Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha,...

28

Transcript of Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha,...

Page 1: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la
Page 2: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la
Page 3: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

Agatha Christie,le chapitre disparu

Page 4: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

DU MÊME AUTEUR

Une journée dans la vie d’Annie Moore, Presses de laRenaissance, 1993, Prix Paul Guth du premier roman ;J’ai Lu, 2003.

Un animal à vif, Le Masque, 2001 ; J’ai Lu, 2003.Autobiographie d’une tueuse, Flammarion, 2002 ; J’ai Lu,

2004.Tout sur elle, Flammarion, 2003.Ma psy, mon amant, Belfond, 2004 ; Léo Scheer, 2011.L’Amant de l’au-delà, Le Masque, 2005.Les Falaises du crime, Flammarion, 2005.Fais-moi oublier, Flammarion, 2008 ; J’ai Lu, 2010.À cause d’un baiser, Flammarion, 2012 ; J’ai Lu, 2015.Andy, Plon, 2013.Dis-moi oui, Flammarion, 2015.

Page 5: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

Brigitte Kernel

Agatha Christie,le chapitre disparu

roman

Flammarion

Page 6: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

Ceci est une histoire vraie. Mais ceci est un roman.

© Flammarion, 2016.ISBN : 978-2-0813-6562-9

Page 7: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

À Corine, sur la route d’Harrogate,À Béatrice, ma « sœur », sur la route de Nancy,

À Olive, sur tous nos chemins.

Page 8: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la
Page 9: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

« Si je m’intéresse à mes parents, cen’est pas pour le simple fait d’être mes

parents, mais parce qu’ils ont réussiune prouesse fort rare : un mariage

heureux. Jusqu’aujourd’hui, je n’en aiconnu que quatre. Existe-t-il une

recette ? J’en doute. »

Agatha Christie,Une autobiographie

« Oh ! Savoir vivre est difficile ! Onpart quand on devrait se cramponner, ons’emballe quand on devrait rester tran-quille. À certains moments, la vie est sibelle qu’on a peine à croire à la réalité – etpuis pan ! on tombe dans un enfer decatastrophes et de souffrances ! »

Mary Westmacott,Loin de vous ce printemps

Page 10: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la
Page 11: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

The End.Voilà, le livre est fini.J’y ai posé le point final vers quinze heures. Le

titre : Une autobiographie. Il n’y a pas plus simple.Juste au-dessus, en lettres capitales, mon nom,

Agatha Christie.Pour une fois, je n’ai pas écrit un roman policier.

Je reviens sur mon enfance, l’âge adulte, l’écriture,mes maris, les enfants, les voyages, mes chiens, legolf. J’aurai mis plus de vingt ans à raconter toutcela. Près de mille pages, ce n’est pas rien.

Aucune énigme, aucun crime, pas d’HerculePoirot, je l’ai mis au placard. Cela ne lui fera pas demal de prendre la naphtaline. Il est parfois tropencombrant.

C’est amusant, tout à l’heure, au moment où jefinissais de rédiger le dernier paragraphe, unealouette s’est mise à chanter, posée je ne sais où, sansdoute sur le bégonia. Ma mère y aurait vu un signe.

11

Page 12: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

« Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseauqui siffle, tu recevras dans la semaine une bonnenouvelle ! »

Puis elle aurait enchaîné : « Es-tu contente, machérie, d’avoir enfin terminé tes Mémoires ? »

« Je ne sais pas, Maman, je ne sais pas. » Celaaurait été ma réponse.

Car je l’avoue, je ne me sens pas très à l’aise. Monéditeur va s’en rendre compte… Des pagesmanquent. J’entends sa voix rocailleuse, je respire leparfum de son cigare entre ses mots : « Enfin,madame Christie, on ne peut pas passer du cha-pitre V au VI sans que vous parliez de ce qui a animétoute l’Angleterre pendant onze jours, onze longuesjournées lors de l’hiver 1926 ! C’est un point capitalde votre vie ! Pourquoi une telle impasse ? »

Je ne lui répondrai pas, je murmurerai : « Je neme souviens pas, vous savez, j’ai parfois desmoments d’amnésie. »

Pourtant j’ai bien dicté le chapitre sur mon appa-reil enregistreur. Des pages et des pages, presque unlivre entier, consacrées à ces journées du 3 au14 décembre 1926. Ce texte aurait dû se situer entreles chapitres V et VI de la septième partie de monautobiographie.

Un chapitre V bis en fait.Mon secret. Ma vie privée. Une semaine et demie,

dix jours qui n’appartiennent qu’à moi. Pourquoi enferais-je part ? J’ai si honte de cette période, mieuxvaut la faire disparaître.

12

Page 13: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

Pour l’instant, je suis incapable de mettre au feuces écrits. Ce serait comme sacrifier un ami, un pré-cieux confident. Ils m’ont permis de faire le pointsur le désastre du couple que nous formions avecArchie. Un jour, quand les rides feront de moi unparchemin, je détruirai ce texte.

Je vais sortir, j’étouffe un peu dans cette pièce. Ilfaut que je fasse circuler le sang dans mes jambes, adit le docteur, exactement ce qu’on préconisait àMaman. Marcher dans le parc va me faire du bien,mon cœur se calmera. Et puis, je dois aller parler àmes chiens, leurs tombes ne sont pas loin.

Ce que j’aime sentir leur présence à Greenway. Ilsy ont tous été si heureux. Je revois encore Peter, moncher fox-terrier, gambader. Et gratter la terre à larecherche d’une taupe.

Page 14: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la
Page 15: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

V bis

Page 16: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la
Page 17: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

3 décembre 1926

Je quittai la maison aux alentours de vingt-deuxheures. Je n’avais plus en tête que l’envie de mourir.S’il me vint à l’idée qu’Archibald, mon mari, seraitinquiet de devoir constater mon absence ? Oui, biensûr. Ce fut même, au regard de la vie qui m’abandon-nait, une consolation. Maigre certes, mais suffisantepour m’arracher un sourire à la seconde où ma voi-ture s’enfonça sur la route de Sunningdale.

La nuit et le brouillard, les arbres dénudés lan-çaient leurs frêles bras vers le ciel endeuillé, mais jen’y fis guère attention. Mon regard, s’il les constata,ne s’attarda pas sur les reliefs et ambiances d’hiver.Sans doute était déjà morte en mon esprit la partiecréative, l’observation. Plus aucun détail ne meretenait.

La mort, seul horizon possible, toutes mes forcesconvergeaient vers cette ligne qui allait me délivrerde mes douleurs. J’étais froide, déterminée, il mesemblait que je ne souffrais même plus. Était-cel’idée de ma fin qui apaisait la terrible douleur ?

17

Page 18: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

Fuir ce monde, rejoindre Newland Corner, aban-donner mes forces, mon passé, mon futur dansl’étang de Silent Pool. Encore quelques poignées deminutes et j’en aurai bientôt fini. La délivrance,enfin. Je ne craignais ni de quitter cette vie ni desouffrir en me noyant avec ma voiture pour linceul.

La colère, tels des jets de sang, revenait par à-coups, faisait taper mon cœur dans ma poitrine, dansmon ventre : « Mon époux avec cette femme ! Samaîtresse ! Nancy Neele, cette sotte, pourquoi elle ?Pourquoi s’est-il entiché de cette autruche à cou depoulet ? Vouloir divorcer ! Et le pire, certaines per-sonnes disent cette fille, ce caniche de salon, intelli-gente. Oh jerk ! »

Par mon éducation, j’avais appris à être digne entoute occasion, je fus donc consternée de constater àquel point mes pensées se bousculaient, immaîtri-sables. Mes yeux étaient embués, ma bouche sècheet ce cœur, mon pauvre cœur, comme il battait dansmes tempes. « Un vrai personnage de littérature sen-timentale ! Voilà ce que tu es Agatha ! Reprends-toi ! »

La voiture se déporta au carrefour. Terrorisée àl’idée de ne pas réussir à mettre mon plan à exécutionet de finir mes jours, là, dans un vulgaire accidentme projetant sur le bas-côté, je me cramponnai auvolant.

La Morris Cowley stabilisée, je repris ma course.La route était droite. Pas besoin de rétrograder. J’étaiscomme absente de moi-même. C’était étrange, auré-

18

Page 19: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

olé d’irréalité, chacun de mes gestes était machinal.Un oiseau frappa le pare-brise de plein fouet, jehurlai. Comment n’avais-je pas pu l’éviter ?

Son empreinte de duvet, de chair et de sangconstellait la partie supérieure gauche de la vitre, jene voulais pas regarder, je ne pouvais pas regarder.La mort de ce merle ou de cette pie, je n’avais paseu le temps de distinguer le volatile, me sembla sicruelle que je restai quelques secondes en apnée.« Pauvre bête, si j’avais roulé moins vite ! »hoquetai-je et je pensai à Maman, je lui adressai cesmots qu’elle prononçait autrefois : « C’est mauvaissigne, n’est-ce pas, surtout s’il s’agit d’un corbeau ? »

Non, pas un corbeau, les plumes laissées sur lepare-brise s’offraient grises et duveteuses.

Mon pied vissé à l’accélérateur trembla, puis toutmon corps. J’avais froid. Et cette sensation de perdresoudain le contrôle de mes émotions. D’un revers demanche, j’essuyai mes yeux : « Allez, Agatha, nepense ni à ta fille, ni à tes livres, ni à ton chien, toutcela n’existe plus, c’est bientôt terminé, maintiens lecap, sois forte. »

Je crois bien qu’une ou deux larmes dévalaient lapente de mes joues au moment où apparut le pan-neau indiquant « Sunningdale ».

Les petites maisons du centre étaient plongéesdans l’obscurité, leurs volets fermés n’affichaientaucune bribe de lumière. Tous les habitants de cettechère contrée dormaient. « Voilà des gens, songeai-je,

19

Page 20: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

qui ce soir seront encore vivants dans la chaleur deleur conjoint. »

J’avais planifié de ralentir au carrefour, j’obtempé-rai donc. « Ne réveiller personne, ne pas être vue. »Le mot d’ordre résidait pour l’heure en ces mots. Etje me répétai à mi-voix : « Pas de témoin. » Je traver-sai la petite ville.

Sunningdale. J’aime prononcer ces trois syllabes.Ce bourg m’enchante. Le calme et la politesse y sontseigneurs. Avant, Archie et moi y avions nos habi-tudes. Aller boire le thé après le golf chez Janet, cesalon confortable et ouateux, était un pur bonheur.L’excellence de son Earl Grey, la délicatesse de sesapple pies et de ses scones, mais aussi la gentillesse desa propriétaire en avaient fait le repère des golfeurs.J’appréciais beaucoup cette dame, Mrs Annesmore.Elle avait perdu son mari à la guerre et avait dû parla suite travailler pour élever ses enfants. Pour avoirsoigné Mr Annesmore quand j’étais infirmière sur leschamps de bataille, je me sentais proche d’elle, de sadouleur. Cette femme était courageuse, j’estimaiscette qualité. Et puis, Janet, comme moi, avait passéson enfance à Torquay. Une raison encore d’aimer sacompagnie. Que de souvenirs nous avons échangésau fil des années ! Mon époux a tout appris de majeunesse en écoutant les conversations que Janet etmoi partagions. Car, quand je lui racontais mesjeunes années en tête à tête à la maison, Archieparaissait toujours ailleurs. Sans doute l’ennuyais-je

20

Page 21: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

avec mes souvenirs. Ils sont ma colonne vertébrale,je crois que mon mari n’a jamais compris.

Une petite pression du pied sur l’accélérateur, jedépassai le salon de thé « Chez Janet » et longeai larue principale. La lune n’était qu’une tache opaqueau-dessus du toit de l’église. Un bref mouvement dela tête vers la gauche et je remarquai le panneauapposé sur la devanture du marchand de couleurs« fermé pour cause d’inventaire ». Ce commerçantfaisait son bilan chaque année en cette période deNoël. « Le 25 décembre, grommelai-je, je serai dixpieds sous terre depuis dix-huit jours déjà… Maudit25 décembre… Anniversaire de mon mariage avecArchie en 1914, comme c’est loin déjà. »

Dans une dizaine d’heures, les volets de Sunning-dale s’ouvriraient. Les vies reprendraient tandis quela mienne s’achèverait.

Je quittai la ville. Personne ne m’avait vue, aucuntémoin. Et aucune preuve de mon passage. Uneforme de soulagement m’inonda.

Toute la soirée, je m’étais imaginée en traind’écrire un roman. Celui qui allait faire perdre piedà mon époux. J’en étais le personnage principal : ladisparue, une femme ayant quitté le domicile conju-gal à toute vitesse pour rejoindre l’étang où elle allaitse suicider. Non contente de briser la vie de sonépoux, elle lui rendrait aussi l’existence insuppor-table, bancale, vertigineuse en laissant un indice, uneinterrogation qui le plongerait ad vitam dans une

21

Page 22: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

angoisse extrême. Quel indice ? Je n’avais pas encoretrouvé. Mais cela viendrait en chemin, comme sou-vent dans mes écrits. Je marche dans mon jardin oupromène mon chien dans les bois et l’idée surlaquelle je butais surgit.

J’avais calculé et recalculé, vingt miles séparaientnotre maison, Styles, de Silent Pool, j’arriverais versdeux heures du matin à l’étang. Parfois, passantdevant ce lieu désert, je m’étais fait cette réflexion :« Un meurtre parfait pourrait y être commis, quelbon décor pour un roman ! » J’avais même pris desnotes dans un calepin pour bien m’en souvenir. Jen’avais pas imaginé que le plan d’eau ne m’inspireraitpas une énigme policière, mais mon propre décès.

Une disparition parfaite comme un crime parfait !Quelques onces de coquine satisfaction montèrent

en moi. De la même manière que cela survientquand enfin je saisis la trame d’un roman policier.On ne me retrouverait pas facilement.

Sur cette route noyée dans la brume, je scandai :« Un auteur de romans policiers à succès comme toi,Agatha, ne commet aucune faute lors de la réalisa-tion de sa propre mort. » C’était surtout que je vou-lais me convaincre de l’efficacité et de l’habileté demon entreprise.

Je répétai les grandes lignes de mon plan :1. Quitter la maison après avoir écrit deux lettres,

l’une à mon beau-frère, Campdell, l’autre à ma secré-taire, Carlo. Sans évoquer ce qu’il allait advenir de

22

Page 23: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

moi, y inscrire : « Surtout, occupez-vous bien de mafille. » C’était fait ;

2. Traverser Sunningdale en silence, réussiégalement ;

3. Rouler tout droit vers le Surrey, ne pasm’arrêter ;

4. Trouver au plus vite le chemin qui part de laroute pour aller à l’étang si bien nommé Silent Pool ;

5. Foncer, accélérer au maximum, plonger avec lavoiture dans l’eau ;

6. Attendre que cela se passe, accepter l’eau quientrerait dans mes poumons.

Mes paumes serrèrent le volant.— Allez, Agatha, file vers ta destinée.— C’est vrai, oui, j’y vais, je n’en peux plus de

cette vie, je ne reprendrai jamais pied, je souffretrop. Et enfin, Archie va comprendre le mal qu’ilm’a fait.

— Imagine ton enterrement ! Ce monde qu’il yaura… Les condoléances, cette horreur…

— Comment Archie va-t-il assumer tout ça ? Lesuicide de sa femme, la romancière Agatha Christie…

— Le bougre va en baver…J’étais de glace, déterminée.

Après vingt-deux heures, sur cette voie du Berks-hire, rares sont les voitures. Les premières se présen-teraient vers sept heures du matin, phares allumés,conduites par ces hommes chapeautés qui, dès lelever du jour, rejoignent leur bureau de Londres. Il

23

Page 24: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

y avait peu de chances que l’on me croise. Mais laprudence était de mise. Sans lâcher le volant, commeje l’avais prévu, je recouvris mes cheveux d’un fou-lard et d’un chapeau cloche inconnu d’Archie. Enfinje chaussai la paire de lunettes préparées juste avantma fuite. Ainsi j’étais, du moins m’en persuadai-je,non reconnaissable.

Puis, pour bien suivre mon plan, j’abandonneraismon manteau de fourrure à proximité de Silent Pool.La police le retrouverait, se précipiterait vers monépoux : « Colonel Christie, votre épouse portait-ellece vêtement ? — Il était à sa mère, mais elle ne lemettait pas », hoquetterait Archie, dévasté. Alors, lepolicier chargé de l’enquête soupirerait : « Mrs Chris-tie… Il faut vous préparer à une mauvaise nouvelle,monsieur… »

Pour bien faire, il ne faudrait pas que l’on retrouvemon corps avant quelques semaines. Ainsi il vivraitl’enfer pendant des heures et des jours. Et, je le sou-haitais de toutes mes forces, cela entraînerait la des-truction de sa liaison avec cette perruche de MissNeele !

Une inconnue subsistait cependant. Mon mariallait-il appeler la police dans la journée ouattendrait-il plusieurs jours ? « Il restera silencieux,l’animal aura trop peur que l’on fouille sa vie privée,la bonne société de Sunningdale apprendrait sa liai-son de soi-disant homme marié convenable aveccette godiche, c’est inconcevable pour Archie. Je rica-

24

Page 25: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

nai : « On comprendra vite que mon suicide est lerésultat de cet adultère, il sera mis au ban. »

C’est l’idée que j’aurais à coup sûr exploitée dansune énigme policière.

Les écrivains, à force d’inventer des histoires,connaissent bien, je crois, la technique propice à fairemonter l’anxiété chez le lecteur. Bien sûr, pas lesauteurs de romans sentimentaux. Ils n’ont pasd’outils à proprement parler puisqu’ils ne privilégientpas l’énigme, mais les émotions. Mais les créateursde romans policiers comme moi ou Arthur ConanDoyle, le père de Sherlock Holmes, sont forcémentmaîtres en l’élaboration de plans. Conan Doyle etses personnages, le Docteur Watson, Mrs Hudson,l’Inspecteur Lestrade… Sans eux, sans la lecture deleurs aventures, adolescente, jamais je ne me seraislancée à écrire des suspenses.

Regard attiré par un mouvement extérieur, je tour-nai la tête. Bien qu’il fasse encore sombre, un jeunehomme faisait jouer son chien sur le bas-côté. Unpotentiel témoin. Exactement ce qu’il fallait éviter.

Le Beagle en tous points conforme à ceux de notreroi, George V, allait et venait, un bâton dans lagueule. En d’autres temps, cette vision m’aurait ravie,à cette heure elle ne m’octroya aucun plaisir. Je menoyais dans la crainte que le garçon ne se retourneet n’aperçoive la Morris Cowley. J’étais la seule à enposséder une dans cette contrée.

Quittant la maison, j’avais été vigilante. À cinqheures du matin, tout le monde était bien endormi.

25

Page 26: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

Les domestiques se lèveraient une demi-heure aprèsma fuite. Ma plus fidèle, Carlo, était à Londres, je luien avais donné la permission, j’avais même insisté :« Dormez là-bas, Carlo, vous serez moins pressée. »Quant à mon mari, il était parti ronfler comme unlabrador repu dans le cottage de Mr et Mrs James,nos amis, tout près de Godalming.

Au loin, fatras d’ombres, de reliefs flous, la routes’épaississait. Les arbres avaient des airs d’insectesgéants comme on en trouve en Égypte ou en Méso-potamie. Je connaissais le chemin par cœur pourl’avoir emprunté lorsque nous rejoignions, mon mariet moi, notre résidence d’été, Greenway, ce paradislové dans le Devon. Chaque année, Archie et moi ypassions trois mois. Archie, même s’il ne l’exprimaitpas, y était heureux. Depuis le jardin, nous allionsadmirer chaque soir l’estuaire niché en contrebas dela colline. Les fleurs nous paraissaient plus belles quejamais, surtout les roses. Nous n’étions que sourireset conversations tardives au coin du feu, même partemps chaud.

Mais voilà, cette fastueuse période était terminée,assassinée par ce menteur et sa garce poularde.

Il est stupéfiant de constater comme le temps quifut celui de l’amour, de la douceur de vivre, nousapparaît plus intensément en période de malheur.« C’est bien dommage », pensai-je en engageant lavoiture sur la route qui, ruban sombre, fend la forêten deux et s’arque, bordée d’arbres centenaires.

26

Page 27: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

Table

3 décembre 1926 .............................................. 174 décembre 1926 .............................................. 475 décembre 1926 .............................................. 796 décembre 1926 .............................................. 977 et 8 décembre 1926....................................... 1319 décembre 1926 .............................................. 14110 décembre 1926 ............................................ 15711 et 12 décembre 1926................................... 18113 décembre 1926 ............................................ 19514 décembre 1926 ............................................ 211Les dernières heures de ma disparition ............. 219

Note de l’auteur ................................................. 259Remerciements .................................................... 261

263

Page 28: Agatha Christie, le chapitre disparuexcerpts.numilog.com/books/9782081365629.pdf · « Agatha, regarde bien, si tu arrives à repérer l’oiseau qui siffle, tu recevras dans la

Mise en pages par Meta-systems59100 Roubaix

N° d’édition : L.01ELIN000400.N001Dépôt légal : janvier 2016