Alain de Libera : « L’archive est une énergie fossile » • Entretiens, Alain de Libera, Moyen...

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Accueil › Les idées › Entretiens › Alain de Libera : « L’archive est une énergie fossile » 12 Alain de Libera : « L’archive est une énergie fossile » © Olivier Metzger pour PM Historien de la philosophie médiévale, il n’a cessé de démontrer et d’enseigner que le Moyen Âge, loin d’être obscur et ennuyeux, était la source vive de la pensée. À l’occasion de la parution de sa leçon inaugurale au Collège de France, rencontre rare avec un chercheur qui a su analyser les textes anciens comme autant de nouveaux regards sur le monde. ALAIN DE LIBERA Publié dans Tags Alain de Libera, Moyen Âge, Sujet, Heidegger, Brentano, Averroès, Transmission, Université « On vient au Moyen Âge avec des questions, pour, finalement, en découvrir d’autres. » C’est ainsi qu’Alain de Libera a inauguré sa chaire d’Histoire de la philosophie médiévale au Collège de France, le 13 février dernier. De ce Moyen Âge, naguère considéré comme « la plus longue parenthèse de l’histoire de la pensée », il a fait sourdre la source vive de la philosophie. Obscurité, tristesse, ennui, c’était jusque-là le lot des quelques frappés qui s’usaient les yeux sur les manuscrits latins à traduire ce « mélange confus de philosophie et de théologie » qu’était la scolastique médiévale. Pourtant, c’est ce que cet authentique savant a fait, mais avec joie et passion : passion de l’archive comme un historien, passion des chemins de la pensée comme un philosophe. De cette obscurité supposée, il sait lui-même S S S S S M 28/05/2014 80 Alain de Libera : « L’archive est une énergie fossile » • Entret... http://www.philomag.com/les-idees/entretiens/alain-de-libera-... 1 sur 5 24/07/14 15:20

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Alain de Libera : « L’archive estune énergie fossile »

© Olivier Metzger pour PM

Historien de la philosophie médiévale, il n’a cessé de démontrer etd’enseigner que le Moyen Âge, loin d’être obscur et ennuyeux, était lasource vive de la pensée. À l’occasion de la parution de sa leçoninaugurale au Collège de France, rencontre rare avec un chercheur qui asu analyser les textes anciens comme autant de nouveaux regards sur lemonde.

ALAIN DE LIBERA

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Alain de Libera, Moyen Âge, Sujet, Heidegger, Brentano, Averroès, Transmission, Université

« On vient au Moyen Âge avec des questions, pour, finalement, en découvrir d’autres. » C’est ainsiqu’Alain de Libera a inauguré sa chaire d’Histoire de la philosophie médiévale au Collège de France, le13 février dernier. De ce Moyen Âge, naguère considéré comme « la plus longue parenthèse de l’histoirede la pensée », il a fait sourdre la source vive de la philosophie. Obscurité, tristesse, ennui, c’étaitjusque-là le lot des quelques frappés qui s’usaient les yeux sur les manuscrits latins à traduire ce« mélange confus de philosophie et de théologie » qu’était la scolastique médiévale. Pourtant, c’est ceque cet authentique savant a fait, mais avec joie et passion : passion de l’archive comme un historien,passion des chemins de la pensée comme un philosophe. De cette obscurité supposée, il sait lui-même

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28/05/2014

n°80

Alain de Libera : « L’archive est une énergie fossile » • Entret... http://www.philomag.com/les-idees/entretiens/alain-de-libera-...

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1948 Naissance

1975

1985

1994

1997

2012

Alain de Libera en 6 dates

Entrée au CNRS.Rencontre avec Paul

Vignaux

Directeur de laV section (sciences

religieuses) de l’École pratiquedes hautes études, en « Histoiredes théologies chrétiennes dansl’Occident médiéval »,succédant à Étienne Gilson et àPaul Vignaux

Parrain des premièresRencontres

d’Averroès, à Marseille

Professeur àl’Université de Genève

en Histoire de la philosophiemédiévale, jusqu'en 2008

Professeur au Collègede France à la chaire

d’Histoire de la philosophiemédiévale

se moquer, ne répugnant pas à quelques facéties : inventer de fausses références savantes pour piégerles cuistres, introduire son livre sur La Querelle des universaux par une citation de Jacques Chirac– « moi, j’aime les pommes en général » – en regard de Thomas d’Aquin ou glisser une allusion à ZappyMax, animateur de Radio Luxembourg dans les années 1950. De son enfance, il a gardé une secrèterévérence pour la culture populaire et cite les répliques des Tontons flingueurs aussi aisément que duMaître Eckhart.

Faire de la philosophie médiévale, c’est cela au fond : tout prendre dans la discussion et accéder,toujours à plusieurs, à la « béatitude intellectuelle ». Mais alors que la philosophie classique procède parsauts – d’Aristote à Descartes pour entrer dans la modernité –, Alain de Libera travaille sur lescontinuités et les changements, entre Athènes, Alexandrie, Bagdad, Cordoue et Paris ou Berlin :comment une question se pose, à tel moment, à tel endroit, et comment on y répond. Le Moyen Âgeréconcilie ainsi les deux traditions que l’on oppose souvent entre « culture du commentaire » et « culturede l’argument », la première étant l’apanage de la philosophie continentale (franco-allemande), laseconde, de la philosophie analytique (anglo-saxonne). Et c’est avec ces moyens médiévaux qu’Alain deLibera a entrepris une « archéologie du sujet », qui passe par des itinéraires inédits, d’Averroès à Freud,d’Aristote aux Lumières écossaises du XVIII siècle, et qui pourrait bien bouleverser la philosophie : non,le sujet moderne n’est pas né avec Descartes, il existe d’autres façons de le penser… et le momentmédiéval, si long moment, en est le ferment.

Qu’est-ce qui vous a amené au Moyen Âge  : l’amour du latin  ?De l’histoire  ? Ou de la philosophie  ?

Alain de Libera  : L’amour de la philosophie, oui, bien sûr. Peut-êtrel’amour des langues en général a-t-il compté. Mais celui del’allemand plus que du latin ! Car c’est grâce à mon professeurd’allemand en classe de troisième que j’ai commencé à m’intéresserà la philosophie. Un jour, il nous a fait un cours sur la morale deKant. Je me suis alors mis à lire Kant, mais aussi Nietzsche– Par-delà le bien et le mal. Je contemplais avec émerveillement laphoto de Nietzsche, qui présentait les plus formidables moustachesde l’histoire de la pensée humaine ! Petit à petit, je me suis approchéde ces deux sources antagonistes, que j’ai, au fond, retrouvées àchaque phase de mon travail. À cette époque, je lisais aussi MaîtreEckhart, ce qui fait que mon premier contact avec la philosophiemédiévale s’est effectué grâce à un auteur qui n’était pas considérécomme philosophe mais plutôt comme mystique. Je ne savais pasque les hasards de la vie m’amèneraient à proposer ma propretraduction de ses sermons.

Mon deuxième contact avec la philosophie médiévale fut plus décisifencore. En hypokhâgne, j’ai eu la chance d’avoir pour professeur unéveilleur, d’autant plus qu’il n’était pas philosophe de « profession »,puisqu’il était poète – ce qui n’est d’ailleurs pas non plus un métier ! C’était Michel Deguy, et, grâce à lui,à un cours sur la syllogistique d’Aristote telle qu’elle avait été formulée par les logiciens médiévaux, jesuis entré dans la logique médiévale.

C’est vraiment là qu’est née votre vocation pour la philosophie médiévale  ?

J’avais déjà élu la philosophie mais, oui, c’est grâce à Michel Deguy que j’ai choisi le Moyen Âge. Voyez,les choses se mettent en place bizarrement : un auteur dit mystique, Maître Eckhart, et la logiquemédiévale présentée en latin par un poète… Comment tout cela prend-il corps ? Avec Étienne Gilson[1884-1978], que j’ai commencé à lire dès l’hypokhâgne et dont j’ai dévoré toute l’œuvre. Enseignaitencore à l’École pratique des hautes études Paul Vignaux, qui fut le successeur de Gilson dans lesannées 1930, sans être resté sur la même ligne philosophique, historique et théologique que lui. Vignauxm’a imprégné et j’ai continué de le fréquenter jusqu’à sa mort accidentelle en 1987. Enfin, il manque unnom à cet itinéraire, celui de Jean Jolivet. Il donnait chaque semaine un séminaire de deux heures àl’École pratique, la première sur l’arabe, la seconde sur le latin. Sa méthode était merveilleusementsimple : il prenait un texte philosophique, il le traduisait et le commentait devant nous. Quelles quefussent nos compétences linguistiques ou notre familiarité avec ces mondes, il nous mettait dans lesconditions de suivre. J’ai adopté cette méthode aussi bien dans mon travail d’historien que dans monmétier d’enseignant. Je reviens toujours aux textes et aux langues. C’était aussi le conseil de Deguy :face à une question, questionnez la question et pour questionner la question commencez parquestionner les mots de la question. C’est-à-dire écoutez « parler la langue ». Ces langues – le latin, lemoyen haut-allemand du Moyen Âge, eux-mêmes parfois traductions du grec, de l’arabe ou de l’hébreu,qui n’avaient pas droit de cité dans l’université médiévale –, ce sont comme mes champs de fouilles.

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«Une vraie“toile” relieAthènes,Alexandrie ouBagdad à Parisou à Berlin viaCordoue,Tolède… etAverroès»Alain de Libera

Vous avez caractérisé la pensée du Moyen Âge par la translatio studiorum, la « transmission desétudes ». Pouvez-vous donner une idée de cette intense circulation d’idées  ?

Au VI siècle, c’en est fini des deux dernières écoles de philosophie païenne : l’école néoplatonicienned’Athènes est fermée en 529 par l’empereur romain d’Orient Justinien et ses membres s’exilent enPerse, l’école aristotélicienne d’Alexandrie se christianise, même s’il s’y maintient un enseignementd’Aristote. La suite se déroule à Bagdad, et, bien sûr, à Cordoue, en Andalousie musulmane. C’est dansles commentaires sur Aristote d’Averroès [1126-1198], philosophe cordouan musulman, que philosopheset théologiens latins ont trouvé les questions, les concepts, les distinctions qui ont, dans une largemesure, nourri leur production, des années 1215 à la fin du XVI siècle. De ce point de vue, l’Europen’est pas romaine et j’avoue être fatigué de devoir encore rappeler ces sources arabes de la cultureeuropéenne. Les chemins de la translatio studiorum qui mènent d’Orient en Occident comportent maintsdétours : circulation des livres, des manuscrits, des traductions, des programmes d’enseignement…C’est une véritable « toile » qui relie Athènes, Alexandrie ou Bagdad à Paris ou à Berlin via Cordoue,Tolède… et Averroès. Une toile qui relie aussi les Lumières du XVIII siècle à celles du Moyen Âge ou del’islam classique : Moïse Mendelssohn, le fondateur des Lumières juives, lisait Maïmonide, qui avait luAvicenne, qui avait lu al-Fârâbî, et tous deux avaient lu Aristote et Alexandre d’Aphrodise et les dérivésarabes de Plotin et de Proclus.

Quel est le travail d’un historien de la philosophie  ?

Je ne dis pas, comme certains, que la philosophie est l’histoire de laphilosophie ; je me demande comment faire de la philosophie enhistoire de la philosophie, mais aussi comment faire de l’histoire enhistoire de la philosophie. Autrement dit, je n’invente pas denouvelles théories mais je cherche à restituer les itinéraires desquestions et des réponses qui, au sens propre, forment la pensée.L’histoire n’est pas seulement une histoire des textes qu’on lit, elleest aussi celle de la manière dont on les transmet, une histoire de latraduction, de la lecture, des lecteurs, des bibliothèques, dumanuscrit. Par quels canaux tout cela circule-t-il, quels textes ont ététraduits, en quelles langues, par qui, où et à la suite de quel besoinsocial, dans quel cadre – l’université ou une cour ? Pour des clercsou pour des laïcs ? Cette pluridisciplinarité peut décourager ! C’est enréalité ce qui fait la beauté et l’intérêt du travail de l’historien de laphilosophie médiévale. Loin d’être un empailleur de doctrines, il est quelqu’un qui se rend au plus vivant.L’archive est une énergie fossile, elle est vivante ou plutôt elle rend vivantes des pensées, car il s’agitbien toujours de « réeffectuer » une pensée, de la remettre en acte.

C’est-à-dire  ?

Quand on s’occupe de la logique au XIII siècle, on est plongé dans un monde d’anonymes. Je me suistrouvé dès le début de ma carrière face à des énoncés, des problèmes, des thèses, des concepts, desrègles, des distinctions, des questions, des discussions argumentées, des formes de « dispute »(disputatio) qui étaient l’expression de pratiques pédagogiques que l’on connaissait très mal. C’est cequ’on appelait au Moyen Âge des sophismata : une proposition et la discussion argumentée qui s’ensuit,dont on se sert pour poser un cas qui va permettre de tester une règle ou une distinction conceptuelle.Un sophisma, c’est par exemple « tu es un âne », ou bien « tout homme nécessairement est unanimal ». La définition de l’homme étant « animal raisonnable », la proposition est vraie. Eh bien ! non,car on pose alors le « cas », avec cette casuistique logique, ontologique, métaphysique qui caractérisel’université médiévale : « Et s’il n’existe aucun homme ? » Quand le sujet grammatical n’a pas deréférent, est-ce que la proposition dont il est le sujet continue d’être vraie ? C’est ainsi qu’apparaît le plusgrand philosophe du XIII siècle, Monsieur Quidam. Vous lisez un océan de sophismata, de questionsqui ont été disputées à l’université, consignées par une main anonyme, entre des interlocuteurs que l’onidentifie par le fait qu’ils disent quelque chose : quidam dicunt, « certains disent que… ».

En quoi « Monsieur Quidam » transforme-t-il votre approche de la philosophie  ?

Comment raconter une histoire de la philosophie quand on n’a pas de protagoniste ? De quoi fais-jel’histoire si je ne peux faire ni celle des doctrines ni celles d’auteurs même inconnus ? Face à une massed’anonymes, on est face à une discussion qui vit par elle-même. Émergent alors non pas des problèmesavec un grand « P », mais des complexes de questions et de réponses qui ont leur propre logique. Ducoup, on ne fait pas de l’histoire des problèmes, qui consiste à faire l’histoire des réponses variéesapportées à des problèmes supposés invariants – l’État depuis Platon, la Raison depuis Aristote, laliberté d’Anaximandre à Rawls… On étudie un complexe de questions et de réponses pour découvrir ce

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«Qu’est-ce quiappelle lapensée  ? Pourmoi, le cœurbattant de cettequestion sesitue au MoyenÂge»Alain de Libera

qui nous permet de passer d’un premier complexe à un second. Avec cette méthode, deux règles : on nedoit jamais considérer une réponse sans sa question – toute thèse philosophique, tout énoncé est uneréponse à une question, et si l’on en fait une réponse à une question que celui qui parle ne posait pas,ne voulait pas poser, et ne pourrait même pas comprendre, alors on ne fait pas un travail d’historien.

C’est ce que vous résumez en disant que « toute thèse philosophique est une thèse du monde »  ?

Oui, elle est relative au monde qui l’a vu naître. Car, deuxième règle : il faut suivre la technique du fog ofwar, du « brouillard de guerre », qui consiste à accepter de n’en pas savoir plus, pendant une certainepartie du travail, que le quidam dont on est en train d’essayer de restituer la contribution à un débatquelconque. Dans Penser au Moyen Âge, j’avais écrit qu’on ne peut pas faire l’histoire des regardsperdus : je ne pourrai jamais retrouver le regard de Socrate sur le monde qui était le monde de Socrate,mais j’ai les moyens de reconstituer le monde de Socrate en n’ayant plus ses yeux. Cela, c’est le travailarchéologique. Qu’est-ce qui fait que nous nous demandons à un certain moment ceci plutôt que cela,dans tels termes plutôt que tels autres, pourquoi, dans quel horizon ? Ou, pour reprendre la question deFoucault dans L’Archéologie du savoir, qui m’a beaucoup inspiré : qu’est-ce qui « rend nécessaire unecertaine forme de pensée » ?

Comment est né votre grand projet d’« archéologie du sujet »  ?

La question qui me passionne, c’est au fond : qu’est-ce que penser ? C’est « l’expérience de pensée »dont parle Heidegger : Was heisst Denken ? « Qu’est-ce qui appelle la pensée ? » Et pour moi, le cœurbattant de cette question se situe au Moyen Âge. Qui pense ? Quel est le sujet de la pensée ? Quisuis-je ? Qu’est-ce que l’homme ? Voici le quadrilatère ontologique de toute la philosophie médiévale. Jepourrais donc dire que l’archéologie du sujet est l’œuvre de toute ma vie. Je l’ai rencontrée dès monentrée au CNRS, lorsque j’ai entamé une grande enquête d’histoire de la logique à partir d’un seul mot :suppositio, que l’on peut traduire, dans le vocabulaire de la logique, par « référence ». Je suis devenu lespécialiste d’un mot et c’était une démarche elle-même assez isolée à l’époque ! Mais vous prenez unmot, vous tirez un fil, et toute la pelote vient avec, et se dessine ainsi l’une des plus grandes nouveautésde la philosophie médiévale.

Comment cette « référence » concerne-t-elle la définition dusujet  ?

L’itinéraire est long et prendra plusieurs siècles ! Le suppositum, enlatin, est le premier nom que l’on donne au sujet grammatical d’uneproposition, c’est aussi ce qui reçoit un prédicat – ce dont on ditquelque chose – et encore ce qui « renvoie à ce qui est posé endessous » (supponere pro) : le suppositum est donc le terme sujet,mais aussi le suppôt, le référent du terme, une substance porteused’une forme essentielle ou accidentelle. Paradoxalement, c’est lathéologie qui donne tout son poids philosophique à la suppositio, carc’est ce par quoi l’on désigne la triple référence de Dieu : le Père, leFils, l’Esprit, qui sont les trois « hypostases » – suppositum étant latraduction latine du grec hupostasis –, en quoi l’essence divine serend présente. La Trinité est une seule essence en trois suppôts, le mot « Trinité » a une seule« signification » en trois « suppositions ». Cette distinction théologique, entre suppositio et significatio,ouvre tout un champ conceptuel. Elle est l’amorce médiévale de la distinction entre « référence » [lafaçon dont on désigne une chose] et « signification » [l’essence ou le concept de cette chose]. Cettedistinction, courante aujourd’hui en logique et en philosophie du langage, met en jeu les questions, quifurent celles du Moyen Âge, sur le « sujet ».

Mais ce sujet, ce suppositum, est en fait… un objet  ?

Exactement. Si je devais vous montrer un sujet comme le ferait un homme du Moyen Âge, je vousmontrerais cette table : une chose, substrat endurant des qualités successives. Le monde des « sujets »médiévaux est celui de ce qui « se tient là-devant », ouvert au regard – le Vorhandenes, « l’être sous lamain », comme dira Heidegger. Jusqu’à la modernité, le sujet était entendu, en ce sens aristotélicien duterme, comme substance passive, sup-portant ce dont on parle. Il s’est produit en effet un chiasme[renversement] de signification entre sujet et objet. De ce que les médiévaux appelaient objectif et êtreobjectivement (autrement dit la représentation mentale et son mode d’être, l’existence de l’âme) naît lesujet moderne, suppôt et agent mental d’action ; tandis que le sujet, qui était ce qui se tenait là, devient

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l’objet. Ce qui marquait l’intériorité devient la marque de l’extérieur, et réciproquement. Heidegger sepose la question dans un texte de 1934 : comment un tel bouleversement a-t-il été possible ? Commentdes concepts fondamentaux de la philosophie ont-ils pu ainsi s’inverser ? Selon lui, la réponse estcartésienne : c’est avec Descartes que pour la première fois les mots de « sujet, subiectum » et de« moi, ego » deviennent synonymes. Cette thèse a été formulée dans une déconstruction de l’histoire dela métaphysique de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge. C’est précisément avec et contre elle que jecherche d’autres réponses.

Ainsi votre « archéologie du sujet » est un projet antiheideggérien  ?

Je veux m’expliquer avec Heidegger, proposer des contre-modèles à l’histoire gréco-allemande de laphilosophie qu’il a imposée, à juste titre dans certains domaines. Pour faire l’archéologie du sujetmoderne, je crois en effet qu’il y a d’autres itinéraires à tracer, d’autres figures de la subjectivité àinterroger que ce lien sujet-ego qui se noue autour du supposé sujet cartésien ou kanto-cartésien.

Lesquels  ?

Mes chemins passent notamment par Franz Brentano [1838-1917] et Averroès dans un aller et retourentre la modernité et le Moyen Âge… Du premier au dernier aristotélicien, si l’on veut une formule unpeu rapide. Brentano était autrichien, de formation catholique, sorti de l’Église parce qu’il refusait ledogme de l’infaillibilité pontificale. Freud a suivi ses cours à Vienne, et son livre très important sur lamétaphysique d’Aristote, sur « les multiples sens de l’être », est le premier livre de philosophie qu’a lu…Heidegger. Brentano est la source de toute la philosophie moderne de l’esprit. Il dégage pour la premièrefois la sphère du psychique de celle du physique. Qu’est-ce qu’on rencontre là ? La notion de « sujet » !De même, sept siècles plus tôt, Averroès avait énoncé une « théorie des deux sujets de la pensée » : unintellect unique pour toute l’espèce humaine et des images singulières, liées à des corps particuliers, lemien, le vôtre, le corps humain étant un fournisseur d’images pour produire de l’intelligible. Quand jepense, mon imagination opère, mais aussi cet intellect universel comme « agent » et « sujet séparé » quiabstrait et reçoit l’intelligible en moi. « Ça pense en moi », comme dirait Freud… Dans l’histoire du sujetmoderne, toute une tradition de penseurs du Es denkt (« ça pense »), de Lichtenberg à Wittgenstein, enpassant par Nietzsche, nous dit en un sens que je ne suis pas le sujet de mes pensées.

Averroès, précurseur de la psychanalyse  ?

C’est un peu vite dit, mais il y a un itinéraire possible entre Averroès et Freud, via Brentano, qui nousmène ailleurs qu’au sujet-ego cartésien, vers une articulation moderne des notions de sujet, d’agent, demoi et de personne. L’un des problèmes nouveaux posés au XIV siècle, dans le Moyen Âge tardif, quivoit croître un intérêt pour l’analyse des émotions, est par exemple celui-ci : y a-t-il un sujet unique de lapensée, de la perception et des émotions ? Est-ce le même « je » qui dit « je pense », « je vois », « j’aimal » ? Ce ne sont plus tout à fait les mêmes problématiques que lorsqu’on se demande « qui pense »,l’homme ou l’intellect ? Il s’est produit un passage et c’est l’histoire de ce passage qu’il faut faire pourpenser la naissance du sujet moderne. La question de l’unité de l’homme est en jeu et c’est justementcelle qui sera au centre des polémiques entre Descartes et les aristotéliciens calvinistes d’Utrecht en1641. Voyez que l’autoroute heideggérienne de l’histoire de l’Être n’est pas le seul chemin possible…

Propos recueillis par CATHERINE PORTEVIN

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