Aisha et Simon · un roman. Mais comme j'ai voulu satisfaire une envie, pas gagner de l'argent avec...

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Aisha et Simon Roman antiterroriste Daniel MARTIN 21/04/2005

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Aisha et Simon

Roman antiterroriste

Daniel MARTIN21/04/2005

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Avertissement au lecteur

Mes six premiers livres parlaient de bases de données, c'est-à-dired'informatique. Le septième parlait d'analyse politique, le huitième dumal que font les médias à la démocratie. C'étaient tous des ouvragessérieux.

Celui-ci est un roman. Je l'ai écrit parce que j'avais envie d'écrire enfinun roman. Mais comme j'ai voulu satisfaire une envie, pas gagner del'argent avec un livre commercial, je l'ai publié gratis sur Internet et n'aiutilisé aucune des recettes connues pour attirer les lecteurs.

Vous n'y trouverez donc ni sexe, ni violence, ni scandale, pas même dususpense. Ayant voulu un livre qui parle de bonheur, je n'ai utilisé quetrois types de personnages : les braves gens, les gens admirables et lesêtres exceptionnels.

Ah j'oubliais, il y a aussi des terroristes…

Table des matières

Chapitre 1 - Les jeux télévisés............................................................. 5

Chapitre 2 - La mission secrète......................................................... 20

Chapitre 3 - La vie à deux................................................................... 28

Chapitre 4 - Les soupçons de l'oncle Sam ....................................... 40

Chapitre 5 - La mission démarre très fort ......................................... 57

Chapitre 6 - Les premières semaines de travail ............................... 77

Chapitre 7 - Des séminaires moins théoriques que prévu .............. 92

Chapitre 8 - Le ranch des amateurs d'art........................................ 110

Chapitre 9 - Attentat à Chicago........................................................ 129

Chapitre 10 - La France n'est pas les Etats-Unis............................ 144

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Chapitre 1 - Les jeux télévisés

L'émission de jeu « Les Grosses têtes » allait s'arrêter pour les vacances : c'était lesoir de la finale. Comme d'habitude, la chaîne de télévision a réservé un studio detype théâtre, avec une scène et une cinquantaine de fauteuils pour le public, qui étaitassis et bavardait en attendant le début.

L'animateur monte sur la scène et se campe debout, face à la caméra 1, arborant unlarge sourire.- "Mesdames et messieurs, chers amis, bonsoir !"

La salle répond par des applaudissements. « C'est un bon public, ce soir, il n'y aurapas besoin de le chauffer », se dit l'animateur. Sans doute un effet de la finale.

- "Comme vous le savez, ce soir c'est la finale de notre jeu « Les Grosses têtes ».Pendant six semaines, déjà, les meilleurs étudiants de nos meilleures universités etGrandes Ecoles se sont affrontés pour le titre de « Champion des Grosses têtes ». Etvoici notre premier candidat."

Un jeune homme entre dans la salle, monte sur scène. L'animateur va à sarencontre, la main tendue. Il jette un coup d'oeil sur le carton qu'il tient à la main.- "Bonsoir monsieur Simon Eberhart. Vous représentez l'Ecole Polytechnique, l'Xcomme on dit, qui a battu en demi-finale l'Université de Paris VI."

Il se tourne vers la salle. - "Ecoutez bien, chers amis, le palmarès de Simon : lauréatdu Concours Général en Math et en Physique, second prix en Histoire, entré major àl'X. Il vient de terminer sa dernière année par un DEA de Physique des plasmas et iln'a que 22 ans. On l'applaudit !"

La salle applaudit d'autant plus fort qu'il y a là de nombreux étudiants des GrandesEcoles et des classes préparatoires, dont le candidat de l'X est le champion.

Pendant les applaudissements, une jeune fille monte sur scène. Elle porte un foulardislamique. L'animateur jette un coup d'oeil sur son carton et se tourne vers elle. Il luitend la main.- "Bonsoir Mademoiselle Aisha Azzam. Vous représentez l'Ecole NormaleSupérieure, qui a battu en demi-finale la Faculté Catholique de Lille."

Il se tourne de nouveau vers la salle. "Le pedigree Aisha n'est pas ridicule non plus :baccalauréat scientifique avec la meilleure note de France, lauréate du Concoursgénéral en philosophie et version allemande, entrée troisième à l'Ecole NormaleSupérieure. Et elle vient d'être reçue à l'agrégation d'Allemand. Elle aussi a 22 ans,c'est la plus jeune agrégée de France et c'est elle qui a été désignée par sescamarades et porte leurs espoirs face aux redoutables polytechniciens. Onl'applaudit aussi !

Nouveaux applaudissements. Les deux candidats se serrent la main.

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Aisha se dit qu'en parlant de pedigree à son sujet, l'animateur la prend pour unanimal. Un singe savant, peut-être. Mais elle rejette cette pensée, en songeant quele mot traduisait plus probablement, chez cet homme de spectacle, une connaissanteimparfaite de la langue française.

Tourné vers le public, l'animateur rappelle les règles du jeu.- "En finale, il y a dix questions. Sept d'entre elles portent sur des sujets que les deuxcandidats ont vus au moins une fois pendant leurs années d'études depuis l'entréeau lycée. Notre jury a vérifié, tous deux ont bien appris la réponse à chacune de cesquestions à un moment ou à un autre. Mais la mémoire scolaire n'est pas tout, il yaura aussi trois questions surprises."

A l'arrière de la scène, il y a un panneau vertical de séparation. De part et d'autre dece panneau, un tableau noir. L'animateur emmène chacun des candidats d'un côtédu panneau, devant son tableau noir. Au dessus de la scène, deux écrans géantscôte à côte, invisibles pour les candidats, montrent les tableaux noirs grâce à deuxautres caméras, pour que le public puisse voir ce que les candidats écrivent. Aucundes deux candidats ne peut voir ce qu'écrit l'autre.

L'animateur lance le jeu : - "Pour chaque question vous aurez 20 secondes pourécrire la réponse, sauf pour les deux dernières, qui sont des questions surprises dontnous reparlerons. Je demande aux spectateurs de ne pas souffler, de ne pasapplaudir, de ne faire aucun bruit pour ne pas influencer ou perturber les candidats.Aucun d'eux ne doit savoir si la réponse de l'autre est bonne ou non. Vous êtesprêts ?"

Les deux candidats font oui de la tête. La salle retient son souffle.

- "Première question. C'est une question d'histoire : en quelle année Louis XIVannexa-t-il la ville de Strasbourg ?"Sans hésiter, les deux candidats se tournent vers leur tableau noir et écrivent "1681".Les deux écrans qu'ils ne voient pas affichent pour le public les dates, et en dessousle mot "Exact !"

- "Deuxième question. Littérature. Quels sont les romans de Rabelais publiés de sonvivant ?"Les deux candidats écrivent : "Pantagruel, Gargantua, Tiers Livre, Quart Livre."De nouveau, les deux écrans qu'ils ne voient pas affichent "Exact !"

Simon se dit que la seconde question est venue très vite après la première, donc quecomme lui Aisha a dû écrire la réponse sans hésiter.

- "Troisième question. C'est une première surprise. Calculez mentalement le résultatde la multiplication des deux nombres 85 fois 37. Vous devez écrire directement lerésultat, sans calcul intermédiaire.Quelques secondes passent. Simon écrit les chiffres du résultat de droite à gauche :3145. Quelques secondes de plus et Aisha écrit aussi 3145, mais de gauche àdroite. Le délai de 20 secondes est respecté.

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Les questions se suivrent, jusqu'à la huitième. Ce sont des questions de mémoire. Ily a de la physique, de la géographie, de la littérature, de la grammaire française. Lesdeux candidats y répondent sans hésiter. Pour le moment, on ne peut lesdépartager.

L'animateur fait un signe. Deux assistantes vêtues de robes rouges très courtespoussent vers le milieu de la scène une table sur roulettes couverte de petits objets.L'animateur demande aux candidats de venir voir la table.

- "Regardez bien ces objets. Il y en a 28. Vous avez 5 minutes. C'est long, prenezvotre temps. Après, vous retournerez devant vos tableaux noirs et je vous poserai lesdeux questions surprises." Il désigne aux candidats un énorme cadran graduéjusqu'à 5 minutes, que ceux-ci regardent.

- "Top chronomètre !" Chacun se concentre sur les objets. Simon les regardefixement, sans bouger. Aisha fait le tour de la table, regardant attentivement chaqueobjet. Il y a là de la vaisselle, des couverts, un ticket de métro, un appareil photo, uncrayon à bille...

Les cinq minutes ne sont pas encore écoulées qu'Aisha est retournée à sa place.Elle attend patiemment, sa craie à la main, prête à écrire. A la fin des cinq minutes,Simon va aussi devant son tableau. Les deux assistantes reviennent, elles poussentun grand panneau vertical sur roulettes devant la table, la cachant ainsi à la vue descandidats. Une quatrième caméra, placée au-dessus, montre la table sur la moitiégauche de chaque écran, la moitié droite montrant à la salle le tableau du candidatcorrespondant.

- "Neuvième question. Ecrivez la liste des 28 objets de la table, dans l'ordre que vousvoulez. Vous avez 4 minutes."

Le garçon et la fille se mettent à écrire. Aucun n'hésite. Simon termine en 3 minutes20 secondes, Aisha quelques secondes après. Ils n'ont fait aucune erreur, n'ontoublié aucun objet. La salle frémit. Malgré la consigne, on entend un murmureadmiratif.- "Je vous confirme à tous les deux que votre réponse est bonne. Mais la dernièrequestion est la plus difficile." Il fait un geste. Les deux jeunes filles en rougereviennent de nouveau, portant chacune une grande feuille de papier blanc qu'ellecolle avec du ruban adhésif sur la partie gauche d'un des tableaux noirs. Chaquefeuille porte la liste des 28 objets, accompagnés de numéros. La partie droite dutableau noir est effacée.

- "Dixième et dernière question. Dessinez sur la partie droite de votre tableau noir ungrand rectangle représentant la table. Puis mettez dans ce rectangle les numérosdes 28 objets à la place qu'ils occupent. Vous avez de nouveau 4 minutes."

Aisha dispose les nombres en lignes successives, de haut en bas de son rectangleet de gauche à droite. Pour chaque objet dont elle se remémore la place, elle lecherche dans la liste de la feuille et trouve son numéro, qu'elle écrit à sa place dansle rectangle. En moins de trois minutes, elle a fini, a posé sa craie et attend.

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Simon prend les objets dans l'ordre de la liste donnée et porte les numéroscorrespondants à l'emplacement approximatif dont il se souvient. En un peu plus detrois minutes, il place ainsi une vingtaine d'objets. Puis, il place les objets restants àdes emplacements divers dans le rectangle et pose sa craie.

Les deux candidats ayant terminé, le panneau masquant la table est retiré etchacune des deux assistantes coche sur la liste affichée la validité de la réponsecorrespondante de son candidat. Lorsqu'elle a fini, elle inscrit sur le tableau lenombre de réponses justes. Il y en a 28 pour Aisha, 21 pour Simon.

L'animateur demande aux deux candidats de le rejoindre à l'avant-scène. Il leurmontre leurs résultats et déclare :- "Aisha a gagné 28 à 21. L'Ecole Normale Supérieure est championne des« Grosses têtes ». On l'applaudit !"

Applaudissements, cris et sifflets dans la salle. Le silence revenu, Aisha touche lamanche de l'animateur, qui se tourne vers elle.- "Je n'ai pas gagné, il m'a laissée gagner."L'animateur lui demande : - "Comment ça, il vous a laissée gagner ?"- "Regardez ses résultats : les 21 premiers objets sont parfaitement placés, sans unefaute, et les 7 derniers sont placés n'importe où. Il l'a fait exprès, c'est évident !"

L'animateur regarde les tableaux noirs, interroge du regard une assistante, quiconfirme. Il se tourne vers Simon :- "Vous avez laissé Aisha gagner ?"Simon fait "oui" de la tête.- "Pourquoi ?"- "Je me suis dit que ça lui ferait plaisir."De surprise, l'animateur laisse tomber son carton. Puis il se ressaisit, désigne Simonde la main gauche et, tourné vers la salle, il crie :- "Non seulement il est génial, mais en plus il est galant. On l'applaudit très très fort !"

Tonnerre d'applaudissements.Simon regarde Aisha. Elle est plutôt petite, ni jolie ni laide. Mais elle a de grandsyeux et ils lui lancent des éclairs de colère. Il baisse son regard. L'animateur lesregarde tous deux et demande à Aisha :- "Vous n'êtes pas contente ?"- "Non, j'aurais voulu gagner pour de bon. Non seulement il me prive d'une vraievictoire, mais en plus il prend l'avantage aux yeux des spectateurs et téléspectateurspar sa galanterie. Vous comprenez que je sois frustrée !"

Simon la regarde de nouveau, s'approche d'elle et lui dit à l'oreille. - "Je n'ai pasvoulu prendre l'avantage. Mais vous avez aussi un moyen de gagner la sympathie dupublic : dites que vous me pardonnez."

Aisha comprend et dit bien fort : - "Je vous pardonne car vous ne méritiez pas deperdre. Soyons amis !" Elle lui tend la main. Simon la lui serre vigoureusement, puiss'approche d'elle un peu plus et l'embrasse sur les deux joues. Elle murmure àl'oreille de Simon : - "Attendez-moi en sortant, je veux parler avec vous."

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Le public hurle sa joie. L'animateur exulte, il est certain de ce que dira l'audimat. Lesdeux champions quittent la scène, accueillis par leurs supporters. Il y a une tableavec des verres et du champagne. Tout le monde fête l'événement. On parle desvacances qui approchent, des projets pour la rentrée. Puis les gens s'en vont parpetits groupes. Aisha et Simon se retrouvent seuls et vont s'asseoir à une table dansun café voisin.

* * *

C'est Aisha qui avait demandé à lui parler. Assis devant elle, Simon attendait doncqu'elle le fasse et la dévisageait. Ses yeux étaient calmes, à présent, et Simon crut yvoir de la gentillesse. De son côté, Aisha hésitait. Elle ne savait pas commentaborder le sujet et resta silencieuse pendant de longues secondes, qui parurent uneéternité à Simon. Enfin elle se décida.- "Quand je vous ai tendu la main et offert que nous soyons amis, j'étais sérieuse.Vous voulez bien ?"Simon perçut de l'émotion dans sa voix. Il était un peu ému aussi en répondant :- "A une condition : que nous nous tutoyons."- "Bien sûr", approuva-t-elle. "Je voudrais d'abord que nous fassions connaissance.Qui es-tu, Simon ?"- "Un passionné de sciences exactes et d'histoire. Je veux faire de la recherche enastrophysique, en commençant par la physique des plasmas. L'histoire n'est pourmoi qu'un passe-temps."

Il avait parlé à voix assez basse, en baissant souvent les yeux. Aisha était sûre, àprésent, de sa timidité. Elle voulut savoir s'il avait le même problème qu'elle, leproblème de nombreux surdoués, la solitude.- "As-tu beaucoup d'amis ?"- "Non, aucun. Je m'entends bien avec mes camarades et les gens en général, maisnos relations sont superficielles. Je suis sûrement un peu ours."

Aisha était ravie : il était comme elle, il se sentait seul. Depuis son enfance, elle avaitcompris qu'elle n'était pas comme les autres filles. Chaque fois qu'elle parlait avecdes enfants de son âge, elle avait besoin d'expliquer les choses. Ils comprenaient silentement... quand ils comprenaient, et ils ne s'intéressaient qu'à des enfantillages.Devenue adolescente, les garçons ne lui couraient pas après; elle n'était pas assezjolie, et ils étaient vexés d'être dépassés par son intelligence et sa personnalité unpeu abrupte. Elle lisait beaucoup, allait seule au théâtre de temps en temps et nedansait pas. A l'ENS, il y avait beaucoup d'hommes qui n'avaient pas peur d'elle,mais le voile qu'elle portait et la distance qu'elle gardait leur faisaient regarderd'autres filles.

Quand elle parla de nouveau, Simon sentit dans sa voix une émotion intense.- "Moi aussi je me sens seule, et depuis tant d'années que j'ai fini par m'y faire. Jen'arrive ni à me faire des amies, ni même à m'intéresser à elles. Sur le planintellectuel, même mes parents me sont devenus étrangers; je les aime bien, je dorset je mange chez eux le week-end, mais je ne parle avec eux que de choses simples.Et les autres gens m'ignorent. Ils ne me voient même pas. Et toi, Simon, t'es-tuhabitué à vivre sans amis ?"

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- "Non, j'en souffre aussi". Il n'osait pas lui dire qu'il souffrait à la fois de manqued'amitié et de manque de tendresse. Il ne révéla que la raison de sa solitude. - "Monproblème vient de ma passion pour la connaissance, pour les raisonnements, lesproblèmes intellectuels. Je ne trouve personne qui ait les mêmes centres d'intérêt,personne pour échanger des idées."

Aisha sentit que lui aussi était ému, et cette pensée la rapprocha du garçon.- "Aimes-tu la philosophie ? Moi, c'est ma passion. Je voudrais aller en Allemagne,l'année prochaine, étudier les philosophes allemands, du 17ème siècle à nos jours. Etj'aime autant la littérature que la réflexion philosophique. Je ne connais rien auxsciences exactes, en tout cas rien qui me permette d'en discuter avec toi. Mais si tuveux m'apprendre, je t'écouterai et j'essaierai de suivre."

Simon perçut les paroles d'Aisha comme un appel. Ses yeux exprimaient de latristesse et aussi une prière. Jamais aucune fille, non, ni même aucune personne nel'avait regardé comme cela. Il en fut troublé.- "Tu veux donc que nous mettions notre amitié en pratique. Bien. Je te parlerai desmystères de la science et tu me parleras des mystères de l'esprit humain et delittérature. Je n'ai jamais demandé ça à quelqu'un."Il lui avait répondu, mais il avait l'impression de n'avoir pas tout dit. Il aurait vouluexprimer plus de sentiment.

Aisha le regardait intensément. Il était beau, Simon. Son visage exprimait une forcecalme, il avait de beaux yeux noirs et des cheveux magnifiques, un peu ondulés. Unvisage et des yeux comme cela devaient plaire aux filles, c'était sûr. Et avec, en plus,son avenir de polytechnicien, il devait être irrésistible. Et elle qui était complètementquelconque ! Il fallait qu'elle sache.- "Simon, tu vis avec quelqu'un ?"- "Une fille ?" Elle fit oui de la tête.- "Non. Et je n'ai jamais vécu avec une fille, je ne pourrais pas communiquer avecelle mieux qu'avec un garçon, et pour les mêmes raisons".

Ces propos rassurèrent un peu Aisha, mais un peu seulement. Elle commençait àvouloir Simon pour elle. Elle insista :- "Et des petites amies, tu...".Simon était gêné. Il rougit un peu. Aisha craignit qu'il ait des secrets qu'il tenait àgarder pour lui. Elle eut peur d'être allée trop loin, trop vite. Mais après un instant desilence, il répondit :- "Je suis normalement constitué, tu sais. Mais pour m'intéresser à une fille, j'aiautant besoin d'aimer son esprit que son corps. Et là..." Il fit un geste triste signifiantl'échec, puis poursuivit. - "Deux fois, pendant les vacances, une fille m'a fait desavances, des filles différentes. Elles étaient jolies, leur peau était douce, leurs gestesaguicheurs. Elles ont réussi à m'entraîner jusque dans leur lit. Mais à chaque fois,après, j'ai regretté parce qu'elles ne pouvaient pas m'apporter grand-chose et que,pour elles, je n'avais rien d'unique, rien d'irremplaçable."Avait-il été clair ? Avait-il assez dit sa disponibilité ? Simon était si troublé qu'il nesavait plus voir dans les yeux d'Aisha ce qu'elle ressentait.

Aisha sentait la franchise et la simplicité de ce garçon. Elle voyait la rougeur qui avaitenvahi son visage. Il lui inspirait confiance. Il avait l'air gentil et pas du tout sûr de lui,

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comme son visage et son esprit pouvaient pourtant le lui permettre. Elle sourit, pourlaisser passer quelques secondes et lui donner le temps de reprendre la parole s'ilvoulait. Mais il se taisait et la regardait avec ses yeux timides et si romantiques. Alorselle se dit que c'était son tour, à elle, de se révéler.- "Simon, moi aussi je vis seule. D'ailleurs, chez mes parents... Mais moi je n'aijamais dormi avec un garçon. Je suis seule pour les mêmes raisons que toi."

Simon se sentait de plus en plus proche d'Aisha. Il remarqua :- "Aisha, si tu es musulmane, je comprends que tu respectes plus les valeurs depudeur que moi. C'est cohérent avec le port du voile."Elle sourit. - "Non, Simon, je ne suis pas musulmane, mais athée. Philosophiquementet résolument athée, et après avoir réfléchi à la question !"- "Alors, le voile ?"- "Je ne le porte que depuis mon entrée à Normale Sup. C'est pour affirmer qu'onpeut être d'origine immigrée et aussi douée qu'une française de souche, pour que lesgens qui me voient avec et connaissent mes succès scolaires en prennent de lagraine. Pour qu'ils aient des doutes chaque fois qu'ils considèrent un beur ou unimmigré comme inférieur. Pour lutter contre l'exclusion qui frappe tant d'autresjeunes."

Ses yeux brillaient quand elle disait cela. Simon vit en elle une fille avec desconvictions. Il lui trouva plus d'énergie pour défendre ses opinions qu'il n'en avait lui-même, et il l'admira encore plus.- "Me crois-tu si je te dis que je partage ton avis d'autant plus que moi, je suis juif ?Juif et fils de parents juifs. Mais pas pratiquant. Et Français et fier de l'être."Elle lui sourit. Il lui tendit de nouveau la main. - "Amis ?" - "Amis", répondit-elle en luiserrant la main avec un sourire complice.

Attiré par cette fille, Simon essaya de s'en rapprocher un peu plus. Il sourit aussi.- "Maintenant que tu sais que moi je n'ai pas besoin d'être convaincu sur le plan del'égalité des chances, enlèveras-tu ton voile que je voie si tu as de beaux cheveux ?"Un instant, un court instant elle redouta qu'il soit en train de la mettre à l'épreuve,qu'il eût donc un doute sur sa sincérité. Mais elle reprit l'initiative :- "Je l'enlève toujours quand je suis chez moi, dans ma famille. Viens demain soirchez nous, tu verras mes cheveux." Il fit oui de la tête. Elle précisa : "Dîner à septheures, ça va ?"

Chacun d'eux rentra ce soir-là en se demandant si c'était bien cela, un coup defoudre.

* * *

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L'adresse qu'Aisha avait donnée à Simon était celle d'un appartement à Saint Denis.

Basilique de Saint Denis

A sept heures précises le lendemain soir, Simon sonna à la porte. C'est Aisha quiouvrit. Elle vit l'expression de surprise sur le visage du garçon.- "Bonsoir, Simon. Quelque chose ne va pas ?"- "Bonsoir. Tes cheveux. Ils sont magnifiques. Tu es belle !"Aisha avait de longs cheveux châtain, dont l'extrémité ondulait jusqu'au milieu de sondos. Son visage en était transformé. Simon était ravi, son expression le disaitclairement. Mais Aisha était encore plus surprise et plus ravie que lui. Jamais ungarçon ne lui avait dit qu'elle était belle. Ils restèrent tous deux sans voix pendantquelques secondes, jusqu'à ce qu'un jeune homme assez grand apparaisse derrièreAisha, les regarde et leur dise : - "Vous restez là, vous n'entrez pas ?"- "Mon frère aîné Karim", dit Aisha à Simon, "viens, entre." Simon entra et lui tenditles fleurs qu'il avait apportées. C'était la première fois, aussi, qu'un garçon lui offraitdes fleurs. Elle se sentit heureuse, fière d'être remarquée et appréciée, et par ungarçon du niveau de Simon, en plus ! Elle se dit que si elle lui était indifférente, il lecachait bien.

L'appartement des Azzam était un quatre pièces meublé modestement. Aisha y vivaitavec ses parents, un frère et une soeur plus jeunes et deux frères aînés. Tousattendaient manifestement Simon, elle les lui présenta tous. Simon les trouvasouriants et visiblement impressionnés. Il se promit de demander à Aisha ce qu'elleleur avait dit de lui.

La salle à manger où ils entrèrent était encombrée d'une grande table et de deuxbanquettes, face à la télévision. Un mur était entièrement caché par une étagèrepleine de livres et de revues. « Des gens qui lisent », se dit Simon. Le père d'Aishales fit tous asseoir autour de la table. Il s'assit face à Simon, qu'il plaça à gauched'Aisha. Les autres membres de la famille s'assirent aussi. Tous dévoraient Simondes yeux sans oser parler. Le père d'Aisha s'adressa à son invité :

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- "Nous ne buvons pas d'apéritif, on va manger directement. Ca va ?"- "Bien sûr". La timidité de Simon l'empêchait d'engager la conversation. Il secontentait de sourire. Aisha comprit la situation et demanda à Simon :- "Tu aimes le couscous ? Ma mère a une recette marocaine."- "J'adore le couscous."- "C'est tout ce que nous aurons ce soir", dit Aisha, "…avant le dessert".La mère d'Aisha se leva en faisant signe à la soeur d'Aisha de venir l'aider. Ellesrevinrent en apportant la nourriture, et la table fut bientôt couverte de platsappétissants. Simon s'adressa à Aisha :- "Un couscous comme ça demande des heures de travail. C'est pour moi que vousavez préparé tout ça ?"- "Oui", dit Aisha. "C'est ma mère qui l'a fait, avec l'aide de ma petite soeur.Aujourd'hui ma mère ne travaillait pas, alors elle a fait un couscous."

Simon n'eut pas besoin de faire semblant d'apprécier le repas, qu'il trouva délicieuxet auquel il fit honneur. Le père d'Aisha lui dit que les Marocains étaient fiers duraffinement et de la diversité de leur cuisine, autant que les Français de la leur.Simon le fit parler du Maroc, de son travail en France.

Cet homme était jardinier à la mairie de Saint Denis et sa femme travaillait dansune crèche. Les livres et revues qui occupaient la grande étagère étaient ceux dupère; à part quelques romans, ils traitaient tous de jardinage Cette famille était unmodèle d'intégration en France réussie : les deux aînés avaient passé lebaccalauréat, avaient un métier et travaillaient, Aisha était payée dans le cadre deses études à l'ENS, et ses deux cadets étaient bons élèves. Simon posa desquestions, s'intéressa à tous, leur sourit. Ils furent séduits.

Dans sa famille, tout le monde avait compris qu'Aisha était une fille exceptionnelle.Les parents avaient compris qu'elle savait beaucoup de choses, plus que n'importequi parmi leurs connaissances, plus même que la plupart des gens qu'ils voyaient àla télévision. Ils l'avaient vue dans « Les Grosses têtes », ils l'avaient entendue traiterde « jeune fille la plus brillante de sa génération ». Ils ne comprenaient pas les sujetsde ses études, mais ils savaient qu'elles permettraient à Aisha de ne jamais manquerde rien. Ils étaient donc fiers de leur fille. La mère d'Aisha, la seule personne un peucroyante de la famille, remerciait souvent Allah de lui avoir donné autant de bonheur.

Les frères et soeurs d'Aisha avaient été prévenus par elle que Simon était un génie,qu'il avait été honoré en défilant en tête des polytechniciens sur les Champs-Elyséesle 14 juillet et qu'ils étaient amis. Ils attendaient donc Simon comme on attend unecélébrité, impressionnés et un peu inquiets d'être mal jugés par un tel personnage. EtSimon s'était montré si simple, si amical. Il s'était intéressé à eux, il leur avait souri. Aaucun moment il ne les avait regardés de haut. Quand ils raconteraient cette soirée àleurs copains...

Le repas fini, ils prirent le thé à la menthe sur un grand plateau métallique orné demotifs marocains, qu'on avait posé sur la table. Simon apprécia aussi les gâteaux aumiel et aux noix, et le loukoum. Vers dix heures du soir, sachant que ses hôtesdevaient se lever tôt pour travailler le lendemain, il prit congé. Aisha descendit aveclui, pour l'accompagner jusqu'au métro. Sitôt qu'ils furent seuls, elle lui prit la main.- "Merci, Simon. C'est la première fois que j'invite quelqu'un chez moi. Tu les as tousséduits. C'est le plus beau jour de ma vie !"

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- "Merci à toi. C'est la première fois de la mienne que je suis accueilli et traité en ami,avec sincérité."

Simon sentit qu'Aisha serrait fort sa main. Il s'arrêta, la regarda dans les yeux. Elleserra encore plus fort. Il comprit, il l'embrassa sans un mot. Un baiser d'abord timide,puis plein de passion quand Aisha se serra contre lui. Ils sentirent leur vie basculer.Ils n'avaient jamais été aussi heureux. Pour la première fois, ils aimaient et étaientaimés !

La sonnerie discrète du portable de Simon retentit. Simon eut un geste d'agacement,ses yeux demandèrent pardon à Aisha et il prit la communication. C'était l'animateurdes « Grosses têtes ». A dix heures du soir passées. « Ces gens de la télé se croienttout permis », pensa Simon.- "Monsieur Eberhart, je me permets de vous appeler à cette heure-ci parce qu'il sepasse quelque chose d'exceptionnel. Le Président de la République a vu votreprestation hier soir, vous et Aisha Azzam. Il a estimé que vous étiez tous deux unexemple pour la jeunesse française. Le Ministre de la Communication a appelé lePDG de notre chaîne cet après-midi et demandé qu'on fasse une émission de plus,très vite, avant les vacances. Mon PDG m'a donc convoqué dans son bureau et m'adit de faire le nécessaire. Il m'a assuré que nous aurions une publicité considérablepour annoncer l'émission, à la télévision comme dans les journaux, parce que legouvernement le voulait. Etes-vous disponible le mardi 24 ?"- "Attendez monsieur, il se trouve qu'Aisha est à côté de moi. Je vais mettre le haut-parleur pour qu'elle vous entende aussi. Répétez-nous votre demande et donnez-nous des détails".

Simon appuya sur la touche haut-parleur de son portable et fit signe à Aisha des'approcher. L'animateur répéta son discours, en ajoutant qu'il proposait d'organiserune revanche de la finale, qui n'avait pu départager Aisha et Simon, et qu'ils auraientdes millions de téléspectateurs. Aisha lui répondit :- "Pouvez-vous nous donner cinq minutes pour en parler, Simon et moi ?"L'animateur accepta et Aisha promit de le rappeler aussitôt.- "Qu'en penses-tu, Simon ?"- "Que plus jamais je ne serai contre toi, pas même pour un jeu, pas même pour lePrésident de la République."Il se reprocha de n'avoir pas su s'exprimer mieux, lui dire qu'il l'aimait.Aisha sourit, serra sa main et lui dit : - "J'ai une idée. Au lieu d'une revanche,pourquoi ne pas organiser un "Deux contre dix", où nous ferions équipe contre dixprofesseurs ? Ca devrait amuser le public."- "Génial !", dit Simon. "Rappelle-le et dis-lui."

Aisha se montra aussi persuasive que directive. Elle expliqua à l'animateur que lespoliticiens seraient satisfaits, qu'ils auraient leur exemple pour la jeunesse, et que,puisque Simon et elle s'aimaient (elle précisa que c'était depuis dix minutes !) ceserait aussi un exemple d'intégration. L'animateur accepta et rendez-vous fut prispour le surlendemain, au siège la chaîne, pour régler les détails et le déroulement del'émission.

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Depuis son entrée à l'ENS, Aisha ne dormait chez ses parents que le week-end.Avec le traitement de fonctionnaire stagiaire qu'elle percevait comme tous les élèveseuropéens de l'ENS, elle pouvait payer sa part d'un petit appartement à Paris, qu'ellepartageait avec une camarade. A la maison elle n'aurait eu ni la place, ni le calmenécessaires. Elle l'expliqua à Simon en lui donnant l'adresse.

C'est là qu'ils se retrouvèrent le lendemain soir, pour le plaisir d'être ensemblecomme pour préparer la réunion à la télévision promise pour le lendemain. Ils semirent d'accord sur ce qu'ils proposeraient à l'animateur et sur la manière decollaborer pour répondre aux questions que les professeurs leur poseraient. Et ilss'embrassèrent en silence, d'abord timidement puis avec passion, longuement.

Avant qu'ils se séparent, Aisha dit :- "Ma mère m'a appelée tout à l'heure. Elle dit que tu lui as fait livrer des fleurs, avecun mot de félicitations et de remerciements pour son couscous. Jamais personne nelui en avait envoyé. Elle en pleurait d'émotion en me racontant."- "C'était un si bon couscous !" dit Simon comme pour s'excuser, "et j'ai pensé que çalui ferait plaisir, que discrète comme elle est elle ne reçoit pas assez souvent desremerciements." Il hésita un instant, puis reprit : "Mais ne te crois pas obligée d'enfaire autant quand tu auras dîné chez mes parents."- "Pourquoi, ta mère n'aime pas les fleurs ?"- "Si, mais elle ne sait pas faire la cuisine. Le repas risque d'être une expérienceredoutable."- "Alors je lui apporterai les fleurs en arrivant, pour ne pas avoir à la remercier après."

* * *

Pour la chaîne de télévision, le soir du mardi 24 se présentait comme une grandesoirée de football. Tous les journaux, toutes les radios, toutes les chaînes detélévision publiques avaient annoncé le défi lancé par les deux jeunes qu'on appelaitdéjà "le couple magique". On savait qu'après leur rencontre à la finale des « Grossestêtes » ils étaient devenus inséparables. Les journalistes les avaient abreuvés dedemandes d'interview, mais ils n'en avaient accepté qu'une pour le lundi 23, en directsur la chaîne de télévision la plus regardée, à la fin d'un journal de 20 heures.

Ils s'y étaient montrés souriants, modestes et amoureux. Ils avaient révélé quel'émission à venir leur avait été demandée à titre de témoignage pour les jeunes,qu'ils voulaient montrer qu'une fille pouvait être aussi douée qu'un garçon, un beuraussi capable qu'un Français de souche. Et donc que tous devaient se voir accorderles mêmes chances. Ils voulaient faire savoir qu'un garçon et une fille d'originesaussi différentes pouvaient s'estimer, au point de devenir amis et de s'aimer. Ilsvoulaient, enfin, que les téléspectateurs concluent que la France est un paysd'opportunités, où les jeunes pouvaient réaliser leurs rêves.

La présentatrice qui les interviewait était sous le charme; elle arborait son sourire desgrandes occasions. Elle les avertit que, d'après ses informations, les professeurs àqui ils seraient opposés étaient un peu jaloux, et las qu'on voie en eux deux desvedettes, et qu'ils essaieraient de les coller sans pitié.

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Dès le signal attendu, l'animateur affiche son sourire vainqueur, louche sur le cartonqu'il tient à la main et proclame :- "Mesdames et messieurs, chers amis, bonsoir !" La salle applaudit.- "Après la finale à surprise des « Grosses têtes », où les questions posées n'ont pudépartager nos deux surdoués, Aisha et Simon, nous avons recueilli les réactions dequelques universitaires. Des gens bardés de diplômes et très, très savants. Et leursopinions ont été mitigées."

"Certains ont estimé que les questions étaient assez faciles, trop scolaires. Seloneux, les seules questions qui mettaient en valeur les capacités des deux candidatsétaient les deux dernières, celles qui portaient sur la liste des 28 objets et leuremplacement sur la table. Un des professeurs, qui est là ce soir, m'a même avouéqu'il avait essayé, lui aussi, de se souvenir de 28 objets et de leur emplacement, etqu'il n'y était pas arrivé."

"Alors ce soir notre émission s'appellera "Deux contre dix". Elle opposera nos deuxchampions des « Grosses têtes », Aisha la littéraire et Simon le scientifique, faisantéquipe, à une équipe de dix universitaires, des sommités scientifiques et littéraires,que je remercie d'avoir accepté sportivement de venir se mesurer à nos deux jeuneschampions. Bravo pour ces professeurs, je vous demande de les applaudir."

Docile, l'assistance applaudit. Beaucoup de gens reconnaissent des célébrités parmiles dix professeurs assis sur la scène. Il y a là deux membres de l'Institut, un PrixNobel, etc. L'animateur rappelle les règles :- "Chaque équipe posera à l'autre dix questions, en alternance. L'autre équipe auraalors une minute pour répondre. Ses membres pourront discuter entre eux horsmicro : vous les verrez parler, mais vous ne les entendrez que lorsque l'un d'entreeux prendra le micro de l'équipe pour répondre."- "Pour que les questions posées soient loyales, pour qu'il ne s'agisse pas de détailsobscurs ou de connaissances que l'autre équipe n'a aucune chance de posséder,nous avons prévu un jury de quatre membres, deux littéraires et deux scientifiques,qui accepteront ou refuseront chaque question posée, et qui ont promis d'êtreimpartiaux."

L'animateur présente alors rapidement les membres des deux équipes et du jury, enénonçant avec une moue admirative les diplômes et titres de gloire de chacun. Celaprend cinq bonnes minutes. Sur les écrans au-dessus de la scène, les noms et titresdéfilent en lettres blanches sur un fond bleu.

Invité par l'animateur, un membre du jury lance une pièce, la regarde retomber et dit :- "Ce sont les professeurs qui posent la première question."

- "Question d'histoire. Qui étaient les Picts et quel rapport avaient-ils avec un murfameux ?"L'animateur se tourne vers le jury, dont les membres se regardent et dont le porte-parole dit "oui". Il se tourne alors vers Aisha et Simon. - "Vous avez une minute."

A gauche de la scène, derrière leur bureau commun, Aisha et Simon sont assis côteà côte. On voit sur le bureau la main gauche d'Aisha et la main droite de Simon. Les

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deux autres mains sont cachées, mais une caméra placée derrière eux montrefugitivement aux spectateurs et téléspectateurs qu'ils se tiennent par la main.

Après avoir entendu la question, ils ne se regardent pas, n'échangent pas un mot.C'est Aisha qui prend le micro sans hésiter et dit :- "Je réponds. Les Picts étaient une peuplade primitive habitant l'Ecosse au tempsdes Romains et jusqu'à la fondation du royaume d'Ecosse au 9ème siècle. Le nomPict vient de leurs peintures de guerre. Ils étaient si dangereux que les Romainsdurent construire un immense mur, long d'une centaine de kilomètres, qui barraitl'Angleterre d'une mer à l'autre pour empêcher les Picts de déferler vers le sud. Onl'appela « Mur d'Adrien »."

L'animateur est aux anges. - "Elle a commencé à répondre au bout de dix secondes."Il se tourne vers les professeurs. - "Messieurs ?"- "Bonne réponse, dit l'un d'eux".L'animateur se tourne vers le public. - "Vous remarquerez que c'est Aisha qui arépondu, alors que c'est Simon qui est féru d'histoire !" Il se tourne vers Aisha.- "Où avez-vous appris ce point de l'histoire anglaise ?"- "Dans un livre, il y a quelques années", répondit Aisha d'un ton modeste.L'animateur se tourne de nouveau vers le public. - "Vous pouvez l'applaudir !"

La salle applaudit. Certains spectateurs espèrent que ce jour-là ces étudiants vontdévorer des professeurs, vengeant ainsi des générations de potaches brimés. Aubout d'un moment, l'animateur demande le silence et donne la parole à Aisha etSimon.Simon : - "Question de physique. Dans quelles conditions «l'angle Tcherenkov» peut-il exister ?"Cette fois, ce sont les membres du jury qui hésitent. L'un d'entre eux consultel'Encyclopédie Universalis dans un ordinateur portable qu'il a devant lui. Au bout dequelques instants, il prend le micro et déclare la question acceptable.

Parmi les professeurs, un homme âgé demande le micro et donne la réponse :- "L'effet Tcherenkov est une émission de lumière produite par une particule qui sedéplace dans un milieu non vide. L'effet ne peut exister que si la vitesse de laparticule est plus grande que la vitesse de la lumière dans le milieu. L'angleTcherenkov a pour cosinus le rapport de la vitesse de la lumière dans le milieu à lavitesse de la particule. Ce cosinus et l'angle ne peuvent exister que si, dans cemilieu, la particule va plus vite que la lumière." Il sourit, fait un clin d'oeil et ajoute : -"En vertu de quoi les auteurs de science fiction peuvent se réjouir : il existe bien descas, en physique, où une particule matérielle va plus vite que la lumière !"

Simon répond aussitôt : - "Bonne réponse !" et l'animateur enchaîne, coupant net undébut d'applaudissements : - "Question suivante ?"

Un des professeurs prend le micro. C'est une dame.- "Question de littérature. Quel est l'auteur français qui a parlé de « métaphysiquepositive » ?"La question semble facile à un des membres du jury, qui fait signe sans hésiterqu'elle est valable. L'animateur déclenche le chronomètre.Au bout de quelques secondes, c'est Simon qui répond :

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- "Le philosophe français Henri Bergson, académicien et lauréat du Prix Nobel delittérature."L'animateur se tourne vers la dame qui avait posé la question. - "Madame ?"- "Bonne réponse. Je suis d'autant plus surprise que nos deux candidats sont trèsjeunes, et que les jeunes à qui j'enseigne ne sont guère portés sur la métaphysique.C'était pourtant une question piège : Bergson a eu un prix Nobel de littérature, alorsque l'aspect philosophique de son oeuvre est beaucoup plus important que sonaspect littéraire".

La salle applaudit encore. Aucun des spectateurs n'a entendu parler de« métaphysique positive ». Mais l'animateur arrête les bravos d'un geste etremarque :- "Notez que c'est Simon, le scientifique, qui a répondu, alors que c'est Aisha qui estla philosophe ! C'est la seconde fois en deux questions qu'ils nous surprennent, qu'ilséchangent leurs rôles."

La salle applaudit plus fort et ne consent à s'arrêter qu'au bout d'un long moment.L'animateur demande alors à Simon :- "Pourquoi est-ce vous qui avez répondu, et non Aisha ? Vous connaissiez mieux laréponse qu'elle ?" Il réfléchit. - "Mais si c'est le cas, comment saviez-vous que c'étaitla bonne réponse et qu'elle était d'accord pour que ce soit vous qui la donniez ? Jene vous ai pas vu parler. Vous n'avez même pas échangé un regard !"

Simon répond en baissant les yeux : - "Je ne connaissais pas la réponse, c'est Aishaqui me l'a soufflée. Nous communiquons par télépathie. Elle a voulu que ce soit moiqui la donne, pour rappeler le message que nous voulons faire passer ce soir, celuide l'égalité entre beurs et Français de souche, et entre hommes et femmes."

Il se fait un grand silence. La salle avait bien vu que Simon et Aisha ne s'étaient pasparlés, n'avaient rien écrit et ne s'étaient même pas regardés. Jusqu'à cet instant, ilsétaient considérés comme surdoués; ils venaient de devenir surhumains.

Le jury, les professeurs se taisent. Tout à coup, un des professeurs se révolte :- "Je ne peux pas accepter cette explication. La télépathie n'existe pas plus que lasorcellerie. Il doit y avoir un truc."

Un de ses collègues lui fait remarquer que leurs questions n'avaient pas étécommuniquées à quiconque d'avance, que chacun des professeurs était venu avecsa ou ses questions sans en parler aux autres, que sur les papiers où ils avaient notéleurs questions aucun n'avait noté de réponse, pour ne pas qu'une caméra indiscrètepuisse la voir. Un autre professeur demande à l'animateur : - "Est-ce que tout ceciest filmé et pourrons-nous revisionner le film après l'émission, pour chercherl'explication rationnelle ?" - "Oui, naturellement, et en présence d'un huissier si vousvoulez."

Le reste de l'émission se déroula sans surprise. L'équipe Aisha-Simon gagna avechuit bonnes réponses contre sept. Mais cette victoire n'intéressait plus personne. LaFrance entière avait vu un miracle en direct. Le lendemain, la presse en faisait sesgros titres.

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Alors qu'ils retournaient vers l'appartement d'Aisha, pour être ensemble encore unpeu avant que le garçon rentre dormir chez lui, le téléphone portable de Simonsonna. C'était un collaborateur du Président de la République. Il leur dit que lePrésident avait regardé l'émission et qu'il voulait les voir le lendemain à 17h15 àl'Elysée. Un Président ne donne pas de choix à de simples citoyens, ses désirs sontdes ordres : ils promirent d'y être, quoi qu'ils aient voulu faire auparavant.

Une fois la porte de la chambre d'Aisha refermée sur eux, ils s'embrassèrentlonguement.- "Chérie", dit Simon, "j'ai quelque chose à te demander, quelque chose de sérieux."- "Tout ce que tu veux, chéri. Mais après, nous parlerons de nous ?"D'un clignement des yeux, Simon promit. Puis, après une pression de ses bras, quitenaient encore les épaules d'Aisha, il dit :- "Tu as réussi ton coup, ce soir, à l'émission. Il y a maintenant des millions de gensqui ont compris ton message sur l'égalité des qualités et des chances. Ne crois-tupas qu'il faut renoncer à porter ton voile ?"- "Tu veux dire parce que désormais on prendrait cet ornement pour du prosélytismecommunautariste, donc une attitude antirépublicaine, ou est-ce une manoeuvre pourvoir mes cheveux ?"- "Jamais je ne tenterai de manoeuvre contre toi, mon amour. Je t'aime trop et detoute façon je te crois trop fine pour que ça marche. Non, je te posais la questionparce que je crains vraiment qu'il y ait des gens qui interprètent mal ton voile."- "Tu as raison. Je l'enlèverai."- "Alors pourquoi ne pas commencer tout de suite ?", demanda Simon. Et d'un gestetendre, lentement pour qu'elle ait le temps de protester si elle ne voulait pas, ilcommença à faire glisser son voile. Elle le laissa faire. Quand il eut fini, il l'embrassa.- "C'est un beau cadeau que tu viens de me faire, Aisha. Tu viens de me donner unpeu de ton intimité. C'est un beau geste d'amour."

Elle se dégagea, alla s'allonger sur le lit et lui tendit les bras.- "Viens m'embrasser !"Ils s'embrassèrent avec passion, mais sans aller plus loin.

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Chapitre 2 - La mission secrète

Le 25, peu après 17 heures 15, un huissier introduit Aisha et Simon dans le bureaudu Président de la République. Aisha porte des chaussures à talons hauts, une robesimple mais élégante. Elle est tête nue. Simon est en costume sombre, chemiseblanche et cravate.

Le Chef de l'Etat appose sa signature sur un document, referme le parapheur qui lecontient et se lève. Il serre la main des deux jeunes :- "Bonjour mademoiselle Azzam, bonjour monsieur Eberhart."Les deux jeunes répondent, presque d'une même voix. - "Bonjour, monsieur lePrésident".

Le Président leur indique une table basse entourée de chaises. Aisha trouve cesmeubles magnifiques, sans doute du Louis XVI. Deux hommes assis sur les chaisesse lèvent à leur approche. Le Chef de l'Etat fait les présentations :- "Monsieur Tiberghien, notre nouveau responsable de la lutte antiterroriste etmonsieur Hubert, du ministère des Affaires étrangères. J'ai tenu à ce qu'ils assistentà notre entretien. Messieurs, voici mademoiselle Azzam et monsieur Eberhart, quevous avez vus à la télévision."

D'un geste aimable, le Président fait signe à Aisha de s'asseoir. Il attend qu'elle sesoit assise pour s'asseoir aussi. Aisha le remarque et se dit qu'il a des manières deprince, qu'il lui fait honneur. Le Président prend la parole.- "Je tiens d'abord à vous remercier, mademoiselle, monsieur, d'avoir répondu à moninvitation. Bravo aussi pour vos brillantes prestations à la télévision : vous êtes desexemples pour notre jeunesse."Aisha et Simon répondent "merci" d'une voix à peine audible. Le Président poursuit.

- "Je constate, mademoiselle, que vous ne portez pas le foulard. C'est pour me faireplaisir ?"- "Non, monsieur le Président. Nous avons décidé hier soir, avec Simon, que monmessage sur l'égalité des personnes quelle que soit leur origine ou leur religion étaitpassé. Nous avons estimé que continuer à porter le voile serait faire ducommunautarisme, et comme nous sommes républicains..."- "Excellent, le port provoquant du voile ne résout rien. Mais les millions depersonnes qui vous ont vue voilée hier ne le savent pas, elles. Il va falloir le leurdire."Le Président venait encore de leur donner un ordre, une fois de plus. Il était directif,mais il avait raison. Aisha fit "oui" de la tête.

Le Chef de l'Etat sourit et, les regardant tous deux à tour de rôle, demande :- "Vous avez voulu faire croire à toute la France que vous communiquiez partélépathie. Il y a sûrement beaucoup de gens qui vous ont cru, mais moi pas. Dites-moi s'il vous plaît quel était votre truc."

Assis côte à côte, Aisha et Simon se tiennent par la main. C'est Simon qui répond.

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- "Avant l'émission, Aisha et moi avons mis au point un code de communication entrenous. C'est un code qui suffit pour transmettre des messages très simples, engénéral un seul mot. Nous utilisons l'alphabet Morse. Nous nous tenons par la main,comme en ce moment, et nous communiquons par pressions de deux doigts : l'indexpour les points, le pouce pour les traits. Il nous a suffi d'une heure d'entraînement, etvous avez vu que ça marche."

Simon poursuit. - "A la question sur la « métaphysique positive » , Aisha m'a soufflé« B.E.R.G.S.O.N » et je me suis alors rappelé du prénom, Henri, du fait que c'était unphilosophe, qu'il était académicien et Prix Nobel".Le Président et les deux fonctionnaires rient de bon coeur.Hubert avoue : - "Moi, vous m'aviez bien eu !"Tiberghien, au Président : - "J'avais remarqué le court instant où une caméra derrièreces jeunes avait montré qu'ils se tenaient par la main; alors, sans penser au codeMorse, quand j'ai entendu le mot « télépathie » , je me suis demandé s'ils necommuniquaient pas par ce moyen."Le Président : - "Vous êtes observateur, Tiberghien. C'est pour cela que je vous faisconfiance pour nous protéger des terroristes, en devinant où ils vont frapper."

Le Président se tourne vers Aisha et Simon. - "Bravo aussi pour ce tour-là. Uneémission de jeu est faite pour divertir, et vous avez réussi à surprendre des millionsde téléspectateurs." Son ton se fait plus sévère. "Mais vous avez aussi introduit undoute dans beaucoup d'esprits, qui du coup ne savent plus quoi penser de vous, devos capacités réelles et du sérieux de l'émission. J'ai lu la presse ce matin, certainsjournalistes soupçonnent l'animateur d'avoir triché en organisant le spectacled'avance; d'autres évoquent la perception extrasensorielle; il y en a même un quiparle d'extraterrestres !"

Le Président s'interrompt, pour voir dans l'expression des deux jeunes s'ils l'ont biensuivi. Le regard de Simon lui fait penser à un gamin pris la main dans un bocal deconfiture, celui d'Aisha pétille de malice. Il poursuit.- "A présent il faut rétablir la vérité. Faire oublier le voile et la télépathie. Il faut doncrevenir à la télévision, à une heure de grande écoute, et passer aux aveux.D'accord ?"

Simon admire l'art du Chef de l'Etat de demander l'accord de citoyens qui ne peuventpas refuser. Les deux jeunes répondent oui. Le Président décroche le téléphone surla table et appelle une collaboratrice. Il lui dit d'appeler le président de la chaîne detélévision des « Grosses têtes » et de le prier de prévoir quelques minutes pourAisha Azzam et Simon Eberhart à la fin du journal, le soir même, pour « expliquer latélépathie » . Il demande aussi que, dès l'accord du président de chaîne, laresponsable des communications de l'Elysée appelle les principales radios pour leursignaler l'événement, afin que l'audience soit maximale.

Aisha et Simon admirent la simplicité du Président, son art consommé d'utiliser sonpouvoir avec efficacité, sans élever la voix, avec très peu de mots. Et son sens de lacommunication médiatique.

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Le Président reprend la parole, avec un ton plus grave. - "J'ai un autre sujet àaborder. Mais avant, j'ai besoin de vous poser des questions indiscrètes. Je vousprie de me pardonner, vous comprendrez dans quelques instants pourquoi je dois lefaire. Vous êtes libres de ne pas me répondre, si je vous embarrasse. D'accord ?"Aisha et Simon acquiescent. Le Président demande : - "Vous avez fait connaissanceà la finale des « Grosses têtes » , n'est-ce pas, vous ne vous étiez jamais rencontrésavant ?"Les deux jeunes confirment. Ils se tiennent toujours par la main.- "Et ce fut le coup de foudre entre vous ?"C'est Aisha qui répond : - "Exactement."

- "Alors voici ma question difficile, indiscrète, embarrassante. Mais si vous pouviezme répondre, cela m'arrangerait. Non, cela arrangerait la France."Le Chef de l'Etat s'interrompt pour voir l'effet de ses paroles, mais il est déçu : lesjeunes l'écoutent sans changer d'expression. Il reprend donc.- "J'aimerais savoir si vous comptez vivre ensemble pendant les trois ou quatreannées qui viennent."Aisha et Simon se regardent; ils n'avaient pas abordé ce sujet. Le Président regardeleurs mains qui se tiennent. Il devine un léger mouvement de doigts, presqueimperceptible. Au bout de quelques secondes, c'est Simon qui répond.- "Je ne compte pas vivre avec Aisha, je compte lui demander sa main."- "Et je compte accepter", dit Aisha avec simplicité.

En un instant, Simon était passé d'un amour, qu'il savait partagé, à un engagementpour la vie. Il se trouva une excuse : c'était la première fille qu'il admirait, elle briseraità jamais sa solitude et il la récompenserait en la rendant heureuse. De son côté,Aisha se demandait depuis la veille comment parler d'avenir avec Simon. Elle savaitdans son coeur qu'il était l'homme de sa vie. Son problème venait d'être résolu.

Le Président est visiblement soulagé. Il arbore un grand sourire et dit :- "Que votre mariage ait lieu pendant mon mandat ou après sa fin, mon épouse etmoi-même serions honorés de vous féliciter ce jour-là."- "Nous vous inviterons", promit Aisha en se disant que le Président s'était invité toutseul.

Le Chef de l'Etat reprend la parole. - "La France a une mission à vous confier, sivous l'acceptez. Lors de notre entretien récent avec le Président des Etats-Unis etson "Tsar de l'antiterrorisme", monsieur Tiberghien et moi-même avons promis del'aider à résoudre un problème d'effectifs. Il a besoin de spécialistes de langue arabepour étudier des documents et des enregistrements vocaux, d'origine terroriste ounon. Savez-vous que, pour toute l'année 2002 (et ce sont là des chiffres officiels), lenombre total de diplômes de langue arabe délivrés aux Etats-Unis a été de six ? LesAméricains sont 290 millions, mais ils ont un immense problème : ils manquent despécialistes capables de comprendre les centaines de millions d'Arabes, leur langueet leur façon de penser. C'est là leur point le plus faible dans leur lutte contre lesterroristes."

"La France a promis de les aider, en leur fournissant au moins deux arabophones dehaut niveau culturel, capables de comprendre aussi bien la langue que lecomportement des Arabes et de l'expliquer en anglais. Ils doivent pouvoir détecter

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des situations de risque pour l'Amérique et, au delà, pour le monde occidental. Ilsdoivent pouvoir conseiller les responsables de la lutte antiterroriste, voire même lesdiplomates. Mademoiselle Azzam, parlez-vous arabe ?"

- "Un peu, monsieur le Président. Je suis née en France, mais j'ai parlé un peu arabeavec mes parents. Et je suis allée une fois au Maroc, l'été, pendant un mois, àl'occasion du mariage d'une cousine."- "J'en suis ravi et rassuré, cela ne figurait pas dans la fiche des RG qu'on m'atransmise pour préparer notre entretien. Mais pouvez-vous, si on vous fournit l'aidenécessaire, l'apprendre correctement en moins d'un an ?"- "J'en suis sûre."- "Moi aussi", dit le Président. "Votre fiche affirmait que vous aviez appris l'allemanden un an et que vous étiez aujourd'hui agrégée. C'est vrai ?"- "Oui. Mais que devient Simon, si vous m'envoyez aux Etats-Unis dès que jeconnaîtrai l'arabe ?"- "Je ne vois qu'une solution", dit le Président songeur. "Que Simon apprenne luiaussi l'arabe, dans le même temps, pour être l'autre spécialiste et pouvoir vousaccompagner." Il regarda Simon.- "Je dois pouvoir y arriver avec l'aide d'Aisha", dit Simon. "Mais il reste un problème :l'anglais. Le mien est assez bon pour démarrer. Mais le tien, Aisha ?"- "C'est un anglais scolaire. Je dois pouvoir le perfectionner tout en apprenantl'arabe. Mais Simon et moi avons besoin de temps pour réfléchir, parce qu'avec cettemission tous nos rêves de carrière s'écroulent. Il a commencé des études dephysicien, j'ai prévu d'étudier les philosophes allemands. Vous comprenez ?"

Le Président répond : - "Je comprends. Mais je ne vous ai décrit que la moitié duprojet, laissez-moi vous décrire l'autre moitié. Voyez-vous, entre pays c'est toujoursdonnant-donnant. Les Etats-Unis sont en avance sur nous en matière de défenseantiterroriste. Aujourd'hui ils ont des services publics spéciaux, ils ont coordonné oumême intégré toutes leurs administrations concernées, ils ont relié leurs bases dedonnées, ils ont créé et installé des dispositifs de détection utilisant des technologiesnouvelles. Je leur ai fait promettre d'expliquer leur organisation à nos spécialistes,pour que ceux-ci puissent nous faire profiter de leur expérience. En outre, il fautaussi accélérer les échanges d'informations concernant les terroristes entre notrejustice et la leur, nos renseignements et les leurs, notre police de l'air et desfrontières et leur service d'immigration et naturalisation, nos banques et les leurs, etc.Le problème est si vaste qu'il faut des gens exceptionnels pour l'appréhender etconcevoir des solutions qui marchent. C'est pour cela que j'ai pensé à vous deux."

Simon se tourne vers Aisha : - "Pouvons-nous promettre au Président une réponsepour demain à cette heure-ci ?" Aisha fait signe que oui.

Le Président souligne alors le caractère ultrasecret du projet et de leur entretien, etleur fait promettre de n'en parler à personne, pas même à leurs familles ou leursamis proches. Puis, regardant sa montre, il dit : - "Il est presque dix-neuf heures. Avingt heures quinze vous devez être sur un plateau de journal télévisé. Une voitureavec motards vous y conduira en moins de dix minutes. Cela nous laisse une heurepour dîner. Acceptez-vous l'invitation de mon épouse ? Elle meurt d'envie de vousconnaître !"

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L'interview télévisée s'était bien passée. Aisha avait expliqué sa tête nue, Simon la« télépathie ». Le présentateur du journal télévisé faisant mine d'être incrédule surleur vitesse d'apprentissage, Aisha et Simon avaient fait une démonstration demémorisation rapide, en expliquant qu'il suffisait de s'entraîner à la concentrationpour y parvenir. Simon le polytechnicien avait appris en trois minutes une recette decuisine compliquée, avec une dizaine d'ingrédients et des proportions et temps decuisson à respecter, puis l'avait récitée par coeur sans erreur. Aisha la littéraire enavait fait autant avec un énoncé de mécanique quantique bourré de termesmathématiques abstraits. En sortant, ils avaient répondu aimablement aux questionsdu bataillon de journalistes qui les attendaient à la porte de l'immeuble, puis étaientpartis ensemble avec le sentiment du devoir accompli.

La voiture officielle qui les ramenait à présent à l'appartement d'Aisha dut s'arrêter àun carrefour, un agent de police leur indiquant un détour obligatoire. Le chauffeur fitsigne à l'agent. Voyant qu'il s'agissait d'une voiture officielle, l'agent s'approcha etsalua en arrivant près d'eux.- "Que se passe-t-il ?" demanda le chauffeur.- "Il y a eu un attentat terroriste. L'immeuble du commissariat est détruit, deux autresont de gros dégâts. Il y a beaucoup de victimes. On a trouvé sur place une lettre derevendication ; il paraît que c'est un groupuscule de filles musulmanes furieusesd'avoir été privées d'études parce qu'elles portaient un foulard. La rue est barrée."On apercevait les éclairs de gyrophares. La voiture repartit en tournant à gauche.Aisha serra plus fort la main de Simon. Elle aurait voulu crier à ces filles qu'elles setrompaient. Ils prirent conscience, tout à coup, du caractère barbare, révoltant,stupide, du terrorisme islamiste.

* * *

Dans la chambre d'Aisha, Simon s'assoit sur le lit, Aisha en face de lui sur l'uniquechaise. Ils ont encore en tête l'horreur de l'attentat. Simon commence :- "L'X est une école militaire, on y apprend le service de la France. Si je trouvais unmoyen de concilier la vie avec toi, la suite de mes études et la mission antiterroriste,je dirais oui. Et toi, chérie, qu'en penses-tu ?"- "Ma famille et moi devons à la France notre niveau de vie et notre liberté. Mesparents sont des immigrés qui n'ont pu élever leurs cinq enfants que grâce auxallocations diverses. Je dois mes études à la France. Je ne vais pas me lamenter surle choix cornélien qu'on nous propose. J'ai plus de chance que toi : où que je vive,quel que soit mon métier, je trouverai toujours le temps de lire mes ouvragesphilosophiques. Toi, tu as besoin d'un environnement de physique, d'ordinateurs etd'une équipe de chercheurs. C'est à toi de décider et je te suivrai."

Simon réfléchit. Si Aisha partage sa vie son bonheur est assuré, tous les jours ettoutes les nuits. S'il refuse la mission, il déçoit le Président, qui s'est montré sichaleureux. Et il risque de se reprocher toute sa vie d'avoir reculé devant le défi.- "Aisha, la lutte contre le terrorisme mérite-t-elle le sacrifice de notre avenir ? Toi quies philosophe, où est notre devoir et où est notre bonheur ?"- "Regarde en toi-même, chéri, ton bonheur est en toi. Tu seras heureux si les autreste trouvent utile, et si ton activité t'offre les défis nécessaires à ton esprit. Moi je n'ai

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pas de conflit entre devoir et bonheur : même si je passe mes journées à faire mondevoir, je serai heureuse en tant que femme, puisque je partagerai ta vie, et en tantqu'intellectuelle puisque je pourrai toujours m'instruire et agir pour promouvoir mesvaleurs sociales."

Simon comprend que s'il refuse la mission il risque aussi de décevoir Aisha, qui estprête à l'accepter. Le problème est donc de faire à la fois de la physique et de la lutteantiterroriste. Il a une idée.- "Mon amour, nous sommes des gens libres. Nous avons la vie devant nous. Sinous choisissons une voie qui s'avère mauvaise, nous pourrons toujours en changer.Il suffit donc de trouver une solution acceptable pour les deux ou trois années àvenir, n'est-ce pas ?"- "Oui. A quoi penses-tu ?"- "Si nous commençons par aller en Angleterre, à l'université de Cambridge, nous ytrouverons à la fois des cours d'arabe (ils ont une importante Faculté d'étudesorientales), le moyen de progresser en anglais et des enseignements de physique.En un semestre et demi, en travaillant dur, nous pouvons être prêts pour les Etats-Unis."- "De toute façon c'est à Cambridge que tu voulais aller après ton DEA de find'études, n'est-ce pas ?"- "Oui, chérie. Mais que fait-on de tes philosophes allemands ?"- "D'abord, je lirai plein d'ouvrages qui sont déjà sur ma liste. Ensuite, si toi tu peuxtrouver un peu de temps pour faire de la physique tout en apprenant l'arabe, jetrouverai bien un peu de temps pour suivre des cours ou des conférences sur monsujet. Ils ont sûrement ça, à Cambridge, c'est la plus grande université du Royaume-Uni."

Comme les autres, cette discussion entre eux s'était déroulée en peu de phrases.Comme les autres, elle s'était terminée par un accord et un baiser.- "Le Président sera content", dit Aisha. "Je l'appellerai dès demain matin. Mais sesservices devront se remuer, j'entrevois de nombreux problèmes pratiques."

* * *

La journée de travail de Jeudi 26 était à peine commencée. Simon classait lesdocuments de ses quatre années d'études à l'X, pour pouvoir les retrouver un jour sinécessaire. Il avait promis de libérer le lendemain la chambre qu'il occupait àPalaiseau, et constatait qu'en quatre ans il avait accumulé bien trop de choses.

Son téléphone sonna. C'était Tiberghien.- "Bonjour monsieur Eberhart. Je ne vous dérange pas, de si bonne heure ?"- "Non monsieur Tiberghien. Que puis-je faire pour vous ?"- "Le Président vient de m'appeler. Il a reçu il y a dix minutes un appel demademoiselle Azzam lui faisant part de votre accord. Je voudrais d'abord vous enremercier. Ensuite, je tiens à vous dire que je me réjouis de travailler avec vousdeux : c'est moi qui serai désormais votre interlocuteur. Nous avons pas mal dechoses à faire d'urgence. Mademoiselle Azzam est disponible cet après-midi.Pouvez-vous l'être aussi, que nous puissions commencer ?"

L'homme était direct. Simon apprécia et se dit que la mission commençait bien. Ilaccepta, prit rendez-vous.

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* * *

Le bureau de Tiberghien était dans un immeuble commercial modeste et vétuste, rueSaint Denis. Il était annoncé sur une boîte aux lettres du hall d'entrée par une plaqueen laiton portant la mention « Fibratex - Import-Export, 4ème étage droite ». Al'évidence, il était difficile de soupçonner que c'est à partir de là que la Francedirigeait sa lutte antiterroriste. Simon remarqua une minuscule caméra au-dessus dela porte d'entrée de l'immeuble et une autre, de même type, au-dessus de la porte deFibratex. Celle-ci, vieille et en bois à l'extérieur, était blindée à l'intérieur. Elle donnaitsur une entrée minuscule servant de sas et munie, elle aussi, d'une caméra. L'autreporte de cette entrée-sas était aussi blindée et munie d'un lecteur de badgeholographique, flanqué d'un scanner d'empreinte digitale.

Simon se demanda comment les pompiers pourraient entrer pour porter secours auxoccupants en cas d'incendie. Puis il pensa à une grande échelle, dans la rue.

Les deux portes s'ouvrirent toutes seules, l'une après l'autre, à son approche. Lapièce où il pénétra comportait une demi-douzaine de postes de travail, séparés pardes panneaux recouverts de moquette. Ses fenêtres étaient munies de doublesvitres translucides. Simon se disait qu'on ne pouvait rien voir de l'extérieur, quand ilremarqua le fin grillage métallique recouvrant les murs, le plafond et une porte situéeau fond. A l'évidence, une cage de Faraday, pour qu'on ne puisse capter aucunrayonnement électromagnétique à l'extérieur.

Il regardait les postes de travail, où des hommes et des femmes travaillaient surordinateur, quand Tiberghien entra par la porte du fond, lui serra la main et l'invita àle suivre. Ils entrèrent dans un grand bureau meublé d'armoires métalliques et detables, où Simon reconnut des équipements militaires de communication sécurisée etdes stations de travail Hewlett Packard dernier modèle. Au mur, des écransmontraient les images des caméras de surveillance et d'autres lieux, que Simon nereconnut pas. Aisha était déjà là, assise devant une grande table en bois, derrièrelaquelle Tiberghien s'installa sans cérémonie. Simon embrassa Aisha et s'assit àcôté d'elle.

- "Nous allons travailler ensemble. Il est donc nécessaire que je me présente :Tiberghien Jean-Philippe, Ingénieur en chef de l'Armement." Il regarda Simon."Pouvons-nous nous tutoyer ? Nous avons fait la même école."- "Bien sûr. Quelle année ?" demanda Simon.- "1993". Tiberghien tendait déjà la main à Simon, quand Aisha demanda :- "Puis-je me joindre au club ? Moi aussi je travaillerai avec vous."Tiberghien et Simon se mirent à rire. Tiberghien posa sa main sur la table, la paumeen l'air. - "Topez là", dit-il. Simon et Aisha mirent tous deux la main droite sur celle deTiberghien.- "Je ne suis pas très riche, ici. Mais j'ai un fond de bouteille d'armagnac. On fêteça ?" Ils burent l'armagnac.

L'expression de Tiberghien changea soudain. Il demanda :- "Vous savez les détails, pour l'attentat ?"Ils ne savaient pas grand-chose. Tiberghien les mit au courant.

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- "Vers 20 heures 5, une fourgonnette Renault est arrivée devant le commissariatavec une fille voilée au volant. Elle a explosé. L'immeuble du commissariat estpresque détruit et deux immeubles à côté sont sérieusement endommagés. Il y avingt-neuf morts et soixante-douze blessés. Dans la carcasse de la fourgonnette il yavait une boîte métallique où nous avons trouvé une lettre de revendication. La fillefaisait partie d'un groupe terroriste islamiste qui veut venger les filles musulmanesqui n'ont pu terminer leurs études à cause du voile."

Aisha était bouleversée. Ses yeux lançaient des éclairs, elle serrait les poings. Elledit : - "Je voudrais parler à ces filles qui se sentent exclues, qui se révoltent. Je peuxtémoigner, je peux les convaincre que la France n'est pas ce qu'elles croient ! Sij'appelais la télévision ?"

Tiberghien eut un sourire triste. - "Non, Aisha. Désormais tu travailles dans l'ombre,tu te fais oublier. Tu seras plus utile dans ta nouvelle mission."- "Attendez", dit Simon. "J'ai une idée. Aisha peut rédiger un texte de témoignage, yprésenter ses arguments, et ce texte peut être utilisé dans une émission de télévisionpar une autre française de parents musulmans, en son propre nom, mais enrappelant le témoignage récent d'Aisha pour avoir plus de poids. Il faut parler à cesrévoltées, sinon comment changeront-elles ?"- "Si vous voulez" dit Tiberghien, compréhensif. "Mais à partir d'aujourd'hui, Aishadoit se faire oublier, refuser les interviews. Je peux compter sur toi, Aisha ?"Elle essuya une larme et fit oui de la tête.

* * *

Ils travaillèrent tout l'après-midi. Aisha et Simon exposèrent leur projet d'étudier neufmois à Cambridge, pour apprendre l'arabe et l'anglais. Tiberghien l'accepta et leurpromit de s'occuper des inscriptions, de leur trouver un appartement sur place et deleur donner tout l'argent nécessaire à partir des fonds secrets de la lutteantiterroriste.

Il promit l'aide d'une personne de confiance de l'ambassade de France à Londres, laseule à part eux trois, Hubert et le Président à être au courant de leur mission. Il leurfit apprendre par cœur les coordonnées de cette personne et leur remit un acompte de 10.000 euros en espèces. A partir de maintenant ils devaient être un coupled'étudiants complétant leurs études au Royaume-Uni.

Ils devaient éviter d'utiliser le téléphone pour communiquer avec lui, en utilisant aumaximum des messages Internet chiffrés, pour lesquels il leur remit leurs clésprivées sur une mémoire clé USB. Des passeports en règle et des ordinateursportables leur seraient livrés demain, avec un logiciel de chiffrement des donnéesstockées ou transmises, pour que celles-ci soient incompréhensibles pour d'autresqu'eux.

Le vendredi 27 ils s'occupèrent des formalités nécessaires pour se marier un moisaprès, et déménagèrent leurs affaires chez leurs parents respectifs. Et le samedi 28ils partirent pour la Corse, pour parcourir pendant quinze jours le sentier de granderandonnée GR 20, sac au dos. Ce serait là leur voyage de noces, même si leurmariage avait lieu après, en présence du couple présidentiel et de Jean-Philippe.

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Chapitre 3 - La vie à deux

C'est en Corse que Simon et Aisha apprirent à vivre ensemble. Jusque là chacundes deux avait vécu seul, n'ayant à se soucier que de lui-même, sans obligationenvers quiconque. Désormais, chacun devait penser à l'autre, à ce qu'il était, à cequ'il pouvait ou ne pouvait pas faire, à ce qu'il aimait ou non. Aucun des deux n'étaitplus jamais seul et ne se sentirait seul.

Plus Aisha réfléchissait à ce qui lui arrivait, plus elle avait peur de perdre Simon. Leurpremière nuit ensemble eut lieu dans un gîte. En se réveillant, Aisha vit que Simonavait déjà les yeux ouverts. Elle lui dit bonjour, l'embrassa tendrement et luidemanda :- "Comment dois-je m'habiller pour te plaire quand nous sommes ensemble ? Quellesorte de robe, quelles chaussures ?Simon commença par lui rendre son baiser, puis dit :- "Je me suis promis de toujours te dire la vérité, de te révéler toutes mes pensées.Et la vérité est que, pour moi, tes plus beaux vêtements... c'est quand tu es nue.

Aisha était flattée. Jusqu'à sa rencontre avec Simon elle avait appris à oublierl'aspect de son corps, à ne pas chercher à plaire. Et voilà que son amour la trouvaitbelle et aimait la regarder. Elle ne put résister au plaisir de lui faire préciser etconfirmer ce qu'il aimait en elle.- "Tu aimes me regarder nue ?"- "Oui. Je ne savais même pas à quel point je pouvais y trouver du plaisir."- "Qu'est-ce que tu aimes voir, quand je suis nue ?"- "Ce qui fait de toi une femme : tes seins, ta taille, tes hanches. Tu comprends ?"Elle comprenait, elle était ravie. Depuis toujours, elle n'avait été pour les autres qu'uncerveau, sans beauté ou avec une beauté abstraite, la beauté des idées et desconnaissances. Et voilà que l'homme qu'elle aimait appréciait son corps. Elle sepromit de faire le maximum pour demeurer belle : de rester mince, d'être propre, desentir bon.- "Faut-il que je me maquille, aimes-tu l'eau de toilette ?"- "Nue, chérie, je te préfère nue. Sans rouge, sans fard, sans eau de toilette. Telleque tu es."Elle se promit au moins de soigner sa peau avec des crèmes. Elle demanderait àune esthéticienne. Pour Simon, pour lui plaire.- "Et quand nous sortons et que je dois m'habiller ?"- "Alors il te suffit de vêtements simples, du moment qu'ils sont propres, qu'ils ne sontpas déchirés, qu'ils ne paraissent pas négligés. Tu n'as pas besoin de te faireremarquer par tes vêtements. Pour les gens avec qui tu parles, ton esprit suffit à tedistinguer, ton esprit et ton regard."- "Mon regard ?"- "Bien sûr. C'est la première chose que j'ai aimée en toi. C'est le reflet de tapersonnalité. Il dit ce que tu sens : la joie, la colère, l'ennui. Il illumine ton visage." Etjoignant le geste à la parole, il déposa un baiser léger sur chacun des yeux d'Aisha.

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Aisha se dit que ses milliers d'heures de lecture ne lui avaient apporté que la penséedes autres et un peu de leurs sentiments, et qu'elle avait tout à apprendre sur elle-même, sur ce qu'elle pouvait ressentir. Les sentiments, voilà une nouvelle dimensionde la connaissance ! Elle allait découvrir ce nouveau monde avec Simon, à traverslui.

Elle prit sa main. - "Moi je veux que tu sois élégant, chéri. D'une élégance discrète,mais élégant. Je veux que tu aies de beaux vêtements, bien coupés, bien assortis.Je veux que tes cheveux soient bien coiffés. Je le veux pour moi."Simon ne chercha pas à discuter. - "Je crains d'être mal préparé à soigner monapparence, parce que je n'ai jamais eu à m'en préoccuper. Dans les circonstancesoù il fallait être correct, j'ai toujours porté le costume sombre que tu as vu l'autre jourchez le Président de la République. Et, plus rarement, le Grand uniforme de l'X. Maisje suis prêt à tout pour te plaire : tu choisiras ce que je dois porter. Ca va ?"

* * *

Aisha se promit aussi de ne jamais décevoir Simon, de faire ce qu'il attendait d'elle etsi possible de devancer ses désirs. Ce jour-là, leur premier jour de marche sac audos, Simon remarqua un peu avant midi qu'elle était fatiguée.- "Aisha, tu es fatiguée, le sac est lourd ?"Aisha s'arrêta, posa son sac à terre. Simon remarqua que son geste avait été un peuraide. - "Et tu as mal au dos ?"Elle avoua sa fatigue et le mal de dos. Elle n'avait pas osé en parler, pour ne pas ledécevoir, pour ne pas interrompre ou ralentir leur marche. Elle avait voulu être à lahauteur et n'y était pas arrivée. Elle s'était fait prendre. Son regard las demandaitpardon à Simon.

Il posa aussi son sac, s'assit à côté d'elle, l'embrassa dans le cou.- "Tu as moins de force que moi, chérie. C'est comme ça, c'est ta nature de femme.Jamais je ne te le reprocherai. Inutile d'essayer de dépasser tes limites. Il ne faut pasque tu souffres. Je ne veux pas. Il faut me dire quand tu as besoin de repos. De toutefaçon, je te surveillerai. Ce sont aussi tes vacances, je veux qu'elles te plaisent."Il lui massa le dos, longtemps, assez longtemps pour qu'elle se repose. La pressionde ses mains était tendre. - "Si je pouvais, je ronronnerais", dit Aisha.

* * *

Le temps passant, chacun découvrait l'autre, ils apprenaient à se connaître. Ilstraversaient des paysages magnifiques, sauvages. Ils s'arrêtaient souvent pouradmirer ce qu'ils voyaient. Ils échangeaient alors leurs impressions. Ils constatèrentque la beauté et les émotions étaient d'une nature extraordinaire : ils grandissaientlorsqu'on les partageait. Dès le premier jour de marche, ils perdirent leur habitude deréfléchir intensément au profit d'une joie de ressentir. Il faisait beau, les couleursétaient vives, l'air sentait bon. Ah, l'amour !

* * *

Le second soir, ils trouvèrent à se loger dans un petit hôtel où il ne restait qu'unechambre. C'était une grande chambre, avec des lits pour une famille de cinq

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personnes. Elle s'était libérée le matin même. Elle avait une terrasse où ilss'installèrent après dîner dans des chaises longues. La vue de la terrasse dominaitune vallée, dont on apercevait le versant opposé couvert de forêt. Dans le calme dusoir qui tombait, on n'entendait que quelques oiseaux qui chantaient avant de rentrerà leur nid pour la nuit.

Aisha et Simon regardaient le paysage en silence, en se tenant par la main. Ils selaissaient envahir par la paix de ce lieu. Aisha se disait qu'à cet endroit les sièclesdevaient passer sans que le monde change. Devant ce calme et cette éternité,l'Homme, son agitation et ses passions étaient dérisoires, et même déplacées.Simon se rendit compte tout à coup que lui, l'intellectuel, il ne pensait pas, qu'il selaissait pénétrer par la paix et l'harmonie de ce lieu et de cette soirée.

La nuit finit de tomber et le ciel se piqua de milliers d'étoiles, apparaissant une à uneen silence, progressivement et comme sur la pointe des pieds pour ne pas troubler lecalme. La lune n'était pas encore levée. Aisha sortit de sa chaise longue et revintavec deux couvertures. Ils s'y enveloppèrent pour se protéger de la fraîcheur, quiarrivait vite à cette altitude.- "Simon, tu aimes la musique ?"- "Beaucoup."- "J'en ai apporté. J'ai un baladeur avec deux casques. Avant de partir, j'y aienregistré tous mes CD, une cinquantaine d'heures de musique. Je me suis ditqu'avec un peu de chance quelque chose te plairait."

Ils disposaient d'un CD de chansons, de deux CD de jazz, d'une vingtaine de CD demusique classique et d'autant d'opéras. Les titres défilaient sur le petit écran dubaladeur. Simon avoua qu'il ne connaissait ni les chansons, ni la musique d'opéra. Ilétait prêt à les découvrir pour partager les goûts d'Aisha.- "Puisque tu aimes la musique classique", dit Aisha, "je pense que ce soir il nousfaudrait quelque chose qui soit dans l'ambiance. Que dirais-tu de la sonate « Clair delune », de Beethoven ? Ou d'un nocturne de Chopin, ou de Fauré ?"- "Alors, Beethoven".Ils s'enfoncèrent profondément dans leurs chaises longues, mirent les casques ets'abandonnèrent à la musique, la main dans la main.

Fatigués par leur journée de marche, ils s'étaient assoupis lorsque Simon se réveillaet serra plus fort la main d'Aisha. Elle le regarda, interrompit la musique, enleva soncasque. Il enleva le sien et demanda :- "On va se coucher ?"- "Oui, nous nous étions endormis tous les deux. Mais une question, avant."- "Laquelle ?"- "Simon, quelle est ta définition du bonheur ?"Il réfléchit un instant, cherchant une définition qui convenait à cette soirée.- "Pardonne ma culture scientifique. Un mathématicien dirait : « C'est un état dont onne voudrait pas sortir. » Un physicien dirait : « C'est le centre d'une force attractivequi croît avec la distance, comme l'interaction nucléaire forte. » Moi je dirais : « C'estla seule finalité qui est sa propre justification. Mais c'est une finalité personnelle : lebonheur d'un être n'est pas celui d'un autre. »- "Chéri, ces définitions sont de toi ?"- "Oui, pourquoi ?"

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- "Parce que tu décris le bonheur comme Aristote et la force attractive comme ledésir de Platon."Aisha admira son intelligence. En un instant, il était arrivé aux mêmes conclusionsque les grands philosophes dans leurs oeuvres. Simon poursuivit :- "Et comme je ne suis pas poète, je sens qu'il manque une dimension sentimentaleà mes définitions. Comment te dire ? Tiens, en cet instant, si je pouvais, j'écouteraisbien des vers romantiques."- "Je connais plusieurs poèmes romantiques", dit Aisha. "Veux-tu que j'en récite un ?"- "Oh oui ! La langue et les pensées seront plus belles avec ta voix."Aisha s'était souvent récité des vers qu'elle aimait, pour les images qu'ils suggéraientcomme pour la musique de leur rythme. Elle choisit un poème de Victor Hugo,« Booz endormi », en espérant que Simon partagerait son émotion.

* * *

L'été le sentier GR 20 est très fréquenté. Le camping est donc interdit à proximité,pour préserver l'environnement. On rencontre pas mal de jeunes dans tous les lieuxproches qui offrent la possibilité de dormir. C'est ainsi qu'un soir, au dîner, Aisharemarqua à une autre table une femme grande et belle qui regardait souvent Simon.Jalouse et possessive, Aisha observa de temps et temps Simon, pour voir s'il neregardait pas cette femme. Simon parlait à Aisha de leur trajet du lendemain. Au boutd'un moment, il remarqua son manège, jeta un coup d'oeil à l'autre femme et vit dansle regard d'Aisha ce qui se passait.- "Chérie, tu as peur que je regarde cette femme ?"- "Oui", avoua Aisha en baissant les yeux.Il prit dans sa main celle d'Aisha.- "Je n'aime que toi, toi seule, Aisha. Je n'avais même pas vu cette femme avant quetu me la désignes du regard. Je ne regarde pas les autres femmes."- "Elle est plus grande et plus belle que moi."Simon regarda de nouveau la femme.- "Son expression est vulgaire. Pour moi, elle n'est pas belle, toi seule tu es belle."- "Et si un jour tu rencontres une femme à la fois belle et intelligente ?"- "C'est une question de maîtrise de soi. Comme lorsqu'il ne faut pas trop boire pourne pas être saoul. Je te promets d'être fidèle. Toujours. Tu me fais confiance ?"Ses yeux pleins d'amour exprimaient aussi la franchise. Aisha le crut.- "Je te promets aussi d'être à toi seul, de ne jamais regarder un autre homme."L'incident était clos et ne se reproduisit plus. Ne voyant jamais Simon regarder uneautre femme, Aisha cessa de craindre cette rivalité.

* * *

Aisha entreprit de débarrasser Simon de sa timidité. Pour lui donner confiance en lui-même, elle lui demandait fréquemment son avis sur des questions importantes. Ellel'écoutait alors avec soin et approuvait, par ce que son opinion était juste et sesarguments de valeur.

Elle mettait aussi à profit sa féminité. Quand ils étaient assis ou couchés côte à côte,elle mettait sa tête sur l'épaule de Simon et disait - "Protège moi." Pendant leursétreintes, elle exprimait clairement son plaisir chaque fois que les caresses de Simonlui en donnaient. Une fois, après l'amour, comme il lui demandait : - "C'était bon ?"

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elle répondit : - "Si j'étais l'infante doña Sol de Hugo, je dirais : « Vous êtes mon lionsuperbe et généreux »."

Peu à peu, Simon prit confiance en lui-même. Puisqu'une telle femme trouvait sesopinions judicieuses et ses caresses désirables, puisqu'une telle femme se donnait àlui avec de l'adoration dans le regard, il était un privilégié, il pouvait être fier. Quandelle marchait à côté de lui en lui tenant le bras ou la main, il se dit que d'autreshommes pouvaient voir ses magnifiques cheveux, la trouver belle et être jaloux delui. C'était sa bien-aimée, pas celle d'un autre. Petit à petit, Aisha le vit parler avecplus d'assurance, sans baisser les yeux. A l'évidence, il était aussi gentil, aussiamoureux, mais il était plus sûr de sa place dans le monde.

* * *

L'amour de Simon transformait aussi Aisha. Leurs étreintes, le soir au coucher etparfois la nuit, comblaient leurs désirs. Aisha se réveillait le matin avec un sentimentde plénitude, un bonheur qu'elle n'avait jamais connu, dont elle n'avait même pasrêvé. Un matin, trouvant Simon éveillé à côté d'elle, elle posa la tête sur son épauleet lui demanda :- "Chéri, veux-tu que nous ayons des enfants ?"Simon se dit qu'elle-même devait en vouloir, puisqu'elle lui posait la question.- "Je n'y ai jamais pensé, mon amour. Notre vie à deux est si nouvelle, si pleine debonheur que je la trouve parfaite. Les enfants ne me manquent pas. Mais toi, tu envoudrais ?"Ils s'étaient promis de toujours tout se dire, de s'avouer toutes leurs pensées, leursdésirs et leurs espoirs. Aisha confirma donc :- "Oui. Oh, je voudrais tellement que tu sois d'accord !"- "Mais n'est-ce pas un peu tôt ?" demanda Simon. "J'ai lu quelque part que l'âgeidéal pour qu'une femme ait son premier enfant est vingt-cinq ans."

Aisha se dit que s'il ne trouvait pas d'objection plus fondée, il se laisserait convaincre.- "Pour moi" dit-elle, "l'âge idéal c'est quand je me sentirai prête. Quand je penseraichaque jour à tenir dans mes bras un petit être à nous, à guetter ses sourires, à lefaire manger, à l'habiller, à le câliner et à jouer avec. C'est mon instinct qui me dira lebon moment, pas le calendrier."Elle réfléchit, puis ajouta : "Mais un enfant a aussi besoin d'un père qui soit présentet qui l'aime. Il faut que toi aussi tu sois prêt, que toi aussi tu veuilles de lui."- "Je voudrais te donner une réponse qui vaille engagement, mais je ne sais pas surquelles bases réfléchir au problème. Je ne sais pas à quoi penser, quels critères dejugement appliquer."- "Si tu cherches des raisons logiques alors que moi j'écoute mon instinct, nousaurons du mal à nous rejoindre", dit Aisha. "Je te propose d'y réfléchir de la manièresuivante. Pense à des situations concrètes : tenir un enfant sur tes genoux, joueravec lui, lui parler, voir son intelligence qui s'éveille. Tu comprends ?"- "Je comprends. J'y penserai et je t'en reparlerai d'ici demain ou après-demain. Jepeux d'ores et déjà te dire que je ne vois pas comment je pourrai te refuser unechose à laquelle tu tiens tant, ma bien-aimée."

Ces vacances en Corse passèrent trop vite. Rentrés à Paris, Aisha et Simonpréparèrent leur départ pour le Royaume-Uni.

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* * *

A 80 kilomètres au nord de Londres, Cambridge est la seule véritable villeuniversitaire d'Angleterre. La plus grande partie de la ville est sur la rive est de larivière Cam. L'université est immense et comprend de nombreux bâtimentsregroupés en collèges, dont beaucoup datent du moyen-âge. Non seulement cesvieux bâtiments sont beaux, dans leur style anglais si particulier, mais ils sontchargés d'histoire et de traditions. Il est difficile de ne pas être ému lorsqu'on assisteà un cours ou une conférence dans une salle où ont enseigné des génies comme lemathématicien Isaac Newton, le naturaliste Charles Darwin, l'économiste Prix NobelJohn Maynard Keynes ou les physiciens Prix Nobel Ernest Rutherford et J. J.Thomson.

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Quelques jours avant le début des cours, Aisha et Simon s'installèrent à Cambridgedans un studio, au premier étage d'une maison particulière datant de la reineVictoria. Ils se mirent à travailler dur. Entre les cours d'arabe et d'anglais, lesséances de laboratoire de langues, les conférences et les heures de lecture, leursjournées étaient bien remplies. Simon suivait en plus des cours d'astronomie. Dulundi au vendredi, chaque semaine, ils travaillaient ainsi une dizaine d'heures parjour. Le soir, ils écoutaient à la télévision un journal en anglais et un en arabe. Ilss'appliquaient, notaient les mots nouveaux dans un dictionnaire personnel sur leurordinateur et parlaient arabe ou anglais le plus souvent possible.

Mais le week-end était à eux. Au début de leur séjour, ils faisaient leurs courses etvisitaient la ville et ses environs. Eux qui appréciaient l'art et les vieux bâtimentstrouvaient Cambridge magnifique. Ils étaient venus en Angleterre persuadés quec'était un pays sans intérêt où il pleuvait tout le temps, et ils découvraient desmerveilles architecturales et un climat à peine plus froid et humide que celui de Paris.

Ils visitèrent Saint John's College, une faculté en brique rouge fondée au début du16ème siècle et construite en style Tudor, avec un portail travaillé remarquable etsurtout un pont des soupirs (Bridge of Sighs) comme celui de Venise.

Cambridge - Saint John's CollegeConstruction de style Tudor

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Cambridge - Bridge of SighsLe pont des soupirs

Ils se promenèrent dans King's College, faculté fondée en 1441 dont la gigantesquechapelle de style gothique flamboyant est considérée comme un des plus beauxbâtiments du Royaume-Uni.

King's College Chapel

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Allant de découverte en découverte, ils parcoururent Corpus Christi College ens'extasiant sur l'harmonie de ses bâtiments. A deux pas de Silver Street, ils virent lecurieux pont arqué Mathematical Bridge, avec ses poutres de bois croisées puis, toutprès, Queen's College avec ses poutres apparentes et ses fenêtres en relief sur lafaçade.

Ils trouvèrent partout des parcs et jardins superbes, avec des pelouses comme seulsles Anglais savent en faire pousser, où il n'y a pas de pancarte interdisant demarcher.

Paris est une ville comme l'Angleterre n'en a pas, mais Cambridge est une villeuniversitaire à faire pâlir de jalousie n'importe quelle autre, n'importe où. Peu à peu,ils apprirent à connaître cette ville, à parcourir ses rues commerçantes et sesmusées. Et une vérité s'imposa à eux : la civilisation anglaise est remarquable etmérite d'être connue, pour ses bâtiments, ses parcs, sa peinture, ses traditionscolorées et son art de vivre.

Les week-ends d'hiver et de printemps, ils visitèrent Londres : les bâtiments, lesgaleries de peintures, les parcs. Ils allèrent à des concerts et même à un ballet,spectacle que Simon voyait pour la première fois.

Aux vacances de Noël et de printemps, ils rentrèrent à Paris rendre visite à leursfamilles et faire un rapport à Jean-Philippe Tiberghien de l'avancement de leursétudes. Comme promis, ils seraient prêts à la fin de l'année scolaire, assezcompétents en arabe et anglais pour remplir leur mission aux Etats-Unis.

Paris - La Tour Eiffel

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Lors de leur entretien du printemps, Tiberghien leur remit un CD-ROM :- "C'est « l'Encyclopédie du Jihad », le manuel du parfait terroriste islamiste, rédigéen arabe par l'équipe de Ben Laden en Afghanistan. En 11 volumes et plus de 4000pages avec schémas, il explique comment faire sauter un avion, menacer avec uncouteau, fabriquer des bombes chimiques, attaquer un blindé, espionner une basemilitaire, faire les relevés nécessaires à un attentat, etc. C'est une documentationcitée sur Internet, mais introuvable en dehors des services gouvernementaux de lutteantiterroriste. Nous en avons eu une copie par les Américains. Je vous prie del'étudier pour vous familiariser avec le vocabulaire et les méthodes du terrorismeislamiste, puis de le détruire."

Avant de détruire le CD-ROM, Aisha et Simon chargèrent chacun une copie deses documents dans leur ordinateur portable, en prenant soin de les chiffrer pour lesrendre illisibles par autrui en cas de perte ou de vol. Et ils consacrèrent plusieursdizaines d'heures, les semaines suivantes, à étudier ces documents pour préparerleur future mission. Après quoi, accaparés par leur vie très active, ils oublièrent leurexistence.

Leurs études finies, ils rentrèrent à Paris, prirent trois semaines de vacances sur lacôte d'Azur, puis préparèrent leur départ pour les Etats-Unis.

A la demande de Tiberghien, ils demandèrent un rendez-vous à l'ambassade desEtats-Unis pour leurs passeports. Ils y furent reçus par une dame aimable, qui leurposa en anglais quelques questions simples, les fit photographier, donner leursempreintes digitales et diverses mesures biométriques, puis leur dit que leurspasseports seraient prêts et à leur disposition deux jours plus tard. Aisha s'étonnaauprès de Tiberghien de son amabilité, de la simplicité et de la rapidité desformalités. Tiberghien répondit :- "Elle a reçu un ordre direct de l'ambassadeur, qui lui-même en avait reçu un,impératif mais sans explication, du Département d'Etat. Elle doit vous fournir cespasseports sans faire les contrôles approfondis normalement exigés pour entrer etséjourner longuement aux Etats-Unis. Comme la France, ce pays est en guerrecontre le terrorisme islamiste, depuis l'attentat du 11 septembre et les innombrablesattentats antiaméricains d'Irak. Ils sont donc très prudents avant de laisser unétranger entrer chez eux. Pour elle, vous êtes deux étudiants français qui vont finirleurs études dans l'état de Virginie, dans la grande banlieue ouest de Washington.Deux étudiants qui doivent avoir du piston quelque part dans sa hiérarchie."

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Banlieue Ouest de WashingtonMcLean est à l'emplacement de l'étoile rouge

Il poursuivit : - "Du reste, votre premier et seul contact aux Etats-Unis est madameRosalyn K. Shelton, dont voici l'adresse. C'est une voisine et amie d'une autre dame,qu'elle vous présentera, qui travaille dans l'immeuble de la CIA, à Langley, Virginie;c'est cette autre dame qui sera votre contact professionnel. C'est elle qui a prié savoisine de venir vous chercher à l'aéroport et de vous héberger jusqu'au lendemainmatin, mais en vous présentant comme de simples amis étudiants, qu'elle-même n'apas le temps d'aller chercher ce jour-là parce qu'elle sera en déplacement.

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Environs de McLean et Langley (Fairfax county, Virginia)En bleu, le fleuve Potomac ; Washington est à droite

Pour les services d'immigration US, vous allez rendre visite à Rosy Shelton,rencontrée sur un forum de discussion Internet, puis étudier dans le même comté deFairfax à l'université George Mason. Simon s'y inscrira en astronomie et Aisha enlittérature américaine. Tout cela est sur ce petit papier. Aisha, si tu veux bien lerecopier sur cette autre feuille blanche, pour que vous emportiez des coordonnéesnotées avec ton écriture..."

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Chapitre 4 - Les soupçons de l'oncle Sam

Ce Dimanche après-midi, l'avion venant de Paris atterrit à l'aéroport internationalDulles, à quelques kilomètres à l'Ouest du boulevard périphérique de Washington, leCapital Beltway. Les passagers en sortent dans une curieuse navette, sorted'autobus géant avec deux cabines de conduite, une à chaque extrémité. Unepuissante climatisation, bruyante mais efficace, y maintient la fraîcheur. Montée surd'énormes vérins, la navette commence par descendre de plusieurs mètres parrapport au niveau de la porte de l'avion, puis elle se dirige vers l'aérogare. Arrivée àce bâtiment, elle ajuste de nouveau sa hauteur pour se mettre au niveau de la ported'entrée et les passagers débarquent.

Aisha et Simon suivent les autres passagers jusqu'à la salle des guichets del'Immigration, administration qui correspond à celle de la Police de l'Air et desFrontières en France. Ils attendent sagement derrière une ligne située à deux mètresdu guichet. Lorsque la femme en uniforme leur fait signe de s'approcher, ils semettent devant son guichet et lui tendent trois documents.

Le premier est une fiche d'entrée aux Etats-Unis, où à part l'identification dupassager et de son vol d'arrivée, il y a une question qui demande, en substance :« Etes-vous terroriste, ou transportez-vous du matériel terroriste ou de ladocumentation subversive ? » Contrairement à la France, aux Etats-Unis on neprésume pas que « nul n'est censé ignorer la loi ». On pose donc cette question surle terrorisme, à laquelle il faut répondre « non » si on veut être admis sur le solaméricain. Et s'il s'avère, par la suite, qu'une personne qui a répondu non estterroriste ou transporte des objets ayant un lien avec le terrorisme, elle est poursuiviepour mensonge, en plus des poursuites pour activité terroriste et transport d'objetsfavorisant le terrorisme.

Le deuxième document est le passeport, muni de son visa d'entrée aux USAdélivré par l'ambassade. Et le dernier est une nouvelle carte à puce infalsifiable, faitepour être lue par un ordinateur, remise elle aussi au passager par l'ambassade pourcompléter son passeport. Cette carte contient des données d'identificationbiométrique de la personne et des éléments permettant de connaître le métier, lesactivités et voyages passés, etc... Elle est censée accélérer le contrôle du passagerarrivant par les services d'immigration.

La femme en uniforme parcourt posément les deux passeports, introduitsuccessivement les deux cartes à puce dans un lecteur, regarde le verdict de sonécran, puis lit les fiches d'entrée et y appose un cachet à date. Elle s'adresse àSimon :- "Combien de temps comptez-vous séjourner aux Etats-Unis ?"- "Un an, madame, le temps de faire des études."- "Dans quel établissement d'enseignement ?"- "George Mason University, à Fairfax, Virginie."Satisfaite, elle va leur rendre leurs documents, quand un homme en uniforme duservice d'immigration arrive, lui fait un signe et s'adresse aux deux jeunes :

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- "Dans le cadre de nos nouvelles procédures de contrôle antiterroriste renforcé, jedois vérifier vos bagages. Cela ne prendra que quelques minutes. Veuillez mesuivre."Aisha et Simon le suivent jusqu'au tapis roulant où les bagages de leur vol venaientd'arriver. Ils prennent leurs bagages, une grosse valise chacun, et entrent avecl'homme dans une pièce sans fenêtre, où il leur demande de poser leurs valises surla grande table et de les ouvrir.

Aisha et Simon s'exécutent. L'homme s'approche de la première valise, y voit desvêtements féminins et demande à Aisha :- "Cette valise est à vous ?"- "Oui monsieur".L'homme en sort lentement tous les objets, les examine avec soin, puis les remet enplace. Il ne laisse sur la table que deux livres et l'ordinateur portable d'Aisha. Lesdeux livres sont en arabe ; il s'agit du Coran et du Tawhid (« L'unité de Dieu ») d'IbnAbd al-Wahhab, le fondateur du wahhabisme, c'est-à-dire du fondamentalismemusulman à la base de l'idéologie islamiste.- "C'est de l'arabe ?"- "Oui monsieur".L'homme prend le Coran et le feuillette comme un livre anglais, de la couverturegauche à la couverture droite. Avec un sourire, Aisha lui explique que l'arabe se lit dedroite à gauche, donc qu'un livre se feuillette dans le sens opposé. L'homme ne luirend pas son sourire, décroche un téléphone et demande à une autre personne deles rejoindre.

Quinze à vingt minutes se passent et un homme assez grand entre, portantmoustache et collier. Il a des vêtements civils et un badge d'identification, avec lenom Abdul Elkafi sous sa photo. Il annonce :- "Je suis spécialiste des documents en arabe. Je dois examiner ceux dont moncollègue vient de me parler et vous poser des questions. Je risque d'en avoir pour unmoment. Donc si une personne est venue vous attendre, il faudrait la prévenir quevous êtes bien là et qu'elle devra patienter jusqu'à ce que nous ayons fini."Aisha lui donne le nom de Rosalyn K. Shelton, et Elkafi demande à son collègue dela faire prévenir en l'appelant par haut-parleur. Il prend ensuite les deux livres etl'ordinateur portable d'Aisha, et ils entrent tous deux dans une petite pièce attenante,laissant Simon avec le collègue, qui recommence pour la quatrième fois à examinerses bagages pour passer le temps.

Dans la valise de Simon, le collègue trouve aussi un ordinateur portable et un livre enarabe, des hadiths (paroles du Prophète et recueil de traditions musulmanes). Ilentrouvre la porte de la petite pièce voisine et signale sa découverte à Elkafi. Ildécouvre enfin une petite boîte de conserve en fer blanc sans étiquette.- "Qu'est-ce qu'il y a dans cette boîte ?"- "Du pâté de foie fait maison par le charcutier de ma femme. C'est un cadeau qu'elleapporte à la dame qui nous attend et qui s'intéresse à la cuisine française."- "Mais les boîtes de conserve sont toujours étiquetées. Pourquoi celle-là ne l'est-ellepas ?"- "Parce que ce n'est pas un produit industriel, c'est un pâté fait sur commande parnotre charcutier."

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- "Je dois l'ouvrir", dit l'homme en uniforme. "C'est la seule façon de savoir si ce n'estpas de la drogue ou une substance toxique."- "C'est dommage", répond Simon, "parce qu'une fois ouvert, le pâté se gâte.Ecoutez, c'est vraiment du pâté de foie. Je ne peux pas vous empêcher de l'ouvrir,mais si vous le faites, comme il m'appartient, je le mangerai devant vous. Et vousregretterez de ne pas en avoir, parce qu'un pâté comme celui-ci, il n'y en a pas chezvotre épicier."Impressionné, l'homme repose la boîte sur la table et annonce à Simon qu'ils doiventattendre que le collègue ait terminé avec Aisha, pour pouvoir l'interroger à son tour.

Seul avec Aisha, Elkafi lui demande : - "Vous parlez arabe ?"- "Oui monsieur".Elkafi abandonne l'anglais et poursuit en arabe standard moderne, mais à seshésitations et son accent Aisha s'aperçoit que se n'est pas sa langue maternelle, etqu'il n'est pas très instruit en matière de langue littéraire.- "Où avez-vous appris l'arabe ?" demande-t-il.- "A l'université de Cambridge, en Angleterre."- "Vous êtes française. Pourquoi avoir appris l'arabe ?"- "Je suis linguiste. J'ai aussi appris l'allemand et l'anglais. Les languesm'intéressent."- "Pourquoi êtes-vous en possession du Coran et du livre d'al-Wahhab ?"- "Parce que je les ai lus et n'ai pas voulu ensuite les jeter."- "Vous êtes musulmane ?"- "Mes parents sont nés au Maroc et sont musulmans, mais pas pratiquants. Moi jesuis née en France et suis athée."- "Mais le livre d'al-Wahhab est « la bible du fondamentalisme », celui des terroristesislamistes. En quoi cet ouvrage vous intéresse-t-il ?"- "Parce qu'il est à la base de la religion pratiquée en Arabie Saoudite, au Nigeria,etc. En le lisant, j'ai essayé de comprendre les règles de vie de certains musulmans."

Elkafi se tait, mais il trouve louche qu'une fille si jeune s'intéresse à ce point auxrègles de vie fondamentalistes. Sa fonction dans l'appareil antiterroriste américainveut qu'il cherche à détecter les terroristes potentiels qui entrent aux Etats-Unis. Ildemande a Aisha :- "Veuillez ouvrir votre ordinateur et faire en sorte que je puisse en examiner lecontenu."Aisha ouvre l'ordinateur et s'identifie, en faisant en sorte qu'Elkafi ne puisse pas voirle mot de passe qu'elle tape.- "Pourquoi cachez-vous votre mot de passe ?"- "Pour que vous ne puissiez pas le voir."Elle lui a répondu d'une voix douce, mais ferme. Elkafi sait que la loi antiterroriste nelui permet d'obliger une personne à le laisser accéder au contenu de son ordinateurqu'avec un mandat signé d'un juge. Il essayait seulement de voir ce contenu, enespérant intimider Aisha sans pour autant la menacer. Il est mécontent d'avoiréchoué.

Deux minutes après, il se rend compte que l'ordinateur contient des données illisiblesparce que chiffrées. Qu'est-ce qui peut pousser une étudiante à protéger dessecrets, sinon des intentions inavouables ? Et puisqu'elle parle arabe et lit unouvrage fondamentaliste en plus du Coran, elle est suspecte, très suspecte !

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- "Eberhart" (les Américains appellent souvent une dame ou une jeune fille par sonnom de famille, sans utiliser « madame » ou « mademoiselle »), "je suis obligé devous considérer comme potentiellement suspecte. Si vous me laissez regarder tout,je dis bien tout, ce qu'il y a dans votre ordinateur, je reviendrai peut-être sur monopinion. Si vous refusez, je suis obligé de vous détenir jusqu'à ce qu'un juge m'aitdonné le droit d'accéder au contenu de votre ordinateur par tous les moyensnécessaires. Est-ce clair ?"- "Très clair" dit Aisha, qui pense n'avoir rien à cacher parce qu'elle n'a pas encorecommencé le travail de sa mission. "Ecartez-vous un instant que je saisisse le motde passe qui permet d'accéder aussi aux données chiffrées".Elle lance le programme nécessaire, saisit le mot de passe et s'écarte à son tour.- "Si vous savez manipuler un PC, vous pouvez à présent regarder ce que vousvoulez. Mais n'effacez rien, s'il vous plaît."Elkafi parcourt les fichiers et programmes de l'ordinateur. A part des cours d'arabe etd'anglais et quelques textes philosophiques allemands, il ne trouve rien. Il va arrêtersa recherche lorsqu'il tombe sur le répertoire « Encyclopedia of Jihad ». Il enparcourt quelques textes et dit :- "Vous possédez là un ensemble de manuels de terrorisme d'origine al Qaida. Oùles avez-vous eus ?"- "C'est une amie étudiante à Paris qui me les a donnés sur un CD", ment Aisha. "J'aistocké le contenu de ce CD pour avoir le temps de le lire. Le vocabulaire de sestextes est introuvable dans les livres de cours d'arabe disponibles à Cambridge."

Elkafi se dit qu'il tient une terroriste. Il annonce à Aisha :- "Le contenu de ce CD est secret. Moi-même, je ne l'avais jamais vu, j'en avaisseulement entendu parler. A part la CIA et les terroristes d'al Qaida, nul n'en a unecopie. Vous êtes une terroriste ou vous avez été en contact avec des terroristes. Jevous arrête et je confisque votre ordinateur en attendant une décision de justice."

Aisha pâlit. Elle n'aurait pas dû garder ce texte sur le disque de son PC, et encoremoins sous forme chiffrée.- "Je suis jeune mariée. Puis-je au moins rester avec mon mari ?"Tout à la certitude de son triomphe, Elkafi veut être bon prince.- "Je vous permets de lui dire adieu. Je ne sais pas quand vous le reverrez."Aisha sort en larmes de la petite pièce et se jette dans les bras de Simon. Entre deuxsanglots elle réussit à lui dire à l'oreille en français, en espérant qu'ils étaient seuls àcomprendre cette langue ou que les autres n'entendraient pas :- "Il a vu dans mon PC l'Encylo. de la guerre sainte" (elle ne voulait pas prononcer lemot « Jihad », qui risquait d'être reconnu) "et je lui ai dit que je l'avais reçue d'uneétudiante à Paris. Tu l'as eue par moi."

Dix minutes après, Elkafi avait les mêmes raisons de soupçonner Simon qu'Aisha :un livre de religion en arabe et les manuels « Encyclopedia of Jihad ». Simon lui ditqu'il avait eu le CD par Aisha, qui le tenait d'une étudiante parisienne, et qu'il en avaitétudié les termes arabes.

Aisha et Simon ont alors l'occasion de rouler pour la première fois dans des voituresaméricaines. Ce sont deux grosses berlines Ford Crown Victoria, le modèle favori dela police et des taxis, munies d'une épaisse grille métallique séparant les sièges

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avant de la banquette arrière, la forme locale du « panier à salade ». Ils lesemmènent vers des bâtiments différents, mais qui ont un point commun : ilscontiennent des cellules individuelles et des salles d'interrogatoire. Chacun est misdans une cellule où, épuisé par le décalage horaire, il s'endort rapidement.

* * *

Rosy Shelton attendit patiemment une heure avant de se renseigner. Il se faisait tard,ses enfants aller revenir de l'école, elle devait rentrer chez elle. Un officier de lasécurité de l'aéroport finit par lui dire que ses deux visiteurs avaient été emmenéspar des agents du FBI et que, si elle laissait son numéro de téléphone, on lapréviendrait quand elle pourrait venir les chercher, et où.

A peine rentrée chez elle, on frappa à la porte de son pavillon. C'étaient un hommeet une femme qui lui présentèrent des plaques d'identification du FBI et demandèrentà lui parler. Elle les fit entrer et asseoir.- "Madame Shelton, dit la femme, nous sommes ici parce que deux jeunes gensarrivés par avion il y a environ une heure trente ont dit que vous les attendiez àl'aéroport Dulles."- "C'est vrai. Que se passe-t-il ?"- "Nous n'avons pas les détails", dit l'homme. "Ce n'est pas nous qui les avonsinterrogés. Nous savons seulement que les agents de l'immigration se posent desquestions sur eux. Pouvons-nous aussi vous poser quelques questions ?"- "Allez-y, et si possible faites vite, mes enfants vont rentrer de l'école."- "Bien, alors commençons", dit l'homme. "Comment avez-vous connu ces jeunesgens ?"- "J'ai échangé des messages avec la jeune femme, sur Internet. Nous avons parléde cuisine française. Vous voyez, il y a un club de dames dans le quartier, qui seréunit une fois par mois pour discuter de cuisine. Et c'est moi qui ai été chargée detrouver une correspondante française à qui je pourrai demander des recettes et desconseils. J'ai trouvé madame Aisha Eberhart. Nous avons sympathisé et, quand ellem'a dit qu'elle allait venir aux Etats-Unis avec son mari pour étudier à George Mason,à deux pas d'ici, je les ai invités à venir rester chez Tom (mon mari) et moi quelquesjours, jusqu'à ce qu'ils soient inscrits et aient trouvé une chambre. Mais je ne les aijamais vus face à face."

Les deux inspecteurs posèrent encore quelques questions simples, refusèrentpoliment le café que Rosy leur offrit et repartirent.

Rosy décrocha alors son téléphone et appela sa voisine Ruth Marciani sur sonportable.- "Ruth, c'est Rosy. Pardon de te déranger, tu dois être en réunion quelque part."- "En effet. Dis vite : que se passe-t-il ?"- "C'est au sujet des deux jeunes Français que tu m'as demandé de récupérer àl'aéroport Dulles. J'y suis allée, mais je ne les ai pas vus. Ils sont bien arrivés, maisdes gens de l'Immigration ou du FBI les ont cueillis à l'arrivée et les ont embarquésDieu sait où. Alors, ne viens pas les chercher demain matin comme prévu, ils ne sontpas chez moi. Ah, et tu sais quoi ? Deux inspecteurs du FBI sont déjà passés chezmoi pour m'interroger à leur sujet. Mais je ne leur ai dit que ce qui était convenu : quej'ai connu la femme sur Internet à propos de recettes de cuisine."

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Ancien siège de la CIA

Comme beaucoup d'agents de la CIA et les autres membres du Department ofHomeland Security (DHS), Ruth Marciani avait un métier de couverture pour qu'onignore son activité véritable : elle prétendait être inspecteur des ventes dans unesociété qui avait son siège dans les environs. Elle avait rencontré Rosy Shelton àl'école du quartier, où elle avait inscrit son fils et Rosy les deux siens. De temps entemps, l'une d'elles allait chercher les trois enfants pour les ramener à leurs maisonsrespectives, distantes d'une centaine de mètres. Et elles se retrouvaient parfois dansdes réunions de clubs de dames du quartier : club de cuisine, club de jardinage, etc.

Elle avait prié Rosy d'aller chercher les deux Français, lui avait dit quoi expliquer siles gens soupçonneux de l'Immigration « qui voyaient des terroristes partout ! » luiposaient des questions. Elle avait recommandé à Rosy de ne pas parler d'elle, etavait promis de venir récupérer les deux invités le lendemain matin, pour leur offrir untravail leur permettant de payer leurs études.

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Ruth avait un poste de confiance au DHS. Elle travaillait depuis des années dans unbureau de l'immeuble de la CIA, à Langley. Elle était responsable des méthodes delutte contre les terroristes, méthodes utilisées ensuite par tous les servicesconcernés du gouvernement américain. Elle animait aussi une cellule de prospective,chargée d'imaginer les cibles auxquelles les terroristes pourraient s'attaquer, pourrecommander les protections adaptées. Avec plus de trente personnes sous sesordres, c'était une femme puissante et respectée au DHS et dans la CIA. Les deuxjeunes Français devaient apporter à son service une compétence en langue etcivilisation arabes qui lui faisaient cruellement défaut. Elle-même devait leurapprendre assez de choses sur les méthodes de lutte antiterroriste pour qu'ilspuissent faire progresser la France en ce domaine, ainsi qu'approfondir et accélérerl'échange de renseignements antiterroristes entre Etats-Unis et France.

Elle réfléchit à ce qu'elle devait faire pour mettre un terme aux ennuis de ses deuxFrançais et les récupérer comme prévu. Puisqu'ils étaient toujours détenus, c'estqu'ils n'avaient pas révélé leur mission, dont l'importance les aurait fait relâcher aprèsvérification à l'ambassade de France. C'était donc à elle d'agir. Il lui fallait obtenirqu'un ordre de les relâcher soit donné au FBI, qui détenait sans doute à présent lesjeunes gens. Mais comme elle était au DHS, organisation distincte et souvent rivaledu FBI, qu'elle était censée coordonner avec son ennemie jurée la CIA, elle devaitmonter assez haut dans la hiérarchie de l'administration pour trouver un managercapable de donner des ordres au FBI. Il n'y en avait qu'un : le grand patron del'antiterrorisme, le "Tsar", à la Maison Blanche.

Mais elle ne pouvait plus contacter le Tsar qui avait lancé cette collaborationavec les Français, tout simplement parce qu'il n'était plus en poste, suite auchangement d'administration consécutif aux dernières élections présidentielles.

Elle envoya donc un message Internet chiffré à Simpson Bellows, l'adjoint dunouveau Tsar, lui expliquant le problème, lui demandant de faire intervenir sonpatron et aussi de lui faire savoir quoi faire de son côté.

Mais le Tsar actuel était en déplacement avec son adjoint dans la Corne de l'Afrique,où on avait détecté de nouveaux camps d'entraînement terroristes, et le message deRuth attendit dans la boîte aux lettres électronique de Billows que des problèmesprioritaires aient été traités.

* * *

La réunion du FBI commença à 10 heures précises, sous la présidence de KevinBroszic, responsable de l'antiterrorisme pour la région de la Capitale. Kevin l'avaitorganisée en urgence, le soir précédent, suite à une conversation téléphonique avecl'agent Elkafi.

Après avoir serré la main de chaque participant, Broszic les remercia de s'êtrerendus disponibles avec un préavis aussi court, et passa la parole à Elkafi :- "Abdul, dites-nous qui vous avez arrêté hier après-midi".Elkafi prit la parole, ravi de l'importance que lui attribuait le grand patron qu'étaitBroszic, et du caractère rare de la prise qu'il avait faite.- "Je m'appelle Abdul Elkafi, je suis spécialiste de la langue arabe au FBI pour larégion de la Capitale. Kevin est mon patron. Hier après-midi, j'ai été appelé à Dulles

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pour examiner les documents en arabe trouvés par un agent de l'Immigration dansles bagages de deux jeunes Français, un homme et une femme, qui venaientd'arriver à l'aéroport Dulles venant de Paris."

D'un geste large, il montra les livres en arabe et les deux ordinateurs, qu'il avaitdisposés devant lui sur la table, et poursuivit : "Ces gens avaient avec eux lesouvrages religieux de base de l'islamisme fondamentaliste. Ils avaient aussi chacunun PC portable, contenant un ensemble de documents ultra-secrets, l'Encyclopédiedu Jihad, documents émanant de l'organisation al Qaida et que seuls possèdent lesterroristes et nos propres services antiterroristes. Ces documents sont si secrets quemoi-même j'en avais entendu parler sans jamais les avoir vus. Ils étaient stockésdeux fois, une fois dans chacun des PC, protégés par un programme de sécuritédont les suspects avaient la clé. J'ai dû les intimider un peu pour qu'ils me laissentles voir.

L'Encyclopédie du Jihad" est un manuel très complet de terrorisme. Il a plus de 4000pages en arabe et en anglais, avec tous les schémas nécessaires pour ce que vousimaginez : fabriquer des bombes, faire sauter un avion ou un blindé, etc. Et il étaitenregistré dans chaque PC avec une protection par chiffrement et mot de passe.Bien que les documents des suspects (passeport et carte à puce d'identification)soient en règle, je les ai fait mettre en garde à vue en attendant une décision."

Broszic passa la parole à son voisin de droite. - "Bob ?"- "Bob Woodrow, inspecteur au FBI dans la région de la Capitale. A la demanded'Abdul, je me suis rendu hier après-midi avec une collègue chez la dame quiattendait les deux suspects à Dulles, une certaine Rosalyn K. Shelton, de McLean,Virginie. Elle affirme avoir rencontré la jeune Française sur Internet en discutant derecettes de cuisine, et l'avoir invitée, ainsi que son mari, à habiter chez elle jusqu'àce qu'ils aient trouvé un appartement à proximité de l'université George Mason, où ilsvont étudier. Personnellement, je trouve curieux qu'on invite chez soi de parfaitsinconnus. J'ai donc vérifié si nous savons quelque chose sur madame Shelton et sonmari, mais nous n'avons rien; pour le FBI ce sont des citoyens sans histoire."

- "Bob", dit Broszyc l'air pensif, cherchez donc dans la nouvelle base de donnéesantiterroriste nationale si nous connaissons, au FBI ou dans une autre organisationassociée du Department of Homeland Security, un voisin ou une voisine des Sheltonen qui nous pouvons avoir confiance, et qui pourrait nous renseigner sur eux.Cherchez aussi, parmi les membres de leur famille si quelqu'un a des antécédentsintéressants. Cherchez également parmi leurs voisins. Si vous trouvez une personne,allez la cuisiner. Vous nous raconterez demain à la réunion que je convoque d'oreset déjà pour 9h30."

Il regarde autour de la table. - "9h30 demain, ici même. Tout le monde estd'accord ?"Les participants donnent leur accord. Broszic poursuit.- "Mademoiselle Claire Lohr, à ma gauche, est notre psychologue. Elle est docteurde l'université de Stanford. C'est la plus fine mouche que je connaisse, elle n'a passa pareille pour faire parler des suspects. Claire, dès la fin de cette réunion, allez voirces deux Français et revenez nous donner vos conclusions demain matin."- "OK, Kevin."

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- "Abdul, contactez le juge Fresno et obtenez la permission de faire parler les PC dessuspects. Puis fouillez-les jusqu'au plus petit fichier. Vous nous en reparlerez demainmatin. Ah, contactez aussi notre ambassade à Paris. Je voudrais savoir tout ce qu'onpeut découvrir là-bas sur nos deux étrangers, qui a autorisé la délivrance de leursvisas et sur quelle base. Donnez-leur trois jours pour vous envoyer un rapportcomplet par email, avec copie pour moi, mais ne leur dites pas que nous lessoupçonnons, pour ne pas biaiser leur jugement ou les mettre sur la défensive."

Broszyc allait annoncer la fin de la réunion, lorsqu'il remarqua sur la table la petiteboîte en fer blanc. - "Abdul, qu'est-ce que c'est que ça ? Vous ne nous en avez pasparlé."- "C'était dans la valise de Simon Eberhart. Il prétend que c'est du pâté fait maison,un cadeau de sa femme à madame Shelton. Nous soupçonnons de la drogue ou unpoison chimique."Broszyc sortit de sa poche un couteau à lames multiples muni d'un ouvre-boîte etdécoupa le couvercle de la boîte. Il renifla le contenu, en préleva un peu avec lapointe de son couteau et le goûta. - "Humm", dit-il, "c'est bon, cette pâte. Abdul, vousdevez des excuses à Eberhart pour l'avoir injustement soupçonné sur ce point !"

* * *

Le lendemain à 9h30 tapantes, la réunion conviée la veille démarra. Broszic donnad'abord la parole à Elkafi.- "Abdul ?"- "J'ai eu l'injonction du juge Fresno hier soir. Je m'attaquerai donc aux ordinateurstout à l'heure. Si les suspects refusent de coopérer et de fournir leurs mots de passe,à quel informaticien dois-je m'adresser pour « faire parler » ces PC ?- "Voyez Jerry Goldschmit de ma part", dit Broszic.- "OK. J'ai contacté l'ambassade à Paris par téléphone sécurisé. Nous avons là-basun agent de l'antiterrorisme du nom de Nicky Sanchez. Il a noté mes questions et m'adit qu'il s'en occupait tout de suite. Il a dû faire vite, car j'ai eu son rapport par emailce matin."- "J'en ai eu copie aussi", dit Broszic. "Poursuivez."- "Je résume ce rapport pour Claire et Bob. Ou un espion a réussi à pénétrer lelogiciel informatique des visas de l'ambassade, pour attribuer à chacun des suspectsun visa et une carte à puce sans poser beaucoup de questions, ou nos deux lascarsont bénéficié d'un piston de premier ordre. Leurs visas leur ont été attribués surdemande expresse de l'ancien ambassadeur, Henry H. Kossowsky. Leurs fichesinformatiques ne contiennent que des données d'identification banales et desdonnées biométriques qui s'avèrent exactes. Ca me paraît très louche.

Nicky a aussi cherché ce qu'ils ont fait jusqu'à ce jour. Il a trouvé qu'ils étaientdiplômés de l'enseignement supérieur français. L'homme a un diplôme d'ingénieurd'une école de la banlieue de Paris dont je n'ai, personnellement, jamais entenduparler..." Elkafi regarda sur son papier pour se rafraîchir la mémoire. "...« Ecolepolytechnique », sans doute encore un de ces établissements français où onenseigne des choses si inutiles qu'on forme de futurs chômeurs. La femme a fait uneécole de formation de professeurs, « Ecole Normale Supérieure », tout aussiinconnue en ce qui me concerne, et dont elle est sortie avec un diplômed'enseignement de l'allemand."

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Broszic consulta les notes qu'il avait rédigées pour préparer la réunion et interrompitElkafi. - "Il se trouve que mon fils est à Paris, où il suit des cours d'histoire de l'artdans une école locale. Dès que j'ai reçu le rapport, je l'ai appelé pour lui demanders'il connaissait les écoles dont vous venez de parler. Il m'a dit qu'elles sont aussiconnues et célèbres, en France, que le MIT et Stanford chez nous. Il a ajoutéqu'entrer y est si difficile, à cause d'un curieux système français d'examensconcurrentiels qu'ils appellent « concours », que le simple fait de se porter candidatest considéré comme prétentieux; du reste, parmi les rares candidats, tous trèsdoués, qui se présentent, seule une infime proportion est admise à assister auxcours."

Elkafi dit : - "Merci pour ce complément d'informations, Kevin. Ca m'apprendra à êtreplus prudent en parlant d'études et de diplômes que je ne connais pas !"Broszic l'interrompit de nouveau : - "Je crois que Claire a une remarque à faire.Claire ?"- "Je ne connaissais pas ces écoles, moi non plus. Mais après avoir fait hier unpremier bilan intellectuel et psychologique des deux jeunes gens, je suis sûre qu'ilssont à la fois extrêmement intelligents et extrêmement instruits. Il fallait que je vous ledise."

Elkafi reprit la parole. - "Nicky a aussi trouvé que madame Eberhart a écrit desarticles, dans la presse étudiante française, témoignant d'opinions suspectes. Il y ena un sur l'égalité des Français d'origine arabe avec les Français de souche et lesdiscriminations dont sont victimes ces fils d'immigrés. Il y en a un autre sur Karl Marxet son influence sur les organisations révolutionnaires islamistes, comme le FrontPopulaire pour la Libération de la Palestine du terroriste Georges Habache. Ilm'enverra ces textes quand il en aura trouvé une copie et qu'il les aura analysés."

Elkafi termina son exposé en ajoutant : - "Une dernière chose. Nos deux suspectssont assez connus du public, en France, depuis deux passages à la télévision il y aun an, dans une émission où on teste la mémoire des candidats. Ils ont une mémoireremarquable."

- "Merci, Abdul" dit Broszic. "Avec ce que nous savons jusqu'ici, je résumerai lasituation en disant que si ces deux jeunes sont des terroristes, ce sont des terroristesintelligents et instruits. Je dirai aussi que, soit ils sont assez habiles pour se fairedélivrer des passeports à notre ambassade sans montrer patte blanche, soit ils ontdes amis assez puissants pour les obtenir. Dans tous les cas, ça fait froid dans ledos et nous promet du pain sur la planche. Demandez à notre homme à l'ambassadede Paris, ce Nicky Sanchez, s'il peut avoir des détails sur l'autorisation de visaaccordée par l'ambassadeur Kossowsky : l'ambassadeur les connaissait-il, avait-ilreçu un ordre du Département d'Etat, etc." Il se tourna vers Woodrow. "Bob ?"

- "J'ai trouvé une voisine de madame Rosalyn Shelton, qui habite McLean, à unecentaine de mètres de chez elle et la connaît très bien. Je l'ai trouvée grâce à notrenouvelle base de données de l'antiterrorisme, où on peut faire des recherchescombinant la proximité géographique et un autre critère comme de travailler pour leDHS, le FBI ou la CIA. La voisine en question s'appelle Ruth Marciani."

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Broszic eut un geste de surprise. - "La Ruth Marciani, passée de l'Agence Nationalede Sécurité au DHS, celle qui est responsable des méthodes antiterroristes ? Maischut ! son nom est si secret qu'il ne devrait même pas être prononcé."- "Elle-même", dit Bob Woodrow. "Je l'ai appelée et j'ai eu une chance incroyable :elle a pris elle-même la communication et a accepté de parler avec moi. Elle connaîtparfaitement Rosy Shelton. Elle la voit souvent dans les réunions du club de damesde leur quartier et elles se partagent la corvée d'aller chercher les enfants à l'école."- "Et que dit-elle de sa voisine ?" demanda Broszic.- "Qu'elle est au-dessus de tout soupçon et toujours prête à aider les autres."- "Cela explique peut-être pourquoi madame Shelton invite un couple chez elle aprèsune simple rencontre sur Internet", dit Elkafi.- "Je n'y crois pas", dit Claire Lohr. "Pour se donner autant de mal, recevoir desétrangers et les loger, et même aller les chercher à l'aéroport, il faut plus qu'unesympathie par email à propos de recettes de cuisine. Madame Shelton doit attendreune bien plus grande récompense de ses efforts que ceux-là. Ou alors elle a uneobligation que nous ignorons."- "Je pense comme Claire", dit Broszic. "Mais comment trouver la vérité ?" Il réfléchitun instant, puis : "Bob, avez-vous quelque chose sur son mari ?"- "Rien. Il est parfait : bon époux, bon père, bon voisin, bon vendeur de meubles pourson patron. Jamais eu l'ombre d'un problème avec la police. Faut-il que j'interrogeaussi ses camarades d'école ou les gens qui fréquentent la même église ?"Broszic fit non de la tête. - "Claire ?"

- "Hier après-midi, j'ai d'abord rendu visite à l'homme, Simon Eberhart. Pour unepsychologue comme moi, c'est un être équilibré et même remarquablement sain. Il ale regard franc et la poignée de main ferme. Il parle sans hésiter et répond auxquestions sans chercher à biaiser. Il est calme. Ce n'est pas un illuminé poursuivantun quelconque idéal chimérique. Il a une culture scientifique dont je ne peux juger,mais que je vérifierai demain, en retournant le voir avec le docteur Elaine Nadeau, latitulaire de la chaire d'astrophysique à l'université George Mason. C'est une amiepersonnelle depuis notre rencontre à Stanford; je l'ai appelée hier, elle a accepté dem'accompagner cette après-midi à la prison où Eberhart est détenu.

Eberhart a aussi des connaissances en histoire remarquables. Non seulement ilconnaît l'histoire de son pays et celle du Royaume-Uni, mais il en sait plus que moisur l'histoire des Etats-Unis. C'est vrai que l'histoire n'était pas un de mes sujetsmajeurs à Stanford, mais qu'un étranger en sache sur mon pays plus que moi qui aiquand même appris mes leçons... Toujours est-il qu'il a coopéré parfaitement avecmoi, en répondant sans détour à toutes mes questions.

C'est ainsi que j'ai compris pourquoi il a appris l'arabe : c'est pour accompagner safemme, qu'il adore. Je sais aussi pourquoi tous deux ont étudié le Coran et les autreslivres : c'est parce que la langue arabe écrite a commencé par le Coran, qui a été lepremier texte rédigé dans cette langue, au point de définir la majeure partie de sonvocabulaire et de sa grammaire ; et lorsqu'on veut connaître à fond une langue, ilfaut connaître au moins un peu l'histoire de ceux qui la parlent et les écrits de sesgrands auteurs. C'est pour cela que les deux jeunes ont étudié les autres textes,ainsi qu'un livre qu'ils n'avaient pas sur eux, la vie du Prophète Mahomet."- "Et c'est parce qu'il y a pas mal d'Arabes terroristes qu'ils ont étudié« l'Encyclopédie du Jihad », pour bien les comprendre, ainsi que leurs méthodes

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pour assassiner ?" dit Broszic d'une voix sourde. "Comment expliquez-vous qu'ilssoient en possession de ces textes et les aient enregistrés en les protégeant parchiffrement et mot de passe ?"- "Je ne l'explique pas autrement qu'en croyant ce qu'ils ont dit : que c'est uneétudiante amie de madame Eberhart qui lui a donné un CD, qu'ils ont ensuite gardé,pour son vocabulaire comme en tant que curiosité. Et Simon Eberhart m'a expliquépourquoi ils l'ont sécurisé : c'est pour qu'en cas de perte ou de vol d'un de leursportables, personne ne puisse y trouver des recettes pour commettre des attentats.

Mais laissez-moi surtout vous expliquer pourquoi la possession de ce texteéminemment suspect ne me suffit pas pour conclure qu'ils ont des liens avec leterrorisme. Supposons que vous ayez un fils de onze ans, et que vous trouviez, biencachée au milieu de ses livres scolaires, une revue pleine d'imagespornographiques. En conclurez-vous que c'est un obsédé sexuel ? Voyez-vous, l'êtrehumain est complexe, sa personnalité a des facettes multiples; tout jugement àl'emporte-pièce basé sur un critère unique ou simpliste a des chances d'être faux."

Broszic remarqua le ton passionné de Claire Lohr, quand elle parlait de Simon en ledéfendant. Il se souvint qu'elle n'avait que vingt-neuf ans.- "Claire, je change de sujet. Une autre question, s'il vous plaît. Pour vous qui êtesfemme, est-il beau garçon, cet Eberhart ?"- "Oui", dit-elle, un peu surprise.Broszic afficha un sourire. - "Ne vous a-t-il pas un peu séduite, Claire ? Allons,avouez. Du reste ce serait une vengeance de la gent masculine, lorsqu'on sait quevous avez déjà réussi à faire parler des hommes qui restaient muets en utilisant unevoix si douce qu'ils ont craqué !"Les deux autres hommes présents rirent à voix basse de l'embarras de la jolie Claire.- "Kevin, vous me soupçonnez à tort. J'aime mon métier de psy et vous avez déjà eudes preuves de mon sérieux et de mon objectivité. Pourquoi me reprochez-vous monâge en impliquant qu'il me fragilise face à un beau garçon ? Sérieusement, je nepeux pas prouver et je n'affirme pas que ce n'est pas un terroriste, mais si c'en estun, je jure qu'il est le seul au monde à avoir ce profil : intelligence, instruction,équilibre, calme, absence d'idéal révolutionnaire, aucune propension à défendrel'islam ou à attaquer d'autres religions, aucun antiaméricanisme. Ca ne vous suffitpas ?"

Broszic leva les bras en l'air. - "Je me rends. Je capitule devant vos arguments. Maiscomme vous le savez, je dois aller au bout de cette enquête. Parlez-nous de lafemme, maintenant."- "Je l'ai vue après, et j'ai été tellement éblouie, fascinée, que j'ai passé avec elledeux heures de plus que prévu. Pour faire court, elle a toutes les qualités de sonmari, elle est aussi peu susceptible, à mon avis, de faire du terrorisme.

Mais en voici une analyse succincte. C'est une littéraire et une philosophe. Comme jesuis moi-même passionnée de philosophie, j'ai discuté avec elle de métaphysique,de déterminisme, du bien et du mal, de logique analytique et déductive, et dereligion. Nous avons évoqué les oeuvres de grands philosophes depuis l'antiquitéjusqu'à nos jours. Vaste domaine, non ? Sur tous ces sujets, j'ai bien dit tous, elle ensait plus que moi, elle a lu davantage et a réfléchi plus profondément, bien qu'ellesoit plus jeune.

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A un moment donné, ayant compris le fil conducteur, l'enchaînement de mesquestions, elle me l'a résumé, a anticipé ma question suivante, y a répondu avantque je la pose, a anticipé encore la suivante et y a encore répondu. Puis elle m'ademandé de quoi je voulais parler ensuite. J'étais si surprise, je me sentais siinsignifiante devant son intelligence, que j'ai dit :- "Parlez-moi de ce qui vous intéresse, que je vous connaisse mieux". Alors, elle m'aparlé de son amour pour son mari. Et, écoutez bien, Kevin : en l'écoutant, j'ai pleuréd'émotion comme devant un grand film romantique."

Claire Lohr se leva et introduisit un DVD dans un lecteur. - "Je voudrais vous fairesuivre dix minutes des déclarations d'Aisha Eberhart, la partie où il s'agit de sonmari." Elle trouva rapidement le passage et l'écran du téléviseur afficha cette partiede l'interrogatoire, filmé comme tous les interrogatoires de suspects de terrorisme.Les quatre agents du FBI assistèrent alors, médusés, à un extraordinaire monologued'amour. Aisha parlait de sa rencontre avec Simon, de leur coup de foudre, de toutce qu'ils partageaient en matière de valeurs philosophiques et de goûts artistiques,de leur année de vie commune. Ses yeux étaient embués de larmes, son émotioncrevait l'écran. Elle conclut qu'elle ne pouvait pas vivre sans Simon et demanda àClaire Lohr s'il allait bien et si elle pouvait le voir.

Broszic : - "Ou c'est une actrice qui pourrait réussir à Hollywood, ou c'est la femme laplus amoureuse que je connaisse".Claire Lohr : - "Si c'est une actrice, alors elle est aussi auteur de script et travaille entemps réel, avec le débit que vous avez pu voir. Pour moi, elle est sincère. En toutcas, elle n'a aucun élément de profil qui corresponde à une terroriste. Pas le moindreélément !"

La gêne de Broszic était évidente lorsqu'il parla, lentement et d'une voix un peusourde : - "A ce stade, si je dois prendre une décision, j'ai le choix entre suivre monintuition et celle de Claire, et relâcher ces deux jeunes gens avec nos excuses, outenir compte de faits objectifs qu'on pourrait un jour nous reprocher d'avoir ignorés.Ils étaient en possession de textes religieux islamistes et d'un manuel ultrasecret duparfait terroriste; et ils avaient déclaré sur leur fiche d'immigration qu'ils netransportaient aucun objet subversif, ce qui est faux. Vous savez que nous réprimonsces fausses déclarations. Qu'en pensez-vous tous, que faisons-nous ?"

Quelques instants passèrent, puis Bob Woodrow suggéra : - "Pourquoi ne pasattendre d'avoir les appréciations du docteur Elaine Nadeau, qui doit voir SimonEberhart cet après-midi et confirmer éventuellement ses compétences scientifiques ?On pourrait aussi faire évaluer celles de madame Eberhart en allemand et enphilosophie par un universitaire, parce qu'à ce jour à part le chirurgien Ayman alZawahiri (l'adjoint de Ben Laden) nous n'avons jamais connu de terroriste qui soit deniveau doctorat. Et il serait prudent d'attendre les compléments d'information sur lecontenu des disques de leurs PC et la délivrance de leurs visas. Et vous, Kevin,n'êtes-vous pas allé voir les suspects pour vous faire une opinion personnelle ?"

- "Si, bien sûr. J'ai vu la jeune femme pendant que Claire voyait son mari, et son maripendant qu'elle voyait la femme. Je n'ai pas voulu vous dire mes constatations avantd'avoir entendu les vôtres, pour ne pas vous influencer. Les voici. Alors que Claire se

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penchait sur le profil humain et intellectuel des suspects, je me suis intéressé à leursconnaissances et leurs opinions en matière de politique. Ils ont répondu sans détourà mes questions. A part la compétence évidente de Simon Eberhart en histoire, leursconnaissances sont limitées aux faits récents : ils ont suivi l'actualité en détailpendant leur séjour en Angleterre, en lisant tous les jours des journaux en anglais eten arabe, et en suivant les informations télévisées par les chaînes CNN, Al Jezira etAl Arabiyya.

Leurs opinions politiques sont identiques : ils approuvent notre sociétéoccidentale, avec sa démocratie et son économie libérale, sa liberté religieuse et sonétat de droit. Ils n'ont aucun penchant pour un état religieux ou une société dominéepar les lois religieuses. Ils ont une opinion favorable des Etats-Unis. Ils comprennentles restrictions de liberté en vigueur chez nous, du fait de la lutte antiterroristeconsécutive au 11 septembre et à la guerre mondiale que nous font les islamistes.

Ils ne partagent nullement l'antiaméricanisme de nombreux Français. Au sujet denotre intervention en Irak, ils en approuvent le principe mais regrettent des erreursd'exécution : le démantèlement précipité maladroit de l'armée et de l'administrationde Saddam Hussein; le fait d'essayer de gérer un pays après la guerre avec trop peude soldats; le fait de le gérer pratiquement sans Américain parlant arabe etconnaissant la mentalité des tribus irakiennes; etc. Non seulement je ne leur trouvepas un profil terroriste, mais leurs choix politiques concordent et sont proches desmiens."

Broszic n'osait pas l'avouer aux autres, mais son opinion sur les deux jeunesFrançais allait au delà : il regrettait qu'ils ne soient pas citoyens américains, car leurprofil concordait parfaitement avec celui des arabisants dont les organisationsantiterroristes américaines avaient le plus grand besoin. Il se promit d'en toucher unmot à son contact privilégié dans l'organisation antiterroriste nationale dès la fin del'enquête.

Claire Lohr demanda à Broszic : - "A ce stade, ne pensez-vous pas que nouspourrions au moins réunir ces deux jeunes, puisque leurs déclarations ne secontredisent pas ? Ne pourrions-nous pas leur donner une chambre commune, sanspour autant les remettre en liberté ?"- "Si", dit Broszic. "Claire, quand vous les reverrez cet après-midi, dites-leur que nousles réunirons demain s'ils continuent à bien coopérer avec nous. Et, vous qui avez denombreux contacts universitaires, trouvez donc un spécialiste d'allemand et dephilosophie pour vous accompagner en fin d'après-midi lors de votre seconde visite àmadame Eberhart. La région de Washington est pleine d'universités, vous devriez yarriver."- "Je m'en occupe tout de suite, en sortant d'ici".- "OK", dit Broszic, "Si tout est clair pour tout le monde, la réunion est terminée.Rendez-vous demain matin ici même, à 9h30 comme aujourd'hui. Au travail !"

* * *

Comme la veille, la réunion démarra à 9h30 présidée par Broszic. Celui-ci donnad'abord la parole à Elkafi, qui fut bref.- "J'ai examiné les PC sans difficulté, grâce à la parfaite coopération des deuxsuspects. Ils ne contiennent rien d'autre que ce dont je vous ai déjà parlé. De soncôté, Nicky Sanchez a contacté l'ancien ambassadeur à Paris, Kossowsky, chez lui

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près de Seattle, Washington. L'ambassadeur se souvient très bien d'avoir reçul'ordre de délivrer des passeports à ces deux Français sans poser de questions, partéléphone, de l'ancien Secrétaire d'Etat lui-même."- "Oh, oh!" dit Broszic, "à l'évidence nous avons affaire à des gens importants. Maispourquoi diable ne nous ont-ils rien dit ? Et vous, Claire, qu'avez-vous à nousapprendre ?"

Claire Lohr allait prendre la parole quand Elkafi l'interrompit :- "Pardon Claire, un dernier mot, s'il vous plaît. Nicky m'a envoyé les articles enfrançais écrits par Aisha Eberhart, dont je vous ai parlé hier. Le premier est un appelà la bonne entente entre chrétiens, juifs et musulmans. Le second éclaircit un pointd'histoire contemporaine, en montrant qu'en 1967 les terroristes palestiniens deGeorges Habache avaient une approche marxiste de la guérilla populaire. Ces textesne sont en aucune façon des encouragements au terrorisme, ils ne sont donc passuspects. Claire ?"

- "J'ai d'abord revu Simon Eberhart avec le docteur Elaine Nadeau, qui a confirmé sacompétence en mathématiques et en physique." Elle regarda ses notes et ajouta :"Particulièrement en physique des plasmas, domaine utile en astrophysique oùSimon en sait plus qu'Elaine, pourtant titulaire de la chaire à George Mason. Elaine adit qu'elle serait d'accord pour prendre Simon comme thésard après un semestre decompléments d'astronomie, parce qu'elle n'a jamais eu d'étudiant de ce niveauintellectuel.

J'ai ensuite revu Aisha Eberhart avec le professeur Werner Chowitz, qui enseigne laphilosophie moderne à l'Université Georgetown. Le professeur Chowitz est d'origineallemande. Il a confirmé la compétence d'Aisha en allemand et en matière dephilosophie. Il a même ajouté qu'elle devrait pouvoir enseigner l'un ou l'autre sujet àGeorgetown, si elle voulait.

Nous avons donc confirmation des compétences remarquables de ces deux jeunesFrançais, mais il y a un os. Les deux professeurs, Nadeau et Chowitz, se sontétonnés que Simon et Aisha Eberhart veuillent s'inscrire à George Mason, qui estune université de second plan. D'habitude, des gens à leur niveau - et il y en a trèspeu - vont au MIT, à Princeton, à Stanford ou à des universités de ce calibre-là. Leurchoix de George Mason est bizarre, puisqu'ils n'ont même pas postulé ailleurs. Ilsm'ont simplement expliqué que pour une première année aux Etats-Unis, un simplecomplément d'études avant leurs thèses, cette université facile d'accès et pas tropchère leur avait semblé préférable, vue d'Europe. J'avoue ne pas être convaincue,mais je ne peux pas prouver qu'ils mentent."

Un silence pesant suivit ces propos. Broszic finit par dire :- "Résumons la situation. Deux jeunes étrangers exceptionnellement doués sont auxEtats-Unis avec la protection de l'ancien Secrétaire d'Etat lui-même. Leurconnaissance de l'arabe, les documents en leur possession et la possibilité que desétudes à George Mason ne soient qu'une couverture en feraient des candidats dechoix à un travail dans notre organisation antiterroriste... s'ils étaient Américains. Detoute manière, je pense qu'il faut demander au Département d'Etat ce qu'il faut enfaire, cette affaire n'étant pas du ressort de notre FBI."

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- "Je suis d'accord", approuva Claire Lohr. "Mais peut-on mettre un terme à leurisolement immédiatement, peut-on au moins les détenir ensemble ?"- "Oui", dit Broszic. "Faites le nécessaire, s'il vous plaît. Je signerai la paperasseofficielle. Et dites-leur que c'est désormais le Département d'Etat qui décidera de leuravenir. Si vous êtes tous d'accord, c'est là ma décision."Les autres participants approuvèrent et Broszic conclut : - "Bien. Je contacte leDépartement d'Etat par notre canal habituel pour la lutte antiterroriste, et je rédige lecompte-rendu final de notre activité. Merci à tous pour votre action."

* * *

Ruth Marciani n'avait toujours pas de réponse à son message à Simpson Bellows.Elle s'installa devant sa station de travail à deux écrans. Une petite caméra au-dessus de l'écran gauche détecta sa présence, lança le logiciel d'identification. Celui-ci trouva l'iris de l'oeil gauche de Ruth et le reconnut. - "Hi, Ruth!" (Bonjour, Ruth !) ditla machine à voix basse.

Ruth consulta à l'écran l'annuaire de l'antiterrorisme et trouva les coordonnées dusecrétariat de Bellows. Elle appuya sur un bouton et lança un appel en visiophoniecryptée sur le réseau privé de l'antiterrorisme américain. Trois secondes après,l'image d'une femme apparut sur l'écran, au-dessus d'un bandeau annonçant sonnom, Patricia B. Phillips, et son service, Secrétariat de Simpson I. W. Bellows.- "Bonjour, Pat. Tu te souviens de moi ?"- "Bien sûr, Ruth ! Comment vas-tu ?- "Ca pourrait aller mieux. J'ai besoin de ton aide."- "Tout ce que tu voudras, parle."- "J'ai besoin que tu joignes le sous-secrétaire Bellows, où qu'il se trouve, et vite, etque tu lui dises ceci. Des agents du FBI de la région de Washington, qui font trop dezèle, ont arrêté et coffré deux hauts personnages français, envoyés par leurPrésident de la République en personne. Nous risquons tout bonnement l'incidentdiplomatique majeur. Tu vois d'ici la tête que ferait notre propre Président si un deses alliés coffrait deux de nos envoyés spéciaux à leur descente d'avion !"- "Je vois. Je sais où joindre Simpson, il est en voyage avec le Tsar et le Président. Acette heure-ci ils doivent être à bord de l'avion présidentiel, Air Force One. Dis-moiles noms de ces Français, que je les note, et ce que je dois savoir d'autre."Ruth donna les noms d'Aisha et de Simon ainsi que les détails nécessaires, etPatricia promit de la rappeler dès qu'elle aurait parlé avec son patron.

Simpson Bellows reçut l'appel dans l'avion présidentiel, nota ce qu'il fallait et serendit à la table de travail où le Président des Etats-Unis était en réunion avec sonTsar de l'antiterrorisme. Il demanda poliment la permission de dire quelques mots auTsar, qui demanda à son tour au Président cinq minutes de suspension de séance.Le Tsar contacta immédiatement par visiophonie sécurisée son secrétariatpersonnel, à la Maison Blanche, et demanda à sa secrétaire les détails sur cetteaffaire lancée par son prédécesseur. Elle les trouva en quelques instants et les luidonna. Il dit alors à Simpson Bellows de faire libérer les deux jeunes gens et retournaà sa réunion avec le Président.

Simpson Bellows trouva les coordonnées du responsable du FBI pour la région de laCapitale fédérale, l'appela depuis Air Force One de la part du Tsar de

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l'antiterrorisme, et lui dit de faire libérer les deux Français détenus par son patronaprès interpellation à l'aéroport Dulles. Il lui dit de faire conduire ces deux importantspersonnages à l'adresse où ils se seraient rendus s'ils n'avaient pas été interpellés,et de s'excuser pour la méprise. Il refusa d'expliquer davantage la décision du Tsar,reçut la promesse de son interlocuteur et raccrocha. Il rappela alors sa secrétaire,Patricia, et dit que le problème était réglé.

Et c'est ainsi qu'en pleine rédaction de son rapport final, Broszic reçut sansexplication l'ordre de libérer ses deux prisonniers, de s'excuser et de les conduirechez Rosy Shelton.

Le lendemain matin à 8h30, une petite voiture bleue s'arrêta devant la maison desShelton. Ruth Marciani en descendit et sonna. Quelques instants après, les enfantsde Rosy Shelton sortirent, suivis par Aisha et Simon portant leurs valises, qu'ilsmirent dans le coffre de la petite voiture. Tous s'engouffrèrent dans le véhicule avecRuth, qui démarra aussitôt. Les enfants furent déposés à l'école et Ruth repartit avecles deux Français. Une demie heure après, ils entraient tous dans le bureau de RuthMarciani, dans un immeuble de la CIA, à Langley.

Nouveau siège de la CIA

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Chapitre 5 - La mission démarre très fort

Aisha et Simon dévisagent Ruth Marciani, qui vient de les inviter à s'asseoir. Simonla trouve très grande, plus grande que lui, et large d'épaules. Elle a des cheveux rouxcoupés assez courts et ses yeux bleus ont un regard franc. Agée d'environ trente-cinq ans, son visage respire la santé, l'énergie et la confiance en soi. Aisha, elle, adéjà examiné le contenu du bureau et jaugé Ruth d'un seul coup d'oeil. « Elle a dûfaire beaucoup de sport », se dit-elle.

- "Maintenant nous pouvons parler", dit Ruth. "Bonjour, bienvenue en Amérique."Aisha et Simon répondent par un large sourire. Ruth poursuit.- "D'abord nous vous devons des excuses pour votre interpellation et votreincarcération."- "Non", dit Simon. "C'était notre faute : nous avons omis de dire ce qui nous amenaitaux Etats-Unis. Ces gens du service d'immigration et du FBI ne faisaient que leurdevoir."- "Nous avions aussi commis l'erreur de garder des copies de l'Encyclopédie duJihad sur nos PC, et en plus sous une forme indéchiffrable qui attire la suspicion"précisa Aisha.Ruth : - "Lorsque Rosy Shelton, ma voisine, m'a prévenue que vous étiez retenus parles agents de l'Immigration, j'ai entrepris de vous sortir de leurs griffes. Pardonnez-moi d'avoir mis deux jours."

Ruth a les yeux très mobiles. Elle observe attentivement ses interlocuteurs, notementalement qu'Aisha a déjà fait l'inventaire visuel de son bureau et que Simon laregarde intensément. - "Nous ferons connaissance en déjeunant", dit-elle. "Mais pourle moment, voici ce que je propose que vous fassiez pendant les prochainessemaines.

D'abord, je voudrais que vous preniez le temps de vous installer. C'est indispensablepour que vous ayez ensuite l'esprit à votre mission. Vous allez donc prendrequelques jours pour vous trouver un appartement et des voitures. Si vous avezbesoin d'argent, dites-le à Judy, mon assistante, qui vous accompagnera dans cesdémarches. Elle vous procurera aussi les nouveaux laissez-passer biométriquesvirtuels, pour que vous puissiez entrer dans ce bâtiment, où vous aurez vos bureaux,et accéder au réseau informatique. Elle vous aidera à vous inscrire à George Mason,où vous vous montrerez une ou deux fois par mois, en disant que vous étudiez chezvous le plus souvent possible.

Dès que vous serez disponibles, vous reviendrez me voir pour commencer votretravail. En gros, vous commencerez par faire connaissance avec des gens de monservice et quelques autres agents importants de l'antiterrorisme, de la CIA et du FBI.Il s'agit pour vous de les connaître, de connaître leur travail et leurs préoccupations.Je voudrais que vous leur fassiez une conférence sur l'idéologie et les croyances desterroristes islamistes, conférence dont nous reparlerons. Puis vous ferez une tournéedes Etats-Unis, pour rencontrer des gens de terrain et leur faire aussi desconférences semblables.

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Vous apprendrez ainsi beaucoup de choses sur l'Amérique et notre organisationantiterroriste, et vous nous ferez profiter de vos connaissances sur l'islam. Vouspourrez informer les administrations françaises de tout ce que vous aurez appris, carnotre coopération en matière de lutte antiterroriste est totale. Attention simplement àne pas divulguer d'informations sensibles en dehors de ces agents, et à ne pasmême laisser deviner à l'extérieur que vous êtes autre chose que des étudiants.D'ailleurs voici pour chacun de vous un engagement de confidentialité, que vous meramènerez signé quand vous l'aurez lu. N'en gardez pas de copie papier, c'est plussûr ; vous retrouverez ce texte avec votre fiche dans la base de donnéesantiterroriste, si vous en avez besoin.

Dans quelques semaines, au retour de votre tournée, je vous confierai desresponsabilités importantes dans mon équipe. Comment trouvez-vous ceprogramme ?"Aisha et Simon le trouvent parfait et expriment leur enthousiasme. La porte s'ouvre,une jeune femme apparaît.

Ruth : - "Voici Judy Reno, mon assistante, dont je viens de vous parler." RegardantJudy : "Voici Aisha et Simon Eberhart."

Judy à Ruth : - "J'ai trouvé ce matin ce compte-rendu d'activité dans les événementsrécents de la base de données antiterroristes. Il vous concerne. Je vous suggère dele lire immédiatement."

Ruth jette un oeil sur les feuilles agrafées que Judy lui tend. C'est le rapport deBroszic sur « l'affaire Aisha et Simon Eberhart ». Elle fait un signe à Judy.- "Judy, emmène donc nos amis faire connaissance avec Jack Berkovitch. Quand ilsauront passé une heure avec lui, qu'il t'appelle et tu les conduiras chez ValdezRamirez, où je viendrai les chercher pour les emmener déjeuner."

* * *

Aisha et Simon suivent Judy dans le couloir. Quelques bureaux plus loin, elle frappeà une porte, attend l'invitation d'entrer puis ouvre. - "Jack", dit-elle à l'homme assisdevant sa station de travail, "voici monsieur et madame Eberhart, dont Ruth vous aparlé." Elle se tourne vers les jeunes Français : "Aisha et Simon, voici JackBerkovitch. Je vous laisse avec lui. Il m'appellera lorsqu'il sera temps de vousemmener chez Valdez Ramirez."

Berkovitch est un petit homme grassouillet aux gestes vifs. Il bondit de sa chaisepour accueillir ses visiteurs, serre la main à Aisha avec sa main droite tout en serrantla main de Simon avec sa main gauche, puis saute sur le fauteuil derrière son bureautout en faisant signe à ses visiteurs d'occuper deux chaises devant.- "Bonjour, comment allez-vous ?" dit-il. Puis, sans attendre la réponse : "Mon job,c'est la base de données antiterroriste : son contenu, sa structure, ce qui y entre,comment on l'interroge, comment on la protège."Il s'arrête de parler. Simon en profite pour lui demander :- "Bonjour. Judy vous a appelé Jack et la plaque d'identification sur votre bureauporte le nom de John Berkovitch. C'est Jack ou John ?"- "Aux Etats-Unis, Jack est le diminutif de John. OK ?"

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- "C'est noté. Pouvons-nous vous appeler Jack ?" dit Simon.- "Bien sûr !"- "Parlez-nous de votre travail, Jack" dit Aisha.

- "Je pars des besoins d'information antiterroriste et je les précise par écrit. Il y adeux types de besoins : les données qui se stockent dans la base et les recherchesqui retrouvent les données. A partir de ces besoins, j'effectue d'abord la conceptionde la base de données antiterroriste, c'est-à-dire que je décide quelles donnéesinformatiques y seront stockées et comment elles seront reliées les unes aux autres.Puis je traduis les besoins de recherche en spécifications de moteurs de recherche.Certains moteurs existent déjà, d'autres sont à créer, d'autres encore doiventinterroger des bases de données autres que la base antiterroriste.

Puis je fais réaliser les logiciels nécessaires par des sociétés possédant unehabilitation antiterroriste, c'est-à-dire qui garantissent le secret, et je les teste et lesfais aussi tester par d'autres. Enfin, je définis les règles de confidentialité, pour lesdonnées elles-mêmes et pour les types de recherches qu'on peut effectuer, selon lesprivilèges qu'on possède. Et quand le logiciel est prêt, je fais saisir quelques donnéespour commencer à peupler la base et je rédige un guide d'utilisation comprenant undictionnaire de données et des manuels d'interrogation et de mise à jour." Et ilconclut par un mot français : "Voilà !"

Pour Simon, qui avait déjà travaillé plusieurs fois avec des bases de données,l'explication était claire. Mais Aisha demanda : - "Vous pouvez nous faire unedémonstration ?"Berkovitch bondit de son fauteuil à la chaise devant sa station de travail.- "J'ai une belle station, n'est-ce pas ? Regardez, il y a quatre écrans haute définitiondisposés en carré. J'ai besoin d'une grande surface d'affichage pour voir beaucoupde données à la fois, avec leurs liens. Judy m'a apporté le rapport de Kevin Broszic ily a une demie heure sur papier. Voyons d'abord si quelqu'un l'a déjà saisi dans labase."Berkovitch tape « Eberhart »dans une fenêtre de recherche. Le système répond :« Aisha Eberhart et Simon Eberhart. OK ? »

Berkovitch accepte et deux fenêtres s'ouvrent : une fenêtre de traitement de texte oùon peut lire le rapport, et une fenêtre où apparaît un diagramme.- "Ce diagramme est un schéma de données, où chaque type de données apparaîtdans un rectangle blanc. Vous voyez un rectangle « Personne »et des flèches qui enpartent, chacune surmontée d'un libellé de désignation comme celle-ci." Berkovitchmontre la flèche « Evénements ». "En cliquant avec le bouton droit de la souris surun rectangle on obtient les détails des données de ce rectangle, qui constituent unearborescence : « Personne » a pour détails « Prénom - Nom », « Photo », « Voix »,« Date de naissance », « Données biométriques », « Adresse », etc. « Donnéesbiométriques » a pour détails « Empreintes digitales », « Iris », « Voix », etc. Lesdétails de niveau le plus bas, les « feuilles terminales » de l'arborescence,contiennent les données elles-mêmes : textes, nombres, photos, etc.

En cliquant sur une flèche, ce que nous appelons « un lien », on a un texte qui décritsa sémantique, c'est-à-dire ce qu'il signifie, et les règles de liaison : lien certain ouprobable, lien de 1 origine à 1 destination ou de 1 origine à plusieurs destinations,lien mono ou bidirectionnel, etc.

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Toute la base est stockée en langage informatique XML, dont vous avez peut-êtreentendu parler. En fait, le schéma représente la grammaire du langage de la baseantiterroriste. Mais nous verrons cela en détail une autre fois, quand nous aurons letemps. Ca va ?"

Aisha et Simon disent qu'ils suivent et que c'est passionnant. Leur intérêt est évident.Berkovitch poursuit.- "Voyons à présent les questions qu'on peut poser. Il y a une question trèsfréquemment posée au sujet d'une personne : « Y a-t-il un risque qu'il s'agisse d'unterroriste ? »Berkovitch fait apparaître un rectangle « Personne » pour Aisha Eberhart, lesélectionne, puis tape « Recherche » et une fenêtre s'ouvre avec une liste de typesde recherche. Berkovitch montre que si on clique sur un type, une fenêtre s'ouvrepour saisir les détails de ce type de recherche. Il choisit le type « Risque terroriste »,puis, dans la fenêtre de détails « Tous ».

Un petit sablier apparaît, quelques secondes s'écoulent, puis la réponse s'affiche :

« Profil terroriste : âge idéal pour terrorisme, connaissance langue arabe,détention ouvrages religieux en arabe et Encyclopédie du Jihad, dissimulation detextes terroristes par cryptage ».

« George Mason University (Fairfax, Virginie) proximité géographique CIA(Langley, Virginie) : Risques activité d'espionnage, repérage préalable à unattentat ».

La conclusion clignote en dessous, en gros caractères rouges : « Risque élevéde terrorisme ».

- "Aisha, si vous ne veniez pas de chez Ruth, si vous ne portiez pas un badge« visiteur » indiquant les privilèges que j'y vois, avec le diagnostic affiché sur l'écranje vous ferais arrêter immédiatement !", dit fièrement Berkovitch.- "Cela explique notre mésaventure", dit Aisha avec un sourire.- "Il est fantastique, votre outil" dit Simon. "Il doit permettre la coopération de servicesgouvernementaux aux fonctions très différentes et des rapprochements précieuxentre informations. Si vous aviez disposé de cet outil, l'attentat du 11 septembreaurait été empêché."- "Exact. Et l'outil logiciel s'appelle « CONDOTS », contraction de « CONnecting theDOTS », qui veut dire relier entre elles des informations disjointes. La coopérationinterservices et les rapprochements entre événements sont ses premiers objectifs",approuve Berkovitch, "mais il y en a plusieurs autres. Par exemple, nous avons unhistorique des événements qui nous permet de savoir si une menace est en train dese préciser.

Il y a un cours d'auto-apprentissage de ce logiciel, vous pourrez tout savoir surlui dès que vous y aurez consacré quatre ou cinq jours."

Berkovitch regarda la montre dans le coin d'un de ses écrans. - "Le temps alloué estterminé. Nous nous reverrons bientôt. J'appelle Judy pour qu'elle vous conduise chezValdez Ramirez." Il appuya un sur un bouton de son téléphone et appela l'assistante.

Aisha et Simon le remercièrent et prirent congé.

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* * *

Le bureau de Valdez Ramirez est tout en longueur et terminé, sur son côté étroit, parune fenêtre aux vitres translucides. Les longs murs de gauche et de droite sontcouverts de grandes feuilles de papier représentant des organigrammesadministratifs et des procédures de travail dessinés par ordinateur.

Ramirez est assis à son bureau, le dos à la fenêtre. Judy partie, il se lève ets'approche des deux visiteurs en arborant un grand sourire. C'est le genred'expression qu'Aisha avait déjà remarquée sur le visage de certains vendeurs devoitures d'occasion.- "Bienvenue au service Coordination", dit-il. "Je suis Valdez Ramirez, mais tous icim'appellent Val." Il tend la main à Aisha, qui remarque sa grosse montre en or et sachevalière à initiales entrecroisées "VR". "Vous êtes Aisha ?"- "Oui, bonjour Val", dit modestement Aisha en donnant la main.- "Et vous êtes Simon ?"- "Comment avez-vous deviné ?" demande Simon, en lui serrant la main.Au ton de la voix de Simon, Aisha devine que cet homme n'est pas plus sympathiqueà son mari qu'à elle-même.- "Je n'ai pas de mérite. Ruth m'avait prévenue et Judy vient de vous présenter. Maissérieusement, mon travail consiste précisément à anticiper les problèmes decommunication entre des administrations qui s'obstinent à s'ignorer."- "Voulez-vous nous en parler ?" demanda Simon.- "Voici, mais asseyez-vous d'abord. Aux Etats-Unis, la lutte antiterroriste concerne180.000 agents dans 22 administrations distinctes, allant des Gardes-côtes au FBI,en passant par le département de la Justice, le Service secret, le département de laDéfense, la Garde nationale, le ministère des Transports, l'Immigration et lesDouanes, les Gardes-frontières, l'Office National de Reconnaissance, etc. Ils ont étéregroupés, au sens de la coordination antiterroriste, sous l'autorité du Tsar qui dirigele Department of Homeland Security. Mais en pratique, lorsqu'il s'agit de travaillerensemble et de se communiquer des renseignements, chacune d'elles a toujourstendance à en oublier quelques autres.

Mon travail consiste à savoir comment chaque administration travaille, c'est-à-direquelle est sa fonction dans la lutte antiterroriste. Je dois savoir de quellesinformations elle dispose et de quelles informations elle a besoin, et aussi commentelle utilise ces informations.

Je rédige donc les procédures de communication entre administrations, pour desdonnées comme une liste de sites à protéger, et surtout des événements comme ladétection d'une menace. En fait, je mets au point ces procédures avec elles, je vérifiequ'elles les traduisent en directives, puis qu'elles respectent celles-ci. Je répondsaussi à leurs demandes du type : « qui a telle information ? » ou « qui dois-jeprévenir de tel événement ? ». Enfin, je travaille avec Jack Berkovitch, pour que lastructure de sa base de données reflète les données qui sont échangées, lesservices émetteurs et récepteurs des messages d'information, les événementssuivis, etc. Et j'oubliais, je mets de l'huile dans les rouages, pour aplanir les difficultésqui naissent des oublis, des retards et parfois de la mauvaise volonté."

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Simon demande : - "Mais pourquoi devez-vous prendre le temps de répondre à desquestions du type « qui a telle information »? Ne suffit-il pas de consulter la base dedonnées de Jack pour le savoir ?"

Ramirez sourit de toutes ses dents. - "En théorie, oui. Mais en pratique peu de genssavent traduire leurs préoccupations et leurs connaissances en interrogationsefficaces du système. Les agents de terrain, ceux qui sont au contact du public parexemple, ont instruction de demander au spécialiste de leur propre organisation qui aété formé à l'utilisation de la base de données. Mais il y a les fois où ce spécialistelui-même ne sait pas, les fois où l'information n'est pas prévue dans la base, les foisoù il y a urgence, etc. C'est pourquoi je dois répondre à des dizaines de messageschaque jour, et aussi pourquoi je dois compter sur une secrétaire habile à filtrer lesappels téléphoniques."- "Judy ?" dit Aisha.- "Non", répond Ramirez avec un sourire dépité. "Ruth se la réserve, elle est tropbien pour moi. La mienne s'appelle Sally. Elle n'est pas mal quand même, elle a unemémoire remarquable ; et c'est une maîtresse femme qui ne se laisse guèreimpressionner au téléphone."

Ramirez se tourne vers un des diagrammes d'organisation agrafés au mur. - "Voiciun exemple concernant le flot des informations et des événements déclencheurs auFBI." Il explique, montre du doigt, s'arrête pour répondre aux questions. Aisha se ditqu'elle l'a jugé trop vite : cet homme a l'esprit clair, et sait bien passer du général auparticulier au moment opportun pour faire comprendre son message. Son attitude« commerciale » n'est qu'un vernis de convivialité, du type que beaucoupd'Américains doivent apprécier. Sans doute son rôle de coordination entre tantd'organisations, avec un nombre considérable de personnes, exige-t-il une bonneaptitude à la communication humaine et un abord facile. Elle se promet d'en parleravec Simon, pour avoir son avis. Mais pour se faire pardonner sa froideur etrécompenser Ramirez du mal qu'il se donne dans ses explications, elle se met à luisourire quand il lui parle.

Aisha et Simon écoutent attentivement. Ils se répètent mentalement certaines desinformations que leur communique Ramirez, pour les enregistrer dans leur mémoire.Ils prennent conscience du gigantisme de l'organisation antiterroriste américaine, dunombre et de la variété des menaces qu'elle traite. Le temps passe vite. Tout à coup,la porte du bureau s'ouvre et Ruth entre :- "Bonjour Val. Personne n'a faim, ici ?" dit-elle avec un sourire.Ramirez répond : - "Bonjour, Ruth." Il tend la main à Simon. - "Ravi d'avoir fait votreconnaissance, Simon." Il se tourne vers Aisha. - "Vous aussi, Aisha." Puis,s'adressant aux deux jeunes Français ensemble : - "Vous êtes les bienvenus,revenez quand vous voudrez".

* * *

Dans la cafétéria de l'immeuble, Ruth emmène ses jeunes invités à une table un peuà l'écart. Tout en commençant à manger, elle s'adresse à Simon. - "Alors, vosimpressions de la matinée ?"- "Je prends conscience de la dimension des problèmes antiterroristes et del'organisation mise en place ici pour y répondre. Nous sommes loin, en France, d'une

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prise de conscience comme celle des Etats-Unis concernant la guerre que nous fontles terroristes, donc loin d'avoir votre niveau d'organisation pour y répondre."Ruth apprécie la synthèse de Simon et fait « oui » de la tête.- "Et vous, Aisha ?"- "Je suis frappée par la qualité et la motivation des gens que vous nous avez faitrencontrer. Ils vivent leur travail comme si leur vie en dépendait."Ruth : - "Je suis ravie de vous l'entendre dire, Aisha. Mais que pensez-vous de leursconnaissances concernant nos ennemis islamistes ?"- "Je suis frappée par le fait qu'ils ne nous en ont pas parlé. Ils se sont comportés entechniciens, Jack tout entier à sa base de données et Val dans son rôle d'interface. Ilest vrai que nous ne leur avons pas posé de question sur les islamistes et que letemps est vite passé" dit Aisha.- "Vous avez raison, Aisha. Notre problème est là : nous ne connaissons pas nosennemis. C'est vrai dans mon service comme dans l'ensemble du gouvernementaméricain et même l'ensemble de notre peuple. Nous ne connaissons pas leursvaleurs, leur idéologie, leurs motivations. Lorsque nous captons une conversationtéléphonique en arabe, il nous faut souvent des jours entiers avant qu'un arabophoneait trouvé le temps de déterminer si elle nous apprend quelque chose qui concerne lasécurité."Simon : - "Vous n'avez donc pas de logiciel de reconnaissance automatique de lalangue parlée arabe ? Je pensais qu'il en existe."- "Non, Simon. Il existe des logiciels de traduction automatique de textes arabesécrits vers l'anglais, et encore de qualité moyenne, mais rien qui convienne à lalangue parlée et accepte n'importe quel locuteur. Nous avons des informaticiensspécialistes de la reconnaissance vocale, mais personne connaissant à la fois l'arabeet le terrorisme qui puisse définir avec eux les méthodes d'analyse appropriées pourles enregistrements vocaux."- "Je dois pouvoir vous aider" dit Aisha. "Je ne suis pas informaticienne, mais j'ai desconnaissances de linguistique et d'arabe."- "Merci Aisha, j'apprécie votre offre. Je vais donc m'arranger pour monter un groupede travail et organiser quelques journées de réunion exploratoire. Nouscommencerons après votre tournée de conférences. OK ?"- "OK" dit Aisha. "J'ai hâte de commencer. Mais il serait utile que le groupecomprenne aussi un ou deux universitaires spécialistes de l'analyse des langues, sipossible de l'arabe : au niveau de la phonétique et de la phonologie pour lareconnaissance des sons ; au niveau de la morphologie et de la syntaxe pour lareconnaissance des mots et des phrases ; et au niveau de la lexicologie, de lasémantique grammaticale et de la pragmatique pour le sens des phrases."

Ruth admire mentalement l'efficacité sobre d'Aisha, qui va immédiatement au fonddes choses, sans fioritures. Elle sort un petit carnet et le tend à Aisha avec uncrayon : - "Vous pouvez noter ces spécialités, Aisha ?"Aisha s'exécute. Ruth continue à poser des questions, pour mieux connaître sesnouveaux collègues. A la fin du repas, elle leur propose un emploi du temps pourl'après-midi et les jours suivants.- "En remontant à mon bureau, nous verrons Judy. Elle prendra l'après-midi pourvous aider à fournir vos données biométriques d'identification, pour ce bâtiment et lesautres sites accessibles au personnel de l'antiterrorisme, données qui constituent unbadge d'accès virtuel. Elle vous accompagnera pour trouver un appartement, vousfaire ouvrir un compte en banque et avoir des cartes de crédit, louer ou acheter des

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voitures, etc. Elle sera à votre disposition chaque après-midi jusqu'à ce que tous cesdétails de logistique soient réglés. Et quand vous serez installés et prêts à nousdonner tout votre temps, vous prendrez rendez-vous avec elle pour revenir me voir."

* * *

Avec l'aide de Judy, les formalités d'identification biométrique de Simon et Aishafurent vite expédiées. Il suffisait de vérifier celles qui figuraient déjà dans la base dedonnées antiterroriste et de définir les privilèges d'accès aux bâtiments et à la basede données qui allaient avec.

Puis ils partirent dans la voiture de Judy, qui avait déjà pris des rendez-vous pourvisiter trois appartements meublés situés à moins de vingt minutes en voiture. Aishaet Simon visitèrent les appartements, tous propres, situés dans des immeublesentourés de jardins et disposant de parkings souterrains. Ils se décidèrent pour unappartement meublé comprenant une chambre à coucher, une salle de bains avecWC et une grande salle de séjour avec coin cuisine, dans un immeuble disposantd'une piscine couverte privée. Judy le loua pour eux au nom d'une société écran dontils étaient tous trois censés être employés, versa les sommes nécessaires et leurtendit les clés. A dix-sept heures, ils avaient une adresse aux Etats-Unis, à McLean,état de Virginie. Dix minutes plus tard, le téléphone de l'appartement était à leur nomet fonctionnait. Aisha et Simon venaient d'assister à une démonstration d'efficacitétrès américaine.

Judy : - "Voici une carte de crédit au nom de la société écran. Vous pouvez l'utiliser.Vous me la rendrez dans quelques jours, quand vous aurez vos propres cartes decrédit, sur votre propre compte en banque. Nous irons demain après-midi ouvrir votrecompte dans la banque voisine ; je leur donnerai une attestation d'employeur à en-tête de la société écran prouvant que vous avez des salaires. Cela leur permettra devous accorder un découvert et de fabriquer les cartes de crédit. Puis nous nousoccuperons de vous trouver des voitures."- "Mais que se passera-t-il lorsque la banque constatera, après quelques semaines,que la société écran ne nous verse pas de salaires sur ce compte ?" demandaSimon.- "Elle vous les versera. Le gouvernement américain n'est pas très généreux, vousne recevrez qu'environ 50.000 dollars par an (chacun, bien sûr) moins une retenued'impôts à la source d'environ 15%, et hors frais de déplacement."- "Mais ce n'est pas nécessaire" protesta Simon. "Nous sommes payés par legouvernement français."- "Tant mieux pour vous", dit Judy. "Mais nos procédures font qu'il est impossible dene pas vous payer, puisque vous êtes employés par la société écran. Et vous devezêtre employés par elle pour des raisons de secret de votre activité. Vous pourriezdonc demander à la France de ne pas vous payer, ou garder l'argentsupplémentaire, ou en faire don à des organisations charitables (je peux vous enindiquer si nécessaire), etc."- "Nous résoudrons ce problème" déclara Aisha avec un grand sourire, "comptez surnous."- "Parfait" dit Judy. "Mettez quand même de côté 10% pour payer les divers autresimpôts. Demain je vous ferai signer les papiers d'embauche."

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Malgré la contrainte administrative du double salaire, qui leur procurait des fondsinattendus, Simon et Aisha admiraient la simplicité des formalités aux Etats-Unis etde leurs procédures de travail. Tout se faisait si vite ! Ils en firent la remarque à Judy,qui sourit :- "Hélas, les terroristes en profitent aussi ! Mais il est l'heure de rentrer chez moi.Comme vous n'avez pas de voiture, vous ne pouvez pas aller au restaurant ou à uncentre commercial ce soir. Pour dîner, je vous conseille donc de vous commander àdîner par téléphone ; vous trouverez dans l'annuaire des sociétés qui livrent desrepas ou de simples pizzas en une demi-heure. Demain matin, je passerai vousprendre à huit heures, et nous nous arrêterons ensemble dans un McDonald's quisert le petit-déjeuner. Prenez vos PC portables, nous en aurons besoin. Ah, j'allaisoublier : j'ai emporté pour vous deux kits pour voyage imprévu, du genre que nousutilisons dans le service. Les voici. Il y a des serviettes, des brosses à dents, despyjamas unisexe, etc. Voici enfin mon numéro de téléphone portable : si vous avezun problème..."

Judy disparut. Simon et Aisha se regardèrent. - "Les choses vont vite, ici" dit Simon.- "Je suis un peu fatiguée" dit Aisha. "C'est à cause de la concentration à laquelle jeme suis astreinte depuis ce matin, pour me rappeler de tout. Embrasse-moi, chéri."Simon l'embrassa longuement, joua un moment avec ses cheveux et dit tout à coup :- "Et si nous allions à la piscine, pour nous détendre et nous mettre en appétit ?"Aisha répondit : - "Oui, mon amour. Avec toi j'irais au bout du monde !"

Ils nagèrent pendant une heure entière, jusqu'à ce que leur fatigue ait disparu etqu'ils aient faim. Simon commanda des pizzas et des salades et, en attendant lalivraison, ils notèrent dans leurs PC ce qu'il fallait retenir de la journée : les noms desgens, les détails d'organisation, etc., sans oublier de sécuriser ces notes avec lelogiciel de chiffrement.

* * *

Le lendemain matinSitôt arrivée dans son bureau, Judy consulte sa messagerie et dit aux deuxFrançais :- "Ruth demande que vous passiez la matinée avec Ken Baumann, puis que je vousemmène déjeuner avant de vous consacrer mon après-midi comme prévu. OK ?"- "OK" dit Simon, "mais qui est Ken Baumann ?"- "Notre responsable « Prospective ». Il vous expliquera. Allons-y."

Le bureau de Ken Baumann est vaste et lumineux. Il occupe un angle du bâtiment etjouit d'une vue étendue. Simon note que ses vitres sont transparentes, qu'il y a desfauteuils profonds face à la table-bureau, et une table ovale de réunion avec unedizaine de chaises. Dans le prolongement de cette table et invisible des fenêtres, unécran permet à la fois de projeter des images et d'écrire avec un feutre. Contre unmur, un meuble de rangement à portes vitrées laisse voir une collection de trophées,statuettes et diplômes divers.

Ken Baumann est assis derrière sa table, où ne figurent qu'un ordinateur portable etune plaque luxueuse annonçant son titre et son nom : Dr. Kenneth G. Baumann. Laquarantaine grisonnante, son physique serait quelconque s'il n'y avait ses yeux, qui

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fascinent Aisha dès qu'elle les voit. Les yeux de Ken Baumann brillent comme ceuxd'un prédicateur, avec un enthousiasme et une énergie extraordinaires. Lorsqu'il lesregarde dans les yeux, Aisha et Simon se sentent instinctivement petits face à cepersonnage.

Ken Baumann se lève, va vers Aisha et lui tend la main : - "Ken Baumann."Aisha baisse les yeux et murmure d'une voix de petite fille : - "Aisha Eberhart,bonjour monsieur."Le docteur Baumann se tourne alors vers Simon, lui tend la main : - "Ken."- "Simon Eberhart", répond Simon, en s'efforçant de soutenir le regard intense.Ken Baumann se dirige vers la table de réunion, s'assoit sur la chaise du bout etindique deux autres chaises, à sa droite et à sa gauche. Les deux jeunes gensprennent place.- "Voulez-vous me parler de vous, que nous fassions connaissance ?" dit Baumann."Qui commence ?"Sentant la gêne d'Aisha, Simon se jette à l'eau. - "Moi. Mais vous connaissez sansdoute notre histoire, par la base de données et par Ruth. Que voulez-vous savoir ?"- "Ce que vous avez appris dans vos études et ce qui vous intéresse".- "Bien" dit Simon. "J'ai fait des études scientifiques, mathématiques et physique.L'an dernier, Aisha et moi avons appris l'arabe à Cambridge, en Angleterre. Et j'aitoujours eu une passion pour l'histoire, en particulier l'évolution des sociétéshumaines sur le plan organisationnel, c'est-à-dire institutions et économie."Baumann écoute attentivement, ses yeux semblant plonger au fond de l'esprit deSimon. Il apprécie la clarté et la simplicité de son exposé. Il esquisse donc un sourireet demande : - "Et pourquoi êtes-vous ici ?"- "Le gouvernement français nous a demandé de vous apporter nos connaissancesen langue et mentalité arabes, puis de rapporter des idées et des contacts pouraméliorer notre propre organisation antiterroriste quand nous rentrerons."« Toujours la même simplicité, la même concision, le même esprit de synthèse »,constate mentalement Baumann. « Il me plaît, ce jeune homme. »- "Merci, c'est clair", dit-il en souriant toujours. "Et vous, madame Eberhart ?"- "Vous voulez bien m'appeler Aisha ? Je pourrais être votre fille ou votre élève."Pour la première fois, l'expression de Ken Baumann se fait franchement avenante.- "Seulement si vous m'appelez Ken... tous les deux. OK ?"- "Oui, Ken. Merci." dit Aisha, soulagée et réussissant pour la première fois àregarder Baumann dans les yeux. "Moi j'ai fait des études de lettres et de philosophieen français et allemand. J'ai aussi quelques connaissances de linguistique, quiseront mises à profit dans un projet de traduction automatique de conversations enarabe que Ruth est en train de monter."

Ken Baumann approuve de la tête. Il apprécie également la simplicité d'Aisha. SelonRuth, ces jeunes sont des surdoués exceptionnels. Il voudrait bien les récupérerdans son équipe. Il présente donc celle-ci à ses visiteurs, en essayant de susciterleur intérêt.- "Je me présente et je vous décris la mission de mon équipe. Moi aussi j'ai fait desétudes à Cambridge… la ville du Massachusetts près de Boston, pas celle d'Angleterre. C'était un doctorat en intelligence artificielle au MIT. J'y ai passé ensuiteneuf ans, à diriger une équipe de recherche en robotique et à enseigner les réseauxneuronaux et l'analyse sémantique des textes.

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Ma carrière a basculé en 2002, lorsque j'ai envoyé au FBI un rapport non sollicitésuggérant une centaine de cibles et de types d'attentats terroristes possibles sur leterritoire des Etats-Unis, suite au 11 septembre. Il a été examiné par la Commissiondu Congrès chargée de ces attentats-là. Ils y ont trouvé plusieurs dizaines demenaces potentielles auxquelles personne n'avait songé à leur connaissance. J'aialors été recruté par Ruth, qui formait son équipe.

J'ai beaucoup d'admiration pour Ruth. C'est le meilleur manager que je connaisse.Son intelligence, son autorité naturelle, son énergie hors du commun sont pour touteson équipe une source constante d'inspiration et de motivation. Sans elle, je n'auraispas quitté le MIT. Vous avez de la chance de travailler pour elle, vous apprendrezbeaucoup."

Les yeux de Ken Baumann brillent encore plus fort en parlant de Ruth. « C'est bonde travailler dans un groupe où les gens s'entendent et s'estiment », se dit Aisha. Deson côté, Simon reconnaît en Baumann le chercheur-type, comme il en avaitrencontré dans les laboratoires de l'Ecole Polytechnique : idéaliste et enthousiastecomme un gamin, et certainement honnête et désintéressé comme tous les vraissavants. Mais Baumann poursuit :

- "Ma petite équipe de six personnes est chargée de deviner les cibles qui pourraientintéresser des terroristes, de documenter ces menaces avec les procéduresd'attentats correspondantes, et de suggérer des contre-mesures. Nous devons nousmettre à la place de terroristes et imaginer ce qu'ils pourraient tenter. Mescollaborateurs sont donc des gens qui ont le sens de l'observation et beaucoupd'imagination. D'ailleurs, deux d'entre eux ont déjà publié des articles et des livres descience-fiction, dont l'un a même été porté à la télévision. Et nous recevons dessuggestions de sujets d'étude d'un peu partout."

- "Un instant s'il vous plaît", dit Simon, "je voudrais être sûr de comprendre. Devinertout ce que des terroristes peuvent tenter, n'importe où aux Etats-Unis, cela faitbeaucoup, c'est même impossible. Vous essayez peut-être seulement de trouver destypes de cibles, les types d'attentats correspondants et les méthodes générales deprotection correspondantes ?"- "Oui et non" répondit Baumann, content de constater que son interlocuteur suivaitson exposé et réfléchissait en écoutant. "Certaines cibles sont évidentes : lessymboles comme le World Trade Center ou le Pentagone ; les cibles où on peutespérer provoquer beaucoup de victimes, comme les grandes rencontres sportivesou les réunions politiques importantes. D'autres nous sont suggérées par nosordinateurs de rapprochement de faits, à partir de la base de données antiterroriste.Et d'autres, enfin, viennent de l'imagination des gens de mon équipe et d'ailleurs.Mais vous avez raison concernant les méthodes générales : à chaque fois que nousdocumentons un risque, nous cherchons si on ne peut pas en déduire des règlesgénérales de sécurité ou de protection."

Aisha : - "En parlant de l'imagination de vos collaborateurs ou d'autres Américains,vous faites implicitement une hypothèse : vous présumez que votre échelle devaleurs de l'horreur est compatible avec celle des terroristes, qu'il s'agisse dessymboles qui vous paraissent importants ou de la facilité d'attaque. Vouscomprenez ?"

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- "Les terroristes privilégient les cibles et méthodes d'attentat qui nous font le pluspeur, à nous Américains, pour une raison simple : ils comptent sur nos médias pourpropager les images et les mots qui doivent nous terroriser. Leurs critères de choixde cibles sont donc, par exemple : le nombre de victimes, la nature des images queles médias diffuseraient suite à un attentat (destructions de bâtiments, personnesblessées, mortes ou affolées), la nature des risques impactant notre vie quotidienne(peur d'aller dans une galerie marchande ou de monter en avion parce qu'il pourrait yavoir un attentat), etc." explique Baumann.- "Je vois", dit Aisha. "Et concernant le critère de facilité d'attaque ?"- "Ils en tiennent compte en préparant soigneusement chaque attentat. Les ciblessans protection ou peu protégées sont prioritaires. C'est pour cela qu'ils n'ont plusessayé de s'emparer d'avions américains depuis que nous les protégeons mieuxqu'avant le 11 septembre."

- "C'est clair", dit Aisha. "Mais certains types de cibles doivent leur sembler plusdifficiles que d'autres par leur nature même. Je pense, par exemple, à un piratageinformatique bloquant la bourse de New York, parce qu'à ma connaissance celademanderait un type et un niveau de compétence peu répandus chez desmusulmans. Vrai ou faux ?"- "Le monde compte un milliard de musulmans. Il y en a des dizaines de millierscompétents en informatique, par exemple en Inde, au Pakistan et ici même, auxEtats-Unis. En matière de techniques nucléaires, le Pakistan et l'Iran disposent degens de valeur. En matière d'armes biologiques, même conclusion. Par contre, nousavons constaté que, jusqu'à présent, les terroristes se recrutent beaucoup moinsparmi les gens qui ont un bagage technique de haut niveau que parmi les autres.Mais de toute façon, nous ne pouvons nous permettre de négliger les risques liés auniveau technologique. Mon équipe s'en occupe aussi."

- "Encore une question", dit Aisha. "Les terroristes islamistes peuvent avoir desmotivations politiques ou idéologiques distinctes de l'échelle des valeurs de l'horreurmédiatique dont nous venons de parler. Y a-t-il un moyen de connaître cesmotivations et de les suivre ?"- "Un bon point pour votre perspicacité, Aisha", dit Baumann, "ils ont, en effet detelles motivations. Ils les expriment en priorité sur des sites Internet, notamment pourfaire de la propagande, convaincre des musulmans en manque de repères de lesrejoindre, et maintenir le contact entre islamistes. C'est ce que fait al Qaida, parexemple, dans son magazine « La voix du Jihad », publié sur le Web environ deuxfois par mois.

Mais j'avoue que nous n'avons pas le temps de lire toutes leurs proclamations etleurs publications idéologiques. C'est une lecture difficile, demandant uneconnaissance de la langue et de la culture arabes, et un suivi quotidien despolémiques entre les divers groupes islamistes. Il y a bien des associations privéesanti-islamiques américaines qui suivent ces publications, mais l'équipe d'ici n'a pasd'arabisant. J'avoue que si vous deux pouviez nous donner un coup de main dans cedomaine…"Aisha reste pensive un instant, puis répond.- "Simon et moi allons y réfléchir et proposer une action. Ce sera sous la forme d'unordre du jour de réunion pour débattre de qui doit faire quoi et comment. Qui devraity participer ?"

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- "A part vous deux, Ruth et moi-même. Pour une première réunion, cela suffira" ditBaumann. Il apprécie la réaction d'Aisha, qui a proposé d'agir concrètement sansattendre.

Un ange passe. Ken Baumann attend avec curiosité de voir si ses visiteurs ontd'autres questions. Simon suggère enfin de faire progresser leur réunion de prise decontact :- "Si vous nous présentiez vos collaborateurs et la mission de chacun ?"- "OK. Dick Sorensen est responsable des transports : avions, trains, navires(particulièrement les porte-conteneurs et les pétroliers), camions, péniches, maisaussi aéroports et ports de mer. Avec l'aide de quelques complices, il teste lesdéfenses correspondantes en cherchant à préparer des attentats… qu'ils n'exécutent que virtuellement. Comme celui de leurs collègues de ce service, leur travail estfinancé en partie par des compagnies d'assurances."

Aisha et Simon prennent des notes. Ken Baumann poursuit :- "Sylvia Herrgott est chargée des infrastructures : ponts ; électricité (centrales deproduction, transport et distribution) ; réseaux de télécommunications ; servicespostaux (bureaux et centres de tri) ; réseaux de télévision et radio ; fourniture d'eaupotable ; égouts et stations d'épuration, etc.

Ben Horowitz est chargé des bâtiments : ceux de l'administration et desambassades, ceux qui sont très connus comme l'Empire State Building à New Yorkou le Sears Building à Chicago, les grands musées ou expositions, etc.

Mary-Jo Giudicelli est chargée des banques et assurances, dont elle protège aussibien les bâtiments que les transactions ; elle s'occupe aussi des hôpitaux et centresde recherche médicale, là aussi pour leurs bâtiments mais aussi pour la lutte anti-bactériologique."- "Et quand des responsabilités se recoupent, comment décidez-vous qui fait quoi ?"demande Simon.- "Jusqu'ici cela s'est toujours fait par consensus entre mes collaborateurs : ils enparlent, prennent la décision et m'en informent ; je n'ai jamais eu à arbitrer. Ce fut lecas, par exemple, pour la Bourse de New York, qui a été attribuée à Mary-Jo."

Aisha : - "Et comment gérez-vous les infrastructures militaires ?"- "Selon deux principes : d'abord nos quatre armes, l'aviation, la marine, l'armée etles Marines s'en occupent elles-mêmes ; ensuite, leur interface avec le service deRuth est assurée par Valdez Ramirez, avec qui je suis en contact personnellement àpeu près tous les jours.

Dan Smith protège les manifestations publiques où il y a foule (matches ou paradesdu 4 juillet, par exemple) et les élections.

Enfin, c'est moi qui m'occupe des centres spatiaux, ainsi que des universités etcentres de recherche."

Simon réfléchit. Cette répartition par type de cible lui paraît insuffisante. Il demande :- "Et comment gérez-vous les risques liés à un mode d'attaque comme les bombes

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sales, c'est-à-dire les armes radiologiques qui pourraient être utilisées n'importeoù ?"Ken Baumann esquisse un sourire approbateur ; à l'évidence, Simon sait anticiperles problèmes.- "Excellente question. Ces risques très techniques sont sous-traités à des genscompétents, qui ont un contrat avec nous et un engagement de secret. Les armesradiologiques sont prises en charge par la Direction des Rayonnements Ionisants, unservice qui dépend de l'administration fédérale de la santé publique et emploie desuniversitaires et des militaires. Leur contact ici est Mary-Jo. Les risques d'espionnageou de trahison sont gérés par un service spécial dépendant directement du Tsar del'antiterrorisme ; leur contact ici c'est moi."

Simon : - "Ken, nous avons compris les domaines d'activité de votre groupe. Maispouvons-nous entrer un peu dans les détails, pour avoir une vision plus concrète ?Pourriez-vous, par exemple, expliquer comment on protège le trafic maritime arrivantaux Etats-Unis ?"Baumann : - "Bien sûr, mais profitons-en pour vous présenter l'homme qui s'enoccupe. Son bureau est à côté, allons-y."Aisha et Simon suivent Ken Baumann dans le petit bureau de Dick Sorensen.Baumann : - "Dick, voici Aisha et Simon Eberhart, deux nouveaux collègues à partird'aujourd'hui." Il se retourne vers les deux jeunes gens : "Aisha et Simon, voici DickSorensen, l'homme qui protège les transports."Sorensen invite ses visiteurs à s'asseoir et demande : - "Que puis-je faire pourvous ?"- "Ils voudraient connaître des détails sur la protection du trafic maritime", ditBaumann. "Peux-tu leur présenter notre approche ?"Sorensen réfléchit un instant pour rassembler ses idées, puis se lance.

- "Avant de parler d'anticipation de menaces, il faut présenter la cible à protéger, puisles protections qui existent déjà. D'abord quelques statistiques : le trafic maritimemondial représente environ 6 milliards de tonnes par an, et constitue 80% du trafictotal. En somme, le total du poids transporté par camions, trains et avions dans lemonde n'atteint que le quart du trafic maritime ; c'est dire l'importance de laprotection de ce dernier.

A lui seul, le transport de produits pétroliers dans les eaux territorialesaméricaines et les canaux totalise 1,2 milliard de mètres cubes par an, c'est-à-direplus de 1 milliard de tonnes. Du reste, la masse colossale d'un supertanker, qui peuttransporter jusqu'à 500.000 tonnes de pétrole, représente à elle seule, par soninertie, un pouvoir brisant considérable ; et je vous laisse imaginer les dégâts quecauserait une nappe de pétrole polluante de cette ampleur.

Enfin, lorsqu'on quitte le transport de marchandises pour celui des personnes, ilfaut savoir qu'il y a aux Etats-Unis 76 millions de plaisanciers et que les croisièrespassant par un port américain concernent 6 millions de personnes par an.

Comme vous le savez sans doute, aux Etats-Unis l'antiterrorisme est géré par uneorganisation assez récente, le Ministère de la Sécurité Intérieure, que nous appelonsDHS : Department of Homeland Security. En fait, le DHS est simplement le sommetd'une hiérarchie de services gouvernementaux, qu'il coordonne, et les mesures qu'ilpréconise s'ajoutent le plus souvent aux mesures de sécurité déjà en vigueur dansces services. Dans le cas des transports maritimes qui vous intéresse, les mesures

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de sécurité nouvelles prises depuis le 11 septembre sont décrites dans un textepublic, le Maritime Transportation Security Act. En voici quelques-unes :

Les 3500 installations portuaires de ce pays, et quelques 9500 navires qui yaccostent, ont dû soumettre un état des lieux des mesures et procédures de sécuritéen vigueur, avec une liste des risques identifiés et des réponses apportées.L'exactitude de ces documents a été vérifiée et les mesures correctives prises pourdécourager et prévenir des attentats, ou y répondre le cas échéant. L'administrationdes Garde-côtes suit ces actions, chacun de ces plans de sécurité étant un casparticulier.

A part les vraquiers et minéraliers, tous les navires qui vont charger desmarchandises à destination d'un port américain doivent en fournir la description et lesadresses de livraison au moins 24 heures avant chargement. Le système dedéclaration et de suivi ultérieur est informatisé et géré par le Service des Douanes etFrontières.

Un programme appelé CSI (Container Security Initiative) permet à des inspecteursaméricains d'examiner les containers dans les ports étrangers, comme Le Havre enFrance, avant leur embarquement pour les Etats-Unis. De manière plus générale, ilexiste des accords de coopération antiterroriste avec de nombreux pays, accords quiprotègent contre les risques d'attentats liés aux transports et au commerceinternational.

Il existe une coopération entre nos Douanes et des milliers d'entreprises detransport, d'importateurs, d'intermédiaires et d'installations portuaires qui sécurisentla totalité des chaînes d'approvisionnement et s'en trouvent récompensées.

Il y a des puces informatiques, capables de communiquer par radio, qui permettentde garantir automatiquement qu'un contenu de container est bien ce qui a étédéclaré, et qu'il n'a pas été modifié. Cette technologie s'applique à tous les articlesemballés, tels que des jouets, des téléviseurs, etc. Nous avons aussi des appareilspermettant de vérifier des marchandises par rayons X ou gamma, et toutes sortes dedétecteurs spécialisés.

Il existe des systèmes automatiques signalant qu'un navire vient d'être attaqué pardes pirates. D'autres suivent automatiquement la trajectoire des navires et signalenttoute déviation par rapport au plan prévu.

En cas d'attaque, les Garde-côtes peuvent intervenir par navires, avions ethélicoptères d'assaut, de jour comme de nuit.

Les personnes ayant accès aux navires ou aux installations portuaires, ainsi quecelles qui exécutent les procédures de sécurité font l'objet d'une procédured'habilitation de type militaire et portent des badges d'identification électroniqueactive infalsifiables.

Voilà un aperçu, très incomplet je le souligne, de nos moyens de protection du traficmaritime. Avez-vous des questions ?"

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Le téléphone du bureau émet un petit bourdonnement. Sorensen décroche en disant« Sorensen », puis passe le combiné à Baumann, qui écoute le message et répond"Vous pouvez venir maintenant". Il repose le combiné : "Ruth a une heure disponibleavant midi. Elle veut vous voir. Judy vient vous chercher. Après cette réunion, ellevous emmènera déjeuner", dit-il.

Simon : - "Ken, comment la personne qui vous a appelé ici savait-elle que vous étiezdans ce bureau ?"Ken Baumann : - "Elle n'avait pas besoin de le savoir. Dans ce bâtiment, les badgesdes personnes communiquent par radio avec des bornes installées dans tous lesbureaux, certains couloirs, etc. Ces bornes sont reliées à l'ordinateur de sécurité.Celui-ci sait donc où nous sommes et en informe l'autocommutateur, qui acheminedonc les appels là où leurs destinataires se trouvent. Le système de sécurité peutaussi s'assurer qu'une personne ne se trouve pas à un endroit qui lui est interdit."

* * *

Ruth accueille ses visiteurs avec un sourire chaleureux.- "Bonjour tous les deux. Vous savez que les gens que vous avez rencontrés medisent du bien de vous ?Aisha et Simon répondent poliment. Ruth poursuit :- "Comment va votre installation ?"- "Nous avons un appartement ; et nous aurons une voiture et un compte en banquecet après-midi. Judy nous aide beaucoup, merci de le lui avoir demandé", dit Simon.

Ruth : - "Parfait. Que pensez-vous de notre lutte antiterroriste après avoir vuquelques-uns de nos agents ?"Simon : - "Deux remarques, portant toutes deux sur le niveau technologique. Avecles moyens de défense déployés ici, le métier de terroriste va devenir de plus en plustechnique. Comme je vois mal les islamistes qui se suicident, ou ceux qui leurapportent un soutien logistique, disposer des connaissances et des matérielsnécessaires pour tromper vos contre-mesures, préparer et réussir un attentatsignificatif va devenir de plus en plus difficile. C'est une raison d'être optimiste.

La seconde remarque est qu'aucun autre pays ne dispose des moyens financiers etde la volonté politique de combattre le terrorisme avec une telle intensité. Tous lesautres pays, dont la France, vont donc devenir plus vulnérables que les Etats-Unis,et même de plus en plus avec le temps. C'est une raison d'être pessimiste pour euxs'ils ne prennent pas conscience, comme les Etats-Unis, des efforts à faire, s'ils n'eninforment pas leurs citoyens et s'ils ne font pas l'effort financier adéquat."

Ruth apprécie la pertinence des remarques. Elle fait « oui » de la tête, puis se tournevers Aisha : - "Et toi, qu'en dis-tu ?"- "Moi je me demande comment les Américains comprennent et acceptent d'être deplus en plus surveillés à chaque instant par des caméras, des capteurs de présence,des enregistreurs de conversations téléphoniques, etc."Ruth : - "Certains l'acceptent mal et dénoncent « l'Etat policier » et l'atteinte au droit àla vie privée. Mais la plupart des gens ont compris deux choses : que la surveillanceest indispensable pour se protéger contre les terroristes, et que les gens qui n'ontrien à se reprocher n'ont aucune raison de s'inquiéter."

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- "J'en déduis que les Américains sont sûrs que dans ce pays aucune dictaturen'utilisera la surveillance des citoyens contre eux."- "En effet", dit Ruth. "Il y a eu pas mal de débats publics sur ce sujet, et laconclusion généralement admise est que le risque d'abus des pouvoirs publics estbien plus faible que le risque pris en ne surveillant pas assez contre le terrorisme. Etil y a eu une retombée positive de la surveillance accrue : la baisse de la criminalitédans les lieux publics et les bâtiments sécurisés."Aisha et Simon opinent. Ruth conclut donc :- "Eh bien, puisque votre installation se termine, vous allez pouvoir commencer àtravailler avec nous dès lundi. Il vous reste le week-end pour faire des courses etvous reposer.

Vous vous rappelez sans doute que je vous avais parlé de faire quelquesconférences, pour partager vos connaissances avec mon équipe et des spécialistesde l'antiterrorisme de diverses capitales régionales. Nous avons besoin de mieuxcomprendre les terroristes islamistes.

Nous voulons savoir, par exemple, ce que la religion musulmane exige de sesfidèles concernant le jihad, ce qui motive les islamistes, ce qu'ils détestent en nous.Nous voulons savoir ce que les musulmans voient sur leurs chaînes de télévision etce qu'ils pensent du conflit du Proche-Orient. Nous avons besoin de savoir commentils recrutent et comment ils forment les terroristes. Il nous faudrait des critères, decomportement ou d'autres, pour reconnaître des suspects. Nous avons besoin decomprendre la psychologie des hommes que nous redoutons le plus, les citoyensaméricains convertis à l'islam et devenus islamistes. Vous me suivez ?"

Aisha et Simon ne répondent pas tout de suite, pour pouvoir finir de noter les proposde Ruth. Ils lèvent enfin les yeux de leurs blocs-notes et font « oui » de la tête. Ruthreprend :- "J'ai pensé que tout ce qui pouvait être expliqué verbalement en un seul séminairepouvait se dire en deux jours, parce qu'au-delà les participants oublient une grandepartie de ce qui a été dit. Un séminaire de deux jours devrait se faire à partir d'undocument support, comprenant des pages de texte à projeter et des pages à lire parsoi-même. Qu'en pensez-vous ?"- "Cela devrait marcher", dit Aisha. "Pour ma part, j'ai déjà fait quelques conférencesavec des supports audio-visuels, affichés à partir d'un PC relié à un projecteur vidéo.J'ai appris les règles de communication correspondantes, sur la manière de rédigeret présenter les supports."Ruth regarde Simon. - "Et vous ?"- "J'ai déjà animé ce genre de séminaire pendant mes études à l'EcolePolytechnique. On nous avait demandé de faire quelques cours du soird'alphabétisation et des présentations en réunion de direction. Mais cette fois, il s'agitde conférences en anglais, aux Etats-Unis."- "Vous aurez de l'aide. Notre responsable des communications publiques sera àvotre disposition, pendant la préparation du séminaire, c'est-à-dire la rédaction deson support, comme pendant le premier séminaire, où il vous écoutera et vousdonnera des conseils pour la suite", dit Ruth.- "Excellent", dit Aisha. "Mais qui répondra à nos questions sur les Américainsdevenus islamistes ? C'est vous qui connaissez ces gens-là."- "Oui, enfin nous devrions en connaître quelques-uns", dit Ruth. "Je vous propose laprocédure suivante : vous préparez un plan de séminaire, avec la liste des sujets à

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aborder et le temps à consacrer à chacun ; vous notez au passage les questionsnécessitant une réponse, et vous me présentez cela mardi matin à la premièreheure. Je demanderai au docteur Baumann d'être présent, parce que j'apprécie sonjugement. Vous pourrez travailler ensemble lundi et inaugurer à cette occasion lesbureaux qu'on vous a attribués."- "Nous le ferons", confirme Simon. "Mais j'aimerais savoir la proportion de temps àallouer aux questions des participants et aux discussions avec eux. Sont-ilsbavards ? Avez-vous des habitudes particulières ?"- "Il n'y a pas de règle, nous sommes pragmatiques. Le conférencier laisse venir lesquestions de l'auditoire et y répond au fur et à mesure. Il veille seulement à respecterson horaire. C'est pendant les pauses, une le matin et une l'après-midi, et pendant ledéjeuner, que l'on peut approfondir un peu."

La discussion d'Aisha, Simon et Ruth se poursuit. Ruth a prévu un premier séminairedans une salle de réunion du même bâtiment, pour ses collaborateurs, diversspécialistes de l'antiterrorisme, des agents de la CIA, du FBI et du Conseil Nationalde Sécurité, plusieurs dizaines de personnes en tout. Ce sera un test avant unetournée des capitales régionales du pays. Elle fait donc confiance à ces deux jeunesgens pour ne pas décevoir un tel auditoire ; Aisha et Simon apprécient le défi et lamarque de confiance.

Le sujet étant épuisé, Ruth est sur le point de mettre un terme à la réunion, lorsqueAisha lui demande : - "Ruth, une dernière chose. Je change de sujet, mais nousvoudrions vous demander la permission de lancer des invitations."- "Des invitations ?"- "Oui. Voilà. Simon et moi avons été retenus pendant trois jours par des gens del'Immigration et du FBI. Peut-être ne savent-ils toujours pas, aujourd'hui, ce que noussommes devenus. Nous ne leur en voulons pas, ils ne faisaient que leur devoir. Nousvoudrions les inviter à prendre un verre vendredi prochain en fin d'après-midi dansnotre appartement, pour leur dire que nous avons apprécié leur professionnalisme.Cela permettrait aussi de leur faire passer le message que malgré le secret de notremission, nous comprenons qu'ils se demandent pourquoi ils ont été dessaisis denous. Et puis nous pensons qu'il peut être utile de garder le contact avec eux et desrelations amicales pour la suite de notre mission. Mais permettez-vous que nous lesinvitions ?"

Ruth apprécie le souci de bonnes relations humaines de ces jeunes gens. « A leurâge, c'est remarquable » se dit-elle.- "Vous avez ma permission. Vous pouvez même leur révéler le contenu de votremission, y compris les futurs séminaires, que nous ne pourrions garder secrets detoute façon vu le nombre de gens qui y assisteront à travers tout le pays. Demandez-leur seulement de garder le silence sur vous.

Moi, j'espère que vous ne m'inviterez pas, parce que ma propre fonction exigeque peu de gens me connaissent. Mais si vous voulez inviter Judy, elle mereprésentera ; elle sait ce qu'on peut dire et ce qu'on doit cacher. Par contre, ne leurparlez pas des gens que vous avez rencontrés chez moi, ni de l'organisation de monservice. Qui voulez-vous inviter ?"Aisha : - "Les agents que nous avons rencontrés lundi, mardi et mercredi, messieursBroszic, Elkafi et Woodrow, et mademoiselle Lohr. Et Judy, bien sûr, qui seraitsûrement contente de prendre un verre dans l'appartement qu'elle nous a trouvé. Ah,

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et un représentant de l'ambassade de France, celui qui est notre contact désignépour notre mission… si vous pensez qu'on peut lui faire rencontrer les agents dugouvernement américain."- "Comment s'appelle votre contact ?", demande Ruth.- "Jean-Louis Garbeau", répond Aisha.- "Je ne l'ai jamais rencontré", dit Ruth. "Mais on m'avait communiqué son nom àvotre propos. C'est OK pour lui aussi."Ruth Marciani appuie sur un bouton et dit : -"Judy, tu peux venir ?"- "J'arrive", répond l'assistante.Le temps de se lever et de prendre congé, la porte s'ouvre et Judy apparaît.Ruth : -"Judy, je te prie d'aider Aisha et Simon à organiser un pot de l'amitié chez euxvendredi prochain en fin d'après-midi. Il faudra notamment trouver les coordonnéesdes agents du gouvernement qu'ils ont rencontrés au début de la semaine, pour lesinviter. Et si tu peux assister à ce pot, à titre amical et pour me représenter, tu as mabénédiction."

Sortis du bureau de Ruth, Aisha, Simon et Judy se retrouvent dans le bureau decette dernière.Judy à Simon : - "Réglons tout de suite cette affaire d'invitation, avant d'allerdéjeuner. Qui voulez-vous inviter et pourquoi ?"Simon : - "Nous voudrions inviter les quatre fonctionnaires qui nous ont retenuspendant trois jours, pour leur dire que nous comprenons qu'ils n'ont fait que leurdevoir et que nous leur pardonnons nos trois jours de détention. Et tu es invitéeaussi."- "Je vois", dit Judy. "Quand voulez-vous faire cela ?"- "Vendredi à 18 heures, si vous pensez que c'est le bon moment pour des gens quitravaillent."- "Oui, si c'est pour une heure environ, ce serait parfait", dit Judy.- "Mais nous n'avons jamais invité d'Américains. Nous ne voudrions pas transgresserune quelconque convention sociale. Judy, dis-nous ce qui leur ferait plaisir, conseille-nous", dit Aisha.Judy : - "Sachant que vous êtes Français, je pense qu'une invitation à déguster dufromage et du vin leur plairait. Les "wine and cheese parties" sont à la mode, maisles occasions de goûter des produits français chez des Français sont rares."- "Bonne idée", dit Aisha. "Mais où peut-on acheter ce qu'il faut ?"Judy allait répondre, mais Simon fut plus rapide. - "J'ai une idée : nous allonsdemander à Jean-Louis Garbeau de s'en occuper ; l'ambassade de France saitsûrement se procurer ce genre de choses. Et ce sera une occasion de le rencontrer."- "Très bien", dit Judy. "Mais si par hasard il ne pouvait pas vous trouver les produits,je peux vous dire où on les vend. Ici, dans la région de Washington, on trouve tout cequi se mange et se boit venant de France."- "Je l'appellerai au téléphone cet après-midi", promit Simon.

Judy s'installe devant son PC, s'identifie et cherche dans la base de donnéesantiterroriste le rapport sur Aisha et Simon Eberhart. Elle y trouve les noms etcoordonnées de Broszic, Elkafi, Woodrow et Claire Lohr. Elle note leurs numéros detéléphone sur un petit papier qu'elle donne à Aisha. Puis elle rédige un messageInternet pour les inviter, en donnant pour la réponse l'adresse de messagerie deAisha, ainsi que l'adresse et le numéro de téléphone de l'appartement qu'elle partage

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avec Simon. Elle fait ensuite relire son message d'invitation par Aisha et Simon, quidemande :- "C'est l'adresse de messagerie d'Aisha qui est là ?"- "Oui, et voici la tienne" répond Judy. "J'ai obtenu ces adresses pour vous, je lesnote sur ce papier, avec les identifications à utiliser pour accéder à Internet à partirde maintenant. Vous pourrez changer les mots de passe."- "Le message est OK", dit Aisha. "Viendras-tu aussi ?"- "Bien entendu, et merci pour l'invitation !" répond Judy, qui envoie le message.

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Chapitre 6 - Les premières semaines de travail

Lundi matin.Aisha et Simon prirent possession de leurs bureaux. C'étaient de petits bureaux,conçus pour une seule personne et au maximum deux visiteurs, et munis chacund'un PC relié au réseau du service de Ruth. Situés côte à côte, ils étaient séparéspar une cloison vitrée, permettant à Simon et Aisha de se voir.

Ils commencèrent par résoudre les problèmes d'identification sur leurs PC, d'accès àla base de données antiterroriste et de connexion de leurs ordinateurs portables poursynchronisation des données avec le PC du bureau. Ils s'installèrent ensuite dans lebureau d'Aisha, pour travailler ensemble au plan de séminaire à soumettre à Ruth lelendemain. La journée passa vite. Vers 16 heures, estimant avoir fini, ils rentrèrent àl'appartement.

Mardi matin.Lorsqu'ils entrèrent dans le bureau de Ruth, celle-ci était déjà au travail. Judy lesavait prévenus qu'elle arrivait souvent vers sept heures du matin, pour traiter sonvolumineux courrier électronique avant la journée de travail proprement dite.

Au bout de quelques secondes, Ruth quitta son écran des yeux, se leva, les salua etleur fit signe de venir s'asseoir avec elle à la table de réunion, face à l'écran deprojection.- "Je vous écoute", dit-elle sobrement mais avec un sourire.- "Nous avons préparé le plan du séminaire sous forme de présentation rédigée avecle logiciel PowerPoint à projeter à partir de ce PC portable", dit Simon. "Cela vouspermettra de valider en même temps notre style de présentation".- "Excellent", dit Ruth. "C'est ce que j'espérais. Ah, voici Ken Baumann. Bonjour,Ken."Baumann vint s'asseoir à la table. Simon connecta le portable au projecteur vidéoposé sur la table et commença. La première diapositive annonçait le titre duséminaire : « Les terroristes islamistes : ce qu'ils croient, comment ils agissent,comment les identifier. » Après quelques secondes d'affichage pour que Ruth etBaumann puissent la lire, Simon afficha la diapositive suivante.

"Voici le plan proposé :

Premier jour : la religion musulmane et ce qu'elle implique de nos jours. Histoire du Prophète Muhammad (30 minutes) Contenu du Coran et des Hadiths, incertitudes sur le texte (2 heures) Comportement imposé aux musulmans par leur religion (3 heures)

Deuxième jour : le terrorisme islamiste. Les reproches de Ben Laden aux Etats-Unis et aux juifs (30 minutes) La préparation des attentats, le rôle de nos médias (40 minutes)

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Pays arabes : régimes politiques, misère, rôle des médias (20 minutes) Les divers profils des terroristes, recrutement et identification (1 heure) Méthodes de prévention des attentats (2 heures 30)."

Aisha : - "Est-ce que la liste des sujets abordés répond à vos attentes ?"Ruth et Baumann restèrent silencieux le temps de réfléchir.Baumann : - "Le plan me plaît. Nous aurons sans doute à discuter des détails"Aisha : - "Nous avons tenu compte de la grande différence entre les Américains etles Français : les Américains sont presque tous croyants et beaucoup sontpratiquants, alors qu'en France la religion joue un rôle plus modeste. Nous auronssoin de ne pas vexer, ou même embarrasser, des participants qui seraient trèscroyants, et ceci qu'ils soient musulmans, juifs ou chrétiens. Nous nous en tiendronsaux faits historiques et fournirons des citations des textes sacrés à l'appui de nosaffirmations, dans l'annexe au support de séminaire."Ruth et Baumann approuvèrent.Ruth : - "Avez-vous noté les sujets pour lesquels vous aurez besoin d'informationscomplémentaires de notre part pour préparer le support définitif ?""Oui", dit Simon. "Nous citerons ces points au fur et à mesure de notre présentation.Mais je peux tout de suite vous en remettre un récapitulatif écrit, que vous pourrezannoter au fur et à mesure." Il tendit deux feuilles de papier à Ruth et Baumann."Parfait", approuva Ruth. "Je lancerai les demandes d'intervention correspondantesdès la fin de notre réunion."

Les diapositives de Simon et Aisha furent examinées pendant près de deux heures,permettant de mettre au point beaucoup de détails. A la fin, Ruth déclara qu'ellelancerait les invitations au premier séminaire, dans le bâtiment où ils se trouvaient,pour deux semaines plus tard, le mardi. Le support de présentation et ses annexesdevraient donc être prêts, après relecture et mise en forme par Saul Johnson, leresponsable Relations publiques et Communications de leur organisation.

Le reste de la semaine, Aisha et Simon travaillèrent à préparer le support deprésentation et ses annexes. Ils s'étaient partagés le travail, pour aller plus vite.Chaque matin, avant de continuer chacun de son côté, ils relisaient ensemble ce quechacun avait préparé la veille.

Le support de présentation prenait forme. Au milieu de chaque page de gauche il yavait la copie d'une diapositive, pour qu'un participant l'ait sous les yeux même s'il nevoyait pas bien l'écran de projection. Sur la page de droite opposée, il y avait lecommentaire complet accompagnant la diapositive ; le texte de ce commentaire étaitassez clair et complet pour qu'un participant puisse à la rigueur l'étudier seul, en casd'absence. A la fin du volume, un ensemble d'annexes contenait les textes extraitsdu Coran, des Hadiths (recueils de la Tradition et des paroles du Prophète) et destextes de référence concernant Ben Laden et le terrorisme, ainsi qu'une bibliographieet des adresses de textes accessibles sur Internet.

* * *

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VendrediJean-Louis Garbeau arriva vers 17h15 à l'appartement, avec tellement de nourritureet de bouteilles que Simon dut l'aider à les monter depuis sa voiture, dans le parking.Habitué aux réceptions à l'ambassade, il expliqua que les Américains sont trèssensibles aux honneurs et au décorum, et qu'il fallait leur faire fête. Ils disposèrent lanourriture et la boisson sur l'unique table de la salle de séjour, sur une belle nappeblanche fournie comme le reste par l'ambassade.

Aisha et Simon remarquèrent aussi que les Américains font l'impossible pour être àl'heure, aux réunions amicales comme aux réunions de travail : leurs invitésarrivèrent tous entre six heures moins cinq et six heures cinq.

Lorsqu'ils furent tous réunis, Simon prit Aisha par la main, s'approcha avec elle de latable et dit : - "Aisha et moi-même vous remercions d'être venus. Nous tenons à vousdire que nous ne vous en voulons pas de nous avoir retenus pendant trois jours.Nous comprenons que c'était votre devoir.

Nous voudrions aussi remercier Jean-Louis Garbeau pour sa présence et son aide,notamment pour la boisson, les pains baguettes et le fromage qu'il a su se procurer.Nous avons pensé que cela vous amuserait de goûter quelques spécialitésfrançaises."Woodrow regarda attentivement les bouteilles de champagne et demanda àGarbeau : - "J'aime le champagne mais je ne connais pas celui-ci ; qu'est-ce quec'est ?"- "C'est du Ruinart, la plus ancienne maison de Champagne, fondée en 1729. Cesbouteilles sont du Dom Ruinart 1990. Vous ne pouviez connaître aucun des produitsprésents sur cette table, ils ne sont pas vendus aux Etats-Unis."- "Comment faites-vous, alors, pour vous les procurer ?" demanda Woodrow l'airsoupçonneux. "Est-ce de l'importation illégale ?" Ses réflexes de défenseur officiel dela loi prenaient le dessus.- "Non, rassurez-vous, Bob" répondit Garbeau. "Nous les importons pour notrepropre usage en utilisant la valise diplomatique." Il fit un clin d'oeil. "Pour notre petiteréunion, j'ai pris ce qu'il faut dans les réserves de l'ambassade de France." Il désignad'autres bouteilles. "Nous avons aussi du Bordeaux, du Muscat de Provence (un vinsucré avec un parfum puissant), du cognac et des boissons sans alcool. Et il y a unassortiment de fromages traditionnels". Il les désigna un par un. "Camembert,chèvre, roquefort, etc."- "Et ce pain ?", demanda Elkafi.- "Ces baguettes ont été cuites il y a trois heures à l'ambassade."Simon : - "Merci Jean-Louis. Mais je voudrais que vous vous sentiez tous à l'aise, ici.Nous ne sommes pas à l'ambassade, nous sommes entre amis, c'est comme celaqu'Aisha et moi avons voulu vous recevoir. Un dernier mot : nous voudrionsremercier Judy, sans laquelle nous aurions été perdus aux Etats-Unis. C'est notrepremier voyage ici, et elle nous a aidés à trouver cet appartement et une voiture, àouvrir un compte en banque, et à faire toutes sortes de démarches. Merci, Judy."

A l'expression sur le visage de ses invités américains, Aisha vit qu'ils étaientimpressionnés. Après un instant de silence, Kevin Broszic sortit un paquet d'un grandsac en plastique et le tendit à Aisha, qui était à côté de lui. - "Pour vous", dit-ilsimplement. Aisha remercia, prit le paquet entouré d'un ruban rouge, l'ouvrit. Le

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cadeau était un très grand livre, pesant plusieurs kilos, avec une magnifiquecouverture en cuir fin où on lisait, en lettres d'or :

The United States

welcome

Aisha and SimonEberhart

- "Tiens-le, Simon, c'est lourd", dit Aisha. Simon prit le livre à deux mains et Aishal'ouvrit. Sur la page de garde, ils lurent les signatures Woodrow, Elkafi, Lohr etBroszic, avec la date de leur réunion. Le livre d'une centaine de pages contenait peude texte et des photos magnifiques. Aisha, qui aimait les beaux livres, s'exclama :- "Simon, c'est un livre d'art ! Une édition in-quarto numérotée de l'ouvrage deprestige « The United States », qui réunit les photos des plus beaux sites naturels etdes plus beaux monuments des Etats-Unis. Et elle a été recouverte en cuirspécialement à notre intention. Un cadeau comme celui-ci se garde toute une vie."

Elle se tourna vers Broszic pour lui faire une bise, mais il était bien trop grand pourelle. D'un geste vif, elle prit une chaise, la posa devant lui, monta dessus etl'embrassa sur les deux joues. "Merci, Kevin."

Tout le monde rit. Simon tendit la main à Broszic. - "Merci, Kevin. Nous sommes trèstouchés." Se tournant vers les autres : "Merci à tous."

Ils bavardèrent tranquillement, faisant connaissance et goûtant les fromages et lesboissons. La bouche pleine, Elkafi déclara que c'était la première fois qu'il mangeaitdu pain et du fromage français, et qu'il trouvait cela délicieux.

A un moment donné, Claire Lohr prit Aisha par le bras pour être un peu à l'écart desautres.- "Aisha, tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse de vous avoir retrouvés,Simon et toi."- "Mais pourquoi donc ?" répondit Aisha.- "Parce que vous m'avez énormément impressionnée tous les deux, parce que jevous admire, parce que je voudrais mieux vous connaître pour échanger des idéesavec vous. Voilà pourquoi."- "Moi aussi je vous apprécie", dit Aisha, surprise et ravie.- "Laissez-moi faire quelque chose pour vous aider à vous installer", dit Claire. "Jesuis sûre que vous n'avez pas encore eu le temps de connaître cette ville. Voulez-vous que je vous accompagne pour vous montrer les centres commerciaux ? Il y ena beaucoup, avec toutes sortes de boutiques."Aisha fit « oui » de la tête, plusieurs fois pour bien montrer qu'elle appréciait l'offre.Simon et elle ne connaissaient personne aux Etats-Unis, cette offre tombait à pic.

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- "Simon et moi voulions justement aller faire des achats demain, samedi. Est-ceque…"- "Bien sûr", dit Claire, ravie. "Matin ou après-midi ?"- "Matin", répondit Aisha. "Mais si tu pouvais déjeuner avec nous, nous pourrionsmême continuer après, si tu es libre."- "OK. J'en profiterai pour faire mes propres emplettes."

* * *

Samedi matinClaire, Aisha et Simon commencèrent par un premier centre commercial. C'était unensemble considérable, avec plusieurs dizaines de magasins et une galerie couverteavec deux étages de boutiques. Ils marchèrent pendant plus de deux heures,achetèrent quelques objets. Partout les magasins regorgeaient d'articles, donnantune impression d'opulence.

Beaucoup de magasins offraient quelques produits en solde. Aisha demanda sic'était la saison des soldes, mais Claire lui expliqua que n'importe quel commerçantsoldait ce qu'il voulait quand il voulait. Simon nota la différence avec la France, où legouvernement impose chaque année des dates de soldes, intervenant ainsi danscette forme de vente comme dans la plupart des activités économiques. Il en fit laremarque aux deux femmes, en ajoutant : - "A force que le gouvernement se mêle detout, en France, les gens ont pris l'habitude de le considérer responsable de tout ;donc, dès que quelque chose leur déplaît, ils demandent au gouvernementd'intervenir, en général en manifestant bruyamment."

Claire répondit : - "Ici, la plupart des gens demandent que le gouvernementintervienne le moins possible dans l'activité économique, parce qu'à chaque fois qu'ille fait cela coûte de l'argent aux contribuables, tout en remplaçant certainesinjustices par d'autres injustices."

Aisha était ravie de découvrir qu'aux Etats-Unis le client est roi. Claire lui expliquaqu'on pouvait acheter un article, comme un vêtement ou un service de vaisselle, et lerapporter le lendemain pour remboursement, sans qu'un commerçant proteste oupose des questions. Elle dit qu'il y avait même des femmes qui achetaient commecela une robe, la portaient le lendemain dans une soirée habillée, et la rapportaientensuite, en ayant seulement pris soin de ne pas la salir.

A midi, fatigués et les pieds un peu douloureux, ils s'assirent dans un petit restaurantde la galerie marchande pour se reposer en mangeant quelque chose. Puis Claireles emmena dans un autre centre commercial…

Après deux autres heures de marche dans ce nouveau centre, d'un magasin à unautre et d'un étage à un autre, Aisha remarqua l'expression de lassitude de Simon.- "Tu n'aimes pas le lèche-vitrines, hein, chéri ?"- "Non", reconnut Simon. "Mais je ne me plains pas. Je suis avec toi et je me réjouisde voir que toi tu aimes ça."Claire intervint. - "Mon compagnon est aussi comme ça, il n'a pas la patience deparcourir les centres commerciaux. Si vous êtes d'accord, Simon pourrait rentreravec votre voiture et moi je ramènerai Aisha avec la mienne quand nous aurons fini."

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Aisha embrassa Simon et lui dit de rentrer, ce qu'il accepta aussitôt. Il repartit lesbras chargés de paquets, et les deux jeunes femmes continuèrent joyeusement leurexploration des magasins. Lorsqu'elle rentra enfin à l'appartement, Aisha trouvaSimon endormi devant la télévision.

* * *

La semaine suivante se passa à finir les documents du séminaire, et à les faire relirepar Saul Johnson, qui se montra de bon conseil en matière de pédagogie et detechniques de présentation. Le vendredi soir tout était prêt et remis à Judy, pourfabrication lundi des photocopies pour les participants.

Dimanche matinA 9h30, Claire Lohr vint chercher Aisha et Simon pour les emmener visiterWashington. Ils commencèrent par le musée d'art américain Smithsonian, puis aprèsdéjeuner firent en voiture la tournée classique des touristes : la Maison Blanche,l'obélisque, les bâtiments du gouvernement dont le colossal Pentagone, lesmonuments à Lincoln et à Jefferson, etc. Claire prenait au sérieux sa fonction deguide touristique ; elle avait même relu les descriptions des monuments et bâtimentsdans un guide, pour préparer leur promenade et pouvoir commenter à ses amis cequ'ils voyaient.

Smithsonian American Art Museum, Washington

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Aisha et Claire s'entendaient bien. Elles partageaient le goût de l'art et le plaisird'échanger des idées. Chacune appréciait la simplicité ouverte et amicale de l'autre,chacune y trouvait une amitié qu'elle n'avait pas ailleurs. Il n'y avait qu'une dizained'heures qu'elles étaient ensemble, si on oubliait les interrogatoires d'Aisha dans sacellule, et elles s'étaient déjà racontées leurs vies respectives comme si elles seconnaissaient depuis l'enfance. Simon constatait avec étonnement leur complicitécroissante, et les laissait souvent parler longtemps entre elles sans intervenir.

Mais en rentrant chez eux ce dimanche soir, Aisha dit à Simon : - "Tu sais, Claire medit tout de sa vie sauf peut-être sur un sujet : son compagnon. Je suis surprise qu'ellene m'en ait jamais parlé. Elle n'a mentionné son existence que la semaine dernière,au second centre commercial, à propos du peu de goût des hommes pour le lèche-vitrines."Simon regarda attentivement l'expression de sa bien-aimée.- "Et donc tu t'inquiètes, chérie. Et moi, j'observe que Claire est très disponible pournous guider ; et comme en plus elle travaille tous les jours, souvent loin de chez elle,elle n'est pas souvent avec son compagnon."- "En effet. Mais je ne vais pas l'interroger, pour ne pas l'embarrasser. Lorsqu'ellevoudra m'en parler, elle le fera. Je vois bien que je suis sa confidente, puisqu'elle mefait même partager les soucis de son travail… enfin, quand ils sont dignes d'être partagés."- "Heureusement, nous deux n'avons aucun problème", dit Simon en la prenant dansses bras.

* * *

LundiPendant que Judy photocopiait et reliait les documents, Aisha et Simon firent unerépétition générale du séminaire devant Saul Johnson. Ils voulaient ses conseils pourleur style de présentation, la clarté de leur élocution et le rythme de passage destransparents. Ils s'entraînèrent à répondre aux questions de manière complète, maisconcise. Ce professionnel de la communication leur apporta un savoir-faire précieux,comme on en acquiert au bout de plusieurs mois. Et il leur donna confiance en eux-mêmes. - "Les Américains sont un bon public, vous verrez. S'ils sentent que vousvous donnez du mal, que vous maîtrisez votre sujet et que vous avez à cœur de bien répondre à leurs questions, ils vous adoreront et vous le diront !"

Mardi matinEn entrant dans la grande salle de réunion, Aisha et Simon durent réprimer le tracqui monta en eux : il y avait là plus de cent personnes, l'invitation de Ruth avaitréussi à attirer une foule plus grande que prévu.

Ils avaient décidé, pour se tester tous deux, que Simon animerait le premier jour etAisha le second. C'est donc à Simon que revint le devoir de gérer le premierproblème, soulevé dès qu'il fut devant son pupitre par Judy : - "Ils sont 142 et je n'aique 100 supports", vint-elle lui dire un peu affolée. "Hier soir à 17h30, quand je suispartie, il n'y avait que 91 inscriptions."- "Combien de temps vous faut-il pour préparer les supports qui manquent ?"

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- "Deux heures en me faisant aider par une collègue", dit Judy.- "Prenez votre temps, j'assure", dit Simon. Puis, s'adressant à Aisha : "Distribue ces100 supports aux participants en commençant par le fond de la salle, moi j'expliquele problème à l'auditoire."Assis au premier rang, Ruth et Ken Baumann n'avaient pas bougé : ils testaient leursconférenciers. Ils n'allaient même pas les présenter à leurs collègues.

Simon s'approcha du micro, le tapota pour s'assurer qu'il était branché, attendit quel'auditoire fasse silence, puis se jeta à l'eau. - "Bonjour à tous. Je suis SimonEberhart et je serai votre conférencier aujourd'hui. Je vais vous parler des terroristesislamistes. J'annonce ce sujet de conférence pour que, si certains parmi vous se sonttrompés de salle et pensent entendre autre chose, ils puissent repartir tout de suite."Il projeta sur l'écran la diapositive titre, la montra aux participants et attendit quelquessecondes.

Les participants sourirent, mais pas un ne se leva.Simon : - "Apparemment, vous êtes tous là pour le même sujet que moi."Quelques rires fusèrent.Simon : - "Bien, mais comprenez ma surprise. Hier soir à 17h30, nous n'avions reçuque 91 inscriptions et vous êtes ici 142. Non, rassurez-vous, je ne le reproche àpersonne. Je suis même ravi de ce succès. La seule personne ennuyée est Judy,l'assistante de Ruth Marciani, qui vient de sortir pour préparer les supports de courssupplémentaires en quatrième vitesse ! Comme il lui faudra deux heures, j'aidemandé que les supports disponibles soient distribués en commençant par lespersonnes situées le plus loin de l'écran, qui risquent donc le plus de mal voir ce queje projette. Que les personnes qui n'auront pas de support ne s'inquiètent pas, ilarrivera avant midi."

Ruth et Baumann étaient complètement rassurés : ce jeune homme avait sonauditoire bien en main. Simon faisait partie des gens qui ne sont timides que lorsqu'ils'agit d'eux-mêmes, et se sentent à l'aise quand ils jouent un rôle.

- "Voici comment nous allons travailler", enchaîna Simon. "Je vais parler jusqu'à ceque ce soit l'heure de la pause, c'est-à-dire 10h45, ou jusqu'à ce qu'une main se lèvepour poser une question. Non, ne me faites pas dire que je vous considère commedes élèves qui doivent demander la permission de parler ; c'est bien plus simple, lamain levée sert à ce que cette charmante assistante…" (il désigna Aisha en train de distribuer des supports) "…vous apporte un micro, sans lequel on ne vous entendrait pas.

Et vous mesdames, ne me reprochez pas non plus mon attitudecondescendante à l'égard de cette jeune femme réduite au rang de passeuse demicro, C'EST MA FEMME ! Du reste, demain nous échangerons nos rôles : c'est ellequi sera votre conférencière et moi je serai l'assistant."En se retournant, Ruth ne vit que des visages souriants et détendus. Ce jeuneFrançais avait un don. « Pourvu que demain sa femme ne paraisse pas terne à côtéde lui ! », se dit-elle.

La journée se passa bien. Simon fut clair et agréable à écouter, et il respecta leshoraires prévus. A plusieurs reprises il fut applaudi. « C'est vrai qu'ils sont bonpublic », se dit-il. A table et aux pauses il fut assailli de questions, au point d'avoir

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seulement le temps d'étancher sa soif, mais pas celui de manger. En fin d'après-midi,Ruth et Baumann vinrent le féliciter.Ruth : - "Ken et moi n'avons qu'une seule remarque concernant votre partie duséminaire. Dis-lui, Ken."- "Tu es génial, mon fils !" s'exclama Baumann en le serrant dans ses bras. "Et je m'yconnais, j'ai enseigné pendant 15 ans."

Le lendemain, le sujet de la journée était plus difficile. Il ne suffisait plus de connaîtreles bases de la religion musulmane, il fallait en tirer les conséquences pour lapratique quotidienne des participants, en leur expliquant comment faire leur métier demanière efficace contre des islamistes. Du haut de son mètre soixante et de sesvingt-trois ans, c'était à Aisha d'instruire et de convaincre des Américains, dans leurpays, pour leur métier, contre le danger le plus grave de notre époque.

Au grand soulagement de Ruth, Baumann et Simon, elle s'imposa dans la premièredemie heure de son exposé : le contraste entre sa jeunesse et sa compétenceimpressionnèrent les participants. Mais ensuite elle triompha dans l'animation desdébats. Elle avait soigneusement préparé les points clés du séminaire, qui étaient lamanière de reconnaître des terroristes potentiels et les méthodes de prévention desattentats. Elle avait fait travailler dur les spécialistes de l'antiterrorisme désignés pouraider à préparer le séminaire, elle en recueillit les fruits. Grâce à son don pourcomprendre les préoccupations des gens, elle sut clarifier les questions posées,mettre en évidence les problèmes de terrain, apporter des réponses ou proposer uneapproche pour les trouver.

Aisha aussi fut applaudie. Mais la récompense vint en fin de journée, lorsque Ruths'approcha de Simon et elle, suivie par un homme d'une cinquantaine d'annéesportant des lunettes à monture épaisse.- "Aisha et Simon Eberhart, je vous présente Alexander Baldwin, adjoint auSecrétaire d'Etat, c'est-à-dire numéro deux de nos Affaires étrangères. MonsieurBaldwin, voici Aisha et Simon Eberhart, envoyés par le président de la RépubliqueFrançaise pour travailler avec nous contre le terrorisme."- "Madame Eberhart, j'ai suivi votre conférence tout l'après-midi. J'ai été siimpressionné que je suis sans voix, ce qui est rare pour un diplomate."- "Merci monsieur", dit Aisha avec une petite voix intimidée. "Mais je regrette quevous n'ayez pas entendu mon mari, hier".- "Je le regrette aussi, monsieur Eberhart", dit Baldwin à Simon. "Mais on m'en aparlé. Deux de mes collaborateurs sont là depuis le début du séminaire. Et ils m'ontdit hier que je ne pouvais manquer la fin sous aucun prétexte, alors je suis venu cetaprès-midi."- "Merci monsieur Baldwin", dit Simon.- "Ruth m'a dit que vous donnerez ce même séminaire dans plusieurs capitalesrégionales, où vous rencontrerez beaucoup de nos gens de terrain. J'aimerais,après, faire le point avec vous. J'aimerais savoir ce que vous pensez de nos effortsantiterroristes, et ce que nous devrions faire pour être encore plus efficaces. Etj'aimerais parler avec vous de la mission confiée par votre Président. Pouvez-voustous deux prendre rendez-vous avec mon bureau à la fin de votre tournée ?"- "Nous le ferons, monsieur", confirma Simon.- "Bravo Ruth, et bonne continuation", dit Baldwin en prenant congé.

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Après avoir raccompagné Baldwin, Ruth revint. Son regard triomphant en disait longsur sa satisfaction. - "Savez-vous ce que j'ai à vous dire ?" demanda-t-elle à Simonet Aisha.- "Nous le voyons dans vos yeux, Ruth", dit Aisha. "Merci de nous avoir donné cetteopportunité de nous rendre utiles."Ruth regarda Aisha avec surprise. « C'est la seule personne qui a toujours unelongueur d'avance sur moi » se dit-elle. « Elle doit lire dans ma pensée et préparer lasienne avant même que j'aie parlé. »Sans un mot, Ruth tendit la main à Aisha, puis à Simon. La franchise de sa poignéede mains disait « Bravo et merci » mieux que des paroles.- "Savez-vous si monsieur Baldwin est le genre d'homme qui prend le temps de lireun rapport ?" demanda Simon à Ruth.- "Il est même réputé pour cela. C'est une des raisons pour lesquelles le Secrétaired'Etat se repose sur lui pour être informé de beaucoup de choses. Ses synthèses desujets complexes sont appréciées."- "Alors après notre dernier séminaire, Aisha et moi préparerons un rapport écrit etune proposition d'ordre du jour de réunion, que nous lui soumettrons en prenantrendez-vous avec lui", annonça Simon.- "Excellente initiative", approuva Ruth. « C'est un futur manager, ce garçon » se dit-elle. "Pourrais-je en avoir une copie ?"- "Naturellement", promit Simon. "Et nous apprécierons vos commentaires."

* * *

Jeudi matinEn arrivant au bureau, Aisha et Simon trouvèrent un message de Ruth contenant leplanning de leurs séminaires à venir. Chacun d'eux allait en animer quatre en deuxsemaines, seul. Chaque semaine, un des séminaires aurait lieu les mardi etmercredi, l'autre les jeudi et vendredi. Il faudrait prendre l'avion la veille du début dechaque séminaire pour y aller, et en fin d'après-midi le second jour pour en repartir.Aisha se rendrait ainsi à New York, Detroit, Atlanta et Philadelphie, Simon à LosAngeles, San Francisco, Chicago et Denver. Enfin, Aisha et Simon animeraientensemble un séminaire à Dallas, après quoi ils disposeraient de la fin de cettesemaine-là pour visiter un peu l'immense état du Texas, juste récompense aprèsdeux semaines et demie d'efforts. Premier séminaire : le mardi suivant. Judys'occupait de la logistique.

Aisha et Simon passèrent la journée à prendre en compte, dans leur support deséminaire, les remarques et suggestions des participants de la veille.

VendrediRuth avait organisé ce matin-là une première réunion du groupe de reconnaissanceinformatisée de l'arabe parlé. Elle avait trouvé deux universitaires renommés. Il yavait d'abord Sheila Philips, docteur en linguistique comparée, titulaire de la chairede linguistique arabe de Georgetown University et spécialiste de sémantiquegrammaticale et pragmatique des langues sémitiques. Il y avait ensuite un collèguede Ken Baumann, Chuck Longfellow, professeur de morphologie sonore etreconnaissance syntaxique au MIT, directeur de deux équipes de recherche entraduction automatique. Un informaticien de la CIA, Liu Hong Nam, chef de projet

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« Reconnaissance des sons » au service des écoutes téléphoniques, avait éténommé pour diriger le projet informatique, si une décision venait à être prise delancer un tel projet. Ken Baumann, qui aurait dû être présent car il était compétent enanalyse sémantique, s'était fait excuser. Et Simon était là parce qu'il avait étudié latechnologie du logiciel de traduction automatique SYSTRAN, dont l'éditeur offraitaussi des prestations de conseil et ingénierie. Tous avaient signé un engagement deconfidentialité.

Ruth ouvrit la séance, fit les présentations. Elle remarqua la moue admirative desdeux universitaires lorsqu'elle annonça qu'Aisha sortait de l'Ecole NormaleSupérieure, en France, et que son mari était diplômé de l'Ecole Polytechnique.

Aisha avait posé devant elle un classeur dont la première page était pleine de notes.« A l'évidence, Aisha a préparé sa réunion », se dit Ruth. « Elle doit savoir définir leproblème. Voyons si elle est aussi capable de conduire les débats, au moinsaujourd'hui, le temps de lancer le projet. Si elle n'y arrive pas, je reprendrai ladirection. Et nous allons voir comment elle réagit à la surprise. »Ruth : - "Puisque c'est Aisha qui a lancé l'idée de réaliser un logiciel de traductionautomatique fiable des conversations téléphoniques en arabe, logiciel adapté àl'antiterrorisme, je lui confie l'animation des débats ce matin."

Aisha n'eut aucun trac. Aucune émotion n'apparut sur son visage. Elle avait préparésa réunion. Elle allait travailler avec des universitaires comme elle, des chercheurspassionnés de linguistique. Elle avait fait cela pendant quatre ans à l'ENS. Il n'yaurait donc pas de problème. Une fois de plus, Ruth eut l'impression qu'Aisha avaitdevancé sa pensée, qu'elle s'était préparée à diriger la réunion.- "Je vais d'abord définir l'objectif de la réunion, tel que je le vois. Nous discuteronsensuite pour valider et compléter cet objectif, et voir de quelles compétences etlogiciels nous disposons et quelles compétences nous manquent. Je prendrai desnotes pour rédiger le compte-rendu.

Partout dans le monde, nos services d'écoutes téléphoniques captent desconversations qui peuvent intéresser la lutte contre le terrorisme. Il s'agit de créer unlogiciel multilocuteurs capable de reconnaître des mots ou des phrases prononcésdans un des dialectes arabes. Toute conversation réputée intéressante sera alorsenregistrée pour écoute et examen ultérieur.

Comme vous le savez, la reconnaissance automatique des phrases parlées passepar les étapes suivantes, qui définissent des domaines de compétence et deslogiciels spécialisés.

Il y a d'abord la phonétique et la phonologie, pour reconnaître les sons. Etes-vousd'accord que nous avons besoin de cette compétence et de logiciels ad hoc ?"C'était une évidence. Les participants donnèrent leur accord et Aisha poursuivit.- "Il y a ensuite la reconnaissance des mots et des phrases, qui exige desconnaissances et des logiciels de morphologie et de syntaxe. Toujours d'accord ?"Tous approuvèrent.- "Il y a enfin, pour le sens des phrases, les compétences et les logiciels pour lalexicologie, la sémantique grammaticale et la pragmatique. OK ?"- "Jusque là, nous sommes dans une taxonomie classique" dit Longfellow.

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- "Que veut dire taxonomie ?" demanda Liu, un peu perdu à côté de cesuniversitaires passés maîtres dans l'art de manipuler les abstractions.- "Décomposition en classes", dit Simon. "Vous comprenez ?"Liu fit signe que oui.- "Prenons donc les diverses étapes une par une. Dans un premier temps, nousavons besoin de savoir s'il existe déjà des logiciels que nous pourrions utiliser, telsquels ou après adaptation, ou à défaut des publications constituant une base dedépart. De toute façon nous devons lister les compétences que chacun de vouspourrait apporter aux travaux de cette étape. Docteur Philips ?"- "Sheila, s'il te plaît Aisha", dit Sheila Philips.

Ruth constata que la réunion était bien partie. « Décidément, ce n'est pas encore surcette aptitude-là qu'Aisha sera prise en défaut. A vingt-trois ans, c'est bien unesurdouée, il n'y a pas d'erreur » se dit-elle. Elle se leva, dit qu'on pouvait la joindre enpassant par Judy si on avait besoin d'elle, pria Aisha de la mettre en copie ducompte-rendu et prit congé.

Le déjeuner fut l'occasion de faire plus ample connaissance. Le courant passa toutde suite entre les deux Français et les deux universitaires. Aisha prit soin de faireparler Liu et de mettre en valeur son expérience d'informaticien chef de projet, pourqu'il se sente intégré au groupe. Ils étaient tous enthousiastes. Ils sympathisèrent.

Après déjeuner ils travaillèrent jusqu'à l'heure où Chuck Longfellow devait partirprendre son avion pour Boston, et prirent rendez-vous pour la réunion suivante.

* * *

Aisha et Simon étaient en voiture, en train de rentrer à l'appartement, lorsque leportable d'Aisha sonna. Comme c'était Simon qui conduisait, elle prit lacommunication. C'était Claire Lohr. Elle pleurait au téléphone. Aisha l'écoutaquelques minutes, puis lui dit : - "Viens nous raconter cela à l'appartement, nous yserons dans cinq minutes." Puis, se tournant vers Simon : "Claire pleurait. Il y a unproblème avec son compagnon. Je lui ai dit de venir. Tu es d'accord, j'espère ?"- "Quelle question !" dit Simon. "C'est notre amie, nous devons la consoler, et l'aidersi possible."

Claire les rejoignit, les yeux rouges. Aisha la fit asseoir, s'assit en face d'elle et lui pritla main. - "Parle, Claire, raconte-nous."- "J'ai connu Bruce il y a six ans, à Stanford, et suis tombée amoureuse très vite.Nous avons commencé à vivre ensemble l'année suivante. Il était adorable,affectueux et attentionné. Nous avions beaucoup à partager. Nous avons connuensemble des moments très forts.

Tout s'est bien passé jusqu'au début de cette année, où j'ai senti qu'il sedétachait un peu de moi, puis de plus en plus. Et maintenant cela fait trois semainesqu'il ne m'a pas touchée. Et tout à l'heure, en arrivant chez nous, ses affairesn'étaient plus là."- "Il est parti sans laisser un mot ?" demanda Simon.Claire secoua la tête. - "Après six ans, j'avais peut-être droit à une explication, n'est-ce pas ? Il ne m'a jamais rien reproché, ne m'a prévenue de rien. Il est parti, voilàtout."

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- "Y a-t-il une autre femme ?" demanda Aisha.- "Je n'en connais pas", répondit Claire.Aisha se demanda si le compagnon de Claire n'était pas parti pour fuir unchangement qui s'était produit chez Claire, ou peut-être une demande qu'elle avaitformulée.- "Y avait-il eu un changement dans ta vie ou la sienne lorsqu'il a commencé à sedétacher de toi ?" demanda Aisha.- "Non, je n'en vois aucun. Chacun de nous avait un emploi stable, les moispassaient l'un après l'autre sans événement marquant. Nous vivions heureuxensemble."- "Aviez-vous parlé d'avoir un enfant ?" demanda Aisha.- "Moi j'en aurais voulu un. Je lui en ai parlé deux ou trois fois en lui disant que c'étaitimportant pour moi, mais sans jamais insister" répondit Claire.Aisha : - "Et qu'a-t-il répondu ?"- "Il ne m'a jamais donné de réponse claire. A l'évidence, pour lui ce n'était pasurgent."Aisha commençait à comprendre. - "Etait-ce le genre de personne à défendrefermement ses opinions, en allant par exemple jusqu'à la dispute ?"- "Non, Aisha. Quand il constatait une divergence, il changeait de sujet ; nous nenous sommes jamais disputés" dit Claire. Puis elle comprit aussi : "Tu penses qu'il aeu peur que notre couple ne tienne pas sans enfant, et qu'il est parti pour fuir cettedécision ?"Aisha lui serra la main un peu plus fort. Claire vit un « oui » dans ses yeux.Simon essaya de confirmer leur conclusion. - "Aviez-vous parlé de mariage ?"demanda-t-il.- "Je lui en ai parlé plusieurs fois, depuis plusieurs années. Je lui ai dit que notrerelation était stable, que nous nous aimions, donc qu'un mariage était dans l'ordredes choses. Pour une croyante comme moi, donner son amour devant Dieu vautengagement, donc une promesse formelle et un mariage officiel s'imposent."- "Mais vous ne vous êtes pas mariés", constata Simon. "Bruce était-il croyant, luiaussi ?"- "Non, il avait une curieuse position à ce sujet. Il y avait réfléchi, il m'a expliqué qu'onpouvait respecter les règles de morale et se comporter de manière non critiquabletout en étant athée."- "Qu'est-ce que cette opinion a de curieux ?" demanda Aisha, elle aussi à la foisathée et respectueuse des règles morales.- "Respecter les lois de Dieu revient à prouver par sa vie qu'on est croyant, même sion se déclare athée", dit Claire. "Alors pourquoi ne pas admettre sa foi ?"- "Je ne vois que deux différences", dit Aisha. "D'abord, l'athéisme peut être uneprise de position purement métaphysique, une préférence pour une visionmatérialiste et scientiste du monde. Mais refuser d'expliquer l'existence du monde oule besoin de règles morales par leur origine divine, n'implique pas qu'on rejette cesrègles. Ensuite, la foi apporte une réponse à des questions comme « Où allons-nous », « Y a-t-il des raisons d'espérer, dans cette vie et après » ; mais chez lespersonnes que ces questions n'angoissent pas, la foi n'a guère de sens. Enfin, êtreathée n'empêche pas d'espérer en l'avenir et de suivre les règles morales."- "Je crois entendre Bruce", dit Claire. Elle réfléchit un instant. "Je reconnais que monincapacité à comprendre qu'on puisse être à la fois athée et moral vient de ce que j'aiDieu dans mon cœur et que j'ai été élevée dans la religion" dit Claire.

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- "Oui, mais il doit aussi y avoir autre chose" dit Aisha. "Peut-être penses-tu que laforce de volonté nécessaire à un comportement moral dans des circonstancesdifficiles a besoin de s'appuyer sur la foi."- "Il est vrai que lorsqu'on est tenté de mal se comporter, la foi est un garde-fouefficace", admit Claire.- "A défaut, il reste la force de volonté", remarqua Aisha.- "Si je vous suis bien toutes les deux, Bruce n'ayant pas la foi s'est bien comportéseulement jusqu'à ce que la peur de s'engager à être époux et père lui fassetransgresser les règles", dit Simon.

Ils s'étaient bien compris tous les trois. Il y eux un instant de silence, puis Aisharemarqua : - "Nous venons de donner à Claire une explication plausible de l'attitudede Bruce, mais pas une consolation pour son sentiment d'injustice et de solitude ;nous n'avons rien fait pour sa souffrance."

Regardant les yeux rouges de Claire, Aisha et Simon y virent comme une prière.- "Il se peut que Bruce s'aperçoive au bout de quelque temps que Claire lui manque.Six années de bonheur ne s'oublient pas vite, il se peut qu'il revienne. Mais de toutefaçon, Claire mettra longtemps à guérir de cette blessure", dit Aisha.- "Nous devons faire quelque chose pour elle", dit Simon à Aisha. "Mais quoi ?"- "J'ai une idée" répondit Aisha. Puis, se tournant vers Claire : "Tu dois être entouréede proches dans cette épreuve, de gens qui partagent ta douleur et dont l'affection tesoutient. Dans ta famille, y a-t-il quelqu'un qui vive dans la région et que tu peux voirsouvent ?"- "Non", soupira Claire. "Je suis fille unique. Et je ne peux guère compter sur mesparents : croyants eux aussi, ils s'étaient opposés à ma liaison hors mariage avecBruce, ils se contenteraient aujourd'hui d'un « Nous te l'avions bien dit ! » De leurpoint de vue, ils m'avaient donné une éducation aristocratique pour que je me mariedans la meilleure société : leçons particulières de français, équitation et danse,études à Stanford ; et voilà que je vis avec un homme sans l'avoir épousé, c'estimmoral, inacceptable ! Pour eux le regard de la société et les commandements deDieu passent avant l'amour."- "Et tes amis ?" demanda Simon.- "J'ai beaucoup de connaissances par mon travail, mais nos relations sontsuperficielles."- "Alors c'est sur nous que tu pourras compter" dit Aisha. "Tu passeras les week-ends avec nous, en commençant tout de suite. Et pendant la semaine, si tu t'investisdans ton travail tu arriveras peu à peu à ne pas penser à ta solitude. OK ?"Les yeux humides, Claire fit signe que oui.

Aisha avait laissé parler son cœur sans réfléchir, offrant à son amie l'affection de Simon et la sienne. Mais une crainte s'insinua dans son esprit. Claire était grande etbelle. Et de surcroît intelligente et cultivée. S'il la voyait souvent, Simon ne serait-ilpas attiré par elle ?Elle se tourna vers Simon, cherchant son regard. Simon comprit sa crainte etesquissa avec ses lèvres le geste de l'embrasser. Ses yeux lui dirent « Je n'aime quetoi. »

Ce soir-là, Aisha et Simon s'arrangèrent pour occuper Claire. Aisha lui demanda del'aider pour préparer le dîner. Puis Simon proposa de regarder un DVD de « La

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Grande-duchesse de Gerolstein » d'Offenbach, acheté le week-end précédent etmuni de sous-titres en anglais. Ils firent dormir Claire sur la banquette-lit du salon,dans un pyjama de Simon. Et les deux jours suivants, ils parcoururent les magasinset visitèrent le remarquable musée National Gallery of Art, prétexte à discuter d'art.

National Gallery of Art, Washington

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Chapitre 7 - Des séminaires moins théoriques queprévu

New York comptant 8 millions d'habitants et beaucoup de sites à protéger duterrorisme, Aisha s'attendait à ce que son séminaire attire du monde. Elle ne fut pasdéçue : il y avait plus de cent personnes. Mais à part le fait que quelques participantsun peu bavards étaient difficiles à tenir pour respecter l'horaire, tout se passa bien :le séminaire se termina dans un tonnerre d'applaudissements.

Le jeudi matin par contre, le séminaire de Detroit (ville d'un million d'habitants) necomptait que 23 participants. Aisha en profita pour demander à chacun de seprésenter brièvement, puis elle se présenta aussi en quelques phrases.

L'organisatrice du séminaire était Eileen McGilligan, une dame grassouillette d'unecinquantaine d'années portant des lunettes en forme d'ailes de papillon. Elle accueillitAisha aimablement et l'accompagna au restaurant à midi et le soir, puis de nouveaule vendredi à midi. Sous ses dehors de mère de famille quelconque, EileenMcGilligan était la responsable de l'antiterrorisme pour tout l'état du Michigan. A partce poste, auquel elle avait été promue au début de l'année, elle avait fait toute sacarrière au FBI. Aisha découvrit qu'elle était si passionnée par son travail au servicede ses concitoyens que son mari l'avait quittée après cinq ans de mariage, las de nela voir qu'entre deux missions. Et comme il avait obtenu la garde de leurs deuxenfants, elle s'était retrouvée seule et, du coup, s'était consacrée encore plustotalement à son travail.

Eileen McGilligan voulait faire connaissance avec Aisha, par curiosité parce qu'on lalui avait présentée comme une surdouée, mais aussi pour pouvoir lui poser toute uneliste de questions qu'elle avait préparées sur l'intégrisme musulman, chez desétrangers mais aussi chez des Américains. Aisha eut donc peu de temps pourmanger, entre deux réponses au feu roulant de questions, mais elle garda le sourireet félicita même Eileen pour sa motivation.

Cette dernière apprécia chez Aisha la connaissance de son sujet et l'intensité desa concentration, qui lui permettait de répondre brièvement en donnant le maximumd'informations avec le minimum de mots. Quand elle déposa Aisha à son hôtel à22h30 le jeudi, elles étaient toutes deux épuisées. Mais leur relation était devenueamicale et confiante. En quittant Aisha, Eileen lui dit d'une voix émue :- "Depuis que mon mari est reparti avec nos enfants, il a changé d'état et je ne les aijamais revus. Aujourd'hui ma fille doit avoir ton âge. Ah, si elle pouvait teressembler !"

A la fin du séminaire, Vendredi après-midi, Aisha retint Eileen.- "J'aimerais avoir un quart d'heure d'entretien avec vous", dit-elle, "mais je dois allerprendre mon avion pour Washington. Pouvez-vous m'accompagner à l'aéroport, quenous parlions en chemin ?"- "Je t'y conduis, Aisha, ma voiture est garée juste à droite de la porte d'entrée."Dès qu'elles furent dans l'autoroute, Aisha demanda :- "Que savez-vous de Burton Carmitz ?"

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- "Presque rien. Il a été envoyé à ton séminaire par le service régional decybersécurité, rattaché à l'antiterrorisme", répondit Eileen.- "J'ai remarqué des détails de comportement curieux en ce qui le concerne. Je medemande s'il ne faudrait pas enquêter sur lui."- "Qu'as-tu remarqué ?"- "Il n'a pas déjeuné avec nous ni hier ni aujourd'hui, et il s'est absenté au milieu del'après-midi pendant un quart d'heure les deux jours. Il porte une barbe en forme decollier et une moustache. Ses vêtements, ses chaussures et sa coiffure trèsmodestes, et ses lunettes bas de gamme, suggèrent l'ascétisme. Et le plus curieuxest que lorsqu'il se déplace à pied, il part toujours du pied droit."- "Et cela justifie une enquête, d'après toi ? Et quelle sorte d'enquête ?" demandaEileen.- "Les absences à déjeuner et en milieu d'après-midi sont compatibles avec deux descinq prières quotidiennes obligatoires pour un musulman. La barbe est aussifréquente chez eux. L'ascétisme est une règle absolue. Et il n'y a que deux groupesde gens qui s'astreignent à toujours partir du pied droit quand ils vont marcherplusieurs mètres : les juifs ultraorthodoxes Hassidim et certains fondamentalistesmusulmans. Mais j'exclus les Hassidim parce qu'il était tête nue.

J'ajoute que la seule question qu'il ait posée pendant ces deux jours traduisaitune connaissance des Hadiths plus approfondie que celle du commun des mortels ;c'était même une question si étonnante que je me suis demandée s'il ne cherchaitpas à me coller."

- "Mon Dieu", dit Eileen. Elle trouva un endroit pour se garer, prit son téléphoneportable, lança un appel. "Percy?"… "C'est Eileen. J'ai une demande urgente. Mets-moi sur écoute Burton Carmitz de la cybersécurité, tout de suite."… "Oui, portable et téléphone du domicile. OK?"… "Et rappelle-moi si une conversation curieuse estcaptée."… "Oui, même la nuit, rappelle-moi sans tarder."

Elle se détendit, se tourna vers Aisha. - "Voilà une application directe du séminaire.Je m'en veux, j'aurais dû faire moi-même ces remarques. On ne saurait être tropprudent, car Burton Carmitz a les privilèges d'administrateur sur le réseau detransport de données national à très haut débit de l'Internet, le « backbone », et sespoints d'accès. Si on ne détecte rien dans ses conversations téléphoniques et qu'onne parle de nos soupçons à personne, il n'y aura aucun problème ; la simple misesur écoute ne fait donc pas de mal."

Elles venaient d'arriver à l'aéroport. La voiture d'Eileen à peine garée, son téléphoneportable sonna. C'était Percy. Eileen écouta environ deux minutes, puis remercia etraccrocha.- "Percy a eu une idée. Après avoir lancé la mise sur écoute, elle a accédé àl'historique des appels passés par Burton Carmitz depuis son portable. Nous avonsle droit d'accéder à cette base de données en vertu de la loi antiterroriste « PatriotAct » et de notre fonction dans l'antiterrorisme. Elle a trouvé hier soir cinq appelssuccessifs à des correspondants différents, appels qui avaient la même durée :quarante secondes. Elle n'a pas eu accès au contenu des conversations, quin'avaient pas de raison d'être enregistrées, mais elle a trouvé cela curieux et m'arappelé."Aisha : - "Si jamais cet homme faisait partie d'un réseau terroriste, ces appelsauraient pu être des ordres à des complices de déclencher une action. Nous n'en

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savons rien, peut-être nous inquiétons-nous à tort. Mais si nous pouvions avoir desdétails sur les correspondants appelés, nous verrions peut-être s'ils ont des pointscommuns."

Elles arrivaient au guichet du vol pour Washington. Eileen promit à Aisha decontinuer à s'occuper de cette affaire et de la tenir au courant, puis les deux femmesse séparèrent.

Mardi - Atlanta, état de Georgie.Aisha venait d'arriver à son hôtel, sa journée de séminaire terminée, lorsque sontéléphone portable sonna. C'était Eileen.- "J'avais promis de te tenir au courant, Aisha. Ecoute bien, tu ne seras pas déçue.Les quatre premiers correspondants appelés par Burton Carmitz jeudi soir sont descitoyens américains, tous employés dans des sociétés de production d'électricité,dans des métiers techniques. Le cinquième travaille au barrage hydroélectrique deGrand Coulee, un des plus grands des Etats-Unis, sur le fleuve Columbia, dans l'étatde Washington.

Il est très étonnant qu'un informaticien spécialiste des réseaux soit en rapportavec cinq hommes dont les métiers dans la production d'électricité n'ont rien à voiravec le sien, et dont l'un est à deux mille miles à l'ouest. Il est encore plus curieuxqu'il les appelle l'un après l'autre, pour une conversation aussi courte.

Lorsque j'ai su cela vendredi vers vingt heures, j'ai déclenché un cambriolage chezBurton Carmitz pour le lendemain, dès qu'il serait sorti de chez lui. Il habite seul et aquitté son appartement vers 9h45. Nos agents ont fracturé sa porte sans éveillerl'attention des voisins, ont fouillé son appartement de fond en comble, et sont repartisen emportant quelques petits objets pour faire croire à un cambriolage. Mais ils ontaussi trouvé et photocopié un carnet d'adresses, et ont pris copie du disque dur deson PC. Il y avait aussi un Coran, une Histoire du Prophète Muhammad et un recueilde Hadiths en anglais, et une collection de coupures de journaux sur le 11septembre.

Prévenue vers 11 heures, j'ai lancé des mandats d'amener contre Burton Carmitz etses correspondants. Avec les moyens en hommes que nous avons mis sur cetteaffaire, les résultats ont été rapides : à 18h40 pour le dernier, Carmitz et ses cinqcomplices ont tous ont été arrêtés dans la journée de samedi. Et nous avons su hiersoir que dans le disque du PC il y avait un plan détaillé d'attentats. Ecoute bien,Aisha, malgré toutes mes années de lutte contre les criminels, ce que ceux-cipréparaient m'a fait froid dans le dos.

Les quatre premiers conspirateurs appelés par Carmitz devaient bloquer des entréesd'eau de refroidissement dans quatre centrales nucléaires, ce qui les aurait arrêtées.Ils avaient imaginé d'obstruer ces conduites en dynamitant leur entrée. Il y avait lacentrale de Beaver Valley en Pennsylvanie, la centrale de Braidwood dans l'Illinois,la centrale de Davis-Besse dans l'Ohio et celle de Donald Cook dans le Michigan. Entout 7 tranches nucléaires, totalisant 4500 mégawatts, toutes situées dans la régionindustrielle des Grands Lacs. En s'arrêtant ensemble à une heure de pointe, ellesauraient provoqué de proche en proche une panne d'électricité affectant environ 70millions de personnes.

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Mais pour ajouter à la pagaïe, Burton Carmitz avait prévu de bloquer aussi le réseaude l'Internet irrigant cette région, en neutralisant lui-même les nœuds de transit les plus importants dans un rayon de 1000 miles autour de Detroit, à Chicago, KansasCity, Saint Louis, Columbus, Pittsburgh, Cleveland et Buffalo. Et il avait aussi trouvéle moyen de bloquer les principaux points d'accès auxquels se raccordent les"Internet Service Providers" ainsi que des chemins de contournement passant pardes centres secondaires. Comme de nos jours une partie des communicationstéléphoniques et des émissions de télévision passe par Internet, la simultanéité de lapanne de courant et du blocage des communications aurait provoqué une bellepanique. Carmitz avait écrit des scripts logiciels qu'il aurait pu injecter dans lesréseaux en quelques instants, depuis son bureau. Nous les avons trouvés dans sonPC.

Réseau Internet continental à très haut débit « Backbone »Le réseau ci-dessus est celui de la société UUNET - Il y en a plusieurs autres

Et maintenant le plus beau. Le cinquième conspirateur avait étudié un moyen dedynamiter l'arrivée d'eau aux turbines de la centrale du barrage de Grand Coulee. Ilallait utiliser des bombes entraînées par l'eau qui alimente les turbines à partir dupied du barrage. Trois premières bombes, de faible puissance, devaient faire sauterles grilles de filtrage de l'eau et bloquer les vannes. Une troisième, très puissante,devait exploser à l'entrée des turbines, brisant les conduites et provoquant unegigantesque fuite. Celle-ci aurait submergé la centrale, brisé ses murs, et l'eau aurait

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descendu la vallée du fleuve Columbia derrière une vague géante, détruisant tout surson passage. La hauteur du barrage étant de 550 pieds (167 mètres) et la retenued'eau en cette saison de 6 millions d'acres-pieds (7,5 milliards de mètres cubes), jete laisse imaginer la catastrophe. Et l'arrêt de la production de la centrale hydrauliqueaurait privé la région de 6000 mégawatts de puissance.

A l'heure actuelle, tous ces terroristes sont sous les verrous, alors que l'attentat étaitprévu pour aujourd'hui à 11 heures du matin. Nous sommes en train d'examiner lesdocuments, carnets d'adresses, ordinateurs et téléphones portables saisis chez euxpour trouver d'autres complices éventuels. Mais d'ores et déjà je te préviens que tuvas être convoquée à Washington par le Tsar de l'antiterrorisme, qui va peut-être teprésenter au Président. Je te préviens aussi que ta vie sera en danger dès quel'histoire se saura, bien que nous tentions de l'étouffer pour que les médias n'affolentpas inutilement le public en la racontant.

Un dernier mot. Je suis très inquiète du fait que tous ces terroristes soient descitoyens américains, nés aux Etats-Unis et convertis à l'islam. Indépendamment del'enquête de justice qui commence, l'antiterrorisme voudrait interroger ces gens pourcomprendre leur parcours, et comment ils ont pu en arriver à un tel summumd'horreur. Je peux toujours demander aux services du Tsar de nous envoyer unpsychologue expérimenté, mais j'aimerais savoir si par hasard tu ne connaîtrais pasquelqu'un qui soit à la hauteur."- "J'ai quelqu'un à vous proposer, en effet. Appelez de ma part mademoiselle ClaireLohr, psychologue au FBI." Et Aisha donna le numéro de Claire à Eileen.

Après avoir posé son portable, Aisha tremblait. Des images se bousculaient dansson esprit, avec des gens affolés, des communications impossibles, desembouteillages géants causés par l'arrêt des feux rouges dans les villes, une vaguegéante balayant des ponts et des maisons, et des morts, beaucoup de morts. Apremière vue cet attentat aurait été encore plus dévastateur que celui du WorldTrade Center. Elle appela Simon, lui raconta tout. La voix calme et douce del'homme qu'elle aimait la rassura. Elle se sentit soulagée, mais elle se coucha sansdîner.

* * *

Mercredi après-midiUn quart d'heure après la fin du séminaire de Dallas, Aisha et Simon prirent la routepour le sud-ouest du Texas. Ils voulaient visiter le parc national de Big Bend, situésur la rive nord du fleuve Rio Grande, à la frontière mexicaine. C'était à environ 1000km de route de Dallas, il fallait traverser une bonne partie du Texas. Ils avaient là uneoccasion de se faire une idée de l'immensité du plus grand état des Etats-Unis, plusgrand que la France. Compte tenu des limitations de vitesse, ils comptaient un peuplus d'une journée de voiture pour l'atteindre.

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Etat du TexasLe parc national de Big Bend est dans la boucle du fleuve Rio Grande, dans le cercle

L'autoroute leur fit d'abord longer Fort Worth, la ville jumelle de Dallas, formant avecelle une agglomération de deux millions d'habitants. Il y avait de nombreux gratte-ciels et un curieux mélange de bâtiments neufs et vieux. Puis le long ruband'asphalte se déroula à l'infini, avec parfois des lignes droites longues de plusieurskilomètres. Lorsqu'ils furent fatigués, ils s'arrêtèrent pour passer la nuit dans un motelau Lac Proctor, près de la ville de Comanche, petite ville de l'Ouest encore trèsproche de son passé riche d'indiens et de pionniers.

JeudiIls roulèrent toute la journée vers le sud-ouest, pour arriver enfin, en début de soirée,au centre du parc de Big Bend, où ils avaient retenu une chambre au village deChisos Mountains Lodge. C'était une petite chambre proprette, dans un bâtiment enbois. On y accédait par un escalier extérieur assez rustique. Au centre de ce parc de3200 kilomètres carrés, le site du village était superbe, entouré de montagnesdésertiques. A la nuit tombante, le froid était déjà vif et ils durent se couvrir

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chaudement pour aller dîner dans un petit restaurant. En ressortant, le ciel était cribléd'étoiles.- "Il fera beau demain", dit Simon.- "Ca promet, chéri", dit Aisha. "Tu te sens d'attaque pour une grande journée devisite ?"- "Et comment !"

VendrediIls commencèrent par un solide petit déjeuner texan, comprenant une omelette auxpommes de terre, petites saucisses et tomates frites, des toasts, une coupe de fruits,du jus d'orange et du café. Ensuite, ils parcoururent à pied un petit sentier, leWindow View Trail, qui permettait d'admirer les montagnes. Puis ils montèrent envoiture et prirent la route de Green Gulch jusqu'au croisement de Basin Junction, oùils obliquèrent à gauche sur la Ross Maxwell Drive. En un peu moins de 100kilomètres de parcours, ils traversèrent le désert de Chihuahua jusqu'au Rio Grande.Le Rio Grande, appelé Rio Bravo par les Mexicains, est un fleuve de 3000 km quiprend sa source dans l'état du Colorado et se jette dans le Golfe du Mexique. Lenom du parc, Big Bend, désigne en fait une grande boucle du fleuve.

Rio Grande dans le parc de Big Bend

Les paysages étaient superbes dans leur austérité. A chaque fois que le coup d'œil en valait la peine, ils s'arrêtaient et descendaient ; ils restaient alors là, debout, lamain dans la main, à regarder le désert immense. Ils visitèrent ainsi Sotol Vista, lebalcon de Mule Ears et Tuff Canyon. Il y avait aussi deux vieux ranchs construits à

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l'époque des pionniers et conservés en l'état pour les touristes, Old Sam Nail Ranchet Homer Wilson Ranch. Ils parcoururent à pied les 3 kilomètres du spectaculairecanyon de Santa Elena. A deux reprises, ils purent apercevoir des oiseaux typiquesde Big Bend : un road runner et un faucon pèlerin.

En rentrant le soir à leur motel, ils étaient fatigués et affamés. Leurs yeux étaientemplis de paysages comme ils n'en avaient jamais vus. En dînant, ils se racontaientce qu'ils avaient le plus aimé, ce qui les avait le plus étonné.

SamediAprès un nouveau petit déjeuner pantagruélique, ils reprirent la route de BasinJunction pour arriver au sentier Lost Mine Trail, dont ils parcoururent à pied les 8kilomètres pour admirer la végétation et les hauts sommets environnants. Puis,compte tenu des centaines de kilomètres à parcourir pour atteindre leur prochainedestination, ils sortirent du parc en début d'après-midi.

Ils devaient être de retour à Washington le dimanche soir, donc repartir en avion duTexas au plus tard dimanche en début d'après-midi, compte tenu du décalagehoraire. Ils avaient donc choisi de rendre leur voiture à l'aéroport de Houston, ce quileur permettait, avant, de visiter cette ville au pas de charge.

Avec plus de 2 millions d'habitants, Houston est la plus grande ville du Texas. Aishaet Simon voulaient la voir car c'est la capitale du pétrole et des vols spatiaux habités.Bien que située loin à l'intérieur des terres, Houston est reliée à la mer par leHouston Ship Channel, et au port de Galveston, sur le Golfe du Mexique, par lecanal Intracoastal Waterway. Le centre spatial Lyndon B. Johnson est à environ 35kilomètres du centre ville, au sud-est.

Les jeunes gens ne comptaient pas voir de beaux bâtiments à Houston, ilsespéraient seulement se faire une idée de l'extraordinaire puissance de l'industriepétrolière, gazière et chimique des Etats-Unis. Ils ne furent pas déçus : les raffinerieset les complexes pétrochimiques s'étendaient sur des kilomètres, le long desautoroutes qu'ils parcoururent. Ces sites industriels étaient si nombreux, sigigantesques, que les quelques gratte-ciels qu'ils aperçurent paraissaient rares etpetits, presque incongrus dans ce paysage de colonnes de distillation, de tuyauterieset de réservoirs.

* * *

LundiEn arrivant au bureau, Aisha et Simon rencontrent Judy.- "Bonjour vous deux, alors, le Texas ?"- "C'est grand", répond Simon sobrement.Judy est toute joyeuse. - "Non, dites-m'en plus. Vous savez, je suis née au Texas ; etRuth aussi, d'ailleurs. Alors dites-moi si vous avez vu de beaux paysages."Aisha : - "Nous avons vu beaucoup de désert, c'était nouveau pour nous. Et aussides montagnes à Big Bend."Judy veut parler de son pays. - "Chaque état américain a une « fleur symbole del'état ». Savez-vous quelle est la fleur du Texas ?"

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Aisha, qui a lu et retenu tout le chapitre sur le Texas du guide touristique del'American Automobile Association (AAA) : - "C'est le bleuet, non ?"Judy, ravie : - "Oui ! Et vous en avez vu ?"Aisha secoue la tête. - "Non, ce n'était pas la saison."

Texas State Flower : BluebonnetFleur symbole du Texas : bleuet

Texas - Prairie avec bleuets

Judy : - "Et avez-vous visité la ville de Tyler ? C'est près de Dallas, à moins de 100miles vers l'Est."Aisha : - "Non, pourquoi ?"

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- "Parce que c'est la « ville des roses » et qu'en ce moment c'est le festival annuel,dans la plus grande roseraie des Etats-Unis, le jardin de roses municipal."

Tyler, Texas - Jardin de roses municipal

Aisha : - "J'aime les fleurs, je commence à le regretter."Judy, qui espère engager la conversation sur le parc national de Big Bend : - "Mais sivous n'avez vu ni bleuets ni roses, qu'est-ce qui pousse le plus au Texas, selon ceque vous avez vu ?"

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- "Des puits de pétrole", répond Simon d'une voix morne. Et il rit de l'expressiondéçue de Judy.- "Simon se moque de toi", dit Aisha à Judy. "Big Bend est plein de fleurs etd'arbustes du désert. C'est très, très beau. Nous avons beaucoup aimé. Nous avonsparcouru des chemins de terre, des sentiers et des canyons. C'était vraiment beau."

Le sourire revient sur le visage de Judy. - "Moi je suis d'Austin, la capitale de l'état. Etj'y retourne souvent en vacances. Tous les Texans aiment leur état. C'est le plusgrand des Etats-Unis. Pour nous, il symbolise l'esprit pionnier des Américains et leurréussite. Si vous voulez mettre Ruth de bonne humeur, parlez-lui du Texas."

Aisha et Simon passent leur matinée à rédiger leurs comptes-rendus de séminaire,puis l'après-midi à faire des propositions de synthèse pour la réunion avec le sous-Secrétaire d'Etat Alexandre Baldwin sur le sujet « Suggestions pour la lutteantiterroriste suite à nos rencontres avec les agents lors des séminaires ». Ilsrédigent aussi un ordre du jour pour une réunion sur le sujet « Surveillance despublications terroristes », puis envoient ces propositions à Ruth par message, pouravoir son avis avant envoi à Baldwin et lancement d'une réunion avec Ken Baumann.

MardiEn arrivant au bureau, Aisha et Simon trouvent dans leurs PC une copie d'unmessage de Ruth à Alexandre Baldwin, avec leur projet en pièce jointe. Ruth ydemande un rendez-vous pour eux trois, comme promis à Baldwin à la fin du premierséminaire. Elle approuve donc leur projet sans commentaire.

Ils trouvent aussi un message à Ken Baumann, avec copie de leur ordre du jour deréunion « Surveillance des publications terroristes ». Après avoir consulté leursagendas, Ruth convoque une réunion pour l'après-midi même, à 16h30 dans sonbureau.

En attendant 16h30, Aisha et Simon rédigent un long message de compte-rendu dudéroulement de leur mission pour Tiberghien, à Paris. Estimant que ce qui intéressecelui-ci c'est un ensemble de suggestions pour la lutte antiterroriste en France, ilsorganisent leur texte pour présenter les procédures de lutte des Etats-Unis, ainsi quedes suggestions de mise en œuvre en France.

A l'heure prévue, Aisha et Simon rejoignent Ken Baumann dans le bureau de Ruth.- "J'ai lu vos idées", dit Ruth. "Toi aussi, Ken ?"- "Oui, Ruth. Parlons-en", dit Baumann, qui ouvre son PC portable sur une page detexte WORD où il a préparé sa réunion.- "Nous vous écoutons", dit Ruth. "Qui de vous deux présente le projet ?"- "Moi", dit Simon. Lui aussi ouvre son portable sur une page de notes. "Voicicomment Aisha et moi proposons de suivre les publications des leaders d'opinionmusulmans dans les journaux où ils écrivent, et des terroristes islamistes sur lessites Web qu'ils animent. Je décris d'abord le principe, puis nous discuterons desdétails.

Sachant qu'il y a dans le monde une centaine de journaux musulmans influents etautant de sites, nous proposons de répartir le travail de lecture entre quelques

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dizaines de volontaires parlant les langues correspondantes. Nous utiliserons toutesles personnes dignes de confiance connaissant les langues de publication :universitaires, particuliers, immigrés originaires des pays correspondants, etc.Chacune de ces personnes devra consacrer au maximum deux heures par jour àparcourir son ou ses médias (deux ou trois au maximum), à en extraire les textesintéressants, et à les résumer en anglais en respectant des règles précises que jevous donnerai un peu plus loin.

Chaque texte original et son résumé anglais seront mis dans la base de donnéesantiterroriste par les lecteurs eux-mêmes, avec la traduction du texte intégral réaliséeautomatiquement par un logiciel comme SYSTRAN, lorsque c'est possible, maissans relecture de cette traduction.

L'originalité de notre projet réside dans la manière d'exploiter ces textes, c'est-à-dired'en faire profiter ceux de nos agents potentiellement intéressés. Au lieu de secontenter, comme aujourd'hui, d'attendre que nos agents interrogent la base dedonnées, et le fassent sans avoir de critère de recherche précis, nous proposons deprévenir automatiquement chacun par message personnel dès qu'il est arrivé dans labase un texte qui pourrait l'intéresser. En somme, au lieu d'une approche passived'attente qu'une interrogation trouve un point intéressant, notre approche activepréviendra sans délai les personnes intéressées."- "Ce que vous décrivez porte des noms", précise Baumann. "L'approche parextraction depuis la base s'appelle « pull » et celle qui envoie des messages d'alertes'appelle « push ». La première « tire » les données vers l'utilisateur, la seconde les« pousse » vers lui."- "Merci, Ken", dit Simon. "C'est noté."- "Mais comment savez-vous qui est intéressé par un texte donné ?" demande Ruth.Simon : - "Grâce aux règles de résumé dont j'ai parlé. Je vous en explique leprincipe. Chaque fois qu'un lecteur rédige un résumé en anglais, il doit aussi fournir,en plus, deux sortes d'informations sur le texte original, qui serviront ensuite decritères de recherche.

La première sorte d'informations est un ensemble de mots-clés, qui doivent fairepartie d'un thesaurus, c'est-à-dire d'une liste préétablie, comme dans n'importe quellegestion documentaire. Ces mots-clés décrivent le sujet du texte. Ils peuvent êtreaccompagnés de mots-outils, qui sont des adjectifs, adverbes, verbes ou mêmesubstantifs qui qualifient un mot-clé donné, mais qui doivent figurer dans la liste desmots-outils autorisés pour chaque mot-clé du thesaurus.

La seconde sorte d'informations est une description de structure d'informationsen langage XML, structure qui précise la sémantique de l'information. C'est ainsi quenous pouvons exprimer le fait que le mot « Istanbul » désigne le lieu où l'événementdécrit par le texte s'est déroulé, et non le lieu de naissance du héros de l'événement.L'utilisation de XML oblige à créer des structures-type pour les divers textes etéléments de texte, ce qui est long, mais va de plus en plus vite au fur et à mesureque notre bibliothèque de structures s'enrichit.

Les destinataires potentiels des textes doivent s'abonner à divers sujets, caractériséschacun par des mots-clés et des structures d'informations. Un logiciel parcourt lestextes résumés au fur et à mesure que leur saisie est terminée, mots-clés etstructures compris. Il décide pour chaque texte quel utilisateur s'est abonné à ce dontil parle, et envoie un message à tous les intéressés. Chacun de ceux-ci peut alors

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obtenir toutes les informations disponibles et, s'il a besoin d'une traduction exacte,envoyer un message de demande de traduction, avec un paramètre de niveaud'urgence, pour qu'un traducteur qualifié réalise celle-ci, et qu'elle soit alors misedans la base en même temps qu'elle lui est envoyée."- "C'est futé", dit Baumann. "Mais il existe déjà aux Etats-Unis des services « push »fonctionnant sur ce principe. Il y a même un standard, officieux mais assez largementadopté, sur lequel reposent des logiciels utilisés par des sources d'information etleurs clients. Ce standard s'appelle « Really Simple Syndication (RSS) ». Il y a despublications qui offrent des abonnements RSS, notamment des quotidiensd'information générale et des journaux spécialisés, par exemple en matière detransactions boursières."- "En effet", approuve Simon. "Et nous devrons vérifier s'il n'existe pas des sourcesRSS dans les journaux et sites surveillés, dans la mesure où ils publient sur Internet.Si oui, nous pourrons nous y abonner. Enfin, et je termine par là, nous pouvonsinterfacer le logiciel de rapprochement d'informations de la base antiterroriste (voussavez, celui qui détecte des menaces potentielles, « CONDOTS ») avec notrenouveau système, pour que des agents puissent s'abonner aux résultats dedétection comme à la surveillance des publications."

Ruth a compris.- "Tu veux dire que nous, au DHS, pourrions offrir ce service à toute la communautédes agents intervenant dans l'antiterrorisme ? Au FBI, à la CIA, à la NSA, etc ?"Simon : - "Oui, et nous pouvons même aller plus loin. Nous pouvons même offrir unepossibilité de s'abonner à des événements quelconques de la base antiterroriste,puisque celle-ci est déjà structurée en langage XML."- "Cela va rentabiliser la base, dont la mise à jour continue coûte cher", remarqueRuth. Et cela peut accélérer l'identification des menaces. Bien, si vous êtes tousd'accord, nous en parlerons à Alexandre Baldwin quand nous le verrons, Aisha,Simon et moi. Il serait bon d'avoir son appui pour que le Tsar nous alloue les créditsnécessaires pour lancer le projet."Baumann : - "Il suffit que nous lui expliquions le projet sur un exemple CIA, pour quelui-même nous accorde des fonds CIA."

Ruth exulte. Ses yeux brillent, un peu de rouge colore ses joues.- "Qui de vous deux a eu cette idée ?" demande-t-elle à Aisha et Simon.- "Nous y avons travaillé ensemble", dit Aisha. "Simon a des connaissancesd'informatique et moi, à force de fréquenter des bibliothèques, de gestiondocumentaire."Ruth comprend qu'il est inutile d'essayer de séparer ces deux jeunes par le mérite,qu'ils travaillent en équipe et ne font qu'un, comme dans leur couple. Elle leur sourit àtous deux.- "Alors, c'est ainsi que nous présenterons le projet, avec cette double paternité.Vous ferez équipe" promet Ruth.- "Devons-nous rédiger quelque chose sur ce projet pour M. Baldwin ?" demandeAisha.Ruth : - "Non. Il risquerait de financer sur le budget de la CIA l'un des projets et pasl'autre. Nous lui ferons la surprise quand nous le verrons."

* * *

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La réponse d'Alexandre Baldwin arriva le lendemain : il avait lu le projet annexé aumessage de Ruth, il proposait un rendez-vous pour le Mercredi de la semainesuivante, dans son bureau à Washington.

Semaine suivante, MercrediRuth entre dans le bureau du sous-Secrétaire d'Etat Baldwin suivie par Aisha etSimon. Baldwin se lève, vient à leur rencontre avec un large sourire, leur serrechaleureusement la main, et tous trois s'assoient à une table de réunion.Baldwin :- "On m'a prévenu du complot que vous avez détecté à temps, Aisha. Je nesais comment vous féliciter. Nous avons évité des milliers de victimes et un coupsévère au moral de la population. Au nom du Président des Etats-Unis, qui m'ademandé de vous les transmettre, je vous adresse mes plus vives félicitations."

Aisha baisse les yeux, puis, regardant Baldwin : - "Monsieur le sous-Secrétaired'Etat, je suis confuse, je ne sais pas non plus comment vous remercier pour votremarque d'appréciation. Mais nous avons une suggestion à faire, celle du projetannexé au message de Ruth."

Ruth et Baldwin apprécient l'attitude d'Aisha, qui passe si vite des félicitations àl'ordre du jour de la réunion. Mais Baldwin refuse de changer de sujet.- "Nous allons en parler, de ce projet. Mais finissons-en d'abord avec le premiersujet, le complot déjoué par Aisha. Nous avons réussi à empêcher sa divulgation auxmédias jusqu'à ce matin, mais j'ai peur que dès ce soir les médias ne parlent que decela. Le problème est que les comploteurs sont des citoyens américains, et que nousne pouvons les garder au secret plus longtemps sous prétexte d'enquête pour lasécurité nationale. Ils sont présentés à un juge aujourd'hui et ont désormais chacunun avocat. Quelqu'un parlera à des journalistes, c'est sûr.

Le directeur du FBI sera donc accablé de demandes d'interview, et les journalistessont si habiles qu'ils remonteront jusqu'à Aisha en quelques heures, quelques jourstout au plus. Et nous ne pouvons cacher son identité, parce qu'elle sera citée commetémoin principal par le juge, et que les avocats de la défense et celui des Etats-Unis(c'est-à-dire l'accusateur) voudront vous interroger. Vous ne pourriez même paséchapper aux journalistes en quittant le pays, et d'ailleurs on ne vous le permettraitpas car cela bloquerait le déroulement du procès. Bref, Aisha doit être prête à faireface à la meute de loups."

Ruth se met à la place d'Aisha et comprend ce qu'elle pense. Elle intervient :- "Nous mettrons un avocat à ta disposition, Aisha. Il te dira comment répondre, voirerépondra à ta place en tant que porte-parole, si tu le lui demandes. N'aies crainte, tun'es coupable que de perspicacité au service de la protection des citoyens !"- "Merci, Ruth", dit Aisha. "Mais je vois un autre problème : je suis française, enmission officielle, même si elle est secrète. Que faire pour protéger ce secret ?"- "J'ai une idée", dit Baldwin. "Qui marchera si vous le voulez bien, Aisha."Aisha - "Laquelle ?"- "Que vous deveniez immédiatement citoyenne des Etats-Unis et agent de la CIA oudu DHS sous un autre nom. Je dois pouvoir obtenir l'appui du Président pour quecela ne prenne que quelques heures. Nous savons expédier les formalitésadministratives quand il faut. La CIA dépend du Département d'Etat. Et à la CIA,

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nous savons fabriquer des papiers d'identité presque aussi vite que desphotocopies."Et Baldwin accompagne son affirmation d'un clin d'œil appuyé.

Aisha : - "Il faudrait alors que je disparaisse sous le nom Aisha Eberhart et que jeréapparaisse sous le nouveau nom, par exemple en rentrant en France pourquelques jours sous le nom Eberhart et en revenant sous le nouveau nom. Pourtoutes les personnes qui m'ont rencontrée, il n'y aura plus d'Aisha Eberhart auxEtats-Unis. Il reste seulement un risque, si je rencontre des personnes de l'immeubleoù je travaille ; il faudra les mettre dans la confidence."Ruth : - "Je réponds de leur discrétion ; ils ont l'habitude de se taire."Simon, apparemment décidé à coopérer : - "Il faudra aussi quitter notre appartement,fermer notre compte en banque, rendre la voiture de location…"- "Nous paierons tous les frais, bien entendu", dit Baldwin. "Mais surtout, votredisparition vous mettra à l'abri des journalistes."- "Très bien", dit Aisha. "Mais il faut que mon mari devienne aussi américain enmême temps, et marié avec moi." Et elle regarda Simon de l'air de dire « Si tu fais ensorte que je devienne américaine, je m'arrange pour que tu le deviennes aussi. »"Simon fait un geste d'impuissance, de capitulation devant l'inévitable.- "Je veux bien, mais il reste un problème", dit-il d'un air songeur. "C'est qu'Aishatémoigne sous le nom Eberhart lors de sa convocation par un juge."Baldwin : - "A vrai dire, sa comparution n'a rien d'obligatoire pour le bon déroulementdu procès des terroristes, puisqu'on a toutes les preuves de leur culpabilité. Unelettre signée « Aisha Eberhart » partira de Paris, disant qu'elle n'a pas l'occasion derevenir aux Etats-Unis, ni les moyens de payer les frais de déplacement et de séjour,et le juge devra renoncer à la voir."

Baldwin se lève, ouvre la porte de son bureau et appelle son assistant dans lebureau voisin. - "George, nous avons besoin de toi."

George entre dans le bureau de Baldwin. C'est un homme d'une trentaine d'années,grand, athlétique, le teint légèrement bronzé, les cheveux d'un noir de jais, un visaged'acteur de cinéma, un sourire à faire se pâmer les femmes.- "Voici George Papadopoulos, mon assistant", dit Baldwin. "George, vousconnaissez nos visiteurs depuis leur arrivée. Vous allez les aider à devenir citoyensaméricains et agents de la CIA aujourd'hui même, sous un autre nom. Ils doiventavoir des papiers et une histoire faisant remonter leur citoyenneté à leur naissance.Vous m'appellerez au téléphone d'abord le Secrétaire d'Etat, que je lui expliqueparce que c'est mon patron, puis le Président pour que j'obtienne son feu vert. Vouspréviendrez ensuite toutes les personnalités au courant de l'exploit d'Aisha, qu'ellerentre en France avec son mari."

George Papadopoulos fait oui de la tête, avec un sourire en coin en direction d'Aishaet Simon. Aisha se rappelle que les éphèbes grecs de l'antiquité, immortalisés parles statues célèbres, avaient des ancêtres blonds originaires d'Europe du Nord, etqu'il ne manque à cet apollon que la couleur de cheveux pour leur ressembler.- "Une suggestion", dit Ruth. "Demain est jour férié, et bien des gens font le pontvendredi. Je propose de faire disparaître Aisha et Simon jusqu'à lundi, ce qui nousdonnera du temps pour toute cette logistique avant la moindre interview."Baldwin approuve. Il se tourne vers Aisha et Simon. - "D'accord pour des vacancesjusqu'à lundi ?"

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- "Bien sûr !", répondent encœur Aisha et Simon.- "Parfait", dit Baldwin. Et maintenant, parlons de vos remarques suite auxséminaires. Aisha ?"

- "Je pars d'une constatation : à la fin du séminaire de Detroit, j'ai parlé àl'organisatrice, Eileen McGilligan, de mes soupçons concernant un participant quis'est avéré être un terroriste américain. Or ces soupçons, n'importe quel autreparticipant au séminaire aurait pu les avoir : les critères de suspicion avaient tous étéénoncés au cours de ces deux journées. En révélant mes soupçons à EileenMcGilligan, je craignais même que le terroriste, qui avait assisté au séminaire,prenne peur d'être démasqué et commette un acte grave. Cet acte, il l'a commis :dès le soir du premier jour du séminaire il a téléphoné à ses complices pourdéclencher les attentats.

J'en déduis qu'après le séminaire les participants ont besoin de deux actionscomplémentaires pour devenir efficaces en matière de détection de terroristespotentiels : des séances d'études de cas de détection, et un contrôle périodique dequalité de leurs actions antiterroristes."- "Avez-vous des cas à leur faire étudier ?", demande Baldwin.Aisha : - "Nous en avons quelques-uns, nous pouvons en avoir d'autres en lesdemandant à des agents qui ont traité des affaires de terrorisme, et nous pouvonsdemander qu'à chaque séance collective d'étude de cas les participants présententeux-mêmes des sujets d'étude issus de leur expérience pour discussion encommun."Baldwin :- "Et votre contrôle périodique ?"Aisha se tourne vers Simon : - "Dis-lui toi, c'était ton idée."

Simon : - "Nous avons été frappés par l'ampleur de l'effort antiterroriste de ce pays,par le nombre d'agents concernés et le nombre de procédures nouvelles mises enplace. L'expérience montre qu'il faut suivre la mise en œuvre de procédures aussinouvelles, pour vérifier qu'elles sont appliquées, qu'elles le sont correctement et partous ceux qui doivent les appliquer, et qu'il n'y a pas de problème demandant uneévolution de ces procédures. Les agents doivent se sentir soutenus, et il faut que lesagents de staff comme nous restent très proches des gens de terrain."- "Vous proposez donc de repartir en tournée ? demande Baldwin.C'est Ruth qui répond : - "Non, car le pays est vaste et il s'agit d'un effort de longuehaleine. Ils proposent de former des « inspecteurs » qui iront sur le terrain, et derester un certain temps leurs interlocuteurs à Washington, pour centraliser leursremarques et assurer leur prise en compte."- "Vous avez le budget ?" demande Baldwin.- "Non, mais nous ferons payer les formations et les missions des inspecteurs par lesrégions concernées" assure Ruth.

Ils discutent encore un moment du projet de suivi, baptisé « Follow-up inspections »,que Baldwin approuve finalement et promet d'appuyer. Baldwin pose à Simon etAisha quelques questions sur ce que demandent les participants au séminaireconcernant l'action antiterroriste en général, quels problèmes ils rencontrent, etc.Puis Ruth demande à Baldwin :- "Nous avons un autre projet à vous soumettre, pouvons-nous en parler ?"Baldwin consulte sa montre. - "Oui, si c'est possible en 15 à 20 minutes."

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- "Pas de problème", assure Ruth. "Aisha, à toi l'honneur."

Aisha présente le projet de suivi des publications des leaders d'opinion et desterroristes, avec sa technique active d'avertissement des agents concernés partechnologie « push ». Son exposé est clair, et la faculté d'écoute de Baldwin luipermet de comprendre avec peu de mots. Il s'enthousiasme pour un projetintéressant l'ensemble des administrations impliquées dans l'antiterrorisme, quiconstitue donc une occasion de plus de renforcer leur coopération.

Sans même que Ruth le lui demande, Baldwin promet d'en financer 50% sur lebudget du Département d'Etat, et de se faire le porte-parole de l'équipe de Ruthauprès des autres ministères pour le complément. Il obtient en échange de Ruth quele Département d'Etat soit associé au projet dès le début, pour que le cahier descharges reflète bien ses besoins.

Après avoir évoqué la mission confiée à Aisha et Simon par le président de laRépublique Française, ils sont sur le point de prendre congé, lorsque la porte dubureau s'ouvre et le Président des Etats-Unis entre. Sans attendre les présentations,il serre la main à chaque personne en l'appelant par son nom. Aisha et Simon sontstupéfaits de cette marque d'attention ; à l'évidence, le Président a préparé sa visiteet veut leur faire plaisir. En serrant longuement la main d'Aisha, il dit deux fois« Merci ! » en la regardant dans les yeux. Aisha rougit de plaisir.

Le Président ne reste que cinq minutes, le temps d'approuver la demande decitoyenneté accélérée pour les deux Français, et de faire promettre à Baldwin de letenir au courant des nouveaux projets. Puis, en serrant de nouveau la main à Aishaet Simon, il félicite ces nouveaux concitoyens : « Congratulations, my fellowAmericans » et s'en va.

Dans le bureau de George Papadopoulos, Aisha et Simon donnent à celui-ci lesrenseignements nécessaires pour la citoyenneté américaine. Ruth appelle Judy et luidemande d'envoyer à Papadopoulos les coordonnées de tous les participants desdivers séminaires, et des organisateurs de ces séminaires. Papadopoulos doit s'enservir pour les prévenir de ce qui est présenté comme « la véritable identité » deSimon et Aisha, et du fait qu'on ne doit communiquer leurs coordonnées à personne,comme pour la plupart des agents de la CIA, qui travaillent sous couverture. Judy secharge aussi de prévenir les agents du FBI invités chez Aisha et Simon duchangement d'identité et de la consigne de secret. De leur côté, Aisha et Simonpréviendront leurs contacts français.

Après avoir recueilli les renseignements nécessaires, Papadopoulos leur promet defaire porter leurs nouveaux papiers d'identité à leur bureau lundi matin. Aisha etSimon recevront chacun un message détaillant « l'histoire de leur vie », telle qu'ilsdevront la connaître en cas d'obligation absolue de répondre à des questions.

Ruth : - "J'ai une proposition en ce qui concerne votre « disparition » d'ici lundi matin.Si vous voulez visiter un ranch texan, je vous invite dans celui de ma famille. Qu'endites-vous ?"Aisha et Simon se regardent, puis Aisha répond : - "Nous sommes ravis d'accepter,nous ne sommes jamais allés dans un ranch, mais il y a un problème. Nous avonsune amie très proche, Claire Lohr, qui est psychologue au FBI et que nous avionsconnue lors de nos interrogatoires en prison. Claire avait un compagnon avec lequel

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elle vivait depuis six ans, et qui l'a quittée sans explication il y a quelques semaines.Elle est très malheureuse et nous avons promis de passer tous les week-ends avecelle à visiter des monuments et faire des achats, pour lui tenir compagnie etl'empêcher de broyer du noir."- "Je l'invite aussi", dit Ruth sans hésitation. "Peux-tu la joindre pour lui demander sielle est disponible pour prendre un avion pour Dallas, si possible avec nous cetaprès-midi à 18h02 ?"Aisha appelle Claire sur son téléphone mobile, obtient son accord et lui donnerendez-vous à la porte d'embarquement du vol, à l'aéroport Dulles.- "Mon mari et moi passons vous prendre en bas de chez vous à 16h15. Prenez desvêtements comme pour un pique-nique, un ranch n'est pas un lieu de réceptionhabillée", dit Ruth. Puis elle appelle Judy, lui demande de retenir trois places de plussur le même vol et une voiture de location à l'aéroport de Dallas-Fort Worth, et de luifaire remettre les billets et le bon de location au guichet d'embarquement du vol.

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Chapitre 8 - Le ranch des amateurs d'art

Aisha et Simon descendent de leur appartement à 16h10. Un vieux break Dodges'arrête devant eux quelques instants plus tard. Ruth en descend, ainsi qu'un hommetrès grand, un colosse qu'elle présente comme son mari Toni. Simon se dit qu'il doitmesurer près de deux mètres et peser environ 120 kilos. Comme Ruth, il arbore unlarge sourire et son visage respire la franchise. Sa poignée de mains paraît brutale àSimon, tant elle est vigoureuse, et carrément douloureuse à Aisha. A côté de lui,Ruth, femme grande et large, paraît petite et presque fluette.

Pendant que Ruth fait monter Aisha et Simon à l'arrière de la voiture, Toni prend lespoignées de leurs deux valises dans sa main gauche et ouvre le hayon de la maindroite. Il pose les valises dans le coffre, le referme si fort que l'arrière du breakdescend de dix centimètres, puis en deux enjambées atteint la portière avant gaucheet s'installe au volant. Ruth présente son fils Paul, un garçon de onze ans dont lephysique et le sourire promettent de rappeler ceux de son père.

Au guichet du vol, Ruth prend les billets pour tout le monde et donne à chacun lesien. Simon regarde son billet, puis ceux d'Aisha et de Claire et lui dit :- "Ruth, je te fais un chèque pour te rembourser les billets."- "Non, Simon. Pas question. Ce sont des billets de classe affaires, ils ont plus chers,il n'y a pas de raison que mon invitation vous coûte cher."Simon : - "J'insiste, Ruth. C'est déjà un plaisir de découvrir un ranch et de faire mieuxconnaissance avec vous et votre famille, ça ne nous dérange pas de payer les vols."Claire et Aisha insistent aussi. Alors Ruth se penche vers eux comme pour leur direun secret, fait attention à ce que Toni ne l'entende pas, et explique :- "Nous sommes obligés de toujours voler en classe affaires, parce que Toni n'arrivepas à s'asseoir dans un fauteuil de classe économique ; et s'il le fait malgré tout, ilgêne trop ses voisins." Et elle fait un geste des deux mains expliquant l'impossibilitépour le postérieur de son géant de mari de tenir sur un siège normal. "Et il estanormal d'imposer la dépense supplémentaire de surclassement à des invités."Simon sourit pour montrer qu'il a compris et dit : - "Nous vous revaudrons cela."

A la porte d'arrivée de l'aéroport de Dallas-Fort Worth, un couple d'environ trente-cinq ans les attend. L'homme est aussi grand que Toni, mais plus mince et plusbronzé. Il porte un costume de ville impeccable. La femme ressemble un peu à Ruth.Elle aussi est élégante et porte quelques bijoux. Elle tend les bras à Ruth.- "Ruth, mon Dieu que je suis heureuse !"- "Becky !"Les deux femmes s'embrassent avec chaleur. Toni serre la main à l'homme et tapesur son épaule.- "Salut, Jason, c'est bon de te revoir."- "Salut, Toni."Ruth fait les présentations. Rebecca est sa sœur cadette, née un an après elle,Jason est son mari. Ruth et son fils Paul accompagnent Rebecca et Jason dans leurvoiture, tandis que Toni, Aisha, Simon et Claire montent dans la voiture de location.Ils prennent la route du ranch.

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- "Nous avons plus de 40 miles à parcourir jusqu'au ranch" explique Toni à sesinvités tout en conduisant. "Ruth a préféré voyager avec sa sœur Becky. Vous devez savoir qu'elles sont très proches. Non, en réalité tous les membres de sa famille sonttrès proches : ses parents Zigi (diminutif de Sigmund) et Ann (diminutif de Hannah) etson frère Ari (diminutif de Ariel). Ils s'entendent vraiment bien. Je ne les ai jamais vusse disputer, non, pas même être en désaccord. Leurs divergences d'opiniondisparaissent après quelques minutes de discussion franche, toujours. C'est la seulefamille comme cela que je connaisse. Quand Ruth me les a présentés pour lapremière fois, j'ai eu peur de ne pas être accepté dans ce clan si uni, mais quand lesautres ont vu l'amour qu'il y avait entre Ruth et moi, ils m'ont adopté et depuis je mesens à l'aise avec eux.

Ruth, sa sœur et son frère sont nés au ranch où nous allons. Il appartient à sa famille depuis l'achat de la terre par son arrière-grand-père, qui a construit la maison. Ilvenait d'Ukraine, qu'il avait quittée pour fuir les persécutions religieuses appeléespogroms. Mais aujourd'hui, l'élevage de bovins du ranch ne suffit plus à nourrir unefamille, alors Jason et Becky travaillent dans une zone d'activités proche del'aéroport que nous avons quitté. Jason est responsable administratif d'une petitesociété d'import-export, et Becky est « madame informatique » dans la mêmesociété. Ils font de grandes journées, puisqu'ils commencent toujours par passer uneheure le matin, avant d'aller au bureau, à s'occuper du ranch, et qu'ils passent uneou deux heures, le soir, à faire mille choses urgentes. Zigi compte prendre sa retraitedans deux ou trois ans, et il ne peut plus faire les travaux trop durs.

Le ranch occupe un peu plus de 2300 acres (9 km²) et vend chaque année environ250 bovins pour leur viande. Voilà, je vous en ai assez dit pour le moment."

* * *

La maison d'habitation du ranch est un bâtiment assez grand à un seul étage, enbois, construit il y a près de cent ans. Une terrasse au plancher en bois, construite àtrente centimètres du sol, court tout le long de la façade, abritée par un porche. Unhomme et une femme d'une soixantaine d'années, les parents de Ruth, sont assissous le porche dans des fauteuils à bascule. Ils se lèvent à l'arrivée des voitures.Ruth fait les présentations. Son père, Zigi Johnson, a l'air d'un vieux cow-boy un peutimide. Sa mère Ann est volubile et chaleureuse.- "Ne restez pas là", dit-elle, "Entrez, j'ai fait de la citronnade fraîche." Elle porte unerobe bleue à fleurs blanches très modeste et un tablier rectangulaire blanc. Elle faitasseoir tout le monde, disparaît dans la cuisine et revient en poussant une table àroulettes portant des verres et une grande cruche de citronnade. Zigi s'assoit dansun vieux fauteuil en cuir, un peu à l'écart, et observe en silence.

Ruth et Becky bavardent avec animation, sans s'occuper des autres, toutes à lajoie de se retrouver. Ann sert la citronnade. Aisha et Simon remarquent qu'elle est àtempérature ambiante ; « il existe donc des Américains qui boivent sans glace » sedisent-ils. La porte et les fenêtres sont restées ouvertes, personne ne s'occupant del'air qui se rafraîchit avec la nuit. Quelques insectes entrent, attirés par la lumière.

Zigi se lève tout à coup et propose aux invités de leur faire visiter la maison. Aisha,Simon et Claire le suivent. Pour une maison texane, elle est plutôt petite. Il n'y a que

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huit chambres à coucher et trois salles de bains, avec un sanitaire qui avoue un âgecertain. Une seule chambre est climatisée, « la chambre d'amis » précise Zigi, "ellesera pour Aisha et Simon. "Si vous avez froid, le climatiseur sert aussi de radiateurélectrique", ajoute-t-il.

Ruth et Toni dormiront dans la chambre de Ruth, qui n'a pas changé depuisqu'elle était jeune fille et compte sur un poêle à bois pour le chauffage. Becky etJason dorment dans la chambre de Becky. Claire dormira dans la deuxième chambred'amis, sur une banquette-lit. Paul dormira avec son cousin Robin, le fils de Becky etJason dans « la chambre des garçons ». Zigi désigne la salle de bain de chacun aupassage, puis ramène tout le monde au salon, grande pièce où trônent un piano deconcert STEINWAY et une table de ferme pour une vingtaine de convives.L'ensemble est vétuste mais sans désordre et propre.

Au moment où il s arrivent, Ruth se lève brusquement et demande à Becky :- "On se change ?"- "Ouiap !"Les deux femmes disparaissent. Elles réapparaissent moins de cinq minutes après,métamorphosées en cow-girls, avec jeans fatigués, baskets, chemises de couleursvoyantes et les cheveux attachés derrière la nuque. Simon, qui tenait la maind'Aisha, lui dit en morse par pressions des doigts : - "5 minutes pile." Et Aisha répondde la même façon : "Je suis battue." Elle se souvient que Simon lui avait dit, un jouroù il s'impatientait en attendant qu'elle finisse de faire tenir ses cheveux : « Pour unefemme, la meilleure façon de s'habiller est de s'habiller vite » et qu'elle avait faitsemblant de le griffer de colère ; alors il l'avait embrassée en demandant pardon.

Ruth vient s'asseoir à côté d'Aisha. - "Ma famille a gardé beaucoup de traditionsanciennes, dont celle de se passer du confort moderne. Les hivers étant plutôt doux,par ici, nous n'avons que de petits poêles à bois et la cheminée du salon. Les étéssont torrides, mais nous vivons sans climatisation, comme nos ancêtres. Nous nefaisons guère attention aux mouches lorsque les fenêtres sont ouvertes. Par contre,nous faisons attention aux scorpions, en secouant nos chaussures avant de lesmettre. Nous nous levons avant cinq heures du matin et nous couchons avant dixheures le soir, sans avoir regardé la télévision. Mon père n'en veut pas. Il dit qu'il enachètera une lorsqu'il sera à la retraite. Mais vous verrez après dîner comment nouspassons nos soirées."

Ann :- "A propos de dîner, Ruth et Becky, allez donc préparer le barbecue. J'ai sortice qu'il faut sur la table de la cuisine. Nous dînerons dès que Ari sera arrivé."- "Ari vient aussi?" demandent en chœur Becky et Ruth avec ravissement.- "Oui, il doit être là d'une minute à l'autre".- "Avec Colin ?" demande Paul.- "Bien sûr, comme ça vous serez cinq chenapans pour faire des bêtises", répondAnn.- "Becky a trois enfants", explique Ruth. "Deux filles, Susan et Sharon, et un fils,Robin. Et Colin est le fils de mon frère Ari, qui vient de Baltimore, vous savez lagrande ville au nord-est de Washington." Ruth va préparer le barbecue avec sasœur.

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Etat du MarylandBaltimore est à 60 km au nord-est de Washington

Ari fait son entrée quelques minutes après, juste quand les braises du barbecue sontchaudes. Présentations. A peine plus de trente ans, mince, un visage fin aux grandsyeux bleus romantiques, cheveux blonds, et l'air si gentil qu'on lui donnerait le bonDieu sans confession. Comme toute sa famille, sa poignée de main est ferme et sonregard franc. Ses sœurs l'embrassent chaleureusement. Et soudain, ils forment un cercle en se tenant par la main et se mettent à sauter et danser ensemble enpoussant des cris de Sioux.

Ann voit l'étonnement de ses visiteurs. - "Non, ils ne sont pas fous. C'est un rite.Ils ont toujours fait ça en se retrouvant, depuis l'enfance. Ils appellent ça « la danseindienne ». C'est leur façon d'exprimer le plaisir d'être ensemble, et leur complicité."Et les cinq enfants se mettent à imiter leurs parents : eux aussi font une rondeendiablée en se tenant par la main et en criant.

Le barbecue est dehors, près de la porte, pour ne pas enfumer la maison. On fermeles fenêtres et tout le monde s'installe autour de la table. Simon pose alors sur cettetable deux bouteilles de Bordeaux qu'il avait apportées.- "Si vous aimez le vin, celui-ci devrait aller avec la viande", dit-il.Zigi prend une des bouteilles, ajuste ses lunettes, lit soigneusement l'étiquette, puisexamine le bouchon.- "Nous ne buvons jamais de vin dans cette maison", dit-il. "Mais Ann et moi enavons déjà bu un verre de temps en temps, dans des restaurants. Je voudrais leservir, mais le problème est que nous n'avons pas d'instrument pour enlever lebouchon."

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- "J'ai une idée", dit Ann en se levant. Elle décroche le téléphone, compose unnuméro, explique à son interlocuteur :- "… si, tu sais, un instrument qui se visse dans le morceau de liège qui bouche une bouteille de vin… non, pas une bouteille en plastique, une bouteille en verre". Unsilence, puis elle dit : "OK, on vient le chercher." Elle repose le combiné, s'adresse àAri : "Va le chercher, Billy en a un."Ari se lève et sort. "C'est à moins de quatre miles, je serai de retour dans dixminutes", dit-il.- "Billy est notre voisin le plus proche", explique Ann. "C'est un homme qui a voyagé.J'ai bien fait de lui demander, il dit que ça s'appelle un « tire-bouchon »."Aisha se souvient avoir lu que 80% des Américains ne possèdent pas de tire-bouchon.

Quand il est de retour, Simon est prié d'ouvrir les bouteilles. Ils sont tous assis, lerepas peut commencer. Ann pose les coudes sur la table et joint ses mains :- "Mesancêtres étaient juifs d'Ukraine et ceux de Zigi catholiques bavarois. Alors, pour laprière avant le repas, nous avons adopté un compromis : chacun la dit en silence,pour que seul Dieu l'entende. Puis, quand tout le monde a fini, nous mangeons.

Une minute de silence, puis Becky demande : - "Bien cuit, tout le monde ?"Aisha et Simon font oui de la tête, pour ne pas se singulariser ; aux Etats-Unis, onpréfère la viande bien cuite. Becky, assise près de la porte, se lève et revient bientôtavec une grande assiette portant quatre morceaux de viande qui dégagent un fumetdélicieux.- "Ce sont les petits morceaux, pour les petites faims. Qui en veut ?"Les deux filles tendent leurs assiettes, imitées bientôt par Claire et Aisha.- "C'est de la viande de nos vaches", dit Ann. "Mangez pendant que c'est chaud. Etprenez des légumes sur la table."Simon reçoit un steak d'au moins une demi-livre, qui s'avère tendre, si tendre qu'il enfait le compliment à Zigi. - "De toute ma vie je n'avais pas mangé un steak aussibon !" dit-il la bouche pleine.- "C'est que nos vaches ne mangent que de l'herbe du Texas et courent tant qu'ellesveulent", répond-il fièrement.Il se lève, sert le vin aux adultes, Ann ayant fait signe « non » pour les enfants. Toutle monde apprécie le Bordeaux et en reprend. Avec huit amateurs, les deuxbouteilles suffisent à peine à accompagner la viande.Claire lit l'étiquette du vin et se lance dans une explication :- "Par modestie, Simon ne vous a pas dit que vous buvez du vin servi à l'ambassadede France, à Washington. Ce Saint Emilion est un vin de prestige, servi dans lesréceptions officielles."- "Claire, si vous savez ça, peut-être pouvez-vous aussi nous dire comment s'y faireinviter ?" demande Ari, l'air enjoué et le verre à la main.- "Je ne sais pas, je n'ai jamais été invitée. Mais Aisha et Simon en ont servi un soir,chez eux, et il avait été apporté par un secrétaire d'ambassade. Je l'ai tellement aiméque je me souviens du goût et du nom."

Le repas prend fin. Les enfants sont invités à aller dormir, mais ils réclament unehistoire. Claire se porte volontaire : - "J'ai été baby-sitter, je dois pouvoir lesintéresser." Et elle quitte la pièce suivie par les cinq enfants. Zigi prépare un feu dansla cheminée. Ari aide à débarrasser la table, puis rapporte du bois de la réserve

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extérieure. Ann et ses filles partent mettre la vaisselle dans le lave-vaisselle. Aishapropose de les aider, mais Becky refuse : - "Merci, mais il n'y a pas de place dans lacuisine pour plus de trois femmes."

Le feu brûle joyeusement dans la grande cheminée. Tout le monde est assis autour,sauf Claire. Ruth va voir comment elle s'en sort les enfants et revient avec un grandsourire : - "Elle raconte une extraordinaire histoire avec une princesse, sur uneplanète lointaine où il y a des monstres. Les enfants sont suspendus à ses lèvres."Claire revient enfin. - "Ils sont couchés et s'endorment", dit-elle.

Ann s'adresse à Simon, Aisha et Claire : - "Nous avons une tradition dans cettefamille, depuis que mon grand-père est arrivé ici et a construit cette maison. Nouspassons nos soirées à faire la lecture à haute voix, ou à faire de la musique. Tousnos ancêtres, en Ukraine, savaient jouer d'un instrument et nous continuons à faireapprendre la musique à nos enfants. Les enfants, nous allons faire un peu demusique comme d'habitude." Et elle éteint la lumière, ne laissant que le feu de lacheminée pour éclairer la pièce.

Becky se lève et revient avec un violon, Ruth prend une flûte traversière, Ann se metau piano. Ari sort un harmonica de sa poche en expliquant : - "Mes parents voulaientme faire apprendre un instrument d'orchestre, mais je n'ai pas voulu, je tenais à ceque ce soit l'harmonica. A huit ans, ils m'ont donné un an pour apprendre et prouverque je pouvais accompagner sans jouer faux. J'ai réussi."

Ann joue un la, plusieurs fois, Becky accorde son violon et Ari souffle un peudans son harmonica. Lorsqu'ils sont tous prêts, Ann propose : - "Le concerto pourflûte en mi mineur de Franz Benda, tous ?" Les enfants acceptent. Sur un signed'Ann, ils commencent à jouer. C'est un arrangement à eux, avec accompagnementau piano, mais sans l'harmonica d'Ari.

Aisha et Simon écoutent avec ravissement, en se tenant par la main. Dans le silencede la nuit à peine troublé par les légers crépitements du feu, dans la cheminée, lesnotes s'élèvent, emplissent l'espace. La flûte de Ruth est en argent, elle a un soncristallin très pur. Claire ferme les yeux, se laisse bercer. Les trois mouvementss'enchaînent, un vif, un lent, puis encore un vif. L'atmosphère est magique.

Le concerto se termine. Les spectateurs applaudissent.- "Ca vous a plu ?" demande Ari.- "Beaucoup, c'était très beau", répond Aisha.- "Quand je raconterai un jour à des amis français cette soirée dans un ranch duTexas, où des musiciens accomplis ont joué un concerto du XVIIIème siècle, uneinstrumentiste en robe à fleurs avec un tablier et deux en tenue de cow-girl, et quec'était si beau…" dit Simon.- "Merci pour les compliments", dit Ann. "A toi, maintenant Ari. Que vas-tu nousjouer ?"- "Je propose « Good Morning, Little Schoolgirl » de « Sonny Boy » Williamson.Maman, Ruth et Becky, vous pouvez m'accompagner ?"Les trois femmes acquiescent. - "C'est de la musique « country blues » duTennessee, composée dans les années 1930", précise Ann. "Tout le monde connaîtl'air".

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Ari chante et joue de l'harmonica en alternance, accompagné au piano, à la flûteet au violon. Il imite bien l'accent et la voix traînante du Sud. Sa maîtrise del'harmonica est impressionnante. Claire souligne le rythme en battant des mains.Pour Aisha et Simon le dépaysement est total.La chanson finie, Ruth demande : - "Alors, les Français, cette chanson-là allait-ellemieux avec nos vêtements ?"- "Oui, Ruth", répond Aisha en riant.- "Je suppose qu'Ari l'a choisie en réaction à votre remarque, n'est-ce pas Ari ?"demande Claire.Ari est ravi que Claire ait deviné son intention. « Elle me comprend, je m'entendraisans doute bien avec elle » se dit-il. - "Oui, Claire."

Un silence se fait. Ari, Ruth et Becky regardent leur mère.- "Oui je peux jouer, maintenant", dit-elle. "Je suis dans l'ambiance."Elle se concentre un peu, puis attaque sans regarder de partition. C'est la sonateAppassionata, de Beethoven, un torrent de feu et d'émotion romantique. Aisha,Simon et Claire sont stupéfaits. Ann joue si bien, alliant une telle technique et unetelle passion qu'ils se croient à un récital. Claire observe les autres : ils sont toussous le charme. Elle ferme les yeux, elle se laisse prendre par la musique.

Quand Ann a fini, elle se lève, salue comme le ferait une professionnelle, sous lesapplaudissements. Aisha demande : - "Mais comment faites-vous, Ann, pourconcilier la vie familiale et l'entraînement quotidien nécessaire à un tel niveau ?"- "Je trouve deux ou trois heures tous les jours. J'ai plus de temps depuis que lesenfants sont grands. A dix-sept ans, j'ai voulu devenir pianiste et mes parents ont eubeaucoup de mal à me persuader de rester au ranch. Et puis j'ai épousé Zigi, et monbonheur d'épouse et de mère a compensé le regret de ne pouvoir donner desrécitals. Mais ne me demandez pas de jouer encore, ce soir, je suis un peu lassemaintenant."

Claire se lève vivement, va vers Ann et l'embrasse. - "Merci pour l'émotion", dit-elle, les larmes aux yeux. Ari pense : «Elle a du cœur, Claire, elle me plaît ! ». Zigise lève à son tour, prend sa femme dans ses bras et lui dit : - "Je t'aime." Elle seserre contre lui.

- "Il est temps d'aller dormir", dit Ann. "Petit déjeuner à sept heures demain."Une fois seuls dans leur chambre, Simon prend Aisha dans ses bras et lui dit à voixbasse : - "Quelle famille, comme ils s'aiment, comme ils sont unis !- "Oui", répond Aisha. "Je voudrais que la nôtre soit comme ça. Je voudrais que nousayons des enfants qui nous aiment et qui s'entendent bien, comme la familleJohnson."

* * *

JeudiAu petit déjeuner, Ann prévient tout le monde :- "Je vous conseille de passer la journée dehors et de profiter du beau temps, ilsannoncent de la pluie à partir de ce soir et pour toute la journée de demain. Etsachez qu'il n'y aura pas de déjeuner en commun, alors mangez copieusement cematin et emportez de quoi pique-niquer. Et où que vous alliez, soyez de retour pourdîner à sept heures."

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Ruth propose à Aisha et Simon de visiter le ranch en camion 4 x 4 avec elle et sonmari. Elle suggère à Ari d'emmener Claire faire une promenade à cheval.- "Tu sais monter à cheval, Claire ?" demande Ari.- "Oui, mais voilà une douzaine d'années que je n'ai plus eu d'occasion. J'espère queje n'ai pas oublié."- "Tant mieux", dit Ari. "Parce que nous n'avons que deux chevaux."Becky reste pour travailler et surveiller - de loin - les jeux des enfants. Ceux quipartent préparent le repas à emmener. Claire et Ari sellent les chevaux, puis partent.

Le ranch est immense. Après un quart d'heure, Ari et Claire atteignent un petit lacbordé de forêt d'un côté. De l'autre côté, la prairie s'étend à l'infini, légèrementvallonnée. Ari s'arrête pour qu'ils aient le temps de regarder le paysage.- "Qu'est-ce qui appartient à ta famille, dans tout cela ?" demande Claire.- "Regarde autour de toi, tout ce que tu vois."- "C'est beau, c'est calme et l'air est doux", apprécie Claire.- "Oui, cela nous change de la ville."Ils repartent au pas. "Faisons connaissance", propose Ari. "Je vois que tu es venueseule."- "Oui. A part Aisha et Simon, je n'ai pas d'ami et mes parents ne veulent plus mevoir."- "Pourquoi ?" demande Ari. "Dans notre famille, une telle attitude est inconcevable !"- "Parce que je suis tombée amoureuse d'un camarade d'université il y a six ans etdepuis j'ai vécu avec lui. Mes parents, très croyants, n'ont pas accepté cette unionhors mariage. Et cet homme m'a quittée sans explication il y a quelques semaines."- "Mon Dieu, je te plains sincèrement. J'ai vu que tu as du succès avec les enfants.Tu en as à toi ?"- "Non, Dieu merci. Aisha pense que c'est parce que j'en aurais voulu et que j'auraisvoulu me marier, que mon ami m'a quittée."Claire voit la tristesse dans les beaux yeux d'Ari et sent qu'il la comprend.- "Mais toi, Ari, tu as un fils et tu es venu sans sa mère."- "Ma femme est morte dans un accident de voiture, il y a deux ans. Un camionneurivre. Alors depuis j'élève mon fils Colin, c'est sur lui que j'ai reporté mon amour."Claire, d'une voix douce : - "Parle-moi de ta famille, Ari. J'ai été si impressionnée parl'entente qui y règne, je voudrais vous comprendre mieux."

Ils arrivent à un petit ruisseau, mettent pied à terre, laissent boire les chevaux, puiscontinuent à marcher en tenant les bêtes par la bride. Ils font connaissance, sedécouvrent des goûts et des centres d'intérêt communs. Ari est professeur. Ilenseigne l'anglais et l'histoire américaine à des adolescents, à Baltimore. C'est unpassionné de littérature et de poésie américaine du XIXème siècle, passion qu'il tentede faire partager par ses élèves. Il apprend que Claire est psychologue, qu'elle aussiaime la littérature, la musique et l'art lyrique. Ils marchent longtemps, contents d'êtreensemble.

Tout à coup, Ari s'arrête et tend le bras pour que Claire s'arrête aussi. Il désigne untroupeau devant eux, à quelques centaines de mètres.- "Tu vois le taureau ?" demande-t-il. Claire le voit. Il est de bonne taille.

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- "Il s'appelle Brutus", dit Ari. "Il est irascible et rapide. Nous allons faire un détourpour ne pas en approcher." Et il oblique vers la droite, en direction du petit bois quiborde le lac.

Ils continuent leur promenade à pied. Midi approche. Claire a un peu mal aux pieds.- "Si on s'arrêtait pour se reposer ?" demande-t-elle.- "Bien sûr. Tu as mal aux pieds ?"- "Un peu."- "Ici le sol est un humide à cause du lac et du ruisseau. Je connais un bon endroitpour s'asseoir. Peux-tu marcher encore mille pieds ?"- "Je te suis", répond Claire.A l'orée du petit bois, Ari se dirige vers un grand arbre, dans la ramure duquel Clairedistingue une petite cabane en bois. Ari la montre du doigt.- "C'est notre cabane, quand mes sœurs et moi étions gosses. C'est grand-père quil'a construite pour nous, il y a longtemps. Elle est solide, on doit pouvoir s'y reposer."Une échelle de corde pend le long du tronc. Claire et Ari montent à la cabane, petitepièce cubique en grosses planches surmontée d'un toit recouvert d'écorcesépaisses. Ils s'assoient, sortent leurs provisions et commencent à manger.

Claire s'aperçoit qu'Ari la regarde en mangeant. - "Que regardes-tu ?" demande-t-elle.- "Toi", répond Ari. "As-tu fait de la danse ?"- "Oui, mais seulement trois ans. Pourquoi ?"- "Parce que tu es gracieuse. Tu as un port de reine. Tu marches bien droite, avecgrâce, comme en effleurant le sol. Les gestes de tes bras sont gracieux, quand tuprends un objet ou quand ils t'aident à exprimer quelque chose."Claire est flattée. Elle regarde les yeux d'Ari pour juger s'il est sincère. « Oui, il croitce qu'il dit » constate-t-elle. « D'ailleurs il est toujours sincère, je lis dans son espritcomme dans un livre. C'est l'honnêteté même. »- "Moi aussi je t'apprécie, Ari. Tu es honnête, tu dis ce que tu penses. Je me sens àl'aise avec toi."

Ari n'ose pas lui dire, en plus, qu'il la trouve très belle. « Ce sont des aveux que l'onne fait pas quand on se connaît si peu », pense-t-il. Claire voit dans ses yeux qu'il estun peu troublé, et son instinct de femme lui fait deviner pourquoi. Mais la blessure del'amour perdu est encore vive dans son cœur, elle décide de ne pas aller trop vite. Après manger, Ari demande la permission de dormir quelques instants.- "Un quart d'heure seulement, Claire."- "Moi je n'ai pas sommeil, mais dors, rien ne presse, je patienterai en attendant."Claire ne l'avoue pas, mais elle a envie de regarder Ari dormir. « Il a un si beauvisage, si fin » se dit-elle. Elle s'appuie contre un mur de la cabane et le regarde sereposer.

Vers quatre heures, Ari montre le ciel à Claire.- "Tu vois ces nuages ? La pluie approche. Viens, nous allons rentrer."Claire accepte de faire galoper un peu les chevaux et même de sauter par-dessusquelques buissons. Elle se sent bien en selle, à présent. Ils arrivent rapidement auranch, conduisent les chevaux à l'écurie, enlèvent les selles, nettoient les bêtes etleur donnent à manger. Puis ils entrent dans la maison, où on entend Ann jouer duRachmaninov. Ils sont les premiers.

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- "Alors, bonne promenade ?" demande Becky, une pile de linge à la main.- "Excellente", dit Claire. "Ari est un guide parfait. Et cela faisait des années que jen'avais plus fait de cheval. Le temps a passé vite."Becky pose son linge, embrasse Ari. "C'est bien, petit frère. Et ton fils a joué commeun ange avec les quatre autres. Je n'ai eu aucun souci avec eux."- "Veux-tu un café chaud, Claire ?" demande Ari.- "Je veux bien".- "Je vais en faire." Il se dirige vers la cuisine. Claire le suit sans réfléchir. Une foisdans la cuisine, elle s'aperçoit qu'elle a suivi Ari parce qu'elle avait envie de resteravec lui. « Je suis cuite », se dit-elle. « Voilà que je suis en train de tomberamoureuse. Il faut que je demande son avis à Aisha. » Sans parler, elle regarde Aripréparer le café, elle se réjouit de sa présence.

Aisha, la voilà justement, elle vient de rentrer. Claire l'emmène dans sa chambre etse confie à elle. - "J'ai tout pour être victime de mes sentiments, n'est-ce pas ?",demande-t-elle à son amie.Aisha lui prend la main, la regarde dans les yeux en souriant, et dit :- "Non, tu as tout pour être heureuse, au contraire. Tu viens de me dire implicitementque tu as oublié Bruce, au moins pendant un moment. Tout le monde a vu, hier, quetu réussis bien avec les enfants ; tu te feras donc adopter par Colin. Et Ari estl'honnêteté et la bonté mêmes, il est incapable de tromper quelqu'un ou de le fairesouffrir. Je te conseille d'attendre un peu, pour voir s'il se déclare, puis de le séduire.Je sais depuis tout à l'heure qu'il a perdu sa femme. Il a autant besoin de toi que toide lui." Claire la serre dans ses bras. - "Aisha, je t'adore !"On frappe à la porte. - "Entrez", dit Claire. C'est Becky. Elle regarde les deux jeunesfemmes tour à tour :- "C'est là que vous vous cachiez pour comploter, toutes les deux." Elle referme laporte. "Vous avez l'air complices de quelque méfait. Je ne sais pas si ce que vousdisiez me regarde, mais il y a une chose qui me regarde, et je veux en parler àClaire."Becky n'a pas l'air méchante, mais son ton est ferme. Claire devine ce qu'elle veut luidire. - "Parle, Becky. Aisha peut rester, je devine le sujet et je n'ai rien à cacher à mameilleure amie."- "Très bien. C'est au sujet d'Ari. A la manière dont il a regardé Claire deux fois, jedevine un sentiment. Je connais mon frère, je suis sûre qu'il ne saurait pas résister àClaire. Alors je viens te dire, Claire, qu'il est fragile, qu'il a beaucoup souffert de laperte de sa femme et que je ne veux pas que tu le fasses souffrir davantage. C'estun bon garçon, il ne le mérite pas."Claire a les joues rouges. Elle se tourne vers Aisha : - "Dis-lui, toi, ce que je viens dete dire."Aisha raconte en peu de mots. Elle conclut en disant :- "Je me demandais, justement, si je ne devais pas aller trouver Ari pour luidemander de ne pas faire souffrir ma meilleure amie."Soulagée, Becky éclate de rire. - "Alors pardonnez-moi, j'ai été brutale, j'aisoupçonné Claire à tort. C'est qu'elle est si jolie et elle a passé la journée avec Ari…"- "Je ne vois qu'une solution à présent", dit Aisha, "c'est le secret entre femmes.Attendons de voir si Ari se déclare et laissons-le seul avec Claire le plus possible.Telle que je connais Claire, elle est aussi capable que lui de faire le premier pas."Aisha, Claire et Becky s'embrassent. Claire est rouge de confusion. Elle doit attendreplusieurs minutes avant d'oser retourner avec les autres et leur montrer son visage.

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* * *

Après dîner, lorsqu'on dit aux enfants qu'il est l'heure de dormir, tous réclament queClaire raconte une histoire. Claire se lève et quitte la pièce en tenant Colin d'unemain et Susan de l'autre. La table est débarrassée, le lave-vaisselle est chargé etZigi fait du feu. La pluie annoncée tombe en clapotant. Quand Claire revient s'asseoirà la table avec les autres adultes, Ann dit :- "Ce soir, je propose que nous fassions de la lecture et de la poésie." Elle se tournevers Aisha, Simon et Claire et explique : "Nous avons l'habitude de lire à haute voixun texte d'un bon auteur ou des poèmes. Nous choisissons successivement destextes et des poèmes qui intéressent tout le monde, et celui ou celle qui lit ou récites'applique pour y mettre le ton qu'il faut. Cette tradition date de l'époque où j'étaisenfant, et où mes parents avaient décidé que la langue anglaise est belle et riche, etqu'il faut que les enfants la connaissent, alors que dans ce pays on parle souventmal. Nous sommes des paysans, mais nous aimons ce qui est beau et nous pensonsqu'une pensée a besoin d'un vocabulaire riche pour être elle-même riche. Ceprogramme vous convient ?"

Les trois invités donnent leur accord. Claire précise qu'elle-même a toujours aimé lalittérature et la poésie. Alors Ann la prend au mot :- "Veux-tu commencer, Claire ? Nous avons des centaines de livres ici, tout ce muren est garni, tu peux choisir. Ou si tu préfères, tu peux dire un poème."Claire choisit de réciter un poème qu'elle connaît par cœur pour l'avoir souvent récité. - "Que diriez-vous d'un de nos poèmes les plus connus, « The Raven »d'Edgar Poe ? Pour moi, c'est un des plus beaux exemples de rythme et demusicalité de notre langue, c'est celui que je préfère entre tous."

A part Aisha et Simon, tous les autres connaissent ce texte et acceptent. Ari sedit que Claire a choisi un texte difficile à réciter correctement, si difficile qu'il n'ajamais eu d'élève capable de le faire avec la diction et le rythme qu'il faut. Clairecommence :

"Once upon a midnight dreary, while I pondered weak and weary,Over many a quaint and curious volume of forgotten lore,While I nodded, nearly napping, suddenly there came a tapping,As of some one gently rapping, rapping at my chamber door.`'Tis some visitor,' I muttered, `tapping at my chamber door -Only this, and nothing more.'… "

Sa diction est parfaite, chaque mot se détache, et les vers coulent et chantentcomme l'eau d'une source. Les Américains sont suspendus à ses lèvres. Ilsconnaissent bien ce texte, mais jamais ils ne l'avaient entendu aussi bien dit. Aishaet Simon, eux, ne comprennent pas les phrases, qui contiennent trop de mots raresou poétiques, mais ils se laissent bercer par la musique. « L'anglais est une bellelangue quand on la connaît bien » se dit Aisha.

Mais de tous c'est Ari, le professeur d'anglais, qui est le plus ému. Lui-même nesaurait pas faire ressortir le romantisme de ce texte aussi bien que Claire ; lui-mêmedécouvre des nuances qu'il ne soupçonnait pas. Petit à petit, il a des larmes auxyeux.

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Quand Claire a fini, Ann se lève et vient l'embrasser. - "Depuis plus de cinquante ansque j'entends des poèmes dans cette pièce, je n'en ai jamais entendu dit commecelui-ci, Claire. Où as-tu appris à réciter comme ça ?"- "En allant au théâtre de temps en temps, en visionnant des DVD de piècesclassiques, et en lisant et relisant des textes à haute voix jusqu'à ce qu'ils soientgravés dans mon cœur."- "Je découvre une raison de plus d'aimer Claire", dit Aisha. "Moi aussi j'aime lalangue française comme cela, moi aussi j'ai appris par cœur des poèmes pour pouvoir me les réciter."- "Veux-tu nous réciter un poème français ?" demande Becky.- "Je veux bien, mais ne vais-je pas vous ennuyer avec une langue que vousconnaissez sans doute moins que l'anglais ?" demande Aisha.- "Mes enfants et moi n'avons pas d'excuse, nous avons fait six ans de français àl'école. Il est vrai que nous avons un peu oublié et que c'est une langue difficile, maisnous voudrions t'écouter", dit Ann. "S'il te plaît, Aisha".- "Voulez-vous que je traduise en anglais après chaque phrase ?" propose Simon.- "Bonne idée", dit Zigi. "De toute façon, moi ce n'est pas le français que j'ai appris,mais l'allemand. Quand j'étais jeune, juste après la deuxième guerre mondiale, lesallemands n'étaient pas très appréciés ici ; du coup ma famille a insisté pour quej'apprenne la langue, pour ne pas qu'elle disparaisse."Aisha : - "Alors, après un poème en français, j'en réciterai un en allemand pour Zigi,si les autres sont d'accord."- "Et c'est moi qui le traduirai en anglais", promet Zigi. "Enfin, si j'y arrive !"Aisha : - "Bien. Je choisis un poème de Victor Hugo, « Le travail des captifs ».

"Dieu dit au roi : Je suis ton Dieu. Je veux un temple.C'est ainsi, dans l'azur où l'astre le contemple,Que Dieu parla;…"

Simon traduit au fur et à mesure. C'est un texte facile. Quand Aisha a fini, c'est Clairequi vient l'embrasser :- "Ta prononciation est si claire que j'ai presque tout compris avant que Simontraduise. Et on voit bien que tu aimes ce texte."Ann : - "Moi aussi j'aimais le français, à l'école. Moi aussi j'ai compris avant latraduction. Tu récites bien, Aisha."- "Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je trouve que l'anglais chante plusque le français" dit Ari. Claire approuve.- "C'est vrai, je ne l'avais pas remarqué", dit Becky.- "Alors qu'allez-vous penser de l'allemand !" prévient Aisha. "Il y a un poète qui adit : « L'italien est pour parler aux femmes, l'anglais pour parler aux oiseaux etl'allemand pour parler aux chevaux. »"Rires.Pressé d'entendre la langue de ses ancêtres, Zigi demande : - "Alors, que réciteras-tu en allemand ?"Aisha : - "Je vais chanter, si vous le voulez bien. Et comme la chanson est courte, jepropose d'aller jusqu'au bout sans m'arrêter pour la traduction, puis de redire lesparoles pour que Zigi les traduise. Voici donc une chanson du folklore allemandécrite au temps de l'empereur Napoléon. Les paroles sont de Ludwig Uhland et lamusique de Friedrich Silcher ; voici « Ich hatt' einen Kameraden ».

"Ich hatt' einen Kameraden,Einen bessern findst du nit.

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Die Trommel schlug zum Streite,Er ging an meiner SeiteIm gleichen Schritt und Tritt..."

A peine Aisha avait-elle fini, que Zigi dit : - "C'est incroyable. Je connaissais cettechanson, je l'avais apprise étant adolescent. Je crois me rappeler les paroles. Je vaisessayer de la traduire directement en anglais. Aisha, si je cale, aide-moi."

A part une hésitation vers la fin, Zigi traduit correctement. A la fin, tout le mondeapplaudit. - "Tu as une mémoire fantastique, papa !" s'exclame Ari.- "Après 50 ans sans la chanter, je crois qu'on peut dire cela", dit Zigi tout fier.Ari sort son harmonica de sa poche et joue l'air de la chanson, sans notes et sanserreur.- "Tu as de l'oreille, mon fils", dit Ann.- "Je suis ton fils, maman", répond Ari.

Ruth : - "Je pense que nos amis français aimeraient entendre la différence d'accententre l'anglais d'Oxford et celui des Américains de Nouvelle Angleterre que Claire autilisé. Ari, tu dois être capable de lire quelque chose avec l'accent britannique ?"Aisha et Simon approuvent et se tournent vers Ari. Celui-ci se lève, choisit un livre,se rassoit.- "Bien. Je vous propose l'un des poèmes les plus représentatifs de la langue duXVIIIème siècle, « Elegy Written in a Country Churchyard » de Thomas Gray. Mais jeconseille à Aisha et Simon d'écouter le rythme des vers sans chercher à vraiment lescomprendre, parce que beaucoup de mots sont rares ou à moitié mangés."Ari regarde Aisha et Simon pour avoir leur assentiment, se concentre un instant, puiscommence à lire.

"The curfew tolls the knell of parting day,The lowing herd wind slowly o'er the lea,The plowman homeward plods his weary way,And leaves the world to darkness and to me…"

Aisha et Simon écoutent une musique de vers qu'ils n'ont pas eu l'occasiond'entendre en Angleterre. Claire apprécie la difficulté de l'exercice : prononcer avecun accent et un rythme anglais quand on est né au Texas ; « Ari a une vraie culturelittéraire » constate-t-elle avec plaisir. A la fin du long poème, elle applaudit, imitéeaussitôt par les autres.

Claire explique aux Français : - "C'est un signe de haute culture, aux Etats-Unis,que de pouvoir prononcer à l'anglaise, de parler comme les britanniques. De manièregénérale, je reconnais les gens instruits à la qualité de leur expression orale autantqu'à la clarté de leurs idées. Ici, il faut même savoir user de l'accent anglais avecdiscernement, pour ne pas se faire prendre pour un snob ou un prétentieux."- "Ou simplement pour être compris", ajoute Ruth. "Certains accents du Royaume-Uni sont aussi difficiles à comprendre à Washington que l'accent du Sud, celui del'Arkansas ou du Mississipi."

La soirée se poursuit. Ruth lit un texte de John Steinbeck, Becky un texte de HermanMelville, Ann récite le court poème « Hymn to the Night » de Longfellow. Aprèschaque texte, chacun dit ce qu'il ressent. Au moment d'aller dormir, Ann dit à Claire,Simon et Aisha :

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- "Nous avons déjà eu des invités dans nos soirées littéraires, mais pas encore desgens qui aiment autant la littérature. Merci pour votre participation."- "Simon et moi n'avions jamais participé à des soirées comme hier et aujourd'hui.

Nous nous en souviendrons longtemps, Ann. Merci, merci encore."Claire ajouta : - "Je ne me suis jamais sentie en harmonie avec des gens commeavec ta famille, Ann. C'est un privilège que de partager l'émotion artistique."Zigi conclut : - "Quel dommage que tu habites si loin, Claire. Nous aimerions t'avoirsouvent avec nous, te considérer comme un membre de la famille."

En se couchant, Claire se dit qu'elle apprécie la famille Johnson plus que sespropres parents, qui n'ont jamais accepté sa liaison avec Bruce. Et que dans lafamille, elle apprécie surtout Ari, si gentil, si fin, si cultivé !

Ari s'endort en pensant à Claire, à sa voix si parfaitement timbrée et rythméepour faire passer l'émotion. « Comment se peut-il qu'une femme soit à la fois si belle,si gracieuse, si artiste… et célibataire? », se demande-t-il.

* * *

VendrediLa pluie monotone tombe d'un ciel bas en formant au sol de petites mares. Au petitdéjeuner, Zigi s'en réjouit : - "L'herbe va bien pousser", remarque-t-il. Mais Annrevient aux préoccupations pratiques et organise la journée.- "Jason et Becky partent travailler, leur entreprise ne fait pas le pont", dit-elle. "Leursenfants vont à l'école, le car de ramassage passe dans une demie heure. Zigi abesoin d'aide. Dis-leur, chéri."Zigi : - "J'ai besoin d'aide pour aménager l'intérieur d'un bâtiment agricole. J'ai déjà lebois, coupé aux dimensions voulues, mais j'ai besoin d'hommes pour m'aider àmonter les cloisons." Simon, Ari et Toni promettent leur aide.Ann : - "Becky et Ruth ont déjà passé l'aspirateur avant le petit déjeuner, et Ruth vacuisiner pour nourrir tout le monde. Moi je dois aller faire des courses en ville. Aisha,si tu veux visiter une ville texane moyenne et ses magasins, je t'emmène."- "Avec plaisir, Ann."- "Et moi j'aiderai Ruth, si elle veut bien de moi" promet Claire.- "Et comment !", dit Ruth. "Il y a assez de travail pour deux, ici. Il faut aussi jeter unœil aux enfants de temps en temps et servir un repas à midi. D'ailleurs, il pleut et nous pourrons tous sortir demain, s'il fait beau comme la météo le promet."

Ann explique à Aisha qu'elle s'habille pour aller en ville et toutes deux partent sechanger. Simon note l'heure et constate que Ann revient moins de cinq minutesaprès, battant Aisha de deux bonnes minutes. Il fait la remarque à Aisha et tous deuxrient. - "A présent nous savons qui a appris à Ruth et Becky à se changer si vite !"dit-elle.

En montant dans le camion 4x4, Ann dit à Aisha : - "Nous allons à Waxahachie. C'estune ville de 20.000 habitants où on trouve pas mal de magasins. Nous irons aussi auWal-Mart sur la Route 77, près du croisement avec la route 287."

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Texas - Environs de WaxahachieEn grisé en haut de la carte l'agglomération de Dallas - Fort Worth

Aisha ne se souviendra que de deux détails sur cette visite de Waxahachie : en villebeaucoup d'hommes portent un chapeau de cow-boy, et aux caisses de sortie dusupermarché un aide parlant espagnol emballe les achats dans de grands sacs enpapier.

En déjeunant, Simon explique à Aisha comment on aménage un bâtiment agricoleaux Etats-Unis. - "Ici, tout est en bois. Zigi a fait le plan de l'aménagement, l'a porté àun magasin de fournitures, et celui-ci lui a livré les poutres, planches et profilés debois divers tout découpés aux dimensions exactes. Nous sommes en train de monterle tout avec des clous, des vis et des agrafes. C'est extrêmement simple et rapide.Nous aurons fini en fin d'après-midi."

Après déjeuner, Ann s'installe au piano. - "Si je veux être prête pour ce soir, je doistravailler encore un peu", explique-t-elle. Claire et Aisha s'assoient près d'elle, sur uncanapé. Ann joue deux heures : Rachmaninov, Liszt, quelques exercices. Claire etAisha écoutent et ne voient pas le temps qui passe, n'entendent pas la pluie quitombe. Ruth finit ses tâches ménagères et les rejoint.

Quand Ann se lève enfin, Ruth demande : - "Es-tu prête, maintenant, maman ?"- "Oui", répond sa mère. "Voilà plusieurs mois que je n'avais pas joué ces pièces,j'avais besoin de me les remémorer."

En rentrant, Becky commence par se changer et découvre qu'elle n'a rien de spécialà faire, Ruth s'étant occupée de tout. Elle remercie sa sœur, qui lui dit:- "Si, il y a une chose que tu peux faire avec Ari, quand il se sera lavé et changé :c'est d'enregistrer de la musique violon et harmonica pour préparer une « squaredance » pour demain soir. Nous sommes quatre couples, cela va sûrement plaire àtout le monde."

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Quand Ari est prêt, Becky et lui emportent un enregistreur et leurs instrumentsdans la chambre de Becky, où il n'y a pas de bruit, et préparent de la musique pourle lendemain.

Ann a rapporté des poissons pour le dîner et les fait griller au barbecue, sous leporche, à l'abri de la pluie et sans enfumer la maison. Ils dînent, Claire raconte unehistoire aux enfants et les couche, et la famille Johnson offre à ses invités unenouvelle soirée musicale. Ils sont heureux d'être réunis et de jouer ensemble, leursinvités apprécient la musique et la chaleur humaine de leurs relations. Becky observeAri et Claire à la dérobée ; elle se demande combien de temps ils tiendront avant des'avouer leur amour.

SamediLa météo a vu juste, il fait beau. Becky complote avec sa mère, Ruth et Aisha, pourlaisser Ari et Claire seuls. Ruth et Toni vont emmener Aisha et Simon visiter Dallas,Becky et Ann déclarent qu'elles ont du travail à faire. Ari invite donc Claire à faire unenouvelle promenade à cheval et ils partent tous deux avec de quoi pique-niquer.

Rentrée de la visite de Dallas, Aisha se trouve près de la fenêtre quand ce qu'ellevoit la fait se retourner.- "Becky, regarde par la fenêtre", dit-elle.Becky regarde et aperçoit Ari et Claire, qui reviennent de l'écurie où ils ont dûremiser les chevaux. Ils marchent en se tenant par la main. Colin les aperçoit, courtvers eux, les entoure tous deux de ses bras, puis s'installe entre eux et leur donne lamain à tous les deux pour marcher avec eux.Becky va appeler sa sœur et sa mère, qui arrivent dans la pièce à temps pour

voir Ari, Colin et Claire faire leur entrée. Ann voit dans les yeux de son fils et deClaire la nouvelle de la journée. Sans un mot, elle leur tend les bras pour qu'ilsviennent ensemble l'embrasser.

Après dîner et une fois les enfants couchés, Ruth propose à Simon et Aisha departiciper à une « square dance ».- "Vous avez sûrement déjà vu cela dans les films westerns : quatre couples ou plusdansent au son d'une musique folklorique gaie, en exécutant les figures demandéespar un maître de cérémonie appelé « caller ». Vous voulez apprendre ?"- "C'est que nous ne savons guère danser…" dit Simon.- "Pas de problème. Les pas que l'on fait n'ont pas grande importance dans unesquare dance ; il suffit d'obéir au caller et de suivre le rythme de la musique. Nousvous apprendrons et vous nous imiterez", insiste Ruth.

Becky et Ari ont enregistré la musique avec un violon accompagné par unharmonica. C'est Ari qui fera le caller tout en dansant. Zigi dansera avec Ann, Toniavec Ruth, Jason avec Becky et Ari avec Claire. Ils commencent par montrer les pasà Simon et Aisha. Au bout d'une demi-heure, les quatre couples dansent ets'amusent comme des gamins.

Ann propose alors qu'ils s'arrêtent le temps de s'habiller en costumestraditionnels. Les femmes se mettent en robe longue, les hommes enfilent des botteset se coiffent d'un chapeau de cow-boy et tous retournent danser en riant.

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Quand ils vont quitter le ranch le lendemain pour aller prendre leurs avions, Annserre Claire dans ses bras en disant :- "Tu as une nouvelle famille maintenant, Claire. Reviens-nous vite."Et Claire répond : "Oui, mère".

* * *

La semaine suivanteLe lundi matin, un porteur remit à Simon et Aisha leurs nouveaux papiers d'identité,et une petite note de George Papadopoulos leur demandant d'apprendre par cœur leur nouveau passé, disponible dans la base de données antiterroriste sous leursnouveaux noms. Ils apprirent leur leçon, confirmèrent à Ruth qu'ils rentraient enFrance pour le reste de la semaine et seraient de retour le lundi suivant, puispartirent s'occuper de quitter leur appartement, fermer leur compte en banque,trouver et louer un nouvel appartement, etc. Le mardi soir, ils quittaient les Etats-Unissous leurs vrais noms et prenaient l'avion pour Paris.

A Paris, ils commencèrent par rendre visite à la famille d'Aisha. Sa mère, persuadéequ'on mangeait mal aux Etats-Unis, fut ravie de constater qu'Aisha n'avait pas maigri,et recommanda à Simon de veiller à ce qu'elle mange bien. Pour faire plaisir àSimon, elle avait de nouveau préparé un couscous.

La visite à la famille de Simon fut l'occasion pour Aisha d'apporter des fleurs àmadame Eberhart, qui la serra dans ses bras en l'appelant « ma fille ». Enfin, la visiteà Tiberghien fut l'occasion de le mettre au courant, de vérifier qu'il n'avait pas denouvelles instructions pour eux sinon de poursuivre leur mission, et de constater qu'ilavait enfin réussi à garnir son bar correctement : il leur offrit de choisir entre plusieursalcools.

Pour rentrer à Washington, ils n'emportèrent que leurs nouveaux papiers d'identité,les anciens restant entre les mains de Tiberghien. Ils allèrent jusqu'à vérifier, dansleurs PC portables, que leurs anciens noms n'apparaissaient plus nulle part et quel'Encyclopédie du Jihad n'était plus sur le disque. Ils étaient désormais citoyensaméricains.

LundiLa première personne qu'ils rencontrèrent en arrivant au bureau fut Judy. Après avoirpris de leurs nouvelles, celle-ci leur apprit que des journalistes cherchaient Aishasous son ancien nom. Ils confirmèrent que la réponse à donner à de telles demandesétait que ces Français étaient repartis en France et n'avaient pas laissé d'adresse.

Judy fit cependant remarquer qu'il fallait gérer les appels téléphoniques etmessages Internet arrivant à leurs anciennes coordonnées, qu'on ne pouvait pasempêcher des participants à leurs séminaires d'avoir noté. Ils décidèrent que Judyrecevrait ces appels et messages et, sauf les cas importants éventuels où elle lespasserait à Aisha ou Simon, elle répondrait qu'ils ont quitté le pays.

Travaillant désormais sous leurs nouveaux noms, Aisha et Simon reprirent leursdivers projets au point où ils les avaient laissés : la traduction automatique de l'arabe

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parlé, le suivi des publications des leaders d'opinion et des terroristes, et la formationd'inspecteurs pour aider les agents du réseau à reconnaître des menaces.

MercrediEn fin de journée, ils allèrent trouver Ruth dans son bureau.- "Ruth, est-ce que Toni et toi êtes disponibles le vendredi soir de la semaineprochaine ?" demanda Simon.- "Oui, pourquoi ?"- "Parce que maintenant que nous connaissons vos goûts, Aisha et moi voulons vousinviter à assister à un concert au Kennedy Center, à Washington. Le NationalSymphony Orchestra joue un concerto de Beethoven et une symphonie de Haydn."- "Quelle excellente idée !" s'exclama Ruth. "Nous demanderons à une voisine derester avec Paul ce soir-là. Vous êtes adorables."- "Nous voudrions aussi inviter Claire et Ari, si tu n'y vois pas d'inconvénient", ditAisha.- "Mais non, bien sûr. Tu sais à quel point Toni et moi les aimons."Deux heures après, avec l'accord de Claire et d'Ari qui viendrait directement deBaltimore, ils commandèrent les billets sur Internet.

Vendredi, soir de concert

Washington - Kennedy Center for the Performing ArtsOn y donne des ballets, des opéras et des concerts

Aisha et Simon rencontrèrent les deux autres couples dans le hall du KennedyCenter. Dès qu'ils furent tous ensemble, Ari annonça que Claire et lui comptaient semarier le lendemain de Noël, au ranch.- "Maman est au courant ?" demanda Ruth.- "Au courant ?" s'étonna Ari. "Elle a déjà tout pris en main, elle prépare des listesd'invités et un menu spécial, elle répète la musique qu'elle compte jouer, elle ne tientplus en place !"- "Et les parents de Claire ?"- "Je compte les appeler demain", dit Claire. "Comme il est question de mariage,peut-être me pardonneront-ils. Je compte leur présenter Ari d'abord par téléphone,

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en des termes aussi convaincants que possible, puis en allant chez eux avec luidans quelques jours."- "Méfie-toi de ma mère", prévint Ruth. "Si tes parents se contentent de venir aumariage, elle sera ravie de les recevoir. Mais si ta mère demande à participer àl'organisation, il risque d'y avoir des étincelles ! Au ranch, c'est ma mère qui atoujours commandé ; aux mariages de ses deux filles et de son fils elle a toujours eule dernier mot."

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Chapitre 9 - Attentat à Chicago

Deux semaines avant Noël, Simon était en train de rédiger une spécification defonction logicielle dans son bureau lorsque son PC signala l'arrivée d'un messageurgent. C'était Judy qui le faisait suivre, car il était adressé à Simon Eberhart, à sonancienne adresse de messagerie.

L'émetteur du message était Howard Christensen, un agent du FBI qui avait participéà son séminaire de Chicago. Christensen voulait des conseils pour identifier unemenace potentielle grave. Il priait Simon de le rappeler avant 15 heures (heure deChicago) en utilisant la visiophonie sécurisée du réseau privé de l'antiterrorisme.

Ce système de visiophonie permettait à deux correspondants, tous deux agentsfédéraux assermentés, assis devant leurs PC dans leurs bureaux sécurisés, decommuniquer à la fois par la voix, l'image et l'échange de données. Lescommunications étaient parfaitement sécurisées, l'identification de chaquecorrespondant étant assurée pour l'autre. Une règle de sécurité exigeait qu'onn'utilise cette méthode de communication qu'en l'absence de toute personne nonassermentée.

Devant son PC, Simon appela Christensen, dont l'image apparut sur l'écran du PC,au dessus d'un bandeau qui confirmait son nom. Simon décida de ne lui parler deson changement d'identité que si cette révélation s'avérait indispensable.- "Bonjour, Howard. Que puis-je faire pour toi ?"- "Bonjour Simon. Voilà. Ici à Chicago, on m'a chargé de vérifier, en association avecun architecte assermenté FBI, le respect des cahiers des charges de sécuritéantiterroriste imposés aux bâtiments de plus de 30 étages. Nous en avons beaucoupà Chicago.

Dans un premier temps, les responsables sécurité de chaque bâtiment de la villeont recensé les problèmes de sécurité de leur bâtiment grâce à une liste fournie parnous, et déclaré par écrit ce qu'ils allaient faire pour se conformer aux loisantiterroristes. Nous avons vérifié ces réponses avec eux, en allant les voir un parun, et mis au point avec chacun un plan de sécurité avec calendrier de réalisation.

Dans un deuxième temps, nous avons reçu un état d'avancement des travaux etprocédures de sécurité antiterroriste, que nous avons examiné comme la premièredéclaration.

Or l'un des bâtiments me pose problème. En fait, c'est un ensemble de deuxtours jumelles de 60 étages, appelées Marina City et situées au bord de la Rivière deChicago. Tout le monde les connaît ici, on les a baptisées « les épis de maïs »."

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Chicago - Tours Marina CityAu centre de chaque tour, une colonne technique de 10,5 mètres

regroupe les ascenseurs, les câbles et les tuyaux

"La première déclaration est arrivée en retard et bourrée d'erreurs. Il m'a falluplusieurs réunions de travail avec le responsable sécurité, sur place, pour lui faireapprouver et signer un plan de sécurité acceptable. J'ai reçu la semaine dernière lepremier rapport d'avancement, qui contient plusieurs affirmations absurdes oùl'intention de se dérober aux obligations est manifeste.

J'ai alors enquêté sur ce responsable sécurité, du nom de Alison, et découvertqu'à part les réunions avec moi et la signature des documents de sécurité, il n'étaitjamais là et ne travaillait pas pour la société qui administre Marina City. J'ai aussidécouvert que son adresse personnelle ne comprend, en fait, qu'une boîte auxlettres et un répondeur téléphonique, hébergés dans une société qui assure lesecrétariat de membres de professions libérales. Je soupçonne donc un risqueterroriste et je voudrais que tu me dises comment continuer mon enquête."

Simon : - "As-tu eu l'impression, lors de tes réunions avec Alison, qu'il étaitcompétent en matière de sécurité, ou au moins en administration d'immeubles ?"Christensen : - "Il n'était compétent dans aucun des deux domaines ; j'avais avec moiune fois l'architecte assermenté, et c'est lui qui m'a confirmé en sortant de la réunionque cet homme n'est pas du métier de l'administration d'immeubles. Il se demandaitmême comment on avait pu lui confier la sécurité de deux tours de 60 étages, dont20 de parking, 16 de bureaux et 24 d'appartements, où il y a à tout moment entre2000 et 5000 personnes."

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Tours Marina City vues de la Rivière de ChicagoOn distingue le parking en spirale (les 20 étages inférieurs)

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Simon : - "Connais-tu au moins la société qui administre ces tours et lui a confié leursécurisation ?"Christensen : - "Non, mais je la trouverai facilement, en parlant à un ou deuxlocataires."Simon : - "Quand tu l'auras contactée, obtiens d'elle des renseignements sur Alison,et essaie aussi de connaître la situation financière de la société et d'Alisonpersonnellement. Les banques communiquent les renseignements comme lesincidents de paiement, les bilans sont publics et il y a des sociétés spécialisées quivendent des renseignements sur la situation des entreprises.

Cela te permettra de savoir si ce n'est pas par souci d'économie que l'on tentede minimiser ou retarder les dépenses de sécurité ; à moins que ce soit par manquede trésorerie et surendettement, ne permettant pas d'emprunter pour desinvestissements de sécurité, qui peuvent s'amortir sur des années."

Christensen : - "OK, Simon. Y a-t-il autre chose que tu me conseilles de faire ?"Simon : - "A priori, la situation que tu me présentes ne me fait pas craindre leterrorisme islamiste, parce que les erreurs d'Alison sont trop manifestes :déclarations grossièrement erronées et adresse secrète. Les terroristes comme ceuxdu 11 septembre sont bien trop habiles pour de telles erreurs. Cela me fait penser àde l'escroquerie plus qu'à du terrorisme.

Mais on n'est jamais trop prudent. En posant des questions sur Alison aux gensde la société de gestion des tours, on risque qu'ils le préviennent s'ils sont de mèche.Je te conseille donc de faire interroger la société de gestion par un collègue pendantque tu seras avec Alison. Prends donc rendez-vous toi-même avec Alison, à uneheure ouvrable où un collègue pourra se rendre à la société de gestion ; je teconseille de prétexter une nouvelle réglementation dont tu dois lui parler.

Cette nouvelle réglementation sera imaginaire et destinée à lui tendre un pièges'il est un terroriste. Dis-lui qu'elle instaure le droit pour le FBI d'installer lui-mêmedes détecteurs et du matériel de surveillance secrets dans les tours à protéger. Celal'inquiétera et lui fera peut-être commettre une imprudence dont tu profiteras."Christensen : - "OK, Simon. J'ai enregistré notre conversation pour me souvenir detout. Puis-je te rappeler si la suite de cette affaire nécessite encore tes conseils ?"- "Avec plaisir, Howard."

Quatre jours après, Christensen rappela Simon.- "Il y a du neuf. Pendant ma réunion avec Alison une collègue a rendu visite à lasociété de gestion, en prétextant qu'un nouveau décret rendait obligatoire lavérification des CV des responsables de sécurité des grandes tours. Ils lui en ontdonné copie immédiatement. La collègue a vérifié que l'adresse donnée par Alisonest celle de sa boîte aux lettres dans la société de secrétariat, que les diplômesd'Alison sont des faux achetés sur Internet, et que l'expérience professionnelle qu'ilprétendait avoir acquise l'était auprès de sociétés imaginaires.

Pendant l'entretien, la collègue a aussi appris que lors de l'embauche lesprétentions salariales d'Alison étaient très modestes, ce qui a motivé une préférencepar rapport à d'autres candidats. En sortant des bureaux de la société, la collèguem'a appelé pendant ma réunion avec Alison, et m'a conseillé de déclencher la filatureque j'avais prévue. Un agent du FBI a donc suivi Alison dès la fin de notre réunion.

Arrivé dans la rue, Alison a sorti un téléphone mobile pour appeler quelqu'un. Deuxde nos agents, déguisés en voyous, l'ont attaqué dès qu'il a commencé à parler et

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ont réussi à lui arracher son téléphone. Ils se sont enfuis en voiture et, pendant cettefuite, ils ont communiqué à des collègues, à leur bureau, le numéro qu'Alison avaitappelé et tous les numéros enregistrés dans le portable."- "Bigre", dit Simon. Et après ?"- "Le numéro appelé correspond à une carte prépayée avec de l'argent liquide, dontle propriétaire est, par définition, inconnu. Mais nous avons mis ce numéro surécoute-localisation, ce qui a permis d'arrêter le suspect le lendemain, alors qu'ilappelait depuis une voiture arrêtée sur un parking de station-service. L'homme arrêtéest un citoyen yéménite, recherché depuis trois ans pour dépassement de la duréede séjour autorisée aux Etats-Unis."Simon : - "Bien joué, Howard ! Et ensuite ?"- "Nous avons perquisitionné chez ce Yéménite, en même temps que chez Alison,que nous avions suivi et qui avait eu l'imprudence de rentrer chez lui après sonagression, au lieu d'aller porter plainte pour vol de mobile au poste de police,pourtant tout proche et sur son chemin. A part sa véritable adresse, nous n'avonsrien trouvé chez Alison ou sur Alison, célibataire américain apparemment sanshistoire à part l'usage de faux diplômes. Son interrogatoire n'a rien donné pour lemoment, notamment parce que nous ne lui avons pas dit que nous tenions leYéménite. Et nous sommes en train d'exploiter les autres numéros de téléphoned'Alison et du Yéménite. Que ferais-tu maintenant à notre place ?"- "Etes-vous certains qu'Alison soit américain ?" demanda Simon.- "Non. C'est ce qu'il a déclaré. Nous sommes en train de vérifier ses affirmationsconcernant son lieu de naissance, son compte en banque, etc. Alison se dit innocentet déclare ne pas comprendre ce qui lui arrive."Simon : - "Tu te rappelles peut-être, Howard, que pendant le séminaire j'avais parléde la solidarité très forte des musulmans entre membres d'une même famille, d'unmême clan ou d'une même tribu. Je te suggère de faire analyser l'ADN de Howard etdu Yéménite, pour voir s'ils ont quelque chose en commun, en plus de lacomparaison de leurs traits physiques. J'ai une intuition. Avez-vous trouvé quelquechose chez le Yéménite ?"- "Nous ne savons pas où il habite, Simon. Il refuse de parler. Nous sommes surs deson identité d'après sa photo et les empreintes digitales prises à son entrée dans lepays. Nous analysons les transactions et renseignements d'identité de sa carte decrédit, parce qu'il n'a pas de papiers, pas de permis de conduire."

La semaine suivante, Christensen appela de nouveau.- "Ton intuition était juste, Simon : l'analyse ADN a montré qu'Alison et le Yéménitesont frères. Nous avons pu, alors, faire avouer à Alison qu'il s'appelait en réalitéMohamed Salem al-Baïd et que son frère lui avait demandé des copies des plans desécurité des tours ; Alison prétend qu'il ne sait pas pourquoi faire, mais qu'entrefrères on s'entraide. Mais comme il a tenté de l'appeler aussitôt après notre réunion,dès qu'il a su que le FBI voulait installer des dispositifs de sécurité et surveillancedont il n'aurait pas les plans, nous présumons avoir éventé un complot terroristecontre les tours.

Pour faire parler le Yéménite, nous avons utilisé une femme, agent du FBI dans larégion de la Capitale, qui a la réputation de réussir à faire parler les hommes. C'estune psychologue qui met à profit ses connaissances en même temps que sa beauté,son charme et son talent de comédienne pour faire craquer les suspects. Elle a

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réussi à lui faire dire le nom de l'homme à qui il remettait les plans de sécuritéobtenus d'Alison.

Nous avons alors retrouvé cet homme grâce à son numéro de téléphone mobile,enregistré sous l'abréviation de son nom dans le mobile du Yéménite. C'est unSaoudien. Une perquisition musclée chez lui a permis de retrouver les plans desécurité et une quantité de schémas annotés en arabe, ainsi que d'autres textesarabes. Si tu pouvais y jeter un œil, voire même nous les traduire, Simon…"Simon : - "Bien sûr, il y a peut-être urgence. Tu peux me les envoyer ?"Christensen : - "Ils ont été scannés dans mon PC. Je te les envoie immédiatement."

Simon reçut une vingtaine de feuillets en arabe, certains contenant des schémas. Illes lut et rappela aussitôt Christensen.- "Je n'ai lu que l'essentiel, Howard, mais ce sont des plans d'attentat. Voici ce queces salauds veulent faire. Enregistre-moi, pour que tes collègues m'entendent."- "OK, Simon. L'enregistreur de mon PC tourne."- "Ils veulent déclencher une série d'explosions simultanées dans les deux tours.

Certaines détruiraient les ascenseurs, pour piéger les gens dans les étages.Elles détruiraient en même temps les câbles d'alimentation électrique et detélécommunications situés à côté des ascenseurs dans la colonne technique de 35pieds de diamètre au centre de chaque tour.

D'autres explosions mettraient le feu à des dizaines de voitures dans lesparkings en spirale sur 20 étages, en espérant que les flammes se propageraientaux étages supérieurs, où il y a des gens.

D'autres encore dynamiteraient les escaliers de sécurité, pour empêcher lesgens de descendre.

Et ils ont prévu de mettre le feu en même temps à plusieurs endroits au-dessusdes parkings, dans les étages de bureaux et d'appartements."

Christensen : - "Mon Dieu, Simon, mais où en sont-ils de l'exécution du plan, à tonavis ?"Simon : - "Ils m'ont l'air prêts. Mais il me semble que le Saoudien que vous tenez estleur chef, puisque c'est lui qui avait les plans. Je n'ai pas vu de date et heured'exécution dans tes documents, donc s'il n'a pas encore pu donner l'ordre, noussommes tranquilles. Dans le cas contraire, chaque minute compte. Avez-vous arrêtétous les conspirateurs ?"- "Nous en tenons déjà quatorze en tout, et sommes sur la piste de trois autres. As-tudes noms dans les documents que je t'ai envoyés ? Je te pose la question parce queje ne sais pas lire l'arabe."- "Oui. J'ai ici une liste de noms et numéros de téléphone. Je te la traduisimmédiatement et je te l'envoie. Tiens-moi au courant, s'il te plaît."

Christensen et ses collègues avaient de la chance. La vingtaine de terroristesavaient prévu de coordonner le déclenchement des explosions et des incendies enrestant en communication avec leurs téléphones mobiles pendant les quinzedernières minutes. Dans la liste que Simon envoya à Christensen, il y avait deuxnoms que le FBI de Chicago n'avait pas encore. Grâce à la fonction de localisationde l'opérateur de téléphone, et au fait que ces téléphones mobiles étaient allumés,les deux terroristes furent repérés en quelques minutes : ils étaient chacun dans unedes tours, prêts à déclencher des incendies au 23ème étage. L'ordre d'agir

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immédiatement avait donc été donné par le Saoudien juste avant son arrestation.Les deux incendiaires furent arrêtés en flagrant délit, en possession de bidonsd'essence. L'attentat avait été déjoué. Christensen en informa Simon sans délai.- "A cette heure-ci, l'auditorium de 700 places de Marina City était à peu près plein,ainsi que les bureaux. Et il y avait des gens dans certains appartements. Il aurait pu yavoir environ 3500 victimes, plus que le 11 septembre. Les téléphones autour de moin'arrêtent pas de sonner. Ah, je te quitte, cet appel-ci provient du maire de Chicago."

Deux jours avant Noël, Simon reçut copie d'un rapport d'étape de Christensen faisantle point sur l'attentat des tours Marina City. Le vrai nom d'Alison était Yusuf Salem al-Baïd. Il était arrivé aux Etats-Unis il y a un peu plus de trois ans, apparemment dansl'intention de préparer un attentat de grande ampleur. Les deux frères s'étaientinscrits comme étudiants dans une université d'état, mais n'avaient pas souventassisté aux cours. Alison-Yusuf s'était fait engager comme responsable sécurité pourdisposer des plans pour son frère. Celui-ci avait cherché une cible, recruté et forméavec soin son équipe de terroristes, en deux ans d'efforts, avant qu'un Saoudien soitnommé responsable de l'attentat à sa place il y avait six mois, ce dont il était furieux.

Chaque ascenseur devait être dynamité par un terroriste à l'aide d'une charge dequelques centaines de grammes d'explosif, dont la mise à feu était assurée à l'aided'un mécanisme électronique minuscule, déclenché par une petite ficelle et prévupour un délai de dix secondes. Chaque charge, plate et indétectable par lesportiques de sécurité du rez-de-chaussée des tours, était prête à l'emploi. Elle étaitenveloppée d'un papier brun comme un livre, et devait être collée à la paroi del'ascenseur par le terroriste, au moment de quitter la cabine à l'étage où ildescendait.

Les véhicules portant les explosifs et l'essence pour mettre le feu aux garagesen spirale à plusieurs endroits étaient prêts, et déjà garés dans ces garages. Ilsuffisait de passer à côté en répandant de l'essence et en y mettant le feu.

Christensen détaillait dans son rapport tout ce qui était connu à ce stade del'enquête, pour que les agents du FBI disposent tous des mêmes informations. Ilterminait en écrivant que le maire de Chicago allait révéler toute l'histoire lors d'uneconférence de presse le lendemain, veille de Noël, et qu'il serait félicité publiquementà cette occasion.

Honnête, Christensen avait bien expliqué au maire tout ce que le succès du FBIde Chicago devait à Simon, mais le maire avait regretté que Simon ne puisse êtrefélicité publiquement comme il le méritait, parce qu'on ne pouvait révéler l'identitéd'un agent de l'antiterrorisme. Il avait promis de signaler l'action de Simon au Tsar del'antiterrorisme, qu'il connaissait, mais n'allait rien faire rien de plus.

Le soir même, alors qu'Aisha et Simon dînaient dans leur appartement, le téléphonesonna. C'était un collaborateur du Président des Etats-Unis, qui les invitait tous deuxà déjeuner à la Maison Blanche le lendemain à midi quinze.

Un peu affolé, Simon appela aussitôt Ruth chez elle pour demander conseil :comment s'habiller, que dire ou ne pas dire, comment s'adresser au Président. Acette dernière question, Ruth répondit « mister President ».

* * *

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Le Président avait aussi invité le Secrétaire d'Etat et le Tsar de l'antiterrorisme, qu'ilprésenta à Aisha et Simon avec un souci évident de les mettre à l'aise et de leur fairehonneur. La table était dressée dans une petite pièce, décorée de peinturesanciennes aux murs et de bibelots et livres précieux posés sur des meubles de style.

Le Président alla droit au but, en appelant Aisha et Simon par leurs noms américains.- " Alice et Steven Ellsworth, je vous félicite pour les vies que vous avez sauvées,ainsi que pour les compétences que vous avez fournies pendant vos séminaires auxagents impliqués dans la lutte antiterroriste."- "Merci monsieur le Président", répondirent en chœur Aisha et Simon.Le Président : - "Vous savez qu'il n'est pas possible de révéler vos noms aux médias,par respect du règlement concernant les agents travaillant sous couverture, commepar souci de votre propre sécurité. Vous n'aurez donc pas les honneurs de latélévision ou des journaux, bien que vos services rendus l'aient mérité. C'estpourquoi les Etats-Unis vont reconnaître vos mérites comme ceci.

Le Président remit alors à chacun des deux Français un petit rectangle de boisprécieux, où une plaque dorée portant la date et une phrase de remerciements étaitsurmontée du Grand Sceau des Etats-Unis. Il leur remit aussi un petit rouleau depapier fort entouré d'un ruban rouge, où figurait un texte de remerciements et lesceau du Président des Etats-Unis. - "Joyeux Noël !", ajouta-t-il.Aisha et Simon, touchés par cet honneur insigne, remercièrent vivement.

Grand sceau des Etats-Unis Sceau du Président des Etats-Unis

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Le Président : - "Mes collaborateurs ici présents et moi-même ne savons à peu prèsrien sur vous en tant que personnes. Nous avons seulement reçu des fiches extraitesde la base de données antiterroriste, où vous figurez non en tant que personnesmais en tant qu'agents de notre DHS et du gouvernement français. Dites-nous tout :pourquoi avez-vous accepté cette mission du président français, comment avez-voustrouvé les Etats-Unis et les Américains, etc."

C'est Simon qui commença - "Monsieur le Président, messieurs, les études que nousavons faites en France, Aisha et moi-même, ont été entièrement payées par l'Etat.Pendant notre enfance, nos familles ont reçu des subventions publiques pour aider àpayer notre nourriture et nos vêtements, et même pour payer une partie des loyersdes appartements où nous vivions. La plus grande partie de nos dépenses de santéont été prises en charge par un système d'assurance payé par les contribuables etles entreprises de France. Nous devons donc de la reconnaissance à notre pays."- "Est-ce que tous les jeunes Français reçoivent ce genre de prestations ?" demandale Président.- "Tous, en effet. Et certaines sont même indépendantes des revenus de la famille."- "Vous voulez dire que la protection sociale française est aussi avancée que cela ?"demanda le Président, un peu incrédule.- "Oui, et je ne vous ai pas parlé des pensions que notre système public paie à tousceux qui ont travaillé lorsqu'ils prennent leur retraite ; ce sont des pensionsgénéreuses, elles nous coûtent cher. Et notre système d'allocations chômage estaussi extrêmement tolérant vis-à-vis des gens qui sont dans le besoin - et aussi,hélas, de quelques paresseux."- "Vous voyez, monsieur le Président, voilà une des raisons pour lesquellesl'économie française est moins performante que la nôtre", dit le Secrétaire d'Etat.C'est que les Français préfèrent la solidarité aux performances économiques, et ilsdépensent en transferts sociaux des sommes qui seraient dépensées chez nous enconsommation. Et la plupart des pays de l'Union européenne ont un système socialvoisin de celui de la France."

- "Je vois", dit le Président. "Mais d'où vient l'argent ? Quel est le poids des impôtsdes Français par rapport à leurs revenus ?Simon répondit un peu plus vite que le Secrétaire d'Etat, qui connaissait aussi leschiffres : - "Près de 44% du Produit Intérieur Brut du pays, contre moins de 30% auxEtats-Unis."Le Président, à Simon : - "C'est-à-dire 50% d'impôts en plus. Et quel est le meilleursystème, selon vous, le français ou l'américain ?"- "Pour des Français, élevés dans l'idée que l'Etat doit leur donner du travail, unlogement et une protection contre tous les risques possibles, c'est le systèmefrançais. Pour des Américains, qui savent qu'aucun Etat ne peut fabriquer desemplois qui ont une vraie valeur économique, qu'aucun Etat ne peut gérer l'économieou faire des affaires de manière valable, c'est leur système libéral qui est le seulconcevable."- "Vous voulez dire que si les Français connaissaient la vérité, ils penseraient commenous ?" demanda le Président, un peu surpris.- "En effet… au bout d'une génération ou deux, le temps que les mentalités aient changé", répondit Simon.

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Le Président appréciait la justesse et la profondeur de la pensée de Simon, etl'objectivité dont il faisait preuve. Les fiches décrivant ces deux jeunes gens commedes surdoués avaient donc raison. Il ramena la conversation au sujet initial.- "Donc vous êtes reconnaissants à votre pays de naissance. Et vous pensez qu'ilvous faudra toute votre vie pour vous acquitter de votre dette, ou vous estimerez-vous libres de vivre pour vous-mêmes après quelque temps ?"Simon : - "Je ne sais pas vous répondre par une durée, monsieur le Président. Sinous avons l'occasion de rendre un service important à la France, nous nousestimerons quittes tout de suite après, sinon l'honnêteté veut que nous y passions letemps qu'il faut."

Cette fois, ce fut la franchise et la simplicité de la réponse que le Président apprécia.« Voilà un jeune homme qui a une pensée claire et une grande honnêteté » se dit-il.Il regarda vers Aisha.- "Vous, Alice, comment avez-vous trouvé les Etats-Unis ?"Aisha : - "J'ai d'abord découvert des gens qui se donnaient du mal pour protéger leurpays contre des terroristes. C'étaient des agents de l'Immigration et du FBI, qui nousont mis en prison le temps de vérifier si nous étions dangereux."- "En prison, vraiment ?" demanda le Secrétaire d'Etat en fronçant les sourcils d'unair incrédule.- "Vraiment", répondit Aisha. "Pendant trois jours et trois nuits. Mais ils ne nous ontfait aucun mal, ils nous ont juste interrogés."- "Attendez, que je sois certain de comprendre", dit le Président. "Vous, envoyés duprésident français, avez été mis en prison en débarquant de l'avion ?"- "Oui, monsieur le Président" confirma Aisha. "Mais c'est parce que nous n'avonspas révélé notre mission, par ordre de celui qui nous l'avait confiée."- "Et votre président l'a-t-il su ?" demanda le Président des Etats-Unis, craignantl'incident diplomatique.- "Non monsieur, rassurez-vous. Non seulement il ne l'a pas su, mais notre patronneactuelle, madame Ruth Marciani du DHS (que vous avez rencontrée l'autre jour chezmonsieur Alexandre Baldwin) a obtenu notre libération et nous a présenté desexcuses. Et par la suite nous avons organisé chez nous un pot de l'amitié à l'intentiondes gens de l'Immigration et du FBI que nous avions rencontrés, pour leur dire quenous ne leur en voulions pas."- "Je confirme", intervint le Tsar, "Simpson Bellows m'a appelé dans l'avion Air ForceOne pour me demander d'autoriser la libération de ces personnes, alors que j'étaisen réunion avec vous, et je l'ai autorisée."Le Président : - "Ah oui, je m'en souviens à présent. Vous m'avez demandé quelquesinstants de suspension de séance. Mais poursuivez, Alice."Aisha : - "Par la suite, Simon et moi avons chacun rencontré près de mille agents dugouvernement fédéral, ou des gouvernements d'état, en donnant nos séminaires. Etcomme ils vous le diraient eux-mêmes, nous avons sympathisé. Ils nous ont donnél'impression de gens prêts à se donner du mal pour bien faire leur métier, unecaractéristique qui mérite le respect."- "Donc nos fonctionnaires vous ont plu. Mais tous les Américains ne sont pasfonctionnaires. En avez-vous fréquenté qui soient des gens ordinaires ?" demanda leTsar.Aisha : - "Oui. Simon et moi avons passé un long week-end dans un ranch au Texas.Le couple qui tient le ranch exerce deux activités à la fois : ils élèvent et vendent 250vaches par an pour la viande, et travaillent dans l'administration et l'informatique

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d'une société près de l'aéroport de Dallas-Fort Worth. Ils travaillent chacun environ60 heures par semaine.

En plus de ce travail, ils trouvent le temps chaque soir de jouer de la musique ou delire de la littérature ou de la poésie, en famille. Leur famille comprend aussi lesparents de l'épouse et les trois enfants du couple. L'ambiance d'amour et de soutienmutuel que nous avons ressentie pendant ces soirées familiales artistiques estextraordinaire. En France beaucoup de gens pensent que les Américains passentencore plus de temps que les Français devant leur poste de télévision, c'est-à-direau moins trois heures par jour, ce qui ne leur laisse guère de temps pour desrelations familiales. Eh bien, notre famille texane est un contre-exemple, ils n'ont pasla télévision. Nous l'avons beaucoup appréciée, nous sommes devenus amis, nousretournerons leur rendre visite."- "Je suis ravi de constater que votre opinion sur les gens que vous avez rencontrésest favorable", dit le Président. Il se tourna vers Simon, pour le faire parler aussi."Mais comment jugez-vous la vie quotidienne aux Etats-Unis, comment la comparez-vous à la vie en Europe ?"Simon : - "Les Etats-Unis sont un pays où on a envie de travailler, parce que c'est unpays d'opportunités pour ceux qui sont prêts à se donner du mal. Des opportunitésde gagner sa vie, mais aussi de profiter de ce qui est beau. La richesse de ce paysnous a autant surpris sur le plan culturel que sur celui des paysages."Le Secrétaire d'Etat :- "Mais je croyais savoir que les Européens en général et lesFrançais en particulier étaient si certains de la supériorité de leur culture et de leur artde vivre qu'ils avaient tendance à regarder les Américains de haut."- "C'est vrai", confirma Simon. "Mais c'est parce qu'ils ne connaissent pas les grandsartistes américains. Nous avons découvert, dans nos soirées texanes comme dansles musées de Washington, des dizaines de peintres, d'auteurs, de poètes, decompositeurs et d'instrumentistes de tout premier plan. La plupart des gens enFrance ne connaissent de la musique américaine que le jazz ou des chansons. Nelisant plus beaucoup les grands auteurs et les grands poètes français, la grandemajorité des Français lisent encore moins les américains, hélas.

Je peux résumer notre opinion sur les Américains et la vie ici comme ceci : ce peupledispose de plus de possibilités pour être heureux que les autres que nous avonsconnus. Et puis il y a l'attitude face à la vie ; contrairement aux Européens, despessimistes qui songent trop au passé, qui regardent souvent en arrière quand ilsentreprennent quelque chose, les Américains regardent en avant, avec dynamisme.En tant que jeunes, Aisha et moi trouvons cela formidable. Nous pouvons témoignerque le peuple américain a de bonnes raisons de défendre sa société contre lesterroristes islamistes qui voudraient la détruire."- "Pouvez-vous me donner un exemple de cette différence d'attitude entre Françaiset Américains lorsqu'il s'agit d'entreprendre quelque chose de neuf ?" demanda lePrésident.- "En voici un", répondit Simon. "Aux Etats-Unis les gens n'ont pas peur de l'avenir ;ils ne mettent que 0,5% de leur argent de côté en prévision de jours difficiles, ilsdépensent l'argent disponible. En plus, ils n'hésitent pas à s'endetter pour pouvoirconsommer plus et plus vite. En France au contraire, les gens ont peur de l'avenir, ilsépargnent donc plus - 15% - et s'endettent moins ; ils consomment donc moins queles Américains. La différence entre ces niveaux de consommation se voit dans lesbalances commerciales : la forte consommation des Américains entraîne de fortes

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importations, alors que la faible consommation des Européens entraîne de faiblesimportations. De ce fait, la balance commerciale des Etats-Unis est fortementdéficitaire."

Le Président connaissait la cause du déficit commercial de son pays. Il constatait queSimon pouvait l'énoncer de manière claire et concise. Le Tsar de l'antiterrorisme étaitaux anges. Le Président et le Secrétaire d'Etat, assis en face de Simon, avaient vudans ses yeux et senti dans son ton qu'il croyait profondément ce qu'il disait.

Le Président : - "Ah, si seulement les journalistes et les intellectuels qui attaquenttous les jours notre gouvernement et le critiquent pouvaient parler comme vous ! Neserait-ce qu'une fois par mois, je m'en contenterais."- "Venant d'un étranger, ces mots nous font chaud au cœur", ajouta le Secrétaire d'Etat.- "Mais ces jeunes gens sont désormais américains !" lui rappela le Président."Américains, comme beaucoup de gens venus de l'étranger."

Le Président estima que le moment était venu d'aborder le sujet qui l'avait fait inviterAisha et Simon. - "Puisque vous aimez l'Amérique, voulez-vous y rester pour vivre ettravailler ? Bien entendu, après vous être libéré de vos obligations morales vis-à-visde la France."Aisha et Simon comprirent que c'était une proposition.- "Que feriez-vous de nous ?" demanda Simon.- "Nous n'avons aucun projet précis", dit le Président. "Mais vous êtes des gens devaleur. Votre potentiel et votre enthousiasme sont remarquables. Puisque vouscroyez que l'Amérique est un pays d'opportunités, nous voudrions vous donnerl'occasion d'en profiter."- "J'ajoute que nous voudrions récompenser les services que vous nous avez déjàrendus en détectant des attentats à temps pour les empêcher. Nous sommes doncprêts à des efforts pour vous aider à atteindre les buts de carrière et de style de vieque vous vous êtes fixés, ou que vous pourriez vous fixer désormais", ajouta le Tsar.Le Président confirma en faisant « oui » de la tête.

- "Ce déjeuner restera dans nos mémoires toute notre vie", dit Aisha. "Il s'y est passétellement de choses extraordinaires, vous nous avez fait tant d'honneur, et vousvenez de nous faire une proposition si inattendue, que nous avons besoin d'un peude temps pour réfléchir."- "Nous avons besoin d'imaginer ce que serait notre vie ici, notre travail, notre vie defamille, nos distractions, les gens que nous fréquenterions, vous comprenez ?"- "Bien sûr", dit le Président. "Et si vous trouvez une difficulté que j'ai le pouvoir derésoudre, je vous promets mon appui. Voici un numéro de téléphone et une adressede messagerie arrivant directement chez ma secrétaire privée, n'hésitez pas à vousen servir. Et c'est à elle que vous pourrez poser toutes les questions éventuelles."

* * *

Après le déjeuner, Aisha et Simon partirent directement à l'aéroport prendre l'avionpour Dallas. Dans la salle d'embarquement, ils rencontrèrent Toni, Ruth et leur filsPaul, qui allaient comme eux au ranch pour le mariage d'Ari et Claire. Quand elle lesaperçut, Ruth s'approcha vivement d'Aisha et Simon, les entraîna à l'écart pour qu'on

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ne puisse pas entendre leur conversation et posa la question qui lui brûlait leslèvres :- "Alors, ce déjeuner avec le Président ?"- "Inoubliable !" répondit Aisha. "Il nous a félicité, nous a demandé si nous aimions cepays et nous a proposé d'y rester pour toujours."- "Etait-il seul avec vous ?" demanda Ruth.- "Non", répondit Simon. "Il y avait aussi le Secrétaire d'Etat et le Tsar."- "Quel honneur !" s'exclama Ruth. "Vous avez été reçus comme des chefs d'Etat. Etle vrai but du Président était de vous persuader de vivre en Amérique ?"- "Je crois bien", confirma Aisha.Ruth restait sans voix. Aisha, voyant sa surprise, lui demanda :- "Ruth, tu n'es pas jalouse au moins, tu restes notre amie ?"Ruth s'approcha d'elle, la prit dans ses bars, se baissa pour l'embrasser. - "Voilà maréponse", dit-elle.Aisha, qui avait 20 centimètres de moins que Ruth, leva la tête et lut dans les yeuxfrancs de sa patronne un mélange d'amitié et de respect. Ruth poursuivit :- "Et qu'avez-vous répondu à la proposition du Président ?"Aisha - "Que nous y réfléchirions. Mais j'ai une permission à te demander, Ruth", dit-elle.- "Une permission ? Parle."- "Simon et moi voudrions avoir un bébé. Mais si je tombe enceinte et que je doism'absenter quelques semaines avant l'accouchement, est-ce que cela ne va pasbouleverser d'éventuels projets que tu aurais pu faire pour mon travail ?"Ruth était encore plus surprise. Incrédule, elle dit : - "Tu me demandes la permissiond'avoir un bébé ? Mais Aisha, tu ne m'appartiens pas, tu es libre !"- "Je sais, mais je suis ton amie en même temps qu'une subordonnée, je ne voudraispas déranger tes projets, alors que nous pourrions attendre quelques mois de plus sinécessaire."Ruth posa ses bras sur les épaules d'Aisha. - "Je n'ai pas de projet pour toi qui nepuisse s'accommoder d'une absence de quelques semaines. Ensuite, il y a deschoses que tu pourrais faire depuis chez toi, par ordinateur. Enfin, Simon peut teremplacer pour beaucoup de tâches où il faut connaître l'arabe. Aies ton bébé et soiscomblée !"Aisha serra Ruth dans ses bras. - "Merci, Ruth", dit-elle.

* * *

Arrivés au ranch et une fois leurs bagages posés dans la chambre qu'on leur avaitdésignée, Aisha et Simon revinrent dans la grande salle, où un sapin de Noël trônaitdésormais à côté du piano. Claire s'affairait à le décorer. Aisha et Simon luidonnèrent les cadeaux qu'ils avaient apportés, et qui furent posés avec les autres aupied de l'arbre.

Claire se tourna vers Aisha et lui dit : - "Viens dans ma chambre, j'ai quelque chose àte montrer." Aisha la suivit. Une fois dans la chambre, Claire lui montra sa robe demariée, puis brusquement la reposa sur le lit et dit à Aisha :- "Oh, Aisha, que je suis heureuse !"Aisha lui sourit, en regardant ses yeux où perlait une larme de joie. Le bonheur deson amie faisait plaisir à voir.

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Claire poursuivit : - "Tu sais que je voulais un enfant. Eh bien, figure-toi que je n'aimême pas eu à en parler à Ari. C'est lui qui m'a demandé si je voulais en avoir un. Etlorsqu'il m'a demandé cela, il y avait tant d'amour dans ses yeux que j'en suis restéemuette. Je n'avais jamais vu autant de passion dans ses yeux, ni d'ailleurs dans ceuxd'un autre homme. Je me suis jetée dans ses bras et l'ai embrassé des dizaines defois, pendant plusieurs minutes ; ce fut ma seule réponse. Je suis si heureuse !"Aisha la prit dans les bras et, se dressant sur la pointe des pieds pour être à lahauteur, lui dit à l'oreille :- "Moi aussi je vais avoir un bébé. La décision date de cet après-midi."Et les deux jeunes femmes restèrent ainsi longuement dans les bras l'une de l'autre.En se séparant, Claire dit à Aisha : - "C'est bon, notre amitié. Et c'est à Simon et toique je dois ma rencontre avec Ari. Que Dieu vous bénisse tous les deux !"

- "Au fait, Claire, et tes parents ?" demanda Aisha.- "Nous leur avons rendu visite pour qu'ils fassent connaissance avec Ari. Mon pèrel'a adopté rapidement et sans arrière-pensée, puisque le soir même il m'a dit :« C'est un brave garçon, honnête et amoureux. Tu as fait un bon choix, ma fille. »Avec ma mère, par contre, ce fut plus difficile. Elle a demandé à Ari, devant monpère et moi :- « Ari, avec quels moyens comptez-vous faire vivre ma fille ? »Il lui a répondu : - « Je suis professeur dans l'enseignement secondaire. Je gagnema vie, mais Claire gagne plus que moi à cause de son diplôme de Stanford et deses responsabilités ».- « Et votre famille, quelle est sa situation de fortune ? » a insisté ma mère avec uneimpudence dont j'ai eu honte.Ari a répondu. - « Le ranch familial au Texas a un peu plus de 2300 acres et vend250 vaches par an. Mais une tradition de notre famille veut qu'on ne le démembrepas lors d'une succession : c'est le fils ou la fille qui va l'exploiter qui en hérite ; c'estdonc ma sœur Becky qui profitera des revenus lorsque nos parents prendront leur retraite, dans deux ou trois ans. Il y a aussi une autre tradition, qui veut que lesmembres de la famille s'entraident en cas de besoin. C'est ainsi que Becky et sonmari feront vivre nos parents, qui habitent aussi au ranch, lorsqu'ils seront à laretraite. Non, tout ce sur quoi Claire peut compter avec certitude c'est mon amour. »- « Pauvre, mais honnête », lui a répondu ma mère avec une pointe de mépris.Alors Ari l'a regardée avec ses bons yeux et lui a demandé :- « Et mon amour, n'a-t-il pas de valeur pour vous ? »Et figure-toi, Aisha, que l'impensable s'est alors produit : ma mère a changéd'expression, l'a embrassé et lui a dit : - « Si, il a plus de valeur que tout l'argent dumonde ! Pardonne mes questions, Ari, j'étais seulement inquiète pour Claire, qui estmon seul enfant et qu'un homme avait beaucoup fait souffrir. Mais je ne tetourmenterai plus jamais, je te le promets. » Et elle a tenu parole. Ils arrivent demainen fin d'après-midi. Ari et moi irons les chercher à l'aéroport."

Claire et Aisha retournèrent aider les autres à préparer Noël et le mariage du joursuivant. Toutes deux tombèrent enceintes le mois suivant.

Les mois qui suivirent furent très tranquilles. Aisha et Simon firent avancer les projetsauxquels ils participaient. De temps en temps, ils répondirent à des demandes deconseil concernant l'identification de terroristes potentiels. Aisha travailla jusqu'à ceque le moment de rentrer en France fût arrivé, mi-juillet. Ils prirent alors congé de

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tous leurs amis et relations de travail, prévinrent le Président des Etats-Unis qu'ils luienverraient de France, dans les mois qui suivraient, une réponse claire à soninvitation à vivre aux Etats-Unis, et se retrouvèrent à Paris en une nuit d'avion.

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Chapitre 10 - La France n'est pas les Etats-Unis

Aisha et Simon commencèrent leur séjour en France par un mois de vacancestranquilles. Enceinte, Aisha découvrait que dans cet état elle n'avait plus l'agilitéd'une jeune fille, qu'elle supportait moins bien la chaleur, qu'elle devait souvent sereposer ou même s'allonger.

Ils ne purent joindre Tiberghien qu'à son retour de vacances, peu après le 15 août.Celui-ci demanda alors à Simon et Aisha un rapport de synthèse sur l'antiterrorismeaux Etats-Unis, avec en conclusion des propositions d'action et des pistes deréflexion pour la lutte antiterroriste en France, ainsi que des propositions pourdévelopper et formaliser la coopération entre la France et les Etats-Unis dans lesdomaines du renseignement et de la coordination des efforts. Ce travail demanda unpeu plus d'un mois. Il se termina début octobre, quelques jours avant qu'Aishaaccouche d'un garçon de 3,4 kilos qui fut prénommé Joseph.

L'accouchement se passa bien. Aisha apprécia la compétence et la gentillesse dupersonnel de la maternité. Comme Simon, elle apprécia aussi le fait qu'en tant quefonctionnaire cet accouchement ne lui coûtait à peu près rien, et même qu'elle avaitdroit à un peu d'argent et divers petits cadeaux, ainsi qu'à des allocationsmensuelles. Ces allocations venaient s'ajouter à l'argent qu'ils avaient mis de côtéaux Etats-Unis, et qui leur permettrait même de vivre deux ans sans aucune rentréed'argent.

Simon s'habitua à prendre au sérieux ses devoirs de père et d'époux. Il passa plusde temps avec Aisha, pour qu'elle se sente aimée, l'aida un peu à s'occuper du bébéet à diverses tâches ménagères. Peu à peu, leur vie régulière devint un train-train.

Cinq jours par semaine, Simon partait à son bureau le matin en métro et rentraitavant 18 heures. Aisha s'occupait de son bébé et de l'appartement ; ne travaillantplus pour Tiberghien parce qu'elle était en congé de maternité, elle avait du tempslibre et reprit l'étude des philosophes allemands. Simon et elle prenaient le temps deparler, le soir et le week-end, d'art, de philosophie, de leur vie et d'amour. Parfois, ilsécoutaient de la musique ou regardaient un opéra. Ils prenaient aussi un peu detemps pour lire la presse arabe et accéder aux sites Internet des terroristes, pourentretenir leur connaissance de la langue et de l'évolution de cette menace.

Ils gardaient le contact avec leurs amis américains en échangeant fréquemmentavec deux des messages Internet et des appels téléphoniques. C'est ainsi qu'ilsapprirent que Claire et Ari avaient eu une petite fille prénommée Joan.

Ayant le temps de s'informer et de réfléchir, Simon décida de s'intéresser à la vie enFrance. Il commença à suivre le débat politique et à lire la presse économique,autant pour savoir et comprendre ce qui se passait que pour acquérir, peu à peu, leséléments nécessaires à la réponse qu'ils devaient au Président des Etats-Unis pourson invitation à vivre là-bas.

Simon avait toujours su organiser son travail et tout ce qu'il entreprenait. Il se mitdonc à tenir un journal où il notait soigneusement ses constatations, ses réflexions et

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les questions qu'il se posait sur la politique et l'économie en France et dans l'Unioneuropéenne. Ces notes lui permettaient de structurer sa pensée et de se rappelertout ce qui était important.

Sachant qu'il ne pouvait trouver seul les réponses aux questions qu'il se posaitpour comprendre les problèmes économiques et les opinions politiques, Simons'efforça de trouver des gens avec qui il pourrait échanger des idées. Tiberghien,avec qui il déjeunait plusieurs fois par semaine et dont il estimait l'intelligence etl'objectivité, accepta de discuter souvent avec lui, chacun des deux hommes prenantplaisir à ces échanges. Et Simon pouvait aussi discuter avec d'autres collègues debureau, tous fonctionnaires instruits et intéressés par les affaires de la France.

Simon s'aperçut rapidement que la grande majorité des gens ne s'intéressaientguère à la politique et encore moins à l'économie. Leur principale sourced'information était un journal télévisé, toujours sur la même chaîne. Simon s'amusa ànoter chaque soir, pendant une semaine, le temps que consacraient les journauxtélévisés des diverses chaînes à la politique ou l'économie : quelle que soit la chaîne,la réponse était du même ordre : entre une et huit minutes. Le reste des trente àquarante minutes était consacré aux faits divers, aux informations distrayantes et à lapublicité.

Simon constata que ce temps alloué à la politique et l'économie ne suffisait pasà présenter correctement l'actualité, pour que le public comprenne ce qui se passaiten France et dans le monde. Avec si peu de temps, un journal télévisé ne pouvaitprésenter que quelques images, avec des commentaires simplistes. Or lesproblèmes politiques et économiques étaient en général bien trop complexes pourqu'on puisse, en si peu de temps, ne serait-ce que les énoncer clairement.

Simon s'aperçut très vite que, de toute manière, les journaux télévisés deschaînes généralistes ou régionales n'organisaient pas la présentation desinformations qu'ils diffusaient dans un but d'information du public, donc avec un soucide clarté et de pédagogie, mais dans un but de divertissement, avec un souci degénérer de l'émotion pour avoir de l'audience.

Cette approche avait pour conséquence une véritable désinformation du public surles problèmes politiques et économiques, désinformation résultant de l'omission detoute information sur un sujet un peu complexe (ce qui était le cas de la majorité dessujets) et du manque d'objectivité résultant du souci de générer de l'émotion. Arrivé àcette conclusion, Simon en fit part à Aisha, qui remarqua :- "Tu sais, les chaînes d'information arabes que nous regardons depuis notre séjouren Angleterre ont les mêmes défauts d'omission de ce qui est complexe et demanque d'objectivité ; elles y ajoutent seulement une volonté évidente de générer lahaine d'Israël et des Américains, de propager une attitude de victime de leursauditeurs et un manque grave de respect de la vérité."- "Oui, chérie, tu as raison. Mais ce qui me perturbe le plus, c'est qu'avec desnouvelles tronquées ou filtrées, nos concitoyens français ne disposent pas desinformations nécessaires pour choisir entre les diverses politiques que nos politiciensnous proposent. Leur vote est démocratique, mais il traduit des opinions en généralbasées sur des émotions mais sans fondement factuel. C'est dramatique !"- "Attends, mon amour", dit Aisha. "Le journal télévisé n'est pas la seule sourced'information. Les citoyens qui désirent vraiment s'informer disposent de la presseécrite, et de quelques émissions télévisées de débat politique d'une à deux heures.Avant de conclure à leur ignorance, tu devrais vérifier si ces sources alternatives ont

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ou non une audience importante. Et tu pourrais vérifier si les gens avec qui tu parlesde ces sujets sérieux ont ou non les connaissances nécessaires.

Du reste, la télévision est un média qui se prête mal à la complexité. Le texteécrit est très supérieur dès qu'on a besoin de s'informer à son propre rythme, deréfléchir après avoir lu un paragraphe, et de revenir en arrière pour relire quelquechose. Tu comprends ?"

Simon admit qu'elle avait raison, comme d'habitude, et promit de s'informer surl'audience des médias autres que le journal télévisé. Il répondit seulement qu'à partTiberghien, intelligent et bien informé, il n'avait trouvé personne jusque là avec quiparler sérieusement, essentiellement parce qu'il rencontrait peu de gens.

Mais au bout d'une dizaine de jours, après avoir acheté et lu des journaux quotidienset des magazines abordant la politique et l'économie, et après des recherches surInternet, il présenta ses conclusions à Aisha.- "Chérie, voici ce que j'ai découvert. Les quotidiens d'abord. Ils sont de deuxespèces.

Les quotidiens régionaux ont le même défaut que les journaux télévisés : ilsconsacrent trop peu de place à la politique et l'économie pour que leurs lecteurssoient bien informés ; ce sont surtout des journaux de faits divers et de nouvellesd'intérêt local.

Les quotidiens nationaux abordent effectivement la politique et l'économie. Maisil n'y en a que deux, en France, dont le sérieux est suffisant, et leur part d'audiencetotale est de 7% des lecteurs.

Ensuite les magazines hebdomadaires. Ceux qui traitent de politique etd'économie totalisent 4,2% des lecteurs.

Enfin, les chaînes de radio généralistes. Elles n'offrent presque jamaisd'émissions de débat approfondissant un peu les problèmes.

En résumé, les trois quarts au moins des électeurs français ne sont guèreinformés, parce qu'ils ne s'intéressent pas à la politique et à l'économie. Ensuite,pour ceux qui s'y intéressent, un sondage a montré que 64% des Françaiss'informent sur ces sujets essentiellement par leur journal télévisé, 20% par leurquotidien, 8% par leur journal radio et moins de 5% par un magazine. On peut doncaffirmer que l'immense majorité des Français ne disposent pas des informationsnécessaires pour voter en connaissance de cause, c'est-à-dire que dans ce pays leschoix sont démocratiques, mais basés sur des opinions sans grande valeur."

Aisha : - "Si je te comprends bien, les médias ne font guère d'effort pour informer lescitoyens en matière de politique et d'économie. Mais as-tu remarqué si les hommespolitiques en font ?"Simon : - "Voilà cinq mois que nous sommes rentrés et je n'ai vu que deux fois unpoliticien prendre le temps d'aborder à la télévision un des grands sujets du moment.Et malheureusement le sujet est abordé sous forme d'interviews à intervenantsmultiples, où aucune prise de parole ne peut durer plus de deux minutes, sans doutepour ne pas lasser les téléspectateurs, censés être incapables de prêter attentionplus longtemps.

En plus, le choix des sujets n'est pas le bon. Sur l'économie, rien. Sur l'Unioneuropéenne, rien. Sur le terrorisme, rien en dehors des séquences d'horreur de deuxminutes des journaux télévisés. Sur tous ces sujets-là, les déclarations des

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politiciens ne dépassent pas le niveau des petites phrases ou des commentaires endeux lignes. Ou ils n'ont rien à dire, ou on leur refuse l'antenne."Aisha : - "Il y a deux ans, avant de participer à l'émission de jeu « Les Grossestêtes » où je t'ai rencontré, j'ai lu le cahier des missions de la chaîne de télévisionpublique qui l'organisait, pour savoir ce qu'on pouvait ou non y dire. Je me souviensqu'il obligeait cette chaîne à assurer la réalisation et la programmation desdéclarations et des communications du gouvernement, sans limitation de durée et àtitre gratuit. Donc si le gouvernement a quelque chose d'important à dire auxFrançais, il peut utiliser le service public de télévision pour le faire.

Du reste, cette chaîne est tenue de favoriser le débat démocratique et deconcourir au développement et à la diffusion des connaissances civiques,économiques et sociales."Pour la millième fois, Simon admira la mémoire infaillible d'Aisha. Il conclut donc :- "Nos politiciens n'ont donc pas l'habitude de nous expliquer les problèmes de laFrance, et ce qu'ils font pour les résoudre. Ils sont donc coresponsables du manqued'informations des citoyens. Quelle différence avec les Etats-Unis, où les grandeschaînes de télévision interviewent souvent des politiciens en leur laissant le tempsd'expliquer les problèmes et les décisions, et où la presse écrite est pleine d'articlesd'opinion et d'exposés approfondis !"

Profitant de son entraînement intensif à la lecture rapide, Simon prit donc l'habitudede compléter l'information de son quotidien français par la lecture sur Internet dedeux grands journaux américains : The New York Times et The Wall Street Journal,ainsi que de l'hebdomadaire Newsweek. En une heure par jour, cette lecture luiapporta souvent des informations sur la France ou l'Union européenne introuvablesdans son quotidien ou à la télévision française, et un point de vue américain engénéral différent du point de vue français. Elle l'aida aussi à garder le contact avecles événements quotidiens aux Etats-Unis, pays qui lui manquait parfois ainsi qu'àAisha.

Simon s'étant plaint un jour, en discutant avec Tiberghien, du triste état del'information politique et économique diffusée par les médias aux citoyens français,celui-ci lui demanda :- "Et par rapport aux Etats-Unis ?"- "A part la place importante donnée aux sujets de politique et d'économie à latélévision et dans la presse écrite, la grande différence est l'utilisation d'Internet. Là-bas, les citoyens s'informent de plus en plus en lisant des textes sur le réseau. Ils ytrouvent les articles des grands journaux et magazines, les textes et rapportsofficiels, et de plus en plus de « blogs »."- "C'est quoi, un blog ?" demanda Tiberghien.- "Blog est la contraction de « Web Log ». C'est un ensemble de pages de textes etde photos que des gens publient sur Internet. Toutes sortes de gens : des citoyensordinaires qui donnent ainsi leur opinion sur l'actualité ou des informations nonpubliées par ailleurs, des journalistes qui écrivent sous un pseudonyme des articlesdont leur rédacteur en chef ne veut pas dans son journal, des associations, deslobbies, etc. Il y a des millions de sites de blogs, qui reçoivent chaque jour desdizaines ou des centaines de millions de visites."- "Et l'information qu'on y trouve est valable ?"- "Il y a de tout : du vrai, du faux et de l'exagéré, du scandaleux, du répugnant, dessecrets révélés sous le sceau de l'anonymat, des opinions valables et d'autres sans

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fondement… Mais il est assez facile de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux, et les opinions valables des autres. Les auteurs sérieux prouvent ce qu'ils affirmentau moyen de références incontestables, accessibles par un clic sur un lien. Lacompétence, le niveau intellectuel, la modération et la profondeur de réflexion desgens apparaissent dans leurs textes."- "Et comment trouve-t-on ce qu'on cherche ?" demanda Tiberghien.- "Au début en utilisant des logiciels « moteurs de recherche », ensuite en allantdirectement sur les sites intéressants qu'on a repérés. Il y a même des logiciels quise chargent d'explorer automatiquement ces sites-là et d'avertir leurs abonnés parmessages de l'apparition de nouvelles publications contenant certains mots ouabordant certains sujets."- "Et en France ?"- "A ce jour, je n'ai exploré que les sites officiels du gouvernement, de l'Unioneuropéenne et de grands organismes comme l'OCDE ou les Nations unies. On ytrouve des rapports de valeur, complets et bien écrits, et de nombreuses statistiqueséconomiques ou sociales. Certains sites, par exemple pour l'Union européenne oules services publics français, acceptent même de répondre aux questions desinternautes. Gratis, bien entendu."

Un autre jour, abordant ce même sujet du manque d'informations économiques enFrance avec un collègue, celui-ci lui demanda un exemple de sujet non abordé.Simon répondit : - "En voici un. Beaucoup de gens craignent pour leur emploi lephénomène appelé « délocalisations », où des emplois de fabrication ou de servicessont transférés dans un pays à main d'œuvrebon marché. Eh bien, aucun politicienne vient leur expliquer que ce phénomène a un solde d'emplois français globalementpositif et qu'il augmente le niveau de vie des consommateurs français."- "Tu veux dire qu'ils ont tort de craindre les délocalisations ?" demanda le collègue.- "95% des salariés auraient tort de les craindre, car ils ne risquent rien. Et ceux quisont menacés sont les gens dont la qualification est trop faible, ou correspond à unmétier dont le marché ne veut plus ; la menace de perdre leur emploi vientdavantage, alors, de phénomènes internes à la France que d'une délocalisation."- "Comment cela", s'exclama le collègue, "tu es en train de me dire que tous lespoliticiens, les syndicalistes et les journalistes qui agitent sans cesse l'épouvantaildes délocalisations font peur avec un phénomène qu'il ne faut pas craindre ?"- "Un phénomène que 95% des salariés ne doivent pas craindre, oui. Et j'affirmeaussi que les politiciens et syndicalistes dont tu parles ne pourraient pas exploiter lapeur de leurs concitoyens si ceux-ci était bien informés, s'ils connaissaient la véritééconomique."- "Tu peux m'expliquer ?"Simon sortit un bloc-notes et un crayon et commença à expliquer à son collègue, touten écrivant sur le bloc-notes. - "Je vais prendre un exemple."

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Exemple de la délocalisation de la fabrication d'anoraksVoici l'évolution des prix « arrivée en douane » et des parts de marché des anoraksimportés de Chine entre 2001 et 2003 :

2001 2003

Prix en euros 18,28€ 7,59€

Part de marché 15% 75%

On voit qu'à une baisse du prix correspond une hausse de part de marché. Or dansle cadre des accords OMC (Organisation Mondiale du Commerce), l'Unioneuropéenne, tout comme d'autres pays, a la possibilité de protéger ses marchésd'une « bouffée d'importations » en ayant recours à des clauses de sauvegarde.

Ayant peur d'être obligés de licencier des ouvriers qui fabriquent des anoraks àcause de la concurrence chinoise, les Européens envisagent de se protéger enutilisant les recettes connues, obligatoirement temporaires d'après les accordsOMC : quotas d'importation ou droits de douane. Pour comparer l'effet des deuxstratégies possibles, protection ou pas, nous faisons les hypothèses suivantes.

Hypothèses

Les ventes d'un produit augmentent lorsque son prix baisse (nous venons de levoir).

A une date donnée, le nombre de travailleurs qui fabriquent des articles estproportionnel aux dépenses des consommateurs, et seulement à celles-ci. Si unconsommateur français dépense 100€, que ce soit en vêtements ou enquincaillerie, le nombre d'heures de travail correspondant à ces 100€ est à peuprès le même, car les salaires des ouvriers de fabrication sont à peu près lesmêmes dans le textile et la quincaillerie, à cause du SMIC.

Cela suppose aussi que les proportions relatives d'articles d'origine française etétrangère restent constantes, ce qui est vérifié depuis des années, la part del'industrie française dans notre PIB restant à peu près la même depuis 20 ans :20,1% en 1982 et 19,5% en 2002. Cette proportion constante est remarquable,sachant que notre PIB a augmenté de 40% depuis 1982.

Donc si nos consommateurs se mettent à acheter moins de vêtements et plus dequincaillerie, tout en dépensant le même argent (cette hypothèse estimportante !), le nombre d'heures de travail en France ne changera guère et lenombre total d'emplois non plus. Il y aura seulement moins d'ouvriers quifabriqueront des vêtements et plus d'ouvriers qui fabriqueront de la quincaillerie.

Voyons à présent les effets des deux stratégies possibles de l'Union européenneface aux fabrications européennes qui partent à l'étranger, en Chine dans le casprésent.

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1ère stratégie : l'Union européenne se protège (droits de douane ou quotas)

Les importations chinoises sont alors disponibles pour nos consommateurs enquantité plus faible, et le prix des anoraks sur notre marché est plus élevé qu'enl'absence de protection douanière.

Les consommateurs paient donc plus cher leurs anoraks. D'après l'hypothèse 1,ils en achètent donc moins. Certains consommateurs modestes n'en achètentpas du tout, parce qu'ils sont trop chers.

Des ouvriers européens gardent leurs emplois aux frais des consommateurs, enproduisant des marchandises à prix plus élevé que celui des importations.

Mais comme les accords de l'OMC prévoient que les mesures de sauvegardedoivent être temporaires, la protection de nos emplois ne durera que quelquesannées. Par la suite, ces emplois n'étant plus concurrentiels du fait du coût desarticles fabriqués, ils ne seront plus viables et disparaîtront, c'est inéluctable.

Conclusion : cette stratégie ne protègerait des emplois en France que pendant untemps limité et aux frais des consommateurs.

2ème stratégie : l'Union européenne ne se protège pas

Les anoraks sont importés en grand nombre et à bas prix.

Un consommateur paie un anorak 18,28 : 7,59 = 2,4 fois moins cher.

Avec l'argent économisé, il s'achète d'autres marchandises, qu'il n'aurait pasachetées sans cela. Au total, avec les mêmes revenus et les mêmes dépensesson pouvoir d'achat a augmenté : il peut consommer davantage, il est gagnant.

Les marchandises supplémentaires vendues grâce aux économies sur lesachats d'anoraks font travailler d'autres ouvriers. Au total, l'activité en Europereste la même, l'argent dépensé par les consommateurs étant le même.L'activité a simplement été transférée depuis la fabrication d'anoraks (desemplois désormais non viables en Europe) à celles fabriquant les marchandisesque les consommateurs ont achetées en plus. L'impact global sur l'emploieuropéen est nul.

D'autres consommateurs européens, qui ne pouvaient pas s'offrir un anorak àcause du prix élevé, peuvent désormais le faire, au nouveau prix 2,4 fois moinscher. Le nombre d'acheteurs européens d'anoraks augmente.

Le nombre total d'anoraks vendus en Europe augmente, mais le nombred'anoraks fabriqués en Europe diminue.

Des emplois européens de fabrication d'anoraks sont supprimés. Ce sont ceuxdont la qualification est si faible qu'ils sont remplaçables par des emplois chinois.

Pour les Chinois les ventes explosent, à la fois du fait du gain de parts demarché (15% à 75%, soit 5 fois plus) et de la croissance du marché, due aux prix2,4 fois plus bas. On peut estimer, par exemple, à 7 fois la multiplication desquantités vendues.

Grâce à l'accroissement des ventes et pour faire face à la concurrence duBangladesh, les Chinois s'organisent pour être plus productifs. Leur marge

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bénéficiaire, qui était de 60% en 2001, descend à 20% en 2003, mais avec desquantités vendues 7 fois plus grandes. Si en 2001 ils faisaient 100€ de chiffre d'affaires, leur bénéfice était de 60€. En 2003, avec 7 x 100 = 700€, leur bénéfice est de 20% x 700 = 140€: il a été multiplié par 2,3.

Non seulement les Chinois ont davantage d'ouvriers qui travaillent, mais leurbénéfice total augmente. Ils disposent donc de plus d'argent à dépenser.

Avec une partie de cet argent supplémentaire, les Chinois nous achètent desmarchandises qu'ils n'auraient pas pu s'offrir auparavant. Les importationschinoises augmentent d'environ 30% par an ; nous leur vendons donc beaucoupet de plus en plus, ce qui crée chez nous des emplois, mais dans des activitésautres que le textile.

Au total tous les consommateurs, européens et chinois, auront acheté plus demarchandises qu'auparavant. Leur niveau de vie aura augmenté. Et le nombretotal d'emplois aura augmenté à la fois en Europe et en Chine. Chez nous, il yaura aussi eu transfert d'emplois des activités non viables vers des activitésviables.

Conclusion : c'est avec une stratégie de non-protection des emplois devenus non-concurrentiels que, depuis toujours, le développement des échanges lié à lamondialisation a fait progresser le niveau de vie dans tous les pays (sauf certainspays arabes ou sub-sahariens, où le PIB progresse moins vite que la population, àcause d'une natalité galopante et d'une corruption colossale).

Conclusion sur les transferts d'emplois à l'étrangerLa pire chose à faire pour les Européens serait de conserver des emplois non viablesaux frais des consommateurs. Cette « solution » serait temporaire et immédiatementcoûteuse, en pouvoir d'achat comme en emplois. Les consommateurs auraient unpouvoir d'achat amputé des subventions aux travailleurs « protégés ». Certainsconsommateurs modestes continueraient à ne pouvoir s'offrir des anoraks, tropchers.

RemarqueLes statistiques officielles montrent que le nombre d'emplois perdus par transfertd'activités à l'étranger est minime par rapport à celui perdu « naturellement » parévolution des techniques ou des goûts des consommateurs. Les emplois quifabriquaient des disques en vinyle ont disparu au profit d'emplois fabriquant des CD-ROMs. Ceux qui fabriquaient des machines à écrire ont disparu au profit de ceux quifabriquent des PC et leurs logiciels de traitement de textes, etc.

Le très officiel Rapport Camdessus d'octobre 2004 estime à 15% par an lenombre d'emplois ainsi remplacés naturellement par l'évolution des techniqueset des goûts, sans délocalisation. Cela représente en France 10.000 emplois parjour. "Je dis bien 10.000" répéta Simon à son collègue.

"Et encore, ces destructions d'emplois ne représentent qu'une partie des 27.000départs quotidiens de salariés qui quittent leur emploi, dont 2% seulement pourcause de « licenciement économique », alors qu'à chaque fois qu'un tellicenciement touche plus de quelques dizaines de salariés, la télévision le décritcomme une catastrophe, en oubliant de mentionner son caractère insignifiant àcôté des départs naturels dus au fonctionnement de l'économie."

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On estime entre 4 et 10% seulement la part des investissements français àl'étranger qui correspondent à des délocalisations. C'est minime et ne concerneque peu d'emplois.

C'est parce qu'il n'y a que 2% de licenciements économiques, que ceux-ci existentmême sans délocalisation à cause de l'évolution des techniques et des goûts desconsommateurs, et que 4% à 10% seulement des investissements à l'étrangerconcernent des délocalisations, que 95% des salariés français ne sont pasconcernés par ce phénomène.

L'attitude des médias et des pouvoirs publicsAu lieu de dire aux Français la vérité, à savoir que tout transfert d'activité permettantde produire moins cher fait progresser à la fois le pouvoir d'achat et le nombred'emplois, les médias et les politiciens diabolisent ces transferts :

Les médias et les politiciens affolent les Français en citant systématiquementtoutes les délocalisations, et en insistant à chaque fois sur le nombre d'emploisperdus. A chaque fois, les chaînes de télévision montrent des travailleursdésespérés et des mouvements sociaux, en oubliant de dire que puisque le tauxde chômage reste stable il y a autant de travailleurs qui retrouvent un emploi quede travailleurs qui en perdent.

En outre, les médias et les politiciens ne citent que rarement les emplois créésen France par les nouvelles activités et les investissements étrangers : lenombre total d'emplois en France étant stable, les destructions d'emplois sontcompensées par des créations.

Les médias et les politiciens désinforment donc les Français en matière dedélocalisations, parce que l'émotion et l'inquiétude que génère chaque mauvaisenouvelle leur rapportent de l'audience.

Le gouvernement, pourtant en général pressé d'annoncer comme un succès desa politique chaque commande d'Airbus ou des Chantiers de l'Atlantique, ne faitrien pour dire la vérité aux Français sur les délocalisations.

Non seulement il ne dit pas que celles-ci génèrent en réalité du pouvoir d'achatet des emplois, mais il fait comme s'il s'agissait d'un malheur à combattre.

Comment défendre les salariés français menacés de perte d'emploiAucune mesure de type « interdiction de licencier ou de délocaliser », aucunemesure de subvention ou de limitation des importations ne peut être efficace face àune grosse différence de prix de revient de production. Comme le souligne leRapport Camdessus, tout ce que l'Etat peut faire, c'est :

D'augmenter la compétitivité du travail en France en jouant sur ce qui constitueun avantage par rapport aux pays pauvres : notre infrastructure de transports etde services (services bancaires, services aux fabricants, etc.) et notre état dedroit qui donne confiance aux investisseurs ;

De diminuer les impôts sur le travail et les investissements, ce qui diminue nosprix de revient et nous rend compétitifs ;

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D'accroître la compétence de nos salariés, par des actions de formation leurpermettant d'assurer des tâches inaccessibles aux travailleurs de bas niveau despays pauvres ;

D'accroître nos investissements en recherche et développement, pour nouspermettre de fabriquer des articles et d'offrir des services de haute technologie,que d'autres ne peuvent fabriquer ou offrir.

Le collègue de Simon n'en revenait pas : « Tout ce débat, en France, sur le dangerdes délocalisations, inutile car reposant sur l'ignorance des citoyens ! » se dit-il.

* * *

Le sujet du défaut d'information politique et économique des citoyens fut le premierque Simon nota soigneusement dans son journal personnel. Mais une semaine avantNoël, l'actualité lui fournit l'occasion d'en aborder un autre.

Depuis la remise du rapport de synthèse sur l'antiterrorisme aux Etats-Unis, rédigéavec Aisha, Simon travaillait avec l'équipe de Tiberghien à mettre en pratiquecertaines de ses recommandations. Il allait donc tous les jours à son bureau enmétro. Un soir, le journal télévisé annonça que le lendemain « une grève d'unecertaine catégorie d'agents de la RATP » réduirait le nombre de rames de métrodisponibles, et que les horaires effectifs étaient affichés dans les gares et publiés surun site Internet.

Sur ce site, Simon lut que la RATP annonçait pour les lignes qu'il empruntait un traficde l'ordre de 30 à 40% du trafic normal. Il prit donc ses précautions le lendemainmatin et partit une demi-heure plus tôt. Mais arrivé à sa station de métro il dutdéchanter : en pratique, aucune rame n'était passée depuis trois quarts d'heure etaucun renseignement n'était disponible pour savoir quand il y en aurait une. Dureste, bien que la grève fût en principe limitée aux agents de conduite des rames, iln'y avait aucun agent de la RATP dans la station.

Il repartit donc à pied et mit une heure et demie pour arriver à son bureau. Enchemin, il avait téléphoné pour prévenir de son retard, mais comme ses collègues, ilavait perdu beaucoup de temps. Et le soir il fut aussi contraint à une heure et demiede marche. Il était furieux.

Ce soir-là, la télévision expliqua que la grève était le fait de quelques centainesd'agents mécontents de certains horaires. Elle montra des milliers de Parisiens allantà pied à leur travail et des embouteillages inextricables. Des gens interviewés dansla rue clamaient leur « ras-le-bol » des prises en otage à répétition des agents de laRATP et de la SNCF.

Cette dernière, d'ailleurs, se signalait par une grève de solidarité de certains deses agents d'Ile de France, qui avaient cessé le travail pour appuyer lesrevendications de leurs collègues de la RATP et « défendre le service public ».Malgré l'obligation d'annoncer les grèves et les trains disponibles, la SNCF n'avaitrien annoncé, ses syndicats ayant été débordés par leur base.

Le journal télévisé rendit aussi compte de la conférence de presse convoquée par ladirection de la RATP pour annoncer qu'elle cédait aux revendications du personnel,« dans l'intérêt des usagers ». Interrogés, les leaders syndicalistes qui avaient

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appelé à la grève déclarèrent que suite à cette victoire, les travailleurs ne feraientplus grève le lendemain. Et de fait, les métros et les trains fonctionnèrent à peu prèscorrectement.

Rendant compte de ces événements, le quotidien que lisait Simon expliqua que pourla Nième fois quelques centaines d'agents de la RATP et quelques dizaines d'agentsde la SNCF avaient fait perdre leur temps à plusieurs centaines de milliers defranciliens. L'article soulignait le non-respect par ces deux entreprises de leursobligations de continuité du service public, imposées pourtant par la Constitution, etde leur devoir d'information fiable sur les trafics et horaires prévisibles ; la raison enétait que les agents s'étaient une fois de plus moqués des lois. L'article concluait qu'iln'y aurait, comme d'habitude, aucune sanction, les directions de ces deuxentreprises craignant une violente réaction des syndicats, et des grèves encore plusdures et prolongées, comme fin 1995.

Simon n'avait jamais encore prêté attention aux mouvements sociaux, en France ouailleurs. Mais comme il avait entrepris de suivre les événements politiques français etde consigner dans son journal personnel ses constatations et remarques, il cherchaà connaître l'historique du « service minimum » dont les médias avaient parlé àl'occasion de cette grève, en rappelant qu'il avait été promis à de multiples reprisespar des politiciens de premier plan, élus sur cette promesse.

Il trouva rapidement, sur le sujet des grèves des transports et le service minimum, unrapport officiel de la Commission du Sénat sur le service minimum, où il apprit desfaits étonnants :

La grève du printemps 2001 a coûté plus de 1 milliard de francs à la SNCF,c'est-à-dire aux contribuables qui la subventionnent.

Fin 1995, les grandes grèves des transports ont coûté à l'économie française 0,4à 0,6 points de PIB, c'est-à-dire plusieurs dizaines de milliards de francs. Làaussi, c'est le contribuable qui a payé.

En 1997, pour quelques 20 millions de salariés, il y a eu environ 450.000journées de grève, dont 180.000 pour la seule SNCF, qui avait 170.000cheminots. Les 40.500 agents de la RATP, eux, ont produit 15.803 journées degrève. Au total, la moitié environ de toutes les journées de grève de Franceproviennent des seuls services publics de transport, qui ne représentent que1,5% des salariés.

La Constitution prévoit à la fois le droit de grève « dans le cadre des lois qui leréglementent » (dans son Préambule) et « la continuité des services publics ».Mais comme, par peur des syndicats, l'Etat n'a jamais osé réglementer le droitde grève dans les transports publics, ni imposer un service minium, une poignéed'agents mécontents a le pouvoir et le droit de bloquer un nombre de voyageursmille fois plus important. Cette injustice, cet excès de pouvoir a maintes fois étédénoncé, mais rien n'a été fait pour y mettre un terme :

Depuis 1988, 11 propositions de loi ont recommandé le service minimum, maisaucune n'a été adoptée, aucun gouvernement n'ayant jamais eu la volonté ou lecourage de l'imposer aux syndicats, qui s'y opposent farouchement.

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Simon fit alors quelques recherches sur les conflits sociaux hors du service public etdécouvrit ce qui suit.

Il n'y a pratiquement jamais de grève dans le secteur privé de l'économie : lesfonctionnaires sont à peu près seuls à faire grève.

Les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, pratiquent lasurdité systématique vis-à-vis des revendications qui leur sont adressées. Lespoliticiens attendent de voir l'ampleur des désordres sociaux, pour déciderquelles revendications doivent être satisfaites pour que les médias cessent demontrer le mécontentement du public, dont ils redoutent les conséquencesélectorales.

Simon constata ainsi que, pendant des années, les routiers qui réclamaient quelquechose avaient barré les routes et bloqué les dépôts d'essence, prenant ainsi enotage toute l'économie française. Et puis, un jour, un gouvernement osa envoyer desforces de l'ordre les empêcher de bloquer les routes et dépôts d'essence avec leurscamions, et menaça de retirer le permis de ceux qui tenteraient de le faire : lesroutiers cessèrent aussitôt de tenter d'obtenir par la violence ce qu'on leur refusait.

Au contraire des routiers, les pêcheurs mécontents des réglementationseuropéennes pouvaient impunément bloquer les ports. Dans leur cas, aucungouvernement n'avait jamais osé envoyer la marine nationale rétablir la liberté decirculation. Les pêcheurs bénéficiaient donc, comme les transports publics, du droitde prendre en otage leurs concitoyens en toute impunité.

Les agriculteurs aussi jouissaient du privilège de répandre du fumier, de saccagerdes hypermarchés, de bloquer des péages d'autoroute et d'intercepter des camionsde produits importés pour détruire ces produits.

Certains militants anti-OGM pouvaient aussi impunément arracher des culturesexpérimentales, pour imposer par la violence l'arrêt de recherches qu'ilsdésapprouvaient, recherches pourtant payées par les contribuables et approuvéespar les scientifiques français et européens ; par contre d'autres militants, plus connusparce qu'ils étaient députés ou souvent montrés par la télévision, devaient répondreen justice de ces arrachages.

En somme, en France l'obligation de respecter les lois n'était pas la même selon lacorporation et la notoriété de la personne qui les viole. Simon en déduisit qu'on nepouvait respecter un gouvernement qui ne faisait pas respecter les lois de laRépublique. Il en déduisit aussi que les gouvernements successifs ne faisaientrespecter les lois que lorsqu'ils se sentaient en position de force, et qu'ils cédaientchaque fois que les médias montraient un mécontentement populaire potentiellementredoutable dans un scrutin ou un référendum prochain.

Notre peuple avait donc pris l'habitude de régler les problèmes de revendication demanière conflictuelle, c'est-à-dire que les diverses corporations et les diverssyndicats cherchaient automatiquement à établir un rapport de force pour obtenirsatisfaction.

De leur côté, les gouvernements n'accordaient jamais rien s'ils n'y trouvaient unavantage électoral ; en fait, ou ils n'écoutaient pas les revendications ou ils les

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ignoraient. Cette attitude était cohérente avec celle consistant à ne jamais expliqueraux citoyens les problèmes économiques. Simon en conclut que les politiciens desgouvernements successifs se comportaient comme des technocrates coupés dupeuple, qu'ils méprisaient et redoutaient tout à la fois.

Simon trouva dans le Rapport Camdessus l'explication de la fréquence des conflitssociaux, où certains citoyens essaient d'obtenir de l'Etat par la violence ce qu'ils n'ontpu obtenir démocratiquement en passant par leurs élus. Page 28, on y lit :

"[Les Français] ont le constant réflexe de demander à l’État la solution immédiate de toute difficulté."

Cette phrase implique chez les Français une mentalité d'assistés, et la volonté quel'Etat intervienne dans tous les secteurs de l'économie, comme dans les ancienspays communistes où cette intervention a provoqué la faillite économique.

Simon discutait souvent avec Aisha de ce qu'il découvrait concernant lefonctionnement de l'économie française et des divers problèmes du pays. Aisha, quirestait le plus souvent dans leur appartement pour s'occuper de Joseph et voyaitdonc toutes ces questions de loin, lui demanda un jour :- "Et si on compare la France aux Etats-Unis dans le domaine de l'information descitoyens, dans celui de l'Etat de droit et celui des services publics, quel est lerésultat ?Simon trouva la question si pertinente pour le choix futur du pays dans lequel ilsvivraient, qu'il passa une dizaine de soirées à étudier le sujet, essentiellement à partirde textes disponibles sur Internet. Il finit par répondre à Aisha en expliquant ceci.

Information des citoyensL'information des citoyens, tout au moins de ceux qui s'intéressent à la politique et àl'économie, fonctionne bien mieux aux Etats-Unis qu'en France. Il y a d'abord unsouci constant du gouvernement américain d'informer les citoyens.

Au plus haut niveau de l'Etat, le Président vient souvent rendre compte de sapolitique au Congrès. Il s'adresse fréquemment au peuple lors de conférences depresse, ou lors de ses déclarations sur l'état de l'Union. Ses ministres aussimultiplient les déclarations et donnent de nombreuses interviews. Le volume et laqualité de ces communications sont incomparablement supérieurs à ceux que lesFrançais reçoivent de leur classe politique.

Les divers ministères prennent soin de décrire par avance par écrit la stratégie qu'ilscomptent mettre en œuvre dans les domaines importants. Ces documents sont publiés sur Internet et constituent des engagements. En cas de manquement à leurspromesses, les opposants et les journalistes les rappellent avec véhémence augouvernement. C'est ainsi, par exemple, que la stratégie de lutte antiterroriste del'administration « Bush 1 » a été exposée dans un texte détaillé :http://www.whitehouse.gov/nsc/nss.pdf avant d'être mise en œuvre, ce qui a permis un débat démocratique.

Les rapports d'étape de l'action du gouvernement sont des synthèses remises auxparlementaires pour chaque action ou politique de longue durée.

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Toutes les informations fournies par le gouvernement des Etats-Unis sont soumisesà des règles de qualité documentées dans des manuels officiels, comme :http://www.usoge.gov/pages/about_oge/info_qual_guide_02.pdf .

L'éthique du comportement des élus et des fonctionnaires est elle-mêmesoigneusement codifiée, dans des textes comme le Manuel d'éthique du Sénathttp://ethics.senate.gov/downloads/pdffiles/manual.pdf .

Les règles d'éthique administrative sont si nombreuses et détaillées qu'un siteInternet entier leur est consacré, celui du « U.S. Office of Government Ethics ».

En plus de la communication gouvernementale, les grands médias américains, c'est-à-dire des chaînes de télévision comme CNN et des journaux ou magazines commeThe New York Times, The Washington Post, Newsweek et Time, ont des pratiquesjournalistiques autrement plus efficaces et plus rigoureuses que celles des médiasfrançais correspondants. Un citoyen y trouve donc suffisamment d'informationpolitique et économique, avec suffisamment de détails, de synthèses et de diversitéde points de vue pour être correctement informé.

Respect des loisIl n'y a pas, aux Etats-Unis, de scandales de viol des lois comme ceux, en France, oùune poignée de manifestants ou de grévistes prennent des milliers de gens en otage,bloquent des péages d'autoroute ou commettent des dégradations.

Les lois américaines ne plaisantent pas avec la délinquance. Il est fréquent qu'onne pardonne pas les récidives plus de deux fois : à la troisième récidive, c'est laprison pour des années, le coupable étant réputé être un ennemi de la société.

Il n'y a pas de grève risquant de mettre en péril l'économie, parce que le Présidentdes Etats-Unis a le pouvoir, dans de tels cas, d'exiger la reprise immédiate du travailet la négociation sous la direction d'un médiateur qu'il désigne. La seule fois où desgrévistes ont refusé de reprendre le travail (il s'agissait de contrôleurs du traficaérien) ils ont été licenciés immédiatement et ont dû chercher du travail et renégocierleurs salaires, avec des pertes substantielles.

Contrairement à la France où on attend souvent de longues années qu'un procès soitjugé, parce que les tribunaux sont engorgés, la justice est bien plus rapide aux Etats-Unis ; les citoyens obtiennent donc justice plus vite et les auteurs de délits sont punisbeaucoup plus vite ; ils sont donc mieux dissuadés de recommencer.

Services publicsAisha avait apprécié la maternité de son hôpital. En général, les services publicsfonctionnent bien en France, comme aux Etats-Unis. Le réseau routier est dense etbien entretenu, les transports publics fonctionnent, la fourniture d'électricité, d'eau etde gaz est assurée, l'enseignement est dans la moyenne des pays développés, etc.

La justice française est ce qui fonctionne le moins bien en comparaison desEtats-Unis, par manque chronique de personnel et de locaux, et parce que les lois,qui protègent trop les délinquants et pas assez leurs victimes, interdisent beaucoupd'initiatives aux défenseurs de la société.

Les procédures administratives françaises sont aussi bien plus complexes etlentes qu'aux Etats-Unis : il faut des autorisations pour tout et du temps pour les

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obtenir. La multiplication des intervenants administratifs est illustrée par l'existencedes départements, aujourd'hui injustifiée à côté des régions et regroupements decommunes.

Le problème le plus grave des services publics français est leur coût, car danscertains ministères les fonctionnaires français sont bien trop nombreux par rapport autravail qu'ils font. C'est ainsi que, même si on ne compte pas les entreprises dont lessalariés ont un statut de fonctionnaire, comme EDF, la SNCF ou France Télécom, lesagents de l'Etat, des hôpitaux et des collectivités locales forment 29,2% de lapopulation active française contre seulement 17,3% de la population active auxEtats-Unis et 6,7% de la population active au Japon.

Exemple de défaut de productivité : le rapport "Analyse comparative de neufadministrations fiscales" de mars 1999, cite les effectifs suivants :

Espagne 10.798 agents (pour 39 millions d'habitants) ;

Etats-Unis 102.000 agents (pour 283 millions d'habitants) ;

France 134.500 agents (pour 60 millions d'habitants).Du coup, le montant des recettes fiscales géré par agent est 4 fois supérieur auxEtats-Unis à ce qu'il est en France.

Le Rapport Camdessus constate que les services publics français sont bien moinsefficaces que ceux des pays comparables, et que leur rapport prestations/prix estbeaucoup moins bon. C'est pourquoi le poids des impôts représente 44% du PIB enFrance contre moins de 30% aux Etats-Unis.

* * *

Aisha et Simon discutèrent souvent de ces problèmes, un peu parce qu'ils aimaientbien parler ensemble et beaucoup parce qu'ils voulaient examiner tous les aspectsdu choix du pays où ils s'installeraient pour longtemps. Ils finirent par déciderd'accorder la première place, dans leurs critères de décision, aux possibilités decarrière qui s'offraient à eux.

Ils décidèrent tous deux de consacrer leur carrière à la recherche et à l'enseignementsupérieur. Pour préparer ces carrières, Aisha voulait faire une thèse de doctorat surles philosophes allemands et Simon voulait approfondir ses connaissances enphysique des plasmas, sujet qu'il avait déjà abordé dans son DEA à l'EcolePolytechnique.

Le choix d'Aisha avait l'avantage de lui permettre de rester chez elle encore au moinsdeux ans à étudier des livres, donc d'avoir du temps pour élever son fils. Ellerédigerait ensuite sa thèse, en accord avec un universitaire lui servant de patron,puis chercherait un poste d'enseignement.

Simon n'avait pas d'idée préconçue sur un doctorat. S'il fallait en passer un, il leferait. Il voulait un poste de chercheur le plus vite possible, c'est-à-dire dès qu'il auraitfini son travail en cours pour l'antiterrorisme.

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Mi-janvier, Simon commença donc à se renseigner sur les possibilités de carrièreoffertes à un polytechnicien qui voulait devenir chercheur en physique et enseignanten université. Il prit une dizaine de contacts avec des camarades d'école et d'anciensprofesseurs, se renseigna au ministère de l'Education nationale et de la Recherche,ainsi qu'au CNRS. Au bout d'une quinzaine de jours, il avait une bonne idée de lasituation.

Quelques faits d'abord, issus du Rapport Camdessus :

La dépense totale par étudiant de l'enseignement supérieur en France est égaleau tiers de celle des Etats-Unis ; dans notre pays (et lui seul) c'estl'enseignement secondaire qui dépense le plus par élève, ce qui est aberrant.

Notre système universitaire en tant que tel est de moins et moins performant auplan international.En nombre croissant, nos chercheurs choisissent d’exceller àl’étranger. Les statistiques mondiales de citations, de publications et de brevetsd’enseignants et de chercheurs résidant enFrance sont peu encourageantes.

La part de PIB consacrée à la recherche et au développement est de 2,4% enFrance contre 2,9% aux Etats-Unis. Mais comme le PIB américain est 5,9 foisplus élevé que le PIB français à parité de pouvoir d'achat, les Etats-Unisdépensent donc 7,1 fois plus dans ce domaine que la France : les moyens dontdisposent les chercheurs y sont incomparablement supérieurs.

Simon découvrit que beaucoup de ses camarades qui voulaient faire une carrière dechercheur étaient partis aux Etats-Unis, la plupart même si on prenait en compte lamaîtrise de l'anglais. Il en contacta deux et découvrit une autre raison de leur départ :les salaires. Un chercheur gagnait deux à trois fois plus aux Etats-Unis qu'en France,et cet écart était encore plus grand pour les professeurs dirigeant une équipe derecherche, du fait des contrats industriels.

Aisha et Simon discutèrent de tous ces faits, en prenant leur temps pour aller au fonddes choses, pour ne pas oublier des aspects du problème. Le choix du pays où ilsallaient faire carrière était un sujet important. Leur conclusion fut d'aller vivre auxEtats-Unis dès que leur dette morale envers la France serait payée.

* * *

Simon prit donc rendez-vous avec Jean-Philippe Tiberghien en lui demandant unentretien d'une heure pour discuter d'un « un problème personnel ».- "Jean-Philippe, Aisha et moi avons décidé de faire carrière dans la recherche etl'enseignement aux Etats-Unis. Je te rassure tout de suite : il n'est pas question delaisser tomber la mission dont tu m'as chargé, mais je voudrais parler avec toi de lamanière de concilier cette mission et notre objectif de carrière."

Tiberghien posa des questions à Simon, pour bien comprendre ce qu'il voulait etvérifier que sa décision n'était pas basée sur des renseignements inexacts ouincomplets. A la fin, il lui dit :- "Je pense qu'on peut trouver une solution. Les projets auxquels tu travailles iciseront assez avancés pour se passer de toi d'ici deux ou trois mois. Tu pourrais doncpartir à ce moment-là. Mais si tu veux continuer à servir la France, il y a une fonction

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que tu peux assurer, tout en vivant aux Etats-Unis, celle d'interface technique del'antiterrorisme."- "Interface technique ?" demanda Simon.- "Oui. Nous avons déjà une interface politique, la personne que tu connais àl'ambassade de France à Washington, Jean-Louis Garbeau.

Notre responsable de l'interface technique assurerait le lien entre lesprogrammes de lutte américains et français, dans les domaines comme lacompatibilité des données informatiques échangées sur les terroristes et lesévénements de la lutte antiterroriste ; l'adaptation des logiciels d'un pays aux besoinsde l'autre ; le partage des efforts en matière de suivi des publications terroristes surInternet et de traduction automatique de l'arabe parlé, etc. Il s'agit là d'une missionofficielle, en accord avec le gouvernement des Etats-Unis."- "Quelle charge de travail cette fonction imposerait-elle ?" demanda Simon.- "Une charge irrégulière, pour résoudre des problèmes au coup par coup. Il mesemble qu'en moyenne une journée par semaine devrait suffire. Ce dont nous avonsbesoin, c'est de pouvoir compter sur quelqu'un de confiance, capable de comprendreces problèmes techniques et ayant ses entrées dans l'organisation antiterroristeaméricaine. Tu me parais être l'homme idéal, Simon."- "Je dois être capable d'assurer cette fonction, en effet", confirma Simon. "Vois-tuune objection à ce qu'Aisha me donne un coup de main de temps en temps ? Elleaussi connaît l'arabe, et c'est même elle qui a lancé le projet de traductionautomatique."- "Au contraire, Simon. Je suis même prêt à garantir un salaire mensuel à chacun devous en échange de votre collaboration."

Tiberghien avait une autre raison de garder Aisha et Simon à son service : si un jourils ne se plaisaient plus aux Etats-Unis et décidaient de rentrer en France… Il lança un dernier argument : - "La formule que je vous propose vous permettrait de gardervotre statut de fonctionnaires de l'antiterrorisme, avec l'ancienneté, les droits à laretraite, etc. Dans une trentaine d'années, vous apprécierez."Simon promit d'en parler à Aisha et de donner une réponse quand il aurait aussicontacté les Etats-Unis.

Le soir même, après en avoir parlé avec Aisha, ils envoyèrent un message Internet àla secrétaire personnelle du Président des Etats-Unis. Ils y parlaient de leur désir des'établir dans ce pays pour faire de la recherche et de l'enseignement, tout engardant un lien avec la France représentant quelques heures de travail par semaine.Simon dit qu'il voulait étudier la physique des plasmas au Massachusetts Institute ofTechnology, le MIT, à Cambridge, dans la banlieue de Boston ; Aisha dit qu'ellevoulait étudier les philosophes allemands et un jour enseigner. Ils remerciaient lePrésident des Etats-Unis de son invitation, et affirmaient l'accepter avecenthousiasme.

Moins d'une semaine après la réponse arriva, sous forme d'un message du Présidentlui-même, dicté à sa secrétaire. Le gouvernement des Etats-Unis serait honoré etheureux d'accueillir Aisha et Simon, déjà citoyens américains, et de leur faciliter laréalisation de leurs souhaits. Il offrait de financer les études de Simon pendant unedurée jusqu'à cinq ans, au MIT, durée compatible avec un doctorat. Il acceptait lamission confiée au couple par la France, et demandait à Simon et Aisha d'accepterde travailler quelques heures par semaine pour le Department of Homeland Security,

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le DHS dirigé par le Tsar de l'antiterrorisme, dans une fonction de consultantscompatible avec la mission d'interface avec la France. Il offrait un total de 80.000dollars par an au couple, en plus des études de Simon. Il se terminait par ces mots :« Welcome home ! »- "Nous avons de la chance", dit Simon à Aisha. "Non seulement la France et lesEtats-Unis nous embauchent, mais ils le font dans des conditions financièresgénéreuses : nous aurons largement de quoi vivre !"- "C'est le prix de la perte d'une partie de notre liberté", remarqua Aisha. "Nousdevrons travailler environ le tiers de notre temps à la lutte antiterroriste, au lieu de cequi nous intéresse vraiment."- "Moi je vois cela d'une manière positive, comme une forme d'impôt que nous allonspayer à la collectivité des pays démocratiques sous forme de temps de travail. Cesera notre contribution pour ce qu'ils ont fait et font encore pour nous et nos enfants."- "Oui", approuva Aisha. "Mais tu as dit nos enfants, c'est un pluriel."- "Ce sera une réalité, si tu veux bien, et dès que tu voudras" répondit Simon.

Aisha se dit qu'elle avait la même chance que Claire : c'était son mari qui venait delui demander d'avoir plusieurs enfants. Elle était si heureuse qu'elle regretta uninstant de ne pas être croyante, car elle aurait remercié le Seigneur. Mais son Dieuétant Simon, c'est lui qu'elle remercia. D'un long, très long baiser.

* * *