Adorno (Sur) Subjectivité:Objectivité Metacritique Kant Hegel

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LEPH&ID_NUMPUBLIE=LEPH_043&ID_ARTICLE=LEPH_043_0311 Subjectivité et objectivité selon Kant et Hegel : un modèle adornien de critique et de métacritique par Marcos NOBRE | Pre ss e s Univer sitaire s de France | Les études philosophiques 2004/3 - n° 70 ISSN 0014-2166 | ISBN 2130545831 | pages 311 à 329 Pour citer cet article : — Nobre M., Subjectivité et objectivité selon Kant et Hegel : un modèle adornien de critique et de métacritique, Les études philosophiques 2004/3, n° 70, p. 311-329. Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France . © Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Subjectivité et objectivité selon Kant et Hegel : un modèle adornien de critique et de métacritique

par Marcos NOBRE

| Presses Universi taires de F rance | Les é tudes phi losophiques

2004/3 - n ° 70ISSN 0014-2166 | ISBN 2130545831 | pages 311 à 329

Pour citer cet article : — Nobre M., Subjectivité et objectivité selon Kant et Hegel : un modèle adornien de critique et de métacritique, Les é tudes phi losophiques 2004/3, n° 70, p. 311-329.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .© Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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SUBJECTIVITÉ ET OBJECTIVITÉSELON KANT ET HEGEL :

UN MODÈLE ADORNIEN DE CRITIQUEET DE MÉTACRITIQUE1

Le propos d’une dialectique négative, selon Adorno, exige d’emblée uncombat sévère contre la caractérisation héraclitéenne de la contradiction, cequi à ses yeux signifiait que la négativité ne doit pas être entendue commeétape de la positivité, que celle-ci soit actuelle ou potentielle. Je ne prétendspas ici présenter ce qui serait ce concept adornien d’une dialectique néga-tive, mais faire un pas en arrière ; car si le fleuve n’est pas celui d’Héraclite,ce n’est pas pour autant que les bords de la source sont indéterminés :Adorno instaure sa réflexion philosophique dans l’élément de la critique deHegel à Kant et d’une métacritique kantienne de Hegel.

Je me propose ici de développer et d’approfondir des moments du « dia-logue » entre Kant et Hegel qui peuvent éclairer – même si Adorno ne les apas explicitement présentés – le double mouvement critique et métacritiquequ’il entreprend, tout en essayant en même temps de préserver l’esprit deson approche particulière de ce « dialogue ». Pour ce faire, j’ai choisi commefil conducteur les différentes positions de « sujet » et « objet » chez les deuxpenseurs. Cependant, il ne s’agit pas d’une « comparaison » entre deuxconceptions philosophiques incommensurables, mais d’examiner la préten-tion hégélienne de suppression (Aufhebung) de la philosophie kantienne dansla voie de la critique immanente, en même temps que d’entrevoir la possibi-lité de formuler des objections d’origine kantienne à une telle prétention.Dans ce sens, je suivrai Adorno dans l’idée que Hegel, tout en ayant raisondans sa prétention, se heurte en fait à un élément « non kantien » qu’il intro-duit pour faire valoir sa critique à Kant. On trouve alors un élément nonimmanent au cœur de la critique prétendument immanente de Hegel, ce quipermettrait alors de faire valoir une métacritique d’inspiration kantiennecontre Hegel.

C’est pourquoi il faut reconstruire le mouvement qui mène d’une, audébut, juste critique de Hegel (aux yeux d’Adorno) à la séparation du sujet et

Les Études philosophiques, no 3/2004

1. Je remercie Silvio Rosa Filho pour la traduction du portugais, en même temps que jel’exempte de toute responsabilité pour les modifications que j’ai introduites ultérieurementdans le texte.

Léo Fabius
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de l’objet (examinée ci-dessous premièrement sous l’aspect de la distinctionentre « chose en soi » et « phénomène », qui devra révéler le fond de laconception kantienne de la raison et du système, ce qui nous mèneraensuite aux questions de l’adaequatio et de la négativité), pour aboutir à lasolution hégélienne de l’empiétement (Übergreifen) du concept sur son autre.À ce moment, l’élément « non kantien » ajouté par Hegel et annoncé dès ledébut par Adorno se montrera en entier et permettra, à la fin, de montrernon seulement ce qu’il y a d’injustifié dans la critique hégélienne, comme leslimites mêmes du modèle de la dialectique hégéliennne, qui, selon Adorno,perd ainsi le potentiel critique qui lui a donné sa première impulsion.

Pour ce faire, j’ai choisi comme point de départ le passage du livred’Adorno, Trois études sur Hegel, que voici :

« Le moment kantien de la spontanéité, qui dans l’unité synthétique del’aperception se confond quasiment [geradezu in eins] avec l’identité constitutive – leconcept kantien du “je pense” constituait la formule de l’indifférenciation de laspontanéité productrice et de l’identité logique – devient chez Hegel total et, dansune telle totalité, principe de l’être autant que de la pensée. »1

Tout d’abord, il me semble nécessaire de faire ressortir aussi bien lacontinuité que la rupture de Hegel par rapport à Kant. Les deux momentss’insèrent, selon Adorno, dans le cadre d’une dialectique sujet-objet qui estsujet dans la mesure où il s’y produit une identification de base – commenous pouvons le lire ci-dessus – entre « spontanéité productrice » et « iden-tité logique ». La rupture de Hegel par rapport à Kant se trouve justementdans la radicalisation de cette identification : elle devient « principe de l’êtreautant que de la pensée », car, comme Adorno le met en relief, la thèse del’identité absolue n’est absolue qu’en tant que réalisée. Voici le noyau de laphilosophie hégélienne (cf. GS 5, 276, Drei Studien ; Payot, 39). SelonAdorno, Hegel ajoute quelque chose de non kantien (unkantisch) au mouve-ment – à savoir, l’idée que, « en saisissant conceptuellement l’obstacle[Block], la limite imposée par la subjectivité, qu’en la perçant à jour comme“simple” subjectivité, nous serions déjà au-delà de la limite »2.

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1. Theodor W. Adorno, Gesammelte Schriften, vol. 5, Suhrkamp, 1990, p. 265, Drei Studienzu Hegel / Trois Études sur Hegel, Paris, Payot, 1979, p. 26. Désormais, les références auxGesammelte Schriften d’Adorno seront abrégées sous la sigle GS, suivi du volume, de la page etd’une mention de l’œuvre en question ; on mentionne, enfin, la maison d’édition et la page dela traduction française correspondantes.

2. GS 5, 255, Drei Studien, Payot, 14. Sur la notion de « blocage » (Block), v. Wellmer,Allbrecht, « Metaphysik im Augenblick ihres Sturzes », in Endspiele. Dir unversöhnliche Moderne,Suhrkamp, 1993, surtout p. 210 et s. (dont la référence est Negative Dialektike, GS 6, 377-382),et aussi la transcription de la « Sommervorlesung » d’Adorno de l’année 1959, dédiée àl’analyse de la Critique de la raison pure (Kants « Kritik der reinen Vernunft », Nachgelassene Schriften,Abteilung IV (Vorlesungen), vol. 4, Suhrkamp, 1955), surtout p. 34 et 258-273, citée doréna-vant comme Vorlesung KrV. Pour une analyse de l’interpretation de Wellmer dans le cadreplus général de la philosophie adornienne, voir mon livre A dialética negativa de Adorno. A onto-logia do estado falso [La dialectique négative de Theodor W. Adorno. L’ontologie de l’état faux],São Paulo, FAPESP/Iluminuras, 1998, spéc. le chap. 3.

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La critique kantienne – contrairement à ce qu’elle visait, rajoute encoreHegel – finitise l’absolu et simultanément fait du fini un absolu. Commenous pouvons lire dans Glauben und Wissen : « La prétendue critique desfacultés de connaître chez Kant, l’inaptitude de la conscience à se surpasserchez Fichte, à devenir transcendante et chez Jacobi le refus d’entreprendrece qui est impossible pour la raison est borner absolument la raison dans laforme de la finitude. »1 La critique des facultés est « finitisatrice » : penserl’infini à partir du fini nous conduit à un mauvais infini ; de l’autre côté, ladésignation de quelque chose comme fini montre elle-même que nous noustrouvons déjà dans l’élément de l’infini. Ou, comme nous pouvons le liredans le § 60 de l’Encyclopédie, « le plus grand illogisme est par conséquentd’accorder, d’un côté, que l’entendement ne connaît que des phénomènes,et, d’un autre côté, d’affirmer ce connaître comme quelque chose d’absolu endisant que le connaître ne peut aller plus loin, qu’il est la limite [Schranke] natu-relle, absolue, du savoir humain. Les choses naturelles sont limitées[beschränkt] et ne sont choses naturelles que pour autant qu’elles ne savent riende leur limite universelle, pour autant que leur déterminité n’est une limiteque pour nous, non pour elles. Rien n’est connu, voire seulement senti, commelimite, comme défaut, qu’à condition en même temps d’être à cet égard endehors » (Glockner 8, 158-159 ; Gallimard, 1970, 123).

À ce moment de l’exposition, le noyau du problème se trouve, peut-ondire, dans la distinction kantienne du « phénomène » et de la « chose ensoi ». Et la critique hégélienne semble déjà y aller de soi : Kant affirme laséparation absolue du phénomène et de la chose en soi et pourtant, si cettelimitation était absolue, la connaissance de la limitation de la connaissanceserait impossible. Il faut que cette connaissance outrepasse ses limites pourconnaître sa limitation et surtout pour pouvoir affirmer le caractère absolude la séparation. À Kant on peut donc légitimement imputer un dogmatismedans le sens négatif de l’expression : « Les choses telles qu’elles peuvent êtreconnues par l’entendement ne sont que des phénomènes et non des chosesen soi, résultat on ne peut plus vrai. Mais une conclusion immédiate estqu’un entendement, qui connaît seulement des phénomènes et rien en soi,est lui-même phénomène et n’est rien en soi. Toutefois cet entendementconnaissant et discursif est par opposition considéré en soi, et absolu, et laconnaissance des phénomènes est dogmatiquement jugée comme l’uniquemode du Savoir, tandis que l’on nie la Connaissance par la Raison » (Glock-ner 1, 306, Glauben und Wissen ; Vrin, 1988, 112).

Où cependant se trouve le « quelque chose de non kantien » qui, selonAdorno (cf. ci-dessus la citation de GS 5, 255, Drei Studien ; Payot, 14), a étérajouté par Hegel ? Ces développements hégéliens ne sont-ils pas, en fin de

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1. G. W. F. Hegel, Glauben und Wissen, Sämtliche Werke (éd. Glockner), vol. 1, 1927,p. 290 / Foi et Savoir, Paris, Vrin, 1988, p. 100. Les œuvres de Hegel seront désormais citéesselon cette édition, abrégée Glockner, suivie du volume, de la page et d’une abréviation du livreen question ; on mentionne enfin la maison d’édition et la page de la traduction française.

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compte, des développements conséquents du concept kantien du « jepense », « la formule pour l’indifférence de la spontanéité productrice et del’identité logique », comme nous l’avons lu chez Adorno (cf. GS 5, 265, DreiStudien ; Payot, 26) ? Même si ce moment non immanent de la critique deHegel à Kant n’apparaîtra pleinement qu’au moment de la présentation dumodèle hégélien de l’empiétement, on peut cependant déjà suivre à cemoment le parcours dessiné par Éric Weil pour faire avancer la discussion :« Pour le lecteur d’aujourd’hui, toujours plus ou moins sous l’influence de laterminologie hégélienne, il est difficile d’accepter la manière de parler deKant : à y regarder d’un peu plus près (...) la chose en soi n’est ni chose ni en soi :elle est bel et bien sujet et pour soi. Ce n’est pas là une interprétation violenteet qui révélerait un fond de la pensée kantienne inconnu de son auteur. Kantsans doute (...) n’aime pas se prononcer positivement dans le domaine dusuprasensible ; il ne veut pas que l’on remplace la métaphysique constructi-viste qu’il vient de détruire par une autre de même nature, il ne veut pas quela métaphysique redevienne naïve. Mais en certains endroits les besoins de lalutte contre les fausses interprétations l’amènent à dire ce qu’il aurait préférélaisser dans une ombre prudente. »1 Avant tout, Weil nous dit qu’il n’y a pasde « retour à Kant » sans Hegel. Si la philosophie hégélienne se prête à unemétacritique kantienne, la présentation a à éviter l’illusion que cette critiquepuisse se faire sans présupposer le développement hégélien. Outre cela, sontégalement décisifs pour Adorno les deux moments rapportés par le passaged’É. Weil : aussi bien la proximité avec le développement hégélien2 que cequi s’insinue dans la belle expression « laisser dans une ombre prudente »,indiquant une espèce de memento subjecti, un avertissement contre les dangersde l’hybris subjective3.

Si donc ce « quelque chose de non kantien » rajouté par Hegel a bienplus d’un aspect, nous pouvons déjà entrevoir, cependant, que les diffé-rences se dessinent sur les arêtes qui leur sont communes : là où les deux

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1. É. Weil, Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 1970, p. 40-41. J’ajoute simplement que le« lecteur d’aujoud’hui » est certainement « toujours plus ou moins sous l’influence de la termi-nologie » kantienne, hégémonique à bien des égards dans les deux dernières décenniesdu XXe siècle, même si une nouvelle vague hégélienne semble se lever à l’horizon.

2. « Hegel, à bien des égards un Kant parvenu à se rencontrer soi-même », écrit Adornoen GS 5, 255, Drei Studien ; Payot, 14.

3. Attestée – et non pour la dernière fois – dans la « résistance passionnée » de Kant« contre l’interprétation de la critique de la raison réalisée par son premier successeur, parFichte » (Vorlesungen Krv, 108). Sur la « duplicité » (Doppelstellung) de la Critique de la raison pureface à son objet (c’est-à-dire la raison elle-même), nous pouvons lire, au même endroit : « LaCritique de la raison pure contient d’une part une philosophie de l’identité dans la mesure où ellecherche à obtenir la connaissance obligatoire universellement valide à partir de l’analyse de laraison elle-même ; mais, d’autre part, elle fait également valoir de façon rigoureuse le motif dela non-identité. » Pour ce qui est de l’ “ombre prudente”, lire le passage suivant d’Adorno :« Le radicalisme de Fichte a délivré ce qui se trouvait enfermé dans la pénombre [Halbdunkel]dans la phénoménologie transcendantale, mais également, contre sa volonté [celle de Kant,MN], a mis au jour le caractère discutable de son propre sujet absolu » (GS 5, 263, Drei Stu-dien ; Payot, 23). Sur la caractérisation de la Critique de la raison pure comme une « phénoméno-logie de la subjectivité », voir p. 262, Payot, 22.

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philosophies se touchent, nous trouvons le jeu d’ombre et de lumière qui lesdistingue. S’il s’agit alors de cultiver les arêtes, nous pouvons prendrecomme point de départ le passage de la « Préface à la deuxième édition » dela Critique de la raison pure (B XXVII, La Pléiade, 746), que voici : « Suppo-sons que la distinction, rendue nécessaire par notre critique, des chosescomme objets d’expérience des mêmes [eben denselben] choses comme chosesen soi, ne soit pas du tout faite, le principe de causalité et par suite le méca-nisme de nature dans la détermination de ces choses, devrait valoir absolu-ment de toutes choses en général en tant que causes efficientes. Du mêmeêtre donc [Von eben denselben Wesen], par exemple, de l’âme humaine, je nepourrais pas dire que sa volonté est libre et qu’elle est en même temps sou-mise à nécessité de nature, c’est-à-dire qu’elle n’est pas libre, sans tomberdans une contradiction flagrante ; en effet, j’ai pris l’âme dans les deux pro-positions dans la même signification [in eben derselben Bedeutung], savoir,comme chose en général (chose en soi), et, sans critique préalable je ne pou-vais la prendre autrement. Mais si la critique ne s’est pas trompée en ensei-gnant à prendre l’objet en une double signification, savoir, comme phénomèneou comme chose en soi..., etc. »

Reprenons haleine. Un savant renommé sur ce thème, Gerold Prauss,tisse plusieurs considérations à cet égard dans son ouvrage, Kant und das Pro-blem der Dinge an sich1 :

1 / à part le terme « Ding », Kant utilise aussi « Gegenstand », « Objekt » et« Sache » « an sich » (p. 13) ;

2 / l’expression standard est plutôt « Ding an sich selbst », « Gegenstand ansich selbst » et ainsi de suite, de sorte que la littérature kantienne trans-forme ce qui est exception en règle2 ;

3 / « des expressions telles que “chose en soi” ou “chose en soi-même”ne sont rien d’autre que des abréviations de l’expression “chose consi-dérée [betrachtet] en soi-même”. C’est à partir de ce “... considérée” quetelles expressions acquièrent tout d’abord leur acception entièrementdéterminée »3 ;

4 / « dans les expressions immédiatement suivies de la séquence de mots“chose en soi” ou “chose en soi-même”, utilisés par Kant plus fréquem-ment, les locutions “en soi” et “en soi-même” ne se réfèrent pas d’abordet immédiatement à “chose”, mais à “considérée” » (p. 22).

À partir de ces leçons, Prauss prétend établir un nouveau départ pourla littérature kantienne. La formulation « Ding an sich » porte déjà en

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1. Bouvier, 1989 (1re éd., 1974). Voir aussi, du même auteur, Erscheinung bei Kant,De Gruyter, 1971.

2. P. 13. Dans le tableau de fréquences des pages 14 et 15, Prauss présente le résultatsuivant : 87 % pour « an sich selbst » contre 13 % pour le simple « an sich ».

3. P. 20. Prauss ajoute ici que « cette expression constitue uniquement le correspondantallemand d’expressions latines comme res per se considerata ou res per se spectata, lesquelles étaientfamilières à Kant de la tradition scolastique ». Je reviendrai après à ce « considérer ».

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elle-même l’imprécision et la confusion pour laquelle Kant sera critiqué etincompris ; de plus, la littérature kantienne a accepté de façon non critiquecette formule (cf. p. 24 et s.). D’où que l’on ait besoin de restaurer la clartéoriginale de la philosophie kantienne – ou, encore, l’instaurer, puisque leprocessus de clarification est adressé maintes fois contre les « obscurités »de Kant lui-même. Le bilan de la situation peut être exprimé ainsi : l’erreurde la littérature kantienne « se trouve en ce qu’elle ne s’attache toujours etdès le début qu’aux formulations par lesquelles Kant devrait être lui-mêmecritiqué, tandis qu’elle cesse de considérer ces autres innombrables formula-tions qui sont suffisantes comme point de départ et d’appui pour une tellecritique, c’est-à-dire pour une littérature kantienne au sens propre » (p. 32).

Parmi les formulations au nom desquelles Kant doit être critiqué en rai-son de son imprécision et de son obscurité, on trouve justement la fin dupassage de la Critique de la raison pure cité ci-dessus (B XXVII). En dépitd’être un type de formulation souvent employé par Kant, l’utilisation de« als » (traduit ici par « comme ») mène à des difficultés. Prauss nous dit quele « als » y est employé afin d’abréger « quelque chose comme quelquechose », pour dire ce que un quelque chose déterminé est. Dans ce sens-là,« als Ding an sich selbst » ( « comme quelque chose en soi-même » ) se pré-sente avant tout comme une impossibilité linguistique : si on établit la para-phrase « des choses considérées d’un côté comme phénomènes et, del’autre, considérées comme en elles-mêmes », on exclut la possibilité de« considérer de telles choses comme quelque chose de divers que par rapportà des phénomènes ». Les choses étant telles, Prauss propose d’éviterl’ « impossibilité linguistique » à l’aide de l’élimination pure et simple dudeuxième « als », tout en obtenant par là la formulation impeccable « deschoses considérées d’un côté comme phénomènes et, de l’autre, considéréesen elles-mêmes », de sorte que « l’on n’a reconquis pour la réflexionkantienne rien de moins que l’une de ses formulations exactes » (p. 34).

Le fil de l’argumentation ébauchée jusqu’à présent semble être déjà suf-fisant pour indiquer qu’ici on ne prétend pas discuter la « purification » de lalettre kantienne, ce qui est l’objectif de Prauss. Une telle « purification » nesignifierait rien de plus que la destruction du problème que nous poursui-vons. Mais, de toute façon, nous apprenons avec Prauss que le nœud de laquestion réside dans l’explication du « betrachten », du « considérer », dutexte kantien dont il s’agit. Par là nous écartons d’emblée, par exemple, lesingénieuses solutions de Bernard Rousset, pour lequel le problème résidedans l’explication de l’identité de l’objet et non du « betrachten »1. Mais, parailleurs, nous parvenons à l’article de Rubens Rodrigues Torres Filho2 qui sepropose exactement de commenter (même si l’auteur nous dit qu’il ne s’agit

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1. Cf. B. Rousset, La doctrine kantienne de l’objectivité, Paris, PUF, 1972, surtout p. 168-171.2. R. R. Torres Filho, « Dogmatismo e antidogmatismo : Kant na sala de aula », in

Revista Tempo Brasileiro, 91, 1987, p. 11-27. L’argumentation qui suit dépend largement del’article de Torres Filho.

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là que d’ « analyse de texte ») le morceau de la « Préface à la deuxième édi-tion » de la Critique de la raison pure, celui qui va depuis B XXVII ( « Suppo-sons maintenant... » ) jusqu’à B XXXI ( « ... en tarissant la source deserreurs » ), et qui comprend, donc, le passage dont on est parti quelqueslignes auparavant.

L’argumentation kantienne dans ce passage nous apprend que, si on nefait pas la distinction entre phénomène et chose en soi, on prend les chosesdans un seul sens, c’est-à-dire comme des « choses en général ». Dans cecas-ci, la régression dans la série des causes vers la cause première signifie quetoutes les choses sans exception sont soumises à la causalité naturelle. Parcette voie-là il est impossible, par exemple, d’affirmer en même temps que l’âmehumaine est libre sans tomber en contradiction (cf. B XXVII). On serait alorsdevant l’alternative « déterminisme » ou « contradiction ». Le problème nepeut pas résider dans la suppression du déterminisme, puisque celui-ci a déjàassuré sa place dans l’exercice légitime de la raison. Le problème se situe alorsdans l’élimination de la contradiction, cet indice de désaccord de la raisonavec elle-même qui se trouve à la base de la misérable situation de la méta-physique, lorsque celle-ci est comparée à la mathématique et à la physique, et,par là, assurer pour la raison l’usage pratique légitime.

Afin de parvenir à ce résultat, il faut être en mesure de dire que un seul etmême objet, que une seule et même chose puisse être vue, puisse être considérée enmême temps sous « deux aspects différents », sous « un double point de vue »(B XIX, note), sous deux points de vue divers et qui pourtant ne s’excluentni ne sont contradictoires. Et la première et la plus visible difficulté est icide déterminer ce qu’il en est de cette clause « en même temps » (zugleich).Comme écrit Paulo Arantes, aussi bien Kant que Hegel sont d’accord en cequ’ « il faut dépouiller le concept de ce principe [de contradiction, MN], oul’idée même de contradiction, de toute composante temporelle ». « Il estimpossible que quelque chose soit et ne soit pas en même temps (zugleich). »Kant estime qu’une telle formule est entièrement opposée au sens même duprincipe de contradiction, dont la portée strictement logique ne saurait êtrelimitée par des rapports de temps, lesquels, d’ailleurs, introduiraient unesynthèse dans un principe dépourvu de tout contenu et simplement formel.Mais la suite immédiate du texte d’Arantes indique déjà la rupture qui mèneà Hegel : « Toutefois, de la seule interprétation de la condition zugleich ils’ensuit que Kant n’envisage pas de mettre en cause le rôle attribué autemps, à savoir de concilier, de composer les possibilités inconsistantes. »1

Ou bien, comme le dit Lebrun : « Kant estimait inutile et équivoque de men-tionner le temps dans la formulation du principe de contradiction, puisquela fonction (strictement logique) de celui-ci est d’expliciter le prédicat

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1. P. E. Arantes, Hegel – a ordem do tempo [Hegel – l’ordre du temps], São Paulo, Polis,1981, p. 85, note. Le problème du temps dans la philosophie hégélienne ne sera pas examinéici. Pour en avoir l’exposition et le commentaire, voir l’ensemble du livre de P. E. Arantes,surtout le chap. 7 (p. 81-99).

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comme constitutif du concept ( “aucun homme ignorant n’est instruit” ) etnon d’écarter l’opposition des prédicats ( “un homme ignorant n’est pas enmême temps instruit” ). Il excluait donc le mot zugleich de l’énoncé du prin-cipe, mais sans contester la fonction de compromis exercée classiquementpar le temps. Or, c’est à elle que s’attaque Hegel. »1

Pour bien comprendre la cible de cette attaque, il me paraît maintenantnécessaire de passer au problème qui en est à la base – à savoir, le problèmede l’adaequatio. Pour ce faire, il faut rappeler que le texte de Kant dont noussommes partis prétend prouver avant tout que la liberté n’est pas contradic-toire – autrement dit, qu’elle est pensable, qu’elle est possible. Cela étant,nous pourrions comprendre l’introduction de la « double signification »comme indice de l’accord profond entre Hegel et Kant quant à la nécessitéde considérer le principe de non-contradiction dans sa portée strictementlogique : l’existence d’un critère universel de la vérité est « un leurre »,c’est-à-dire entièrement vide, car, pour Kant, « dès lors qu’on suppose uncontenu indéterminé, c’est-à-dire dépourvu de concept, la question de l’adae-quatio est automatiquement rendue vaine »2. Et c’est pourtant bien ici qu’ontrouve la cible de Hegel : « D’abord il est à remarquer qu’à un tel raisonne-ment formel il arrive ordinairement d’oublier, dans son discourir, la Chosedont il avait fait la base et dont il parle. Il serait absurde d’interroger sur uncritérium de la vérité du contenu de la connaissance ; – pourtant, selon la défini-tion, ce n’est pas le contenu qui constitue la vérité, mais l’adéquation exigée enraison de son absence de concept » (Glockner 5, 28, Wissenschaft der Logik ;Aubier, III, 58).

Le texte de l’Encyclopédie poursuit : « Habituellement, nous nommons“vérité” l’accord d’un objet avec notre représentation. Nous avons dans cecas comme présupposition un objet auquel la représentation que nous enavons doit être conforme. – Au sens philosophique, par contre, si onl’exprime d’une façon générale abstraitement, l’accord d’un contenu aveclui-même » (Glockner 8, 89-90 ; Vrin, I, 478). Il s’agit donc, avant tout, de nepas confondre l’exactitude et la vérité. Comme le dit le « Zusatz » du § 172 del’Encyclopédie : « Exactitude et vérité sont, dans la vie courante, très souventconsidérées comme synonymes, et l’on parle par conséquent de la véritéd’un contenu là où il ne s’agit que de la simple exactitude. Celle-ci concerneen général seulement l’accord formel de notre représentation avec soncontenu, de quelque manière que ce contenu puisse être constitué par ail-leurs. Au contraire, la vérité consiste dans l’accord de l’objet avec lui-même,c’est-à-dire avec son concept. »3 Le problème ne réside donc pas en la ques-tion de savoir comment résoudre le problème posé par l’adaequatio : « En réa-lité, si l’adéquation est irrecevable, ce n’est pas qu’elle soit une solution

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1. G. Lebrun, La patience du concept. Essai sur le discours hégélien, Paris, Gallimard, 1972, p. 256.2. Ibid., p. 379.3. Sur ce point et bien d’autres soulevés ici, voir José Arthur Giannotti, Certa herança

marxista, São Paulo, Companhia das Letras, 2000.

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défectueuse : c’est pour être la solution d’un faux problème ; ce n’est pasqu’elle prétende franchir indûment une distance : c’est qu’elle en supposeune. »1 Dès le moment où est posée la distance entre l’objet et la représenta-tion, une telle distance ne peut plus être dépassée.

Ce qui permettrait aussi à ce moment de jeter une nouvelle lumière surl’entreprise de correction du texte kantien menée par Gerold Praussévoquée ci-dessus. Il faut rendre univoque la philosophie kantienne : c’estce qui est exigé par le combat contre les post-kantiens, mais, par-dessustout, telle est la conséquence nécessaire de la prétention systématique 2. Si lelangage montre des limites à l’expression, si Kant commet des violencescontre la grammaire, optons une fois de plus en faveur de la grammaire :d’une certaine façon, elle continue d’être le fil conducteur pour le réel. Ilest patent, dans cette position, que le point de vue de la Critique de la raisonpure finit par subordonner la philosophie pratique. Il est évident que l’on nepeut pas « considérer » le noumène de la même façon que l’on considère lephénomène. La « double signification » doit valoir également pour le« considérer ». Mais si le « considérer » n’est pas mis lui-même en perspec-tive – comment le ferait-on, d’ailleurs ? –, le bilan devient franchementfavorable à Hegel : si on dit « Dinge als Erscheinungen », il est impossibled’ajouter par la suite « Dinge als an sich selbst betrachtet », car cela rendpatent qu’on se trouve aussitôt au-delà de la séparation entre chose en soiet phénomène.

Autrement posé, ce dont on discute est la coïncidence entre identité de lachose et identité de la raison. Une telle identité est, dans un sens (mais dans unsens décisif ), affirmée par Kant – le système est, en fin de compte, son pro-duit légitime. Nous ne devons cependant pas oublier que, si le domaine dusuprasensible a sa possibilité assurée du fait que ses objets sont pensables –assurer l’unité de la raison (négativement exprimé : la préserver de la contra-diction) en garantissant de même la diversité de ses usages : voici le sens del’antinomie 3 –, son caractère inconnaissable indique la nature idéale del’identité entre logique et ontologie, idéalité préservée de façon exemplairedans la distinction entre régulation et constitution. Pour Kant, l’unité de laraison doit être donnée dans la multiplicité de ses usages et non pas dans la

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1. G. Lebrun, La patience du concept, op. cit., p. 383.2. « La métaphysique, d’après les concepts que nous en donnons ici, est la seule de tou-

tes les sciences qui puisse se promettre, en peu de temps et avec seulement très peu d’efforts,un tel achèvement, tel qu’il ne reste rien à la postérité qu’à disposer le tout de façon didactiquesuivant ses visées, sans pouvoir le moins du monde pour cela augmenter le contenu. Car cen’est autre chose que l’inventaire de toutes nos possessions par la raison pure, systématiquementordonné. Rien ne peut ici nous échapper, car ce que la raison produit entièrement à partird’elle-même ne peut se cacher, mais doit être porté à la lumière par la raison même, aussitôtqu’on en a découvert seulement le principe commun » (A XX, La Pléiade, 732). Que Kant nerépète pas d’affirmations catégoriques comme celles-là, c’en est non seulement un indicepour la ligne d’argumentation développée ici, mais aussi un point de vue intéressant pourfaire la comparaison des deux éditions de la Critique de la raison pure.

3. Pour introduire une variation dans une formule de Victor Delbos, dans La philosophiepratique de Kant, Paris, PUF, 1969, p. 169.

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réduction de ces derniers à l’unité ; une telle réduction les déterminerait sansplus comme des usages contradictoires.

Pour Hegel, de tels « usages » de la raison sont proprement ceux d’unephilosophie qui demeure au niveau de l’entendement. Entre la prétentiond’une destination suprasensible et la réalité d’une Reflexionsphilosophie s’établitla tension qui détermine la philosophie kantienne comme « nid de contra-dictions » (dont la séparation noumène/phénomène est le symptôme exem-plaire), en même temps qu’elle indique la possibilité de son dépassementimmanent. L’identité de la chose coïncide avec l’identité de la raison parceque nous nous plaçons déjà sous le point de vue de la raison, c’est-à-dire dupoint de vue qui abolit tout point de vue1.

La critique hégélienne a ici son point central dans la discussion de l’ « alté-rité » (et, par conséquent, dans la querelle contre la doctrine classique de lanégation), que je reprends ici de façon partielle et schématique à l’aide deLebrun2. Dans le cas du jugement négatif, nous dit Hegel, le sujet, commeimmédiat sous-jacent3, demeure intouché par la négation ; il maintient sonrapport à l’universalité (c’est-à-dire : il continue à avoir un prédicat) et ce quel’on y obtient n’est pas la négation de l’universalité, mais l’abstraction ou ladéterminité de l’universel du prédicat. Ce qu’on gagne par là n’est que« mettre en relief le contenu que nous décidons d’isoler par la pensée. Autrede tous les autres, celui-ci n’est donc jamais l’autre d’un Autre déterminé :cette figure-là de l’altérité, la métaphysique “positive” ne peut lui donnerdroit de cité, puisqu’elle doit tenir la négation pour l’ouverture d’un champindéterminé, la scission entre un contenu et tous les autres pris en bloc »4.

Hegel écrit : « Le jugement négatif n’est donc pas la négation totale ; lasphère universelle qui contient le prédicat subsiste encore ; le rapport dusujet au prédicat est encore essentiellement positif ; la détermination du prédicatencore rémanente est tout autre rapport. – Lorsque l’on dit par exemple [:] larose n’est pas rouge, c’est seulement la déterminité du prédicat qui se trouve ainsiniée, et séparée de l’universalité qui lui revient également ; la sphère univer-

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1. Peut-être est-ce le moment de synthétiser provisoirement le parcours et d’en indiquerles possibles dédoublements : « La grandeur incomparable de Kant réside surtout dans le faitqu’il a conservé intégralement l’unité de la raison jusque dans son emploi contradictoire, d’unepart, dans la fonction du jugement visant à dominer la nature – théorique et causale suivant sapropre terminologie –, d’autre part, dans sa fonction de réconciliation et d’adaptation à lanature ; elle réside également dans le fait qu’il a transféré rigoureusement cette différenciationdans le processus d’autolimitation de la raison dominant la nature. Une interprétation méta-physique de Kant ne devrait pas attribuer à celui-ci une ontologie latente, mais devrait lire lastructure de l’ensemble de sa pensée comme une dialectique de l’Aufklärung, que ne conservepas le dialecticien par excellence, Hegel, parce que, dans la conscience d’une raison, il en effaceles limites et tombe ainsi dans la totalité mythique qu’il considère comme “réconcilié” dansl’idée absolue » (GS 10.2, 628, « Fortschritt » ; Modèles critiques, Payot, 1984, 163).

2. Op. cit., p. 278-280. Il n’est pas possible ici de rendre compte de l’importante étendueque fait Lebrun de son analyse, lorsqu’il considère l’ « opposition réelle » kantienne(cf. p. 283-284).

3. Voir aussi Glockner 5, 68, Wissenschaft der Logik (Aubier, III, 102), « ce qui se trouve aufondement [das zu Grunde liegenden] (subjectum, hypokeimenon) ».

4. La patience du concept, op. cit., p. 278.

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selle, la couleur, est maintenue ; si la rose n’est pas rouge, on admet par là qu’elle aune couleur et une couleur autre ; selon cette sphère universelle, le jugementest encore positif » (Glockner 5, 87, Wissenschaft der Logik ; Aubier, III, p. 120).Il y a deux aspects à mettre en relief ici. Premièrement, Hegel nous dit queconcevoir le jugement négatif comme la négation par excellence, c’est pen-ser « les opposés comme des pions qu’il s’agit uniquement de ne pas logerdans la même case, ce serait encore trop que de donner un statut à leurcoprésence. Puisque les opposés sont conçus comme des choses, ils doiventavant tout se conformer aux règles d’une topologie, satisfaite au code horsduquel il est entendu qu’il n’est pas de discours possible »1. Cet ensemble deprésuppositions implicites indique avant tout que le problème est déjàrésolu avant même qu’un jugement ne soit énoncé : un canon implicite déter-mine au préalable les accords possibles. Il n’y aurait là aucun problème si ceque l’on dit ne sapait le canon lui-même, c’est-à-dire si le jugement qui se pré-tend négatif ne se montrait pas encore comme positif.

Par là – et voici le deuxième point à mettre en relief –, on dispose d’uneconception de la négation non seulement partielle (et que l’on en doit faire« négation totale »), mais une négation inconsciente de sa positivité : unenégation qui ne peut pas admettre que l’altérité posée par le jugement négatifn’est pas simplement indéfinie, mais altérité de quelque chose, altérité détermi-nante : « Il n’est pas vrai que, par rapport à A, tous les autres seraient seulementdes non-A anonymes et équivalents ; il n’est pas vrai que le “sujet” diffèrede l’ “objet” comme il diffère d’une “feuille de papier”, que l’ “identité” soitséparée de la “différence” au même titre que n’importe quel autre concept. »2

D’où que les opposés ne puissent être déterminés que dans le rapportd’opposition qui les définit. Lebrun, une fois de plus : « [Héraclite] suggéraitque l’altérité ne désigne pas seulement la délimitation d’une chose par rap-port à tout le reste, mais surtout la relation d’une signification donnée àl’Autre dont elle est l’Autre. Il avait donc atteint le point de non-retour, à partirduquel il n’est plus possible de penser dans l’abstrait le principe de contradic-tion. Ce qui se contredit n’est rien, sans doute (...). Mais, comme pour mieuxgarantir cette assurance – et pour sauvegarder plus sûrement l’indestruc-tibilité intrinsèque du positif –, on fit de l’opposition une non-relation, et l’ontraduirait : Rien ne se contredit. Puisqu’il était entendu que “l’Être est” et qu’ilest de soi indestructible, on rejeta au néant pur et simple la relation dontl’existence remettait en question cette inaltérabilité. »3

La considération kantienne du principe de non-contradiction n’est doncpas suffisante pour appréhender le caractère abstrait du principe4, et cela non

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1. Ibid., p. 280.2. Ibid., p. 279.3. Ibid., p. 279-280.4. « [Le penser représentant, non spéculatif...], il en reste à la considération unilatérale

de la dissolution de la contradiction en néant, et ne connaît pas le côté positif de cette même[contradiction], selon lequel elle devient activité absolue et fondement absolu » (Glockner 4, 550,Wissenschaft der Logik, Aubier, II, 85-86).

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seulement à cause de sa position ambiguë par rapport au temps, mais parceque, même là où il paraît s’approcher davantage d’une considération plusadéquate (selon Hegel) de la contradiction – dans la notion d’ « oppositionréelle » –, « Kant n’envisageait la contrariété conflictuelle qu’à l’intérieur del’Être, du Positif ; il n’ébranlait donc nullement la dichotomie parméni-dienne, et, même, la réaffirmait avec plus de force que jamais »1.

Entre une objectivité qui est posée par la seule référence actualisatriceau sujet transcendantal et un objet qui demeure au-delà du sujet, il s’établitbeaucoup plus qu’un conflit : il s’agit d’une inconséquence2. Et si l’on« objecte » que le terme « objet » prend deux sens divers qui ne peuvent ni nedoivent être identifiés, la question devient encore plus embarrassante : queveut dire alors « objet » ? La reformulation de la question transcendantalepar Hegel nous permet de considérer le principe de la non-contradictiondans son sens strictement logique, en même temps qu’elle montre soncaractère abstrait et figé : il n’y a pas d’abord de positivités qui, alors, seraientmises en rapport et qui, ensuite, seraient étalonnées selon le gabarit de l’Êtreet de ses succédanés. De telles « positivités » ne peuvent pas se donner horsdu rapport. De cette façon, il n’y a pas de raison de distinguer des « significa-tions » de l’objet, des points de vue extérieurs qui le « sauvent » de la contra-diction : « En tant que la détermination de réflexion autonome, dans la pers-pective même où elle contient l’autre et par là est autonome, exclut l’autre,elle exclut de soi dans son autonomie son autonomie propre ; car celle-ciconsiste à contenir dans soi la détermination [qui est] autre [par rapport] àelle, et par là seulement à ne pas être rapport à quelque chose d’extérieur,mais tout aussi bien immédiatement à être elle-même et à exclure de soi ladétermination [qui est] négative [par rapport] à elle. Elle est ainsi la contradic-tion » (Glockner 4, 535, Wissenschaft der Logik ; Aubier, II, 70).

Deux points méritent ici de retenir notre attention. D’abord, celui du« betrachten » kantien ( « Dinge als Erscheinung betrachtet », « Dinge als ansich betrachtet » ), qui, délivré de la nécessité d’éviter à tout prix la contra-diction, délivré d’un formalisme incompatible avec le principe kantienlui-même de ne penser la vérité que concrètement (c’est-à-dire : un contenudéterminé sous un concept), permet que la « détermination de la réflexion »

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1. La patience du concept, op. cit., p. 290.2. Inconséquence qui, pour Adorno, est la leçon la plus grande de la philosophie kantienne

et qui indique sa différence vis-à-vis de l’ensemble des idéalistes allemands : il s’agit dumoment (et je vous prie de ne pas lâcher prise) où, en fait, Kant déplace vers l’intérieur de laconscience elle-même l’unité de l’étant et aussi le concept de l’être, mais simultanément il serefuse à faire la trame de tout ce qui existe à partir de la conscience. La conscience de ce qui, àl’aide d’une expression moderne, on appellerait différence ontologique, la conscience doncde ce qui, dans la chose, n’est pas absorbé par son concept, la conscience qu’objet et sujet necoïncident pas : ceci est si extraordinairement fort chez Kant qu’il préfère en assumerl’inconséquence » (Vorlesung KrV, 33-34). Voir aussi GS 6, 185, Negative Dialektik, Payot, 147.Pour une interprétation de cette « inconséquence » en termes de « tension », voir RicardoR. Terra, A política tensa. Idéia e realidade na filosofia da história de Kant [La politique en tension.Idée et realité dans la philosophie de l’histoire de Kant], São Paulo, Iluminuras/FAPESP, 1995.

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se montre en tant que contradictoire d’un même point de vue. D’un autre côté,cependant, il faut rappeler que la « contradiction » a beau être « ce qui meutle monde überhaupt », elle est catégorie de la logique de l’essence et, en tantque telle, elle aussi sera supprimée. Dans ce sens-ci, l’on a bien à suivre unelongue et instructive citation de Yvon Belaval : « Que la contradiction soitontologique chez Hegel, cela signifie qu’elle est conflictuelle. Or, tout con-flit exige d’abord que les opposés se trouvent en présence, ensemble, en mêmetemps, du même point de vue, ou, dans le langage hégélien, qu’ils se maintiennentdans l’unité indivisible d’une réflexion (ihr Bestehen ist untrennbar eine Reflexion)et in einer und derselben Rücksicht. Si l’on en restait là, Hegel rejetterait, motpour mot, la définition aristotélicienne du principe de contradiction (...). Ilne faut pas en rester là : l’opposition est l’élément de la contradiction,comme l’antithétique de l’être et du non-être est l’élément du devenir. Lacontradiction doit résoudre le conflit, et elle le fait en effaçant le ensemble, leen même temps (hama)1, le même point de vue (kata to auto) en lesquels Aristotefigeait – de façon ambiguë dans le figement éternitaire du discours et del’être – le tout de la contradiction. Ainsi, le deuxième temps du conflit, lacontradiction hégélienne, ne contredit pas Aristote – en ce sens, elle lui estfidèle – parce qu’elle se place hors des conditions (hama... kata to auto) poséespar Aristote. D’autre part, il s’agit de la vie, et il s’agit seulement de la vie del’esprit qui ne présuppose que le Ich denke, unité d’une variété à propos delaquelle il serait prématuré de parler de l’espace et du temps ; l’existence nelui est pas surajoutée et, par conséquent, la contradiction existentielle ne luisurvient pas, elle est cette contradiction elle-même. Finalement l’être est ensoi contradictoire, il implique la négation avec le devenir : il faut penser àHéraclite2. Première, la contradiction est la source de la création des essen-ces, et le principe de contradiction en dérive par une réflexion extérieure quien ferait plutôt une abstraction. »3

Ce texte indique que la « question transcendantale », dans sa formulationhégélienne, n’a pas encore trouvé sa solution. Ce que l’on a obtenu jus-qu’alors est une formulation correcte du problème (ce qui est loin d’être peude chose), car, si ce qui « meut le monde en général est la contradiction et[qu’] il est ridicule de dire que la contradiction ne se laisse pas penser », il fautrappeler également que la contradiction « se supprime pour elle-même »,

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1. Voir aussi La patience du concept, op. cit., p. 186 : « La dialectique ne permettra pas dedire les opposés à la fois (pourquoi, sinon, Hegel dirait-il que le zugleich est le défaut qui affectela Logique de l’Essence, de même que le “passage” affecte celle de l’Être ?) ; la dialectique cri-tiquera les présupposés de ce zugleich. »

2. Voir aussi La patience du concept, op. cit., p. 279-280. Point important contre lequel sebat le concept adornien de dialectique : « Son nom dit d’abord seulement que les objets ne seréduisent pas à leur concept, qu’ils entrent en contradiction avec la norme traditionnelle del’adaequatio. La contradiction n’est pas ce en quoi l’idée absolue de Hegel devait inévitable-ment la transfigurer : elle n’est pas d’essence héraclitéenne. Elle est l’indice de non-vérité del’identité, indice de l’absorption du conçu dans le concept » (GS 6, 17, Negative Dialektik,Payot, 12).

3. Études leibniziennes, Paris, Gallimard, 1976, p. 306-307.

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« sich durch sich selbst aufhebt » (Glockner 8, 280, Enzyklopädie ; Vrin, I, 555).Et cette Aufhebung signifie « rétablir ou plutôt poser cette identité du concept »,ce qui est premièrement « le but du mouvement de jugement », mouvement qui,à son tour, est « seulement développement », puisque « le sujet et le prédicat sont,en soi et pour soi, la totalité du concept, et le jugement est la réalité duconcept »1.

Ce résultat, à son tour, témoigne que le concept a beau être advenudepuis l’essence (et, par là aussi, depuis l’être), il est plutôt « l’inconditionné etl’originaire » (Glockner 5, 36-37, Wissenschaft der Logik). Par là, on a maintenantaffaire à un pur développement des déterminations et non pas une répéti-tion du processus qui a amené au concept ; autrement dit, il faut procédermaintenant selon le sens le plus élevé du mot système. Pour que nous puis-sions atteindre le pivot de ce dernier, cependant, nous avons à nous deman-der comment le concept opère, ce qui veut dire aussi : ni un passer ni un appa-raître, mais la logique profonde qui les régit.

C’est bien ce qui montre l’universalité même du concept et qui, dans leniveau de l’être, est concept seulement « en soi ». « Les catégories de l’êtreétaient, en tant que concept, essentiellement ces identités à soi-même desdéterminations dans leur borne ou leur être-autre ; mais cette identité étaitseulement en soi le concept ; elle n’était pas encore manifestée. Par consé-quent, la détermination qualitative comme telle se perdait [unterging] dansson autre, et avait pour vérité une détermination diverse par rapport à elle.Par contre, l’universel, même s’il se pose dans une détermination, demeure làce qu’il est. Il est l’âme du concret auquel il est immanent, sans obstacle etégal à soi-même dans la variété et [la] diversité de ce [concret] » (Glockner 5,38-39 ; Aubier, III, 71). Il n’y a plus un autre qui surgit et qui s’imposecomme limite ou barrière extérieures, mais nous ne demeurons pas pourautant prisonniers de la logique de l’essence (où l’identité se manifeste,comme il est indiqué dans le passage ci-dessus), car dans celle-ci le « déter-miner réciproque » des catégories a encore « la forme d’un faire [Tun] exté-rieur » (Ibid., 39 ; Aubier, III, 71), car la détermination de réflexion ne sedonne que dans son autre et un tel « se donner » n’a pas le caractère vraimentautonome, libre, de l’universalité : ce n’est pas encore le vrai « faire ».

On peut comprendre ainsi que l’universel est « la puissance libre ; il estlui-même et empiète sur son autre [greift über sein Anderes über] ; pourtant noncomme quelque chose de violent, mais qui plutôt, dans ce même [autre], estencore en repos et chez lui-même [bei sich selbst] » (Ibid., 39 ; Aubier, III, 72). Etc’est bien là, dans cet « empiéter » du concept sur son autre, qu’on rencontredans toute sa portée le « quelque chose de non kantien », rajouté selon

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1. Glockner 5, 74, Wissenschaft der Logik ; Aubier, III, 108. C’est pour cela que la « vraiesolution » des antinomies kantiennes « ne peut consister qu’en ce que deux déterminationsopposées et nécessaires à un seul et même concept n’aient leur vérité que dans leurêtre-supprimé, dans l’unité de son concept et non qu’elles puissent valoir dans leur unilatéra-lité, chacune pour soi » (Glockner 4, 228, Wissenschaft der Logik, apud La patience du concept, op. cit.,p. 313).

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Adorno par Hegel et annoncé depuis le début de ce texte, puisque cemodèle d’opération du concept signifie non seulement être au-delà de lalimite imposée à la subjectivité finie (la « simple » subjectivité), mais égale-ment que le concept kantien du « je pense » ( « la formule pour l’indifférencede spontanéité productrice et identité logique » ) « devient totale chez Hegelet, dans une telle totalité, principe de l’être autant que de la pensée » (GS 5,265, Drei Studien ; Payot, 26).

Laissons à Michael Theunissen le soin de faire la synthèse du parcoursfait jusqu’ici, un croisement des chemins qui nous ont mené à la discussiondes problèmes de l’adaequatio et de la négativité : « Que la réalité correspondeà son concept et, en fin de compte, au concept, c’est quelque chose qui,comme on l’a déjà dit, prend ailleurs la formulation suivante : la réalitédevient adéquate à son concept [ “Sie macht sich ihm angemessen” ]. Au lieu decela, Hegel peut dire aussi : le concept lui-même se fait la réalité adéquate àsoi [ “Der Begriff selber macht sich die Realität angemessen” ]. Nous avons évidem-ment à présenter la connexion des deux propositions de telle façon que lapremière appréhende simplement la surface phénoménale d’un mouvementqui, au fond [im Grunde], part du concept ; au fond, affirme Hegel, les’assimiler-au-concept de la réalité [ “das Sich-dem-Begriff-Angleichen der Rea-lität” ] repose dans un s’assimiler-à-soi-la-réalité du concept [ “das Sich-die-Realität-Angleichen des Begriffs” ]. Seulement parce que c’est ainsi que leconcept élève jusqu’à lui la réalité, c’est que celle-ci doit être capable demonter, à partir de soi, vers lui. Par là, toute activité qui paraissait appartenirà la réalité est revendiquée pour le concept, et l’autonomie “correspon-dante” du réel se rabaisse à une apparence [Schein]. Le correspondre estengagé aux conditions de l’autoréalisation du concept. »1

Une telle « autoréalisation du concept » n’est cependant possible queparce que le concept a lui-même le pouvoir de se réaliser, ou, pourl’exprimer de manière plus adéquate : l’universel véritable, infini, « est puis-sance créatrice en tant que négativité absolue qui se rapporte à soi-même »(Glockner 5, 43, Wissenschaft der Logik ; Aubier, III, 74). De là résulte que, unefois atteinte la dernière étape de la Logique, « L’idée absolue », Hegel exhorteà ce que l’on comprenne d’abord le mouvement du concept lui-même (laméthode), seulement dans le sens où « le concept [est] tout, et [que] son mou-vement est l’activité absolue universelle, le mouvement se déterminant et se réali-sant lui-même » (ibid., 330 ; Aubier, III, 371). Or une telle « activitéabsolue », la « négativité absolue qui se rapporte à soi-même », est la subjecti-vité, « la source la plus intime de toute activité, d’automouvement vivant etspirituel, l’âme dialectique que tout vrai a en lui-même, par laquelle seule-ment il est vrai ; car c’est sur cette subjectivité seulement que repose le sup-primer [Aufheben] de l’opposition entre concept et réalité et l’unité qui est lavérité » (ibid., 342 ; Aubier, III, 382).

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1. « Begriff und Realität. Hegels Aufhebung des metaphysischen Wahrheisbegriffs », inRolf-Peter Horstmann (ed.), Seminar : Dialektik in der Philosophie Hegels, Suhrkamp, 1978, p. 354.

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C’est ainsi que ce développer du concept se montre « développementvivant de l’idée », le contenu, car chacun « des degrés considérés jusqu’à pré-sent est une image de l’absolu, mais tout d’abord selon une manière bornée,et de la sorte il se propulse en direction du tout, dont le déploiement est ceque nous avons déjà désigné comme méthode » (Glockner 8, 448, Enzy-klopädie ; Vrin, 363). Sur ce point, cependant, la méthode s’élargit dans unsystème : « C’est ici seulement que le contenu comme tel du connaître inter-vient dans le cercle de la considération, parce que, comme [contenu] déduit,il appartient maintenant à la méthode. La méthode elle-même, par cemoment, s’amplifie en un système » (Glockner 5, 346, Wissenschaft der Logik ;Aubier, III, 386).

Celui-ci est le moment privilégié de la critique d’Adorno à Hegel :« Mettre purement la dialectique au compte du sujet, supprimer [wegschaffen]la contradiction pour ainsi dire par elle-même, a aussi pour résultatd’éliminer la dialectique en l’étendant en totalité. Chez Hegel, elle surgitdans le système mais n’y a pas sa mesure. »1 Et c’est bien dans ce sens qu’ilfaut maintenant relire le texte de Hegel : l’universel est « la puissance libre ; ilest lui-même et empiète sur son autre [greift über sein Anderes über] ; pourtantnon comme quelque chose de violent, mais qui plutôt, dans ce même [autre],est en repos et chez lui-même [bei sich selbst] » (Glockner 5, 39, Wissenschaft derLogik ; Aubier, III, 72). Si le « concept » empiète sur ( « greift über... über » )2 la« réalité » – et nous avons maintenant à prendre en considération le sens dedéterminer tout ce qui est sous soi (le concept est « übergreiffend » ), mais aussicelui d’une « intervention violente et injustifiée » (un « Übergriff ») –, on nesaurait oublier, cependant, que cette « réalité » a sa Selbständigkeit, son auto-nomie. Hegel prétend que cette autonomie a été préservée dans l’unité du« concept » et de la « réalité ». Cette réalité est pourtant « autonome », écritTheunissen, « dans le sens de la résistance d’un matériau auquel cet “effortdu concept” – devant aussi être entendu objectivement – doit s’imposer.Mais on ne peut pas confondre cette autonomie, en tant qu’autonomie de la

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1. GS 6, 163, Negative Dialektik ; Payot, 130. Même si Adorno n’épouse pas la distinctionclassique d’Engels entre « système » et « méthode », on ne peut pas dire non plus qu’elle luisoit entièrement étrangère. Pour Engels, Hegel s’est plié aux « exigences traditionnelles » dela philosophie en prétendant mettre fin au processus logique, même s’il affirme à plusieursreprises que la vérité absolue n’est rien de plus que le processus logique lui-même. Par là,cependant, « tout le contenu dogmatique du système hégélien est déclaré comme étant lavérité absolue, en contradiction avec sa méthode dialectique qui dissout tout le dogmatique ;par là, le côté révolutionnaire est asphyxié sous le côté conservateur qui étouffe » (FriedrichEngels, Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deustschen Philosophie, Marx-Engels Werke(MEW) 21, Dietz, 1973, p. 268). Cependant, il faut rappeller qu’Adorno critique en Marx eten Engels la transformation du concept hégélien en promesse d’une identité future. Sur cepoint, voir M. Nobre, A dialética negativa de Adorno, op. cit., spéc. les chap. 1 et 2.

2. Hegel utilise une rection qui n’est pas dans les dictionnaires actuels. La rection habi-tuelle est aujourd’hui seulement « übergreifen auf etwas », qui veut dire « répandre », « propager ».« Empiéter » prétend indiquer le caractère totalisant de ce mouvement du concept vers sonautre et la suprématie d’un moment sur l’autre, sans quoi, selon Hegel, il n’y aurait pas de mou-vement, ni de synthèse non plus.

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substance, avec l’autonomie essentiellement subjective qui est la conditionsine qua non de la correspondance. Cependant cette autonomie disparaît éga-lement, aussitôt que le concept s’assure de la réalité en tant que sa réalitépropre ; la réalité à la fin totalement empiétée a perdu son autonomie »1. Cesujet-objet qui est sujet – comme l’écrit Adorno – permet à Hegel de carac-tériser le « développement de l’idée » comme l’ « activité propre » de la raisonde ce développement. Ce qui veut dire : « Considérer quelque chose ration-nellement [etwas vernünftig betrachten] ne veut pas dire ajouter de l’extérieurune raison à même l’objet et le façonner par là, l’objet est au contrairerationnel pour lui-même ; c’est ici l’esprit dans sa liberté, le sommet le plusélevé de la raison consciente de soi qui se donne une effectivité et se produiten tant que monde existant ; la science a seulement pour besogne de porterà la conscience ce travail propre de la raison de la chose. »2

Pour Adorno, la reformulation de la question transcendantale par Hegelabandonne l’impulsion initiale, la négativité propre de l’inégalité entre laconscience et son objet. Pour Adorno, donc, si « la construction de la sub-jectivité transcendantale fut l’effort grandement paradoxal et faillible pourse rendre maître de l’objet dans son pôle opposé, on peut dire aussi que cene serait qu’à travers sa critique qu’on pourrait accomplir ce que la dialec-tique idéaliste positive ne fit que proclamer » (GS 6, 186, Negative Dialektik ;Payot, 147).

Hegel : « La vérité aussi est le positif en tant que savoir qui correspond àson objet, mais elle n’est cette égalité à soi que dans la mesure où le savoirs’est comporté négativement en face de l’autre, dans la mesure où il atraversé l’objet et qu’il a supprimé la négation qu’il est » (Glockner 4, 543,Wissenschaft der Logik ; Aubier, II, 78-79). Pour Adorno, ce texte montrel’impulsion négative qui donne vie à la critique de Hegel à Kant aussi bienque la capitulation à l’égard de la positivité présente dans la formule « égalitéavec soi ». Dans le texte de l’ « Introduction » de la Phénoménologie de l’esprit, lemoteur du mouvement de la conscience naïve vers la conscience philoso-phique se trouve dans l’inégalité entre la conscience et son objet, c’est-à-diredans l’inégalité entre les moments du savoir et de la vérité. Comme Adornoaurait pu le dire, l’impulsion initiale et originale de la dialectique se trouvedans l’inégalité entre concept et conçu, et c’est cette impulsion critique inau-gurale qui doit être préservée à tout prix, sous peine d’éliminer ce qu’il y a deproprement critique dans la dialectique. Il se trouve qu’en faisant en sorte quela distance entre le savoir et l’objet dépende de l’unité de ces moments dansl’absolu, en supposant que l’inégalité entre la conscience et son objet nepuisse être représentée qu’en vue de l’égalité, Hegel a abandonné lui aussi sa

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1. « Begriff und Realität », op. cit., p. 351. Et encore Lebrun : « Le “rassemblement-avec-soi dans l’Autre” ne veut pas dire que l’obstacle de l’altérité ait été surmonté, mais qu’iln’y avait d’altérité insurmontable que parce qu’on l’avait conçue comme extériorité, au-delà »(La patience du concept, op. cit., p. 304).

2. Glockner 7, 81-82, Philosophie des Rechts ; Vrin, 1998, p. 120. Rappelons que Betrachtungest le correspondant germanique du latin contemplatio.

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devise de ne penser que concrètement, puisqu’il fait de la négativité unmoment à supprimer, qu’il fait de la négativité un moment de la positivité.

Pour Adorno, même si la Einsicht fondamentale de Hegel est correcte,sa solution se donne en dépit de l’objet, du « comportement négatif » dusavoir à l’objet. Pour Adorno, le savoir qui s’accorde à l’objet est celui quise comporte négativement par rapport à lui : « La qualification de la véritécomme comportement négatif du savoir qui pénètre l’objet, qui donc sup-prime l’apparence de son être – ainsi immédiat –, résonne comme le pro-gramme d’une dialectique négative, comme programme du “savoir corres-pondant à l’objet” ; néanmoins l’établissement du savoir en positivitéabjure ce programme. Dans la formule de l’ “l’identité à soi”, de la pureidentité, le savoir de l’objet se révèle comme un tour de passe-passe, parceque ce savoir n’est plus du tout celui de l’objet, mais la tautologie d’unenoêsis noêseôs posée absolument. »1

C’est pourquoi, selon Adorno, le « nom » dialectique « dit d’abord seule-ment que les objets ne se réduisent pas à leur concept, qu’ils entrent en con-tradiction avec la norme traditionnelle de l’adaequatio. La contradiction n’estpas ce en quoi l’idée absolue de Hegel devait inévitablement la transfigurer :elle n’est pas d’essence héraclitéenne. Elle est l’indice de non-vérité del’identité, indice de l’absorption du conçu dans le concept » (GS 6, p. 17,Negative Dialektik ; Payot, 12). C’est-à-dire que, « d’emblée », l’impulsion ori-ginale de la dialectique se trouve dans l’inégalité entre concept et conçu, et,pour Adorno – comme il a déjà été dit –, c’est de la préservation de cetteimpulsion que dépend la dialectique comme critique. Ce motif critique inau-gural signifie aussi que Hegel a enlevé le sol du privilège millénaire du posi-tif, le privilège de l’être. Mais la thèse de l’identité de la raison et de l’étantfait que cette négativité inaugurale est posée comme moment devant êtresupprimé, comme moment de la positivité, tout en restaurant par là le pré-jugé millénaire en faveur du positif, lequel est déjà miné à sa base.

Hegel demeure, selon Adorno, prisonnier de l’idéalisme, malgré le faitque la « dialectique » signifie exactement « l’impossibilité de réduire lemonde à un pôle subjectif arrêté » : il a déterminé sa philosophie commephilosophie de l’esprit (GS 5, 239, Drei Studien ; Payot, 18). L’accord deHegel avec Fichte – l’ « inconséquence dépourvue de pensée de Kant » quifait qu’il manque le système tout entier de l’ « unité spéculative », la défensede l’absolue intransigeance et achèvement du cours de la pensée – « statue lapriorité de l’esprit comme telle, même si à chaque étape le sujet se déterminecomme objet, tout aussi bien qu’inversement l’objet se détermine commesujet. Dans la mesure où l’esprit qui considère [der betrachtende Geist] oseprouver que tout ce qui est est commensurable à l’esprit lui-même, au logos,aux déterminations de la pensée, l’esprit se lève comme ontologiquementultime, même s’il pense conjointement (mitdenkt) la non-vérité présente là,

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1. GS 6, 162-163, Negative Dialektik ; Payot, 130. Par cette référence à la noêsis noêseôs aris-totélicienne, Adorno veut peut-être renvoyer au § 236 (Zusatz) de l’Encyclopédie.

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celle de l’a priori abstrait, et s’il fait des efforts pour éliminer cette mêmethèse générale qui est la sienne » (ibid., 261 ; Payot, 21).

De cette façon, l’introduction de la notion d’ « esprit » vient indûmentapaiser la négativité propre de la dialectique sujet-objet. Et l’apaisementforcé de la négativité, bien visible dans le modèle hégélien du Übergreifen, del’empiétement exposé ci-dessus, me semble être un préambule nécessaireà l’investigation du concept adornien d’une dialectique négative. Un telconcept exige que nous pensions des mouvements dialectiques qui ne soientpas fondés sur une scission de l’unité originaire du concept devant être cor-rigée, une correction de l’ « interscission », de la « Unterscheidung » imposéepar la finitude et pétrifiée dans une méthode par la pensée représentative.C’est aussi dans ce sens précis qu’on pourrait parler, chez Adorno, d’unemétacritique kantienne de Hegel. Ces motifs métacritiques nous rappellentaussi que l’idée de réconciliation d’Adorno ne peut jamais se confondre avecla positivité du concept et jamais elle ne saurait être affirmée par lui. On n’apas à trouver étrange, donc, qu’Adorno dise du concept d’une dialectiquenégative qu’il « éveille le doute sur sa possibilité » (GS 6, p. 21, Negative Dia-lektik ; Payot, 16).

Marcos NOBRE,Universidade Estadual de Campinas (UNICAMP)

et Centro Brasileiro de Análise e Planejamento (CEBRAP).

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Selon Kervégan, la réconcilation n'est pas un apaisement de la négativité, mais une assomption spéculative (PPD 38).