilisant conjointement leur raison et leurs émotions, tempérant l’une par l’autre4. Ilscultivent leur capacité d’empathie, en enrichissent leurs émotions et ressentent ainsi de façonaiguë les bonheurs et les souffrances des autres. Mais ils contrôlent raisonnablement leursélans de compassion sans perdre de vue leur ambition centrale égoïste de se faire une vie quileur convient.La culture de leur empathie les aide à percevoir ou à imaginer la représentation d’eux-mêmesqui se forme dans l’esprit d’un autre avec qui ils interagissent. Forts de ces « théories de l’es-

prit », ils anticipent les conduites et les réactions des autres et, d’erreurs en succès, ils amélio-rent la pertinence de leurs anticipations.Ils développent une intelligence des sociosystèmes, ils perçoivent d’une façon qui progresseles motivations des uns et des autres (personnes ou collectifs), ils anticipent les conduites etsentent les latences et les dynamiques qui sous-tendent le cours des choses. Ils balayent ainsi lechamp stratégique de la vie qui leur convient, ils sont à tout instant prêts à tirer parti desopportunités et menaces qui se présentent pour s’en rapprocher.Ils creusent également leur intelligence des futurs. À partir des années 1980, nous voyons semultiplier les jeunes qui nous disent qu’ils n’ont pas d’objectifs clairs et fixes pour leur vie,

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mais qu’ils envisagent en permanence, tranquillement, les futurs en train de se préparer et lesfaçons dont ils pourraient en tirer parti pour améliorer leur vie. Cette capacité humaine detraiter le futur sous forme de scénarios et de tendances emmagasinés assortis d’hypothèsesd’action a sans doute été fondamentale pour la survie de l’espèce. Elle avait été mise en som-meil par une culture au rationalisme très étroit. Mais le nouveau processus de civilisation est 

en train de la réveiller5.

Forts de leur capacité d’unir émotions et raison, creusant leur empathie et leur intelligencedes sociosystèmes, ces stratèges opportunistes améliorent leur intelligence des futurs. Ilsdeviennent plus socioperceptifs, c’est-à-dire plus aptes que les générations précédentes à per-cevoir les enchaînements d’enchaînements, à repérer les signaux faibles annonçant des blo-cages, des fluctuations ou des bifurcations, à envisager les impacts possibles de telles ou tellesde leurs actions sur leurs bonheurs et sur les scénarios du futur. Ils commencent ainsi à êtrebien équipés pour piloter leur vie de façon avisée dans une société où les conduites indivi-duelles et les relations deviennent moins programmées et contrôlées par des conventions oudes autorités.

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Schéma simplifié du processus générateur de socioperception

Dans un contexte historique ou les gens sont animés par une intention dominante de bonheur et d'anticipation, et où les cen-sures et les normes se relâchent, se produisent une résurgence des sensations et des émotions et une résurgence de l'empathiequi s'alimentent mutuellement.Leur combinaison développe la proprioception mentale, nourrit les théories de l'esprit et enrichit la gamme des mémoires et scé-narios du futur possibles.De ce fait, les personnes améliorent leur compétence de pilotes socioperceptifs, opportunistes et avisés de leur vie. Elles pour-suivent leur apprentissage du pilotage de la vie et, ce faisant, se branchent de mieux en mieux sur leurs sensations, émotions,empathies.

Il en résulte une élévation du niveau d'émancipation et de bonheur dans la société et une poursuite de la déconstruction desanciennes censures et normes.

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2. La socioperception joue un rôle centraldans la nouvelle société des gens

Les progrès de la socioperception et l’auto-organisation sociale s’alimentent mutuellement

En interaction avec cette transformation des personnes, une société des gens profondémentdifférente de celle qui avait dominé les deux premiers tiers du XXe siècle s’auto-organise.Dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, les gens les plus modernes, devenantdes personnes à part entière, désertent la société hiérarchisée, compartimentée, massive etconventionnelle dans laquelle ils vivaient. Certains, comme les jeunes de 1968, le font spec-taculairement, mais la plupart la quittent sur la pointe des pieds, cherchant à trouver et àexprimer leur personnalité. Ce faisant, ils dévitalisent les organisations, les institutions, lesconventions, les hiérarchies.

Mais ils ne partent pas pour s’isoler. Ils partent à la recherche d’autres personnes qui leur res-semblent ou avec qui ils se sentent un accord, une résonance et qui vont leur apporter lesinsertions, les affections et les petits bonheurs dont ils ont besoin. De connexions en ruptures,des réseaux et de petits ensembles se forment au sein desquels les gens interagissent et, for-mant systèmes, deviennent interdépendants. Les petites unités interagissent éventuellemententre elles, formant des unités de niveau plus élevé. Et ainsi de suite de telle façon que lasociété nouvelle s’auto-organise selon une architecture fractale et imbriquée. Dès le milieu desannées 1970, il apparaît qu’un nouveau tissu social d’une complexité analogue à celle duvivant s’ébauche. Et, à partir du milieu des années 1980, l’apparition puis la prolifération desdispositifs de télécommunication interpersonnelle (micro-ordinateurs connectés, internet, télé-phones portables, etc.) accélèrent cette transformation.L’enrichissement des compétences socioperceptives est doublement lié au développement de ce

nouveau tissu social. Il le facilite en ce sens que les interajustements sont d’autant plus aisés,rapides et féconds, d’autant plus producteurs de petits bonheurs que les individus participantssont moins aveugles les uns aux autres. Et, en même temps trouver ses chemins dans cettesociété complexe et vivante est un apprentissage de la socioperception. Les plus perceptifs yprennent de l’influence et sont ainsi positivement sélectionnés.

La nouvelle famille est un creuset de la socioperception

Dans cette société, la famille n’est plus la même mais elle reste centrale. Il y a un siècle, lemodèle dominant était encore celui de la famille institution hiérarchique et autoritaire, fondéesur un mariage de convenance, commandée par le père, gardienne et transmetteuse de normes.

À partir des années 1930, nous avons vu triompher le mariage d’amour pour la vie et s’as-souplir quelque peu l’institution. Et le modèle qui, depuis quelques décennies, s’impose estcelui de la famille érotico-affective biodégradable, hétérarchique et autoadaptative.Cette famille est ouverte sur l’extérieur : ses membres lui sont profondément attachés maischacun peut entretenir ses propres réseaux personnels. Elle n’est plus nécessairement formellemais est vivante : en Scandinavie, en France, en Angleterre plus de la moitié des naissancessurviennent hors mariage. Elle est idéalement un espace de vie et d’amour et ne survit qu’àcondition de savoir entretenir l’affection. Les progrès de la contraception allègent l’angoisse dela femme et aident le couple à cultiver les émotions et les sensations de l’amour érotique et à

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approfondir le dialogue des personnalités. Grâce à la contraception les enfants qui naissentsont le plus souvent désirés. L’échange d’affection entre les parents et avec les enfants devientcentral. Les sondages montrent que, d’année en année, les parents sont plus nombreux quicherchent à élever leurs enfants en leur donnant des caresses plutôt qu’en leur transmettantdes principes avec des mots. Ceci est primordial, car on sait maintenant que les petits d’hu-mains ou de singes ont besoin d’être élevés dans une affection caressante pour développerleur capacité de perception et d’ajustement interpersonnel et social.Dès la fin des années 1940, David Riesman et son équipe6 avaient annoncé l’émergence de ceque j’appelle la socioperception et schématisé cette mutation dans un livre qui fit grand bruit.Au XIXe siècle, d’après eux, la société américaine était peuplée en majorité par des personna-lités « dirigées de l’intérieur » (inner directed ). Les enfants y étaient élevés dans une petitefamille autoritaire, fermée sur l’extérieur, dominée par le père. Ils y introjectaient une imagepaternelle exigeante qui les dotait d’une boussole, une conscience qu’il y a une direction àsuivre pour la vie. Par contre, dans les grandes villes américaines du milieu du XXe siècle, lesjeunes enfants des classes moyennes s’élèvent dans une famille relativement ouverte sur l’ex-

térieur où la mère prenait de l’importance. Ils louvoient entre père et mère et apprennent ladiplomatie. Ils s’élèvent aussi parmi les petits camarades, le groupe des pairs, au sein duquelil faut apprendre à s’ajuster. Ils acquièrent ainsi une personnalité « extro-dirigée » ( other

directed ), équipée d’un radar social plutôt que d’une boussole.En Europe de l’Ouest et du Nord, des familles ne fonctionnent plus selon un modèle hiérar-chique. Elles sont devenues des sociosystèmes hétérarchiques, branchés sur des réseaux exté-rieurs, où le leadership et l’influence circulent, passant du père à la mère ou à tel ou tel enfanten fonction des talents et des circonstances. Au sein de ces familles émergent de nouveauxsystèmes de gouvernance reposant sur l’interaction et la capacité des participants à s’ajusterles uns aux autres. Les pères, dont l’intelligence socioperceptive est faible et qui veulent affir-mer leur autorité, échouent le plus souvent et déclenchent drames et bagarres. D’autresparents parviennent à accompagner l’émergence d’une sorte de gouvernance empathique ou

socioperceptive fonctionnant de façon relativement harmonieuse.Il y a probablement une relation systémique complexe entre les progressions de l’empathie, dulien sensoriel/émotionnel des couples, de l’affection parents/enfants, de l’éducation caressante,d’un tissu social auto-ajusté et d’une gouvernance empathique. 7

Une société divisée travaille sur elle-même et se régule… mais insuffisamment.

À la fin de la première décennie du XXIe siècle, très schématiquement, deux sociétés coexistentet s’interpénètrent : la nouvelle société des gens et l’ancienne société hiérarchique, fragmentéeet massive, où de petits pouvoirs cherchent à conserver leur capacité de commander d’en haut.La société des gens s’insinue subrepticement dans l’ancienne société et s’installe dans les inter-stices de ses organigrammes, alors que certains des petits pouvoirs dans les entreprises, les

administrations, les partis politiques ou les églises défendent des positions anciennementacquises.Les cultures des pouvoirs publics, de nombreuses administrations et grandes entreprisesanciennes sont encore imprégnées des caractères massif et hiérarchique de la société qui lesavait vu naître. D’anciens modèles mentaux, appuyés sur ces cultures, coupent bon nombre deleurs dirigeants de la pensée systémique. Ils ne sont pas socioperceptifs ou se déconnectentde leur capacité de socioperception ; ils ne sentent pas au sein des ensembles humainsles latences qui pourraient s’actualiser, les déficits qui pourraient être comblés, les dynamiquesqui ne demandent qu’à s’affirmer. Cet aveuglement entretient des effets pervers, des déficits

Cahiers de SoL n° 11-12 67Empathie, socioperception et anticipation

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persistants, des turbulences, des blocages, des paralysies, des manques àinnover.

Les gens ordinaires, de plus en plus socioperceptifs, se protègent de mieuxen mieux des manipulations des pouvoirs. Socialement habiles, ils saventassez bien s’y prendre pour cultiver les petits bonheurs, les affections et lesens dont ils ont besoin et, même lorsqu’ils pensent que la société va mal,sont souvent satisfaits de la façon dont ils réussissent à mener leur viepersonnelle. En innovant dans leur vie quotidienne, ils contribuentmodestement, comme des centaines de millions de fourmis, à l’orienta-tion hédoniste de la société. Ils ne cherchent pas à rendre la société plusheureuse mais leurs quêtes égoïstes de petits bonheurs et de sens, en s’ag-glutinant, ont finalement cet effet.Certains vont plus loin qui, sentant les souffrances autour d’eux, pren-nent des initiatives pour les atténuer, pour corriger les pathologies sociales

et contribuer aux épanouissements. Dans tout l’Occident, la multiplica-tion des initiatives individuelles, des réseaux, des associations et des

ONG a donné naissance à une sorte d’institution informelle qui atténue les malheurs, les pro-

cessus pervers et les sources de violence au sein de nos sociétés. Ce système immunitaire, pré-ventif et réparateur joue un rôle essentiel dans l’équilibre relativement pacifique de la sociétéoccidentale à son niveau actuel de développement. Il semble participer à la construction d’unesociété fraternelle.Mais ces autorégulations, ces interventions spontanées de la société des gens sur elle-même nesont pas toujours suffisantes : certaines pathologies ne sont pas traitées, la société auto-orga-nisée est en manque d’interventions empathiques et thérapeutiques avisées qui pourraientassurer une régulation de niveau supérieur, une sorte de gouvernance (ou d’autogouvernance)sachant voir venir de loin et détourner précocement les processus pathologiques. Les dyna-

miques en cours portent ainsi à ce que s’installent à tous les niveaux (local, national et global)des pouvoirs plus ou moins publics, des organisations et des entreprises qui apprennent à êtreempathiques, socioperceptives et thérapeutes. Ils accompagneront le système immunitaire,préventif et curatif de la société des gens et sauront intervenir de façon opportune.

Rôle clé des innovateurs socioperceptifs

Des leaders et des innovateurs de plus en plus nombreux sentent les directions des change-ments en cours ; ils réunissent des énergies et produisent des innovations qui, répondant à ceschangements, sont accueillies favorablement et renforcent le mouvement.Des femmes et de nouvelles générations d’hommes accèdent à des positions influentes. Au

sein des entreprises, des administrations et parmi le personnel politique, des leaders et inno-vateurs plus socioperceptifs que d’autres s’installent. Ils ont pris conscience que notre époqueaccueille favorablement les innovations sociologiques qui améliorent la vie des gens, facili-tent le fonctionnement et l’autogouvernance de la société et ont la capacité de s’auto-alimen-ter ; ils ont une intuition aiguë des latences et des dynamiques sociétales et discernent les pat-terns discrets et les courants porteurs ; ils appréhendent naturellement la réalité de façon sys-témique, perçoivent les chaînes d’actions et d’interactions et sont capables d’anticiper troiscoups d’avance ; de ce fait, des idées d’innovation leur viennent qui ont des chances de ren-contrer une demande latente et de la renforcer. Ces innovations alimentent de nouvelles

Cahiers de SoL n° 1168 Empathie, socioperception et anticipation

Nelson Mandela,

« un socioperceptif 

accompli ». D.R.

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formes sociales. Citons par exemples blogs, forums et réseaux sociaux ; moteurs de recherche,portails, sites, Google, Yahoo, Wikipédia ; agents de changement humanistes pragmatiquesdans les entreprises ; systèmes de vélos en libre service ; autolibs ; nouvelles façons de travail-ler ; etc. Ce foisonnement « sociogène » donne un grand poids à la société des gens au détri-ment de la société des petits pouvoirs.

Des vagues d’intelligence émotionnelle collective pèsent sur les pouvoirs

Simultanément les processus d’encadrement de l’opinion publique sont perturbés par l’auto-détermination des gens. Hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres continuent à sefabriquer de plus en plus d’autonomie : ils réagissent aux événements par eux-mêmes à leurfaçon. Ils sont plus nombreux qui se libèrent d’anciennes appartenances et d’anciennes idéo-logies et qui se déterminent par eux-mêmes. Face à un événement, une situation, leurs réac-tions sont moins que par le passé guidées par des catégories, des organisations, des notions,des camps préétablis et plus par leurs impressions et prises de conscience personnelles.

Cette transformation nourrit parfois l’émergence de vagues d’intelligence émotionnelle col-lective. Ces gens à la personnalité transformée ne sont pas seuls. Ils font société. Leur empa-thie les branche sur les réactions des autres. Ils découvrent le fin mot de telle ou telle histoireen même temps que d’autres. Ils vibrent à l’unisson de certains autres dont ils se rapprochent,au moins passagèrement. La combinaison des réactions personnelles des uns et des autrespeut être à l’origine de communautés passagères ou durables, de vagues émotionnelles quiviennent d’en bas, échappent au contrôle des catégories préétablies et éventuellement lesdéconstruisent et sont susceptibles d’influencer les conduites des dirigeants et le cours deschoses. Ainsi, la guerre américaine en Irak a suscité une de ces vagues. Les populations deplusieurs pays d’Europe ont très tôt senti, souvent en opposition à leur gouvernement et indé-pendamment des positions prises par les forces politiques installées, que cette guerre risquaitde déstabiliser des systèmes fragiles et d’infléchir le cours planétaire des choses dans une direc-

tion désastreuse. Et la protestation s’est enflée. Des vagues analogues se sont formées parexemple autour du risque climatique ou à l’encontre des entreprises mercantiles, inhumaineset prédatrices. Et, à une échelle plus réduite, des vagues d’intelligence émotionnelle se for-ment dans une ville ou dans une entreprise.

3. Relations contrastées entre l’entrepriseet la socioperception

Concernant la socioperception, les entreprises ont des postures diverses et variables. Dès ledébut des années 1970, quelques grandes entreprises pionnières se sont avérées extrêmementsocioperceptives. La nouvelle socio-économie qui se développe dans les années 1990-2000est le fruit de la socioperception ambiante. Mais, à la même époque la plupart des grandesentreprises anciennes se centrent sur la profitabilité financière à très court terme et ne sontsocioperceptives et anticipatrices que marginalement.

Cahiers de SoL n° 11-12 69Empathie, socioperception et anticipation

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De grandes entreprises pionnières ont montré la voie de la socioperception

Sans attendre, dès le début des années 1970, les dirigeants de quelques entreprises pionnièresavaient eu l’intuition d’un changement radical de leur environnement et cherché à inventer lesréponses à un futur différent en train d’émerger. Quelques cas m’ont particulièrement frappé.

Per Gyllenhammar (Président de Volvo) a pris conscience que les ouvriers suédois devenaientdes personnes à part entière et ne supporteraient plus longtemps l’ambiance taylorienne dutravail à la chaîne, mais il ne voulait pas faire appel à des ouvriers immigrés. Il a comprisqu’on pouvait tirer parti de la capacité d’autonomie des ouvriers suédois en combinant auto-organisation et encadrement. Volvo crée alors des ateliers autonomes : une série d’étapes signi-ficatives du montage d’une voiture est confiée à une équipe qui est laissée totalement libre des’organiser et de se gérer pour atteindre ses objectifs de production.

André Besnard (Président de RD Shell) a développé, avec Pierre Wack, le « strategic plan-

ning » par scénarios. Les scénarios de Pierre Wack, inspirés par la logique du vivant plutôtque par une logique mécaniste, étaient profondément originaux. Ils ne résultaient pas d’uneanalyse rationnelle des catégories d’avenirs possibles mais d’une compréhension des différentsenchaînements d’enchaînements qui pourraient résulter des dynamiques actuellement à l’œu-vre. Un réseau de quelques dizaines de socioperceptifs répartis dans le monde entier contri-buait au repérage de ces dynamiques, de même que deux équipes d’anthropologues et de pros-pectivistes. Les scénarios globaux de Shell lui ont permis d’anticiper la crise pétrolière et demieux y répondre que ses concurrents. Ils l’ont également aidée à pressentir dès le milieu desannées 1970 qu’elle allait devoir se comporter comme un organisme vivant dans un nouveautissu social organique qui semblait pouvoir émerger. Ce sont encore des scénarios mais pluslimités, centrés sur les évolutions possibles de la situation sociopolitique française au cas d’ar-rivée au pouvoir de la gauche socialiste et communiste, qui ont servi de soubassement à la

décision de Shell de ne pas vendre son réseau de stations services en France.

L’Oréal était, au début des années 1970, une entreprise intensément organique, c’est-à-dire unegrande entreprise constituée de petites unités vivantes au sein desquelles les relations se dévelop-paient de façon plus spontanée qu’intellectuellement organisée. Dès cette époque, François Dalle,son Président, a compris et attiré l’attention de ses collègues sur le développement spontané de« hiérarchies parallèles » au sein de l’entreprise (on diraitaujourd’hui des réseaux) et sur les opportunités d’en tirer partipour influencer certaines évolutions et pour que les unitésvivantes ne se coupent pas les unes des autres. Il a aussi senticomment faire de ses équipes d’immenses oreilles à l’écoute des

femmes et axé l’innovation-produit sur la recherche systéma-tique des germes du futur.

À la même époque, Bernard Hanon (alors Directeur de l’au-tomobile chez Renault), centrait avec succès la conception desnouveaux modèles sur une compréhension des insatisfactionsnaissantes chez les automobilistes. On s’éloignait du standinget du carrosse pour se diriger vers une voiture dans laquelle ilferait bon vivre.

Cahiers de SoL n° 1170 Empathie, socioperception et anticipation

SOCIOVISION EUROPE OCCIDENTALE

AGIR

OPPORTUNÉMENT

AUJOURD’HUI

TENDANCES LOURDES

BIFURCATIONS

POUR

GERMES DE

SCÉNARIOS

VISIONS

D’AVENIR

DÉFIS/CHALLENGEDE L’ENTREPRISE

1992 2005-2010

VOIR LOIN

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Bon nombre d’autres grandes entreprises ont emboîté le pas à ces dirigeants au cours desannées 1980. Elles se voulaient des entreprises durables au sein d’une société en mouvement.Mais leur élan a été rapidement coupé.

Une nouvelle socio-économie du sens et de l’auto-adaptation a émergé et s’étoffe

À partir des années 1980, émerge, sous l’impulsion de socioperceptifs aigus et pénétrants, unesocio-économie du sens et de l’auto-adaptation qui se trouve en pleine synergie avec les évo-lutions de la société des gens.Cette nouvelle socio-économie pourrait ébaucher des voies d’avenir pour l’ancienne économie.Elle est constituée d’organismes, vivant souvent en réseaux, qui fabriquent de l’efficacité et dela vitalité en s’alimentant aux aspirations des entrepreneurs, des collaborateurs, des clients etde la société. Ce sont des Start up (technologies de l’information, biotechnologies, nanotech-nologies, nouveaux services…), des associations, des ONG, des consultants, des entrepre-neurs individuels opérant éventuellement en réseaux, des think tanks, des organisations « non

profit »… qui foisonnent depuis une trentaine d’années.Au cours des années 2000 un nouveau type d’organisation hybride émerge qui s’efforce decombiner le « non profit » et le « for profit ». On les appelle souvent « social entreprises » ou« social business ». Ils accomplissent une mission sociale plutôt qu’ils ne cherchent des profitsmais à la différence de la plupart des groupes charitables, ces organisations génèrent des reve-nus durables et ne reposent pas sur la philanthropie. Les revenus sont gardés et réinvestis plu-tôt que distribués à des actionnaires.Cette socio-économie émergente est profondément marquée par la nouvelle société des gens,ses sensibilités et ses valeurs. Elle répond à ses attentes, compense ses insuffisances, soigneses malaises, accompagne ses évolutions, alimente ses interactions.Des recherches de terrain conduites en France et aux États-Unis en 2000 montrent que dansces nouveaux organismes et autour d’eux, l’ensemble des participants est impliqué dans leur

développement, le sens ajouté prime sur la valeur ajoutée, la stratégie émane de l’intelligencecollective de l’ensemble du corps social, l’organisation est de plain-pied et hétérarchique, c’est-à-dire que le leadership circule.Ces organisations démarrent sous la forme de petits groupes de gens qui pressentent les émer-gences possibles et sont intensément motivés par la mission de promouvoir un nouveau serviceou une nouvelle idée. Souvent, elles peinent à s’intégrer dans un cadre institutionnel qui n’apas été fait pour elles. Certaines ont été malmenées, voire étranglées, par la Bourse. Mais ellessont bien accueillies par la société des gens.

De grandes entreprises anciennes ont été aveuglées par le capitalisme hyper-financier 

Dans les années 1990 et 2000 les grandes entreprises anciennes ont été soumises à une doublepression. Le climat du capitalisme qui se centrait sur la profitabilité financière à court termeles conduisait à serrer les boulons et à fermer les yeux sur les mouvements de la société. Mais,simultanément, la société et les mentalités modernes s’insinuaient dans leurs équipes, rendaitleur management problématique et multipliait les agents de changement en leur sein.Dès le début des années 1990 un capitalisme hyper-financier et centré sur l’extrêmementcourt terme, parti des États-Unis, s’est rapidement répandu. Le laisser-faire apportait uneextraordinaire liberté au monde de la finance qui s’est auto-organisé en prenant des risquesextrêmes pour engendrer de très grands profits. Il a donné naissance à un modèle très

Cahiers de SoL n° 11-12 71Empathie, socioperception et anticipation

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particulier de capitalisme centré sur la finance, la spéculation et la maximisation des profitsà court terme. Les acteurs de la finance ont entraîné beaucoup d’entreprises dans leur jeu decasino. Ils ont introduit dans de nombreux conseils d’administration de nouveaux typesd’actionnaires voraces peu concernés par la vitalité et le développement durable de l’entre-prise à laquelle ils ne s’intéressaient que passagèrement. Dans bon nombre d’entreprise, ilsont donné un pouvoir déterminant aux actionnaires et rémunéré généreusement les diri-geants qui les servaient. La finance a ainsi parasité l’économie et intoxiqué de nombreusesentreprises.

Dans ce contexte financier et boursier, les dirigeants de bon nombre de grandes entreprisesanciennes, parfois même parmi celles dont l’actionnariat restait familial ou sous contrôle, sesont centrés sur la rentabilité financière à très court terme plutôt que sur les évolutions dumétier, des marchés, de la société ou la santé de l’organisme. L’attention du management et lesconversations du personnel se sont portés sur les business plans et les résultats trimestrielsplutôt que sur les menaces et les opportunités à l’horizon de trois ans. Des cadres qui pres-

sentaient l’avenir du métier, des marchés, du travail ou de la planète ont été remplacés par desfinanciers. On s’est moins intéressé aux dynamiques et aux processus qu’aux gains immédia-tement réalisables. On n’a pas pris la peine de faciliter l’émergence de nouveaux modes demanagement qui s’adapteraient à ce que deviennent les hommes et les femmes qui travaillentdans l’entreprise. On a produit des voitures à la mode plutôt que des automobiles qui contri-bueraient à adoucir la vie des gens. Plutôt que de chercher à imaginer des stratégies de déve-loppement qui répondraient à la menace écologique tout en assurant l’avenir durable de l’en-treprise, on s’est contenté de parler d’écologie pour se faire bien voir.

De nombreuses entreprises pour devenir plus profitables ont réduit les coûts et serré les bou-lons. Elles ont détérioré la qualité de leurs services en les automatisant. Elles ont « rationa-lisé » le travail et « réingéniéré » l’organisation, réveillant une culture de management taylo-

rienne, hiérarchique, centralisatrice, technocratique et bureaucratique. Elles ont institution-nalisé au-delà du raisonnable la compétition.Simultanément, la société moderne entrait dans l’entreprise et ses réseaux s’insinuaient dansles interstices des organigrammes. Les collaborateurs, surtout les jeunes, devenaient plus auto-nomes et soucieux de se faire une vie convenable, les insatisfactions des consommateurs etdes citoyens grandissaient, l’écologie planétaire continuait à se détériorer. Au sein des entre-prises, les souffrances au travail s’accumulaient et provoquaient des évasions ou des contes-tations. Des socioperceptifs actifs sensibles aux effets pervers de l’organisation dominante ontréagi ; certains sont devenus des agents de changement humanistes pragmatiques, d’autresplutôt des agents de blocage ou de contestation. Les uns et les autres on eu tendance à s’or-ganiser en réseaux et ont pesé sur la vie réelle de l’entreprise.

La mise en sommeil plus ou moins radicale de la socioperception a été, pour certaines entre-

 prises, extrêmement coûteuse :

– des opportunités de développement susceptibles d’assurer l’avenir et notamment le rebondau sortir de la crise n’ont pas été préparées, parfois pas même perçues ;– l’entreprise qui a été aveugle n’est pas aujourd’hui en pointe sur les développements durables ;– elle n’a pas tiré parti des potentiels émergents, individuels et collectifs, de ses personnels ;– ses relations avec son personnel se sont détériorées : perte de sens, stress, désimplication,développement de réseaux contestataires et de turbulences, détérioration de la résilience ;

Cahiers de SoL n° 1172 Empathie, socioperception et anticipation

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– elle n’a pas amorcé de relations empathiques ou thérapeutiques avec le corps social, elle n’apas commencé à lui apporter ses soins ;– l’image publique, le « soft capital » de la « grande entreprise ancienne » se sont détériorés.Dans ce contexte et si les circonstances s’y prêtent, n’importe quelle grande entreprise peut

devenir un bouc émissaire.

4. Vers un renouveau de la socioperceptionanticipatrice

Aujourd’hui, les grandes entreprises sont confrontées au défi d’aiguiser leur capacité de socio-perception et d’anticipation.

Les vents dominants incitent les grandes entreprises anciennes à inventer leur adaptation à

l’évolution de la société des gens.

Les dynamiques de la situation actuelle semblent peser fortement en ce sens.– La diffusion et l’approfondissement de l’empathie et de la socioperception se poursuivent ausein de la société des gens. Aucun signe de renversement de la tendance n’est apparu au coursdes récentes années, bien au contraire. La nouvelle socio-économie du sens et de l’autoadap-tation continue à gagner du terrain.– La réaction allergique de la société des gens à la grande entreprise centrée sur la maximisa-tion des profits financiers à court terme et/ou qui maltraite son personnel s’est beaucoupaggravée depuis le début du siècle et plus encore depuis le déclenchement de la crise. Sonintensité a conduit plusieurs observateurs à anticiper, avant même les débuts de la crise, unbasculement probable.

– Le contrat de base tacite entre l’entreprise et la société s’est élargi et précisé. Aujourd’hui,l’entreprise se doit de contribuer au bien-être et à la bonne santé de la société et à l’équilibreécologique de la planète.– Un petit nombre de grandes entreprises anciennes ont suffisamment résisté à la pression desactionnaires et du court terme pour conserver vivante une culture de la socioperception antici-patrice. Elles peuvent devenir des modèles et des stimulants d’évolution pour leurs congénères.– Un nombre croissant de dirigeants d’entreprises qui étaient restés plus ou moins attachés auxmodèles mentaux autoritaires, rationalistes et bureaucratiques s’interrogent sur leur pertinence.Les souffrances et le stress des personnels et les pertes de vitalité et de résilience qu’ils induisent,les opportunités de développement que semblent offrir une économie décarbonnée et lesattentes cachées des consommateurs deviennent pour eux des sujets de réflexion stratégique.

– Les dirigeants se multiplient qui sont sensibles à la présence dans leur entreprise d’agents dechangement et d’agents de blocage et de contestation. La recherche-action sur « Dix ans d’ap-prenance » a bien montré qu’ils perçoivent l’utilité des premiers et sont tentés de s’appuyer sureux. Une idée fait réfléchir : si l’entreprise s’ouvre, des agents de blocage pourront devenirdes agents de changement et inversement si l’entreprise se ferme.– La puissance des lobbies du pétrole, du gaz et du charbon est considérable. Ils ont réussi, notam-ment aux États-Unis, à faire douter du bien fondé des anticipations savantes concernant leréchauffement climatique. Mais, le renforcement des législations qui font des pollueurs les payeursincitent de grandes compagnies pétrolières ou chimiques à miser sur le développement durable.

Cahiers de SoL n° 11-12 73Empathie, socioperception et anticipation

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– Au moment où j’écris ces lignes, l’avenir du capitalisme hyper-financier est encore incer-tain. Selon qu’il parviendra à reconstituer ses forces ou qu’il sera durablement mis au servicede l’économie, la pression financière et court-termiste exercée sur les entreprises pourra êtreplus ou moins forte. Mais, même si elle reste assez forte, la capacité de résistance des entre-prises, nourrie de leurs expériences récentes, sera probablement très renforcée par rapport à cequ’elle fût dans les années 1990 et 2000.

La combinaison de ces évolutions m’incite à anticiper une évolution des grandes entreprisesanciennes qui les conduirait à s’adapter (plus ou moins rapidement) aux évolutions de lasociété des gens et à inventer leurs façons d’en tirer parti. Celles qui s’acharneraient à main-tenir d’anciens modes de direction, d’organisation et d’orientation stratégique seraient sélec-tionnées négativement par le cours des choses. À moins que, suffisamment nombreuses, ellesfassent basculer certaines de nos sociétés vers de grands désordres. Si elles veulent faciliterleur adaptation, elles doivent devenir socioperceptives.

Braquer les projecteurs de la socioperceptionsur l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise et ses évolutions

L’objectif pour l’entreprise est de se sentir à son aise au sein de son écosytème et d’en tirer plei-nement parti tout en l’entretenant. Six secteurs me semblent appeler une attention particu-lière. Bien des entreprises négligent plusieurs d’entre eux.

a) L’entreprise vivante et ses personnels. Sentir son entreprise en tant qu’ensemble humain, sasanté, sa vitalité, son efficacité, sa résilience. Comprendre quels sont les systèmes qui produi-sent, dans l’entreprise, des souffrances, quelles sont leurs possibilités d’évoluer pour le meil-leur et pour le pire. Quels sont les potentiels d’implication, de créativité, d’initiatives laissés enfriche et les opportunités d’en tirer parti. Quels sont les modes d’organisation et de pouvoir

qui seraient synergiques avec la société des gens et pourraient s’implanter dans notre entre-prise… Qu’est-ce qui induit des ambiances fraternelles ?Aujourd’hui cinq pistes semblent susciter une attention particulière :– libérer l’auto-organisation, réduire l’organisation rationnelle par experts, combiner l’auto-organisation et l’organisation d’en haut ;– prendre en compte les cas individuels, les catégories d’individus, respecter les personnes ;– prendre en compte les ensembles vivants et les socio-systèmes, renforcer le fonctionnementorganique de l’entreprise ;– renforcer et positionner judicieusement les leaders empathiques et socioperceptifs ;– tirer parti de la crise pour renforcer la cohésion.

 b) Les consommateurs. Les stratégies de développement et la relation aux consommateurs etprescripteurs répondent souvent à des vues très superficielles. Il est primordial de pressentir lesbesoins fondamentaux non satisfaits, les frustrations d’épanouissement, les déficits consom-mateurs en relation avec nos métiers et qui pourraient déboucher sur de nouveaux produits,services ou systèmes qui ne répondraient pas à des modes, permettraient aux gens de sefaire une vie qui leur convienne mieux et alimenteraient un développement durable pourl’entreprise.Quels sont les sociosystèmes qui conduisent des consommateurs à choisir ou à rejeter tel pro-duit ou telle marque ou des médecins à prescrire ou à écarter tel médicament nouveau ? Quels

Cahiers de SoL n° 1174 Empathie, socioperception et anticipation

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nouveaux gisements de consommation pourraient s’ouvrir dans un avenir relativement prochedans des secteurs ou des régions où nous sommes absents ? Comprendre quels nouveaux pro-duits ou services ou techniques pourraient contribuer à accompagner tel ou tel mouvementsde fond de la société.

c) Les gens et la société. Contribuer à apaiser les souffrances et à soigner les pathologies de lasociété devient un des devoirs des entreprises (comme des pouvoirs publics et des associa-tions). Repérer les souffrances ou les processus pervers connectés ou connectables à nos acti-vités. Comprendre leurs origines et concevoir les interventions ou innovations qui seraient ànotre portée et pourraient réduire telles souffrances ou tels blocages.

d) L’écosystème terrestre. Le passage à une économie décarbonnée et faisant alliance avec lanature peut alimenter la prospérité de nombreuses entreprises et susciter la création de nom-breux emplois. Pressentir comment notre entreprise peut contribuer à restaurer et maintenirdurablement l’équilibre de l’écosystème planétaire tout en développant des innovations sus-

ceptibles d’assurer le devenir de sa propre vitalité.

e) Les évolutions du monde planétaire. Parmi les futurs vraisemblables du monde à l’horizon dedix ou vingt ans (scénarios), repérer ceux qui feraient une vraie différence pour notre entrepriseet comprendre comment infléchir nos grandes stratégies afin de répondre à l’incertitude. Com-prendre quelles sont parmi les tendances lourdes d’évolution de la société celles qui pourraientinterférer avec notre développement et concevoir comment tirer parti de cette anticipation.

f) Le système financier. Surveiller les évolutions du système financier, comprendre les façonsdont notre entreprise peut en dépendre et anticiper les précautions à prendre pour échapper àses pressions.

Aperçus sur la pratique de la socioperception

La socioperception repose sur une compétence naturelle du cerveau humain vivant  qui,confronté à une situation de vie extrêmement complexe, repère les variables significatives etindique la voie à suivre ou l’action appropriée. Cette compétence est incertaine ; elle impliquerévisions et tâtonnements. Elle est sensible aux circonstances. Elle est inégalement répartieentre les individus. Une personne peut la cultiver, la laisser s’étioler ou même la réprimer.

Cette compétence implique, comme l’a montré Antonio Damasio, une collaboration intime

de l’émotion et de la raison8. Attention aux débordements de la raison : entrer dans une ana-lyse rationnelle détaillée du système vivant concerné conduit à construire des schémas d’une

extrême complexité, des « usines à gaz », qui font perdre de vue le sens de l’action. Un équi-libre est constamment à rechercher entre émotion et raison, empathie et raisonnement.

La socioperception est éveillée par un contact, une scène, une circonstance de la vie quoti-dienne : on sent chez l’autre une douleur, une joie, on la partage peut-être. On sent comments’orientent les interactions entre soi et l’autre ; on pressent comment intervenir. L’expérience serépète ; on se raconte des histoires ; on se forme ad hoc une théorie de l’esprit et une théoriede l’interaction. Les expériences personnelles se répètent, s’enrichissent. ; elles sont nourriespar une attention flottante mais persistante portée aux événements et aux changements. On

Cahiers de SoL n° 11-12 75Empathie, socioperception et anticipation

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fait des erreurs d’anticipation, on les corrige… On prend plus ou moins de hauteur par rap-port à ces expériences. On tente des généralisations : il y a des gens qui réagissent comme ci etd’autres comme ça ; on en arrive éventuellement à des théories de la société, on repère destendances d’évolution, on ébauche des scénarios (voir encadré n° 1).

Mais il semble que les « bons » socioperceptifs, pour aiguiser leur compétence, ont tendanceà ne pas rester au niveau des généralisations et à ramener leur attention empathique sur le

vécu de personnes concrètes dans leur environnement , sur les micro-socio-systèmes qui sontles briques de systèmes plus larges. Ils répètent ainsi spontanément la démarche qu’avait sui-vie Kurt Lewin lorsqu’il a développé la « field research » et les techniques d’entretien en pro-fondeur amplifiant la capacité d’empathie et de socioperception du chercheur. Nous avonsrencontré plusieurs socioperceptifs qui pensent avoir tiré très grand profit de leur participationà des sessions de formation à l’empathie rogerienne. Ils pensent aussi qu’il est très enrichissantet productif de sociopercevoir au sein de groupes collaboratifs où l’on cherche à faire foison-ner et à organiser la variété des intuitions. Une sorte de « biologie sociale » s’ébauche qui

regarde la société non pas comme une chose ou un ensemble de choses mais comme unensemble vivant. (voir encadré n° 1)

Cahiers de SoL n° 1176 Empathie, socioperception et anticipation

Encadré n°1

Pressentir les dynamiques sociétales.

Combiner pressentiment et raisonnement pour produire des anticipations et des ana-lyses stratégiques utiles pour notre entreprise.

– Les sociosystèmes stratégiques pour l’entreprise, par exemple, ceux d’où émergent la

vitalité ou le délabrement des équipes, le développement durable ou le déclin de sespositions de marché, son confort au sein de ses environnements, …

– Les tendances lourdes susceptibles d’affecter le développement de l’entreprise. Lesrepérer. Évaluer la persistance et la vulnérabilité des processus qui les génèrent. Repé-rer de possibles fluctuations et amorces de bifurcations. Évaluer les impacts éventuelssur l’entreprise.

– Les scénarios du futur significatifs pour l’entreprise. Balayage des principales diffé-rences susceptibles d’avoir un impact sur notre développement ; pressentiment desmenaces et des bonnes surprises. Construction de scénarios… Explicitation des che-minements de l’Histoire qui pourraient conduire à tel ou tel scénario. L’intérêt princi-pal d’un travail collectif sur des scénarios est souvent d’enrichir l’acuité de la socio-

perception des participants.– Les signaux faibles. Le repérage et l’analyse d’événements et de changements quiconfirment ou précisent ou infirment une tendance lourde ou un scénario est indis-pensable. Ils conduisent à pressentir une émergence ou une bifurcation. Une organisa-tion qui a accumulé et entretenu au cours des années précédentes une perception etune compréhension pénétrantes des macro et micro sociosystèmes ayant pour elle uneimportance stratégique devient naturellement sensible aux signaux faibles et actualiseassez facilement son information.

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 Vers une culture de la socioperception

Au XIXe et au début du XXe siècle, la socioperception a été endormie par la socioculture ratio-naliste ambiante. Elle est encore aujourd’hui, dans beaucoup d’entreprises, entravée par lesmodèles mentaux dominants. Elle peut prendre la forme d’une intuition ténue qui, dans ledialogue intérieur, est aisément balayée par la rationalité apparente de l’analyse que font lesautorités. Dans de nombreux comités de direction, des analyses causales et chiffrées pèsentfacilement plus lourd que des visions stratégiques peut-être pertinentes mais qui n’ont pasencore été recouvertes d’un habillage rationnel. De nombreux cadres et dirigeants que leurvie personnelle et familiale a rendus plus ou moins socioperceptifs n’utilisent pas cette com-pétence dans l’entreprise car la culture, les habitudes, les modèles mentaux, les définitions defonction, les systèmes d’évaluation dominants les en dissuadent (voir encadré n° 2).

Cahiers de SoL n° 11-12 77Empathie, socioperception et anticipation

Encadré n°2

 Y a-t-il différentes façons de ne pas êtresocioperceptif ?

À la limite, le moins socioperceptif est l’autiste (mais il y a des degrés d’autisme).Sans être autiste, le non socioperceptif est quelqu’un qui décode mal les expressionsfaciales, les tons de voix, les émotions des autres : il est très peu empathique. Dans la viequotidienne il utilise ses circuits cérébraux analytiques et rationnels plutôt que ceux quitraitent les émotions, les intuitions, les patterns et les systèmes. C’est quelqu’un qui per-çoit l’autre comme appartenant à une classe, une catégorie, un camp, comme conduitpar la raison ou une idéologie plutôt que comme une personne unique animée par desmotivations complexes et entraînée par les enchaînements du vivant. Vis-à-vis de l’autre,

il agira selon une analyse rationnelle de la situation, ou selon les modèles qu’il a en tête,ou selon les conventions de son milieu, ou les représentations de sa fonction alors que lesocioperceptif, s’il est bon, sentira l’action avisée adaptée aux circonstances.Il y a aussi des gens qui, à la différence des précédents, sont relativement empathiquesmais dont l’empathie interpersonnelle n’a pas (ou pas encore) débouché sur une empa-thie sociale systémique. Empathiques dans leur vie quotidienne personnelle, ils conser-vent des représentations de la vie d’entreprise et/ou de la vie sociale et politique mar-quées par des modèles rationalistes, analytiques, autoritaires, idéologiques, …Dans leurs relations interpersonnelles quotidiennes, ils sentent l’autre, trouvent à s’ajus-ter à lui et sentent assez bien comment agir pour faire évoluer leurs relations dans ladirection souhaitée. Mais patrons face à des collaborateurs, ils se comportent comme des

patrons. Et, considérant des situations sociales qu’ils veulent changer, ils agissent defaçon autoritaire (au risque de provoquer des effets pervers) ou selon les modèles sté-réotypés dominants dans leur milieu ou se lancent dans une analyse mécaniste à larecherche de la cause sur laquelle agir.

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La recherche-action sur « Dix ans d’apprenance » a montré que cette situation, plus ou moinsconsciemment perçue, suscite des réactions à la base et des décisions de direction en vue d’yporter remède. À la base, des agents de changement construisent des réseaux de connivence,renforçant ainsi leur capacité de résistance et de résilience. Symétriquement, des directionsdécident, pour rompre avec l’ancien modèle, d’introduire de la socioperception dans certainssecteurs ou départements puis cherchent à étendre l’expérience. D’autres profitent d’une situa-tion de crise pour aborder un obstacle dans des conditions radicalement renouvelées. D’autress’appuient sur des agents de changement (internes et externes) pour mettre en œuvre dans ladurée une stratégie complexe d’autotransformation.Des entreprises ont une culture vivante de la socioperception et de l’anticipation. Leur orga-nisation est plus organique que rationnelle. Elles sont tendues vers la compréhension et l’ex-ploitation des processus susceptibles de favoriser ou entraver leur développement et leur épa-nouissement. L’activité des dirigeants est centrée sur le renforcement à la fois de la vitalité del’entreprise dans la durée et de sa capacité de réaction rapide aux circonstances dont ils cher-chent à maîtriser la dynamique. La socioperception et l’anticipation sont des sujets d’échange

et d’évaluation récurrents ; on en parle et on pratique à divers niveaux dans l’entreprise. Onmêle l’ensemble du personnel à des réflexions anticipatrices. On se réjouit collectivement desanalyses et des anticipations justes et on cherche à partager la compréhension des erreurs.Dans les domaines considérés comme stratégiques, des systèmes de veille et d’investigationont été mis en place.Les cadres et dirigeants socioperceptifs sont nombreux et valorisés. Des dispositifs de socio-perception collective (permanents ou ad hoc) sont organisés (voir encadré n° 3).

Nombreux sont ceux, dans les états-majors et parmi le personnel, qui ont intégré l’idée quel’anticipation est toujours incertaine et que la prévision est impossible. Ils ont une vision sys-témique des choses. Ils valorisent le tâtonnement et le bricolage, caractéristiques de la logiquedu vivant. Ils respectent l’erreur, source d’apprentissage.

L’entreprise n’est pas repliée sur elle-même, ses agents de socioperception et de changementsont reliés à une variété de réseaux extérieurs.

Décembre 2009

Cahiers de SoL n° 1178 Empathie, socioperception et anticipation

Alain de Vulpian

animant le séminaire

de février 2009

« Comment devenir 

catalyseurs de

la transformation ».

Photo S. Juin.

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Cahiers de SoL n° 11-12 79Empathie, socioperception et anticipation

Encadré n°3.

Exemples de pratiques encourageant

la socioperception dans une entreprise.

Parmi les pratiques observées on relève :– choyer les socioperceptifs : les repérer, sélectionner, protéger, perfectionner,

positionner ;– retour d’action ou d’expérience : après avoir conduit une action, ceux qui y ont par-

ticipé se réunissent pour expliciter ensemble ce qui s’est passé et en tirer des enseigne-ments pour l’avenir ;

– post mortem : les actions innovantes de l’entreprise, succès ou échecs, sont passés aucrible par un groupe de socioperceptifs (ad hoc ou spécialisé) qui en tire les enseigne-ments susceptibles d’être utiles dans d’autres secteurs ou circonstances (analogie avecl’analyse des accidents d’avion) ;

– installation dans l’entreprise de son propre laboratoire d’anthroposociologie ;– sessions d’interaction entre chercheurs du département R&D et des anthroposocio-

logues ;– groupe socioperceptif  (permanent ou ad hoc) centré sur une tâche ou un problème,

par exemple, découverte des impacts possibles de telle ou telle tendance lourde surnotre développement ou repérage et interprétation des signaux faibles récemmentobservés par les participants ;

– construction de scénarios du futur spécialement adaptés au cas de l’entreprise et travailcollectif sur ces scénarios ;

– animer un réseau mondial de socioperceptifs branchés sur les champs stratégiques del’entreprise ;

– installation de systèmes de veille (économique, sociologique, technologique) ;– branchement sur des think tanks externes ;– recherches anthroposociologiques de terrain centrées sur la compréhension de socio-

systèmes présentant un intérêt stratégique pour l’entreprise. Si on parvient à suffisam-ment dévoiler leurs dynamiques sous-jacentes, on perçoit leurs possibilités d’évolution(scénarios) qui mettent éventuellement en lumière des opportunités d’interventionstratégique ;

– installation dans l’entreprise d’un centre d’analyse et d’évaluation diversement branchésur l’intérieur et l’extérieur accumulant et entretenant la compréhension des sociosys-

témes qui la concernent ;– etc.

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Notes

1 Norbert Elias (1897-1990). Überden prozess der Zivilisation, 1939.Traduit en français sous forme de deux 

 volumes : La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident , Pocket 1974 et 1975..

2 Alain de Vulpian, dans À l’écoute des gens ordinaires, comment ils transforment le monde. Dunod, Paris,

2003, évoque ces recherches et analyse le processus de modernisation actuellement en cours.

3 Par exemple, Giacomo Rizzolatti, directeur du département de neurosciences de l’Université de

Palerme, a, au cours des années 1990, identifié et décrit le rôle des « neurones miroirs ». Voir aussi la

note 7.

4 Le neurologue Antonio Damasio a montré que les humains ne conservent la capacité de piloter leur vie

de façon avisée qu’à condition que les aires rationnelles et émotionnelles du cerveau travaillent de

concert. Voir son livre Emotions, Reason and the Human Brain, A. Grosset-Putnam Books, 1994, trad. fr.,

L’Erreur de Descartes, la raison des émotions, Odile Jacob, 1995.

5 Arie de Geus m’a, à ce propos, signalé les travaux du neurophysiologiste suédois, D. H. Ingvar : « Memory 

of the Future : An Essay on Temporal Organization of Conscious Awareness », in Human Neurobiology ,

Springer-Verlag, 1985. Ingvar montre que le cortex frontal/préfrontal est équipé pour donner sens aux 

informations sérielles et exploiter ce sens en termes de réactions appropriées et stocke les expériencesaccumulées en une sorte de mémoire des futurs. C’est probablement un des mécanismes qui nous per-

met de percevoir des tendances comme nous percevons des patterns.

6 David Riesman, The Lonely Crowd : A Study of the Changing American Character, New Heaven, Yale Uni-

 versity Press, 1950. Traduction française : Anatomie de la société moderne. La Foule solitaire, Arthaud, Paris,

1964.

7 Divers travaux récents sur l’ocytocine alimentent cette hypothèse. Ce neuromédiateur améliore la qua-

lité de l’empathie ; il renforce le lien entre la mère et l’enfant ; il suscite la confiance interpersonnelle et

sociale ; il réduit certains stress et semble être un ciment des relations de couple. Les caresses et l’or-

gasme stimulent sa production. Il semble que chez les enfants privés d’affection et de caresses (élevés en

orphelinat) les circuits neuronaux utilisant l’ocytocine soient perturbés.

8 Op. cit .

9 SoL, la Société pour l’organisation apprenante, est issue du MIT (Boston). Son objectif est de remettre les valeurs humaines au centre des organisations. SoL France a été créée en 1999 et réunit une quinzaine

d’entreprises (grandes et petites), des chercheurs et des consultants. Elle publie les résultats de cette

recherche dans les Cahiers de SoL France (n° 11, mars 2010).

10 La Cofremca est une équipe de sociologues créée en 1954 par le signataire. Elle est principalement un

observatoire du changement socioculturel et un laboratoire de l’action dans la modernité pour des

entreprises, des administrations et des gouvernants.

Cahiers de SoL n° 1180 Empathie, socioperception et anticipation