Actualiser le mythe de la bohème, suivi de Chimères

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Actualiser le mythe de la bohème, suivi de Chimères Julien Dupont Thèse soumise à la Faculté des arts dans le cadre des exigences du programme de maîtrise en lettres françaises Département de français Faculté des arts Université d’Ottawa © Julien Dupont, Ottawa, Canada, 2021

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Actualiserlemythedelabohème,suivideChimères

JulienDupont

ThèsesoumiseàlaFacultédesartsdanslecadredesexigences

duprogrammedemaîtriseenlettresfrançaises

DépartementdefrançaisFacultédesarts

Universitéd’Ottawa

©JulienDupont,Ottawa,Canada,2021

ii

Résumé

Cette thèse en création littéraire est centrée sur le mot «bohème» et sur

l’imaginaire que ce terme conjure. Le premier volet de la thèse, soit son aspect

théorique,tracel’évolutiondel’imaginairequiauréolelemot«boesme»depuisses

origines gitanes jusqu’à son éclosion en symbole de l’écrivain. Malgré les

déclarationsrépétéesque«labohèmeneveutplusriendiredutout», l’argument

fondamental de cette thèse est que la «bohème» constitue une configuration

mythique,àtendanceinitiatique,quidemeurepertinenteaujourd’hui.Ledeuxième

volet, soit l’apport créatif de cette thèse, consiste en un court roman épisodique

intituléChimères. Cette créationactualise lemythede labohèmeen l'illustrantau

seind’histoirespropresànotreépoque,toutencalquantsastructuresurcelledes

Scènesde laviedebohèmed’HenryMurger (1851), roman central aumythe de la

bohème littéraire. Le troisième et dernier volet constitue une réflexion sur

l’évolutiondecettethèse,surlerôlecachédesmythesdansnosviesainsiquesurla

transformation qu’ils opèrent sur nous. Combinant recherche universitaire et

créativitésubjective,cettethèseillustreetincarneunprocessusd’initiation.Passer

d’unenaïvetéchimériqueàunesagesseplusréaliste,céderlepersonnageauprofit

delapersonne,c’estàlafoisleprocessusetlafindelabohème,soitl’atteintedela

transformationqu’ellerecèle.Néanmoins, ilrésultedecetravail laconclusionque,

telle la jeunessemême, labohèmesera toujoursapteàêtre régénéréeet toujours

sera-t-ellecondamnéeàpasser.

1

THÉORIQUE:

Actualiserlemythedelabohème

2

Introduction

Cherslecteurs,vousquientrezpariciencettethèsebohémienne,permettez-

moi d’abord d’étaler quelques paragraphes préparatoires à la réception de la

matière:l’étudedelabohèmeneselimitepasàl’étuded’unobjetdanslemonde.Il

s’agitd’abordetavant toutde l’étuded’unemanière romantiqued’appréhender le

monde. C’est ainsi qu’il faudrait concevoir la bohème: c’est une idée, soit la part

invisibled’unmythe.

Toutefois, cetteperceptionromantiques’estdéveloppéenonseulementpar

desreprésentations fictives.Elles’estaussimanifestéedans laviedeceuxquiont

cherché à incarner les tropes de l’imaginaire bohémien. Curieusement, donc, la

bohème est aussi devenueunobjet dans lemonde. Ces traces de vies de bohème

peuventdoncêtreconsidéréescommelessous-produitsdumytheactivé,laportion

visibledesonexpression.AnthonyGlinoer,bohémologueaguerri,écritnotamment:

Ilyadoncunehistoirede labohèmepar textes,quidouble l’histoirede labohèmeréelleetinteragitavecelle:lesjeunesgensquidébarquentdanslacarrièredeslettresoudesartsontuneconnaissancedutypebohèmeetdesamiseenscèneparMurger,Puccinioud’autres;ilscherchentà ressembleràunmodèle toutà la foishistoriqueet imaginaire.Labohèmeoffreainsi un des plus remarquables exemples de tourniquet entre la fiction et la référence, lespratiquesetlesreprésentations,leréeletl’imaginaire1.

C’est donc en étudiant ces doubles aspects, soit les représentations fictives et les

histoires réelles concordantes,que l’onpeut arriver à cerner cettenébuleuse idée

qu’estlabohème.C’estdansladistanceentrecesdeuxobjets,soitdansladistance

entre l’idéal et le vécu, que l’on saura mesurer la puissance, la polyvalence et

l’applicabilitédumythedelabohème.

1AnthonyGlinoer,Labohème:unefiguredel’imaginairesocial,Montréal,LesPressesdel’Université

3

Nousleverrons,celapeuts’avérerglissant,car«labohèmeestlapremière

industriedefabricationdesonpropreimaginaire2»et«sansindividusàlafoispour

l’incarner et pour l’écrire ou la peindre, pas d’imaginaire de la bohème ; sans

imaginaire auquel adhérer, pas d’adhésion possible3». Il va donc de soi que ce

répertoireimaginairequ’estlabohèmeestapteàêtretransformépartoutindividu

qui vient s’y inscrire, s’en inspirer et en parler. Il demeurera donc un flou

ontologique inhérent à cette étude qui sera peut-être irritant pour l’esprit très

cartésien. Cependant, l’idéal que je vous souhaite face à cette idée, c’est plutôt

l’émerveillement.Mieuxquebiend’autresconcepts, labohèmeasu,etsaitencore,

faire le pont entre le réel et l’imaginaire. C’est un mythe, plus ou moins occulté

aujourd’hui,quiréussitnéanmoinsàinfluencerréellementlamanièredontcertains

tracentleursvies.Sanatureestdoncunique,fascinanteetversatile.

Lecorpus

La présente part théorique de cette thèse se donne pour but de livrer, de

manièreclaireetconcise, lesoriginesainsique lesélémentsconstitutifsdumythe

de «la bohème». À cette fin, la thèse s’appuiera principalement sur un corpus

théorique composé de quatre études approfondies sur le sujet de la

«bohémologie», soit cellesécritespar leschercheursElisabethNorell (Lerôledes

bohémiens dans la littérature française du dix-neuvième siècle), Nathalie Heinich

(L’élite artiste), Anthony Glinoer (La bohème: une figure de l’imaginaire social) et

2Ibid.3Ibid.,p.23.

4

ColetteLenoir(LemythedelabohèmeauXIXesiècle).D’emblée,desremerciements

sont dus à ces auteurs sans qui l’aspect théorique de cette thèse en création

littérairen’auraitpaspuespéreratteindrelemêmedegrédeprofondeur.Toutefois,

ilseraaussiquestion,auseindeceprojet,desedissocierdecertainesconclusions

que ces chercheurs partagent avec, entre autres, Charles Aznavour, soit que « la

bohème,çaneveutplusriendiredutout4».Étantunethèseencréationlittéraire,ce

projet a aussi comme but, tel qu’indiqué dans le titre, d’actualiser le mythe

bohémien et de montrer en quoi cet imaginaire est toujours présent et toujours

applicabledanslemonded’aujourd’hui.

Lecinquièmeetdernierpilierfondamentalaucorpusd’étudedecettethèse,

c’est le romanmentionné ci-dessus, soit les Scènes de la vie de bohème, écrit par

HenryMurgeretpubliéen1851.Ce romanet sapréface, commenous leverrons,

furent centraux à la définition de la bohème telle que nous la comprenons

aujourd’hui.D’autresécritsbohémienssecondairesserontaussiabordéspourleurs

apports variés sur la question. Toutefois, c’est sur ce roman deMurger que sera

calqué l’aspect créatif de cette thèse. Cette structure modèle consiste d’une

collection d’histoires semi-réelles affichant des personnages qui ont une posture

partagée,soitunecroyanceenlapuissancerésiduelledumythedelabohèmeetun

désird’incarner,autantquepossible,cetimaginaireartistiquedanslaréalitévécue.

4CharlesAznavour&JacquesPlante,«Labohème»,Labohème,DisquesBarclay,Paris,1965.

5

Laproblématique

La problématique qui concerne ce projet s’énonce donc ainsi: est-il vrai,

comme le disent nos bohémologues, que «la bohèmene veut plus rien dire5» ou

encoreque«rendubanal,lebohémienn’offrepasdepossibilitésàl’imaginationqui

est à la recherche du nouveau6»? Autrement formulée, cette question s’exprime

ainsi: est-il possible d’actualiser le mythe de l’artiste et de l’écrivain, tel que

véhiculéparlalittératuredelabohèmeduXIXesiècle,pourleXXIesiècle?

Cette problématique repose sur trois propositions esquissées par ceux qui

ontfaitétudeduphénomène.Cespropositionssontlessuivantes:(a)labohèmese

définirait par une «production artistique auto-représentative 7 », alors (b) le

«capital symbolique» de celle-ci se verrait éclipsé dans une «économie de la

visibilité»modernedeproductionrapideetpopulairequepermettentparexemple

YouTubeetInstagram8.Dernièrement(c):

Laquêtedelavisibilitéetl’exhibitionnismequicaractérisaientlabohème[auraient]atteintlescréateurs dans leur ensemble... Maintenant que les valeurs sociales de la bohème se sontinfiltréespartout,labohèmeartistiqueetlittéraire[serait]devenueinvisible.Quandelleveutpouvoirtoutdire,oupresque,alors,vraiment,labohèmeçaneveutplusriendiredutout9.

Laréponse

Laréponsequ’offriraceprojetàcetteproblématiqueserabaséepremièrement

sur l’idéequelabohèmeconstitueuneconfigurationmythiqueàutilité initiatique,

5AnthonyGlinoer,op.cit.,p.268.6 Elisabeth Norrell, Le rôle des bohémiens dans la littérature française du dix-neuvième siècle,UniversityofAlabama,1981,p.199.7AnthonyGlinoer,op.cit.,p.24.8Vincent Kaufmann,Dernières nouvelles du spectacle: ce que lesmédias font à la littérature, Paris,Seuil,2017.9AnthonyGlinoer,op.cit.,p.268.

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ce qui la rend apte à être perpétuellement renouvelée. Voici les notions sur

lesquellessefondecetteréponse:

(1) Étant justement «auto-représentative», «la bohème est la première

industriede fabricationde sonpropre imaginaireet,parglissement,de sapropre

histoire10».Cetteaffirmationlaisseentendreque,pardenouvellesreprésentations,

cette histoire saurait être continuée et réadaptée à des fins individuelles sinon

collectives. Cela ne trahit pas le schème de la bohème, puisque, pour la bohème,

«l’indécision sémantique et l’indétermination sociale ont pu être ses meilleurs

outils de survie, le termesemaintenant d’autantmieuxqu’il ne se colle pas à une

réalitéunique11».

(2)L’idéeaucœurdelariposteestdoncquelabohèmeconstitueunesortede

matériau primaire imaginaire, quitte à toujours être réutilisé et reformulé. C’est

justementlanaturedelabohèmedetoujoursserenouvelerenpuisantauxmêmes

idées tout en générant des itérations variées. Selon Émile Goudeau, un auteur

«bohémien»:«Ilfautquelesbohèmessesuccèdentetneseressemblentpas;une

générationalabohèmejoviale,lasuivantel’atriste12».QuantàGlinoer,ilécritque:

[C]haquegénérationquiensortnesereconnaîtpasdanslagénérationquilasuit.Lajeunessed’un individu est condamnée à passer, mais la jeunesse comme valeur primordiale de labohèmesurvit à chaque cohorte. Fairepreuvedenostalgie revient à refuser aux suivants ledroit de reprendre le flambeau, à arrêter des frontières là où elles ne peuvent pas êtretracées13.

10Ibid.,p.24.11Ibid.,p.16-17.12Émile Goudeau,Dixansdebohème, Paris, LibrairieHenry du Parc, exporté deWikisource 2020,[1888],p.223.Enligne:https://fr.wikisource.org/wiki/Dix_ans_de_boh%C3%A8me(pageconsultéele21décembre2020).13AnthonyGlinoer,op.cit.,p.261.

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Par intégrité intellectuelle, il faut préciser que Glinoer postule que malgré cette

jeunesse renouvelée cequidéfinissaitd’anciennes itérationsde labohème, soit la

visibilitéetl’expositiondevaleursjadisrebelles,maisdevenuesnormales14,serait,

selon lui, rendu trop dilué pour que la bohème puisse encore avoir un sens

aujourd’hui. Cette nuance de sa pensée est déjà citée ci-dessus dans la

problématique.

(3)Nousproposonscontreceproblèmel’idéequel’ensembledesélémentsdela

bohème constitueune configurationmythique endurante et que, tel que le définit

HansBlumenberg:

Lemytheestàlafoisunequestionposéeàl’humanitéetsaréponse;silaréponseestdatéeetéventuellement dépassée, la question, elle, peut demeurer pertinente, ce qui expliquerait lepotentieldesurviedecertainsmythes15.

Donc, même si certaines itérations ou «réponses» bohémiennes semblent

aujourd’hui dépassées, ou normalisées comme l’écrit Glinoer, cela n’entraine pas

automatiquementledépassementdelaquestionbohémienne,quiseposetoujours,

puisquec’estlàlaquestiondelaplacedel’artistedanslasociété.Pourréitérercette

idéedumythecommequestion,citonsaussiMaxMilner,quiécritque:

Lemythe, c’est une aventure collective de la pensée, obéissant à son dynamisme propre etrégléparsapropreloi;c’estunaspectdelaconditionhumainecondenséenunehistoireouenunêtre,etpermettantàceluiquis’ycontemplederésoudresespropresconflits16.

(4)Finalement,laréponsequ’offrecettethèseàlaproblématiqued’unebohème

périmée et vidée de son ancien sens, c’est que la bohème constitue une

configurationmythique,cequiexpliqueraitsonutilitécontinue.Ensurface,lemode14Ibid.,p.268.15 Hans Blumenberg, La raison du mythe, trad. de Stéphane Dirshauer, Paris, Gallimard,«Bibliothèquedephilosophie»,2005,p.69-70.16MaxMilner,«LediabledanslalittératurefrançaisedeCazotteàBaudelaire(1772-1861)»,Revued’HistoireLittérairedelaFrance,vol.64,janvier1964,p.485.

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deviebohémiensertàmesurerlaplaceaccordéeauxartistesensociété.Toutefois,

enprofondeur,labohèmes’avèreillusoireettransformatrice.Ellesertainsiderite

initiatique, ce qui lui confère une importance continue, puisque l’initiation est un

ritueluniverselparmil’humanité.LemythologueJosephCampbellaproposéquela

prévalence mondiale des configurations mythiques serait attribuable au besoin

fondamental de l’initiatique chez l’être humain. L’initiation se définit soit par un

rituel oupar unehistoire qui opère «unpassage et un changement profond chez

l’individu17».Elles’accomplitparunéloignementdelasociétédelapartd’uninitié

qui ne reviendra qu’une fois transformé. Nous le verrons, c’est exactement ce

qu’appelle et accomplit la mythique pensée bohémienne. C’est pourquoi Colette

Lenoir écrit, et c’est ici une citation clé à cette thèse, que «même discréditée, la

bohèmegardesesplaces fortes, toutcomme l’idéalismedontelleest issue […].Le

mytheconservesonplusfidèleallié,l’indestructiblerited’apprentissage18».

En synthèse, cette thèse propose l’argument que la bohème constitue une

configurationmythiqueetinitiatiqueassezlibrepourêtrecontinuellementadaptée.

Labohème,parsonmélangeuniqued’imaginaireetderéel,appellelesindividusà

générerdesmythologiespersonnalisées.Ceci s’accomplitparunequêtedenature

artistiquequientraineunéloignementdelanormesociétale.Cettequêtetransforme

immanquablement celui qui s’y lance, lui conférant un statut initiatique. De plus,

cettequêtecèdeinlassablementdesréponsesajustéesàlafoisàl’individuainsiqu’à

sonépoque.Ainsi, c’est l’argumentde cette thèseque labohème, sesmécanismes

17Maxime Prévost, «Introduction», Alexandre Dumas mythographe et mythologue, Paris, HonoréChampion,«Romantismeetmodernité»,2018,p.31.18ColetteLenoir,LemythedelabohèmeauXIXesiècle,Paris,UniversitédeLille,1992,p.503.

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profonds, ses questions et ses réponses demeurent pertinents et peuvent être

actualisésàprofitpourleXXIesiècle.

Définirlabohème:survolhistorique

Lapremièretraceécriteduterme,enfrançais,apparaîtsousl’originellegraphie

de«boesme»enl’an137219.ApparuauseinduLivredespropriétésdeschoses,une

sorted’encyclopédiemédiévale, le terme«boesme»yest incluspourdésigner les

«habitant[s] de la Bohême20». La région de Bohême est devenue un royaume au

XIIIe siècle, et aujourd’hui ce territoire constitue une province de la République

tchèquedontPragueestlacapitale.

La prochaine évolution du terme «boesme» s’opère cent ans plus tard avec

l’arrivéeenEuroped’unpeuplenomadevenudel’Orient.Cepeuplesedésignelui-

mêmecomme«Rom»ou«Roma».Toutefois, lenomdesRomsestéclipséparles

désignations que confèrent à ce peuple les Européens, tel «Tsigane», une

appellationquelamodernitéretient.Aussi,pourl’exotismedecepeuple,«[o]nles

appelleÉgyptiens, sachant que la ‘’petiteÉgypte’’ désigne à l’époque, de façon très

floue, différents pays d’Orient (Grèce, Syrie, Chypre, etc.)21». De cette fausse

désignationd’«Égyptiens»serontdérivéslesnomsde«Gitanos»,de«Gypsies»,et

de «Gitans» tels qu’ils seront connus en espagnol, en anglais, et en français

respectivement. Or, c’est ce même peuple «Roma», «Tsigane» ou «Gitan» qui

19https://www.cnrtl.fr/etymologie/boh%C3%A8me20https://www.cnrtl.fr/etymologie/boh%C3%A8me21 André Larané, « Tsiganes: la nation invisible», Hérodote.net, dossier «Europe»,https://www.herodote.net/Tsiganes_la_Nation_invisible-synthese-525.phpconsultéle8juin2020.

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prendraaussi lenomde«bohémien»ou«boesmien»,pour lasimpleraisonque

l’undecesgroupesgitansàpasserenFranceportaitunelettredeprotectionsignée

parSigismund1erduSaint-Empire,roi,entreautres,deBohême22.

Dans les siècles subséquents, le terme «bohémien» subit un glissement

sémantique.Bientôt, lemotnedésigneplus un groupe spécifiquedu tout, groupe

qui,aprèstout,nes’identifiaitquepar«lesaccoutrementsbizarres,laviesauvage,

et lesoccupations, surtoutcelleayant rapportà ladivination23».Le termevientà

désignertousceuxquisontétrangersetenmargedelasociétéfrançaiseetquifont

vie de vagabonds. Trois cents ans après l’apparition des premiers Bohémiens-

TsiganesenEurope,auSiècledesLumières,laGrandeEncyclopédiedeDiderotetde

d’Alembert faitétatdusensetde l’imaginaire françaisvis-à-visdesbohémiensen

offrantladéfinitionsuivante:

Bohémiens – c’est ainsi qu’on appelle des vagabonds qui font profession de dire la bonneaventure […]. Leur talent est de chanter, danser, et voler […]. Depuis ce temps (1427) leroyaumeaétéinfectédevagabondsdelamêmeespèce[…].LesBiscayensetautreshabitantsdelamêmecontréeontsuccédéauxpremiersbohémiens,etonleurenaconservélenom24.

Il est important de noter ici que déjà l’appellation bohémienne glisse. Elle ne

s’attacheplusàunpeupleprécis,maissetransposesurceuxquiviventdemanière

marginale. «Pour l’auteur de cet article, le Bohémien représente toute l’existence

nomade plutôt qu’un peuple d’une origine commune25.» Donc, du XIVe au XVIIIe

siècle, «bohémien» est un mot qui associe un individu à un imaginaire relié à

22Ibid.23ElisabethNorrell,op.cit.,p.3.24 Diderot, «Bohémiens», L’Encyclopédie 1ere édition, Tome 2, Paris, 1751, aussi en lignehttps://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/1re_%C3%A9dition/BOHEMIENS(pageconsultéele21décembre2020).25ElisabethNorrell,op.cit.,p.4.

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l’inconnu,à l’exotisme,aunomadismeetà l’existencehorsdesnormesreligieuses,

légales et économiques. Les «bohémiens» donc, étaient en ce premier sens des

gitans. Parias de la société, ils n’étaient pas bien traités et l’on enparlait peu.Or,

l’imaginaire nomade et marginal qu’ils incarnaient a graduellement gagné en

popularité,notammentgrâceà la littérature.L’apparitionenlittératuredesgitans-

bohémienspritplacelorsdelapremièremoitiéduXIXesiècle.C’estcequ’aétudié

notrepremièrechercheuseÉlisabethNorrell.Lapropagationlittérairedecesidées

gitanes devint un important substrat sur lequel les subséquentes couches

symboliquesde«laviedebohème»allaients’édifier.

Aborderleschercheurs:ÉlisabethNorrelletlabohèmegitaneenlittérature

Abordons plus longuement notre première chercheuse, Élisabeth Norrell,

auteure de la thèse doctorale intitulée Le rôle des bohémiens dans la littérature

française du dix-neuvième siècle. Cette étude est utile pour son recensement

littéraireprécisainsiquepourses théories,depeud’ampleur,mais justes, sur les

raisonspourlesquelleslafiguredubohémiengitanapparaîtavecdeplusenplusde

fréquenceetavecappréciationcroissantedans la littératureromantique.Ellenote

qu’avant leXIXesiècle, lesnomadesnommésbohémiensétaientrarementabordés

dans l’art et qu’ils étaient plutôt traités rudement par la loi et par l’opinion

populaire ; ils étaient des marginaux. «Jusqu’à l’avènement de Rousseau, le dix-

huitième siècle ne s’intéresse qu’à l’homme cultivé, produit d’une société aux

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apparencesraffinées[…]Lebohémienne faitqu’inspirer ledégouteton lerejette

d’embléedelascènelittéraire26.»

Or, commeelle l’observe, lebohémiengagnegraduellementunepopularité

littéraire. La Esmeralda deNotre-DamedeParis (1831) et laCarmen deMérimée

(1845)sontdesexemples fameuxdebohémiennes,dans lesensdegitanes,quise

manifestentauseindelalittératureduXIXesiècle.VoicicommentNorrellexplique

cettepopularitécroissante : «C’estenfingrâceàunecertaineattitude,à l’attitude

romantique,que la littératuredudix-neuvièmesièclea favorisé ledéveloppement

du rôle bohémien27».Le «romantique» ici mentionné désigne une esthétique

culturelleduXIXesièclequi«inaugurel’exaltationdumoi,del’êtreincompris,etle

mythedubonsauvage28».Envalorisantcesaspectsindividualistesetmythiques,les

poètes romantiques trouvent pour les bohémiens un intérêt où, lors des siècles

antérieurs,iln’yavaitqueméprisetsuspicion.Pourlesromantiques,lesbohémiens

gitans sontmoins corrompus par la société et sont plus près desmystères de la

nature. «L’art des bohémiens, que ce soit la musique ou la danse, ensorcelle le

spectateur au point où celui-ci donne libre cours à l’imagination poétique et

s’épanche dans le rêve sans entraves29.» Ainsi, dans l’imagination romantique

exaltée, les bohémiens vivent une vie de fantasme, complètement dissociée des

mœurscontraignantesdelacivilisation.Norrellécrit:

Opposésauxgensordinairesàl’espritfigé,lesbohémiensreprésententlafonctionlibératricede la pensée, du rêve, ou bien de l’art, qui porte l’esprit au-delà de la réalité, qui délivrel’imagination du réel opprimant, qui crée unmonde en harmonie avec nos idées ou désirs

26Ibid.,p.199-199.27Ibid.,p.200.28Ibid.,p.199.29Ibid.,p.194.

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[…].Pousséparl’enthousiasmecréateur,lebohémien,commelepoète,estdestinéàsouffrirdel’incompréhension des hommes. Il préfère toutefois sa vie de solitaire à celle de la foulestupide qui encombre son chemin, car les richesses qu’il fait siennes valent bien la peine àlaquelleilestdestiné30.

Toutefois,Norrellprendaussisoindenoterque:

Il s’agitd’unepartdubohémien irréeletd’autrepartdubohémienvraisemblable ; jamais iln’estlasimplereproductiondelaréalité[…].Enunmot,lebohémienreprésentelaperceptionromantiquedelaréalitéquidevientparlasuiteuneréalitéidéalisée31.

La représentation des Tsiganes dans l’art est effectivement le marqueur d’un

imaginaire changeant. Ce n’est pas le peuple observé qui change, mais bien la

mentalitédelasociétéquil’observe.Laperceptionromantiqueidéaliselafiguredu

bohémien gitan. Ainsi, cette figure fut appropriée par les écrivains qui en vinrent

graduellementàs’identifiereux-mêmescommeétantdes«bohémiens»artistiques,

c’estàdiremarginauxetmythiques.Finalement,cequeNorrelltraceauseindeson

étude,c’estl’émergencedelafiguredubohémien-gitanenlittératureainsiqueson

embellissementauxmainsdesauteursromantiques,processusquimenaenfinàla

«bohèmeartistique»quenousaborderonsci-dessous.

Aborderleschercheurs:Heinichetl’avènementdurégimevocationnel

Abordonsmaintenantnotredeuxièmechercheuse,NathalieHeinich.L’étudede

Heinich se concentre sur les paradigmes artistiques. Son livre L’élite artiste:

excellenceetsingularitéenrégimedémocratiqueexplorel’évolutiondelaperception

desartistesparlasociété.Autrementdit,elles’intéresseàl’intégrationdesartistes

30Ibid.,p.195-196.31Ibid.,p.199.

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dans l’ordre social. Ceci s’avère essentiel à la compréhension des changements

sociauxquifontémerger,entreautres,l’idéedelaviedebohèmeartistique.

LàoùNorrells’intéressaitpresqueexclusivementàl’apparitiondesTsiganesau

sein des œuvres littéraires, Heinich s’intéresse plutôt au statut des créateurs en

cettepériodeévolutive.Elleécrit:«Par“statut"descréateurs,ilfautentendrenon

seulement leur situation réelle, mais aussi leur rôle imaginaire et leur place

symbolique32». Au cours de l’Ancien Régime, les peintres étaient vus comme de

simplesartisans.L’ondevenaitpeintreparcequesonpèrel’était.L’onpratiquaitles

techniques;l’onproduisaitdesportraitspersonnelsetreligieuxquel’onnesignait

que rarement. Nous nommons le peintre « artisan », car «l’emploimêmedumot

“artiste”[…]estdéjàunanachronisme,puisqueletermen’aprissonsensmoderne

que dans le courant du XVIIIe siècle33». Ces artisans n’avaient aucun espoir de la

fulgurante ascension sociale que nous associons aujourd’hui aux grands artistes.

Toutcela,commebiend’autreschoses,abasculéaveclaRévolutionfrançaise.Cequi

intéresse la présente étude, c’est particulièrement la perspective

postrévolutionnairedel’artetdesescréateurs.

Heinich écrit qu’il y a un «système de valeurs qui va se mettre en place en

France dans la période postrévolutionnaire, et [qui] fait sentir ses effets encore

aujourd’hui34». Ce système de valeur, dans le domaine des arts, s’exprime par le

«mythe de l’artiste moderne» qui se trouve à être aussi la «représentation

32NathalieHeinich,L’éliteartiste:excellenceetsingularitéenrégimedémocratique,Paris,Gallimard,«Bibliothèquedesscienceshumaines»,2005,p.11.33Ibid.,p.16.34Ibid.,p.21.

15

romantique de l’artiste 35 ». Ne faisant référence aux romans que pour leurs

illustrations de la nouvelle philosophie, Heinich cite d’abord comme exemple la

nouvelle de Balzac Le Chef-d’œuvre inconnu (1831), livre qui «premier dans la

littérature française [a] un peintre pour héros et la création comme sujet36». De

plus, la nouvelle relève « non de la réalité artisanale, mais de l’imaginaire

romantiquedelavocationtelqu’ilsemetenplaceàl’époqueoùBalzacécrit37».En

unephrase,etpourenexpliquerl’appellation,lerégimevocationnelfaitdel’artnon

unmétier banal, mais bien un don divin, une vocation qui transcende l’ancienne

philosophie du patient apprentissage du métier de l’art. Voici comment Heinich

synthétisecerégimeromantiqueetvocationnelémergeant:

Formeatténuéedepossessionmystique, cetenthousiasme, typiquement romantique, faitdutravailartistique,uneaffairepurementindividuelle(c’estl’artenpersonne),fulgurante(c’estla convulsiondugénie, opposée à la lentematurationde la technique), élective (seuls y ontdroitceuxquisontnésdoués),quasipathologique,singulariséejusqu’àlafolie38.

Encoreécrit-elle:

[M]ystère de l’initiation, enthousiasme d’un geste créateur plutôt que reproducteur, magietranscendant la technique, don inné, maître faisant fonction de médium plus que deprofesseur,souffledivinpassédanslecorpsdel’artiste,ascèsed’unevietendueverslasurviedu nom dans l’au-delà, et où la pauvreté matérielle est comme l’assurance de la postéritéspirituelle:ainsis’explicitesouslaplumedeBalzac,pourlapremièrefoisdansl’histoiredelalittérature,leparadigmedel’artisteromantique39.

Heinichexpliquequel’avènementdecerégimevocationnels’opèreà lasuitedela

révolution, en tandem avec l’avènement de la démocratie. Pour résumer,

l’aristocratie par sang est dorénavant discréditée et l’élite est à recomposer. Le

succèsartistiqueapparaîtalorscommeunvéhiculeméritocratiquefortementaligné

35Ibid.,p.17.36Ibid.,p.15.37Ibid.,p.15-16.38Ibid.,p.17.39Ibid.,p.19-20.

16

aveclesnouvellesvaleurslibéralesetdémocratiques.Silescathédralesmédiévales

sontdeschefs-d’œuvrecollectifsquinecontiennentaucunesignature, lestableaux

etlesromansduXIXesièclesontdespiècesindividuellesquiservent,entreautres,à

faire lagloirede leurs créateurs. «Simesverspeuvent servir àquelquechose, ce

sera à me faire nommer député40 », écrira Alphonse Lamartine, grand poète

romantique et futur ministre des Affaires étrangères de la Deuxième République

française. La gloire que peuvent alors atteindre les artistes remplace donc en

quelque sorte l’ancienne aristocratie. Plusieurs sont ceux qui y aspirent, car ce

nouveaurégimeartistiqueconstitueunedesvoiesàsuivre,parmil’enrichissement

matérieletlagloiremilitaire,pouratteindrelessommetsnouvellementlibérésdela

société.CetteexaltationquasireligieuseducréateurquePaulBénichouappelle«le

sacredel’écrivain41»atteintsoncombledanslapremièremoitiéduXIXesiècle,soit

lors de l’ascensiondes grands romantiquesHugo, Lamartine etVigny. La seconde

moitiéduXIXesiècletémoignedonc,dumoinsenFrance,d’unesortederuéevers

l’art, soit d’une augmentation draconienne de gens se lançant vers la peinture et

l’écriture, qui revendiquent la vocation. C’est à partir d’ici qu’émergera

l’appropriationdel’imaginairebohémien.

Carl’inventiondelabohèmemarqueunmomentprécis:celuioùlacarrièreartistiquesevoitinvestie non plus commeunmétier où l’on gagne sa vie (de père en fils),mais commeunevocation,permettantàdesfilsdelabourgeoisie(petite,moyenne,voirgrande)demaintenirquelque temps, dans l’espace désocialisé et désintéressé de l’art pour l’art, une sorte demoratoire autorisant à se penser non comme fils de leurs pères,mais fils de leurs propresœuvres42.

40FrancisDumontetJeanGitan,DequoivivaitLamartine?,Paris,DeuxRives,«Dequoivivaient-ils?»,1952,p.30.41Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain (1750-1830), Paris, Gallimard, «Bibliothèque des idées»,1996.42NathalieHeinich,op.cit.,p.29.

17

Cepassagerévèlelanouvellecapacitésocialementlibératricedurégimevocationnel

de l’art. C’est aussi là l’invention de la vie de bohème. Celle-ci est l’expression du

désir de dévier de la norme familiale et traditionnelle afin de s’investir dans la

fonction libératrice des rêves artistiques. Être bohémien-gitan et alors, par

métonymie,êtrebohémien-artiste,c’estderevendiquerlemythique, lemystérieux

etlemarginalafindetenterdecréernosdésirsdanslemonde43.

Lesécrivainsde ladeuxièmemoitiéduXIXesiècle fontdoncde la figuredu

bohémien le symbole même de la liberté de l’esprit et de l’aspiration artistique.

L’idée se prête à des glissementsmétonymiques, c’est-à-dire des associations par

proximité:«bohème»,jadisunpeupleplusoumoinsbiendéfiniparsonerranceet

sonmanquedeclassementprécisdanslasociété,devientalorsunhabitsymbolique

quepeuventrevêtirceuxquimisentsurl’artetsurlerêve.Dèscetteassociation,les

artistess’emparentde la figuredubohémieneten fontunevied’artetdehasard.

Plus qu’une simple figure imaginaire, la vie de bohème commence à être adoptée

commemodedevievalable.Plusieurssontceuxquiselancentdanssessentiers.Le

balestlancé.ÀParis,ondanselaviedebohème,laromantique,larêvée,l’enchantée

etl’échouée,etl’onécriracequec’est,cequec’était,laviedebohème.

Aborder les chercheurs: Glinoer et le cadre théorique (figure imaginaire

contreconfigurationmythique)

AnthonyGlinoerest l’auteurdeLabohème:unefiguredel’imaginairesocial

(2018).OùNorrelldétaillaitl’apparitiongitanedanslalittératureromantiqueetoù

43ElisabethNorrell,op.cit.,p.195-196.

18

Heinich expliquait les raisons de cette infatuation, l’étude de Glinoer se penche

spécifiquementsurl’imaginairedelaviedebohèmeainsiquesursesmanifestations

réelles. Ce livre s’est avéré d’une importance fondamentale à la présente thèse,

d’abord pour lesmaintes pistes de recherche offertes et deuxièmement pour ses

conclusions,auxquellescettethèsepeuts’opposer.Plusspécifiquement,ils’agiraici,

après avoir fait la synthèse de l’étude de Glinoer, de différer de son approche

théoriqueafindeproposeruneapprochemythiqueetinitiatique.

Lasynthèsed’abord:Glinoernousditqueson«livreestconsacréaurelevé

des constantes et des tendances de cet imaginaire réflexif dans un corpus de

productions sémiotiques […] qui, par combinaison, ont produit l’imaginaire de la

bohème44». Autrement dit, Glinoer recense un large corpus d’écrits bohémiens et

d’études sur le sujet. De ces données, il trace les constantes de l’imaginaire qui

entourelabohème.Or,ilremarqueque«labohèmes’estépanouiedanslesdiscours

ambiantsmalgrél’absences’unedéfinitionstable45».Ilnoteque«leschercheursen

bohèmologieontsouventprocédé,faceàl’absencededéfinitionstabledelabohème,

enl’associantàunconceptparticulier46».Parmicesconceptsutiliséspouraborder

labohème,Glinoerrecense«lesconceptsdemythe,destyle(oudesocio-style)[…]

d’éthos, de posture et demode de vie», car «la vie de bohème suppose […] une

manièredesecomporter,d’aborderl’existence,lesautresetl’art47».Autrementdit,

laviedebohèmeestuneidée,unemanièredevivre,quel’onaconceptualiséetelun

44AnthonyGlinoer,op.cit.,p.29.45Ibid.,p.16.46Ibid.,p.17.47Ibid.,p.19.

19

«socio-style [qui] conjoint écriture et style de vie […] [et] fait jouer le réel et

l’imaginaire48». C’est-à-dire que l’image du bohémien est celle de l’artiste jeune,

rêveuretpauvre.Or,lesmanifestationsdelabohèmenesontpasuniformes.Sielles

ontsouventdes traitscommuns,ellessontaussi souventexpriméesdifféremment

pardiversindividusdansdiverspaysàdesépoquesvariables.Labohèmeestdonc

victime d’un certain « flou ontologique49 » qui la rend difficile à définir et

compliquéeàappréhenderpleinement.

Or, les «principaux motifsde l’imaginaire de la bohème50» relevés par

Glinoersontlessuivants.Ilyad’abordlajeunesse:«lesbohèmesn’ontencoreque

desespérances51».Undeuxièmeélémentestlapauvreté,«revendiquéecommeun

gaged’authenticité52».Troisièmement,unrapporturgentetnostalgiqueautemps,

«car lebohèmenes’éternisepasdanssacondition»et«la jeunesseet labohème

sontl’uneetl’autrecondamnéesàpasser53».Autrement,l’excèsetlamarginalitéde

la norme sociétale: «dans la bohème domine une culture de l’excès, allant de la

jouissance immédiate au malheur le plus profond, et cette culture veut s’élever

contre la tempérancebourgeoise54».Ceséléments,plus l’investissementdans l’art

etlaviedel’artiste,fontdel’individuquilesincarneunbohémien,unêtremarginal

et exceptionnel. Toutefois, ceci ne veutpasdireque ces éléments constituentune

postureuniformeetinvariable,bienaucontraire.

48Ibid.,p.20.49Ibid.,p.16.50Ibid.,p.25.51Ibid.52Ibid.,p.26.53Ibid.54Ibid.,p.28.

20

PourAnthonyGlinoer,ceflouontologique,ce«répertoiredefaçonsd’être»

bohémien,estàclasserà l’aideduconceptde l’imaginairesocial. Ilaffirmequece

conceptpermetd’embrasser la réalitémultiformede labohème.Voici comment il

définitleconceptd’imaginairesocial:

L’ensemble, instable et pluriel, des interprétations et des représentationsdumondeque lesindividuset les groupes composantune collectivité reçoivent,produisent et font à leur tourcirculerpourdonnersensàleurréalité55.

Vudeplusprès, «l’imaginaire social» sedéfiniraitparquatrecaractéristiques: la

transmédialité(touttypedemédiapeutyparticiper),l’historicité(ilyahistoireet

évolutiondel’imaginaire),lasocialité(tensionentrel’individuetlecollectifdansla

transmissiondel’imaginaire)etlapluralité(l’imaginaireestobjetdedébats)56.Par

exemple,commenousleverronsci-dessous,lorsqueHenryMurgerpublieen1851

son roman Scènes de la vie de bohème, il nourrit substantiellement l’imaginaire

socialdelaviedebohème.Cemêmeimaginairemurgerien,seraàsontourrepris,

débattu, incarné,confirméetnié.Unimaginairesocialestdoncsujetàévolution,à

débats et à désaccords. Or, malgré plusieurs passages de la part de Glinoer qui

concèdentlaflexibilitécontinuedel’imaginairebohémien,telsque:«labohèmeest

la première industrie de fabrication de son propre imaginaire57», «elle nous file

entre les doigts. Elle est le nom commun d’une indétermination sociale » et «la

bohèmenesedépartpasd’unimaginairedelafin,toutenétantencoreettoujours

55Ibid.,p.22.56Ibid.57Ibid.,p.24.

21

réactivée58»,ilfinittoutdemêmesonétudeenconcluantquelabohèmen’estplus.

Voicileparagraphefinaldesonlivre:

La quête de la visibilité et l’exhibitionnisme qui caractérisaient la bohème ont atteint lescréateurs dans leur ensemble, en même temps que le statut de créateur a perdu sonexceptionnalité [...]. Maintenant que les valeurs sociales de la bohème se sont infiltréespartout, labohèmeartistiqueet littéraireestdevenueinvisible.Quandelleveutpouvoirtoutdire,oupresque,alors,vraiment,«labohèmeçaneveutplusriendiredutout»59.

Leraisonnementdeceparagraphefinals’enracinedansl’observationqu’«àcertains

égards,letermeetlethèmedelabohèmen’ontjamaisétéaussiprésentsdansnos

vies. Or,elle n’est plus cependant là où on l’attendrait60». Autrement dit, si les

motifsimaginairesdelabohèmeétaientjadisanti-normatifs,ilssontdésormaistrop

répanduspourêtreconsidéréscommeunecatégorieàpart.Glinoernousoffreparla

suitedesexemplesdecafésetdeclubsquiportentlenomdebohèmeetillistedes

livrestelsBohemianManifesto:AFieldGuidetoLivingontheEdge61quioffrent«un

concentrédesambivalencesdu "flouartistique" […] [rendues] infiltrée[s]dans les

viesdescitadinsoccidentauxaiséset[qui]n’ariend’uniqueaumonderestreintdes

écrivainsetdesartistesprofessionnels62».Delà,aussi, l’expressionasseznouvelle

de «bobo», soit bohémien-bourgeois désignant des gens qui tentent d’incarner

l’esthétique bohémienne, mais qui, étant bourgeois consommateurs, perdent

l’essence exceptionnelle et originelle de la bohème. Ainsi, selon Glinoer, ce qui

caractérisait l’imaginaire de la bohème, tel qu’il l’a étudiée, est dorénavant rendu

tropdiluépourencoreconstituerunimaginairesocialpertinentàlamodernité.«La

58Ibid.,p.260.59Ibid.,p.268.60Ibid.,p.261.61LarenStover,BohemianManifesto:AFieldGuidetoLivingontheEdge,NewYork,BulfinchPress,coll.«PopularCulture»,2004.62AnthonyGlinoer,op.cit.,p.261.

22

bohème, parce qu’elle fait [dorénavant] sa place partout, semble avoir perdu la

siennedanslemondedel’arttelqu’onl’entendaitprécédemment63.»

Contre-conclusion: La principale riposte que cette thèse, qui cherche à

actualiser la bohème et démontrer sa pertinence continue, adresse à cette

conclusion de dissolution de la part d’Anthony Glinoer est la suivante: en se

concentrant sur les motifs de l’imaginaire bohémien tel qu’il fut exprimé par le

passé, ce chercheur s’égare de l’esprit bohémien qui tient plutôt du mythique

processusde l’initiatiquequed’uneexpressiondemœursdéterminées.Autrement

dit, le recensementde l’imaginairesocialde labohèmetelqu’il futexprimépar le

passén’encapsulepas la fonctionde labohèmeque j’affirmeêtre initiatique.Pour

simplifier davantage, je soutiens que la bohème n’est pas un ensemble fixe de

données culturelles, mais qu’elle est plutôt un processus continu qui cède

continuellementdenouvellesdonnées.

Ayant concédé que ses «bornes historiques ne sont rien de moins

qu’arbitraires64»,GlinoerasurtoutlimitésonétudeàlaFranceentre1830et1880.

Si le concept de l’imaginaire social qu’il applique sert effectivement à faire la

classificationd’élémentsdelabohèmeenFranceauXIXesiècle,Glinoernecontredit

pasdemanièreexplicitelaconceptiondelabohèmecommemythecequi,selonmoi,

permetunemeilleureappréhensiondelanaturemêmedelabohèmeàtravers les

âges.BienqueGlinoermentionneque«leconceptdu"mythe",[est]sansdoutecelui

63Ibid.,p.263.64Ibid.,p.12.

23

quiaétéleplussouventemployés’agissantdelabohème65»,ilenécritbienpeulà-

dessus,etiln’écartepasdemanièresatisfaisantelaconceptionmythique.Auplus,il

déclareque: «Touscesconcepts [sociohistorique, socio-style,mythe], sansentrer

ici dans les débats sur ce qui les distingue et les rapproche, présentent tous

l’avantagede faire jouer le réel et l’imaginaire66».Deplus, la seuledéfinitionque

Glinoeroffredumythe est la suivante, placée enbasdepage et reprisedePascal

Brissette: «Le mythe est un dispositif herméneutique qui s’interpose entre les

hommes et le réel empirique67». En ce sens, pour Glinoer le concept du mythe

semble plus oumoins interchangeable avec le concept de l’imaginaire social qu’il

adopte,soitquec’estuneidéequel’onimposesurleréel.

Or,cettedéfinitionfaitfid’unélémentessentieldelapenséemythique,soit

l’aspectinitiatiquedumythe.Cetteomissionestfatale,selonmoi,puisquel’initiation

estlafonctioncentraledumythe,etc’estbienl’initiatiquequiconstituelenoyaudu

mythedelabohème.

Aborderleschercheurs:ColetteLenoir,l’initiatiqueetlemythedelabohème

Commel’indiqueletitredesathèsedoctorale,LemythedelabohèmeauXIXe

siècle(1992),Lenoirsoutientfortementquelabohèmeconstitueuneconfiguration

mythique.DansunpremiertempssemblableàPascalBrissette,queGlinoercite,elle

définitainsilachose:«Lemytherésultedecetypedeconstructionintellectuelle;il

65Ibid.,p.20.66Ibid.67PascalBrissette,«Poètemalheureux,poètemaudit,malédictionlittéraire»,Contextes,2008,http://journals.openedition.org/contextes/1392.Pageconsultéele18janvier2021.

24

estlacréationd’unepenséequiplaqueunrapportidéalsurunrapportréel68».Or,

dans un deuxième temps, Lenoir rajoute à la définition du mythe l’importante

dimensiondelatransformationdel’individuquiyparticipe.Àcettefin,ellecitela

définitiondeMaxMilner:

Lemythe, c’est une aventure collective de la pensée, obéissant à son dynamisme propre etrégléparsapropreloi;c’estunaspectdelaconditionhumainecondenséenunehistoireouenunêtre,etpermettantàceluiquis’ycontemplederésoudresespropresconflits69.

Cette définition aborde à la fois l’aspect collectif d’un mythe, soit ce côté le

rapprochantduconceptd’imaginairesocial,maisilyaaussil’importantaspectque

celui qui contemple lemythe s’y transforme. Lemythe va alors au-delà de l’idée

d’un simple imaginaire ou d’un socio-style pour en faire un mécanisme

transformationnel.C’estainsiquelemytheentredansledomainedel’initiatique.Il

y a donc au cœur de la thèse de Lenoir l’idée que «la bohème est la quête d’une

identitéquel’individucroittrouverenseséparant70».

Pour faireunebrèvesynthèsedesapensée,écrivonsque l’étudedeLenoir

s’intéresseprincipalementauxraisonsdelagenèse,dumaintien,desévolutionset

delaretraiteéventuelledumythedelabohèmeaucoursduXIXesiècle.Elledivise

sonétudepardécennies,étudiantsoigneusementl’étatdel’imaginairebohémienau

seindechacuned’elles.D’uneentréetriomphale,lemythebohémien,définicomme

«univers compensatoire, associé la jeunesse et à la création» par cette «arrivée

massived’écrivainsetd’artistesporteursd’unevisionélitisteethéroïquedel’artqui

68ColetteLenoir,op.cit.,p.3.69MaxMilner,op.cit.,p.485.C’estmoiquisouligne.70ColetteLenoir,op.cit.,p.13.

25

entreen contradictionavec l’utilitarismeet l’égalitarismeambiants71»,devientde

plus en plus popularisé et ainsi pollué. Si pendant les années 1830 et 1840 le

domaine littéraireetartistiquepeutencoresevoircomme lepotentielhéritierde

l’ancienne aristocratie, vers la fin du siècle il est clair que les valeurs de la

bourgeoisie et le pouvoir de l’argent sont triomphants tandis que la bohème,

envahieparn’importequi,perddesonlustre.Lenoirécrit:

Si l’artiste de 1830 est perçu avec indulgence comme un original, son successeur de 1850,moins heureux, est considéré commeunmarginal, avec crainte etméfiance […]. [L]emythes’étiolesouslejeumaladroitdejeunesgensàl’imaginationlimitée,quin’ontguèrelafacultécomédienne,nilegoûtnil’art[…].[L]aparadesevidedesonpanache,audétrimentdumythe[…].Lesbohèmesde1850connaissentuneexclusiond’ordreéconomiqueenplusd’unrejetd’ordremoral…la bohème conçue comme affranchissement s’est transformée en aliénation.Enfait,labohèmedépéritdesonsuccès72.

Autrement, Lenoir écrit que, à sesbasespsychoémotives, lemythe aune fonction

compensatrice:

Enunedémarchede typecompensatoire, certainshommesde lettress’invententununiversmythique dont l’éclat efface peut-être celui de la réalité, univers dans lequel le poète seproclamesupérieurpouréviterlarencontreavecl’évidencedesoninfériorité73.

L’idée dumythe comme compensation à l’infériorité est une idée clé chez Lenoir.

Elle nous dit que «le héros mythique [est l’]image compensatrice de l’individu

humilié74». C’estpourquoi certains s’y accrochent, puisque céder lemythe signifie

aussicéderlemasquedelasupérioritéafindefairefaceàuneréalitéhumiliante.Or,

au cours des décennies, tandis que les valeurs bourgeoises triomphent et que

l’artistesetrouvedeplusenplusmarginalisé,lecôtéidéalisantdumytheperdson

éclat.Lenoirécritque:

71Ibid.,p.2072Ibid.,p.35.73Ibid.,p.4.74Ibid.,p.33.

26

Labohèmeperd sonattrait lorsqu’ondoit l’assumervaillequevaille.Ellen’ad’auréolequ’àdistance […]. Lorsque les liensdu clan,parallèlementaux liens sociaux, se serontdistendus,lorsque la marginalité voulue sera devenue marginalisation subie, lorsque le divorce seraprononcé entre le rêvé et le vécu, l’artistedécouvrira la vérité: la joyeuse comédiebohèmeferaplaceàlatragédiedelasolitudebohème75.

Ilyadoncdans l’étudedeLenoir, tracéavecdétailsetperspicacitéremarquables,

les quatre mouvements du mythe bohémien, soit: «l’élan, le doute, la défaite et

l’abandon76».Bienqu’elleidentifiecesquatremouvementsdumythesurl’étendue

d’un siècle, ce sont là aussi les quatre mouvements que traverse un individu

s’adonnantaumythebohémien.Nousenverronsunexempleconcretlorsdel’étude

duromandeMurger.

Au-delàdesvariationsdelaperceptiondelabohèmeaucoursduXIXesiècle,

cequiintéressesurtoutlaprésentethèsedansl’étudedeLenoirestsonaffirmation

voulantque lemythede labohèmes’apparenteàunrite initiatique, idéequi sera

poursuivietoutaulongdecettethèse.Considéronsiciunparagraphedel’étudede

Lenoirquifaitclairementétatdecettepensée:

Labohèmeapparaîtcommeunespaced’expérience.[…]Cettetentativeapparentelabohèmeàun rituel initiatique pour sociétémoderne, dont les aléas, tant au plan social que littéraire,constituentlesépreuves.Demêmequel’adolescents’isoleloindesatribupourprouverqu’ilsera,l’initiationfaite,dignedetenirsaplacedanslasociété[…].Alorsquel’initiationdujeuneindigène s’inscrit dansun consensus social, celledubohèmeestunedécision à sensuniquequi, bien que rencontrant l’hostilité grandissante des contemporains, persiste dansl’obstinationd’unetradition,cequiexpliqueque,mêmediscréditée,labohèmegardesesplacesfortes,toutcommel’idéalismedontelleestissue,etque,mêmesisespouvoirssesontdéplacés,son champ n’est pas fermé. Le mythe conserve son plus fidèle allié, l’indestructible rited’apprentissage77.

Nous trouvons ici une riposte indirecte à la conclusion tirée parGlinoer, soit que

mêmesilabohèmeavaitperduses«placesfortes»(c’est-à-diremêmesisonancien

imaginairesetrouveraitaujourd’huidiluéauseindelabourgeoisie),ellegarderait

75Ibid.,p.30.76Ibid.,p.494.77Ibid.,p.503.C’estmoiquisouligne.

27

tout de même comme valeur centrale et perpétuelle l’idéalisme. Cet idéalisme

centralàlabohèmeestàjamaisrenouveléaveclajeunesse.C’estcequ’écrivaitaussi

Glinoer en remarquant la ténacitéde l’imaginaire enquestion: «La jeunessed’un

individuestcondamnéeàpasser,maislajeunessecommevaleurprimordialedela

bohèmesurvitàchaquecohorte78».Or,«labohèmelittérairenecessedeposerle

problèmede la conditionoctroyéeà l’artistedans la contemporanéitéainsique la

questiondesonintégration79».

Cette question, toujours renouvelée, de la place de l’artiste dans la société

contemporaine, additionnée à l’idéalisme de la jeunesse, aussi éternellement

renouvelé,formelemotifcentraldelabohème.Souvenons-nousdeladéfinitiondu

mythedeMaxMilnerquiécritqu’unmytheestunaspectde laconditionhumaine

condensée en une histoire ou un individu. L’aspect de la condition humaine

condenséauseindumythedelabohème,c’estlaplacedel’idéalismeducréateuret

delajeunesseartistiqueauseindelasociété.L’idéalismedelajeunesseetlerôlede

l’artiste dans la contemporanéité, voilà les ingrédients, mutuellement catalysés

lorsque mélangés, qui créent ce mythe de la bohème dont les mécanismes se

ressemblenttoujours,maisdontlesdérivéspeuventvarierselonlesépoquesetles

mœurs.Voicipourquoij’affirmequelaconclusiondeGlinoervoulantquelabohème

neveuilleplusriendireesterronée:sonraisonnementsebasetropsurlesdérivés

des réactions bohémiennes du passé, et il manque ainsi le cœur du processus.

78AnthonyGlinoer,op.cit.,p.261.79ColetteLenoir,op.cit.,p.502.

28

Affirmantquelesdérivésmodernesnesontpluslesmêmes,ilconclutàtortquela

réactionneseproduitplus.

L’essentielqu’ilfautchercherdanslabohème,c’estlaconfrontationidéaliste

et artistique à la réalité ainsi que la transformation individuelle, comparable à

l’initiatique(éloignementetréintégrationàlasociété),quienrésulte.L’engagement

dans lemythe entraine l’individu qui s’y lancedans lesmouvements de l’élan, du

doute, de la défaite et de l’abandon. Ce sont là lesmouvements que Lenoir avait

identifiés.Elleécritaussique:

[La bohème] se calque sur ces romans d’apprentissage où le héros, déstabilisé par unenvironnementhostile,partàlaquêtedesoi-mêmeetd’uneplacedanslasociété.Labohèmeestunvoyage,ausensformateurduterme,c’est-à-direunerencontreaveclesautresetavecsoi,pours’initieretseformer.Aprèsunelentemétamorphose,aucoursdelaquelleilrenonceàladifférenceauprofitdelaressemblance,l’artisteabordeletempsdelasynthèseentresesbesoinsprofondsdesupérioritéetlanécessitéd’assumeruneintégrationraisonnabledanslasociétématérialiste80.

Or,ceprocessustransformateur,sitracéd’avance,siprévisible,n’enrestepasmoins

émotif et saisissant. Le mécanisme inhérent du mythe de la bohème génère un

pathos nostalgique, car «c’est sur fond de défaite du héros que s’effectue la

naissance de l’homme. La mort de son orgueil sauve l’artiste qui, après un long

aveuglement, convient de ses erreurs81». Autrement, écrit Lenoir, «l’état bohème

n’estquetransitoire[…].Lerêveurrencontrelaréalitéetsesrêvessebrisentdevant

les contradictions82». C’est cette nostalgie, vécue par l’artiste en devenir qui s’est

soumis au mythe de la bohème, croyant y trouver les privilèges du créateur

exceptionnelpouraboutiraudésillusionnement,quimèneàlacréationd’œuvreset

dediscoursperpétuantl’idéedelabohème.C’est,commenousleverronssouspeu,80Ibid.81Ibid.82Ibid.,p.33.

29

lemessageimplicitedesScènesdelaviedebohèmed’HenryMurger.C’estaussi,pour

donner un exemple plus contemporain, le ton de la chanson «La bohème» de

CharlesAznavour.Quetrouventlesamateursencettechansonsinonlanostalgiedu

passagede la jeunesse et de l’idéalisme auprofit d’une situationplus réelle,mais

moinsbrillantequelesrêvesd’undébutmythique?

Concluons cette section avec lapensée finalede la thèsedeColetteLenoir,

qui pige à son tour une citation de L’artiste et la société de Thomas Mann: «Le

mythedelabohèmeretracel’histoired’unedésillusion,autermedelaquellel’artiste

est conduit à une constatation résignée: "L’art ne constitue pas une puissance, il

n’estqu’uneconsolation83"».

MurgeretlesScènesdelaviedebohème

«Nousarrivonsmaintenantàlavraiebohème;àcellequifaitenpartielesujet

decelivre.Ceuxquilacomposentsontvraimentlesappelésdel’art,etontlachance

d’être ses élus84.» Cette citationd’HenryMurger est tiréede sa préface, écrite en

1851,pourl’éditionenromandesesScènesdelaviedebohème.Ceromanetcette

préface sont des textes tout à fait canoniques de l’imaginaire de la bohème. Leur

parutionmarquel’éclosionpopulaired’unsymbole;c’estlebaptêmedelabohème

artistique.Nos chercheurs l’attestent: «LesScènesde laviedebohème(1851)[…]

prendrontpourlapremièrefoiscommesujetlethèmedelabohèmeartistique85»et

83Ibid.,p.504.84HenryMurger,Scènesdelaviedebohème,Montréal,LeséditionsB.D.Simpson,1946[1851],p.13.85AnthonyGlinoer,opcit.,p.28.

30

«signequ’ilétaitbien"dansl’airdutemps",ceromanconnutunénormesuccès86».

Ça va de soi, n’importe quelle étude bohémienne se doit de s’y attarder avec

attention.

Les Scènes de la vie de bohème furent rédigées en épisodes et publiées en

feuilleton en 1848 sans grand éclat. C’est une adaptation vaudevillesque par

ThéodoreBarrière,auThéâtredesVariétésen1849,quiferabrillerlabohèmeavec

«centreprésentations[…][attirant]unemoyenneestiméede1500spectateurspar

soir». La pièce se jouera pendant des décennies, passant des Variétés à l’Odéon

avantd’entreraurépertoiredelaComédiefrançaise87.Surlesailesdecetriomphe

théâtral vient la parution, en 1851, des Scènesen roman avec la fameuse préface

rédigée pour l’occasion. Du haut d’un succès émergent, Murger «est désormais

attaché au phénomène et il dispose de l’autorité nécessaire pour en délimiter les

contours88».Murgerécritdoncenpréface:«Touthommequientredans lesarts,

sans autre moyen d’existence que l’art lui-même, sera forcé de passer par les

sentiersdelaBohème89».Dèslors,l’imaginairebohémiens’enracineexplicitement

dans la quête artistique. C’est un des textes qui marque le passage de l’idée du

bohémien-gitan vers l’idée du bohémien-artiste. Cette phrase de préface signale

fortement la présence, chez le bohémien, d’une croyance fervente au régime

artistique vocationnel(conceptualisé par Heinich) : «L’art, rival de Dieu, marche

l’égal des rois90». L’appel de la préface fait de la bohème un chemin glorieux,

86NathalieHeinich,opcit.,p.30.87AnthonyGlinoer,op.cit.,p.14.88Ibid.,p.43.89HenryMurger,op.cit.,p.6.90Ibid.,p.4.

31

demandantaudace,talentetbrillance.Or,labohème,étantunstatutessentiellement

auto revendiquéetdoncnécessairement vaste, appelle aussi à la classification. La

préfacedeMurgerfaitdoncletridestypesdebohémiens,parexemplelesbohèmes

ignorésqui«attendentquel’admirationpubliqueetlafortuneentrentchezeuxpar

escaladeetaveceffraction91»etlesbohèmesincomprisqui«prennentunefantaisie

pour une vocation […] pens[ant] que la fatalité était la moitié de la gloire92».

Cependant, et c’est important, il y aurait une vraie bohème, composée des vrais

appelésde l’artqui serontun jour«connussur laplace littéraireetartistique93».

Réitéronsque,pourMurger,labohèmeestvraielorsqu’elledébouchesurlesuccès

artistique,telquemesuréparl’acclamationpublique.

Outreleurpréface,lesScènesdelaviedebohèmeillustrentdequoiilestquestion

dans la vraie bohème. Bien sûr, les histoires du livremettent en scène de jeunes

artistes,soitunpeintre,unphilosophe,unmusicienetunpoète.Dans lapremière

histoire, celle qui fait état de la rencontre des amis, Murger décrit la naturelle

affinitéqu’ontlesbohémiensl’unpourl’autre:

Chacun des quatre jeunes gens arbora le drapeau de son opinion dans l’art ; tous quatrereconnurent qu’ils avaient courage égal etmême espérance. En causant et en discutant, ilss’aperçurentqueleurssympathiesétaientcommunes94.

Ce passagemontre bien une l’idée déjà abordée que «la vie de bohème suppose,

autant qu’un vivre-ensemble, un savoir-vivre, une manière de se comporter,

d’aborder l’existence, les autres et l’art95». En d’autres mots, les adhérents de la

91Ibid.,p.8.92Ibid.,p.10.93Ibid.,p.13.94Ibid.,p.55.95AnthonyGlinoer,op.cit.,p.18.

32

bohème sont unis par un «socio-style[…] d’éthos et de mode de vie96». Nous y

reconnaissonslesmotifsqueGlinoeravaitidentifiés,soitlajeunesse,lapauvreté,le

temps effréné et l’exceptionnalité. Or, ce mode de vie bohème s’avère, dans ses

premierstemps,enchanteur.C’estlàcequeLenoiridentifiecommel’élaninitialdu

mythebohémien.D’ailleurs,lespremièresnouvellesduromandesScènesbrillentde

comiqueetdevivacité.Lespersonnages,portésparl’artetl’exceptionnalitédeleur

caractère, semblent alignés pour l’inévitable victoire que promet vaguement le

mythedelabohème.Ilesticipertinentdenoterquelavisiondelabohèmequerend

Murger sera plus tard qualifiée d’«enchantée97». C’est-à-dire que dans l’espace

discursif, où plusieurs auteurs vont donner diverses perspectives sur l’imaginaire

bohémien, Murger tient des propos plus optimistes que d’autres. C’est normal, il

s’inscrit dans l’élan du mythe, il jouit d’un succès récent, et parmi les maintes

victimes fauchées dans la bohèmeMurger est un des rares triomphants. C’est ce

qu’ilreflètedanssesScènes,dumoinsinitialement.

LaquatrièmehistoiredesScènes,«Ali-Rodolphe,ouleturcparnécessité»,sert

d’exempledel’enchantementquetisseMurger.Ellemetenscènel’hommedelettres

Rodolphe,sosiedeMurgerlui-même,qui«frappéd’ostracismeparunpropriétaire

inhospitalier[…]perfectionnaitdesonmieuxl’artdesecouchersanssouper98».Un

oncledeRodolpheleprendenpitiéet l’engagepourrédigerunmanueldemétier,

promettantlogisetpayementenéchange.L’oncleoffrecinquantefrancsenavance,

et Rodolphe qui «n’avait point vu une pareille somme depuis près d’un an, était

96Ibid.97NathalieHeinich,op.cit.,p.28.98HenryMurger,op.cit.,p.77.

33

sorti à moitié fou, accompagné de ses écus, et il resta trois jours dehors: le

quatrièmeilrentrait,seul99!».L’onclesevoitobligéd’embarrerRodolphedansune

mansarde,encombréed’objetsinsolites,oùcederniertrouveetenfileunhabitturc.

Malgrétout,Rodolphe«manquantabsolumentdescordesnécessairesàcegenrede

littérature» n’achève pas lemanuel. Plutôt, il fait connaissance, par leurs balcons

respectifs, d’une actrice qui vit un étageplus bas et dont il tombe vite amoureux.

Recevant ensuite une lettre annonçant qu’il a remporté un prix littéraire de trois

centsfrancs,Rodolphes’échappeparlebalcondel’actrice,luimontrelalettreenlui

disant «voyez la fortune et la gloire me sourient… que l’amour fasse comme

elles!». Finalement, Rodolphe collecte sa fortune qui «vécu[t] à peu près ce que

vivent les roses»et«quelques tempsaprès, c’étaitdans labelle saison,Rodolphe

demeuraitavenuedeSaint-Cloud,dansletroisièmearbreàgauche100»,c’est-à-dire

ànouveausanslogis.

Auseindecettehistoire,commeenplusieursdesscènesinitiales,nousvoyons

ce socio-style particulier, cette espèce de génie bohémienque Murger annonçait

ainsienpréface:«[l]’esprittoujourstenuenéveil[…]sansrelâcheauxprisesavecla

nécessité[…]leurexistencedechaquejourestuneœuvredegénie101».Commele

revendiquentlesdéfinitionsmodernes,êtrebohémien,c’estvivreaujourlejour.Or,

cettehistoired’existenceprécaire,quidébuteetquitermineavecunRodolphesans

lesouetsansabri,sedérouledansunegaietédébonnaire.Ceseraitlàuneaventure

delaquelleêtrefier.Àvraidire,ilseraitpossiblederendrelesmêmesfaitsnarratifs

99Ibid.,p.80.100Ibid.,p.86101Ibid.,p.14.

34

sousunanglebienplusmisérable.Là,nousapercevonsl’approchedeMurgerquiest

qualifiée «d’enchantée». Nous voyons aussi, sous l’angle favorable, l’économie

éclatéedubohémien,quirevendique,commel’écrivaitGlinoer,lapauvreté«comme

gage d’authenticité». La durabilité de l’idée de la pauvreté artistique s’objective

aussidanslachansond’Aznavour,venueunsiècleplustard:«Labohème,çavoulait

dire on est heureux / la bohème, nous ne mangions qu’un jour sur deux102».

Repensons ici àHeinich qui avait aussi écrit que, chez le bohémien, «la pauvreté

matérielle est comme l’assurance de la postérité spirituelle103». Finalement, trait

révélateur de la manière dont il aborde le temps, soit en vivant intensément le

moment, «le bohème n’est pas pauvre que parce qu’il obtient difficilement de

l’argent.Ilestpauvreaussiparcequ’ildépense[…]enorgiesavecl’éluedesoncœur

et ses amis104». Il y a là lesmotifs queGlinoer avait identifiés.Or, il y a aussi là-

dedansl’insouciance,lagaietédelajeunesseetl’idéalismecondamnéàpasserlors

deceprocessusmythique.

Voyons aussi la deuxième historiette, «Un envoyé de la providence», qui

présente le peintre Marcel recherchant désespérément un habit pour aller à une

soirée. Or, lui et le musicien n’ont même pas l’argent pour se payer à déjeuner,

situationqu’ilsgèrentd’ailleursaveclaplusparfaiteallégresse:«Marcelparuttrès

étonnéde cettequestion […]depuisquanddéjeune-t-ondeux joursde suite105?».

Malgré l’affirmationdeMarcel que, pour unhabit noir, il «donnerai[t] dix ans de

102CharlesAznavour&JacquesPlante,op.cit.103NathalieHeinich,op.cit.,p.38.104AnthonyGlinoer,op.cit.,p.26105HenryMurger,op.cit.,p.57.

35

[s]avieet[s]amaindroite106»,ilestclairquelesbohémienssontrétifsaugenrede

travail, disons traditionnel, qui mènerait, au bout de dix ans tout au plus, à la

capacitédesepayerdeshabits.Encatalyseurnarratif,unnaïfbourgeoisarriveàla

mansardedemandantquel’onfassesonportrait.Enacceptantdelepeindresurle

champ, l’ami deMarcel convainc le bourgeois de poser pour le portrait dans une

chambredenuit,puisquecelafaitplusdomestique.Celui-cisedévêtitdoncdeson

bel habit, que Marcel enfile en catimini pour sa soirée. Puis l’ami fait payer au

bourgeois un somptueux repas arrosé de vin, et les deux compères finissent la

soirée,ivresdanslesbrasl’undel’autre,«jur[ant]denejamaissequitter107».C’est

à la fois le contenu et le ton léger qui traduisent l’attitude de la bohème

murgerienne,soitdefaire«contremauvaisefortunebonnemine»,etc’estainsique

serainstauréel’idéedelabohèmediteenchantée.

Labohèmedésenchantée

LaissonsMurgerdecôtépouruninstant;nousluireviendrons.Oui,Murgera

fait la synthèse de l’imaginaire bohémien émergeant d’une manière qui fut

instantanémentetdurablementavaliséeparlecollectifanonyme.C’estàluiquel’on

peutattribuerl’idéedelabohèmecommeamusanteetagréable.Or, iln’yajamais

eu, n’y aura jamais, qu’une seulebohème. Signe certainqueMurger touchait à un

imaginairerépandu,d’autresauteursluiontrépondu.C’estaussilàunexempledela

«pluralité» de l’imaginaire social que soulignait Glinoer que la vision de la

106Ibid.,p.60.107Ibid.,p.65.

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«bohèmeenchantée»qu’avaittisséeMurgeraitdonnélieuàdesrépliquesquiont

constituécequ’onnommeraparcontrastela«bohèmedésenchantée».Labohème

désenchantée dépeint la misérable précarité des bohémiens obnubilés comme

déplorable. Elle est exprimée, entre plusieurs autres, par Léon Cladel dans son

romanLesmartyrsridicules(1862).Voicil’appréciationduromanetdusujetparle

poèteCharlesBaudelaire:

Lajeunesselittéraire[…][d]esonabsolueconfiancedanslegénieetl’inspiration,tireledroitdenesesoumettreàaucunegymnastique.Elle ignoreque[…] l’inspiration,enunmot,n’estque la récompense de l’exercice quotidien. Elle a de mauvaises mœurs, de sottes amours,autantdefatuitéquedeparesse,etelledécoupesaviesurlepatrondecertainsromans[…].C’estcettelamentablepetitecastequeM.LéonCladelavoulupeindre;avecquellerancuneuseénergie, le lecteur le verra […]. Toute cette mauvaise société, avec ses habitudes viles, sesmœurs aventureuses, ses inguérissables illusions, a déjà été peinte par le pinceau si vif deMurger; mais le même sujet, mis au concours, peut fournir plusieurs tableaux égalementremarquables à des titres divers [...]. Murger glisse et fuit rapidement devant des tableauxdont la contemplationpersistante chagrinerait trop son tendre esprit.M.Cladel insiste avecfureur; il ne veut pas omettre undétail ni oublier une confidence; il ouvre la plaie pour lamieuxmontrer108.

Réitéronsquelquespoints:lajeunesselittérairereconnaîtàsesmœurs;Murgerla

dépeinttropvivement;labohèmeoffreplusieurstableaux,etlamisèreyrègneplus

qu’on ne le croit. Cladel dépeint la bohème ignorée persistant dans lamisère. Se

pose alors une question centrale à la bohème, soit celle de sa nature. Est-elle

enchantéeetcomiquecommelareprésenteMurgeroudésenchantéeetmiséreuse

commeladépeignentCladeletBaudelaire?Laquestionauralongtempsoccupénon

seulement les auteurs contemporains de Murger, mais aussi les chercheurs se

penchantsurlaquestiondanslesdécenniesàsuivre.

108 Charles Baudelaire, «Les martyrs ridicules par Léon Cladel», Critiques littéraires,CalmannLévy,1885,Œuvres complètes de Charles Baudelaire, tome III (p.431-440). Aussi en ligne :https://fr.wikisource.org/wiki/Critiques_litt%C3%A9raires/Les_Martyrs_ridicules_par_L%C3%A9on_Cladel(pageconsultéele21décembre2020).

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Perted’illusions:Dixansdebohème(1888)

Une troisième perspective, écrite plus tard, nous permettra de trianguler la

question de l’enchantement versus le désenchantement de la bohème. Le poète

ÉmileGoudeaupubliaen1888unrécitdérivédesajeunessevouluebohémienneà

Paris. Goudeau prit Murger pour modèle. Goudeau décrit son arrivée: «En bon

lecteurdeLaViedeBohème, le néophyteparisien s’installa dans leQuartier latin,

comme le voulait la tradition109». Ici se lit l’activation réelle de l’imaginaire de la

bohème.Comme l’a écritBaudelairedésignantune jeunessequi « découpe sa vie

sur le patron de certains romans», le narrateur de Goudeau arrive à Paris avec

Murger et sa bohème enchantée en tête. Or, comme Goudeau l’annonce en

introduction, c’est ici le récitd’unbonenfantqui«necroitplusque la littérature

soitunsacerdoce110».Aufinal,ilconclut:

J’y songe parfois, et je ris encore. Ça ne m’empêche pas d’être pessimiste à ma façon, enconstatantcombienlavieréelleressemblepeuaurêvequ’onfaisaitàvingtans.Celamerendpeuàpeusérieuxcommeunpréfetdégommé,etc’estpourquoi jemetsiciunpointbienfinalàdixansdebohème111.

LerécitrétroactifdeGoudeaus’inscritdansunetraditionderécitsdefindesiècle

qui font état du mythe bohémien avec moins de fantaisie. Nous pouvons les lire

commedestémoignagesàlafoisd’unimaginairepuissantetduvécumoinsqu’idéal

quiendécoule.Faceàl’enchantementdeMurgeretaudésenchantementdeCladel

etBaudelaire, la réponsedeGoudeauest révélatrice: ilditqu’il enabienri,mais

109ÉmileGoudeau,Dixansdebohème,Paris,LibrairieHenryduParc,1888.Aussienligne:https://fr.wikisource.org/wiki/Dix_ans_de_boh%C3%A8me(pageconsultéle20juin2020).110Ibid.,p.4.111Ibid.,p.223.

38

qu’il en ressort toutdemêmepessimiste,dévoilantainsique l’enchantementet le

désenchantementfonttousdeuxpartiedelaviedebohème.

Voici une question sur laquelle Nathalie Heinich, dans L’élite artiste, s’est

penchée.Elleécrit:

Onretrouvelàlesdeuxversionsopposéesdelabohèmedefiction,entrel’idéalisation–choixd’uneviemarginaledédiéeàlavocation–etlaréductioncynique–résignation,fautedemieux[…].Enchantement,désenchantement:iln’yapasàchoisirentrecesdeuxinterprétationsdela marginalité bohème, l’une et l’autre adoptées par les acteurs, et qui sont égalementplausibles–ouplutôtinégalementpertinentes–selonlescapacitésetleschancesd’avenirdesintéressés.C’est, ici, l’épreuve temporellequi fait ladifférence, selonqu’onprojette l’étatdebohèmedansl’avenirouqu’onlerelitàlalumièredutempsécoulé112.

D’autres verraient peut-être dans la tension entre la bohème enchantée et la

bohème désenchantée l’évidence d’une lutte de représentations au sein de

l’imaginairesocial.Cependant,Heinichsoulèveiciuneidéefondamentale,soitquela

bohème est perçue comme gaie lorsqu’elle est à vivre et porteuse de promesses,

mais qu’elle sera le plus souvent perçue comme désenchantée lorsque relatée au

passé. Je soutiens que cela atteste la nature initiatique dumythe bohémien. Cette

analysedelapartdeHeinichs’avèretrèsjuste,puisqu’auseinmêmedesScènesdela

viedebohèmedeMurger,textecanoniquedelabohèmeenchantée,nousretrouvons

éventuellement le désenchantement plutôt direct des personnages ainsi que le

désenchantementplutôtindirectdunarrateur.

Murgerdésenchanté

EnabordantlesScènes,Heinichécrit:

Ce qui frappe dans le roman de Murger, situé en 1840, c’est l’absence de tout caractèredramatique dans les aventures […] c’est au contraire la bohème fauchée et heureuse, la

112NathalieHeinich,op.cit.,p.37.

39

Bohème enchantée, qui fait l’objet de cette suite d’épisodes au ton léger, sorte de joyeuxmanifesteantibourgeois113.

Malgrécetteaffirmation,quisembleêtreéblouieparl’ouverturegaieduroman,les

Scènesde laviedebohèmeabordent éventuellement le tragique. À la quatorzième

histoire, intitulée «MademoiselleMimi», nous trouvonsMurger perdant de cette

gaieté et adoptant pour la première fois la narration à la première personne,

s’adressantàRodolphe:

OmonamiRodolphe,qu’est-ildoncadvenupourquevoussoyezchangéainsi?Dois-jecroireles bruits que l’on rapporte, et ce malheur a-t-il pu abattre à ce point votre robustephilosophie?Commentpourrais-je,moi,l’historiendevotreépopéebohème,sipleined’éclatsderire,commentpourrai-jeracontersuruntonassezmélancoliquelapénibleaventure…?114

Murgercommenceàpeineràmaintenirletonléger.Lesbohémienss’étaienttrouvé

des amies, qui les délaissent éventuellement en faveur de meilleures situations

matérielles, et elles ne reviennent qu’à lourd prix, car chez les bohémiens la

pauvretépersisteplus fortementque l’art et labonnehumeur.L’on ressent, ici et

ailleurs, la secrètemisèredes bohémiens qui fut aussi celle deMurger. Voyons la

dix-huitièmehistoire,«LemanchondeFrancine»,quipoussecetteidéeautragique.

Elleracontel’histoiredeJacques,unjeunesculpteurpauvre,doncbohémien,épris

d’unedénomméeFrancinequi, atteintede tuberculose,meurt àpetit feu. Jacques,

tentant de capturer Francine dans le marbre, mais rendu fou de deuil, finit par

mourir lui aussi. Cette histoire pleinede souffrance voit aussi la résurgencede la

premièrepersonne:

Parmilesvraisbohémiensdelavraiebohème,j’aiconnuautrefoisunnomméJacques;ilétaitsculpteuretpromettaitd’avoirun jourungrandtalent.Mais lamisèrene luiapasdonné le

113Ibid.,p.28.114HenryMurger,op.cit.,p.200.

40

tempsd’accomplir ses promesses. Il estmort d’épuisement […].Mais d’ailleurs, je n’ai pointpromisdevousfairerireabsolument.Cen’estpointgaitouslesjours,labohème115.

IlestcurieuxdeconstaterqueMurgertraiteavecunecertainedistancelagaietéde

ses personnages, soit d’un lyrisme comique et théâtral,mais que lorsqu’il aborde

pourlespremièresfoislemalheur,commedanslesexemplesci-dessus,illefaitàla

premièrepersonne. Jeproposequecenesoitqu’ences instantsqueMurger laisse

tomberlebrillantvernisdumythebohémienqu’ilappliquaitsurlesautreshistoires.

Danslamesureoùlejeubohémienconsisteà«fairejouerleréeletl’imaginaire116»,

ilyaici,àl’approchedutragique,unemutationtextuelle,unamincissementduton

enchantéquifaitmiroiràl’amincissementdel’idéalismedumythefaceàlaréalité.

C’estundébutdelacompréhensioninitiatiquequelaviedebohèmetientd’unmode

depensée fantasquequinepeutdurer.C’estunpremier indiceque labohèmeest

condamnéeàpasser.

Après quelques histoires qui ont un degré croissant demisère amoureuse,

sociale et financière, entrecoupées par soubresauts de gaieté décroissante, le

tragique finit par revenir en force. Aussi cela cause-t-il la débâcle dumythe, soit

l’évolution, voire la perte, de l’imaginaire enchanté de la bohème chezMurger et

chezsespersonnages.C’estlavingt-deuxièmehistoirequimetenscènelamortde

Mimi,l’amantedeRodolphe.Lepersonnagesedessined’aprèsuneamanteréellede

l’auteurHenryMurger;elleaussiavaitsuccombéàlamaladieetlapauvreté.

Un regard sur la vie réelle de Murger nous est apporté par l’une de ses

connaissances, l’auteur d’un livre assez singulier intitulé Souvenirs de Schaunard.

115Ibid.,p.265et270.116AnthonyGlinoer,op.cit.,p.20.

41

Sonauteur,AlexandreSchanne,écrit: «Le livrede laViedebohèmemetenscène

quatrepersonnagesprincipaux[…].Jelesaiconnusvivants.Rodolphe,c’estMurger

[…].Schaunard,c’estAlexandreSchanne;c’estmoi117».En1892,àlaparutiondes

SouvenirsdeSchanne, le romandesScènesdelaviedebohèmeavaitdéjàquarante

ans ;Murgerétaitdécédédepuis trenteans.Témoignagede l’endurancedumythe

bohémien,dumoinsjusqu’àlafindusiècle,Schanneécritcelivrepourcetteraison

que:

le grandpublic attachait toujours le plus grand intérêt àMurger et à son groupe, ainsi qu’àbeaucoupd’autresécrivainsouartistes,parmiceuxquiontsoixanteansaujourd’hui,etdontlajeunesseaétépleinedebruitetdefantaisie118.

Offrant en cespages,demanièremoinsembellie etplusvéridique, saversiondes

faits,Schanneécritdel’amantedécédée:«BanvilleetMurgeronteneffetvuMimi

aveclesyeuxdel’artiste.Lavéritéestque,sanss’êtretrompésd’unefaçonabsolue,

ilsnel’ontaperçuequ’autraversunelorgnettetrempéedansl’eaudejouvence119».

Nous pouvons apercevoir ici ce jeu de l’artifice bohémien, cette portion de l’idéal

calquéesurlaréalitécrue.Schanneécritaussi:«QuantàMimi,parlefaitc’étaitune

plantemaladivepousséeàl’ombre[…]lafindecettepauvrefillefutlamentable.Elle

mourut de phtisie à l’hôpital. Murger n’ayant pas été prévenu à temps, il ne put

réclamer son cadavre120». Ces dénouements tragiques sont des entailles que la

réalitéfaitàl’idéaldelaviedebohème.Levernisenchanteuresteffritéparleréel.

Schanne lui-même avoue la chose, en exprimant son regret de faire entaille à ces

belleshistoiresbohémiennesauxquellesl’onvoudraitcontinuerdecroire.«Hélas,je

117AlexandreSchanne,SouvenirsdeSchaunard,Paris,Charpentiers&FasquelleÉditeurs,1892,p.1-2.118Ibid.,p.113.119Ibid.,p.175.120Ibid.,p.176.

42

crains que le lecteur ne soit désenchanté quand je lui aurai dit comment, dans la

réalité, ces scènes se sont passées et comment ces personnages étaient faits121.»

Mêmelesplusbelleshistoiresinitialescachentcertainesténèbres.Encommentant

surlepersonnagebourgeoisdeladeuxièmehistoire,quenousavonsvueplushaut,

danslaquellelesbohèmesseserventdel’habitd’unbourgeoisvenupourunportrait

et avec qui ils finissent par se lier d’amitié, Schanne nous écrit que « Espérance

Blancheron [c’est lenomdu jeunebourgeois]quin’avait jamais tant ri,nevoulait

pas nous quitter. On sentait que ce garçon cherchait à s’étourdir 122 » et,

effectivement, ils furent amis un temps, jusqu’à ce que se dernier n’aille se noyer

délibérémentdansunétangprèsd’uneabbaye:«Impossiblederien fairedansce

lieudésertpourempêcher ce suicide123». Voilàunebien triste tournurederrière

unescènequisemblaitpourtantsigaieetlégèreenfiction.

L’enchantement de la bohème est aussi ébranlé par un regard biographique

portéversMurger,lesupposégagnantdelavraiebohème,carcelarévèleaussiun

portraitde lamisère.Essentiellement,Murgervécutdixansdemisèreetpauvreté

artistique avant lesScèneset dix ans de gloire après elles, durant lesquelles il fut

enchainé à cette bohème dont il voulut éventuellement se dissocier. «Les quinze

dernièresannéesdesavie,affirmeThéodorePelloquet,[Murger]atentéderéagir

contrecertainesimpressionsquecelivreavaitfaitnaitre124».Cetteaffirmationest

probablementexagérée,puisqueMurgernemourutquedixansaprèslaparutiondu

121Ibid.,p.172.122Ibid.,p.219.123Ibid.,p.222.124AnthonyGlinoer,op.cit.,p.133.

43

livre.Ilestmortjeune,âgédetrente-huitans,supposémentenexpirantcettephrase

finale: «Pas de musique! Pas de bruit! Pas de bohème125!» La validité de cette

citationestaussidouteuse.LamultiplicitédediscoursentourantlamortdeMurger

s’explique par le fait que cela fut un évènement dans lequel plusieurs avaient un

partipris,puisqueparlebiaisdelavieetlamortdeMurgerlemythedelabohème

pouvait être édifié ou déconstruit. Au XIXe siècle, cela représentait un enjeu

important, puisque l’imaginaire de la bohème touchait la vie de biendes gens. Le

journalLeFigaro, sympathique à la bohème,«élèveun tombeau à lamémoirede

Murger,tombeaudepapierquiseconstruitsurplusieursnuméros126».Oùcertains

fontl’éloge,d’autresattaquent.C’estlavaliditédumythebohémienquiestdébattu

enpresse,par-dessusletombeaud’undesesplusgrandsmythographes.D’anciens

compagnonsdeMurgerécrivent:

Beaucoupd’entrenous, concluent sesamis lesbuveursd’eau, leblâmèrentquand ils levirent,aidant aux faits qui se présentaient à lui, quitter insensiblement le sentier difficile que noussuivionsencommun–sanstropsavoiroù ilnousmènerait–pourgagnerpeuàpeu lagranderoute,cellebattuedetousavecplusoumoinsderéussite127.

Effectivement,c’estàlafoisl’entréeenviedebohème,lavaliditédesacontinuitéet

la manière dont on en sort qui génèrent tant de discours variables sur la chose

depuis le XIXe siècle. Nous pouvons témoigner de la polémique que suscitait la

véracité de la bohème. Or grâce à la distance accordée par le temps, et avec la

perspective offerte par plusieurs chercheurs s’étant penché sur le sujet, nous

pouvons aujourd’hui conclure que la bohème est à la fois enchantée et

125SophieSpandonis,«LamiseautombeaudeMurger(1861)oulaformed'uncercueil.Enguisedeconclusion»,CahiersEdmondetJulesdeGoncourt,n°14,2007,p.161.126Ibid.127AnthonyGlinoer,op.cit.,p.135.

44

désenchantée,réelleetirréelle,etquelacléderéconciliationdecesoppositionsse

trouvedanslaconceptionmythiqueetinitiatiquedumythedelabohème:c’estun

processusdetransformation.

L’initiation

Les personnages des Scènes de Murger finissent par reconnaître la

dissolution, ou du moins la transmutation, de leurs idéaux. Voici les pensées du

peintre Marcel confronté à la tragique absurdité de leur existence dans la vingt-

deuxièmeetpénultièmedesscènes,quiestaussicellequivoitlamortdeMimi:

Nousavonsfaitnotretempsdejeunesse,d’insouciance,deparadoxe.Toutcelaesttrèsbeau,onenferaitunjoliroman;maiscettecomédiedesfoliesamoureuses,cegaspillagedesjoursperdusaveclaprodigalitédesgensquicroientavoirl’éternitéàdépenser,toutceladoitavoirun dénouement. Sous peine de justifier lemépris qu’on ferait de nous, et de nousméprisernous-mêmes,ilnenousestpaspossibledecontinueràvivreencorelongtempsenmargedelasociété, en marge de la vie, presque. Car enfin, est-ce une existence que celle que nousmenons128?

Ce discours précède de peu la sortie définitive des personnages de leur phase

bohémienne. La scène suivante, soit la toutedernièrehistoiredesScènes intitulée

«Lajeunessen’aqu’untemps»,amèneleslecteursauprèsdesartistesunanaprès

ces réflexions faites. Entre autres dénouements, «Marcel, avait enfin pénétré au

Salon […] avait en partie liquidé les dettes de son passé […] et avait un atelier

sérieux» etRodolphe«arrivadevant lepublic, qui fait la renomméeet la fortune

[…]avecun livrequioccupa la critiquependantunmois129».C’est l’atteintede la

gloire artistique, le but de la vraie bohème! Toutefois, le ton de l’histoire est

mélancolique.Faceauxregrets,RodolpheditàMarcel:«Pauvreami[…]tonesprit

128HenryMurger,op.cit.,p.373-374.129Ibid.,p.394.

45

sebatenduelavectoncœur,prendsgardequ’ilneletue!C’estdéjàfait,réponditle

peintre;noussommesfinis,monvieux,noussommesmortsetenterrés.Lajeunesse

n’a qu’un temps130!» La bohèmene s’atteint pas. Aussi illusoire que la jouvence

perpétuelle,ellepasseaussiinévitablementquelajeunesseetsesidéaux.

On observe donc un curieux contraste entre l’ouverture confiante et

triomphaledelapréface,pourtantécriterétrospectivement,etletonendeuillédela

dernièredesscènes.Lapréfaceestrédigéeavecverve;ellefaitrireetelleestteinte

delaconfianced’unauteurquiasunaviguerentrelamisèreetledoute,«cesdeux

gouffres[entrelesquels]ilyadumoinsuncheminmenantàunbut»,cebutétant

d’être « connus sur la place littéraire et artistique». Ceux qui l’atteignent sont

supposément, comme l’annonceMurger, les «vrais bohémiens131». Or, les Scènes

s’ouvrent surde jeunes artistesn’ayant fait aucunepreuve,maisqui sont remplis

d’espoir,etqui,àlafindupériple,sontnostalgiquesetdéfaitsmalgrél’atteintedece

succès artistique tant désiré. La lecture des Scènes présente une descente de

l’enchantementversledésenchantementqui,paradoxalement,reflètel’atteintedela

gloireartistique.Dans l’enchantement, iln’yavaitque l’ambition,maiscetétat fut

préférable, puisque dans la réalisation de ces ambitions on retrouve le

désenchantement.Lebutconçuseraitdoncerroné.Cequis’évanouitn’estdoncpas

lenoviciatartistique,maisquelquechosedepluséphémèreencore.Cesentiment,de

deuil, de mélancolie et de perte s’avère une donnée constante dans les récits

bohémiens.

130Ibid.,p.397.131Ibid.,p.13.

46

Nous retrouvonsdans lesScènescommedansDixansdebohèmeet comme

dans la chanson «La bohème», parmi tant d’autres, un similaire constat de

l’évanouissement de l’état bohémien, toujours exprimé avec une forte nostalgie

ressentiepourcetétattransitoire.Pourquoicelas’avère-t-ilunmécanismecommun

dans l’expression de la bohème? Il y a lieu de se demander pourquoi Marcel et

Rodolpheneseréjouissentpas.Oùsont lesexpressionsdebohèmestriomphants?

Autresexemples:LebachelierdeJulesVallès,PetitschâteauxdebohèmedeNerval,

Bouquets de bohème de Roland Dorgèles expriment également la nostalgie voire

l’amertumeàlafindutrajet.Or,lelecteurnetrouveraaucunedéclarationpurement

triomphale,malgrélapromessedesuccèsesquisséeparMurgerdanssapréface,lui

qui s’y est rendu, lui qui affirme pourtant que ce succès illusoire est possible.

Comment pouvons-nous expliquer l’endurance du mythe bohémien malgré

l’absencetotaledel’atteintedesesbutsprésupposés?

La réponse à offrir est que l’essentielle valeur de l’état bohémien c’est la

jeunesseetsonindéterminationsociale.Œuvrantunbrefmomentsansmétierfixe,

sefaisantartistepeut-êtrepoursehisseràl’élite,maispeut-êtrequepourdemeurer

marginal, le bohémien subsiste dans l’incertitude et il y a là toute l’ivresse de la

possibilité.PierreBourdieuécritque l’«indétermination:c’est lemaîtremotde la

jeunesse romantique, celle qui fait de la marginalité une valeur, du refus de

l’intégrationundestinetde"lasociété"unrepoussoir132».Glinoer,quantàlui,écrit

que «le bohème, passé une période de son existence, est censé intégrer

132NathalieHeinich,op.cit.,p.142.

47

progressivement le monde bourgeois133 ». Selon Erik Erikson, il ne s’agit, en

bohème,qued’une«remisetemporairedesexigencesdelamaturationsociale134».

Cesidéescontiennentàlafoisl’enchantementetledésenchantementetnous

dévoilentquelabohèmeestfondamentalementunétattransitoirequetraverseun

individu en sa jeunesse afin d’aboutir soit bourgeois, soitmort dans lamisère ou

peut-êtremêmeartistereconnucommeMurger.Toutefois,peuimportelerésultat,

l’étatdebohème,fondamentalementtransitoire,estnécessairementperduetcelase

vitcommeundeuil.C’estpourquoilabohème,leplussouventreprésentéelorsque

passée, apparaît vaguement comme un état édénique que l’on ne retrouve plus,

mêmechez la jeunessedesgénérationssuccessivespuisque,enfin, cen’estplus la

nôtre. Schanne écrit: «Les lecteurs d’un certain âge qui ont vécu ces époques

joyeusesmepardonnerontlerécitdecesgamineries[…],maisc’estlejugementdes

froidsjeunesgensd’aujourd’huiquejeredoute135».

Hélas,c’estdoncimpossiblede«réussir»labohème,carlabohèmeestune

phase qui précède l’inévitable détermination d’un état quelconque. La

détermination d’une position sociale peut être perçue comme la fin de l’enfance ;

c’estdumoinsunmarqueurbienconcretdansl’absenced’uneautrereconnaissance

symbolique du passage à l’âge adulte. Or, le mythe de la bohème, se présentant

faussementcommeunedéterminationquipermettraitlacontinuitédecepotentiel

133AnthonyGlinoer,op.cit.,p.83.134JerroldSiegel,Parisbohème1830-1930[1986],trad.del’anglaisparOdetteGuitard,Paris,Gallimard,1991,p.62.135AlexandreSchanne,op.cit.,p.205.

48

indéterminé enivre ceux qui s’ymirent. C’est que la bohème leur permet d’étirer

pouruninstantl’ivresseidéaledelajeunesse.Heinichécrit:

Ainsisecomprendcettetendanceàlafuitehorsdumondeenlaquellelajeunesse,momentparexcellencede l’indétermination, senourritduressentimentantibourgeois,de lanostalgiedupassé et l’aspiration fantasmatique à des privilèges authentiques, c’est-à-dire naturalisés,individualisés et incorporés: triple propriété que condense le don de l’artiste ou du poète.Aussi l’investissement sur l’art, la littérature, la vie de bohème constitue-t-il une parfaitestratégied’indétermination:unemarginalisation,aumoinstemporaire,permettantdedifférerl’endossementd’unhéritageenlequelonnesereconnaîtpas136.

En revanche, ceux qui ont pu différer un temps la chute des idéaux retrouvent

souvent une amertume accrue pour avoir vu leur foi en la bohème et en l’art se

révéler fausse.L’étatbohèmedemeuredoncunsouvenirnostalgique,carc’était là

desjoursoùtoutsemblaitpossible,toutsaufdeperdurerdanscetétatmythiqueet

idéalisépuisquelabohèmeestunetransitionetnonunstatutdurable.Finalement,

je propose l’idée que l’état essentiellement transitoire et transformateur de la

bohème reflète son statut mythique et initiatique. La bohème est un processus

imaginatif, créateur et culturel par lequel passe un individu jeune et naïf pour en

ressortirunadulteclasséetintégré.Ilyalà,donc,lejeudel’initiation.

Lemythe

Cherchantpour lephénomènemythiqueun sensplusprofondqu’unefable

qui explique mal ce que la science ne connaît pas encore, le grand mythologue

américainJosephCampbellpubliaen1949sonessaiLeHérosauxmilleetunvisages.

Danscetessai,Campbellinaugurel’idéequel’onretrouve«unmêmescénario,celui

duvoyageduhéros,dans lesmythesdumondeentier137».Cescénariocommunà

136NathalieHeinich,op.cit.,p.143.137LaurelineAmanieux,«Lapuissancedesmythes:lestravauxdumythologueaméricainJosephCampbell»,Revuelittérairecomparée,2013/2,(n°346),pages167à176.Aussienligne:

49

tous lesmythesmondiauxs’identifiepartroisphasesquisontpartagéesetvécues

partousleshérosmythiques.Cesphasessont:«séparationdelasociété–épreuves

–retourdanslasociétéenhommesouenfemmestransfigurés138».Lemécanisme

quis’opèreparlesphasesduscénarioestceluidel’initiation,unrituelaussiancien

et commun que la culture humaine elle-même. Le processus de l’initiation est un

rituel, une cérémonie ou un évènement quelconquemarquant «un passage et un

changement profond chez l’individu139». L’initiation encadre principalement le

passage de l’enfance à l’âge adulte, mais elle peut représenter d’autres

transformations, par exemple spirituelles, tel le baptême. L’étude de Campbell

révèleunschémamythiquecommunempreintdel’universalitéinitiatique,alors«la

mythologieseprésentedonccommel’amplificationd’unrited’initiation140».

Ainsi, dans les mots de Laureline Amanieux, une de plusieurs à appliquer

avecsuccès lemodèledeCampbellsurunmytheparticulier,«lemytheoffredonc

d’abord desmodèlesmétaphoriques pour nos viesmodernes à travers l’aventure

d’unhérosoud’unehéroïnequialecouraged’allerauboutdesesconvictions141».

La persistance de la mythologie, même dans l’ère moderne, s’expliquerait

essentiellement par le besoin constant de l’humanité de vivre des expériences

initiatiques; lesmythes contiennent desmodèles pour s’élever de la dépendance

infantileàl’indépendancedel’âgeadulte.

https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2013-2-page-167.htm.(pageconsultéele21janvier2021),p.9.138Ibid.139MaximePrévost,op.cit.,p.31.140LaurelineAmanieux,op.cit.,p.10.141Ibid.,p.11.

50

Or, dans l’Occident moderne, «[l]es rites [initiatiques] brillent par leur

absence [ce qui fait en] sorte que la littérature (et les arts de représentation en

général) en offre des équivalents symboliques, formes de produits et de

substitution142 ». Le déplacement de l’initiatique vers l’art se serait produit à

l’époqueromantique,lorsdel’affaiblissementdesinstitutionsreligieusesentandem

avec la montée fulgurante de la figure de l’écrivain. Selon Simon Vierne, « la

littérature est devenue le lieu de l’initiation. Peut-être le lecteur pourra-t-il se

transformerenprenantexemplesurlespersonnagesquipeuplentnosmythologies

modernes143».LatransformationquementionneVierneetqu’opèrelemythe,parla

littératureouautre,estdenatureinitiatique.

Unemythologievivantenousaideà franchir lespassagesde l’enfanceà lamaturité,de l’âgeadulte à la vieillesse […]. La quête du héros est celle de tout individu qui descend dans lesprofondeursdesapsychépourenaffronterlesaspectsobscurs,etenrapporterlemoyenderéalisersavie144.

Cetteperspectivedel’utilitédumythetrouvesonéchochezHansBlumenberg,qui

affirmequecequiconcernele«potentield’efficiencedumythe»,cequi«fondela

persistanceinsistantedesconfigurationsmythiques»serait«l’existenceimplicites

en elles de questions qui sont découvertes, dégagées et articulées dans leur

réception et dans le travail qui s’accomplit sur elles 145 ». En d’autres mots,

l’existence de configurations mythiques encadre des questions, la contemplation

desquellescèderaituneutilitéquelconqueàl’individuouàlasociétéquiytravaille.

Selon Blumenberg: «lemytheestà la foisunequestionposéeà l’humanitéet sa

142MaximePrévost,op.cit.,p.30.143Ibid,.p.31144LaurelineAmanieux,op.cit.,p.35145HansBlumenberg,op.cit.,p.69-70

51

réponse;silaréponseestdatéeetéventuellementdépassée,laquestion,elle,peut

demeurer pertinente, ce qui expliquerait le potentiel de survie de certains

mythes 146 ». De même, si les réponses bohémiennes semblent aujourd’hui

dépassées,lequestionnementaucœurdelabohème,soitl’idéalismedelajeunesse

etlaplacedel’artistedanslacontemporanéité,demeurepertinent,puisquechaque

générationcroitavecdiversdegrésdevéracitéetdefabulationqu’ellepeutchanger

lemondeàsafaçon.«Lemytheestunpontlancéentreuneréalitéjugéedéplorable

etl’aspirationàunesociétéautre147.»Danslamesureoùlabohèmes’épanouitdans

le volet artistique de cette ambition des générations nouvelles, elle se voit quasi

condamnéeàêtrerépétéeencoreetencore.

Actualiser

«ForwhateverelseBohemiamaybeitisalmostalwaysyesterday»-ArthurBarlett(1916)148

Les chercheurs Élisabeth Norell, Nathalie Heinich, Anthony Glinoer et Colette

Lenoir affirment tous que le mythe de la bohème émerge spécifiquement des

conditions du XIXe siècle, certaines desquelles nous avons abordées (régime

vocationnel, démocratie, ouverture des carrières artistiques, etc). Parmi ces

chercheurs, Norrell et Glinoer affirment que la bohème telle que nous l’avons

connue,tellequenousl’identifionsdanssaformelaplustraditionnelle,selimiteau

siècle de sa genèse. Nos deux autres chercheuses ne limitent pas explicitement

146Ibid.147ColetteLenoir,op.cit.,p.15.148CitéparAnthonyGlinoer,op.cit.,p.260.

52

l’étenduetemporelledelabohème,maisellesn’envisagentpassonépanouissement

nonplus.Iln’yaqueLenoirquiaffirme,danssaconclusion,quemêmesilesplaces

fortesdelabohèmeseperdent,elleatoujoursl’idéalismeetleritedepassage.C’est

là-dessusquemisecettethèse.

Danslamesureoùl’initiatiqueestunbesoinhumainfondamentaletoùcebesoin

se voit relégué à la littérature, la bohèmeoffre, sinonune réponse, dumoins une

questionhistoriquementencadrée.Elledécouled’unetradition littéraireetsociale

dont les échos se font encore ressentir aujourd’hui. Elle demeure pertinente

puisqu’elle pose une question à laquelle chaque génération doit répondre dans la

transitioninévitabledel’indéterminationenfantineàl’adoptiondudevoiradulte.De

plus, la bohème possède une valeur particulière, car, étant semi-imaginaire,mais

aussi semi-réelle, à moitié inventée, mais aussi à moitié vécue, elle offre un

cheminementinitiatiquepotentielencemondemoderneoùdetelscheminssefont

rares.ContrairementàSimonVierne,jenesuispascertainquel’onpuisseressentir

une transformation initiatique avec seulement une lecture. Or, le mythe de la

bohèmeinviteseslecteursàadopteruncertainstyledevie.«Labohème,produitde

l’imagination, sous-entend une conduite elle-même inventée. Virtuellement, un

mythecontientunprogrammedevie149.»Étantconstituéed’un«socio-style»qui

sertde«répertoire»oùl’individupeutpuiser,génératricedesaproprehistoireet

constituéed’unstatutautorevendiquée,labohèmeoffreàlafoisassezdestructure

etassezdeflexibilitépourêtreadaptéeàprofitdanscetteèred’individualisme.

149ColetteLenoir,op.cit.,p.29.

53

Undenosproblèmesaujourd’huiestceluidestransformationsénormesetrapidesdansnosformesdevie,lesmodèlespourvivren’existentpluspournous.[…]Lehéroscommemodèleestunechosedontnousmanquons, aussi chacuna-t-ilbesoind’être sonproprehérosetdesuivreuncheminoùiln’yapasdechemin.C’estunesituationvraimentintéressante150.

L’argument central est que la bohème constitue une configuration mythique qui

appellel’individuàs’éloignerdesasociétéafindevivredesépreuvespouryrevenir

transformé.Soncadreestsuffisammentdéfini,maissuffisamment floupourservir

demodèle à travers lequel l’initié saura confronter ses propres questionnements

fondamentaux.Si labohèmeestessentiellement ledésir«de fuir la réalité151»en

substituantuneespècedecalquechimériquesurlaréalité,alorsl’utilitédececalque

n’estniplusnimoinsdelaisseràl’individuémergeant(lejeuneadulte)lachancede

reniertemporairementlavisiondumondeimposéeparsasociétéafindetester la

sienneetdevoiràquelpointcelle-cis’avèrevéritableouillusoire.Celaentrainele

retoursociétald’unindividutransformé,assagietconvaincuensoietparsoi,plutôt

queparuneautoritéexterne,delanaturedelaréalité.«Labohèmeartistes’inscrit

conjointement dans une quête d’identité et dans une recherche de consécration

sociale152.» Finalement, contre ceuxqui s’entêteraient à dire que la bohème est à

jamais évanouie, puisque leur jeunesse et avec elle la possibilité d’incarner cet

idéalismemythiquesesontenvolées,reprenonsiciquelquespassagescitéstoutau

début,lorsdel’étalagedelaréponseàlaproblématique:«Ilfautquelesbohèmes

150JosephCampbell,Anopenlife,JosephCampbellinconversationwithMichaelToms,LarsonPublications,1988,p.109.151ÉlisabethNorrell,op.cit.,p.200.152ColetteLenoir,op.cit.,p.17.

54

se succèdent et ne se ressemblent pas ; une génération a la bohème joviale, la

suivantel’atriste153».

[C]haquegénérationquiensortnesereconnaîtpasdanslagénérationquilasuit.Lajeunessed’un individu est condamnée à passer, mais la jeunesse comme valeur primordiale de labohèmesurvit à chaque cohorte. Fairepreuvedenostalgie revient à refuser aux suivants ledroit de reprendre le flambeau, à arrêter des frontières là où elles ne peuvent pas êtretracées154.

Verslacréation

Pourclorecevoletthéorique,voiciunmotd’introductionàlapartiecréative

quisuit.LesfragmentsromanesquesquicomposentChimèrescherchentà illustrer

quelajeunesseserenouvèledemanièretoujoursdistincte,maissimilaire.Jetiensà

annoncericiaussi,afindeprémunirl’espritdulecteur,queceshistoiressontfidèles

àl’imaginairebohémiendanslesensqu’ellessontplusqu’àmoitiéréelles.Jetiensà

soulignerque,bienqu’onyretrouveradesidéesexploréesenthéorie,jen’aipaseu

àinventergrand-choselà-dedans.Sachezquejen’ensuispasvenuàl’inventionde

ceshistoiresà la suitedemes recherchesbohémiennes.Plutôt, j’en suisvenuà la

recherchedelabohèmeaprèsavoirdéjàvécuceshistoires. Jecherchaisd’abordà

mieux comprendre ce que j’avais vécu, les forces quim’avaient guidé. Je fus bien

surpriset troublédedécouvrirdansmarecherchesur lemythede labohèmedes

idéesquis’appliquaientavectantdejustesseàcequej’avaisvuetvécuaveccertains

camaradesalorsquenousétions jeuneset idéalistes, cherchant ànous taillerune

placedanscemonde. J’aborderaicelaenplusdedétails lorsduretourréflexifqui

suivra la création. Pour l’instant, de la manière dont la recherche fut révélatrice

153ÉmileGoudeau,op.cit.,p.223.154AnthonyGlinoer,op.cit.,p.261.

55

pourmeshistoires, j’espèrepouvoirvousoffrir,cherslecteurs, larévélationquele

mythe de la bohème persiste, que ses schèmes sont pertinents dans ce monde

nomade, naïf et romantique qu’est l’éternelle jeunesse, fulgurante et flamboyante,

l’instantd’unrêvedeviedebohème.

56

CRÉATIF:

Chimères

57

1-Ledébutetlafin

AuCanada,lesoleilsecoucheàsonplustardenjuin.

C’estunmoispleindepromesses.Lesoleilrevient;ilmarieleprintempsàl’été.

Si nous n’en parlons jamais, c’est que nous souhaitions tous qu’il en soit

autrement.Carlesolstice,quiannoncel’été,estlejourlepluslumineuxdel’année.Il

nousmurmureseschaudespromesses;c’estlajupedelabelledemoiselledel’été

quisehisse.Maisdèslepremierjourdel’été,lanoirceurmangelalumière.Lebaiser

del’hivervientdéfairel’espoir.

Ilenestainsi,hélas;lafinsetisseavecledébut.

2-Nerientoucher

Un cours de mathématique se déroulait, au secondaire, dans une salle de

classe qui avait la forme d’un trapèze scindé à la verticale. Dans le mur anglé,

d’étroitesfenêtres,presquedesmeurtrières,parlesquellesl’onpouvaitvoirlacime

desarbresd’unvertvifdeprintemps.

À l’intérieur, du béton, des pupitres, des adolescents, un bureau et des

tableaux.Àl’undecespupitres,unélèveauxcheveuxblondsbouclés.Ilregardepar

la fenêtre. Il voit le boisé par l’anglemort. Puis, nécessairement, il se tourne vers

l’avant. La fenêtre est très étroite et la forêt est loin. L’élève blond écoute, ou du

moinsilentend,lavieilleprofesseureàl’avantquitracelacourbe.

«Uneasymptote,c’estunefonctionexponentielle…»

Michel-Ange, c’est le nomde l’élève blond. Comme tout lemonde, il pense

surtout à son propre cas. Il est au premier rang. La prof écrit au tableau.

58

Soudainement, Michel-Ange ressent un frisson. Il se retourne et regarde dans la

classe.

«… en faire une, c’est tracer une ligne qui se rapproche éternellement de

l’axe…»

Derrière lui, Michel-Ange voyait d’autres étudiants en divers états de

conscience,s’endormantounotantouseperdant.Audernierrang,ilvoit,assisavec

les jambesécartées,sonamiDamianqui luirendsonregard.Ilssefontunsigneà

peineperceptibledelamain.Unpâlesouriresetracesurleursdeuxvisages.Michel-

Angeseretourneversl’avant.

«…maisquin’ytouchejamais.»

Qu’il finisse enfin, ce cours, pensait Michel-Ange. L’impatience le rongeait.

Après,Damianetluiallaientboire.C’étaitbien,unechoseencorerareetconvoitée.

Ilpensaitàcelaetàautrechoseayantpeurapportàlamathématique.Michel-Ange

et Damian n’étaient que deux élèves dans cette classe, et comme presque tout le

mondeàcetâge,ilsnecomprenaientpresquerien.

«Oncalculedespointstoujoursplusprèsdecequ’onn’atteindrapas.»

Maislagraduationapprochait.C’étaitjuin,etilsallaientvoir.

3-Héritage

C’étaitdoncunsoirdejuin.

Il y a, à l’ouverture et à la fermeture d’une journée, une heure que l’on

appelledorée.Quandellerègne, lesoleil caresse levisagede toutcequiestassez

élevé.Cetteheureestprécieuseetéphémère.

59

C’étaitunetellelumièrequifuyaitsurleboulevardOrléans,enbanlieue,où

déambulaientlesamisMichel-AngeetDamian.Surceboulevardsetrouvelegrand

parcHéritage.Unravinassuraitlaprotectiondesesboiscontreleprogrès.Partant

duboulevard,unchemindegravierpassaitdanscetteforêtetmenaitversquelques

remisesd’entretien.

«Allonsparici»,ditDamian,s’engageantencechemin.

Michel, blond et bouclé de cheveux, suivait comme une brebis, son visage

enfantin de chérubin, tourné vers Damian. Si Damian semblait plus âgé, c’est

surtout, car il était plus grand et plus traumatisé. Sa figure était plus aiguisée,

commecelled’uncoyote,etsescheveuxchâtainsreflétaientrouxausoleil.

SiMichel-Ange le suivait, c’est queDamian l’initiait au tranchant de la vie.

C’étaitaussi,aujourd’hui,queDamianportaitduwhiskydanssonsac.

«Ici», dit le plus grand, se rangeant dans le boisé au bord du chemin de

gravier.Ildéposasonsac,l’ouvritetensortitunebouteilleneuve:unliquidedoré

qui portait le nom de feu. L’anticipation l’emportait sur le rituel ; ils ouvrirent la

bouteille et se la partagèrent avec ardeur. C’était incandescent sur la langue et

brûlantdanslagorge,maisdansleventreçafaisaitchaudetheureux,commesiça

créaitlàunfoyeroùl’onsauraitgarderetraviverlalumière.

«Man,as-tuvu leursyeuxéteints?»demandaDamian. «Ondiraitqu’ilsne

pensentjamaisàrien.»

Ildédaignaitainsi lesautresélèvesde leurécole.À toutveninsasourcede

tristesse,celledeDamianétantque,cesjours-ci,ilétaitplutôtmarginalisé.Deplus,

sachutesocialeavaitétéplutôtspectaculaire.L’annéed’avant,unDamianpopulaire

60

rencontrait l’admiration ou lemépris partout,mais nulle part l’indifférence. C’est

qu’il brisait les moules où les autres cherchaient à se réfugier. Il faisait son

secondaire, comme il ferait sa vie, à sa manière. Voyez que, parmi toutes les

possibilités,Damianavaitchoisides’inscriredans leclubdescheerleaders, le seul

garsà le faire.Maisplutôtqu’être«fif», ilétait fort,acrobatiqueetdynamique,et

entourédebellesfilles.Rapidement,ils’étaitintégréàlatroupe,etilcomptaitpour

lesplusbeaux joursde l’automne lesplusbellesdemoisellesde l’écolecommeses

amies.

Latroupedonnaitdesspectaclesremarquablesavantlespartiesdefootball,

lesfillesenmini-jupesetluienpantalon.Iloccupaitsouventuneplacecentraledans

ces chorégraphies et pendant la joute, tandis que les gars se fonçaient dedans

comme des brutes, lui jasait et riait avec leurs blondes. Les autres boys du

secondairel’enviaientetledétestaient,résultantqu’ilsessayaientconstammentde

le descendre.MaisDamian grand,musclé et agile, formait un adversaire de taille.

D’autantplus,ilavaitunvifsensdelarépartie,etceuxquitentaientdel’abattrepar

le verbe rencontraient ses répliques, vives et cinglantes, après quoi il quittait les

lieux avant que l’on ne puisse même penser à retourner le feu, laissant ses

agresseurshumiliésderrièrelui.Dansunmondedecatégoriessocialesprédéfinies,

cellesdestypiquescliquesdusecondairequisepassaientd’unegénérationscolaire

à la suivante comme une antique tradition, Damian réussissait à se démarquer

comme un individu singulier, quasi impossible à classer. En plus, il jouait de la

guitare,ilchantaitetilécrivaitsespropreschansons.Ilavaitlemondedanssamain,

semblait-il.Maiscelaétait illusoire.Hélas,personnen’estparfait.Nousavons tous

61

nosdéfauts,etpourune telleabondancedequalitésDamianavaitun lourdprixà

payer.

Ceprix:uneinstabilitépsychologique,s’explicitantparpsychoses,dontune

quis’étaitimmiscéeenDamianaudébutdeladernièreannéedeleursecondaire.La

crisefutgraduelledanssonébullitionetdutcauserquelquesbruluresavantquel’on

intervienne. Dans ce laps de temps, un Damian dérangé eut amples occasions

d’effrayerlesgensparsamanie,sesmanières,sesavances,sessujetsetsesgestes

quidevenaientdeplusenpluserratiques.Lesfillescommençaientàavoirpeurde

lui,desonvisagedeplusenplushagard.Il fumaiténormément decannabisetne

dormaitquetrèspeu,etnulnesedoutaitqu’iln’yavaitpersonneàlamaisonpour

s’occuperdelui.

Unsoirdenovembre,soird’unedesdernièrespartiesdefootballdelasaison,

dansune confusion jamaisdémêlée,unecheerleader était tombéed’unepyramide

humaineet s’étaitblesséeau sol. La fouluren’étaitpas tropgrave,heureusement.

Mais lechumde la fille,un footballeurrageuretdangereuxdanssonéquipement,

blâmaitagressivementDamian.Damianletraitad’animal,d’abruti,etquandlegars

s’étaitavancé,Damianavaitagrippélegrillageducasquepourletirerdanslaboue,

puis Damian posa le pied sur le casque de son adversaire lui déversant un flot

insultesdugenre:

«Tu penses que t’es important? T’es rien! Ta vie est à moi et je peux te

l’arracher!»Puis, à cequ’on racontait plus tarddumoins,Damian se seraitmis à

foutre des coups de pieds de pleine force, mais qui sait, car la bagarre générale

éclataettoutfutenglouti.

62

Dans la mêlée qui s’était ensuivie, Damian était ressorti, le regard égaré,

explosant d’un ricanement effrayant et qui s’expliquait difficilement. Il fut escorté

loindeslieuxpardesmembresducorpsprofessoral,lerestedesétudiantsrestant

sur le terrain froid et noir de novembre, où les cris d’encouragement et de sport

avaientlaisséplaceàdesmurmuressourdsethorrifiés.

Puis,Damianavaitétéabsentpendantquelquesmoisd’hiver.Nonseulement

suspendu de l’école, il avait été interné quelques mois à l’aile psychiatrique de

l’hôpitalgénérald’Ottawa.Ensonabsence,leshistoiresavaientcourucommelefeu.

Lorsqu’ilétaitrevenuauxcours,danslecreuxdel’hiver,sonairétaitchangé.Ilétait

plusterne,grassouilletetdocile.Iln’avaitplusdetranchantdanssesrépliques.On

le piquait donc plus souvent et avec plus de succès, et rares étaient ceux qui

voulaients‘enapprocher,êtrevuscommeamisdu«malade».

Or,personneneconnaissait lesprofondeursqu’ilavaitsondéesdanslanuit

de son esprit. Il maintenait en son for intérieur que la «psychose», terme qu’il

contestait, lui avait vraiment livré l’inspiration paradisiaque. Nécessairement, et

poursonproprebien-être,Damianprenaitcetteexpériencecommeungain,comme

une preuve de son exceptionnalité.Marginalisé de force à l’école, il prit l’attitude

décalissée de se mettre lui-même à l’écart, de s’approprier son statut d’être

supérieur,àpart,élu,etquoiencore.Jadis,c’étaitsonhaloetaujourd’huic’étaitsa

familiarité avec les ténèbres qui faisait sa gloire. Peu importe. Il était

inéluctablementàpartetdestinéàdegrandeschoses.

Michel-Ange,quantàlui,étaitungarçonplutôtdouxetinnocent,rêveuretun

peu égaré. Il n’avait pas saisi de bonne heure une place dans les cliques les plus

63

populaires,nonparcequ’iln’enavaitpaslepotentiel,maisplutôtparcequ’ilnes’y

était pas agrippé avec la ferveur nécessaire. Trop sensible et innocent pour bien

jouerauxsouriresetinsultescachéesdusocialadolescent,allanttropsouventavec

sympathieenvers lesrejetés, ilavait tranquillementétéreléguévers lesbas fonds

sociauxsansmêmes’enrendrecompte.Cequecegarçonvoulait,cen’étaitpasclair,

maisaufildesansildécouvraitqu’ils’entendaitmieuxavecceuxquis’élevaienten

revendiquantl’art,soitlesdessinateursetlesmusiciens,cesétudiantsgénéralement

angoissés, refoulés et peu abordés, mais qui tenaient souvent des idées plus

intéressantes et nobles, ce qui accrochait Michel-Ange. Aussi, ces «artistes»,

souventpluscyniques,etn’avaientpaspeurderejeteravecvéhémenceceque les

autres prenaient pour normal. Ce cynisme intriguait Michel-Ange comme un

nouveaujouetattireunenfant.Élevédanslaouated’unamourmaternelétouffant,

lesrebordstranchantsdelavie l’intriguaient.C’estainsiqu’ilavaitgravitéversun

Damianpost-psychose,qui luiàsontouravaittrouvéenMichel-Angeuneabsence

de cette hostilité que lui témoignait presque tous les autres étudiants de l’école,

incluant ses anciennes amies, qui s’occupaient bien trop de leurs statuts sociaux

pourainsisesacrifieràl’auteldel’empathiepourcedamné.

Voilà, en bref, pourquoi rendu en juin les deux garçons étaient seuls à se

péterdansleboiséaubordduchemindegravierduparcHéritagealorsqueleurs

collègues évoluaient ailleurs en de plus grandes troupes se renforçant les uns les

autresdanslecheminementversunenormalitépartagéeetrassurante,marchantle

sentierd’unsuccèsmédiocre,maisassuréetrespectable.

64

«Détestables. Ilsnepensentàrien»,répétaDamianquis’étaitmisun joint

auxlèvres.UnMichel-Angedéjàéchaufféleregarda.Lapeaudesonamiétaitpâle,

sonregard,cerné,etsesyeuxpétillaientd’unefaçonque,c’estvrai,l’onvoyaitassez

rarementàl’écoleouailleurs.Aussi,aveclasaisonchaudequirevenait,l’airdocileet

ternequeDamianavaitrapportédel’hôpitals’évaporait.Ànouveauiltanguaitvers

letranchant,versunevivacitéexcentriqueetdébridée.Damianallumalejointàses

lèvresetuntourbillondefuméebleutées’enéchappa.

Sans frontière précise, l’heure dorée s’était déjà dissipée. Le crépuscule

déposait son manteau sur la forêt, l’orange céleste cédant au mauve. Les troncs

paraissaientnoirs;lesétoilessedévoilaientetlesmoustiquesaussi.Maislaboisson

et la fumée opéraient leur effervescence, et dans cette montée peu de tout cela

importait. Si Damian cherchait, peut-être, à s’oublier, Michel-Ange souhaitait se

souvenir. De quoi exactement, ce n’était pas clair, mais il ne pouvait échapper à

l’impressionqu’aufildesjoursuncertainsensd’émerveillements’enfuyaitdeluiet

qu’àsaplacesepressaitunduretsobresentimentquel’onnommelaréalité.

«Allons-y»,ditDamian,unefoisquelanuittombaitetquelejointfutbrûlé.

DamianetMichel-Angeémergèrentduboisé,pouraboutirdansuneruede

banlieuenonloindel’école.Sanss’ensoucier,lesamismarchaient.Àcettenoirceur,

ilssesentaientmaîtresduquartier.

«Ouiii…» soupira Michel-Ange avec le vent chaud qui soufflait dans les

feuilles. La lumière orange des lampadaires de la rue bourdonnait, électrique. Et

c’était le moment attendu, quand la rue semblait douce plutôt que froide, fluide

65

plutôtquedure.Cebeléquilibre,oùtoxines,cannabisetinnocenceserencontrent,

donnaitlesensquelemondeavaitl’allurequ’ildevraitencoreavoir.

Portés par les vapes, ils descendaient la rue. Au bout, leur vieille école

primaire.Damian,ayantàcestadelachemiseouvertesursacamisole,lescheveux

châtainsébourifféset lesyeuxmouillés,etn’ayantpersonnequine l’attendaità la

maison,dit:

«Onlagrimpe.»

C’était une belle époque, que celle des lampadaires orange. Le monde

nocturne,même en ville, gardait de sonmystère et de sa dignité. Aujourd’hui les

lumièressontblanches,froidesetmontrenttout.Lepiétonestcommeunévadéque

l’ontraquealorsqu’ilmarcheenlalignelaplusdroitepossiblepourpasserd’oùil

vientversoùilva.Douxcrimequelamunicipalitéaitdésignéuncomptableetnon

pasunmetteurscènepourchoisirleslumièresduthéâtredelaville.L’incultenele

saitmêmepas,maisilyadorénavanttoutuntasdescènesimpossiblesàjouer,dans

lanuit,ici.

Heureusement,cecisedéroulaitavantcela.L’écoleprimaire,donc,avecses

arbres,sonombreetseslumièresorangéespermettaitlarêverie.DamianetMichel-

Angeavaientréussiàsehisserparunesériederebordsjusqu’autoitdel’école.Ils

sautaientlestuyauxetlesconduitsdeventilation.Letoitportaitdespyramidesde

verres par lesquelles l’on pouvait regarder dans les atriums. Jadis ils étaient des

boutsde choux innocents et contrôlésdans ces atriums. Ce soir, ils étaient libres,

excitéset,sedisaient-ilsdangereux.Lesgarsmontèrent ladernièreéchellevers le

toitdugymnase.Là-haut,ilsrivalisaientlahauteurdesarbres.

66

Puisilseurentlàunedecesconversationsfacilesquiéchauffentlescœurset

fondentlesdébutsdel’amitié.Ilsburentlefonddewhisky.Ilsniaisaientlibrement.

Contre les embuches terribles du doute de soi qui s’envenime à l’adolescence, ils

érigeaient lesrempartsdeladrogue.L’échodeleursvoix,commelebruitduvent,

montait et baissait dans la cour en bas tandis que les gars se laissaient sentir à

nouveaulabéatitudepropreauxenfants.

«Entoutcas»,ditDamiantoutàcoup,maisdoucement,«cen’estpasclair

pantoutequ’est-ceque jevais faireaprès le secondaire. Il fautque jeme lanceen

musiquesinonmononclevafairedemoiundealer.»C’étaittrèsrare,delapartde

Damian,quienpublicparlaittoujoursfortetavecconfiantebravade,desemontrer

vulnérable.Michel-Angesesentitmalàl’aisefaceàcetaveu.Iln’ensavaitriennon

plus.Commesonami,ilavaitdesambitionsvaguesquitiendraientmallepoidsdela

réalité.Maisilnevoulaitpasypenserlà,cesoir,lorsdecetteéchappatoire.

Michel-Angeaperçutuneballedetennissurletoit.Illaprit.Àsontoucher,il

se souvint subitement des jours resplendissants quand le concierge lançait en un

instanttouslesballonsperdussurletoitpendantdessemaines.Ilsemblait,ences

jours-là, que le bonheur pleuvait dans une telle abondance qu’il était impossible

qu’il nous manque. Ces jours étaient loin, déjà presque perdus des souvenirs.

Michel-Angeserappelaalorsvivement d’undésirenfantin, l’espoird’êtreun jour

celuiquilançaitlebien-êtredutoit,celuiqu’onaimait.

«Tu te souviens du concierge?», murmura Michel-Ange. L’ami fit un bref

sourire,maisrestasilencieux.

67

Sous le regard de Damian,Michel lança la balle dans la cour en bas. Il n’y

avaitpersonnelà-bas.Laballerebondissaitparmilesfantômesdessouvenirsavant

de mollement rouler vers la bouche d’égout. Il n’y avait pas grand bonheur là-

dedansnonplus,finalement.Telunfild’araignée,uneautreidéepuérilevenaitdese

rompre.

D’ailleurs il faisait froidmaintenant.Lachaleurde l’alcool sedissipaitdans

une fatigue nauséabonde. Les brumes du cannabis s’évaporaient. L’école perdait

l’allure magique que Michel-Ange cherchait tant à retenir et réapparaissait

maintenant comme le sobre édifice qu’il est au regard des grands.De plus leur

escalade s’insinuait, non seulement comme vaguement illégale, mais, et c’était

nouveau, commevaguement inutile. Il fallait descendre de là, plus compliqué que

monter,etlederniersautdupetitpourrevenirausol,surtout,étaitbrutal.Enplus,

ilyavaitl’écoledemain.

C’étaitladernièrefoisqu’ilsymonteraient.

4–UniversCité

Après le secondaire, Damian tenait, avec d’autres jeunes locataires, une

maison haute et étroite tout près du campus au centre-ville d’Ottawa. Quand

Damianallaitsur lecampus,c’étaitpoursemouvoird’unemanièrebienà lui,non

paspourfairelonguecarrièred’étudiant.Damiann’avaitassistéqu’àquelquescours

ici et là, incluant un cours de psychologie durant lequel la professeure fut tant

impressionnéeparluiqu’ellel’invitaàjouerdelaguitaredevantlescentcinquante

étudiants.L’audiencecaptiveluirendit,commed’habitude,unphiltred’admiration

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etdemépris.PourDamian, c’est ende telsmomentsqu’il brillait à sonmieux, en

pleinevue,paratonnerresaisissantvigoureusementl’attentiond’unesociétéqui,s’il

ne se débattait pas comme un diable, l’oublierait et le laisserait tomber comme

l’avaient fait ses parents.Honneur à la prof d’avoir voulu faire spectacle du zeste

vivant qu’incarnait Damian, peut-être pour inspirer tous ceux dans les cours

d’université, et ils sont légion, surtout en première année, qui ne voient ni

n’entendent rien. Ça a brassé la cage, qu’il chante ainsi dans les marches,

interrompant l’hypnotisant spectacle habituel de la classe. Certains le trouvèrent

fou,inspirantouridicule.Certainesletrouvèrentbeau,d’autres,dangereux.Eneffet,

Damianétaitdifficileàclasser,et iln’appartenaitpasensalledeclasse.C’estaussi

que, instable non seulementmentalement,mais économiquement, il avait peu de

chancederéussir.Illuifallaitfaireéclatrapidement,nonpaslongfeu.

Michel-Ange,quantàlui,héritaitd’unfondd’étudesquiluipermettait,voire

lui imposait, la nébuleuse indécision typique des étudiants nantis. Il débuta sa

carrièredansuncollègeanglophoneà l’ouestde laville.Vaguement intéressépar

l’art,dontlamusique,etabstraitementintéresséparl’argent,Michel-Angefutplacé

dans un programme d’étude d’industrie de la musique par un conseiller du

secondaire,quicroyaitsûrementavoirfaitlàunboncoup,justifiantainsisonposte.

Pendantunan,Michel-Angeneperformanitropbiennitropmallà-bas.Assezbeau

pourêtreremarquésouventparlesfilles,ilnesavaitqu’enfaire.Oui,ilattiraitleurs

regards,mais ilsecontentaitd’êtreadmirédeloin,commeuntableau,cequiétait

bien peu, car ce n’est pas en restant loin des demoiselles que l’on apprend à se

rapprocherd’elles.Àcoupd’élansétouffésetdedésirs inexprimés, ildevintplutôt

69

angoissé et d’autant plus isolé, plus occupé par des fantasmes que par la réalité.

Aussidemeurait-ilrêveur,distant,dédaigneuxdesescamaradesdeclasse.

Il devint d’autant plus dédaigneux lorsque, avec un minime début de bon

sens pratique, il remarquait que le collège s’emplissait les poches à préparer ces

jeunesnaïfs,dontlui,encohortedetrenteàchaqueanetdemiaucoûtdevingt-cinq

mille dollars par personne.L’industrie de la musique mourait à l’échelle du

continentetnecontenait,danstoutelabureaucratiquevilled’Ottawa,quelestrente

postes tenus par ceux qui se les étaient taillés avec une ténacité que ces jeunes

étudiants qui saignaient là l’argent hérité ne pouvaient pas comprendre. Ça ne

débouchait sur rien d’évident. Michel-Ange sentait un début de l’indignation que

Damianmentionnaitparfois.Néanmoins,àl’été,àl’insistancedesamère,etdansle

butdefairefructifiersesétudes,Michel-Angedevintstagiaire.

C’étaitàToronto,où,parconnexion familiale, il fitdeuxsemainesdansune

petite entreprise de l’industrie de la musique. Là, il collait le plastique sur des

pochettesdeCDpouruneprimede10$ la journée.Unstagiaire,mêmeéduquéau

collège, n’a pas besoin d’être payé, surtout pas dans les arts. Cette prime,

gracieusement offerte, n’était que remboursement du déplacement quotidien. Il

n’était pas techniquement employé, mais plutôt apprenti non-officiel dans ce

foisonnantdomainedecrève-la-faim.Ildemeuraitdansunechambrefrustresurle

campusuniversitairedeToronto,unnobleendroitbâtienpierreet recouvertdes

vieilles vignes de la connaissance. Dans ce magnifique tableau, Michel-Ange se

faisaitduKraftDinneretdeshot-dogsaumicro-ondes,etiltrouvaitçabienbeau,la

vielibéréedesonluxehabituel.Souvent,l’inconnunousexcite,mêmelapauvreté.Il

70

voulutalorsenconnaîtreplusdecettevie.Or, iln’étaitpasréellementpauvre,pas

commelesgueuxdanslesruellesdelarueSpadina,grâceaufiletdesauvetageque

luiavaittissésamère.

L’hiver, donc, une fois que Michel-Ange avait abandonné le collège et que

Damianavaitperdusonappelauprèsdel’universitépouréchecdecours, lesdeux

amissepromenaientsurlesentiermenantàlabibliothèqueuniversitaireMorisset.

Il neigeait. Le ciel était gris et les flocons gros et doux. Les chaudes lumières des

édifices se reflétaient sur la neige. Emmitouflés, des douzaines d’étudiants

marchaient.Malgré leur idéalisme artistique, l’avenir était incertain.Mais comme

tout lemonde, ils avançaient dans lemonde et dans la vie.Damian, enmarchant,

parlait plus fort que tout lemonde. Il avait pris lamaniede «rire» enun «HA!»

aiguetfortementprojeté,cequialarmaitlesgens.Onsedoutequec’étaitlàlebut.

Lepouvoird’attirer lesregardsreprésentaitundesplusgrandsatoutsdeDamian.

L’attention des gens engagés dans la voie du succès morne, mais probable le

sauvegardaitdel’obscurité.Alorstandisqu’ils’éloignaitdelabibliothèque,avançant

commeunebrillantecomète,illaissaitunepoudréederegardssurprisderrièrelui.

Checkez-legarsenespadrillesdans laneige, lemanteaudecuirblancouvertdans le

vent,guitareballotantaudos.EtvoiciMichel-Ange,pluspetit,peinantàmaintenirle

rythmedesgrandesenjambéesdeDamian,quimarchaitsansautrerecoursversle

besoindevivredelamusique.

«Tuvasvoir,onva faire lemeilleurband.T’es lemeilleurbassisteque j’ai

rencontré»,disaitDamian,mêmes’ilavaitàpeineentenduMichel-Angejouer.Cela

71

importait peu. Rien n’importait sauf faire leur marque sur le monde, et une très

immensemarqueceserait.

«Tuverras,renduàl’étéonjoueraavantlesTragicallyHipauBluesfest!Pis

après! Ooohh boyy tu vas voir.» Damian criait cettemerde naïve par-dessus son

épauleetMichel-Anges’en inspirait.Lesdeuxs’éloignèrentducampus.À l’avenue

KingEdward, ils durent attendrepour traverser. Enfin,Michel-Angeput rattraper

Damian,semettreàsonniveau.

«Damian… est-ce que tu pleures?», demanda-t-il, voyant des vallées de

larmessurlesjouesdesonami,sesyeuxbleusglaceouvertstropgrandscommes’il

avaitéclatéendedans.

«Hahahahabennon,c’estjustelevent.T’esdrôle!»Lesmots,dansceclimat

deneigemolle,n’avaientaucunéchoniaucunéclat.Damians’élançapourtraverser

larue.

Les garçons arrivèrent à une adressede la rue Stewart, une vieille et belle

maisonenpierresmorceléeenappartementslouésauxétudiants.Laneigedupatio

n’étaitpaspelletée,maisécraséeetplusieurscaissesdebièrevidesencombraientla

balustrade.Ilsattendaientsouslecielblanc.Damianreçutuntexto.

-Jade-Montez;)

Damian s’engouffra rapide comme l’éclair dans les marches. Arrivant en haut

plusieurs instants plus tard, Michel-Ange vit Damian déjà dans un appartement,

discutantavecuneblondeengiletrouge,quiluidemandait:

«C’estcombiendéjà?

72

–40$pourlesdeux»,réponditDamian,lançantsonmanteaublancsurune

chaise,etlablondes’enallaversleschambreschercherl’argent.Lesdeuxbilletsde

vingtdollarsrevinrentavecdeux femmesdevingtans, Jade, lablonde,etderrière

elleuneautrefemmedontlavueatterraMichel-Ange.

Celle-ciavait lapeaucaramelet lescheveuxnoirs.Sesjambesnues,carelle

neportaitqu’unshortdepyjama.Onvoyaitaussilapeauprèsdunombril,quel’on

devinaitpercé.Puis,unvieuxgilet, troppetitpourelleetservantaussidepyjama,

annonçaitlasilhouettedesesseins.

«Anda,c’esteux,leband»,ditJade,quiavaitunbeausourire.

Labelleétrangèreseprésenta:«Andalucia».

EllefituncâlinàDamian,qu’elleconnaissaitdéjà,puis,sonregardcafécrème

se posa sur un Michel-Ange ahuri, et elle lui fit un câlin aussi. Ses courbes se

pressèrentcontre lui ;ellesavaient lachaleurdeson lit,ceque lecorpsviergedu

garçonputàpeinesoutenir.Uneérectionpromettaitdefairemutinerie,maislecâlin

pritfinavantcetterébellion.Puis,Andaluciaretournaàsachambrepours’habiller,

etMichelauraitvoululasuivremêmes’iln’avaitguèreidéedecommentgérerune

tellefemme.

Jade donna l’argent à Damian qui lui rendit deux billets de concert qu’il

venait d’imprimer pour quatre sous. C’est simplement avec une idée et une

promessed’unebellesoiréeàvenirqu’ilvenaitdecentuplersoninvestissement.Il

fitunclind’œilàMichel-Angeetvints’asseoirlesjambescroiséessurletapisdevant

latabledecaféavecsonétuideguitare.Jadepritplacesurlesofaetfitchaleureuse

conversationtoutenroulantunjointdansuncabaretdésignéàceteffet.

73

«Désolé, on ne fait que commencer la journée», disait-elle. «C’était toute

unefêteicihier.»

Damian ouvrait son étui ; à l’intérieur se trouvait sa guitare acoustique,

peinteàlamaind’unmotifdesracinesd’unarbreentourantlacaissederésonance.

Il la saisit avec révérence, et en fit bon usage. À cette époque, Damian chantait

encore ses premières chansons, pleines d’espoir avec des titres comme «We Are

One» annonçant l’unité de l’humanité. Une autre, la plus triste de titre,

«UnfortunateMan»,portaitcommemessagel’illuminationfinaled’ungueuxselon

laquelle jamais l’amouruniverselnemanquait, etquepersonnen’était réellement

démuni.Ceschansons-là,souventdéclaméesdanslespremierstempsdeDamian,se

firent plus tard de plus en plus rares. Au fil des ans, ses chants devinrent plus

tranchants et rageurs en concordance avec la difficulté et l’incompréhension qu’il

devait constamment essuyer. Samission si intimement liée à sa personne, d’être

porteurd’uneharmoniepour lemonde,devait luigagner l’amouret lerespectqui

luimanquaientcruellementdepuisdéjàlongtemps.S’ilyarrivera,onnelesaitpas

encore.Lavieestencorelongue.Entoutcas,encesjours-là,ildéclamaitencorede

belles chansons d’espoir naïf. Damian commença à les faire résonner dans

l’appartement. Pendant ce temps, la sensuelle Andalucia revint dans la pièce et

s’assitsurlesofaprèsdeJade.Lejointfutalluméetchangeademains.

Michel-Angefumaitetjouaitdelapercussionsurlacaissederésonance,puis

il passait le joint etDamian,prenantdemicro-pauses, le fumait en jouant, puis le

repassait rapidement,et les filles fumaientet chantaientunpeu les refrainsaussi.

74

Dehors,parlafenêtre,lalumièregrisedel’après-mididefévriers’assombrissait;la

neigetombaitetlefroidsilencerégnait.

Maisainsi,ensembleauchaudàl’intérieur,lesquatremontèrentdeplusen

plus haut vers la nébuleuse harmonie qui est propre à la jeunesse qui n’a rien

d’acquisetquicroitencoreentout,cellequin’a,unaprès-mididesemaine,encore

riendemieuxàfairequedormir,fumer,chanteretrêver.Toutcelac’était…c’était…

Éphémère,commetout.

Trop tôt, le jointn’étaitplusquecendre refroidieet lamusiquen’étaitque

souvenir.Malgrétout,Michel-Ange,dansuneinondationd’espoir,voyaitunavenir

aveuglant.Ilsétaientjeunes!Sijeunes!Etbeauetbellesetintelligentettalentueux,

avec tantdespotentiels etdepossibilitésdevant eux ; ils n’avaientpasbesoindu

système ni des institutions. Ils traceraient leurs propres destins dans l’art, et il y

aurait encore plein de chansons, de joints, de femmes, de nuits et de jours

d’aventuredelaviedetroubadour,demusicien.

Il accepta ce jour-là l’offre de Damian d’atteler ensemble leurs vies à la

musique,etilsedisaitquec’étaitlàuneexcellentemanièredebrûlerlesjours.

5-Umi

L’hiver et le printemps engagés en cette course passèrent en une folle

frénésie. Damian s’était affairé à propulser le band à l’avant-scènemusicale de la

régionens’assurantqu’ils jouaientpresquetouslessoirsquelquepart.C’étaitune

tournée formatrice. Autour de leur flamboyante ambition tournoyaient d’autres

musiciensquiparfoissejoignaientàeux.Lerésultatétaitqu’iln’yavaitpasdeband

75

stable,maisplutôtunecollectivitédegensquientraientetquisortaientdesshowsà

leur guise. Chaque soirée était donc une tempête d’improvisation, tandis que l’on

rodait les mêmes chansons de Damian soit à trois ou à six voir à huit, en live.

Puisquec’étaitOttawa,ville calme, enplusenpleinhiver,pendant la semaine, les

musiciensétaientsouventplusnombreuxquelesspectateurs.C’étaientd’heureuses

soirées. Les gens étaient toujours reconnaissants, et plusieurs spectateurs grisés

s’approchaientdeDamianpourmarmonnerquelquesvaguesespoirsqu’ilsavaient

entretenus,euxaussi,ausujetdurockandroll ilyaquaranteansdecela.Damian

lesabordaitavecunrespectsuffisant,maispasexcessif.Satroupen’aboutiraitpas

ainsi,aveclamusiqueaupassé.Puislabandequittaitleslieux,seretrouvaitdansla

hautemaisondeSandyHillet,énergisésetheureux,ilsfumaient,riaientetrêvaient.

Desbellessoirées,maistoujoursbordéliquesetjamaisrentables.

Autrement,lesvendredissoirsétaientpourleUmiCaféoù,pendantplusieurs

années,setenaitun«OpenMic»duvendredisoir.L’atmosphèreétaitbienveillante.

Tout lemonde pouvait présenter, et peu importe la qualité de la performance, le

public hippie-intellectuel gauchiste acclamait les courageux. L’art pour l’art, on

pourraitdire.Puis,àchaque findesoirée, lechefquiorganisait l’affaire,unbarbu

qui portait une fleur au veston et qui s’accompagnait d’un ukulélémauve,menait

touslesvolontairesdansungrandjamlibreàtous.Lesgensramassaientn’importe

quelinstrumentetjouaienttousenmêmetemps;d’autresdansaientousepassaient

le micro pour dire n’importe quoi, des bruits que le Cosmos leur ordonnait de

libérersurlechamp.C’étaitcacophonique,maisremarquablepourl’inclusionet le

sentimentde satisfactionprocuré.Oui, c’étaitunebelle communauté.Umi,un lieu

76

où se rassembler sans se saouler, où l’on pouvait s’exprimer et s’associer à des

amateursde tous lesâges.Lesconnaissancesquise tissaient là formaientunedes

bulles artistiques saines de la ville. C’était un agréable divertissement. Damian et

Michel-Angefréquentaientassidumentlelieu.

Maispersonnen’yfaisaitd’argent.

LeseulquirécoltaitquelquessousparfoisétaitundénomméRamblingMan,

unjeunequisillonnaitsansbutleCanadaavecuneguitareetunmatelasaudos.Il

avait un vrai talent de barde. En une autre époque et si la Fortune avait été plus

juste,ilauraitpuêtreunautreBobDylan.Lui,lesraresfoisoùilétaitdepassageà

Ottawa, venait jouer à Umi et il y faisait circuler un pot de dons charitables qui

s’épuisaitennourriture,enbièreouencannabislesoirmême.Mêmelelieunetirait

pasprofitdecesartistesdontquelques-unsn’achetaientquepourquelquesdollars

decafépourtoutelasoirée.Ilvadesoiquelecannabisfutintégralàcetteculturede

complaisancepoétique,etplusdepot futbrûléà l’arrièreducafépar les«vrais»,

quiévitaientainsiavec tact lesmauvaisesperformances,quedeboissonschaudes

ne furent vendues à l’intérieur. Au final, après trop de plaintes de bruit de ces

grands jams cacophoniques, l’«Open Mic» croula sous le poids de quelques

centainesdedollarsd’amendes.Lespropriétaires,quinetouchaientqu’audouteux

bénéficespiritueldecettepoésieamatricedéclaméeenleurhall,laissèrenttomber.

Choixfatal,carlecafé,vidédesonâmed’artiste,échouamoinsd’unanplustard.

Autrement, les gars s’impliquèrent, demanière impromptue, dans le «four

twenty»: évènement annuel célébrant le cannabis qui prend place chaque

vingtièmejourd’avril,d’oùlenom.ÀOttawa,celas’exprimaitparunecongrégation

77

massivede stoners sur la collineduParlement.Devant lamassive tourde laPaix,

netteetgothique,ceshippiesflânaient,faisaientducerceau,fumaientetattendaient

l’heure.À16h20pile, tout lemondes’allumaitdespétardsd’absurdetaille,etun

brouillarddefuméedecannabisrégnaitquelquetempssurlafoule,àtelpointqu’il

devenait difficile de respirer de l’air sobre. Tout le monde devenait ridiculement

éclatéetlaconfusionrégnaitpendantlequartd’heuredegrâceavantquelapolice

fédéralene claire la place.Maispendant cesquinzeminutes, c’était la célébration

générale, chacun voulant en cet instantmettre ses yeux rougis sur quelque chose

d’important.

À l’époque, le cannabis était illégal, et ceuxqui participaient à l’évènement

avaient l’impression d’être de grands révolutionnaires, Michel-Ange et Damian

surtout,carilsfaisaientdanscettemassedepetitesvagues.Avecleursdjembés155,

ilssavaientcréeruncœurdanslafoule.Ilsdéclenchaientunrythmebrûlantd’une

jeuneconviction.Uncercleseformait.Souslestoursduvraipouvoir,descentaines

de gens les regardaient mollement tambouriner, certains dansaient et d’autres

musiciens se joignaient à eux. C’était des moments intenses. Ça faisait de belles

photos,unerenomméeéphémèreetquelquescontacts,mais,aufinal,c’étaitquand

même le modeste vendeur de hot-dogs, sagement installé l’autre côté de la rue

Wellington,quiempochaitleplustangibledesgainsdelajournée.

Ce n’est pas pour dire que les gars ne gagnaient rien ; ils jouissaient de la

délectable et éphémère fortune de la jeunesse. Cette soirée du 20 avril fut

notamment animée par une soirée de poésie au Mercury Lounge ainsi que d’un

155Tambourafricainquelapopulacegénéraleréduitaunomde«tamtam».

78

showdesLosMosquitosauRainbowBaretc’étaitunedesseulessoiréesquecebar-

làfutpleinàcraquer.LebanddesMosquitos,quin’étaitpaslebanddeDamianet

Michel-Ange,irradiaitsesairsdeskaettoutlemondedansaitetçasuaitetçariaitet

çafumaitetlesdemoisellesétaientbelleset,oh,quellebellesoiréecefut,oui.Mais

qu’endireàpartça?Àlafin,c’étaitunejournéedemoinsquirestait,venduepour

unsouvenir,etcen’estpasaveclessouvenirsquel’onpayesonloyer.

6–Lemonde

Renduaudébutdel’été,Damianétaitdéchu.Larelationavecsablondeavait

éclaté. Elle l’avait physiquement attaqué, puisque poussée à son extrême par une

vaguedemaniedeDamian.Êtreauprèsdeluiencestempsétaitinsupportable.Bien

queparfoisDamianprojetaitunelargessed’esprits’exprimantparcharité,humour

etzeste,autrefois,ilrépandaitl’ombre,l’arroganceetlaviolence.C’estque,lacopine

risquederecevoirunetropgrandeproportiondujugementdeslecteurs.Cen’était

passisimple,maisn’allonspointdans lesdétailsd’unesi tristeaffaire.Lerésultat

futque lamaigrecommunautéérigéedans lamaisonétroite surNelsons’écroula,

laissant peu d’adhérents. Sauf Michel-Ange, la nuée de musiciens qui entourait

Damians’étaitdissipéeenmaugréant.

Ilsnepouvaientplustolérer.Souslestress,Damianétaitdevenutranchant.

Lafrustration,fruitdel’écartentrelesrésultatsescomptésetlaréalité,necessaitde

croitre dans la chaleur humide et écrasante de l’été. Bientôt, Damian disséquait

l’attitude«bébé»etindécisedesautresmusiciensquisejoignaientàleurguisesans

loyauténiferveur. Plusieursavaientdoncfuiledésastreduband;ilssontdeceux

79

quidanslavieveulentpartagerdansletriomphe,maisquidésertentàlapremière

difficulté.Damiancoupaitl’imagedecesdéserteursavecsesparolesincandescentes.

Damian savaitbienparler etbien chanter surtoutparcequ’il s’encâlissait. Pasde

crainte de dire des vérités crues et tranchantes de la part de Damian, et les

déserteursfurentpourluidesciblesfaiblesetfaciles.

C’est aussi que Damian ne pouvait pas tomber dans quelque filet familial.

Personne,nimêmeMichel-Angequicouchaitencorechezsamère,necomprenaità

quelpointDamianpassaitprochedelaprécarité.Ilexistaitainsi,unrêveursurles

frangesdelasociété,sansharnais.UnDamianhagardvintdoncprendrerefugeavec

Jade sur Stewart; Andalucia était partie voyager pour l’été dans l’ouest. Michel-

Ange,douxetpeuorgueilleux,restaitdanslesparages.IlressentaitenDamianune

soliditédecaractèreetunedévotionà l’artexceptionnelle. Ilavait l’impressionde

toucherdanscesdifficultésetdanscespromessesdel’amitiéquelquechosedevrai,

quelquechosedeformateur.

Bientôt,DamianetJadecouchaientensemble.QuandMichel-Angevenaitles

voir,Damian avait d’abord le sourire acéré et de grands cernes aux yeux.Dans le

premier temps, il dominait Jade et son espace, et elle aimait ça. Damian en chest

s’allumaitdesjointsdanslacuisine.Ilfaisaitcuiredesœufs.«Onestmieuxsanseux

»,disait-ilàMichel-Ange,revenantencoreausujetdeceuxquis’étaientéloignésde

lamusique.Puis,àtable,ilselivraitàdesanalysesprécisesdeleursmotivationsetil

éclataitd’unriresansgêne.Damian, s’ilétaitexcentrique,étaitbien loind’êtreun

imbécile.Ilcitaitsouventdesidéesetdesfaitsbiographiquesdespersonnalitésles

plusstratosphériquesdelasociété,commeSteveJobsouKanyeWestouElonMusk

80

etentiraitdesconclusionsemballantes,desleçonsàappliqueràsoi.Samanièrede

parlercaptivaitpuisqu’ellebrillaitd’uneconfianceabsolue.

Dans un monde rempli d’incertitude, c’est réconfortant d’entendre de tels

discours.C’estpourquoitrèssouventDamianfaisaitdespremièresimpressionstout

à fait éclatantes. En fait, en le rencontrant, les gens s’attroupaient autour de lui,

éblouisetpourlamajeurepartieincapablesdemaintenirlerythmedesesidéeset

desonenthousiasme.Ilsétaientgagnés,malgréeux,parl’impressiond’avoirfaitlà

uneconnaissanced’unevaleurrare.Hélas,Damianpouvaitêtreaccablantdansses

manières, dans son flot de paroles incessant. Ses idées brillaient tant qu’elles

attiraient de loin, mais aveuglaient de près. Ainsi quittaient, blasés et souvent

frustrés,ceuxquicontemplaienttroplongtempslesproposexaltésdeDamian.Peut-

êtreétait-ceaussique,devantsondébitincessantetsesambitionsgargantuesques,

qu’il tissait pour se justifier, les autres arrivaient à se sentir insignifiants. En tout

cas, après les débuts enivrants, les gens se détournaient deDamian en vagues de

dégout et d’impatience. Si certains, s’abandonnant à cette rancune que Damian

élicitaitchezbeaucoup,seréjouissaientdesesmalheurs,c’étaitlàdecruelsregards.

Le regard de l’empathie verrait de la tristesse quand Damian perdait le contrôle

comme au secondaire, car en cesmoments tout lemonde lui tournait le dos et il

demeuraitencoreplusseul,isoléetrejeté.

Faut dire que sonmode de pensée stratosphérique carburait à de grandes

quantitésdecannabis,fuméparbong,cequiéquivaut,pourfaireanalogieàl’alcool,

àboiredufortrapidement,quoiqueleseffetssoienttrèsdifférentsdel’ivresse.Rue

Stewart,Jadefutd’abordcompatissante,douceetcontentedesonamantartistique

81

etallumé.Elle,avecsescheveuxblondsdétachésetsesmanchescourtesrévélantsa

peau empreinte de ce soleil qui plombait dehors, incarnait l’image même de la

jeunesseauféminin.Jadeaussi,commetouslesjeunesgensdecegenre,s’imaginait

libreetouverted’esprit,prêtepourundestinnouveau.Maisàfuretàmesureque

Michel-AngevenaitfairesestourssurStewart,ilvitquelestraitsdeJadesemblaient

deplusenplus tirés.Sescheveuxétaientbienplussouventattachésenunetoque

sévère.Ainsi,etavecseslunettesqu’elleportait,onledevine,pourmieuxvoirdans

ce chaosenébullition, elle semblait soudainementvieille etdesséchée, commeun

jeuneérableduquell’onauraitpuiséunsurplusdesève.

Jade,ensaproprejeunesse,portaitsoudainementlaresponsabilitédegérer

lesmaintsfantômesdeDamian,quiavaiteulaviedifficileetquicontinuaitdel’avoir

et de la perpétuer. Elle exigea deDamian qu’il obtienne un emploi, qu’il trouva à

l’épicerie,et,plusdifficilement,qu’ilprennesesmédicamentsprescrits.

Encettepériode,Michel-AngetrouvaitàlademeureStewartunDamianplus

gris,terneetsilencieux.Sestraits,d’habitudeangulaires,devinrent,commelorsde

son retour au secondaire, rapidement couverts de gras. Médicamenté, il semblait

zombifié.Iln’avaitpluscetéclatspécialdugéniequasidébridé.Plutôt,iltravaillait

tout le temps, rentrait physiquement épuisé et spirituellement vidé, nedisait rien

d’inspirant,puisils’enfermaitdanssachambrepourfumer,mangeretregarderdes

films avec Jade, avec laquelle, on l’entendait par la porte, les disputes se

multipliaient.C’étaitcommes’iln’étaitpluslà,etcommesiMichel-Angen’étaitplus

envisite.HeureusementpourMichel,unnouvelinvitédansl’appartementcaptivait

sonattention.

82

Parmi les connaissances bohèmes que firent les gars en ces temps, la plus

exceptionnellefutsansdoutecelledeHansuke,unnomadejaponais.C’estJadequi

l’avait trouvédans leMarchéBy. Ils’évertuaitsurunpan-drum,ouhangdrum,un

instrumentnouveauetrare,pharesonoredumouvementNewAge.Çaressembleà

deuxwoks collés l’un à l’autrepar les rebords; lamoitiéduhaut estmarquéede

cochesoùil faut frapperdudoigtafind’entirerunsonspatialetéthéré.Hansuke,

aussiexotiqueetmystérieuxquesoninstrument,jouaitdesonpandrum,quebien

peu de gens à Ottawa connaissaient. Jade qui travaillait l’été pour un vendeur de

fruits du Marché avait abordé Hansuke, et elle avait péniblement déchiffré qu’il

n’avait nulle part où coucher outre une tente cachée dans un boisé aux bords la

rivière Rideau derrière l’Université Saint-Paul. Elle l’avait invité à prendre le sofa

surStewart,etilyétaitrestélongtemps.

Le gars avait les cheveux en dreadlocks qui descendaient jusqu’aux fesses,

unebarbichettefumanchuetunsourireradieux.LespremièresfoisqueDamianet

Michel-Ange l’avaient rencontré, ils ne comprenaient quedalle de ce qu’il disait à

traversde sonaccent épais.Mais il jouait fortbien lapercussionet il fumait avec

enthousiasme,cequijetaitdesbasespourunebelleaffinitéentrecestrois.Deplus,

ilavaitlerireclairetfacile.Hansukeétaittelunsoleilambulant.

Le jour, Hansuke partait jouer sur les trottoirs pour de l’argent que, fait

incroyablepourunmusicien,ilgagnaitenquantitérespectableàunrythmestable.

Lesoirilcuisinaitdedélicieuxplatsdelégumesaucariquiétaientdégustésausol

par tous présents. Puis, la nuit, Hansuke s’éclatait au cannabis dans un bong fait

83

maison, se brossait les dents, puis il s’assoyait, enroulé de sa seule couverture,

immobiledanslenoirpouraumoinsuneheure.Ilappelaitça«méditer».

«Legars,Hansuke»,disaitDamianautéléphoneunsoiràMichel-Ange,«je

luiaiparlépendantlongtempshier.Savieestdébile.»

«Jenecomprendsjamaiscequ’ildit»,seplaignitMichel-Ange.

«Fautyallerlentement»,ditDamian,«maisessaye.Tuverras.»

Pour parler à Hansuke, il fallait apprendre un anglais dénudé de tous les

motsquin’étaientpasabsolumentnécessaires.C’étaitpresquesonproprelangage.

MaisaucoursdecessoirsoùDamianpassaitdanslesalontelunfantôme,effacépar

lesprescriptions,Michel-Angeapprit l’anglaisdeHansukeet il put l’écouter et lui

poserdesquestions,etlemystèredelaviedecethommesedévoila.

Hansuke avait grandi à Osaka, grandemétropole au Japon. De son propre

aveu, il était un jeune délinquant. Il faisait de la course de rue illégale et il était

dépendantausexe.À lasuited’unedemoisellequipouruntemps l’assouvissait, il

avait voyagé vers l’Inde. Là-bas, dans ce qu’il appelait un «guest house», il avait

rencontrépleindevoyageursquiétaientgrands,forts,tatoués,musclésetbronzés,

qui fumaient et qui jammaient156 . Le jeune Hansuke, pâle et chétif, fit alors

connaissanceaveclecannabis,quel’onnommeenIndeleganja,termequiconfèreà

la plante une aura plusmystique qui résonne bien avec son utilité en ces cercles

nomades, et donc terme qui sera réutilisé ici. Hansuke fut si éclaté au ganja,

156Verbe anglais essentiel à l’histoire d’une telle culture: «to jam» signifie jouer de la musiqueensemblesansplandéfini,commelefontdesmusiciensdejazz,parexemple.Leverbeconnoteuneattitudedétendue(pensonsà lachanson«Jammin»deBobMarley)quin’apasnécessairementdebutoutrel’amusement,soitpourapprendreàseconnaîtrevialacommunicationmusicale,quoiqu’ilsoitaussipossibledejammerdansl’espoirdetrouverlessourcesd’unechansonpotentielle.

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consommédansun laitpleindecannabisque l’ontproduitenInde,que,alorsque

lesautress’évertuaientlibrementdanslamusique,ilaffirmaitavoirvudescouleurs

apparaîtresurunpetitdjembé,commesielles luidisaientoùmettresesmains. Il

jouaseloncettedivineapparitiondecouleurs.Savie fut transformée. Il s’immisça

dans cette culture du ganja. De son frêle cocon d’adolescent sortit un homme

bronzé,libre,assagi,consacrantdésormaissaferveurtoutejaponaiseàlamusique,

auganjaetàlaméditation.

Depuiscejour, ilyavaitplusdeseptansdecela,Hansukevivaituneviede

nomademondial.Telunmoinemusical,ilpassaitdepaysenpaysavecsesmaigres

possessions et ses instruments, jouait, fumait, survivait, rencontrait des gens et

méditait. De plus, il affirmait que plusieurs gens comme lui voyageaient ainsi à

traverslemonde.L’imaginairedeMichel-Anges’embrasadevisionsdenomadesdu

vingt-et-unième siècle qui répandaient dans les saoules cités survoltées de la

modernitélebaumedelamusique,unevisiondelampadairesetdenomadessousle

brouillardbienveillantdesvisionsacréesduganja.

Pendant les soirées suivantes, Michel-Ange décortiquait lentement les

histoiresrocambolesquesdeHanuke,vécuesduNépal jusqu’enAustralie,d’Hawaii

jusqu’àOttawa,recevantenmêmetempsquelquesbribesdesagessehindoue,cequi

étaittrèsàlamodeencestempsde«NewAge».HansukeinitiaitlejeuneMichelà

latranscendance.Unsoirpluvieux,HansukeinsistapourqueMichelfumeetmédite

avec lui. Dans la pénombre de l’appartement Stewart, au centre de la ville, les

penséesaccablaient l’apprenti.MaisMichel-Angeappritque,avecpersistance, l’on

peut trouver dans la frénésie de nos cerveaux des oasis de clarté impossibles à

85

décriresinonparlefaitquesoudainementquel’onentend,réellementetdanstoute

sa profondeur, par la fenêtre ouverte, toutes les voix du clapotis de la pluie qui

tombesurletoit,danslaruelle,quichutedelagouttièresurlepavé.Ilentendaitson

souffleetleronronnementdesraresvoituresquipassaientetquiéclaboussaientles

flaques.Puis,danscettemosaïquesonorede lavie, il sentait lesportesdumonde

s’ouvrir.

7–LaRoute

Ladécisiondeprendre la route frappa comme l’éclair.Michel-Ange voulait

voirdupaysetsemettreà l’épreuve. Ilnevoulaitpasmollement tomberdansun

rôle professionnel. Il souhaitait secrètement, comme Hansuke l’avait fait, cesser

d’être un adolescent pâle et gêné afin de devenir un homme capable d’assurer

calmementsasurvie,partoutdanslemonde,avecsesproprestalentscommeseuls

outils.Deplus,ilavaithéritéd’unevoiture.Hansukeétaitlapreuvevivantequ’une

vie de troubadour ambulant était réalisable.Aussi,Michel-Ange se soumit à lui et

imploraitsonaide,voiresonaccompagnement.

L’étécommençaitàpoindreetcette lumièresanscessecroissante invitaità

l’aventure.Cespréparatifsprenantplacedevantlui,Damianfutatteintparlafièvre

de l’enthousiasme, et ses réserves fondirent rapidement. Quelle était l’alternative,

déjà? Il devint résolument impliqué. Bientôt, lui et Michel-Ange se livraient à de

frénétiques préparatifs qui redonnaient un sens à leur existence. C’était le début

d’uneviedevoiture,d’arrêts,desoleil,d’instruments,deniaisagedétendudansles

stationnementsavantdes’engouffrerversquelqueautredestinationessentielle.Ils

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achetèrentune tente,desamplificateursàbatterieetdesappuie-guitarespliables.

Ils firentprovisiondepropane,decannabisetd’autressubstances.Pourtout faire

rentrer dans la Pontiac G6, ils installèrent un coffre au toit. Ce faisant, dans la

trépidation inévitable d’un voyage dans son premier élan, ils riaient et se

remettaient à croire à lamusiquedont les soufflespromettaientd’emporter leurs

rêvesbienplusloinqu’ilsnedevraientaller.

Dansl’alignementdesétoiles,unconfrèrenomadedeHansukeenvisageaitle

Canada. Il demandait à Hansuke quel traitement les gens d’ici accordaient à la

musiquederue,si lerevenuet lesdépensess’équilibraientetdequellequalitéde

ganja l’on trafiquait. Les gens donnaient, le coût demeurait stable et le ganja

canadienestdeclassemondiale.Donc,Kanji,cenomadecoréen,arrivaàl’aéroport

d’Ottawa au début de juin. Pour l’accueillir, Damian insista pour qu’on le pousse

dansunechaiseroulante.IlsallèrentainsiversKanji,quivenaitavecsessacsàleur

rencontremunid’untactrespectueux,maisaubonmomentDamianselevaéclatant

d’unrireaigu.Toutdesuite,larelationentrelesgars,commeunesoiréedéjàbien

arrosée,basculaversladésinvoltureetl’insouciance.Lesoirmême,Damian,Michel-

Ange,HansukeetKanjiinauguraientunjamensemble.Kanjijouaitledidgeridoo157.

Michel-Ange et Damian s’extasièrent à sa vue et sonorité. Kanji saisissait la

respiration circulaire, pouvant jouer ainsi sans arrêt, des basses rythmées à la

beatbox.Kanjiavaitaussilescheveuxlongs,maislissesetsouventrattachés,etson

corps mince portait des tatouages géométriques. Détendu et drôle, mais bien

157Ancien instrument à vent australien composé d’un tronc vidé et qui donne la même idées sonore que des moines bouddhistes chantant « oooommmmmmmmmmm…. ».

87

organisé, il apparaissait tel unmaitre en son domaine. En plus, Kanji fumait avec

autant,voireplus,d’enthousiasmequelesautres.

Ce nouveau frère coréen s’extasiait surtout du fait qu’ils pouvaient fumer du

ganjaainsidans legazonduparcpublicsanssegêner.Legesten’étaitpasencore

légal, mais il se perdait dans cette vague d’acceptation sociale qui rendrait la

légalisation évidente. Puis, au Canada, le ganja est à bon prix, facile à trouver, de

grande variété et d’excellente qualité. Dans ce parc riverain, le soleil se couchait

tard; les gens sortaient le cœur léger. Les bernaches croisaient le firmament en

revenantdusud.Sousceciel,Kanjicontaitque,grandissantenCorée,ilfutcontraint

d’intégrerl’armée,cequ’ildétesta.Fuyantlaviolence,ilsetrouvaenIndeoùleganja

letrouva.Pareillement,ils’épritdelapercussiond’abord,maislorsdesonpassage

enAustralie,oùilavaitrencontréHansuke,ilsedonnapleinementaudidgeridoo.

Les gars fumèrent encore et encore et jouèrent ensemble d’une manière

improvisée.Aufildujeu,ilstombèrentdansdesbellespochesdegrooves158.Leurs

habiletésmusicales avaient équivalence, et ensemble ils se poussaient l’un l’autre

vers plus de virtuosité encore, découvrant chez chacun un nouveau rythme et de

manièresuniquesdes’yaccorder.Voilàlesbasesd’unecamaraderieinnée.Demain,

ilsprendraientlarouteversl’ouest,attacheraientensemblelesfilsdeleursdestins,

etiln’yauraitqueJadequiseraitlaisséederrière.

158Instance,dansunjam,oùlesdifférentespartss’harmonisentparticulièrementbien.

88

8-Busking

Le21juin,aprèsquatrejoursderoute,lesnomadesarrivaientàSudbury.Le

soleilsecouchaitàsonplustardcesoir;c’étaitlesolsticed’été.Aucrépuscule,dans

unparc,Hansukecuisait illégalementaupropaneunplatderizet légumesaucari

tandis que les trois autres roulaient des battes159, grimpaient aux arbres et se

crampaientderiresexcités.

Plustard,ilsconquirentleseulcoinderueanimédelaville.Ilsdéployaient

deux guitares, un micro et un didgeridoo branchés dans deux amplificateurs à

batterieàdeuxposteschacun,etuncajon160quiréglaitladanse.Nuitcérémoniale:

Hansuke passa, silencieux et espiègle, distribuer à chacun une poignée de

champignonsmagiques.Sousleshoulesdelatranscendancepsychédélique,donc,et

sur le trottoir public, les quatre s’évertuaient dans lamusique toute la nuit. Il n’y

avaitpasdeplan;cen’étaitqueladeuxièmefoisqu’ilsjouaientensemble.Or,illeur

faudrait jouer pour plus de six heures, avec entrain, s’ils voulaient manger. La

pressante nécessité donnait un cœur à la musique. Voici le tableau de cette

musique:ledidgeridoocréaitunebasseconstante,unocéan,lapercussiontapaitles

blancs des vagues, et les guitares semaient les étoiles et les nuages ; c’était

mélodieux,maisfortementrythmé,beau,maispuissant.

Kanji gardait sagement ses verres fumés. Damian prit le micro, insouciant

comme un relâché de prison par soirée d’anarchie, et pupilles toutes dilatées,

déclamait.Larueontarienne futenvahiedesonsque jamaisellen’avaitentendus.

159Jointdetaillesupérieureàlanorme.160Tambourenboitesurlequell’ons’assoitpourjouerlafaced’avant,quiellecontientdesressortsdesnaredrum,permettantalorsunepercussionàsonsmultiples.

89

Les gens qui s’acheminaient vers les bars s’arrêtaient, ébahis, mais réservés;

certains se promettaient de revenir plus tard. Peu de gens passèrent pendant un

temps. Ils buvaient tous à l’intérieur. C’est à la fermeture des bars que la fête

s’accaparadelarue.

À cette heure tardive, les derniers, les plus vrais fêtards du solstice

chancelèrentalorshorsdesbarset furentattirés, teldespapillonsdenuitvers la

lumière, vers cette musique étrange. Ces quatre jeunes bums, sur couvertures et

maniantinstrumentsdeboisémanaitdessonoritésdetranseavecuneénergiequi

criait que la nuit ne faisait que commencer. Avec la fermeture de tout autre

commerce,ilsétaientrendusroisdelarue,bohèmes.Tempsd’exercerlerègne.

Hansuke faisait rouler le tonnerre de sa cajon. Kanji et Michel-Ange

établissaientrespectivementlatranseetlamélodie.Damian,àl’avant,brûlaittelun

phare, de son trop-plein de brillance. Hypnotisant, il ouvrait le pont entre la

musique et les gens, les guidait vers cet univers musical novateur. Il chantait à

l’improvistede lapoésieàpenchants chamaniques.Pensezàun JimMorrisondes

Doors,maisdifférent.Leband,ayantfranchilanauséeaffolantepourbienseposer

danssontrip161collectif,sesynchronisaitaveclafoulequi,elle,avaitravaléavecses

multiples pintes toutes ses inhibitions. Alors les gens chancelaient, dansaient,

criaientet lançaientdel’argent.Cebeloiseauqu’est l’harmonievintposersonaile

surlascène,etentremusiciensetdanseurss’installacecourantréciproquequ’estla

magiedesbonsshows.Lamusiqueputmonterentandemavecl’énergiedelafoule.

161Nomdésignantladuréed’uneexpériencepsychédéliquesuiteàl’ingestiondesubstancehallucinogène.

90

Laclédusuccèsetduprofiticiconsistaitd’accrocherl’attentionetdefairemonter

l’énergie,mais pas indéfiniment, sinon le sort se brisait, les gens se tannaient et,

stupéfiés,quittaientleslieux,emportantaveceuxleurargentenpoches.Poursaisir

etretenirl’attentiondesgens, il fallaittoujoursquelamusiquebougeetchange.Il

fallaitsavoirmonteroudescendre,accélérerouralentir,etceavecqu’uninstantde

préavis, au moindre indice de ses compatriotes. La sensibilité musicale, plus

importanteencore,devaitinformerquandetcommentfinir.Lesquatregars,ayant

captivé et monté, suant et se jetant des regards qui devaient tout dire, surent

d’instinctquandfinirlegrandcrescendo,quiéclatatelunorgasme.Bienréussi;la

foulefonditenapplaudissements.L’argentetlesaccoladespleuvaient.

Unhommedanslaquarantaineenjeansett-shirtblancgrommelaitdeplaisir

et chancelait, saoul. Cigarettemâchouillée à la lèvre, il lançaitbillet aprèsbillet. Il

invitalesgarschezlui,maisleuraverti:

«‘Tention,ch’t’untroudecul!»

Damian, tout en sueur, sans gilet, regard sauvage, sans perdre le beat se

dressadevantl’hommeetcria:

«Yeah?Wedon’ttakenoshit!»

Et c’était le début d’une belle amitié. Michel-Ange alla chez Dave tandis que les

autresnomadesallèrentdéfaireleurtente,qu’ilsavaientérigéedanslasoiréedans

un boisé entre une école et un quartier. Valait mieux dormir en dedans, lorsque

l’offreétaitaurendez-vous.QuandtousfurentréunischezDave,lesgarsburentdu

vin et des bières. Après la chasse et le butin de la nuit, les quatre musiciens

pouvaient se reconnaître en l’un l’autre. Chacun portait la capacité de soutenir

91

pendantdesheures,soushautepressionetvitesse,ceteffortcouteuxqueréclamela

capricieusedéessedelamusiquedébridée.Ilsfestoyèrentjusqu’aumatinoùlesoleil

dissipaitdéjàlapluscourtenuitdel’année,etilspartagèrenttouslafuméebleutée

d’ungrosbattedelavictoire,etainsis’évanouissaitl’undecesprécieuxsoirs.

9–Providence

EndeuxnuitsàSudbury,lesgarsfirentprèsde900$,cequiestsurprenant,

peut-être, et respectable, sûrement, mais qui est bien peu lorsqu’on considère

l’effort déployé et la précarité impliquée. Il fallait ensuite vivre là-dessus une

semaineàquatre.Quandmême,c’étaitprometteur.Lesboysasiatiques,habituésà

detelsmontants,savaientvivrefrugalementetfaireépargnes.PourMichel-Angeet

Damian, jamais la musique n’avait été aussi profitable. Chacun trouvait que leur

mélangedemusiqueexotiqueetderockandrollfaisaitbonnerecette.

Ils quittèrent Sudbury stupidement tard dans la journée du dimanche. Ils

durents’arrêterpourlanuitdansunvillageprèsd’unruisseauparesseuxinfestéde

moustiques. Hansuke, malgré son filet sur la tête, passa très près d’en virer fou.

Inquiétantdelevoirperdresoncalmedemoine.L’oncommençaitalorstoutjusteà

deviner que d’attacher sa survivance à d’autres invite non seulement une amitié,

maisaussiunepressionparticulière.Entoutcas,lesgarsmontèrentleurstentessur

la berge boueuse du ruisseau, puis ils prirent la questionnable décision de

consommer encore des champignons et de triper toute la nuit. Aumatin grisâtre,

Damianétaitdeboutaubordduravin,ayantàpeinedormientroisjours.Levague

brouillard qui avait couvert ses traits s’était dissipé. Ses yeux bleus étaient à

92

nouveau pétillants. Michel-Ange le rejoint, et ensemble ils contemplèrent un seul

caillou dans le ruisseau qui changeait la forme du courant, et ils se demandèrent

comment, eux, ils pourraient poser le caillou de leur vie afin de changer ainsi le

courant du monde. Cette mission de divine contreculture les porterait vers

d’immenseshauteurs,etilfallaits’yapprêter.

Ç’avait été folie de passer ainsi une troisième nuit blanche d’affilée ayant

nulle part où aller coucher. Ce rythme effréné ne pouvait durer. Déjà après cette

premièremanche, la troupe était épuisée et irritable. Dave de Sudbury leur avait

parléd’uneplageoù ilspourraient camper.C’était sur l’îleManitoulin, àplusieurs

centaines de kilomètres, à plusieurs heures de route. Michel-Ange les conduisit

jusqu’àlapetitevilledeProvidenceoùDaveleuravaitditdechercher«despiliers

en pierres». Après quelques interactions frustes avec les locaux, ils finirent par

trouverlespiliers,etaprèsavoirsillonnédenombreusesroutes,quienméritaientà

peine le nom, longées d’une agressante quantité de pancartes «PROPRIÉTÉ

PRIVÉE», la bande aboutit sur une plage sablonneuse du lac Huron. Une note là

menaçait sévèrement de révoquer les privilèges (indéfinis) des campeurs illégaux

potentiels (la vie est-elle un privilège?) Peu importe. Épuisés, ils montèrent leur

tente sous le ciel gris et entre les dunes,mangèrent, fumèrent puis s’écroulèrent

dansunlourdsommeil,neseréveillantqu’à lapénombre,auxvaguesténébreuses

frappant la rive, pour manger, fumer et retourner se blottir dans leurs sacs de

couchage.Pendanttroisjours,jamaislesoleiln’apparut,jamaisleventnecessa.La

grande étendue du lac Huron était grise et bleue et glacée. Mince chaleur, ils

cuisinèrent au propane, s’allumèrent des bols de ganja, jouèrent un peu et à

93

contrecœur.Michel-Angesedisaitqu’ils communiaientainsiavec lanature, cequi

donneraitàleurévangilemusicallaforcequ’ildevaitcontenirpourtransformerle

monde.

10–Winnipeg

Ainsiallaitlaroute.Lasemaine,lesquatrenomadescampaientillégalement

là où ils le pouvaient. Ils conduisaient les épuisantes distances inhérentes au

Canada,presquetoujourséclatés,etilss’arrangeaientpourêtreenvillelevendredi

etsamedisoir,oùilsgagnaientlepaindeleursemaines.Ilsfumaientconstamment

et tels des bédouins dans le désert devaient toujours trouver des sources où

s’approvisionnerencannabis.Heureusement,leurmusiquedetranse,informéepar

ces substances de contreculture, ralliait des alliés bien branchés dans leurs villes

respectives.ÀThunderBay,ilsconnurentd’autresbonssuccès,l’énergieici,comme

àSudbury,devillenigrandeninégligeablecédaitdesfoulesnitroppetitesnitrop

blasées. Lesnomadesy firentdebelles connaissanceset adaptèrent leur stratégie

pour rencontrerdesgens chezqui resterplutôtquede chercherdesboisésoù se

terrer. Ils rencontrèrent aussi leurs premiers nomades québécois qui eux aussi

visaientcettevaguegloiredel’ouest.

Lepotentieldupremierjuillet,ilsledépensèrentàWinnipeg.Pendanttoute

lajournée,fêteduCanada,ilssedémenèrentsuruneruepiétonneachalandée.Plein

debars«blastaient»delamusiqueliveoumorte,etlacompétitionétaitféroce.Les

gars trouvèrentnéanmoinsunendroitoù ilspurentperformersanspermissionni

94

interdictionexplicite.Le jour futpour les familles tandisque lanuitportait le flot

alcooliséduchaos.Ilstinrentbon.

Près de leur bastion musical, il y avait un de ces magasins vaguement

orientaux, vendant de l’encens, des colliers, des pantalons très lousses, des

statuettes de Ganesha, etc. Le magasin, opéré par une matriarche souriante et

brillante, elle aussi transformée par l’Inde, s’entendait fort bien avec Hansuke et

Kanjipourcetteraison.Autourdelamatriarcheetdesonmagasin,uneribambelle

dejeunesdanslavingtainequiportaientdesvêtementsloussespersessurleurpeau

blanche tatouée de figures géométriques ou de sanscrit, ayant des chevelures en

dreadlocks.Cesjeuneshippies,compatiblesentouspointsaveclesquatrenomades

musicaux, leuroffraient,amicalementetencatimini,desgorgéesderhum.Michel-

Ange, en repensant à Hansuke et à ses histoires, au contact de Kanji qui lui

ressemblaitetenvoyantcesjeuneshipsters,sentaitgrandirenluilaconvictionqu’il

yavaitunecontrecultureglobale,spirituelleetlibérée,quineportaitpasencorede

nomdéfini,maisquiémergeaitpartoutetdanslaquelleilvoulaitinscrirelamission

desavie.Ilsentaitlesenjeuxdumonde.Savisiondeschoses,hierencoreenfantine,

croissait plus vite qu’il ne pouvait l’articuler. Mais il trouverait. Ensemble, ils

seraientcecailloudansleruisseaudétournantlecourantd’unmondequichutait.

11-Calgary

À Calgary, plusieurs illusions trouvèrent leur défaite. Si, lorsqu’ils

traversaient la prairie de nuit à 140km/h, Damian et Michel-Ange pouvaient

s’imaginercommedeschasseurstraquantletroupeausedéplaçantverslaville,une

95

foisarrivésilsdurentfairefaceàleurproprepetitesse.Ilsarrivaientàtempspourle

«Stampede», un immense évènement annuel impliquant tous les cowboys du

centreouestdel’Amérique.Lachosepromettaitdegéantesfoules,certes,maisdes

foulesdesoulardsenbottesdecowboysetencamionspick-upquin’étaientenrien

sympathiques pour l’esthétique hippie nomade de poésie crève-faim. De plus, il

revientàchaquemunicipalitéderégirsespropresloisentourantlebusking162,et,on

ledevine,Calgary,métropolepétrolièreaucœurd’uneprovinceconservatrice,n’est

pasparticulièrementfavorableauxpauvresartistesitinérantsquigênentlepassage

pourceuxquimarchentsurletrottoiravecladroitedéterminationd’êtreutilement

productifetd’ainsifaireduvraicash.

Le passage à Calgary fut fatal à la petite troupe. Une combinaison de la

chaleur écrasante, du stress écrasant de la cité envahie du chaos cowboy et de la

difficulté à trouver une méthode fructueuse fit éclater les fractures qui depuis

quelquetempslézardaientgroupe.Aucœurdelachose,siMichel-AngeetDamian,

citoyens, cherchaient leur pays pour quelque gloire artistique illusoire, les

Asiatiques avaient la vraie considération des visas périssables qui nécessitait

l’accumulationd’assezdesouspours’envolerhorsdupays.Ilsn’avaientpas,eux,de

filetde sécurité.Deplus,HansukeetKanji enavaientmarredeDamian,qui,dans

unemontéefébrileverslamanie,devenaitdeplusenplusdébileetautoritaire.Ils

décidèrent auboutdeplusieurs joursdeplus enplus tendus, de se séparer et de

162Ce mot constitue un emprunt à l’anglais. Toutefois, il n’a aucun équivalent en français outre«saltimbanque»,quiestdésespérémentdatéetdésuet,ou«performancederue»,quiestpluslongquedevraitêtrenécessaireetquimanqueunjenesaisquoiqu’untermeprécissaitmieuxconjurer.Unverbetel«busking»etsonnomde«busker(s)»estabsolumentnécessaireàcettehistoire,etjel’utiliseicidansl’espoirquel’Académiesaurapardonnercetteoffenseàlalangue.

96

prendre le bus pour Vancouver, marché plus lucratif, où ils pourraient jouer six

voireseptjoursparsemaineaulieudetrainertoutcetempsdansdescampements

illicitesetsauvagesoubienentassésdansunevoituretroppetite.

Ainsi,àl’ombredecettearèneoùtrentemillegorgesdéployéeshurlaientla

joiedevoirunhommesauterde sonchevalpourdescendrebrutalementunveau

qu’onavait laissécourirsansaucunespoirdanscette immensearèneoù le jeuest

réglé d’avance, le groupe se scinda et l’idée parfaite de l’insurrection par l’art

s’effrita.

12–B.C.

Unetempêtes’abattaitsurlaprairietandisquelaPontiac,vidéedelamoitié

desonéquipementetdesonéquipage,fuyaitverslesRocheuses.Lapremièrenuit,à

Canmore,village froid,brumeuxetunique, futmélancolique.Maisc’estàpartirde

cesmontagnesqueMichel-AngeetDamianallaientdécouvriravecplusdefréquence

destroupesdejeunesnomades.

Ces nomades, ils étaient faciles à trouver dans l’ouest. Toujours, ils se

tenaientdans leparcpublic leplusgrandet lepluscentralde laville.Où lesgens

normauxmarchaientengrouped’unoudedeuxavecleurschiensouleursenfants,

les bohémiens se réunissaient en de grandes troupes impossibles àmanquer. Au

seindecesattroupements,l’onvoyaitlàbeaucoupdepeauensoleillée,tousavaient

danslesvingtans,etilsétaientgénéralementtrèsanimés.

Ces nomades jouaient au frisbee, au hacky sack, ou bien ils jouaient de la

musiquede guitare oud’harmonica.Autrement, ils flânaient aumilieude la place

97

surdescouverturesdepique-niqueetautourd’euxs’étalaientdes instrumentsde

musique,guitares,mandolines,ukulélés,tamboursainsiquedesbouteillesdevinet

dupain.Çaniaisait fort, théâtralementet sanssouci.Biensûr, ça fumait, eton les

reconnaissait donc aussi aux nuages qui s’échappaient constamment. Aussi, fait

surprenant,neufsurdixdetelsnomadesétaientdesQuébécois.Ainsi,dansunOuest

canadien où toute la société respectable fonctionnait en anglais, dans les parcs et

dans cette culture beatnik néo-hippie, ça parlait le français. Il suffisait de se

prononcerdanslalangueavecun«heillesalutlagang!»etl’onvousrecevaitavec

un «hey hey salut!» irradiant d’un enthousiasme que l’on ne trouvait nulle part

ailleurs.Quelquesanglophonesaussiadoptaientcemodebohémienets’attachaient

àcesgroupes,mais,rareexploit,lefrançaisprédominaittoutdemêmeetlesAnglos

manquaient beaucoup de cette belle répartie qui constituait une des seules joies

d’unetelleexistence.Car,bienquecommun,untelnomadismed’étén’étaitenrien

facile. Il était surtout taillé pour les jeunes, pour ceux qui s’essayaient et

s’échouaient au problème impossible d’être à la fois dans la société monde et à

l’extérieurd’elle. La société, généralement, tolérait en surfacede tels essaisde la

défaire, et ce seulement puisqu’elle savait d’avance que ces «révolutions» que

chacunmunid’uneguitareetd’unvœucroyaitinitierneserendaientjamaisloin.

ÀBanff,villagepittoresqueenmontagneoùl’onnesouhaitaitrecevoirquede

riches touristes,mais qui attirait aussi des hordes de bohèmes, de strictes règles

s’appliquaient.L’itinéranceyétaitplutôtmalvue,etl’onnetoléraitquecesbohèmes

québécoispuisqu’ils remplissaient là les fonctionsdebasseclasse, telle laplongée

dans les restaurants. Or, parfois les patrons ne payaient pas, et d’un autre côté

98

parfois les bohèmes déguerpissaient sans rien dire, alors quelques tensions

régnaient au sein de ces relations de travail, non la moindre étant le paradoxe

interne des nomades, soit de bosser pour salaire minimum afin de financer leur

escapadehorsdelasociété.Aumoins,c’étaitl’été,etceboulotsefaisaitloindechez

soi, ce qui est différent et ce qui entraine plus de fêtes et plus d’ouverture aux

changementssoudainssanscraintedesconséquences.N’est-cepasqueloindechez

soil’onsortplusdesonmoulehabituel?C’étaitlàtoutl’espoirdecesnomades,qui

craignaient de sombrer dans la routine de leurs parents et de perdre cet éclat

éphémèredel’enthousiasmenaïf.

DamianetMichel-Ange,secontemplantavecuncertaindegrédesupériorité

puisqu’ils gagnaient, à ce jour, leur pain de route par l’art, tentèrent à Banff leur

buskingdanslesconfinsdesrèglesmunicipales.Ilfallaitunpermisquicoutait25$

parjour,etilnepermettaitlamusiquequelejourseulementetenlieuxstrictement

désignés,maistroppeudegenspassaientparcesendroitsenpleinjouraumilieude

lade semaine, et, avecenplus l’impératifdepayerà40$ lanuitde campingavec

fraissupplémentairepourdroitdebrûlerdubois163,lesgarssaignaientdel’argentà

unrythmemortel.Or,levendredisoir,Banffsegonflaitsoudainementdetouristes

venusdeCalgary.Lesgarspréparèrentunspectaclepours’approvisionnerpourla

semaine, mais la police vint les écraser d’avance. Face aux protestations des

bohèmesquelesclubsétaientbienplusbruyants,lespoliciersrépondaientqueles

clubsavaientdel’argentetétaientopérésparungroupetrèsinfluentdanslaville.

163Arnaque.

99

Déçus et à chaud, les gars s’acoquinèrent à quelques bohèmes et

bohémiennesquilesavaientsuivisjusque-là,etensembleilssortirentduvillageen

voiture et s’enfoncèrent illégalement dans le boisé pour jeter un campement et

festoyer. Ilyavait levinet leganja, la légèretéet leriregras, le feudecampet la

jeunesse.Ilsétaientseptouhuitquitrouvaientensembleici,pourunenuit,cequ’ils

avaientcherchétouteleuradolescencedurantetàtraverstoutlecontinent,soitla

libertétotale,siéphémèreetirréellesoit-elle.

13–PacificCity

Vancouverestunevillefantastique,àlafoismoderneetricheetentouréede

naturepuissanteetsauvage.Sestoursargentéesreflétaientlesoleil,entrel’océanet

les monts enneigés. La Pontiac y pénétra par un jour glorieux d’été. Ils étaient

renduscinqdanslavoiture.DamianetMichel-Angeavaientrécoltépourlerestede

la route trois boys québécois, qui s’asseyaient écrasés à l’arrière: Felix, sensible

guitaristeàcheveuxbrunsbouclés,Frog,daredevil,sportifetporteurdecaméra,et

Bo,rouxetgrassouillet,skateretexpertendrumsimprovisés.Leuramitiécimentée

lorsdelafêteillégaleàBanff,cestroisboysdécidèrentdeselanceravecDamianet

Michel-Ange. Ils avaient tous lâché leurs emplois avec quelques heures

d’avertissementàpeine,etlejourmêmelescinqtraversaientlesmontagnesversle

cœurde laColombie-Britannique, que tous lesnomadesquébécois appelaient «le

B.C.»

ÀVancouver,labandeamorçasonmodusoperandi,etserenditd’aborddans

un parc public central. Dans ce riche parc, près d’une marina où flottaient des

100

dizaines demillions de dollars de yachts, ces garçons, hagards et en loques,mais

débonnaires,firentcuirepoursixdollarsd’odieusespâtespaysannesauxpoivrons

etaubeurred’arachide.

«Osti, c’est lourd», grogna Frog, s’allongeant dans l’herbe et tirant sa

casquettesursesyeuxpourdigérer.

«Moich’trouveçabon»,disaitBo,sefrottantlebedon.

«Quandj’vaischier,çavavoirl’airexactementpareil»,ditDamian,tassantla

casserolecollanteetbruned’unbord.

Les cinq s’allumèrent quelques joints et flânèrent l’après-midi alors

qu’autourd’euxdesgens joggaientdansdesespadrillesetdesshortsàdeuxcents

dollars,entrelestoursdecondosqu’onauraitditfaitsd’argent.Cen’étaitpasiciun

parcbohème: tropcentraletenquartier tropriche.À la tombéedusoir,des feux

d’artifice lointains éclataient etune excitationgénérale se souleva.Puis leparc se

vida, et il ne restait plus que des gardes de sécurité qui scrutaient les gars d’un

regard qu’ils connaissaient déjà bien. Ils prirent leur propane et leur pot

dégueulasseet levèrent lecamp.Cœurà lachamade,Michel-Angeavaitenvoyéun

textoàlabelleAndalucia,quivoyageaitdansl’ouest.Secrètement,ilavaitespéréla

trouverici,luimontrerqu’ilétaitdevenuafinqu’ellepuisses’affaisserdanssesbras

deprincenomade.Or,elleneréponditqueplusieursjoursplustard:

«Ah?VousêtesàVancouver?Amusez-vous!MoijesuisenCaliforniexoxo.»

Michel-Ange se dégonfla alors. Son élan se brisait, et c’était ses illusions qui

s’écroulaient. Il serendaitcomptequ’ilne trouvaitpasexactementdans l’ouestce

qu’il avait espéré. Andalucia s’échauffait quelque part loin de ses bras. Lui restait

101

seul, prisonnier du destin qu’il partageait avec ses compagnons. La nuit tombait

alorssurlafroidemétropoleduPacifique,etaucungîtenes’annonçait.Lesboysse

niaisaientprèsdelavoiture,insouciants.ÀlademandedeMichel-Ange,ilss’assirent

àl’intérieurunmomentpourseconsulter.

«Esti,ok,Vancouver,oùc’estqu’onva?»,demanda-t-il,épuisé.

«Commed’hab»,réponditDamianassisausiègeduconducteur,«ontrouve

des hippies, des hipsters et des étudiants. On trouve le quartier où y’a des

longboardspisdesmusiciens,pisonsefaithookerup».

«Easy,mongars»,ditFrogàl’arrière.«Onparts’abrosse.»

«That’sit!»s’écriaFélix.«Vancouver,man!Aubar,ontrouvedesfilles.»

«Yo,jesuisépuisé,onanullepartoùcoucher,pisonn’estpaspleindecash…

onpeutpasgaspillernotreénergie…»,disaitMichel-Ange,etlesQuébécoishuèrent

cettelâchetédel’arrière.

«Allons,monami,y’estoùtonfun?»demandaient-ils,lebrassant.Toujours

légersetprêtàniaiser,cesgars-là.

«C’est correct, Mike», dit Damian, lui jetant contenant quelque tendresse

fraternelle.«Çanousprenddesalliés.Restedanslecharetdort,onvayaller,pison

revient.»

«La brosse! La brosse!» chantaient les Québécois, et avec Damian ils

sortirent de la Pontiac, prirent leurs skateboards de la valise, et leurs voix

s’éloignèrent.Michel-Angerestadanslevéhicule. Ils’endormitenregardant leciel

argenté et cuivré d’une Vancouver inhospitalière, en pensant que lamaison était

bienloin.

102

14–LaFinduMonde

Le gîte qu’ils trouvèrent à Vancouver fut un autre parc public dans un

quartier radicalement moins favorisé. Il y avait, en ce parc, un village de tentes

habitées par des démunis. C’était un village de manifestation à la «Occupy». Au

centre,ungrandtipietunfeusacréquibrûlaitvingt-quatreheuresparjour,autour

duquel,deuxfoispar jour,setenaituneréunion.C’était làunemanifestationde la

partdepauvresetd’autochtones; iln’yavaitpasassezdelogementsabordablesà

Vancouver, et ce village de tentes en était le résultat. C’était à East Hastings, de

réputationnationalepourêtrelequartierleplusproblématiquedeVancouver,voire

dupays.Desgenshagardsetperdussepiquaientàl’opiumenpleinjour,hurlaient

n’importequoiàpersonneàparticulier,puiss’écrasaientsurlestrottoirsenmasses

humaines inertes, essayant vaguement de vendre leur briquet ou leur propre

chandail à tout passant. De l’autre côté de la rue se dressait le centre d’injection

superviséeayantsuscitélapolémiquedanslesmédiasnationaux.Lesgarsvisitaient

cecentre.OùailleurstrouverunedoucheetunaccèsInternetalorsquel’oncouche

à larue?QueDieuet l’opinionpubliquebénissentce lieu,véritablemarchevers la

dignitépourlesplusmiséreuxdelasociété.

Damian,envraiprophète,s’impliqualepluspossibledanslesrencontresdu

village.Ilenfutlàcommedansbiendeschapitresdesavie,sonenthousiasmeinitial

futreçuavecahurissement,maisbientôtl’ons’écœuraitdesonénergiedébordante,

desonairdevisionnaire.C’étaitqui,cegars-là,anyway?

Souslesoleiltapantdejuillet,lesgarsdonnèrentunjourunconcert-bénéfice.

C’était un infime divertissement pour ces villageois de résistance qui devaient

103

chaque jour s’acquitter des lourds et pressants devoirs de nourrir tout lemonde.

C’étaitundébutdesoupçonchezlesgarçonsque,finalement,lamusiqueneréglait

pastout.Lesnotess’envolaient,maisdemeurait lanécessitéduvillagederégir les

tensionsducampementetd’essayerdegarderlesdiablesaffamésdeladrogueetla

boissonhorsducentredelacommunauté.

Un autre jour, tannés de ces misères d’autrui, les bohèmes quittèrent le

village pour la plage. Comment nier que l’ouest règne lorsque l’on considère qu’à

l’University of British Colombia il y a, de l’autre côté de la rue, un sentier qui

descendpargrandeforêtetquiaboutitsuruneplagedel’océanPacifique,d’oùl’on

voitdesmontagnesetdesîles,etoùlesgensjammentetsebaignentnus,etoùl’on

peut acheter comme si de rien n’était des brownies aux champignonsmagiques?

Commentnierlamagiedel’eausalée,dusoleilsurlapeau,dusable,delalunedans

le ciel, des grands conifères, du soleil couchant? Nu dans l’onde, flottant et

euphorique,Michel-Angesedisaitquec’étaitlàenfintoutcequ’ilavaitcherché,un

feeling éphémère. Pour Damian, ça se trouvait plutôt dans la compagnie d’une

apprentie infirmière de dix-neuf ans, se bronzant totalement nue, avec laquelle il

riaitavantdes’éloignerversquelquenichereculéedelaplage.

Deretouràlavilledetente,Frog,àquiunpêcheuravaitdonnéuncrabefrais,

eutlemalheurd’ouvrirunebièreàdesfinsdecuisson.Lebruitdelacanetteenvoya

desfrissonsparlacommunauté,etlesgarsfurentchassésetbannisduvillageavec

une virulence propre à ceux qui n’avaient mis qu’une laisse provisoire à leurs

démons,cequ’aprèsgrandepeineetmisère.

104

La bande se lança alors vers le traversier hors de la ville,mais en chemin

Damians’écria:«Ohshit!»

«Quoi?!»demandaitMichel-Angeauvolant.

«J’aiditaugarsqu’onjoueraitsonbarcesoir!Go,tourneàdroiteici!»

TypiqueDamian,d’avoirdénichéunegigsansenparleràpersonne.Arrivant

entrombe,lesgarsmirentleursinstrumentssurl’estradefranchementlargeetbelle

du bar, et exécutèrent instantanément sous les néons rouges un set totalement

improvisé,nu-pieds, costumés,pourquelquesclientsobnubilés,puis ilsquittèrent

les lieux en tempête flamboyante de glorieuse jeunesse pour attraper le dernier

traversierdelanuitversl’ÎleVancouver.Celacoutaitplusieurscentainesdedollars,

une lourde perte financière,mais il était hors de question que l’on n’atteigne pas

l’extrémitédel’ouestdanscettequête.

Àlacafétériadutraversier,onvendaitlesfritespourdixdollars,etlesrepas

àdesprixoutrageants.Lesbohèmesserésolurentdoncàjouerauxmouettes,visant

l’instant où des clients mieux nantis délaissaient leurs cabarets non finis, s’y

dirigeantpourunepognéesdefritesavantquelesserveursàl’affutn’emportentces

quelquesmiettesauxvidangespourunsalairededixdollarsdel’heure.Surlepont,

à l’extérieur, lapleine lunesereflétaitsur l’eauet leventde l’océanleurarrachait

riresetprières.Ilfutdécidéquel’ontraverseraitl’îledenuit.Gogogo!

Débarqués,ilspoussèrentleurscorpsfatigués,portésparlaPontiac,parles

brumeuses routes de l’Ouest, au travers de forêts géantes, pour aboutir à un

stationnementdeplagenonloindeTofino,lepointleplusàl’ouest,ouàpeuprès,

delaroutetranscanadienne.Lejourcommençaitàpoindre,nidouxniglorieux,mais

105

sauvage.Lecielet l’airmêmeétaientgris.Unebruineomniprésentetrempaittout.

Lescinqsortirentdelavoiture.L’onentendaitauloinlerugissementdel’océan.Ils

prirent leurs sacs de couchage, et s’engagèrent sur une promenade de bois qui

zigonnaitparmidegrandsarbrescouvertsdemousse.Cedernierboutdechemin,

depèlerinage,aboutissaitsuruneplagedesableoùtonnaitlapleineforcedel’océan

Pacifique.ÀVancouver,lesîlesprotègentlacôte.Ici,iln’yavaitencoreàl’ouestque

l’infinietl’Asie.Lesvagabondserraientenloques,épuisés,vaguementsatisfaits.Ils

étaientpartisdelà-baspourarrivericiet…c’estça.

Lemomentauraitfacilementpuêtreunrien,maisqueDieuetsonélusoient

bénis,Félixsortitàcetinstantunebouteilledesonsac.Unlitredebière,portantune

étiquetteduQuébec,uneFinduMonde.

«Cette bière», déclara Félix, d’une voix rauque, «je l’ai portée depuis le

Québec,pisestiquej’aivoululaboire,maisj’laigardéeavecl’espoir,pislàonestlà,

àlafindufuckingmonde,pisc’estletempsdelaboire.»

Félixlevalabouteilleverslevidegrisetenragédel’océan,etlesautresfirent

congrégationavecunerévérenceépuiséeetmaniaque.Illevaleliège.Delamousse

blanche s’écoula de la bouteille. Mousse de bière, mousse de vagues, mousse

humaine, toutesdélavéesur lamêmeplage,de toutespetitesbullesdans lagorge

d’unimmensemonde.

Fut alors partagée toute la joie qu’une bière tiède peut procurer à des

hommesépuiséséchouéssuruneplagemouillée.Ilsavaientatteintleurbutinutile.

Froides gorgées fouettées par le vent humide. Branches mortes. Sable. Roches.

Arbres.Rienàvoiricioutrelesymbolismequel’onsauraitenconjurer,seulementle

106

sens inventé de ce jeu. Puis, au bout de la Fin duMonde au bout du monde, les

esprits vides et n’ayant nulle part d’autre où aller, les cinq amis bohémiens se

couchèrentàmêmelesablepours’évanouiraveclejourettrouverd’autresrêvesà

rêver.

15–Braises

À Tofino, et en d’autres lieux encore plus petits sur l’île de Vancouver

brûlaientlesdernièresbraisescanadiennesdelaconceptiondel’Ouestdesannées

1960. De ces jours, Tofino s’embourgeoisait rapidement. Bien sûr, l’argent allait

gagner ici comme partout ailleurs, mais pour un temps il existait là-bas deux

réalités,celle,émergente,descondosneufssurlaplage,etcelle,disparaissante,des

communeshippiesfondéequandlaterrenecoutaitrienetlaloin’avaitpasgrande

portée.Vestigedeces joursanciens,ungrandrepairedehippiesnommé«Poole’s

Land»servaitàlafoisdeterraindecampingetdecommuneoùlesgenspouvaient

rester en échangede labeurdans les jardins et autres tellesniaiseries féodales.À

l’entréemêmedes terres,deschienssauvagesetdesgarsàpeinepluscivilisésse

levaientde leurschaisesdeplastiquepourvenirà la fenêtreducharpourvendre

deschampignonsoude l’acide,drettedemême.Ce typedepropositiondécoulant

sansdoutedecequenoscinqvoyageursdansleurPontiacn’avaientrienàvoiravec

l’ordreetlaloi.

Lescinqbohémiensaboutirent là-bas. Ilyavaitunerespectablepopulation

de hippies de tout âge, déjà décidés, et de jeunes nomades qui contemplaient,

comme Michel-Ange d’ailleurs, si oui ou non il valait la peine d’abandonner les

107

privilègesbourgeois,gagnésàlasueurdeleursancêtres,pouruneposition«libre»

tout en bas de l’échelle sociale. Fallait-il se sacrifier en révolte contre le système

impérial, capitaliste et colonial, tous cesmots que lançait la jeunesse gauchiste si

pleine d’elle-même? Certes, la nature ici était belle à couper le souffle, et il serait

grandiose de la préserver, mais il y avait lieu de se demander quel bénéfice l’on

tiraitdecouchersurunmatelasmoisisousuntoitsansmursdanslesboissi,quand

même,il fallaitseleveràsixheuresdumatinauxcrisstridentsd’unealarmepour

allerbosseràsalaireminimumenrestaurationpourfinalementrentrerchezmaman

etpapapour l’hiver.Quelledifférence,vraiment,outre le sacrificedes confortsde

base?Quellequêteoutrecelledel’enfanceperpétuelle?Règnedanslabohème,dans

la jeunesse de gauche, l’insatisfaction et la dénonciation des puissants, mais ceci

sanspouvoirréelsurl’ordredeschoses.Or,malgrél’attitudededissident,cequ’on

récoltait là-bas c’était plutôt l’illusion de l’autosuffisance et une exagération de

l’importancedes gestes et opinionsd’un groupede gensqui, tout combinés entre

euxetsurl’entièretédeleursvies,nedéplaceraientjamaisautantderessourcesque

lesgrandscapitalistesmanientaujourlejour.Cesduresvérités,onlescachaitsous

une consommation élevée et continue de drogues, ce qui convainquait les

convaincus qu’ilsmaniaient un pouvoir outremondain plutôt vaguement défini et

auxrésultatsnébuleux.Autrement,onpassaitlesjoursàcultiverquelqueslégumes

et à profiter du sexe libéré, ce qui n’est pas désagréable,mais qui nemènepas à

grand-chose.

LebanddesboysfitquelquesvaguesàTofino.Ledidgeridooimproviséque

jouaitMichel-Ange(onpeutbâtirundidgeridooavecn’importequeltubevide),bien

108

moins beau que celui de Kanji, excitait les hippies. Damian s’imposait avec son

charmeinitialcommefigurede leaderetattirait les faveursdesenfantsperdusde

Poole’sLand.Charismatiqueetentreprenant,ilsemitàorganiserunspectacle.Les

boys s’excitaient lorsque la rumeur fut assez répandue que des étrangers leur

renvoyaient,sanssavoiràqui ilsparlaient, lanouvellequ’unshowdemaladeallait

se passer en fin de semaine. Les bohèmes sentaient leur importance croitre

rapidementencelieu,cequiétaittoujoursgratifiant,carsilesautresnepouvaient

s’illustrer que par leurs personnalités et leurs idées banales, les boys avaient la

gloire d’être dans «le band». Être cool, voilà un privilège auquel Michel-Ange

pouvaits’habituer.

Quand le samedi soir du show arriva, les gars se pointèrent au bar en

question.Or,lesplanificationss’étaientdérouléessousuneententeimpliciteavecle

personnel.Malgréleseffortsdelasemaine,jamaisDamianneréussitàcontacterle

propriétairepouruneconfirmationenbonneetdueforme.Sejouaalorslatragédie

suivante: le barman en service ce soir-là rejeta l’insistante imploration d’être

«chill»,malgréle«fait»quepleindegenss’envenaienticipourlesvoiretqueça

seraitunebonneaffaire.Écrasés,etsansaucunemanièredecommuniqueràcette

foule théorique, mais probable que le show changerait de lieu, les gars du band

aboutirentplutôtàjouermollementetgratuitement,surlaplageoùleventfouettait

durementlesquelquesfeuxdecampsquecertainspersistaientàfairebrûlerici.

Unenuit,unvieillardqu’ilsavaientrencontréàPoole’sLandmenalabande

debohémiens,plusquelquesautresQuébécoisquitrainaientpar-là,à laplageetil

lesinitiatousauLSD.C’étaitundevoirquel’hommeprenaitsérieusement.L’océan

109

rageait. Ils firent un feu de grands bois desséchés par le sel. Au loin, un phare

tournoyait,etenvoyaitsalumièresurlesflots,surlesrochersetlesarbres.Dansce

décor dramatique, l’ainé leur conta comment, réellement dans les années 1950 la

CIAtentaitdecontrôlerlesgensaveclasubstance,maisqu’elles’avéracorrosiveaux

structuresdecontrôleetqu’elleserévélaitlibératrice.Pendantlesannées1960,le

LSD avait catalysé la libérationmassive de la jeunesse. Aux concerts desGrateful

Dead, des dizaines de milliers de cerveaux se fondaient dans une expérience

transcendante commune, dirigée par les musiciens. À ce point Michel-Ange et

Damian croisèrent un regard sérieux. Tandis que Frog et Bo le niaisaient un peu,

l’hommeprêchaitsavisionquecelapoussaitl’inconscientcollectifdel’humanitéet

permettaità l’espèced’évoluerhorsdesonétatd’esclavageactuel.Puis, avecplus

grandsoinqu’unprêtreàl’eucharistie,l’ainédécoupaenunsacdespetitscarrésde

papier coloré et les déposa, dubout de ses ciseaux, sur la languedes volontaires,

desquelsDamiannefutpas.

«J’ai déjà un cerveau survolté», disait-il sagement, «je ne pense pas que

l’acideetluis’entendraitbien.»

Lorsdutrip,Michel-Angeerraitsurcetteplagequisemblaitalleràl’infini.Du

plancton bioluminescent flottait dans l’eau, et s’activait au choc. Ainsi, les vagues

brillaient d’un bleu pâle, et l’eau sur la plage aussi s’illuminait pour un instant

lorsqu’on y posait le pied. C’étaitmagnifique. C’était lemonde à son état naturel,

libre et infini. Il n’y avait pas de raison de se contenter d’une vie médiocre et

conventionnelle.Noussommesdesétoiles.L’espritdeMichel-Angechauffaitàblanc.

Ilnedormitpointcettenuit-là,maisenémergeaplutôtavecunebrillantenouvelle

110

conceptionquifitsynthèsedetoutcequiluiinondaitl’esprit.Commel’Indel’avait

étépourHansukeetKanji,leCanada,avecsonganja,sonLSDetsaculturederoute

etdetolérance,sauraitêtreunelandedelibérationdel’esprit.Cetteémancipation

seraitcrucialepour lemondecomme lacontreculturedesannées1960 l’avaitété,

du moins dans l’imaginaire des jeunes. Il fallait d’urgence diffuser cette idée et

encourager la culturedans laquelle cette liberté s’articulait. À l’aube,Michel-Ange

dessinait avec ferveur maniaque un réseau de maisons à travers le pays, qui

serviraient de points d’arrêt sur cette route de pèlerinage nomade qu’il voulait

développeretofficialiser.

Aumatin,descrisdedétresses’élevèrentduboisdePoole’s.Cœurbattantà

rompre,Michel-Angeallavoirlacause.Surlesentierdegravier,l’ainéquilesinitiait

lesoirprécédantétaitpenchéetramassaitsespauvreseffetséparpillésausol.Une

vieilledameluicriaitaprès.Elleportaitunejaquetteetdespantouffles,sescheveux

gris frisaient, et son visage exprimait le mal. C’était la femme de Poole, le

propriétaire.Ellecrissaitlesmaigrespossessionsetlatenteduvieuxàterre.

«You’reathief!Getthefuckoutofhere!»

Levieuxrépondaitqu’ilavait toujoursvécuici,etqu’iln’avaitnullepartoù

aller.Unetouristeallemande,naïvementenvacancesicietayantpeuàvoiravecle

chaotique «free love» de l’endroit, passa par là, déjà prête et nette dans son

équipementneufpoursamarcheennature.Elleessayaaussidecalmerlasituation.

Lafemmepritl’Allemandedanssavoiture.Ellesn’allèrentnullepart,maislavieille

damedéversa sur lablondeallemandeun torrentde frustrationsetdeplaintes si

venimeuses que la jeune éclata en sanglots et dut quitter les lieux. Malgré les

111

«bonnes vibes» deMichel-Ange, la femme ne se calma point, et il se demandait

comment un tel lieu prophétiquepouvait être en partie géré par unepersonne si

amère.

Néanmoins,Michel-Ange voyait dans cela non un avertissement,mais bien

uneconfirmationdesondevoirderessusciter lacontreculturequidéfaillait ici,en

son dernier bastion, sous ses yeux, dans la forme d’une vieille femme qui n’en

pouvaitplusaupointdelarguerunainéinitiateurauxloups.Enremontantversla

«cabane» sansmurs, où plusieurs dormaient sur le même grosmatelas, Michel-

Ange entendit lemaudit cadran sonner l’appel au travail, et il vitDamian lever la

têterousseetébouriffée.Michel-Angevints’assoirdans lescouverturesauprèsde

lui,entreautrescorpslibérés,etilmontraàsonfrèresesprécieuxschémas.

Damian, toujours prêt à sauter tête première dans l’extrême et

l’incomparable,reconnutdanslesdesseinsetlesidéesprophétiquesdeMichel-Ange

du génie, et, ainsi allumés d’un nouveau but, ils s’élancèrent le jourmême sur la

route du retour avec les trois boys québécois qui les suivaient avec amitié et

camaraderie sincères, oui, mais peut-être aussi parce qu’eux ils n’avaient pas de

charnideplanaussiconvaincant.

Pour ce qui est de «Poole’s Land», le glas sonna sa dernière heure peu

d’annéesplustard.Poole,quiavaitachetécegrandterrainpourquelquesmilliersde

dollars quarante ans auparavant, le revendit pour quelques millions à une

compagniededéveloppement.C’étaitungrandgainfinancierpourlui,cequifaisait

de lui un traitre. Voilà ce que maugréaient les presque sans-abris ingrats qui

s’étaienttailléuneexistencesursaterreetsoussonégideépuisée.Cequepersonne

112

ne comprenait c’était que, malgré le gain de cet argent, Poole en ressortait un

homme défait, car en consacrant sa vie à ce «paradis» hippie, il avait eu à

constamment faire face à des locataires récalcitrants, à des révolutionnaires

autoproclamés qui ne reconnaissaient aucune autorité, des gens qui refusaient et

fuyaienttouteresponsabilité.C’estcequ’ilavaitcherché,soitàrecréerunesociété

hors de la loi normale,mais plus la ville grandissait, plus la pression augmentait.

Toutlemondeapportaitlàdeladrogue,etpeuapportaientdel’argent;ilyavaitde

plusenplusdeproblèmesavec lapolice.Au final, commesa femme, ilavaitsacré

toutlemondedehors.

16–Retour

Si les bohèmes avaient mis quelques mois à traverser le continent, ils le

retraversèrentenmoinsdedeuxsemaines. IlsarrivèrentàVancouver,cassés,à la

nuit tombanted’unvendredi aprèsunepleine journéede route. Ilspassèrentune

nuitblanchedebuskingdanslevillagegaioùgrandescélébrationss’agitaientpour

quelqueraisongénérique.Puis,sanssommeil,ilsplongèrentversl’est.

Àcoupdecafé,de joints,etdemouvementcontinu,DamianetMichel-Ange

maintenaient leurs grandes idées. Les trois boys québécois, comme toujours bien

plusdébonnairesquegrincheux,restaientàl’arrièreetécoutaientcesidées.Bo,àsa

manière, ne comprenait rien et interrompait continuellement. Les deux autres

témoignaient leur intérêt. Cet élan sans sommeil s’écroula dans les prairies. Ils

couchèrentdansdeschampsalbertains.EnSaskatchewan,denuit, ilsarrivèrentà

courtd’argentetdegazàRegina.Ilstrouvèrentlecœurdel’actionnocturne,quine

113

méritait pas ce nom, et firent un busking d’urgence qui s’apparentait plutôt à

mendier.ParmilesplusâgésetplusroughclientsdubarqueDamianaccostaavecsa

téméritéhabituelle,unjeuneenchemiseblanche,seprenantunebièrepost-travail,

ahuridevantlabandebohémienneavaitdit:

«Ihadnoideapeoplelikeyouexisted!Doingityourwayandtryingtosave

theworld,you’relikerealheroes!»

C’était sincère, et plein de cette naïveté qu’il fallait pour y croire, lamême

naïveté queMichel-Ange tentait de préserver à l’échelle du continent. En quittant

Reginaavecundemi-pleindegaz,Michel-Ange souhaitait ardemmentque l’image

de leur bande, de qui ils étaient et de ce qu’ils faisaient, soit figée à jamais sous

l’anglehéroïquequeluiavaitconférécejeunehommedeRegina.

À Winnipeg, les bohèmes retrouvèrent la femme du magasin oriental, qui

avaitunebellegrandemaisonoùlogeaientplusieursjeuneshippiesetmusiciens.Ils

yfumèrentavecexagérationavantdesortir.LegrandgroupeArcadeFirejouaiten

villecesoir-là,etlesgarsallèrentbuskernonloinduconcert.ÀThunderBay,aussi,

ils retrouvèrent leurs alliés du premier passage. Ils aboutirent dans un party

électronique,grossemusiquedubstep,dansunlocalcommercialenrénovationeten

pleinenuit.Damianyrencontraleproprioduplusgrandhalldespectacledelaville,

etilsparlèrentd’affairespourl’étéprochain.DansunétatfrôlantlamanieMichel-

Ange voyait là la confirmation de ses idées. Voilà les libres, les rebelles, qui

existaientpartoutdanslepaysetquidétenaienttousquelquesclés.S’ilpouvaitles

relier,ilforgeraitunréseaudelaroutebohème,unechainetraversantlecontinent

etdéclenchantlarévolutionspirituelleetartistiquequedevaitêtrelesiècleàvenir.

114

Àcesfins, lorsdes longuesheuresdeconduite, luietDamianétalaient l’idéedese

procurer un autobus, carburant à l’huile végétale bien sûr, et de refaire ce circuit

l’étéprochain,maisavecuneplusgrandetribuetplusd’équipement.Ils’agissaitde

projeterplusfortementleur«vibe».

Un des derniers après-midi de route, les cinq gars, puants,mangeaient un

repas de houmous et pita dans un stationnement. Bo faisait du skate sur le pavé

frais. Félix, Frog et Damian niaisaient ensemble. Dans le soleil couchant, Michel-

Ange voyait l’auréole diaphane de leur gloire de princes vagabonds et libres. Ça

faisaitdeuxmois,maisonauraitditdeuxans.Lascèneétincelaitdenostalgie, car

c’étaitlàledernierrepasdecegenre.Après,ilsallaientsetaperunvingtheuresde

route,entreautresdenuit,jusqu’àOttawa,durantlesquelles,affamésdecarburant,

ilsvoleraientunedemie-canissedegazd’unestation-serviceferméeafindepousser

lemoteur jusqu’à lamaison et, ainsi, la Route et sa jeunesse particulière seraient

éclipséesàjamais.

17–Rentrer

Jade,levéeàl’aubed’aprèsuneroutinedeyogaqu’elles’étaitsoigneusement

taillée pendant l’été, fut complètement renversée de surprise lorsque la Pontiac

arriva sur Stewart et que Damian en émergea comme une flèche décochée pour

monter lesmarchesentrombe.Ellecriatandisqu’il lapritdanssesbras,puiselle

piaillaitd’une joie féroceet tragiquementéphémèretandisqueMichel-Ange,Félix,

BoetFrogdéversaientdelavoiture,s’étirantlentement,sortantquelquessacsetse

rendantchezJade.EllecouvraitlevisagedeDamiandebaisers,etluidisait:

115

«Bébé! Tu m’as tellement manqué! Je m’excuse pour tout, je te pardonne

tout,etjesuisprêteàrecommencer.»

Jadeétaitsibelleetdouce,avecsescheveuxblondsetsapeaubronzée.Bien

qu’unpeusurprisedel’apparitiondesautresbohèmeselleleurfutaccueillante.

«La route a dû être longue! Je veux tout savoir, prenez du thé, du jus,

reposez-vous,biensûr.»

Toutecettejoies’éclipsacommel’étélorsqu’onypenseunefoisl’hivervenu.

DamianetJades’isolèrentdansleurvieillechambre.Graduellementlavoixféminine

excitéesefitplusrare.Lesgarsgrignotantdanslesalonentendaientlabassevoixde

Damian.Lesquestionsdeplusenplusstridentes,puisunatrocesilence,rompupar

despleursdéchirants.

Jade émergea de la pièce au salon en larmes et en colère. Elle criait après

Damian,quiavaitavouéavoirbaiséplusieursbellesétrangèressur laroute,etqui

cherchait dansunmême temps à lui direquemaintenantBo et Félix vivraient ici

aussidèsmaintenant,letempsqu’ilstrouventunemaisoncollectivepourinitierle

grandplan.Cesmotsdétruisaientd’un trait l’avenirqu’elle traçait.Lecontextedu

retouravaitdéjà fatalementdérapédesesattentes.Devant l’inconfortdes invités,

Damian ramena Jade à la chambreoù, de longuesheuresdurant, des voixbrisées

firentdeséchoshantésdansl’appartement.Sur laRoute, l’onéchappaitàdetelles

mauvaisesvibrationsaveclemouvementcontinu,leverlecampetpartir,fuirtoute

mauvaise scène,mais là il n’y avait nulle part où aller, et lamisère s’étalait. Plus

jamaisJadeneretrouveraitcedegrédejoiesereine,cultivéunétédurantetanéanti

116

en un instant, du moins pas avant qu’elle ne s’éloigne définitivement de Damian

plusieursmoisplustardaprèssouffrancesaccrues.

Frog, le plus indépendant du groupe, quitta l’appartement lematinmême,

avec à peine trente minutes de repos après vingt heures de route, pour son

Saguenay natal. Un camion vint le prendre, on devinait un père ou un oncle qui

passaitmystérieusement par là, et il fut en un instant ailleurs. Il couvrait donc la

vastedistancedeThunderBayàSaguenay,essentiellementletiersdelalargeurdu

continent,enplusd’undétouràOttawa,leplusrapidementpossible.

Michel-Ange,ayanttraversélecontinentsansaccident,trouva,surledernier

bout de Route vers le saint calme de sa chambre chez sa mère, le malheur. La

Pontiac se fit heurter. Elle fut mise hors commission pour de bon, et la guitare

Michel-Ange, son gagne-pain de l’été, eut le cou brisé, aussi irrémédiablement.

Mieuxvalaitrendrel’âmedelaguitarequelasienne,maisilsedemandaiteneffet

s’iln’yavaitpaslàunespritquelconquedeperduàjamais.

QuantàFélixetBo,ilsperdurèrentunesemainedansl’atroceambiancedela

maisonStewart.PuisunmatinBoétaitparti,sansmêmeprendresessacs,n’ayant

rienditàpersonne.L’ons’inquiéta,puisl’ondécouvritquelquesjoursplustardque

Bo, non pas le plus fin stratège au monde, était parti sur le pouce pour son

Montebellonatal suruncoupde têtequi laissait tout lemondeperplexe.Bo,quel

gars.

FélixetMichel-Angeriaientdecela.Cesdeuxavaientunebelleaffinité,mais

malgrécelaetmalgrélegrandplan,Félixlaissaentendrequ’ilrentraitàMontréal.Il

n’en avait rien à foutre d’être pris entre Damian et Jade. La décision était

117

parfaitementnormale. C’était là un avant-goûtque, dans cette sociétémoderne et

normaleoùnousaboutissonstous,onabeaus’aimer,çaneveutpasdirequel’onva

bâtirnosviesensemble.Celan’avaitsonsensquelorsqu’unprojetcommun,comme

la survienomadepar lamusique, invitait ces liens fraternelsqui semblaient alors

indestructibles. Rien n’est immuable, toutefois, et Félix quitta la ville aussi sur le

pouce.Ilparaîtqu’iltrouvaBo,renduluiaussiàMontréal,etquependantuntemps

lesdeuxrépandirent lebaumede lamusiqueensembledans lestunnelsdemétro.

Or,enquelquessemainesFélixprêtadel’argentàBo,etpourunequestiondecent

dollars une amitié forgée sur la sainteRoute éclata enmillemorceaux tranchants

quicoupaientausangàchaque foisque l’onabordait lesujet,etplus jamaiscette

amitiénefutreprise.

C’estainsiqu’enunesemaine,uneautrebandeétaitdissoute,Damianétaità

nouveaurabattuetassiégéparuneJadedéchainéedanslatristesse,etilnerestait

de l’élande laRouteque lerêved’érigerunemaisonoù lesdifficultésde laRoute

seraientsoulagéesetoùsesjoiesseraientconservéesetamplifiées.Grandrêve.

18–House

Certainement, l’épisode d’une telle maison mérite d’être bien développé,

maiscen’estpasencette thèsequ’ilpourrapleinementdéployersesailes.Disons

seulementque,rendusà l’hiver,Michel-Ange,Damian,uneJaderécalcitranteetun

autrebohèmenouvellementrencontréprirentlebaild’unegrandemaisonsurlarue

Lees.Ilyavaitunsous-soloùdonnerdesconcerts,ungrandsalon,deuxtoiletteset

troischambresàcoucher.

118

Ilsuffira,pourrendrecompteducôtééclatédelachose,dedirequemalgré

cet espace limité la population de la maison ne cessa de croitre. Le premier à

emménager le fit sous prétexte de venir passer dans la maison, encore vide à

l’époque, une période monastique de jeûne et de silence. Ces deux vœux étant

rompus dès le premier jour, le Tartuffe en question décida de ne plus quitter les

lieuxetapportaenguisede loyerdéfinitifungrandpotàmoitiépleind’une forte

huiledecannabisquifutappréciéejusqu’àépuisementquelquessemainesplustard.

Ce nouveau venu, alors qu’il n’apportait rien de plus à la maisonnée, refusa, au

téléphonedans la cuisine, à voix haute et claire, une offre d’emploi en expliquant

que le travail ne s’alignait pas avec ses valeurs spirituelles.D’autrespersonnages,

moinsflagrantsquecelui-là,emménagèrentsurchaquedivanetdanschaquerecoin

delamaisonaufildesmois.

SeulsMichel-AngeetJadeavaientdesemplois.Touslesautres,d’ailleurstous

de jeunes adultes en parfaite santémalgré leurs illusions artistiques, subsistaient

parleschèquesdebien-êtresocialdugouvernement.Cependant,touslesjourscette

nouvelle bande, maintenant remplie de nouveaux personnages enthousiastes, se

rencontrait dans l’idée de gérer la révolution demanière démocratique et d’ainsi

aligner leurs ressources vers de nobles buts. Tout le monde y croyait, et s’il

manquaitlàpeut-êtredel’efficacitérodéedesinstitutionsplusadultes,ilyavaiten

cettemaisonune ferveur, un sensd’être auteurde sondestin exceptionnel, chose

qui semblaitmanquerdans les emplois conventionnels. Lamaison eut ses succès.

Lesportesbattaienttoujoursaugrédesmaintsetimprovisésvisiteurs,etunebelle

communauté se tissa autour du lieu. Des concerts furent organisés, le meilleur

119

desquels prit place au sous-sol, dans un décor initiatique qui incluait robes et

masquesetnuditéetpeinturesauvagesurlesmurs.Or,mêmeavecceconcertplein

àcraquer,lesrevenuscouvraienttoutjustelesdépensesdushow,necomptantpas

lesdépensesdelamaison.

Il y eut beaucoup de fêtes, de belles journées et demauvaises, de rires et

d’aventures, d’amitiés qui semblaient aussi être bonnes pour la vie et qui, pour

quelques-unes, le furent et qui pour d’autres finirent assez misérablement. La

liberté, la drogue et l’attitude débonnaire de la création spontanée, sans

questionnement, ce qui revient à faire n’importe quoi n’importe quand, régnaient

dans ce temple bohème qu’avaient érigé Damian et Michel-Ange. Aussi, ces deux

amissepartageaient-ilsuneauréoledeleadersnonofficiels.C’étaitlatroisièmefois

que ces deux compères, liés de près comme des frères, formaient une bande

enthousiasmée. Ils avaient beau vivre chaque jour auprès de ces nouveaux

compagnonsauxquelsilsliaientleursuccès,maiscesgens-làn’étaientdansladanse

quedepuisquelquesmois.DamianetMichel-Angepartageaientlebienplusprofond

liende lamusiqueetde laRoutequidébouchaitdirectement sur cepetit château

bohème.Ainsi,cesdeuxfrèressedisaientl’unàl’autrequetantqueleurlienrestait

solidetoutleresterentreraitdansl’ordre.Vinrentainsileprintempsetl’été.

Or, dans la fiévreuse exaltation sans cesse stimulée de cettemaisonnée, la

maniefinitparenflammerlesesprits.Unautobusfutpresqueacheté,maisceplan

s’écroula en faveur d’autres plans de plus en plus loufoques qui se révélèrent

finalementcommelechaosdémasqué.Damian,quicédaitsanscessesachambreà

coucher pour des sessions de cannabis, que tous présents fumaient à ses frais et

120

dépens, et où les idées les plus astronomiques en leur portée recevaient

inlassablementlaplusferventeapprobation,finitparperdrelefil.C’étaitencoreune

psychosemaniaque,àlaquelleilétaitprédisposé,quicausalaphaselaplusaccrue

deladéchéance.Ilnedormaitplus,mangeaitàpeineetfumaitrésolument.Ilétait

cinglant. Il faisaitpleurer lesgens.Sesdiscours,sipleinsd’eux-mêmes,devenaient

décousus et incohérents. Il devenait dangereux. Il se battit avec Michel-Ange, et

menaça sincèrement de le tuer, paroles qui mirent en Michel-Ange les poisons,

nécessairesàlasurvivancehumaine,delapeuretdelarage.

Labandeavaittentéde livrerDamianàsononcle,mais ils’échappaenpeu

d’heures et revint à lamaisondansunevoiture volée, tenantdesdiscours encore

plusdisjonctésportantsurDieuetlesextraterrestresetleurrôledanslequotidien,

ce avant de disparaitre dans la nuit, nu-pieds, toujours sans avoir dormi. Vint un

pointoùmêmeMichel-Ange, à contrecœur, accordaitqu’il fallait appeler lapolice.

Or, la réaction des autorités fut léthargique, et plusieurs jours terribles et

complètementépuisantsdurents’écouleravantque,finalement,unDamianàtorse

nuetrecouvertdepeintureargentéefûtarrêté,menéenprisonpourêtreinternéà

l’hôpitalpourunetroisièmefoisdanssavie.

Lerêvedelamaisons’effondraaprèscetévènement.Toucherlesétoilesdu

bout de sa jeune poésie, ça perd son charme lorsque tout le monde est épuisé,

affamé,etquelesfacturesnesontpaspayées.Danslevacuumdupouvoir,etd’une

manièreplutôtautoritaire,l’autrebohèmesurlebails’imposacommechefdulieu,

et sacra presque tout le monde dehors. C’était déchirant. On baignait jusque-là

réellementdanslerêvedelaparfaitecommunautédehippielove,etplusieursgens

121

qui se prenaient à juste titre comme des membres intégraux de cette chose

fraichementmortetrouvèrentderudeschocs.

Michel-Ange n’eut pas la force de s’insurger contre ces changements. Ses

convictions avaient passé au feu, et il n’en restait que des cendres. Il continua de

vivredanslamaisonavecbienmoinsdecolocs,etsansperdretoutesamusique,la

maisonperditl’âmequiluiavaitdonnésafollevie.Elledevintunsimplelieuetnon

plusunsymbole.

Unjour,Damianrevint.Caractéristiquesreconnaissablesdesestraitements:

ilétaitterneetplusgrassouillet.Iln’avaitpluscetteconfianceabusivedemaniaque,

maissemblaitplusvulnérable.S’ensuivitalorsunautreatrocedéchirementlorsque

Michel-Ange,netrouvantpluslechatouillementdelafraternitésousl’humiliationet

lacolèredesagressionsdeDamian,destructeurdetousleursrêves,dutluidirequ’il

devaitfoutresoncampetqu’ilétaitexilé;c’étaitfini.Commesilascènen’étaitpas

déjàassezpathétique,unfaibleeffortderéunirlafamilledébouchaenunjamdans

la cour, lors duquel Damian et Michel-Ange se chantèrent, à voix tremblotantes,

leursvivesémotionsfaceàcettefindeleurfraternité.Leuramour,parlatrahisonet

l’incompréhension,mutaitalorsversunehainequiserait,nonpasimpossible,mais

trèsdifficileàtransmuter.C’estlà,danslepardonetnondanslavantardisedel’art,

quesetrouvelevraitravaildel’âme.

Voyez les maintenant, ces pauvres poètes, princes vagabonds aux longs

cheveuxrendussauvagesparlaRouteetparl’Art,eux,noblesd’intentionsetbeaux

d’esprits,quiavalaientlààgrossesgorgéesmisérableslesamèresconséquencesde

leurdivinité.

122

15–Lajeunessen’aqu’untemps

Plusieursannéesplustard,Michel-Angeestassisenclasseàl’université.Ila

continuéau-delàdubac.Ilavaitcrupouvoirsupplanterl’espritdel’institutionavec

sesrêvesdebohèmedésormaiséteints.Iln’enresteplus,pasprèsdeluidumoins.Il

n’a plus de tribu, que des camarades de classe. Les discussions sont plus polies,

moins éclatées et moins excitantes. Il parle moins. Il a perdu trop d’illusions.

Maintenant, dans ces halles qui subsistent au temps, il souhaite trouver des

réponses. C’est le mois d’octobre. Dehors une tempête arrache les belles feuilles

rouges.Lanuittombetôtetappelleavecellel’hiverquiapproche.

Au-devant,leprofesseuruniversitaireparle:

«MirceaEliadefaitappelàdeuxtempsdistincts,soitletempshistoriqueetle

temps sacré. Le temps historique est celui dans lequel on subsiste lorsqu’on

travaille,parexemple.C’estceluidanslequelonvieillitetonmeurt.»

Leprofesseurs’arrêteunbrefinstantàlafenêtre.Lapluiefouettelesvitresd’un

bruit rassurant. Contre les intempéries de la nature se dresse cette structure de

pierreetdeverre,fruitsdesavancéesdel’homme.Encesanctuaire,l’onprodiguele

savoirquisaitsurvivreauxpremièresimpressions.Leslampadaireséclairentlaville

qui subit stoïquement la pluie. Les phares des voitures forment des halos qui

disparaissent.

Leprofesseurseretourne,etcontinuedesavoixclaire:

«Tout ce qu’on fait, qu’on le sache ou non, est une tentative d’atteindre le

temps mythique, là où nous avons un semblant de contrôle, quand tout semble

s’aligner.C’estoùletempsfile,commelorsqu’onseperddansunehistoire.C’estoù

123

ilyaunesemblancedeparadis.Aprèslesritesetlareligion,c’étaitlalittératurequi

permettaitcela,maismaintenantpresquepersonnenelitalors…ilrestelesport,les

sériestélépeut-être…»

Lorsquelaclasseprendfin,lesétudiantsdéferlentdanslanuit.Lesminutes

de leurs jeunessess’écoulentdanscette froidepluied’octobre.Par laville,comme

parlemonde,lesgenss’affairentàdépenserleurtemps.Qu’ya-t-ilàfaire,donc,sauf

dire aux camaradesqui sont là ce soir et qui demain seront ailleurs: «oui, allons

prendreunverre»?Unverreoui,maiscinqnon. Ilyadeschosesà fairedemain,

desfacturesàpayer,desvillesàériger.Donc,danslechaudbrouhahadupub,avec

les bulles qui montent aux lèvres, laisser s’envoler les anciennes convictions et

entendrepassivementlamusiquedumonde.

À la tabledupubrègne lacamaraderiepassableà laquellesontvouésceux

qui n’ont pas commemission fervente et impossible de sauver lemondede leurs

propresdémons.Laconversations’abreuvefamilièrementsurletempshistoriqueet

s’enépuise.Restentmuettesceshistoiressacréesquechacunporteensonseinet

que nul autre ne peut comprendre. Qu’importe. Évitons-les, nos histoires qui

aboutissent toutes dans la chute vers la grisante réalité adulte, que tous ceux qui

survivent doivent vivre à leur manière, et contentons-nous de tirer de ce soir le

philtrequel’onpeut.Deuxverres,peut-être,maispassix,cars’enivrer,devinsou

d’idées,onlesaitaprèssesvingtans,estungestequis’envenimerapidement.

Mais buvons un peu, croyons un peu, et disons-en quelquesmots qu’il y a

dans la jeunesseune joie etunepeined’égal volume,maisqu’après tout le secret

d’unebonnebière,c’estlemariagedel’allégresseetdel’amertume.

124

RÉFLEXIF

Prédestination et privilègedu créateurne sont que fables. Pourtant, en raisondes choses vues et dessituations vécues, le voyage, lui, consiste en une formation. Entrepris pour accéder à la positionavantageuse,maissourcededéboiresetdedésillusions,lepéripleserévèlenéanmoinsinitiateur.164

164ColetteLenoir,op.cit.,p.504.

125

Source et évolution: Ceprojet de thèse a des racines qui précèdentmon

inscriptionaubaccalauréat. Jenedispasque je savaisà l’époqueque j’allais faire

unemaîtriseniquelabohèmeenseraitlesujet.Jenesavaismêmepasexplicitement

cequ’était labohème.Toutefois,ellem’habitaitet,commetantd’autresavantmoi,

j’étais épris, sans le savoir, d’une conceptionmythique de l’existence. Le cœur de

l’histoiredeceprojetdethèseestdonclaconfrontationentremytheetréalité.

Depuis l’adolescence, un naturel intérêt artistique en moi se mêlait aux

mythes de l’exceptionnalité. À son apogée, cette penséemythique s’exprimait par

une profonde foi que seul l’artiste respirait authenticité et liberté, tandis que les

cheminements conventionnels menaient à l’aveuglement esclave. Ce n’est

certainement pas une mentalité que j’avais développée seul. Autour de moi, les

jeunesrevendiquantlacontrecultureexprimaientdesperspectivesetdesambitions

semblables. Les arts promettaient une possibilité accrue de se réaliser en tant

qu’individus, d’exprimer qui nous étions vraiment dans un système scolaire et

économiquequisemblaitvouloirforcerlaconformitépartout.Semanifestaitlà,jele

comprendsmaintenant,ledésiressentield’êtrevalorisé.

Plusieurs d’entre nous qui en sommes venus à trop croire en l’art se

sentaient secrètement «loser», incapables de briller comme les autres dans les

sphères sociales ou sportives. Nous croyions donc pouvoir transcender, par la

musique, ledessin, l’écritureou le théâtre,nonseulementnotrepropre insécurité,

maisbienlabanalitéet lemanquedebutquenoussoupçonnionsdansl’existence.

Nous écoutions et nous lisions des artistes de la contreculture, une proportion

étourdissantedesquelssontmortsjeunes,suicidésoupresque.Maisn’était-cepaslà

126

lesmusiciens, lesécrivainset lespeintresdontonsesouvenait?N’était-cepaseux

quelasociététenaitcommeexempledeviesremarquables?

Être remarquables, voilà ce que nous souhaitions aussi. Une très grande

proportiondesgensquej’aiconnusquipensaientainsisesontlancés,dèsl’âgede

dix-sept et dix-huit ans, vers ces vies artistiques de rêve. Enfants de banlieues,

n’ayantquepeuderesponsabilitésetaucunsensprofondànosvies,étantenproieà

l’ennui, nous avons délibérément fui le traditionnel. Ça ne se voyait clairement

qu’aprèscoup,maiscestentativesartistiquessefirentabattreparlaréalitécomme

des recrues tentant de prendre d’assaut une tranchée fortifiée de barbelés et de

mitraillettes.

En parallèle avec ma carrière universitaire que j’entamais par intérêt

littéraire,oui,maisaussiparpressionfamilialedenepasabandonnertotalementles

conventions,j’aitenté,sansgrandsuccès,avecunebanded’amis,deréaliserlerêve.

Les épisodes de Chimères ici contenus rendent un compte comprimé des jours

illuminésparcesambitions-là.Nousavonscherchésincèrement l’aventureet l’art.

C’étaitbeauetdouloureux.Cesjoursbrillaientd’uneforcequelaconvictionnepeut

atteindre que dans l’éphémère croisement à l’aube de la volonté adulte et au

crépuscule de la naïveté enfantine. Nous nous mettions en scène avec ferveur,

commedesmessies,voulantmontrerauxautresetànous-mêmesquecettevie-là

était réellement possible. Nous y croyions vraiment, bien trop pour ne pas être

blessésparl’effondrementinévitabledecetteposture.

Dans un premier temps, une telle direction conférait les avantages rêvés.

Ceuxquiplongeaientprofondémentdanslabohème,c’est-à-direceuxquimisaient

127

sérieusement sur lesprécaires sentiersde l’existenceartistique,attiraientd’abord

l’admirationdes autres jeunes.Plusieursdenospairs, pour avoir été exposés aux

mêmesdiscoursmédiatiques,portaientunsemblantdecetteambition.Deplus,peu

d’entreeuxpouvaientrevendiquerune telleassuranceenunavenirglorieux,qu’il

soitartistiqueounon.Eneffet,lesbohèmesetlaviedebohème,enleurspremiers

temps, abondent d’un enchantement et de promesses qui, hélas, ne peuvent pas

tenirlaroute.Aufildutemps,oùd’autrespouvaientmontrerlesfruitséconomiques

de leur labeur, les artistes que j’ai connus, quoique labourant avec acharnement,

n’avaientquedemaigresrésultatsquitenaientencoreplutôtdelapromessequede

l’accomplissement. Le personnage de Damian dans Chimères, inspiré d’une vraie

connaissance, incarne par ses discours cet aspect initialement enchanteur, mais

finalement décevant de la bohème. S’il sait charmer du premier regard, il ne sait

soutenirl’illusiondurablement.Ainsienest-ildelaviedebohème.

«Quand vient le moment où ne peuvent plus être occultées les aspects

qualitativement dégradés de l’existence artiste, le mythe apparaît dans son

absurdité et perd sa capacité d’être vécu165.» Parmi les groupes musicaux et les

cercles artistiques que j’ai connus, l’apocalypse prenait toujours la forme de

disputesbrutalesengendréespar lestressquecausait lemanquederessourceset

l’évanouissementrapidedes idéaux faceà la réalité.Encertainscas,dont lemien,

des crises de santé mentale et des éruptions de violence accompagnaient

l’effondrement. C’était souvent spectaculaire, ces pertes de foi, ces ruptures de

groupes.Celacausaitdeprofondeslésions,cespremiersgrandsreversdanslaviede

165Ibid.,p.504.

128

mespairs.Peudesouvenirssontsiamersqueceuxd’unespoirécrasé.Danslecas

desartistesamateurset jeunesquel’ondésignebohèmes, l’espoirétait fatalement

grand, etquiplus est, chez eux le labeurne constituaitpasun simple gagne-pain,

maisbienuneexpressiondeleurâme.Cefutalorsdouloureux,chezmesconfrères

comme chez moi, d’essuyer de si écrasantes défaites. Ayant souhaité

l’exceptionnalité,nousenavionseuunavant-goût,avantdenous lavoirarrachée.

Or, ce n’était là que les mécanismes normaux du mythe de la bohème qui

s’opéraient,maisjenesavaisriendecelaencore.

Lapremière foisque j’ai rencontré l’idéede laviedebohème,c’étaitpar le

roman deMurger. Je l’avais ramassé, par vague intérêt, dans une vente de livres

usagés,aprèsavoirdéjàvéculesépisodesrendusdansChimères.Àpeuprèsaucun

demescamaradesn’avait luce livre. Ilnem’apasétérecommandé.Uséet tombé

hors des lectures communes dans la modernité, il s’annonçait d’avance comme

désuet. Toutefois, cette lecture m’a allumé. La préface surtout était tout à fait

fulgurante. J’y avais lu, crédule, une validationde la vie précaire et artistiqueque

nousavionsmenée,etquejesouhaitaistoujoursmener.Celaavaitunnom:laviede

bohème. Les premières Scènesmontraient de braves jeunes gens, lettrés, doués,

intelligents,quitransmutaientl’ordinaireenfantaisieparlefeudeleurtalentetde

leurpassion.Lapréfacelaissaitentendrequelabohèmeassuraitquecertainsêtres

doués, les vrais, ceux qui persistaient réussissaient en atteignant la gloire comme

Murgerlui-même.C’étaitconvaincant:pasdifficiledeconcevoirquel’exceptionnel

succèsn’étaitatteintqueparlespersévérants.

129

Or, je ne saisissais pas du tout que, même pour Murger, la bohème s’est

avéréeunphiltrefinalementamer,unegaieillusiondifficilementétiréepar-dessus

lamisèredont il s’estpéniblementextirpé. Jenepouvaispascomprendrecela; je

n’en étais pas encore là dansmonpropre développement. Preuve demonpropre

entêtement dans la quête de l’enchantement: ma lecture des Scènes de la vie de

bohème en est restée longtemps à une relecture répétée de la préface et des

premièresquelquesnouvelles, soit les plus joyeuses, les plus illusoires et les plus

mythologiséesqui ressemblaient leplusàmesaspirations.Si jem’aventuraisplus

loin,verscesscènesquidégoulinaientdemisère,jesentaisquel’espritdelachose

étaitperdu.Trahi,jefermaislelivre.Jenecomprenaispasencorelecôtémiséreux

etimpossibledelabohèmenicecôtédéfectueuxdemapropremanièredepenser.

J’avais cru, dans les moments les plus prometteurs de ma «carrière» de

bohème, que le jour approchait où je lâcherais l’université pour la fulgurante

montée qui nous attendait, mes amis et moi, «les vrais». Mais là où les projets

artistiques et musicaux de mes cercles sociaux échouèrent dans un épuisement

catastrophique, l’institution tenait bon avec ses cheminements efficaces si pas

fantasmagoriques. Lebaccalauréat a survécuauxprojets artistiquesparascolaires.

Cependant,jenelâchaispastoutd’uncoupcetespoirgraduellementaccumulé.Or,

j’ai ensuite cru que je pourrais utiliser l’université pour reprendre le chemin

bohémien.

Ayant mon bac en poche, mais aucune promesse évidente de fulgurante

ascensionartistiqueoutre,peut-être, l’écrituredemesrécitspassés, j’aientamé la

maîtriseparintérêtcontinu,oui,maisaussiparrefusdelaréalitébanaledumarché

130

de l’emploi. J’existais dans l’illusion, de plus en plus désespérée, que malgré les

reversdéjàessuyésjeréussiraiseffectivementàfairedemavieuneviedebohème,

cequejem’imaginaisêtreunevied’aventure,d’insouciance,desuccèsetdegloire

aprèstout.Suiteàquelquesrecherchesfugacesetprovisoires,jepriscommebouée

desauvetagelesphrasessuivantesdeGlinoer:

Labohèmeestuneconstructionjamaisterminéeparcequepoursuivieaujourd’huiencoreàcoupsdelivres[…].Labohèmeestparexcellenceunobjetconstruitparsonhistoriographie[…].[S]onindécisionsémantiqueet[son] indéterminationsocialeontpuêtresesmeilleursoutils de survie, le terme se maintenant d’autant mieux qu’il ne colle pas à une réalitéunique166.

Avec euphorie, j’interprétais d’abord ces phrases comme un laissez-passer pour

faireplusoumoinscequejevoulais,soitincarnerlabohème,cettevieaventureuse,

àmamanière et ensuite l’écrire. À cette fin je planifiais, au termedes séminaires

obligatoires de la maîtrise, un voyage en Europe, d’Istanbul à Londres, cela sans

planificationtrèsfixe,avecl’idéevaguedemefairesurviregrâceàmesépargneset

une petite guitare, comme je l’avais fait témérairement sur les routes du Canada,

mais tout seul cette fois.J’envisageais que la difficulté ferait rejaillir de moi la

débrouillardisedeshérosbohèmes.J’incarneraisainsilajeunesse,lafoiartistiqueet

la libertédans ledécorapproprié.Decevoyage initiatique, je finiraissoitmortou

triomphant. La réussiteme conférerait lamatière d’une aventure digned’un livre

qui témoigneraitdumêmecoupde l’exceptionnalitéque jedésirais si ardemment

incarner.Enplus,ilyauraitunemaîtriseàcueillir.

Pauvresillusions,cruellementetnécessairementdéchues.

166AnthonyGlinoer,op.cit.,p.16-17.

131

Cen’étaitpasquelapandémiequi,enasphyxiantlemondeenentier,étouffa

aussimesidéesdevoyagesbohémienseuropéensquineméritaientpaslenomde

«plans». C’est aussi qu’en m’informant davantage sur mon sujet, au-delà de la

préfacedeMurgeretdel’introductiondeGlinoer,jefusconfrontéàdesanalysesqui

dépouillaient avec consistance le vernis fabuleux de la bohème et qui dénudaient

aussimesproprespenséesillusoires.Jecitequelquesexemples:Norrellconclutque

«leBohémiensymbolisedudébutjusqu’àlafinledésirdefuirlaréalité167».Lenoir

écritquederrièrelesoucibohémien«d’affirmersadistinctionetsaprééminence»

il y a «un désir de dissimuler son désarroi». «Ces jeunes gens font preuve d’un

dynamismed’agressionquitrouvesonoriginedansdessourcescontradictoires,une

volonté de puissance et un sentiment de faiblesse, de vulnérabilité168.» Heinich,

quantàelle,décritainsil’étatpsychologiquedubohème:

Indétermination:c’estlemaîtremotdelajeunesseromantiquetellequel’analyseBourdieu,celle qui fait de la marginalité une valeur, du refus de l’intégration un destin et de «lasociété»unrepoussoir.Nepas«sedéterminer»pourunétat,refuserde«réussir»danslavoie tracée par la famille, c’est faire du désœuvrement une vertu et du ratage une formed’héroïsme[…].Aussil’investissementsurl’art,lalittérature,laviedebohèmeconstitue-t-ilune parfaite stratégie d’indétermination: une marginalisation, au moins temporaire,permettantdedifférerl’endossementd’unhéritageenlequelonnesereconnaîtpas169.

Faceàde tellesanalyses,mesmotivations,que j’avaiscruesnobles,humanisteset

chevaleresques,prenaientunealluredenaïveté,voiredecouardise.Jenesouhaitais

pas reconnaître dansmes ambitions exceptionnelles une secrète peur de céder le

potentiel, infini, mais illusoire, de «l’indétermination». Je refusais d’y voir mon

incapacité d’assumer un héritage. Dans les premières versions de mon projet, je

167ElisabethNorrell,op.cit.,p.200.168ColetteLenoir,op.cit.,p.23.169NathalieHeinich,op.cit.,p.142-143.

132

m’insurgeais d’abord avec frustration contre ces conclusions, dénonçant ces

chercheurs comme vieux et dépassés, mais cela était enfantin et vain. Plus j’en

apprenais,plusjedevaismerendreàl’évidencequ’ilsavaientraison.Mondésirde

bohème était une réaction face au désarroi que constitue la perte de l’Éden de

l’enfance,l’inéluctableréalitédelafinitudedelaviehumaine,véritécontrelaquelle

même l’artest impuissant. Jeconnaissaisalorsundeuil. Jenepouvaispasvivre la

viedebohème.Labohèmen’estpasunevie,c’estuneillusion.

L’initiation

L’histoire de ce projet demaîtrise est donc aussi l’histoire d’une initiation,

c’estàdired’unritedepassage.Oùjecroyaisavoirsaisilecheminàsuivreversun

destinfabuleux, teldansunlivreoudansunfilm, j’aiplutôttrouvé la justedéfaite

des chimères qui depuis trop longtemps me possédaient. Lors du processus, qui

devaitêtrebanal,delarecherchethéorique,jemeheurtaisconstammentàdesidées

difficilement contestables qui m’atteignaient personnellement. Il me semble

aujourd’hui étrange et comique que Colette Lenoir eût déjà écrit, un an avantma

naissance, la conclusiondecette courseartistiquedans laquelle jem’étaisengagé,

m’imaginantàtortqueceparcoursétaitbienunique.

Labohèmeestunvoyage, au sens formateurdu terme, c’est-à-direune rencontreavec lesautreset avec soi, pour s’initier et se former.Aprèsune lentemétamorphose, au coursdelaquelleilrenonceàladifférenceauprofitdelaressemblance,l’artisteabordeletempsdelasynthèseentresesbesoinsprofondsdesupérioritéetlanécessitéd’assumeruneintégrationraisonnabledanslasociétématérialiste.Ilafallu,pourcela,cesserdecroireàlachimériquepuissanceducréateuretsacrifiersonsupport,l’orgueil170.

170ColetteLenoir,op.cit.,p.502.

133

Eneffet,maperceptionfutainsitransformée.Ayantcrutrouverenlabohèmeune

sortedecalquetrèsflexibledanslequelseulslesaudacieuxsavaientsedémarquer,

j’y ai plutôt trouvé, à mon désarroi, un processus sociologique aux conditions

prévisiblesetà la conclusionprédéterminée.Lapuissanceducréateurn’étaitpas,

comme le croyaient les romantiques, semi-divine, pas plus que lamédecine ou la

cuisson. Dans la mesure où l’initiation constitue «un passage et un changement

profondchezl’individu171»,jecroispouvoiraffirmer,avecmapropreexpérience,en

échoavecleschercheurs,que«labohèmes’apparenteàunriteinitiatique172».

En tandem avec ce changement personnel, ce projet d’écriture a aussi

significativementévolué.Lathèseestpasséepartroisphasesprincipales :d’abord

c’était le désir de publiciser la bohème et de ressusciter son esprit pour tous,

deuxièmementcefutl’idée,plusmodérée,quelemythebohémienpouvaitservirdu

moins au niveau personnel, et troisièmement c’est devenu le désir d’illustrer ces

mécanismes sous-jacents du mythe bohémien afin de limiter sa portée

enchanteresse.Voiciuneélaborationdecestroisphases.

J’avais d’abord cru, dans les plus chimériques de mes ambitions initiales,

«actualiser lemythede labohème»dans lesensd’illustrer laculturenomade,de

ranimer la pensée bohémienne et d’y appeler les téméraires, un peu comme Jack

Kérouac l’avait fait avec On the Road dans les années 1950 pour les jeunes

Américainsdesannées1960.Jen’avaispasàinventer;cettecontrecultureexistait

et je la connaissais déjà. Les fragments romanesques de Chimères décrivant les

171MaximePrévost,op.cit.,p.31.172ColetteLenoir,op.cit.,p.6.

134

nomades au Canada en servent d’exemple. Je croyais, à l’époque où je vivais cela,

quebiendesjeunespourraientbénéficierdel’appellibérateurdelarouteetquele

monde bénéficierait de plus de jeunes libérés. Cette inspiration initiale porta son

écho sur quelques années jusqu’à la première conception de cette thèse, où je

cherchais d’abord à mettre en scène et faire les louanges de cette vie d’artiste,

commel’avaitfaitHenryMurger.

Suite aux premiers revers qu’infligeait la recherche àmes préconceptions,

soit larépétitiondetoutespartsque labohèmen’étaitplusrien, j’aiensuitevoulu

fairel’argumentquelabohèmeconstituaitunmytheparfaitementvalable,dumoins

à un niveau personnel. Dès lors, je conceptualisais la bohème telle une voie

initiatiquequimènerait l’individuhorsdesnormesà lapoursuited’un idéal.Cette

idéereposaitsurdeuxbases:premièrement,que«lemythe[…]c’estunaspectdela

conditionhumainecondenséenunehistoireouenunêtre,permettantàceluiquis’y

contemple de résoudre ses propres conflits 173 » et, deuxièmement, que «la

littérature est devenue le lieu de l’initiation174». Donc, le mythe permettrait un

travail individuel existentiel et l’initiation se trouve reléguée aux arts. Je pensais

donc que la bohème faisait un excellent pont, étant semi-réelle, entre mythe et

initiation.Cetteinitiationneseliraitpasseulement,maissevivraitaussi.Labohème

seraitdoncapteàremplirunefonctionduritueldepassagequis’absentedumonde

moderneoccidental.Lanaturehautementpersonnalisableetflexibledel’imaginaire

bohémienpermettraitaussià l’initiéd’adapter lemodèleàsongoût,un fortatout

173ColetteLenoir,op.cit.,p.5.174MaximePrévost,op.cit.,p.31.

135

dans notre société individualiste. Si je crois que cette idée demeure saine en son

raisonnement,jenecroisplusqu’ellesoitpertinenteensavisée.Oùcelamenait,je

nelesavaispaslorsqu’éprisdecetteconceptionparticulière.J’imaginaisencoreque,

pour les initiés, la vie de bohème mènerait vers une victoire quelconque. Je

l’espérais. Or, je ne comprenais pas encore que la bohème n’était qu’initiation, et

qu’êtreinitiésignifie«mourirpourrenaitre175».

Aufinal,ilm’estdevenutristementetirréfutablementclairquelabohèmeest

irréalisable.Murgerladéfinitcommeunpassageversunobjectif:«ilyadumoins

un chemin menant à un but que les bohémiens peuvent toucher du regard en

attendantqu’ilsletouchentdudoigt176»,maisj’affirmemaintenant,commeMurger

auraitdûlefaireavant,quecelaestfaux.Labohèmen’estpasunchemin;ellen’est

qu’une phase. Elle constitue essentiellement un entracte prolongé entre l’âge de

l’innocenceetdel’âgedelaresponsabilité.Ellefoisonnedansl’absencederitesde

passage qui devraient normalement assurer cette fonction. Elle se donne

l’impossiblebutd’éviter l’inévitable.Comme l’écritHeinich,«laviedebohème fut

en partie une réalité et en partie une représentation idéalisée177». La partie

idéalisée est intégrale à la bohème, mais l’idéal est condamné à céder devant la

réalité. Lesdeux ingrédients de cette recettenepeuventdoncpas tenir ensemble

longtemps.«Lerêveurrencontre inéluctablement laréalitéetsesrêvessebrisent

devant les contradictions178.» Un regard approfondi vers les supposés «vrais»,

175Ibid.,p.11.176HenryMurger,op.cit.,p.13.177NathalieHeinich,op.cit.,p.38.178ColetteLenoir,op.cit.,p.33.

136

comme Murger et ses personnages, révèle que même la victoire de la réussite

artistique(parexemple lapublication)n’aboutitpasàunsentimentderéalisation

de la bohème. C’est la mélancolie qui règne après tout chez les personnages de

Murger,car,malgréleurtenaceingéniosité,ilsdoiventforcémentfaireledeuildela

vietellequ’ilslacroyaientêtre.Ainsi,chezleshérosdesScènes,commechezMurger

lui-même,lesuccèsartistiquesesoldantparlafindelaphaseamatriceetl’atteinte

desprivilègesdel’artistereconnu,sedéroulenondanslajoie,maisbiensousleglas

quisonnelamortdesillusionsdelajeunesse:«noussommesfinis,monvieux,nous

sommesmortsetenterrés.La jeunessen’aqu’untemps179!»Lesuccèsatteintpar

Murger et ses personnages, même s’il relève des domaines artistiques, demande

d’euxlamêmecontritionquerequierttoutmétier.Lemythemisantsurlapuissance

exceptionnelledelavocationcréatrice,sibrillantevuedeloin,serévèlefaux.

Labohèmeperdsonattraitlorsqu’ondoitl’assumervaillequevaille.Ellen’ad’auréolequ’àdistance […]. Si l’état bohème n’est que transitoire […] c’est surtout parce que l’urgenceapparaît […] d’une nécessaire transformation […]. Le mythe révèle ses limites. Il fautabandonnerlemasqueauprofitdunaturel,lepersonnageauprofitdelapersonne180.Jenereniepaslapremièreconceptiondeceprojet,soitquelabohèmeexiste

encoredanslemondemoderneetqu’ellepourraitconnaîtreunregaindepopularité

sousdifférentsmasquesniladeuxièmeconception,soitquelemythebohèmepeut

servird’initiationàl’individu.Eneffet,labohèmeexisteetsapoursuiteaboutitdans

un désillusionnement initiatique. Toutefois,ma troisième et finale conception fait

volte-faceendéclarantquenil’unenil’autredecesdeuxidéesprécédentesnesont

particulièrement désirable. Je n’ai plus envie de lancer l’appel à la vie de bohème

179HenryMurger,op.cit.,p.397.180ColetteLenoir,op.cit.,p.33.

137

auxjeunesd’aujourd’hui.Laviedebohème,mêmesielleasesjoiesetmêmesielle

insufflel’espoirenl’art,m’apparaîtdorénavantcommeessentiellementillusoire.Je

n’aiplus l’enviedevantercettevoiemythiquedans laquelle jemesuis longtemps

débattu. Si, par ce processus de recherche et d’évolution personnelle, je n’ai pas

perduledésird’étalercettehistoire,j’yaigagnéledésirdelamettreenuncontexte

plusadulteetréaliste.Jem’étaislongtempsentêtéàtenirunepositionidéalisée,la

justifiantparquelquevagueexceptionnalitéquimel’auraitpermis.Or,aprèsavoir

véculemécanismebohémienqu’estlapertedesillusions,c’estlaseulepositionque

jepuissetenir.Ici,encore,latrèsperspicaceLenoirm’avaitdevancé:

Audénouement,d’uneintriguejalonnéed’épreuves,dedéconvenues,dechagrinsetdejoies,l’acteur prononce un discours qui contredit ses intentions premières. […] Au terme duscénario,lehérosreniesachimèreenmêmetempsqu’ilrenonceàlapromessed’undestinfabuleux181.

Celui que j’étais au début de cette thèseme trouverait «vieux», en lisant ce que

j’écrislà.J’étaisrentrédansleprojetaveclacertitudedeteniràmesconvictionset

d’y trouver quelque fabuleux profit, mais me voici en train de les contredire.

Toutefois,jenepuism’enplaindre.Unamim’avaitunefoisposélaquestion:«Situ

avaisà choisirentre la foiet la raison, laquelle choisirais-tu?» Ilm’avaitoffertdu

mêmecoupsaréponse:«Ilfautplacersafoienlaraison».Toutcommeilyapeuà

contrediredansunetellephilosophie,j’aitrouvébienpeud’éléments,outreunefoi

déraisonnable,àopposerauxconclusionsdesbohémologues.Malgrémonsentiment

de révolte contre-culturel, allumé en l’adolescence par un culte entre autres des

années1960,etquej’aigardéenébullitionpendantunedécennie,c’estfinalement

l’université et son enseignement inébranlable de la raison qui l’emporte. Je cède181Ibid.,p.502.

138

monorgueil. Jereconnaismestorts.J’acceptelesconclusionssupérieures,quisont

fruitdelaraison,et,meschimères,jeleslaissesurlapage.

Commentairessurlacréation

Depuislongtemps,j’avaiscommeprojetd’écriremesexpériencesdejeunesse

artistique, nomade et bohémienne. Je voulais peindre le portrait de cette

contreculturedanslaquelle j’avaisévoluéetainsiérigerunmonumentà laculture

de la route du Canada. J’avais à convaincre le monde de l’importance de nos

expériences,cellesquinousavaientsemblésigrandioses.Mespremiersessaisdans

cettedirectionsetraçaientàlapremièrepersonneetenanglais.Jeprenaiscomme

modèleJackKerouac,quim’avaitinspiréauvoyageetsonécritureavecsonroman

On theRoad (1957). Au fil des ans,même si j’en arrivais toujours à une écriture

objectivementmeilleure, jene réussissais toujourspas àdonner à celaune forme

assez palpable pour la publication. Malgré plusieurs belles scènes, ce n’était pas

encoreclairàquoitoutcelaaboutissait.Jetentaisd’insérerlerécitdansunefinque

jesouhaitaisvaguementtranscendantale.Unsentimentdefaussetéimprégnaitcette

version; un sentiment d’importance forcée donnait au manuscrit une certaine

lourdeur. C’était une tentativede soutenir et dedéfendre les illusionsqui avaient

encoreàs’écroulertotalementenmoi.

Letempséloignaitcesannéesbohèmesetbeatniksdemoi,leurdonnantun

rôle demoins enmoins prépondérant dans l’ensemble dema vie. Cela coïncidait

aveclafindemonbacetledébutdelamaîtrise.Dansmesrecherchesdecorpus,je

trouvais chez les auteurs bohémiens une différente manière d’aborder le même

139

sujetdelajeunesseartisteetrebelle.Àl’imaged’ÉmileGoudeau,parexemple,dont

lelivreDixansdebohèmefuttraitédanslathéorie,cesauteursécrivaientausujetde

leursjeunesexpériencesavecplusdedistance,plusd’ironieetplusdelégèreté,se

moquant de leur ancienne naïveté. Un tel style m’apparaissait soulageant après

plusieursannéesdecontemplationdutonsérieuxdesbeatniks.Dansl’idéed’aligner

mon style d’écriture sur celui des auteurs bohémiens, je pris la résolution

d’embrouiller par fiction et distance narrative ces souvenirs qui informaient ma

compréhensionde labohème.Formellement, jerésolusdecondenser leséléments

importantsetd’écrireuneautrehistoirebaséesurcesexpériences,maisenfrançais

etàlatroisièmepersonne,m’inspirantplutôtd’unstyleironiqueàlaGoudeauque

d’un style Kerouac autofictionnel. Jemisais sur l’idée que celame permettrait de

présenterdes tranchesde jeunessed’uneperspectiveassagie, etd’ainsi créerune

juxtapositionentrel’enchantementetledésenchantement.

Unparagraphesurlestyled’écriture:j’aifaitlechoixstylistiqued’incorporer

plusieursanglicismesettermesdelangagefamilier,mêmeauniveaudelanarration,

afinderester fidèleaumondebohémiencontemporaindécritdansChimères.Lors

demalecturedeOntheRoad,j’avaistrouvéquelaproseanglaisedeKerouaccaptait

admirablementunje-ne-sais-quoidel’américanité;c’estquesaproses’inspiraitdu

jazz prévalent à l’époque. Or, lorsque j’ai lu ce même livre dans les traductions

françaises,avecleurs«bagnoles»oùles«mecs»«appuyaientsurlechampignon»

jetrouvaisavecdégoutquel’espritaméricaincaptéparKerouacétaitcomplètement

perdu. S’il est vrai que ce document constitue une thèse universitaire dont le

langagesedoitd’êtresoignéets’ilestvraique le françaisde l’Académieasubien

140

serviràparlerdelabohèmeparisienned’ilyaunsiècle,c’estaussivraiquel’auteur

aundevoirdecapturerl’espritdesonsujetetquelefrançaisdel’académienesied

pas à peindre des nomades québécois dans l’ouest canadien. C’est peut-être, au

niveaudelatypographie,unminceeffortd’écrire«lesgarsdanslavoiture»aulieu

de«lesboysdans le char».Or, l’écartde la connotationculturelleentre cesdeux

énoncés, ces deux manières de dire la même chose, m’apparaît comme

irréconciliablement vaste. Me pardonneront alors, j’espère, les plus augustes

lecteursdecettethèsepourcesincursionsdulangagefamilier;c’estcequ’ilfallait

afin de tisser l’esthétique fidèle à cette histoire de bohème canadienne

contemporaine.Sijeréécrivaisetdéveloppaisplusavantcesfragmentsenvued’une

éventuelle publication, j’accentuerais cette écriture de la familiarité, dégagé du

double surmoi que constituaient mon directeur et l’institution universitaire en

général.

JesuispassablementsatisfaitdespassagesdeChimèresicicréés.Jecroisque

cette écriture illustre adéquatement des éléments de la théorie bohémienne, soit

l’enchantement et le désenchantement, la jeunesse qui passe, l’effet bien réel de

l’économiesurl’art, lamarginalitédesparticipantsetledésillusionnementfinal.Je

tiens à souligner que même si j’ai illustré certaines notions théoriques dans la

création, je n’ai pas eu à forcer ou inventer cela. En effet, mes recherches

concordaient avec mes expériences, et ces histoires s’avéraient naturellement

harmonieuses avec les principes bohèmes. Comme je disais, j’en suis satisfait.

Toutefois,jesaisquejen’aipaspleinementaccompliicilavisiondecequepourrait

êtreunefictionbohémienneduXXIesiècle.

141

Lesraisonsdecetéchecsontdoubles.Premièrement,ilyal’espacelimitéde

la thèse qui empêche un déploiement du volume nécessaire pour illustrer

pleinement«l’élan,ledoute,ladéfaiteetl’abandon182»quiconstituentletrajetde

l’individu dans la bohème. En me relisant, je trouve l’histoire écrite ici trop

squelettique, tirant trop sur le descriptif et plongeant trop peu souvent le lecteur

dansl’action.C’estquejemesentaisobligédecréer,enbienpeudepages,untexte

ayantcommebutpremierdedémontrerlavéracitédelathéorie.C’estaprèstoutici

une thèse et non un roman. Deuxièmement, si mes premiers essais de bachelier

pourrendrecettehistoireenanglaisétaientencoretropnaïfs,jecrainsquecejetde

proseenfrançaissoitunpeutropcynique.Dansl’écrituredecettecréation, j’étais

encorefraichementdansladésillusion,etj’aitenté,afindemieuxservirlesbutsde

cette thèse,d’illustrersurtout lesmécanismescausant l’apparitionet ladéchéance

de la bohème plutôt que de peindre vivement l’intense enchantement d’une

jeunesseconvaincue.Sivouspermettezl’analogiequ’unbonlivreseraitconstituéde

perlesdontonferaituncollier,mespremiersessaisréuniraientdevivesscènes,soit

des perles reluisantes,mais sans fil les alignant clairement l’une à l’autre. C’était

que,commeje l’aidéjàécrit, jenesavaispasoùtoutcelaaboutissaitencore.Pour

poursuivre l’analogie, la partie création de cette thèse s’apparente plutôt à un fil

solide,maisavecpeudeperles.Ilyadel’ordredanscesidées,maispasassezdecet

entrain qui fait un bon roman. De plus, j’ai peur qu’il n’y manque un peu de

l’enchantementbohémienqui,quoiqu’àmoitiérêvé,étaitaussiàmoitiévrai.

182Ibid.,p.494.

142

Or, je crois qu’une fiction bohémienne du XXIe siècle devrait avoir un

équilibre plus juste de mythe et de réalité. Idéalement, elle réussirait à faire

résonner chez les plus jeunes et les moins jeunes différentes cordes de vérité.

Autrementdit,unparfaitromanbohémien,selonmoi,réussiraitàillustreràlafois

la jeune beauté de la fabulation de ses personnages, mais le ton éloigné de la

narrationdevraitpouvoir laisserdevinerau lecteurplus averti lanaturenaïvede

cesfabulations.Untelromandevraittenir, toutaulong,à lafois l’ébriétédel’élan

initialainsiqueleregardsobrerésultantdudésillusionnementfinal.C’estdecette

idéeque j’ai iciencadréChimères, soitenmentionnantaupremierchapitreque le

débutdel’étéentrainetoutdesuiteundéclinetenécrivantaudernierlemélange

del’allégresseetdel’amertume.

Je crois qu’un tel équilibre constituerait le meilleur apport d’une nouvelle

fiction bohémienne, puisqu’elle ferait ainsi la synthèse des leçons que les

universitairesont su tirerdupassé au seind’histoiresmodernes. J’avouequ’ilme

sembletroublantquej’aiepulirel’enchantementdeMurgersanspouvoirabsorber

l’avertissement de sondésenchantement.Maproprenaïveté est à blâmer,mais je

crois que l’artiste porte aussi une part de responsabilité. Pourquoi, après le

désenchantement, Murger a-t-il rédigé une préface qui réinsufflait la vie dans

l’illusoire?Sonœuvrecontienteneffetl’enchantementetledésenchantement,mais

les juxtapose demanière incohérente. La difficulté est que l’on trouve facilement

dans la culture artistique des appels à une vie idéalisée à la bohème, mais, en

revanche,ilafalluquejecreuseloindanslesrecherchespourtrouverlasuiteàces

appelsillusoires.Deplus,cettesuitequ’estledésenchantement,biencibléeparles

143

bohémologues,aététracéeseulementparcequ’ilsontpuétudierdemultiplesvies

déchues, c’est-à-dire que bien des jeunes ont dû tomber dans les embuches de la

bohème avant qu’on en tire des conclusions claires. Or, leurs conclusions restent

obscureset consultéespar trèspeudegens.L’onmerépondraque labohèmeest

passéeetqueçan’aplusd’importance.Maisdans lamesureoù«labohèmeest la

quête d’une identité que l’individu croit trouver en se séparant183» et dans la

mesureoù«labohème[…]necessedeposerleproblèmedelaconditionoctroyéeà

l’artiste dans la contemporanéité184 », il me semble que la question demeure

d’actualité.N’ya-t-ilpasquelqueéchodel’illusoirebohémiendanslamusiquehip-

hopquiglorifielesacrificedetoutpourunegloireeffrénée,parexemple,ouencore

dans la popularité instantanée promise par les médias sociaux qui vantent les

accomplissements superficiels sans jamais mentionner les retombées de ses

vedettescouronnéesunsoiretoubliéeslelendemain?JeconvoqueànouveauJack

Kerouacqui,quoiquepasétudiéenprofondeurdanscespages, futnéanmoinsune

influenceimportantedansmonparcoursverslabohème.DansOntheRoad(1957),

Kerouac vante la jeunesse vagabonde et fait l’éloge de ses délices; dans Big Sur

(1962), il dénonce avec véhémence l’attitude beatnik qu’il a popularisée, qui le

hantedorénavant,etquimenaàsamortprécoceparalcoolisme.J’avaismodeléune

partiedemavie,représentéedansChimères,surOntheRoad.Or,cen’estqueplus

tardque,avecKerouaccommeavecMurger,j’apprisdeleurstristesfins.

183Ibid.,p.13.184Ibid.,p.502.

144

Je dis donc que dans tout mon parcours bohémien j’ai trouvé plusieurs

artistesfaisantappelaumythesansenconnaître lesconséquencesoubienqui,en

ayant vécu plus tard les conséquences, le reniait demoitié dans d’autresœuvres

obscures. Dansma recherche bohémienne, j’ai trouvé des chercheurs qui avaient

précisément disséqué le mythe et ses retombées, mais d’un ton élevé, dans des

travauxréservésàd’autreschercheurs,portanttrèspeudechancesd’êtrelusparla

jeunesselaplussusceptibled’êtreengouffréeparlemythe.Jemetrouvedoncàun

point d’équilibre, ayant vécu à la fois dansdes tentes aubordde la folie et ayant

passé de banales heures de confinement pandémique à consulter les microfiches

d’une thèse doctorale inédite. D’une main, des artistes jeunes et adulés par la

multitude, de l’autre de sages chercheurs détenant des réponses qu’ils croient

limitées au passé. J’espère que le lecteur, m’ayant suivi jusqu’ici dans le

développement de cette thèse, comprendra alors cet équilibre que j’ai cherché à

atteindredansChimèresetquejecontinuededécrireici.

Jesenspoindreenmoiledevoird’étalercequemonparcoursm’aappris.Je

souhaitepouvoirproduireuneœuvrequi, sansperdre l’espoirde l’enchantement,

sauraitymarierlasagessedelamaturité.J’aichoisilacréationlittéraire,carjecrois

que par la littérature, la raison et l’émotion trouvent chacune leur voix. Sans la

recherche,j’auraisétéapteàcréerunefictionencoreobnubiléeparlemythe,quine

rejoindraitpas la réalitédesbohémologues,maissans lacréation, j’auraiscrééun

travailtropthéoriquequirisqueraitdenerejoindreaucunbohémiencontemporain.

La bohème est initiatique. La réussite de l’initiation constitue une mort et une

renaissance.Enlabohème,lamortestcelledesillusionsenivrantesdelajeunesseet

145

lanaissanceestcellede l’individuresponsableetassagi.Labohèmeestdonc,plus

quetout,unetransition.C’estlà,trèsprécisément,cequiconstitueladurablecharge

émotivedel’idéedebohème:lemomentdupassagedel’illusionetdelajeunesse.

Toutvraitravailbohémiensedoitdechevauchercettefrontièreetdetoucheraux

deuxaspects.Cequeressententlesamateursdemusiquelorsqu’ilssebercentà«La

bohème»deCharlesAznavour,mêmes’ilsn’ontjamaisétépeintresàMontmartre,

c’estlechantnostalgiquedupassagedeleursjeunesillusionsparticulières.

J’oseavouer,donc,quej’ai l’intention,au-delàdecettethèse,deproduirele

romanéquilibréquej’envisageetdontjetraceicilescontours.J’oseespérerqu’un

teltravailsauraêtreagréableetutile,sachantàlafoisinspireretprémunirlesplus

jeunes se lançantdans leurpropreparcours initiatique, et à la fois nostalgique et

illuminantpourlesplusâgésqui,ayantvéculeurspropresaventuresetdéceptions,

pourraient y trouver des réponses et des consolations qu’ils n’auraient pas

autrement trouvées.Car si la jeunessebohèmedoit inévitablementpasser, iln’est

pas aussi évident que l’on parvienne seul à déchiffrer la charge émotive de ses

souvenirs.Jepense,enécrivantcela,àcertainesconnaissancesquiportenttoujours

ces poussiéreuses pensées en leur maturité, et qui ressentent l’inconfort d’un

processus intellectuel et émotionnel inachevé. Ces angoisses s’expriment par un

désarroi d’avoir survécu à la vingt-septième année de leur existence et de ne pas

avoirproduitquelquegrandeœuvre.Cesfantômesentrainentchezmescamarades

uneréticenceàs’adapteràuneexistenceplustranquilleetbourgeoiseàlaquelleils

sontautrementfavorablementdisposés.C’estquelquechosequejeportaisaussien

moi,quejesaisdorénavantreconnaîtreetquejesouhaiteadresser.

146

Ainsi,malgrémapuérileréticenceanti-institutionnelleinitiale,jemedoisde

remercier l’université. Le travail qu’elle m’a demandé d’effectuer m’a ouvert les

yeux.Lasoliditédesonsystèmed’apprentissageetlesannéesd’éducationcontinue

etgraduelle, au lieudeme transformerenesclavecomme, j’aihontede ledire, je

l’auraisjadispensé,m’ontpermisdemelibérermoi-mêmedemesillusions.Àcette

fin je tiensaussiàremerciermesprofesseurs,surtoutmondirecteurdethèse,qui

m’ontmontréparleurmanièred’être,fruitdelonguesannéesdediscipline,quela

vienedevientpascequel’onsouhaitesimplementparcequ’onlasouhaiteainsi.

Quelquesdébouchésdecettethèse

Voici une dernière et brève pensée. Même si le lecteur de cette thèse ne

pense plus jamais aux mythes de la condition artistique, j’espère qu’il saura du

moinsenressortiravecquelquesconstatationsplusgénérales.Pensonsparexemple

que:

L’imaginationn’installetyranniquementsasuprématiequedanslesépoquesdésenchantées.Lecultedeschimèresprendsasourcedanslesdésillusionsenfacedesquelleslemythefaitoffice de consolation. Fragilisée, la personne s’abrite derrière un personnage haut enpouvoirs,insolentporte-paroleetporte-drapeaudel’individubrimé185.

Une telle constatation s’applique à bien d’autres aspects qu’à l’art. Pensons, par

exemple, aux illusions qui régnaient dans les esprits d’Américains qui prirent

d’assaut le Capitol, le 6 janvier 2021. Ne se sentaient-ils pas, d’une manière

semblable,maisplusradicalequ’unbohémien,marginalisésetfragilisés,ressentant

lebesoindes’abriterderrièrelapuissanteillusiond’êtreun«vrai»quiauraittout

compris? Je suis heureux de ne pas avoir été submergé dans ma vie par un tel185Ibid.,p.5.

147

courantdepensée.Néanmoins,enconsidérantcetteétudebohémienne,jeconstate

quejecomprendsmaintenantassezlucidement,jecrois,lesmécanismesquimènent

àunetellevisiondumonde,quelemythesoitartistiqueoupolitique,voirereligieux.

Une de mes plus fascinantes constatations lors de mes recherches fut la nature

intangible et quasi invisible de nos présomptions, de nos manières de voir les

choses. C’est en particulier la lecture de L’élite artiste de Nathalie Heinich,

adroitementrecommandéeparmondirecteurdethèse,quim’arévélécedontjene

soupçonnaismêmepasl’existence:lesrégimesartistiques.Jemesuisrenducompte

que nous existons actuellement dans un régime social et imaginaire qui fait de

l’artisteréussiuneélite.J’étaisabasourdidecomprendreàquelpointj’étaiséprisde

cette manière de penser sans m’en rendre compte. C’était aussi le cas de mes

connaissances:nousétionstelsdespoissonsdans l’eau, inconscientsde l’océan.À

tout lemoins, j’espèrequecettethèsesauraéveiller lacuriositéquantauxmythes

subtils qui s’installent entre la réalité et nous. La découverte de ces mythes et

l’exploration de leurs sources a le pouvoir d’illuminer notre compréhension de

notremonde.Parexemple,cettecompréhensiondumythedémontrepourquoi,en

cet âge de «post-truth», tant de gens se laissent berner par tant d’histoires

farfelues.

Lemytheestunpont lancéentreune réalité jugéedéplorableet l’aspirationàunesociétéautre. Le glissement vers lemythe s’effectue quand les images idéales se substituent à laperceptionnormalederéalitévécue186.

Lesujetdecettethèseabeauêtreprécisetpeut-êtred’intérêtquepourquelques-

uns,maisj’espèrequeceuxquilalirontsaurontvoirencesconstatslalumièreetla

186Ibid.,p.15.

148

valeur que portent les études en sciences humaines. La société qui se composera

d’individus capables d’exprimer et de remettre en cause leurs pensées et leurs

croyancesenestunequisaura,onl’espère,l’onétablirl’harmonieentrenosidéaux

et notre réalité. Si l’aspiration vers l’idéal est une fonction humaine, sachons

équilibrer cette tendance avec la raison afinquenos idéesnedeviennentpasdes

chimères, ces horribles monstres mythiques qui représentent le dommage que

causel’excèsdesrêvesillusoires.

Postface

Pendant ladéfensedecette thèse,plusieursquestions sont survenuesdont

deuxque j’aimeraisadresser icipour lapostérité.D’uncôté, l’onmedemandait si

c’était intentionné, voire nécessaire, d’inclure dans le récit tant de références à

l’argent.Àcelajerépondsqueoui,c’étaitunemanièred’illustrerquelerythmede

viebohémienestinsoutenable,car,qu’onleveuilleounon,ilnousfauttousfinirpar

reconnaître,commel’aécritMurger,que«lapiècedecentsousestl’Impératricede

l’humanité187».

D’uneautrepart,unprofesseuradmettaitquelqueplaisiràlireleslouanges

faitesàl’universitéàlafindecettepartieréflexive.Or,ildisaitespérerquelavieille

flammedemonespritnes’avéraitpascomplètementécraséedansuneconformité

qui causerait l’oubli de tout anciens espoirs. À cela je réponds non, je ne me

subsume pas entièrement à l’université et j’en demeure du moins partiellement

critique.Premièrementjereprocheraisàl’institutiond’avoirattenduseptans,soitla

187Murger,op.cit.,p.8.

149

duréeentremespremierscoursdebacàtempspartieljusqu’àlafindemamaîtrise,

avantdemedemanderqui j’étaisetpourquoi j’étais-là. Ilmesemblequ’ilyaurait

quelque profit à demander plus tôt aux étudiants ce qu’ils cherchent à atteindre.

Deuxièmement,pour reveniraupremierpointdecettepostface, je reprocheraisà

l’université, heureuse de nous apprendre à bien penser tout en s’accaparant de

beaucoupnossous,denejamaisavoirsoufflermotsurcommentconvertircesbelles

pensées en autre chose que du vent et des pages de thèse qui, pas plus que

«l’exposure»aveclequell’on«paye»lesmusiciens,nesauraitassurerunloyer.

Mais qu’importe. Ainsi va la vie. Il revient à chaque individu de chaque

générationdes’initierauvraimondeetdedécouvrircommentêtreheureuxtouten

comblantl’impérativedemandepourlesou.Enavantdonc,horsdelajeunesseetde

sesillusionsverslaresponsabilitéetversl’argentavec,malgrétout,avecunebraise

artistiquetoujoursd’alluméedansl’esprit.

150

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STOVER,Laren,BohemianManifesto:AFieldGuidetoLivingontheEdge,NewYork,

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152

Tabledesmatières

Résuméii

Théorique:Actualiserlemythedelabohème Introduction2 Lecorpus3 Laproblématique5 Laréponse5 Survolhistorique9 AborderElisabethNorrell11 AborderNathalieHeinich13 AborderAnthonyGlinoer17 Contre-conclusion22 AborderColetteLenoir23 MurgeretlesScènesdelaviedebohème29 Labohèmedésenchantée35 Perted’illusions:Dixansdebohème37 Murgerdésenchanté38 L’initiation44 Lemythe48 Actualiser51 Verslacréation54Créatif:Chimères Ledébutetlafin57 Nerientoucher57 Héritage58 UniversCité67 Umi74 Lemonde78 Laroute85 Busking88 Providence91 Winnipeg93 Calgary94 B.C.96 PacificCity99 LaFinduMonde102 Braises106 Retour112 Rentrer114 House117 Lajeunessen’aqu’untemps122

153

Réflexif Sourceetévolution125 L’initiation132 Commentairessurlacréation138 Débouchésdelathèse146 Postface148 Bibliographie150