La puissance des chimères - -CUSTOMER VALUE-

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Avant-propos

Salut à toi lecteur, ou lectrice. À l'heure où j'écris ces quelques

mots, je ne sais pas si il y aura uneédition papier de ce livre. Papier, écran,peu importe. Tu as ce roman sous lesyeux, c'est l'essentiel.

L'écriture est pour moi un hobby.C'est mon premier livre. L'ouvrage d'unprolétaire insulaire, quadragénaire, quin'a pas fait d'études littéraires. Tu

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trouveras peut-être ici et là quelquesfautes d'orthographe ou de grammaire.Humblement, je les assume.

La narration est en français, pour

potentiellement toucher plus de lecteurs.Mais comme l'action se déroule à l'Îlede La Réunion, les dialogues entre lespersonnages créolophones sont encréole. Logique. Non ?

Tu ne connais pas cette langue, oupeut-être que tu as des difficultés à lirele créole réunionnais. Don't panik. Latraduction de chaque réplique est justeen dessous, entre parenthèses.

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Na pluzier grafi pou ékrir kréolréyoné. Mé pou l'instan, na pwin vrémand'grafi ofisièl. Mi ékri le bann mo konmdésertin i pronons. Tou sinpleman.

(Il y a plusieurs graphies pour écrirele créole réunionnais. Mais pourl'instant, il n'y a pas vraiment de graphieofficielle. J'écris les mots commecertains les prononcent. Toutsimplement.)

Pas de notes en bas de page, pas de

glossaire, pas de citations… Pas depublic cible. Ce livre est une fiction. Jela vois comme une bouteille à la mer.Une bouteille qui contient un cocktailvaporeux de réalités et d'illusions…

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Bonne lecture.

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Chapitre 1 / Un crépusculeflamboyant

Une légère brise d'alizé soufflait,

faisant danser les arbustes plantés dansl'asphalte. La température ambiante étaitagréable. Le soleil rougissait lesquelques nuages qui traînaient çà et là.Le ciel était radieux en cette fin d'après-midi de septembre.

En sortant de l'Heurodistri, Juliemarchait relativement vite. Elle poussaitun chariot à moitié rempli. Il contenait

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des provisions pour quelques jours, pourelle et sa fille. Julie était grande, mince,habillée d'un jean et d'une tunique rougeen jersey. Sur l'encolure et les manchescourtes de sa tunique, on pouvait voirdes motifs épurés, à la limite entrel'abstrait et le figuratif.

Léa, sa fille, marchait à côté d'elle.Elle était âgée de sept ans. Sa peaucuivrée, ses cheveux frisés, ainsi que sesyeux verts, faisaient qu'elle ressemblaitbeaucoup à sa mère. Elle était habilléed'un pantalon rouge et d'un tee-shirt rosefushia. Sur le coton rose on pouvait voirle vol d'un papillon doré, figé dans letemps. Des lettres fines et scintillantesformaient une phrase légère : « Vole,

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virevolte petit papillon ». La filletteserrait contre sa poitrine une petitepoupée noire en vinyle, habillée enprincesse.

Léa l'avait tenue ainsi dans les

rayons du supermarché, pendant que samère était occupée à remplir le chariot.De temps à autre, elle l'avait rapprochéede son visage pour lui dire des chosesen secret. Des choses qui neconcernaient pas les autres. Surtout pasles adultes. Des choses qui serapportaient à son monde. Son monde derêve qui l'attendait dans sa chambre,avec ses poupées et leurs tenues, sesprincesses et leurs diadèmes. Dans son

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monde, à l'instar de Lora l'exploratrice,elle était Léa au Pays des Contes deFées.

Dans l'après midi, sa marraine,

Mélanie, était venue la chercher àl'école. Léa avait attendu dans la cour encompagnie de ses deux cousins, Lucas etThéo. Comme d'habitude, la mère desdeux garçons était arrivée devant leportail un peu avant la sonnerielibératrice.

Mélanie avait un visage au sourirefacile. Elle approchait la quarantaine.C'était une belle femme au teint mat, auxformes généreuses. Des pommettesrondes, des yeux marrons, des cheveux

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mi-longs frisés n'ayant besoin d'aucunartifice pour avoir du volume. Elles'habillait rarement de façon féminine.Au quotidien, même pour sortir de chezelle, sa tenue vestimentaire était le cadetde ses soucis. Et elle ne tenaitabsolument pas compte des remarquessporadiques de ses sœurs cadettes à cesujet. Le maquillage et les bijouxn'aidaient à accentuer sa beauté naturellequ'en de rares occasions.

Ce jour là, Mélanie portait dessavates, un jean délavé, et un tee-shirtvert « la diagonale des fous » datant deplusieurs années.

Dans la voiture, la petite écolièreavait chanté une nouvelle chanson

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apprise le jour même. Lucas, huit ans,avait quant à lui chahuté son petit frère.Le pantalon du petit Théo, cinq ans, étaitmouillé avec de l'eau. Son grand frèreprétendait, avec malice, que ce n'étaitpas de l'eau mais de l'urine. Et il répétaiten rigolant : « Bébé Cadum, bébéCadum… ». Théo, agacé, blessé dansson amour propre, avait commencé àpleurer. Mélanie avait dû mettre unterme à ce petit jeu, amusant pour l'un,cruel pour l'autre.

Léa avait passé le reste de l'après-

midi chez « marraine Mélanie ». Lafillette avait fait des dessins, mangé un

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goûter et regardé des dessins animésdans le salon avec ses cousins.

Quand Marine était rentrée ducollège, son sac à dos noir sur l'épaulegauche, elle avait fait la bise à Léa.Comme d'habitude, en souriant mais sansdire un mot.

La jeune adolescente de douze ansétait le plus souvent effacée. Introvertie,elle parlait généralement peu, mêmedans le cadre familial. Elle passait pourfille timide, alors qu'elle ne l'était pas.

Julie était arrivée vers dix-septheures. Elle avait accepté le caféproposé par sa sœur aînée. Tout en lebuvant, elle avait parlé à Mélanie de sajournée de travail. Cela faisait une

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semaine déjà que sa collègue était enarrêt maladie. Répondre au téléphone,accueillir les clients, les conseiller,demander des simulations, éditer desattestations d'assurance. Une journée quiavait été particulièrement harassante,même pour un vendredi.

Sur ce parking de supermarché, Julie

éprouvait une joie anticipée à l'idée derentrer enfin chez elle. Une sentimentteinté de fatigue. Elle n'aspirait qu'à unechose : rentrer et s'affaler sur le canapé,la tête dans le moelleux d'un oreiller. Ilne lui restait qu'une chose à faire. Passerprendre la pizza qu'elle avaitcommandée. Une soirée télé, la douceur

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du canapé. La chaleur d'un foyer, Léa àses côtés.

Alors que Julie et Léa arrivaient àproximité de la voiture, une 206blanche, un homme s'approcha. Il étaitcrasseux. Des savates, un bas de joggingbleu, un tee-shirt avec quelques accrocs,une vieille veste en jean. Pas de cheveuxblancs dans sa tignasse ébouriffée. Ildevait avoir moins de quarante ans. Lacrasse témoignait du fait qu'il devaitporter ces vêtements depuis plusieursjours, et plusieurs nuits. Il s'était avancéles yeux baissés. Il tendit la main droiteen direction de Julie, en regardant demanière furtive celle qui pouvait luidonner une pièce, passer son chemin ou

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alerter un vigile pour le faire chasserhors du parking. Un arrêté anti-mendicitéavait été pris pour la ville de Saint-Denis, quelques mois auparavant. Il neconcernait, pour l'instant, que les abordsdes grandes surfaces. Julie avait ouvertson sac à main. Elle lui tendit une pièced'un eurodollar. Un merci presquesilencieux s'échappa des lèvres dumendiant. Puis il s'éloigna en boitillant.

Sa mère ayant ouvert la voiture, Léa

entra et s'installa dans son rehausseur.Elle avait mis elle-même sa ceinture endisant : « La ceinture de sécurité, il fauttoujours la boucler. ».

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En entendant ces mots Julie avaitsouri. Lora et Babouchka donnaient debons conseils. Mais Julie savait que laprudence parfois ne suffit pas face auhasard… ou à la destinée. Frédéric, lepère de Léa, avait été tué dans unaccident de la route. L'autre chauffeuravait trop bu, roulait trop vite, et s'étaitdéporté sur la gauche. Choc frontal.Frédéric avait été au mauvais endroit aumauvais moment… À l'époque Léa avaittout juste deux ans.

Julie avait beaucoup pleuré. Surtoutla première année. Le soutien de sessœurs et celui de la famille de Frédéricl'avaient aidée à surmonter cetteépreuve. Bien sûr, la vie continuait. Elle

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était jeune et belle. Elle avait fait laconnaissance d'autres hommes. Aucunn'avait su réveiller en elle l'envied'aimer à nouveau.

Et puis, elle avait rencontré Olivier.Cela faisait un peu plus de deux ansqu'ils se connaissaient. Il disait l'aimer.Et d'une certaine façon, Julie l'aimaitaussi. Mais elle n'arrivait pas à vraimenttourner la page. Malgré les nombreusessollicitations d'Olivier, elle refusaittoujours la vie commune. Les ombres dupassé l'empêchaient d'aller de l'avant. Illui arrivait de revoir Frédéric en rêve.

Certains sentiments résistent plusque d'autres. Certains souvenirs restentdouloureux quoi que l'on fasse. Julie fit

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un effort pour endiguer sa tristesse, touten mettant les quatre sacs demarchandises dans le coffre de la 206.Elle savait que se remémorer ce dramepouvait faire venir des larmes. Aumoment où Julie s'installa au volant, safille lui demanda : « Moman, nou pe aléla kaz tati Sophie? ». (« Maman, on peutaller chez tatie Sophie? ».)

Sophie, la dernière des trois sœurs

de la fratrie, habitait le Village del'Éperon, à une trentaine de kilomètres.Certains week-ends, ou pendant lesvacances scolaires, Léa faisait des petitsséjours chez elle. Optimiste, Léa seréjouissait déjà de pouvoir passer la nuit

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chez sa tante et la journée de samedi àjouer avec sa cousine. Anaïs avait neufans. Et les deux fillettes s'entendaient àmerveille. Léa imaginait déjà leur sortieà la plage. Il était rare que tatie Sophierefuse de les y emmener.

– Non Léa, lé tar la é mwin lé fatigé.

Petèt nou va alé la kaz tati Sophiedemin. Mi téléfone aèl taler. Dakor ?

(– Non Léa, il est tard et je suisfatiguée. Peut-être qu'on ira chez tatieSophie demain. Je lui téléphone tout àl'heure. D'accord ?)

Léa la réponn – Dakor…(– D'accord…, répondit Léa.)

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Elle avait traîné sur la dernièresyllabe, puis maugréé. Le ton de sa voixexprimant une certaine déception.

Julie enleva ses escarpins avant dedémarrer la voiture. Elle préféraitconduire pieds nus. Le trajet versBellevue, dans les hauts de la Bretagne,allait prendre une bonne vingtaine deminutes.

Sans se séparer de sa petite poupéenoire, Léa avait déjà pris sur le siègearrière de quoi s'amuser. Un petit dragonde couleur rouge que lui avait offert soncousin Dylan deux semaines auparavant.Le temps avait fait que Dylan, l'aîné desenfants de Mélanie, était trop grand pourjouer avec ce genre de figurine. Léa

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l'avait rapidement intégré à son mondede chimère.

Julie mit la radio sur la fréquence de

Radio Kréol. Cette radio à forteaudience donnait la parole aux auditeursde façon quasiment continue. Lesannonces des auditeurs pour essayer deretrouver leur voiture en cas de vol. Lesobjets perdus, les objets trouvés. Lesdiscussions sur des sujets divers etvariés. Et aussi, quand il se passaitquelque chose de grave, l'information endirect. Ce qui intéressait Julie en cettefin de journée c'était les radioguidages.Elle voulait éviter un éventuel

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contretemps. Elle n'avait qu'une envie,rentrer au plus vite.

Après avoir quitté le parking de

l'Heurodistri, la 206 traversa le pont dela Ravine du Chaudron. Elle devaitensuite longer la ravine, pour arriver àun rond-point et prendre la direction deLa Bretagne. Environ quatre centsmètres, quasiment en ligne droite. Julieaurait dû mettre moins d'une minute pourparcourir cette distance. Mais ce soir là,les choses prirent un tournant inattendu.

En sens inverse, une voiture, unemoto de grosse cylindrée, suivie d'uneautre voiture. Julie accélérait en secondepour passer la troisième quand elle

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entendit Léa l'interpeller sur un ton unpeu bizarre.

– Moman… in dragon.(– Maman… un dragon.)– Léa, mi giny pa tourn dèrièr pou

rogard out dragon. Ou koné byin kanMoman i kondui…

(– Léa, je ne peux pas me retournerpour regarder ton dragon. Tu sais bienque quand Maman conduit…)

Elle n'eût pas le temps de finir saphrase. Léa lui coupa la parole, enhurlant de toutes ses forces.

– Moman in dragon !(– Maman un dragon !)Un bref coup d'œil dans le

rétroviseur intérieur, une camionnette

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arrivait, mais à bonne distance. Julie mitses feux de détresse, freina et s'arrêta.Elle se retourna. Elle s'apprêtait àdemander à Léa pourquoi elle avaithurlé ainsi. Mais ce qui s'offrait à sesyeux dépassait toutes les réponsesqu'aurait pu formuler la fillette. Elle vitsa fille comme elle ne l'avait jamais vue.Léa était transie de peur. Les yeuxécarquillés, la bouche entrouverte, ellesemblait tétanisée. Elle essayait deparler mais n'y arrivait pas. Elletremblait comme une feuille. Des larmesroulaient dans ses yeux. Elle tendait lesmains en direction de sa mère, dans unesupplique pour qu'elle la prenne dansses bras.

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La camionnette freina et

s'immobilisa à quelques centimètres dela 206. Un autre bruit de crissement depneus se fit entendre. Julie porta sonregard vers l'avant. La première voiture,une Scénic bleue, venait de piler, tout enfaisant une embardée. Elle s'immobilisaen travers de la route, à cheval sur lesdeux voies. Le pilote de la moto n'eutpas le temps de réagir. Il percuta deplein fouet le flanc de la Scénic. Le bruitsec de l'impact figea le cœur de Julie.Comme si le temps ralentissait, elle vitle pilote être projeté à une bonnehauteur, passer au dessus de la voiturebleue. Il vint ensuite s'écraser contre le

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bitume, dans un bruit sourd. L'hommegisait au milieu de la voie de gauche, àproximité de la 206. La moto tombalourdement au sol. Dans le même temps,la seconde voiture, une Golf blanche,avait freiné brusquement. Par terre, lemotard resta immobile.

Un grognement effroyable se fit alors

entendre, sans aucune mesure avec lebruit de l'accident. On aurait dit qu'unedizaine de lions s'étaient mis à rugir deconcert. À l'arrière, Léa mit ses petitesmains sur ses oreilles et baissa la tête.Julie eut mal aux oreilles. Le bruitassourdissant ne dura que quelquessecondes, puis s'arrêta.

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Léa se détacha. La sécurité étaitreprésentée à ce moment là par des brasprotecteurs, et non par une ceinture.Bondissant au dessus du frein à main etdu levier de vitesse, elle se précipitapour venir se blottir dans les bras de samère. Elle pleurait.

– Moman, Moman…(– Maman, Maman…)– Pler pa, Moman lé la ma chéri.(– Ne pleure pas, Maman est là ma

chérie.)Tournant rapidement la tête de droite

à gauche, Julie essayait de voir ce quiavait poussé ce cri horrible. Elle étaitaussi terrorisée que Léa. Mais c'étaitelle l'adulte. Celle qui devait prendre la

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décision. Et si possible la bonne. Savoiture était coincée entre lacamionnette et la voiture accidentée. EtJulie ne pouvait pas faire demi-tour sanspasser sur le corps du motard. Peut-êtremort. Peut-être seulement blessé. Lafuite à bord de la 206 était à exclure.Elle regarda furtivement vers le motard.Il saignait abondamment.Silencieusement.

Plusieurs voitures s'étaient arrêtéesderrière la camionnette. Dans l'autresens de circulation, à une bonne dizainede mètres de la Golf, une premièrevoiture s'arrêta, puis une deuxième.

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Le chauffeur de la Scénic, un hommeaux cheveux blancs, regardait vers leciel à travers son pare-brise. Il fixaitquelque chose qui se trouvait à l'aplombde la voiture de Julie. Contrairement àelle, lui pouvait voir ce qui avait poussécet effroyable cri. Les occupants de laGolf, un jeune couple, probablementtétanisés par la peur, n'avaient pasbougé. Le vieil homme ouvrit laportière, et se hâta de sortir. Il fit deuxou trois pas, puis s'arrêta en portant samain droite au niveau de sa poitrine. Ilvacilla et dut s'appuyer contre le capotde sa voiture. Il regardait toujours versle ciel.

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Julie avait pris son sac à main etentrouvert la portière. Indécise. Depuisl'accident, les petits arbustes quibordaient la route s'étaient mis à sebalancer de façon frénétique. Elledécida de ne pas sortir, ou du moins pastout de suite. Elle serra plus fort Léa, quipleurait toujours, blottie dans ses bras.Elle l'embrassa furtivement sur le front,en fermant les yeux. Elle releva la tête.La bête était là, dans son champs devision. Léa avait fermé les yeux, etc'était tant mieux.

En une seconde Julie imprima cetteimage dans son esprit. Les ailesdéployées étaient larges et immenses.Plus d'une vingtaine de mètres

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d'envergure. Le corps de l'animalressemblait à celui d'un long crocodilecouvert d'écailles noires et luisantes,aux reflets bleutés. La queue, qui pouvaitfaire penser à un serpent, mesuraitplusieurs mètres. Deux pattes munies degriffes acérées. Un long cou puissant.Sur la tête, de longues épines pointues.Des « bras » longs et fins étaientprolongés par des doigts minces etdémesurés. Des ailes géantes de chauve-souris. Julie avait les yeux écarquillés,l'esprit figé par la peur. Elle avaitdevant les yeux… un dragon.

Il battait des ailes vigoureusement.Les quelques secondes qu'il mit à seposer au bord de la route avaient duré

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une éternité. Le souffle avait refermé laportière de la 206. Julie était terrifiée.Son cœur battait à tout rompre. Elle sedisait que ça ne pouvait pas être réel…

À l'extérieur, le vieil homme terrifié

avait fait péniblement quelques pas.D'autres voitures freinaient, s'arrêtaient,s'agglutinant sur les deux voies decirculation. Le conducteur de la Golf sedécida enfin à passer la marche arrière.L'énorme dragon ouvrit grand la gueule.Julie vit des dents blanches acérées deplusieurs centimètres et des caninescomme des poignards. C'était réel, et ilfallait bouger. Maintenant. Ellessortirent en un éclair. Julie, pieds nus,

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prit Léa dans ses bras pour aller plusvite. La fillette avait toujours les yeuxfermés.

Au même instant le monstre poussa

le même cri effroyable qu'il avait pousséquelques secondes auparavant. Maiscette fois-ci, le bruit infernal futaccompagné d'un jet de flammes d'undizaine de mètres. Le feu embrasainstantanément la Golf, le couple, laScénic, le vieil homme, le motard blesséet l'avant de la 206. Des cris se firententendre. Des cris horribles. Leshurlements de douleur des occupants dela Golf se mêlaient à ceux du vieilhomme transformé en torche humaine. Il

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continua désespérément à avancer entitubant, en hurlant. Il finit pars'effondrer, face contre terre, à quelquesmètres du motard. Son corps fut encoreagité de quelques soubresauts. Puis ils'immobilisa. Sur le bitumepartiellement enflammé, les deux corpsétaient la proie des flammes.

La chaleur était infernale. Le

chauffeur de la camionnette avait détaléà toutes jambes. Affolés, les gens prisdans l'embouteillage sortaient desvoitures pour se sauver. Pieds nus, Juliecourait aussi vite qu'elle pouvait,craignant que le dragon ne crache ànouveau l'enfer. Léa ouvrit les yeux, vit

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le dragon et les referma aussitôt. Elles'agrippait à sa mère de toutes sesforces. Julie ne se retourna pas pour voirle reste de la scène. Elle en avait assezvu. En serrant toujours très fort sa fille,elle se précipita loin des flammes, loinde la bête, loin du cauchemar.

Elle entendit bientôt une explosion.

Elle ne se retourna pas. Une autreexplosion. Elle continua à courir. Ellearriva à hauteur d'un homme qui avaitsorti son caméscope pour filmer lascène. Il n'était absolument paspréoccupé par le sort de cette inconnueaux pieds nus, portant dans ses bras unefillette apeurée. L'individu ne les avait

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sans doute même pas vues, obnubilé parce qu'il filmait.

Julie avait ralenti sa course,fatiguée, les pieds endoloris. Elle fitquelques pas en marchant, puis déposaLéa, qui sanglotait toujours. La jeunefemme se retourna. L'endroit où elles setrouvaient quelques instants auparavantétait devenu un impressionnant brasier.Sa voiture brûlait. Plusieurs véhiculesétaient dévorés par le feu. Pourtant lesdizaines de personnes sorties de leursvoitures avaient la tête levée, les yeuxtournés vers le ciel. Julie regardafurtivement dans la direction où l'hommepointait sa caméra. Elle vit trois dragonss'éloigner. Ils s'éloignaient. Ils

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s'éloignaient, c'était tout ce qu'ellevoulait savoir.

L'homme au caméscope avait

commencé à filmer quand le dragonavait craché les flammes. On voyaitensuite le monstre battre des ailes pourdécoller. Prenant de l'altitude, ilrejoignait ses deux congénères, quil'attendaient dans le ciel en tournoyant.Le petit film montrait aussi les troisdragons qui allaient en direction du sud,dans un vol gracieux. Ils survolaient lesremparts de la Rivière des Pluies, pourdisparaître ensuite dans les nuages quivoilaient le Piton des Neiges.

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Des témoins de la scène d'horreurqui venait de se dérouler avaient attendules forces de l'ordre et les journalistespour témoigner. Julie ne se sentait pas lecourage de revivre ces momentséprouvants. Elle n'aspirait qu'à unechose, fuir ces visions d'horreur.

– Moman… Moman, ousa i lé nout

loto ?(– Maman… Maman, où elle est

notre voiture ?)La voix de Léa sanglotait de peur.– Nou na pu d'loto… mé pa bezwin

ou pler. Mwin va demann marraineMélanie nir shèrsh anou.

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(– On n'a plus de voiture… maisc'est pas la peine de pleurer. Je vaisdemander à marraine Mélanie de venirnous chercher.)

– Moman… mwin la per… mwin laper le dragon.

(– Maman… j'ai peur… j'ai peur dudragon.)

– Mi koné Léa. Mé lé fini. Lé fini. Lila fine alé. Li lé lwin la.

(– Je sais Léa. Mais c'est fini. C'estfini. Il est parti. Il est loin maintenant.)

Julie voulait se persuader qu'elles

étaient maintenant en sécurité, mais lesimages imprégnées dans son espritétaient trop récentes. Elle s'accroupit,

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serra Léa dans ses bras, réfrénant sespropres larmes. Elle voulait rassurer safille, mais elle n'arrivait pas à serassurer elle-même. Elle prit sonportable dans son sac à main. Elleappela Mélanie. Après deux sonneries lavoix de Mélanie se fit entendre.

– Allo, Julie ?Julie s'adressa à sa sœur avec une

voix qui trahissait son désarroi.– Wi Mélanie, sé Julie sa. Vyin

shèrsh anou. Nou la été ataké par… parin dragon.

(– Oui Mélanie, c'est Julie. Viensnous chercher. Nous avons été attaquéspar… par un dragon.)

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Des larmes lui montèrent aux yeux.Mais elle se reprit. Il fallait être forte.Pour Léa.

– I parl de sa su Radio Kréol ! MonDie, lé inkrwayab.

(– On parle de ça sur Radio Kréol !Mon Dieu, c'est incroyable.)

– Vyin vit. Dépèsh aou siouplé. Nouatann aou… akoté le Park déÈkspozision.

(– Viens vite. Dépêche-toi s'il teplaît. On t'attend… près du Parc desExpositions.)

– Zot lé pa blésé ? Hin ?(– Vous n'êtes pas blessés ? Hein ?)– Non. Mé mon loto la brulé.

Mélanie, fé vit siouplé.

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(– Non. Mais ma voiture a brûlé.Mélanie, fais vite s'il te plaît.)

– Mi ariv. Mi ariv tout suit.(– J'arrive. J'arrive tout de suite.) L'attente dura une vingtaine de

minutes. Mélanie, qui habitait aussi àBellevue, avait fait aussi vite qu'elleavait pu. Pour Julie ce fut unsoulagement de la voir arriver.

Elle était accompagnée de Dylan. Ilsortit le premier. Il avait les traits d'unadolescent mais la carrure d'un homme.Des cheveux frisés coupés courts, unepeau dorée. Son débardeur laissaitapparaître un tatouage tribal sur sonépaule gauche. Il regardait de temps en

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temps vers le ciel, comme il l'avait faittout le long du trajet, avec la crainte devoir surgir un monstre cracheur de feu. Ilavait entendu dire sur Radio Kréol qu'onavait aperçu les trois dragons au dessusdu Cirque de Salazie. Mais il restait surses gardes. Il était méfiant, par nature.

Julie croisa le regard de sa sœur, qui

lui fit un sourire. Mélanie lui avaitnaturellement tendu les bras. L'étreintede soutien qui suivit déclenchèrent deslarmes chez Julie. Léa n'avait pas lâchéla main de sa mère.

– Ça va ?, lui demanda Mélanie.Julie soupira longuement et hocha la

tête. Des questions brûlaient les lèvres

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de Dylan.– Marinn, ou la vu le bann dragon ?

Té gro koman ?(– Marraine, tu as vu les dragons ?

Ils étaient gros comment ?)Julie s'apprêtait à répondre, mais

elle vit des larmes qui coulaient àprésent sur les joues de Mélanie. Elleavait compris à l'expression de sonvisage qu'il se passait autre chose. Ellelui lança un regard interrogateur.

– Julie… sé Anaïs. Sophie la trouvaèl san konésans dan sa chanm. El i vyinjus d'apèl amwin. La Anaïs lé o z'urjanslopital Saint-Paul.

(– Julie… c'est Anaïs. Sophie l'atrouvée inconsciente dans sa chambre.

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Elle vient juste de m'appeler. En cemoment Anaïs est aux urgences, àl'hôpital de Saint-Paul.)

– Kosa la ariv aèl don ? KosaSophie la di aou ?

(– Qu'est-ce qui lui est arrivé ?Qu'est-ce que Sophie t'a dit ?)

– El i pleré. El la di èl mèm èl ikoné pa koué la ariv Anaïs. El i dwarapèl amwin taler, kan èl sra fine fèrl'admision.

(– Elle pleurait. Elle a dit qu'elle nesait pas ce qui est arrivé à Anaïs. Elledoit me rappeler tout à l'heure, quandelle aura fait l'admission.)

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Dylan n'avait toujours pas deréponse à sa question. Il se tourna verssa petite cousine.

– Di amwin Léa, ou la vu le banndragon ou ?

(– Dis-moi Léa, tu les a vus lesdragons toi ?)

La fillette baissa les yeux, sansrépondre. Julie posa sa main sur l'épaulede son filleul, et lui parla d'une voixrapide et ferme.

– Oté Dylan, la vréman ou dékone oula ! Fo pa parl aèl de sa. El i vyinn jusarèt pleré. Oté ou lé gran, ou devrékonprann. Non ?

(– Dylan, là vraiment tu déconnes ! Ilne faut pas lui parler de ça. Elle vient

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juste d'arrêter de pleurer. T'es assezgrand pour comprendre ça. Non ?)

Mais la curiosité de Dylan avait

amené Julie à se poser une question. Unechose à laquelle elle n'avait pas penséjusqu'à présent. Trop absorbée qu'elleétait par l'intensité des événements. Lerehausseur de Léa était à l'arrière, à laplace centrale. La moins exposée en casd'accident. Quand sa fille avait hurlé, labête devait être à plusieurs mètres audessus de la voiture. Mais alors…comment Léa avait-elle pu voir ledragon ?

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Chapitre 2 / L'événement duChaudron

La Ford Explorer arborant le logo de

« Antenne de Bourbon » roulait à viveallure sur la RN2. Jessica, quiconduisait, écoutait François d'uneoreille distraite. Le caméraman, unhomme grand et costaud de typeasiatique, lui racontait ce qu'il projetaitde faire ce week-end.

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François était né et avait grandi àMulhouse. Ses parents étaientréunionnais. Depuis qu'il avait intégrél'équipe, un an plus tôt, Jessica et luitravaillaient souvent ensemble. Jessicaétait une jolie malbaraise d'une trentained'années. Elle était grande, et ses longscheveux soyeux étaient aussi noirs queses yeux. Son visage, le plus souventsouriant, exprimait de l'assurance et unecertaine joie de vivre.

Au début François avait eu envers lajeune femme des attitudes et des proposqui flirtaient avec la séduction. Avecmoins de subtilité que son soupirant,Jessica avait mis le holà. Elle lui avaitclairement fait comprendre qu'elle n'était

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pas intéressée. Les bras musclés dujeune homme, son humour et son sourireenjôleur la laissaient de marbre. Elle luiavait demandé « gentiment » d'arrêter cepetit jeu qui commençait « un peu » àl'agacer.

Par la suite, François avait appris àses dépens les limites qu'il ne fallait pasfranchir avec sa collègue. Elle aimaitplaisanter, certes, mais il fallait éviterd'aborder certains sujets. Il savait parexpérience que tout ce qui concernait lavie privée de la jeune femme était àconsidérer comme sujet tabou. Il neposait pas de questions. Elle n'en parlaitjamais. Professionnellement parlant, ilsformaient une bonne équipe. Le respect

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était mutuel. Ils s'entendaientrelativement bien.

Cet après-midi là, ils avaient bouclé

leur reportage plus tôt que prévu. Dessurfeurs avaient vu un aileron de requindans les eaux du spot de Trois-Bassins.Après l'attaque mortelle survenue deuxsemaines auparavant, il y avait de quoifaire un reportage intéressant.

François avait filmé tout ce dont ilsavaient besoin. Les commentaires desurfeurs prudents qui scrutent l'horizon.Les témoignages de surfeurs et depêcheurs sur ce qu'ils avaient vu. Lesconseils prudents d'un moniteur de Surf.Un maître-nageur sauveteur qui hisse le

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drapeau rouge. Quelques images desamoureux de la glisse qui se mettentquand même à l'eau et qui s'adonnent àleur passion. Des commentaires sur lescirconstances propices aux attaques etsur leur probabilité. Tout était dans laboite.

La circulation avait été relativement

fluide aussi bien sur la route desTamarins que sur celle du Littoral. Ilsavaient mis un peu moins de trois quartsd'heure pour revenir sur le chef-lieu. Ilsavaient ensuite longé le front de mer deSaint-Denis. Ils quittaient à présent laRN2 pour s'engager sur le boulevard duChaudron.

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François s'était tu. Il regardait leciel. Les quelques nuages colorés par lesoleil couchant lui rappelaient que sonmétier lui laissait trop peu de tempspour sa passion. La photographieargentique. Là où certains esprits blasésauraient vu quelques nuages rouges, luivoyait la magnificence d'un instantunique et éphémère. Un présent visueloffert par ce ciel d'hiver australréunionnais. Un présent qu'il auraitvoulu garder.

– Là, regarde !, s'écria-t-il soudain.De l'index il désignait deux formes

qui tournoyaient, vers la gauche, àl'aplomb de la zone industrielle du

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Chaudron. Il voyait dans le ciel ce quine pouvait pas être des oiseaux. Tropgros. Bien trop gros. Aussitôt queJessica les vit, elle accéléra. Elle jetaitdes coups d'œil furtifs, en restantconcentrée sur sa conduite. François pritaussi vite que possible sa caméra sur lesiège arrière.

– C'est quoi à ton avis ?, demandaJessica.

– J'en sais rien. Mais tu le voiscomme moi. C'est gros, ça vole, et c'estpas un avion.

Il jubilait en disant ces mots. Il avaitcommencé à filmer. Il filmait à travers lepare-brise, en cadrant du mieux qu'ilpouvait vu les circonstances.

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Jessica avait changé de station de

radio. Elle était quasiment sûre qu'ilsauraient des infos sur ce qui se passaiten écoutant Radio Kréol. Jessica etFrançois entendirent les propossurréalistes d'un auditeur.

– … dan le sièl, é na in not lé prèskatèr. Mwin lé akoté Stad de l'Est é miwa trwa dragon. Mi di aou mi wa trwadragon. Mwin la pa bwar é sé pa innblag Robby.

(– … dans le ciel, et il y en a unautre près du sol. Je suis près du Stadede l'Est et je vois trois dragons. Je vousdis que je vois trois dragons. Je n'ai pasbu et c'est pas une blague Robby.)

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– On me signale au standard qu'on aun autre appel concernant l'accident prèsde Stade de l'Est. Restez en ligneMichel, on vous reprend juste après.Allo, Marie ?

– Robby, c'est incroyable ! Mais jeconfirme ce que vient de dire l'auditeurprécédent pour les dragons. C'estincroyable ! Mon Dieu c'est incroyable !Il y en a un juste au dessus du lieu del'accident. Il est énorme…

– Vous plaisantez là ! Vous êtes oùmadame ?

– Je suis sur le pont, à côté du Parcdes Expositions. Robby…

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Jessica venait de tourner à gauche,pour entrer dans la zone industrielle,quand un booster venant de la droite leurbarra partiellement la route. Le pilote dudeux-roues avait la priorité, mais parréflexe il avait freiné. Jessica donna uncoup de volant. Elle contourna l'avant dela moto, en frôlant un véhicule venant enface. Deux coups de klaxon exprimèrentla colère de l'automobiliste. Personne nevit le doigt d'honneur du jeune homme enbooster. Personne n'entendit ce qu'ilpensait à ce moment là des occupants du4x4.

– Bann la moukat !(– Espèces d'enfoirés !)

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– Fais gaffe bordel! C'est pas lemoment d'avoir un accident, dit Françoissans décoller l'œil de la caméra.

– Tu filmes. Je conduis. OK ?– Jessica, tu te rends compte ce sont

des dragons ! Je suis en train de filmerdeux dragons !

François n'arrivait pas à y croire.– Il faut qu'on filme le troisième. Il

le faut, dit Jessica dans une grandeexcitation.

Un cri puissant se fit entendre. Un cri

horrible dont l'écho se répercuta dans leposte de radio. Les constructions de lazone industrielle cachaient le troisièmedragon aux journalistes. Le parking d'un

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magasin de bricolage fit soudain uneouverture entre les bâtiments. Jessica levit l'espace d'une seconde. Elle frémitde terreur. Le dragon devait être à unecinquantaine de mètres.

– Il est là !, s'écria-t-elle en freinant.Le rond-point devant eux était

bloqué par quelques voitures. Malgré sarapidité de réaction, Jessica avaitdépassé de quelques mètres l'entrée duparking. Elle fit rapidement une marchearrière, et s'y engagea.

Un vent de panique soufflait devantet dans le magasin. Un jeune couple seprécipita dans leur voiture. L'hommedémarra pour décamper à toute vitesse,heurtant au passage un chien errant

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apeuré. Une femme d'un certain âge, quisortait avec son chariot, vit le monstre.Comme plusieurs clients, elle retournaaussitôt à l'intérieur. Des exclamations etdes hurlements de terreur venaient dumagasin. Les propos de certainsemployés, qui n'avaient pas vu ledragon, exprimaient leurincompréhension et leur volonté deretour au calme.

Au fond, près du grillage quidélimitait le parking, deux hommestenaient à bout de bras leurs portables.Un vigile et un client filmaient la scène.Courageux, téméraires, inconscients.

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Jessica avait prit l'appareil photo.François, caméra à l'épaule, serapprocha en courant du grillage. Lascène de l'accident était maintenant à unedizaine de mètres. Les palmiers longeantla clôture et les bougainvilliers quibordaient la route cachaientpartiellement les voitures accidentées.Leur attention était focalisée sur ledragon. La bête rugit à nouveau. Desflammes jaillirent de sa gueule, dans ungrondement assourdissant.

Pendant que François filmait le restede la scène, l'effet de l'adrénalines'estompa. Ses jambes devinrentflageolantes. Le journaliste pensa à sasécurité. Il pensa à sa femme et à sa

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fille. Mais il fallait continuer à filmer.Avec l'appareil photo Jessica mitraillaitla bête.

Les appels à la gendarmerie et aux

pompiers pour signaler le phénomèneavaient été très nombreux. On necomptait plus les personnes qui avaientcontacté en direct différentes radioslocales. Suite à ces interventions, deshabitants qui n'auraient passpontanément levé les yeux au ciell'avaient fait. Et eux aussi ils avaient vu.

Les deux dragons qui avaienttournoyé, pendant que le troisième avaitprovoqué des ravages au sol. Ils avaientété visibles pendant longtemps. D'après

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les différents témoignages et les images,ils devaient être à une centaine demètres d'altitude. Des centaines depersonnes les avaient vus. Desautomobilistes, des personnes quifaisaient leur jogging, ainsi que deshabitants des maisons et des immeublesenvironnants.

Les appels s'étaient multipliés surRadio Kréol. Une ligne spéciale avaitété ouverte, comme toujours lorsquecela est nécessaire. L'incrédulité del'animateur et des auditeurs s'étaitrapidement transformée en perplexité.Au fil des témoignages convergents, laperplexité avait fait place à la certitudede l'existence des monstres cracheurs de

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feu. Certains refusaient toujours d'ycroire, parlant d'hallucination collective.Mais on avait beaucoup d'images.Certaines étaient de qualité médiocre oumoyenne. Mais on avait aussi desimages de bonne qualité. Celles desdeux journalistes chanceux et le film del'homme au caméscope. Plusieurs vidéosfurent visibles le soir même sur le net.Les visites se multiplièrent, ainsi que les« j'aime ». Des commentaires parlaientde canular, surtout pour les imagesfilmées de trop loin.

Les caméras des journalistes

dépêchés sur lieux avaient filmé lespompiers en train d'éteindre le brasier.

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Des éditions spéciales faisaient tourneren boucle ces images. Les pompiers, lescarcasses fumantes des voitures, et lesimages incroyables des dragons. On yavait savamment ajouté les témoignages« hallucinés » des personnes présentesau moment des faits. Il y avait aussi descommentaires de stupéfaction et deconsternation de différents intervenants.

Les gendarmes avaient recueilli denombreux témoignages. Desfonctionnaires de la préfecturetravaillèrent jusque tard dans la nuit. Leséchos de l'événement arrivaientjusqu'aux oreilles des plus hautesinstances de l'État français.

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Évidemment, le lendemain, les deuxquotidiens de l'Île en avaient fait leursunes. « Les dragons existent ! » pour lepremier. « Attaque de dragons : quatremorts » pour le second.

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Chapitre 3 / Le comad'Anaïs

Dans cette petite salle sans âme des

urgences pédiatriques, une jeune femmeattendait. Le banc en acier chromé étaitcomposé de trois sièges. Elle étaitassise sur celui du milieu, son sac àmain posé sur le siège situé à sa droite.Elle était mince, de taille moyenne,brune de peau. Un visage aux traits fins,les sourcils parfaitement épilés, les yeuxnoirs. Elle était habillée d'un pantacourt

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noir et d'un tee-shirt blanc à mancheslongues. Ses longs cheveux noirs étaientattachés par un simple élastique. Sophiene regardait pas l'émission diffusée parl'écran plat fixé au mur d'en face. Et ellene portait aucune attention à laconversation de ce jeune couple assissur l'autre banc.

Les yeux baissés, le regard triste,elle se repassait le film des dernièresheures de la journée.

Un peu après quinze heures, elle

avait quitté l'Ehpad de Saint-Gilles danssa vieille Mégane grise. Fatiguée. Huitheures à prendre soin de personnesâgées. Une heure de réunion d'équipe.

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Cette journée de vendredi, commed'habitude, avait été interminable. Ceweek-end de repos était bien mérité.Sophie avait contacté Sandrine, lavoisine qui s'occupait d'Anaïs quandelle travaillait. Elle lui avait dit qu'ilétait inutile d'aller la chercher à l'école.Elle passerait la prendre.

Trou d'eau, La Saline, l'Ermitage,Saint-Gilles les Bains, puis la route duThéâtre direction Saint-Gilles les Hauts.Après avoir parcouru plus d'une dizainede kilomètres, Sophie était arrivée àl'entrée du Village de l'Éperon. Àhauteur de l'école, elle se gara à droite,sur le bas côté.

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Comme d'habitude, sa fille attendaità proximité du portail. À l'ombre desfilaos plantés le long de l'enceintescolaire, elle était assise, adossée contrele grillage vert. Elle avait les écouteursde son lecteur mp4 dans les oreilles.

Anaïs était très grande et d'unecarrure assez imposante pour son âge.Elle avait la peau cuivrée, despommettes saillantes, des cheveux mi-longs frisés qui mariaientharmonieusement et naturellement dunoir et du doré. Elle avait dans le cou,sous l'oreille droite, une tâche denaissance noire semi-circulaire. Desyeux marron clair, avec une force dans

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le regard qui pouvait faire plier celui decertains adultes.

Anaïs avait traversé sur le passagepiéton. Elle portait un jean et desbaskets. Sur son tee-shirt bleu clair onpouvait voir en plus foncé les chiffres 9,7 et 4, ainsi qu'un petit margouillat. Elleavait posé son cartable à l'arrière, pourvenir ensuite s'installer à l'avant. Elleavait mis sa ceinture, retiré sesécouteurs, souri à sa mère. Puis elleavait baissé le son de l'autoradio, quidiffusait un zouk-love.

En reprenant la route, Sophie luiavait demandé si ça s'était bien passé àl'école. Anaïs avait juste hoché la tête.Puis sa fille lui avait dit qu'elle était

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invitée le week-end prochain à la fêted'anniversaire d'Élodie, une camaradede classe. La radio enchaîna un autre hitplein de sensualité romantique etmercantile. Un moment de silence entreSophie et sa fille. Et Anaïs avait remisses écouteurs.

Après « Lorizon kasé », « Jenessvagabond », elle écoutait à présent « Fonou tiembo ». Des titres qui dataient depas mal d'années, que lui avait transmisDylan.

De part et d'autre des rues

traversées, le village de l'Éperonprésentait le même paysage urbain. Desimmeubles de standing de trois, quatre

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étages. Quelques maisons individuelles.Le regard dans le vague, Anaïs étaitrestée dans sa bulle jusqu'au retour à lamaison.

Un F3 assez spacieux. Des murs enparpaing, et un toit de tôles ondulées.Une allée en béton en face du portail.C'est là que Sophie gara sa voiture. Depart et d'autre de l'allée, longeant lavéranda, deux petits parterres de fleurs.Le reste de la cour était gazonnée.Quelques touffes de palmiste le long dumur de clôture. Un pied de mangue José.Et dans un coin au fond du jardin, àl'ombre d'un badamier, la niche deMélusine. Sous la véranda il y avait unplacard en plastique gris et une petite

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table de jardin en bois, ronde, entouréede ses quatre chaises.

En rentrant, Anaïs était alléedirectement dans la cuisine prendre ungoûter, en gardant son casque sur lesoreilles. Elle avait englouti deux painsaux raisins, et avait bu un verre de soda.Puis Anaïs rentra dans sa chambre, etouvrit la fenêtre. « Kaskavèl », «Granmèr», « Rèv fénwar ». L'esprit plongédans l'harmonie de la lumière poétique,elle était restée un bon moment à lafenêtre, en regardant en direction du golfde Bassin Bleu.

Sophie, quant à elle, s'était contentéed'un thé. Quelques instants après elleavait succombé aux appels du canapé.

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Par habitude, Sophie avait allumé latélé. Conséquence d'une semaine detravail harassante, elle n'avait pas tardéà s'assoupir.

Un peu plus tard, la sonnerie du

téléphone avait mis un terme prématuré àsa sieste. C'était Élodie. Sophie avaitappelé sa fille. Une fois. Deux fois.Aucune réponse. Elle avait insisté. Rien.Elle s'était dirigée vers sa chambre enl'appelant toujours.

Sophie avait eu un choc en trouvantAnaïs étendue sur le carrelage. Elleavait essayé de la réveiller. Sans succès.Elle avait alors agi comme elle avaitappris à le faire.

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Des années d'expérience en tantqu'aide-soignante l'avaient à plusieursreprises amenée à gérer de tellessituations. Anaïs ne saignait pas. Ellerespirait. Soulagement. Sophie l'avaitrapidement mise en position latérale desécurité. Elle était revenue au salon àtoute vitesse prendre son portable. Deslarmes avaient commencé à perler dansses yeux quand elle avait appelé le 15.

Les secours avaient pris un bon quartd'heure pour arriver.

Une fois à l'hôpital, Anaïs avait été

rapidement prise en charge. Et unmédecin avait posé à Sophie une sériede questions. Les mêmes que celles de

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l'ambulancier du SAMU. Et d'autresencore. De nouveau, les yeux humides,elle avait dû raconter ce qui s'étaitpassé. L'heure à laquelle elle l'avaittrouvée, l'âge de sa fille, ses antécédentsmédicaux…

Elle avait répondu à toutes lesquestions. En essayant de rester forte. Enchassant de son esprit des images quirevenaient régulièrement à l'assaut. Desimages du pire pour sa fille. Des imagesde mort. Et on lui avait demandéd'attendre.

Attendre. Maintenant cela faisaitplus de deux heures qu'elle attendait.Elle ne pouvait rien faire d'autre querester là et attendre. Attendre et prier.

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Prier pour que ça se passe bien. Prierpour qu'Anaïs se réveille enfin.

Sophie avait eu du temps pour

essayer de comprendre ce qui avait bienpu se passer. Anaïs n'avait jamais faitaucune allergie. Ça n'excluait pas pourautant le choc anaphylactique. Ce quiétait sûr c'est qu'elle s'était déjà faitpiquer plusieurs fois par des guêpes, etaussi par des abeilles. Ça avait été desincidents sans gravité. Un peudouloureux, certes, mais sansconséquences. Alors quoi ? Un accidentvasculaire cérébral ? À moins que ça nesoit une tentative de suicide.

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L'angoisse lui nouait les entrailles.Le spectre de la culpabilité taraudait sonesprit. Sophie se demandait si ellen'était pas passée à côté de quelquechose. Anaïs avait-elle des problèmesqu'elle avait gardés pour elle ? Soncomportement était pourtant le même qued'habitude. Elle semblait avoir un peuplus d'appétit depuis quelques semaines.Elle disait parfois être fatiguée. Maisrien d'alarmant. D'ailleurs à la fin de sesdernières séances d'aïkido, son senseidisait qu'elle semblait plus dynamique,plus présente. Et à l'école… ça allait.Plutôt bien même. Anaïs avaitd'excellents résultats depuis la rentrée.Elle qui d'habitude était une élève

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moyenne. Bien sûr Anaïs avait été affectée par

le départ de son père. Un an auparavant,Daniel avait annoncé à Sophie qu'ilvoulait rompre. Leur couple battait del'aile depuis un certain temps. Il disaitqu'il n'était pas heureux. Que cela nepouvait pas continuer ainsi. Qu'ilsrestaient en couple par habitude. Quel'amour qu'il y avait eu entre eux n'étaitplus qu'un souvenir. Qu'il avait bienréfléchi avant de prendre sa décision.

Et Daniel était parti pour allers'installer dans le Sud de la France.Quelques jours après, Sophie avaitappris qu'il l'avait quittée pour une

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autre. Cela n'avait pas été une surprise.Elle en avait souffert, mais elle avait faitce qu'il fallait pour reprendrerapidement le dessus. Elle l'avait faitpour elle, bien sûr, mais aussi pour safille.

Les premières semaines Anaïs avaitété très triste. Sophie l'avait consoléecomme elle avait pu. Elles en avaientdiscuté à plusieurs reprises. Sophie luiavait expliqué que c'était normal qu'elleait de la peine. Que c'était normalqu'elle pleure. Que la situation était cequ'elle était. Que c'était comme ça. Qu'ilfallait l'accepter. Et surtout qu'elle nedevait pas se sentir responsable. Qu'ellen'y était pour rien.

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Les premiers mois Anaïs échangeaitrégulièrement avec son papa, sur le net,par téléphone. Puis la fréquence deséchanges diminua progressivement. Ildevint de plus en plus difficile pour lafillette de contacter son père. Celafaisait maintenant plus de trois mois queDaniel n'avait pas parlé à Anaïs. Detemps en temps un texto.

Sophie avait tenté de joindre Daniel

sur son portable. En vain. Elle lui avaitlaissé un message lui expliquant lasituation.

Une infirmière vint enfin voirSophie. En se fiant à la description quelui avait faite sa collègue, elle se disait

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que cette femme mince au teint basané,aux cheveux longs, ne pouvait être queMadame Damour.

– Bonjour… Madame Damour ?C'est bien ça ?

– Comment va-t-elle ? Elle s'estréveillée ?, s'empressa de demanderSophie.

– Non Madame. Je suis désolée maisvotre fille est toujours dans le coma.Elle respire normalement. Elle n'a pasde fièvre… c'est déjà ça. Bien sûrd'autres examens seront faits. Mais pourl'instant on n'en sait pas plus.

– Je peux la voir ?… s'il vous plaît.– Oui. Bien sûr. Venez. Je vais vous

accompagner jusqu'à sa chambre. Le

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Docteur Camayeux vous verra un peuplus tard.

Anaïs était dans une chambre où se

trouvaient deux lits, séparés par unrideau. Seul le bruit des machineslaissait supposer la présence d'un autrepatient. Habillée d'une blouse bleue,Anaïs était allongée, les yeux fermés, levisage inexpressif. Perfusion au brasgauche, monitoring cardio respiratoire.

Sophie garda à l'esprit cette image.Un corps inerte. Les membres étendus,lourdement posés. Un corps que la viesemblait vouloir abandonner.

Pendant plusieurs heures, Sophieresta au chevet de sa fille. Elle lui tenait

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la main. Elle caressait ses petits doigts.Elle lui parlait, en croyant fermementqu'Anaïs pouvait l'entendre. Des motsd'espoir. Des mots de tendresse. Parfoisdes larmes silencieuses. Et elle espérait.Elle espérait que ses mots d'amour, sesgestes tendres, ses larmes et ses prièrespouvaient aider sa fille à sortir de sonétat léthargique.

Le bref entretien qu'elle eut avec leDocteur Camayeux apporta à Sophie unpeu de soulagement. Le bilan biologiquen'avait rien révélé d'inquiétant. D'aprèsl'électroencéphalogramme le cerveaufonctionnait normalement. L'état d'Anaïsétait stable. Ça c'était très positif. Par

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contre, il était impossible de dire ce quiavait provoqué le coma.

Il était un peu plus de vingt-trois

heures quand Sophie quitta l'hôpital.Elle téléphona à Mélanie. Elle était chezJulie. Ses sœurs attendaient son appel.Dans les mots de Sophietransparaissaient sa peine et sa peur. Lapeur de perdre sa petite fille chérie. Ellereçu des mots de réconfort de la part deMélanie, puis de Julie. Des mots desoutien. Sincères et vrais. Naturellementelles viendraient. Elles seraient làdemain, pour être à ses côtés.

Sophie demanda à Mélanie deprévenir leur frère aîné, Laurent,

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fonctionnaire de police à Nancy.Bien sûr, ses sœurs évoquèrent

l'attaque du dragon. Mais sans tropentrer dans les détails. Ce n'était pas lemoment.

De retour chez elle, Sophie gara sa

voiture dans la cour. Elle alla fermer leportail. Mélusine était sortie de sa niche.La petite chienne, un royal Bourbon aupelage noir, vint près de sa maîtresse.Elle secouait la queue, visiblementcontente de la voir rentrer. Sophie prit lesac de croquettes dans le placard sous lavéranda. Elle se dirigea vers la niche,suivie de Mélusine. Machinalement, elleremplit sa gamelle.

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Elle essaya de nouveau de joindreDaniel. Sans succès. L'image de sa filleallongée, inerte, n'arrêtait pas des'imposer comme toile de fond à sespensées. Sophie avait les larmes auxyeux. Son esprit n'était que douleur etamertume. Elle avait mal à la tête. Dansla cuisine, elle alluma la lumière. Elleouvrit un des placards du haut. Elle pritle tube d'aspirine. Elle regarda l'eauremplir le verre. Le cachet blancplongea au fond de l'eau. Il commença àse dissoudre. Les petits bruits del'effervescence, les bulles qui montent,les projections. Ce qu'il en restaitremonta à la surface. Et finit pardisparaître. Elle réfréna ses larmes. Elle

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but la mixture d'une traite.Sophie alla ensuite prendre une

douche. Elle resta plus longtemps qued'habitude sous l'eau tiède. Elle revintvers le salon. Elle n'avait pas faim. Ellealluma la télé comme ersatz de présencehumaine. Elle éteignit la lumière et allas'allonger dans le canapé.

Et une idée folle lui traversa l'esprit.Elle ne put s'empêcher de penser qu'elleallait s'endormir, et un peu plus tard seréveiller, pour constater que tout celan'avait été qu'un mauvais rêve. Etretrouver Anaïs debout, réveillée,souriante. Et pouvoir la serrer dans sesbras. Pouvoir lui dire qu'elle l'aime. Lui

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faire à manger. Et Sophie éclata ensanglots.

Dans le canapé, elle ramena sesjambes vers son ventre, en positionfœtale. Elle continua à pleurer, ensilence. Elle avait la gorge serrée, ettoujours mal à la tête. Elle resta ainsi unlong moment, se sentant terriblementseule. Terriblement impuissante.

Le corps et l'esprit fatigués, la jeunefemme finit par sombrer dans lesommeil. L'écran plasma étaitmaintenant investi par des fourmisd'Argentine. Une voix disait : « Lacommunication se fait par des signauxchimiques. Elles suivent des tracesinvisibles… »

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Sophie se retrouva soudain devant la

case où elle avait grandi. Elle entra dansla cuisine, puis se déplaça dans lespièces exiguës de la petite maison. Ellene trouva personne. Elle éprouvait unsentiment de solitude qui s'intensifiait, àtel point qu'il en devenait douloureux. Àplusieurs reprises elle voulut crier,appeler ses sœurs, appeler ses parents,mais elle ne pouvait pas. Aucun son nesortait de sa bouche. Elle n'avait plus devoix. Dans la cour, elle vit une femmed'un certain âge, de dos, coiffée d'unecapeline de paille. Elle était occupée àarroser un parterre de fleurs. Sophie lavit tourner la tête et lui sourire. C'était

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sa mère. Mais Sophie savait, même dansses songes, que sa mère n'était plus dece monde. Emportée par l'épidémie deSRAS. L'idée de la mort lui rappelal'état dans lequel se trouvait Anaïs.

Sophie ouvrit les yeux. Elle tendit lebras pour prendre son portable posé surla table de salon. Elle regarda l'heure. Ilétait deux heures du matin. La télé s'étaittransformée en aquarium. Une raie mantabattait des ailes dans les profondeurs.

Le sentiment prégnant de solitude,

qu'elle avait ressenti dans son rêve,continuait à l'accabler dans le monderéel. Elle soupira en pensant à cettechambre d'hôpital. Ce lit en métal où sa

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petite fille dormait. Allongée, immobile,bercée par le bruit des machines. Unedouleur diffuse commença à se répandredans le corps de la jeune femme. Cettedouleur était plus vive au niveau de latête. Et une chose pour le moins étrangese produisit alors. Elle entendit :« Moman… mwin lé la. ». (« Maman…je suis là. »)

Sophie sursauta. En un éclair elle seredressa. Assise sur le canapé, elle étaitdéconcertée. C'était la voix d'Anaïs…un chuchotement… mais c'était bien savoix. Sophie passa ses mains sur sonvisage. Elle était bien réveillée. Cen'était pas un rêve.

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– Anaïs ?, dit-elle comme si sa fillese trouvait réellement dans la maison.

Elle éteignit la télé et alluma lalumière. Sophie se demandait si elle nedevenait pas folle. Elle traversa le salonpour se diriger vers petit couloirdonnant sur la salle de bain, les toiletteset la chambre d'Anaïs.

– Moman… mwin lé la.(– Maman… je suis là.)Une pensée lui traversa l'esprit

faisant tressaillir tout son corps. Unedouleur fulgurante déchira son âme.Anaïs était peut-être morte. Et cettevoix…

– Non Moman, mwin lé vivan.(– Non Maman, je suis vivante.)

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Sophie alluma la lumière dans lecouloir, puis dans la chambre d'Anaïs.Elle s'appuya ensuite contrel'encadrement de la porte. Elle se sentaitprête à défaillir. Elle balaya des yeux lapièce et se rendit à l'évidence. La voixde sa fille était seulement dans sa tête.Elle s'adressa à Anaïs, pendant que deslarmes perlaient de ses yeux, coulaientsur ses joues.

– O, mon Die. Anaïs, ou giny antannamwin ? Mi ièm aou ma chéri. Mwin léavèk ou… Moman lé la.

(– Oh, mon Dieu. Anaïs, tu peuxm'entendre ? Je t'aime ma chérie. Je suisavec toi… Maman est là.)

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Comme si ses jambes avaient étéincapables de soutenir plus longtemps lepoids de son corps, Sophie s'effondra.Un bruit sourd sur le carrelage. Puis lesilence.

Sophie n'était pas tout à faitinconsciente. Elle ressentait toujourscette douleur à la tête. Elle sentait aussile froid du carrelage. Mais son esprit seconcentrait sur ce qui était important.Anaïs. Elle entendit à nouveau sa fillelui parler. Toujours un chuchotement.

– Moman… i fo ou èd amwin.(– Maman… il faut que tu m'aides.)Sophie essaya de bouger, mais son

corps ne répondait pas. Rapidement lefroid et la dureté du carrelage

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disparurent. Les sensations du moelleuxd'un matelas, d'un oreiller. La tiédeurdes draps. Et elle entendait des bruits.Elle n'eut aucun mal à les reconnaître.Les bruits dans lesquels baignait lachambre double de l'hôpital. Le bruitdes machines. Puis des bruits de pas.Une porte qui se referme. Et de nouveaula voix d'Anaïs.

– Ou lé la ? Ou lé avèk mwin ?(– Tu es là ? Tu es avec moi ?)Les lèvres de Sophie ne pouvaient

pas bouger. Elle ne pouvait que pensertrès fort ce qu'elle voulait dire à sa fille.Pendant un bref instant elle lui fit savoirqu'elle l'aimait. Puis Sophie sombradans l'inconscience.

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La lumière artificielle continuaitd'éclairer la pièce. Du sang coulait deses narines. Sophie était étendue là, surle carrelage blanc et froid, dans un étatsemi-comateux.

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Chapitre 4 / Combat aérien

Les rayons du soleil n'éclairaient

pour l'instant que les crêtes rocheuses etle sommet des montagnes. La douce etchaude lumière allait envahirprogressivement la forêt primaire. Lesquelques nuages éparses ne faisaient pasle poids. Au fil de la journée la clartéirait se répandre partout, même dans lesgorges les plus profondes de l'Île de LaRéunion.

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Un hélicoptère remontait le canyonde la Rivière des Galets.

L'érosion avait patiemment creusé

dans le basalte ce ravin, qui faisait à cetendroit près de deux kilomètres de large.Les parois abruptes mesuraient descentaines de mètres de haut. Celle quidéfilait à tribord était, à certainsendroits, presque verticale. Les racinesbien ancrées dans la roche volcanique,attendant les ondées, les aversesbénéfiques, la maigre végétations'accrochait à la vie. À mi-hauteur, sedessinait un sentier à flanc de paroi. Lepassage des hommes avait tiré un traithorizontal, qui soulignait pour eux leur

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capacité d'adaptation au milieu. Unetrace éphémère et insignifiante pour laroche vieille de plusieurs centaines demilliers d'années.

En dessous de l'hélicoptère,serpentant au milieu de son lit majeur, larivière ressemblait à cette altitude à unmince filet d'eau.

Le EC 145 de la Section Aérienne

de la Gendarmerie avait décolléquelques minutes auparavant de la Base181 à Sainte-Marie. Six hommes étaientà bord. À l'avant, le pilote et lemécanicien opérateur de bord. Àl'arrière de la cabine se trouvaient

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quatre sacs à dos et quatre passagershabillés en treillis, portant des casques.

Deux hommes armés de fusilsd'assaut HK417 étaient positionnés dechaque côté, en face des portièresouvertes. Des jumelles en main, ilsscrutaient le ciel et les rempartsenvironnants à la recherche du moindremouvement suspect. Ils avaient tous lesdeux des harnais de sécurité leurdessinant une croix au niveau du buste. Ilfallait être prêts au cas où l'appareilaurait à faire des manœuvres à risques.Les ordres donnés aux militaires étaientclairs. Ils devaient tirer à vue sur lesdragons, depuis l'hélicoptère ou une fois

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que celui-ci les aurait déposés àdestination.

Un autre militaire était assis au

milieu de la cabine, sur la surfacemétallique du plancher. Une antennenoire dépassait de l'attirail qu'il avaitsur le dos. Elle trahissait le fait qu'ils'agissait de son matériel detransmission. Le première classe Nativelétait l'opérateur radio de cette section. Ilparlait depuis quelques secondes dans lecombiné. Il fit un mouvement vers ladroite, pour se rapprocher du sergent.Son supérieur était assis sur le seulsiège disponible à l'arrière de la cabine.

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– Le PC, Sergent, dit le soldatNativel en lui passant le combiné.

Le sergent Cazambo décolla sesjumelles de ses yeux, pour les laisserpendre à son coup. Il prit le combiné etentendit : « Sierra Alpha ici PapaCharlie. À vous. ».

C'était le Capitaine Delmas, quicommandait leur compagnie de combat.

– Papa Charlie je vous copie fort etclair. À vous.

– Est-ce qu'il y a du nouveau ? Àvous.

– RAS, aucune cible en vue. Jerépète. RAS, aucune cible en vue. Àvous.

– Bien reçu, Sierra Alpha. Terminé.

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Depuis que l'hélicoptère avait

décollé, c'était le premier appel du postede commandement pour le SergentCazambo. Mais il était conscient que lecapitaine savait avant même d'appelerqu'ils n'avaient encore rien repéré. LePC avait communiqué à plusieursreprises avec le pilote et le copilote. Deplus le système de caméras dont étaitéquipé l'hélicoptère avait tout filmédepuis le décollage. C'était plus un essaidu matériel de communication qu'autrechose.

Par contre, sans qu'aucun mot n'aitété dit à ce sujet, le sergent savait que lePC n'avait aucune information à leur

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transmettre au sujet des ciblesrecherchées. Ni les forces déployées ausol, ni l'autre hélicoptère de la SAGn'avaient pour l'instant repérer dedragon. Pas plus que la vingtained'hélicoptères civils réquisitionnés parles militaires.

Le sergent Cazambo tendit le

combiné à l'opérateur radio.– Vous croyez qu'ils sont toujours sur

l'Île, Sergent ?, demanda le soldatNativel.

– Je n'en sais rien. Mais si on lescroise, on va leur montrer que nous aussion peut cracher du feu.

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Le sergent, malgré les images qu'ilavait visionnées dans la nuit, restaitpragmatique. Tout en désignant un desdeux HK417 équipés de lunette de visée,il ajouta : « Avec ça on peut dégommerun éléphant à plusieurs centaines demètres. »

– Bien sûr, se contenta de dire lesoldat Nativel.

Il avait une certaine confiance dansle matériel. De plus, les soldats depremière classe Sery et Itema étaientd'excellents tireurs.

Au loin, entre les ravines et les

nombreuses crêtes rocheuses, onapercevait çà et là des petites tâches

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blanches noyées dans la végétation. Leshabitations des petits villages nichés aucœur du Cirque de Mafate. Dans cerelief tourmenté, des ravines et desheures de marches séparaient les petitsîlets. Aucune route. Les petits villagesn'étaient accessibles que par des sentiersescarpés ou par hélicoptère.

De part et d'autre de l'appareil lesremparts s'éloignaient. Le canyons'ouvrait sur le Cirque de Mafate.

Le sergent Cazambo quitta son siègeet vint se mettre à bâbord, près du soldatSery. Un genou sur le planchermétallique, il reprit ses jumelles enmain. L'opérateur radio avait lui aussirepris l'observation. Ils n'étaient pas

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trop de quatre pour surveiller lesalentours. Pour plus d'efficacité, lesergent avait réparti les zones desurveillance. Ces monstres ailés étaientgros et donc repérables de loin, mais ilspouvaient surgir de n'importe quelledirection.

– À dix heures, cria soudain le

soldat Sery, en désignant de l'index laforme qu'il voyait au loin.

– Je le vois, dit calmement le sergentCazambo.

Le soldat Nativel avait touchél'épaule du copilote, en lui désignant del'autre main la direction indiquée parSery. Le copilote avait dans la main la

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commande des caméras, semblable à unemanette de jeux vidéo. Les imagesétaient transmises à l'écran qu'il avaitdevant les yeux, et en direct au PC. Ilchoisit de prendre celle qui avait lemeilleur grossissement. Il réglarapidement l'orientation de la caméra.En même temps, il communiquait avec leCapitaine Delmas.

Le pilote fit en sorte que

l'hélicoptère soit en vol stationnaire. Lesergent avait attaché son harnais. Ils'était assis en tailleur, comme le soldatSery. Fusils d'assaut en main, les deuxmilitaires avaient maintenant l’œil rivé

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sur la lunette de visée. Le dragon devaitêtre à plus d'un kilomètre.

– On le laisse approcher encore unpeu, dit le sergent.

Sery ne répondit pas, concentré sursa cible. Il attendait patiemment. Soncœur battait vite, mais il respiraitcalmement. Le monstre approchaitrapidement. Il devait bien faire duquarante voire cinquante kilomètres-heure. Trajectoire rectiligne. Il fonçaitdroit sur eux.

Il était maintenant à environ cinqcents mètres de l'hélicoptère.

– Feu !, dit enfin le sergent.Les deux hommes tirèrent chacun une

dizaine cartouches, au coup par coup. À

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cette distance, ils avaient tous les deuxfait mouche, et à plusieurs reprises. Lemonstre ne semblait pas être affecté parles impacts de balles. Il volait toujoursdans leur direction. Ils continuèrent àtirer. Le soldat Sery fut le premier àvider son chargeur. Il en prit un autrerapidement.

– Mwin lé sur mwin la toush ali. Mikonpran pa.

(– Je suis sûr de l'avoir touché. Je necomprends pas.)

Le sens de ses paroles se perdit dansle vacarme des détonations. Le sergenttira les quelques cartouches qui luirestaient, juste avant que la cible nedisparaisse de sa lunette. Grâce à la

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caméra, le copilote avait saisi lamanœuvre du dragon. Le monstre avaitbifurqué vers sa gauche, disparaissantde l'écran.

– Il est où ? Quelqu'un le voit ?,demanda le sergent Cazambo.

Sa voix trahissait une certaineanxiété.

– Il est là !, cria le soldat Nativel.Il tendait l'index vers le ciel. Le

dragon, en quelques battements d'ailes,était monté à deux ou trois cents mètresau dessus de l'hélicoptère. Il commençaun piqué vers l'engin, qui était toujoursen vol stationnaire.

– Itema, en renfort !, cria le sergenten changeant de chargeur. Visez les

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ailes ! Visez les ailes !Le Sergent tira toujours au coup par

coup, visant toujours la tête, espérantatteindre les yeux. Les deux autressoldats tirèrent en rafale en direction desailes de l'animal. Les membranes depeau furent trouées. Les supports osseuxfurent brisés net à plusieurs endroits.L'intuition du sergent était bonne. Lesécailles des ces monstres les rendaientdifficiles à tuer. Les ailes étaient leurpoint faible. Le monstre tomba commeune pierre. Les soldats poussèrent descris de victoire.

Sur l'ordre du sergent, le soldatNativel appela le PC.

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– De Sierra Alpha à Papa Charlie. Àvous.

– Sierra Alpha, ici Papa Charlie.Parlez.

– Une cible touchée. Je répète. Unecible touchée. Leurs écailles résistentaux balles. Nous avons viser les ailes…

Pendant ce temps le dragon blesséétait descendu en chute libre. Mais à unecentaine de mètres du sol, contre touteattente, Sery et Itema le virent déployerses larges ailes. Le soldat Itema avait dumal à croire ce qu'il voyait dans sesjumelles. Les membranes de peaun'avaient gardé aucune trace des trousfaits par les balles. Les os paraissaientintacts. Les membranes avaient de

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nouveau la portance nécessaire pourvaincre la pesanteur. Le dragon plana àquelques mètres des rochers du lit de larivière. Il reprit rapidement de l'altitudeen battant vigoureusement des ailes.

– Sergent, il ne s'est pas écrasé !,cria Sery. Regardez ! Il remonte vers…

Le soldat Sery n'eut pas le temps de

finir sa phrase. Le feu embrasa lacabine.

Un autre dragon, que personnen'avait repéré, venait de faire un piquéquasiment à la verticale de l'appareil.En passant juste au dessus des pales del'hélicoptère, il venait de cracher sesflammes destructrices. Les hommes en

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proie aux flammes hurlèrent. L'appareilen feu alla percuter la paroi rocheuse,juste au dessus du sentier. L'explosiongénéra une énorme boule de feu et defumée. L'écho remonta jusqu'aux oreillesdes habitants du Cirque de Mafate.L'amas de métal brûlant tomba encontrebas, mettant le feu à la végétation.

Le dragon miraculé cessa de battre

des ailes. Il se laissa porter par uncourant d'air ascendant pour allerrejoindre son congénère.

Les images transmises au PCamenaient une seule conclusion. Cesmonstres sortis d'on ne sait où étaientrapides, belliqueux, et très coriaces.

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Chapitre 5 / Le Volcan

La Range Rover blanche n'avançait

pas très vite sur ce chemin de la Plainedes Sables. La route forestière duVolcan, à cet endroit, n'avait deforestière que le nom. Aucun arbre. Unevégétation quasiment inexistante. Uneétendue de sable noir. Un sol désertique.Des roches basaltiques. Un paysagerévérant la puissance du minéral,baignant dans un silence austère,

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saisissant, magistral. Un paysage lunaireen guise de route forestière.

Le 4x4 avança de quelques centainesde mètres. La route était de nouveaubordée de quelques buissons. Leurombres s'étiraient sur les lits de scories.Il faisait encore un peu froid. Le soleilvenait de se lever. Les forces de vieréveillées s'activaient doucement. Desoiseaux commençaient la journée enchantant. Une magnifique journées'annonçait, vu le temps.

André avait la peau noire, les

cheveux crépus, les yeux marron. Tout enconduisant, il fredonnait les parolesd'une chanson bien plus vielle que lui.

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Sur le siège passager, Claire, sa femme,avait un sourire radieux. Elle avait lesyeux bleu-vert, les cheveux châtain clairet la peau d'un blanc laiteux. Elle avaitun petit grain de beauté sur la partiedroite du visage, juste au dessus de lacommissure des lèvres. Elle pianotaitsur sa tablette tactile, en écoutant d'uneoreille distraite la musique des annéesquatre-vingt que diffusait l'autoradio.Elle regardait les photos de son neveu.Sa sœur, Estelle, qui habitait àVilleurbanne, les lui avait envoyéesquelques semaines auparavant. Kaderavait déjà deux ans. Claire prévoyait unvoyage en fin d'année. Elle avait hâte devoir ce petit bout de chou en chair et en

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os, de revoir sa sœur, ses parents.Meyzieu. La maison de son enfance.Encore quelques mois à attendre. Ellesouriait.

André ne doutait pas que cette

journée de samedi serait aussi belle quecelle de la veille. Une journée queClaire et lui avaient passée à faire ducamping à la Plaine des Palmistes, à unevingtaine de kilomètres de là.

Être relativement coupés du monde.Monter une tente, cuisiner au feu debois. N'avoir à penser qu'aux problèmesconcrets d'une journée. André appréciaitla simplicité et l'authenticité de telsmoments. Claire, quant à elle, aimait

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modérément le camping. Elle apportaittoujours de la lecture. Elle avait entamé« La nuit des temps » de Barjavel, avecune certaine délectation.

Les trois voitures garées sur le

parking du Pas de Bellecombe étaientvides. Les randonneurs matinaux avaientsûrement profité des premières clartésdu jour pour avancer sur le sentier, sedirigeant vers le Volcan.

Cette absence de présence humainen'avait pas échappé à André quand ilavait garé son 4x4. Pendant que « Cargode nuit » sombrait dans le silence pourlaisser émerger « Les démons deminuit », André sortit rapidement et alla

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d'un pas pressé derrière un buisson poururiner.

Claire était sortie elle aussi. Elleprit les deux sacs qui se trouvaient dansle coffre du 4x4. Son petit sac à dos et lesac de randonnée de son mari, nettementplus lourd. Quand André revint verselle, elle lui fit un petit sourire.

Claire et André avaient tous les deux

dépassé la quarantaine. Cela faisait plusde vingt ans qu'ils se connaissaient. Ilss'aimaient. Ils s'aimaient vraiment. Ilss'étaient connu à la fac.

Ils étaient en couple depuis plusieursannées quand ils décidèrent deconcevoir un enfant. Elle avait la

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trentaine et était en bonne santé. Elle sevoyait déjà enceinte. Elle resplendissaitde bonheur à l'idée d'être maman.

Mais même après plusieurs mois,leurs corps qui fusionnaient souvent neleur livraient que du plaisir. Son ventrerestait désespérément plat. La courburede la vie ne se dessinait pas. Aucune vieen Claire ne voulait venir.

Les tentatives répétées defécondation in vitro furent longues etinfructueuses. À l'époque elle éprouvaitl'envie, le besoin viscéral de porter unenfant. De porter « son » enfant. Ellemaudissait la Nature qui en avait décidéautrement.

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La succession d'échecs avaitprogressivement entraîné Claire dansune spirale de douleur et de larmes. Ellene voulait pas entendre parlerd'adoption. Pendant cette dure épreuve,André avait fait preuve de beaucoup depatience. Tout en se sentant désarmé faceà la douleur destructive de sa bien-aimée. Il avait été à ses côtés, lasoutenant, la réconfortant, l'aimant d'unamour puissant.

Le combat avait duré cinq ans.Aucun enfant n'était venu illuminer leurvie. Mais leur amour s'était renforcé.Renforcé pour la vie.

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André était ravi que Claire aitaccepté de venir faire cette petiterandonnée avec lui. Il était plutôt rarequ'elle l'accompagne sur les sentiers. Ilsavait pertinemment qu'elle avaitaccepté uniquement pour lui faireplaisir, et non par plaisir de marcher unequinzaine de kilomètres. Elle n'aimaitpas ça. D'ailleurs Claire avait del'aversion pour tout ce qui pouvaitressembler de près ou de loin à du sport.

Ses kilos « en trop » l'éloignaientdes canons suicidaires de la mode. Maisils faisaient naître des éclairs d'enviedans les yeux et l'esprit de son homme.Ils appréciaient tous les deux ces oragesélectriques et humides de passion

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érotique, qui arrosaient régulièrement lepays de leur amour.

Ils étaient plutôt casaniers. Ilssortaient le plus souvent pour se faire unpetit restaurant, pour aller chez des amisou chez la famille d'André. Ils allaientrarement à des concerts, maisrégulièrement au cinéma. Ils aimaient leseptième art. L'aventure, le risque, lefantastique, oui, mais par acteurs, paravatars interposés.

André ramassa son sac, appuya sur

la clé pour verrouiller les portières. Ilmit les clés dans une petite poche du sacde randonnée.

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Le sentier, sur une centaine demètres, était sécurisé par une barrièrequi longeait le bord de la caldeira. Aubout de quelques minutes, ils s'arrêtèrentpour admirer le paysage. Andréregardait au loin, pensif. Pour un espritaverti comme le sien, le minéral noir, lebasalte, n'était pas synonyme de mort,mais le support même de la vie. Mêmesur des laves relativement récentes, lamère minérale faisait naître en son seinet nourrissait des îles végétalesclairsemées.

André et Claire reprirent leuravancée. Même s'il connaissait cepaysage depuis l'enfance, Andrés'émerveillait toujours face à tant de

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beauté baignant dans tant de silence.Claire le suivait, marchantnonchalamment. Ils avaient parcouruprès de quatre cents mètres. Ils n'allaientpas tarder à arriver à la partie du sentierqui descend au fond de la caldeira, cettedépression circulaire de plusieurskilomètres de diamètre. Ils s'arrêtèrent ànouveau. André regardait toujours auloin.

– C'est quoi ça ?, dit-il en regardanten direction du Piton de la Fournaise.

Ils étaient nombreux. De loin, onaurait dit des oiseaux s'élevant enspirale. Mais aucun oiseau ne pouvaitêtre visible à l’œil nu à cette distance.Après quelques secondes de

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stupéfaction, Claire commençait à avoirpeur. André posa son sac par terre etpris rapidement les jumelles qui s'ytrouvaient. Il les porta à ses yeux.

– Il faut partir chéri, lui dit sa femmed'une voix tremblante. Il faut retourner àla voiture.

Ce que vit André avec les jumelles

lui noua la gorge. Des dragons. Desdizaines de dragons qui s'élevaient entournoyant et qui se dispersaient danstoutes les directions. Certainssemblaient venir vers eux. Il prit les clésde voiture et son portable, mais laissa lesac par terre.

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– Ce sont des… des dragons. Et y'ena qui viennent par ici.

Il était inutile d'ajouter qu'il fallaitdétaler au plus vite. D'ailleurs Claire neposa pas de question, ne fit pas decommentaire. Elle commença à courir.Courir. Atteindre le 4X4 au plus vite.Elle ne pensait qu'à ça.

André aurait pu aller plus vite que safemme, mais il s'y refusait.

– Plus vite chérie. Plus vite !, cria-t-il pour l'encourager.

Ils étaient à un peu plus de deux

cents mètres du parking quand Andréentendit des voix au loin. Il se retourna.Il vit deux hommes qui couraient dans

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leur direction. Levant les yeux au ciel, ilvit un dragon qui se rapprochaitdangereusement. Il leur restait une tropgrande distance à parcourir. Ni lui niClaire ne pourraient atteindre la voiture.Ils n'en auraient pas le temps.

– Il faut se cacher, dit-il. Tout desuite.

Elle était essoufflée par tant

d'efforts. Elle se retourna, levant lesyeux, vit le dragon. Elle tressaillit depeur. Elle suivit son mari sans dire unmot. Ils se précipitèrent dans lesbuissons les plus proches, assez grandset assez touffus pour les dissimuler auxyeux du monstre. Ils s'accroupirent, se

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firent tout petits. André serra sa femmecontre lui. Claire respirait la boucheouverte. Trop bruyant.

– Ne bouge pas, dit André à voixbasse.

Elle allait lui répondre mais Andréposa les doigts de sa main droite sur labouche de sa femme. Elle respira par lenez, plus silencieusement.

André n'avait vu qu'un dragon audessus d'eux. Il espérait qu'il était venuseul. Il lui semblait évident que cedragon était venu vers eux comme unprédateur vient vers une proie. Il y avaitdes chances pour que le monstre prenneen chasse les deux hommes restés sur lesentier. Plus visibles. Cette pensée lui

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traversa l'esprit. Le dragon pouvaits'attaquer à ces deux hommes et leslaisser, Claire et lui, en vie. Que lavision du dragon soit ou non basée sur lemouvement, il n'aurait aucun mal àrepérer ces deux hommes avec leursvêtements flashy. Surtout s'ilscontinuaient à courir. Il en vint à espérerque ce soit le cas. La survie est uneoutre remplie de réalisme, où certainsversent parfois quelques gouttes decynisme. André espérait. Il espérait detoutes ses forces. Il espérait que Claireet lui restent en vie.

Au bout de quelques secondes, lesdeux hommes arrivèrent à leur hauteur.Ils étaient équipés de camelbaks. Ils

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couraient vite. Très vite. Mais pas assezvite. Ils firent encore quelques fouléesquand un jet de flammes les embrasadans leur course. Des hurlements sefirent entendre. Le dragon passa enplanant juste au dessus des deux hommesen proie aux flammes.

À travers la végétation, André vit

l'un des deux sportifs faire desmouvements désordonnés en hurlant dedouleur. L'autre se roulait par terre,essayant ainsi d'éteindre le feu quil'assaillait. Sans succès. Desmouvements, des hurlements. Dessecondes qui n'en finissaient pas. Puisl'un après l'autre, ils cessèrent de

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bouger. Les flammes continuèrent àconsumer la peau et les vêtements desdeux hommes pendant quelques instants.Les deux corps dégageaient une odeurforte. Une odeur de tissus, de plastiqueet de chairs brûlés.

André et Claire restèrent immobiles,transis de peur.

Le dragon revint vers ses victimes.

Les battements d'ailes firent trembler lamaigre végétation alentour, dans unenuage de poussière, de feuilles de branleet d'autres débris végétaux. Les flammescommençaient à s'éteindre. Le monstrese posa à une dizaine de mètres des deuxcorps. Il poussa un grognement qui

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mêlait la férocité du rugissement et lesaccadé du coassement. Un cri puissant,terrifiant, qui dura plusieurs secondes.

Claire, qui avait fermé les yeux aumoment où elle avait vu les flammes, lesavait rouverts. Elle regardait endirection du monstre ailé. Elle étaitterrifiée.

Le dragon avança de quelques

mètres, en s'aidant de ses ailes repliéescomme de pattes avant. Les écaillesbleutées qui recouvraient son corpsreflétaient la lumière du soleil levant.Les deux spectateurs étaient figés dansun silence et une immobilité absolus.

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Leur vie en dépendait. Ils en étaientpleinement conscients.

Le dragon renifla les deux carcassesfumantes. Il ouvrit la gueule pour sesaisir de l'un des corps au niveau dubuste. Avec son cou puissant, l'animal lesouleva avec une facilité déconcertante.Plusieurs mouvements successifs,comme ceux des crocodiles, pour que lecorps soit bien positionné dans sagueule. Dans le sens de la longueur. Et laseconde d'après, les os craquèrent sousla pression des puissantes mâchoires.Au fur et à mesure que le corps étaitbroyé, le sang coulait sur la mâchoireinférieure de l'animal. Le sol basaltiquese colorait déjà de tâches rouges.

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Des larmes coulaient sur le visage

de Claire, en silence. Elle ferma lesyeux de nouveau. Mais elle entendait.Elle entendait les os craquer. À quelquesmètres. Des petits spasmes de douleurlui parcouraient le corps. Elle serra lesdents et fit un effort pour ne pas vomir.

L'air siffla au dessus d'eux. Uneombre glissa sur le sol. Ni lui ni elle nelevèrent la tête. Claire sentit un liquidechaud couler entres ses jambes. Ellen'éprouva aucune honte. La peur nelaissait pas de place pour d'autresémotions ou sentiments. Elle sentait soncœur battre dans sa poitrine. Ellefrissonnait. André, qui regardait

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toujours, vit un des pieds tombé de lagueule du dragon. La basket encorefumante.

Le second dragon, un peu plus petitque l'autre, se posa. Il se saisit dusecond cadavre, qui subit le même sortque le premier.

Quelques instants plus tard, le plus

gros des deux dragons déploya ses ailes.Les puissants battements firent tremblerde nouveau les îlots de végétation.Quelques mouvements lui suffirent pourprendre de la hauteur. Puis il entama unespirale ascendante, les ailes déployées.Son congénère ne tarda pas à le suivre.

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Ils s'éloignèrent du Pas de Bellecombe,en volant en direction de l'ouest.

– Ils sont partis, dit André en parlantà voix basse.

Claire ouvrit enfin les yeux. Elleregarda vers le ciel et soupira : « Jeveux rentrer. »

André la serra fort dans ses bras.Elle lui dit à nouveau, en sanglotant :« Je veux rentrer. Je veux rentrer à lamaison. »

– Attend-moi là. Je vais cherchermon sac et je reviens tout de suite. Restecachée.

Il l'embrassa, tendrement.Avec ces monstres dans le ciel,

André se disait qu'ils étaient dans une

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situation de survie. Le sac contenait del'eau et de la nourriture. Rien negarantissait qu'ils allaient pouvoirrentrer chez eux avant d'avoir soif oufaim.

André se dirigea vers la barrière quilongeait le sentier. Il scruta le ciel endirection du Volcan. Il ne vit aucunemenace planer. Il alla rapidementrécupérer son sac. Il revint vers safemme, en regardant souvent vers le ciel,dans toutes les directions. Ils sedépêchèrent de rejoindre leur RangeRover.

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Chapitre 6 / Ravages

Quand Sophie se réveilla, il était

presque sept heures. Elle était allongéedans le lit d'Anaïs. Elle se rappelaitl'échange qu'elle avait eu avec sa fille.Était-ce vraiment arrivé ? Ce phénomènepouvait très bien être le fruit de sonimagination. À part le fait qu'elle s'étaitévanouie, elle ne savait plus très bien.Tout s'embrouillait dans sa tête.

Elle alla dans la salle de bain. Elleavait un peu de sang séché sous le nez, et

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aussi sur le menton. « Ça ne prouverien. », se dit-elle. Elle se débarbouillarapidement, avant de descendre prendreson portable. Ses sœurs avaient essayéde la joindre depuis le début de lamatinée. Il y avait six appels manqués,trois messages sur le répondeur et deuxtextos. Mélanie et Julie parlaient desdragons et demandaient à Sophie derappeler le plus vite possible.

Elle alluma la radio. Ce qu'elleentendait sur les ondes confirmait ce quedisaient ses sœurs. Les dragons étaientnombreux. Plusieurs attaques avaientdéjà eu lieu. Sophie appela Mélanie.Après deux sonneries elle entendit lavoix de sa sœur.

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– Allo.– Allo, Mélanie ?– Wi Sophie, sé Mélanie. Sa va ?

Nou té trakasé pou ou. Ou réponn patéléfone don ?

(– Oui Sophie, c'est Mélanie. Ons'inquiétait pour toi. Tu ne réponds pasau téléphone ?)

– Mélanie, la ariv amwin in nafèrbizar…

(– Mélanie, il m'est arrivé quelquechose de bizarre…)

Sophie expliqua à sa sœur qu'elles'était évanouie, qu'elle avait dormi unepartie de la nuit sur le carrelage de lachambre d'Anaïs, et qu'elle venait toutjuste de se réveiller. Elle mentionna le

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fait qu'elle avait saigné du nez, mais pascette histoire de communicationtélépathique avec Anaïs. Elle se disaitqu'elle le ferait plus tard, une fois queles choses seraient plus claires dans sonesprit. Ça pouvait attendre. Elle lui ditsurtout qu'il n'était plus question qu'ellesviennent sur Saint-Paul. C'était troprisqué. Elle leur donnerait desnouvelles, aussitôt qu'elle en aurait.

En écoutant la radio, Sophie seprépara une infusion à base de romarin.En buvant sa tisane, elle repensa à cequi s'était passé dans la nuit. Elle sedisait qu'elle avait sûrement rêvé. Il y ades rêves qui semblent si réels.

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Elle réfléchissait surtout à commentelle allait s'organiser pour être auprèsd'Anaïs. Puisque circuler étaitdangereux, le mieux c'était qu'elle aille àl'hôpital et qu'elle y reste…

Assise dans le canapé, Sophie sentitsoudain une immense fatigue l'envahir.Et un mal de tête fulgurant. Sophie sesentait défaillir…

Elle s'effondra dans le canapé.Inconsciente. La tasse tomba par terre,renversant sur le tapis du salon le peutisane qu'elle contenait.

Sophie se retrouva assise sur une

natte de plage, à l'ombre des filaos. Àcôté d'elle Anaïs était allongée sur le

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dos, les yeux fermés. Elle reconnaissaitl'endroit. La plage de l'Ermitage. La merétait très calme. Il n'y avait presque pasde brise. Quelques nuages blancs. Ilfaisait beau. À part elle et sa fille, il n'yavait personne ni sur la plage, ni sousles filaos. Des moineaux, destourterelles striées, quelques pigeons.Elle regarda Anaïs. Sa fille garda lesyeux fermés et commença pourtant à luiparler.

– Moman… tout sak la arivé depiyèr, sé mwin loter…

(– Maman… tout ce qui est arrivédepuis hier, c'est de ma faute…)

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Sur la route qui les ramenait chezeux, au Tampon, Claire et Andréécoutaient la radio.

Très tôt l'attaque de l'hélicoptère dela gendarmerie avait été relatée sur lesondes. Elle avait été confirmée de façonofficielle. Plusieurs témoignages sur lesradios locales parlaient de dizaines dedragons vus dans la région du Volcan.Une voiture attaquée sur la route desPlaines, une femme tuée et emportée.Une vache brûlée à la Plaine de Cafres,à proximité de la boite de nuit « LaSoucoupe Volante ». Dans les hauts deSaint-Joseph, c'est la maison d'unéleveur de porc qui avait subi lesassauts d'un de ces monstres. Son fils

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avait eu le temps de prendre son fusil dechasse. Les plombs n'avaient eu aucuneffet sur le dragon. Le quinquagénaireavait été tué sous les yeux impuissantsdu jeune homme. Le monstre avaitdisparu dans la brume, emportant lecadavre de son père dans sa gueule.

André et Claire avaient quitté la

RN3 pour s'engager dans la rue HubertDelisle. Quelques instants plus tard laRange Rover tourna à gauche, dans larue des Palmiers. La maison était en vue.Un beau pavillon cossu. La maison desVolney était relativement isolée. Lesvoisins les plus proches habitaient à unebonne cinquantaine de mètres.

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Prendre une douche. C'est lapremière chose que fit Claire enrentrant. Quand elle revint vers le salonAndré était devant la télé. Après cequ'ils avaient vu ce matin là, ils ne furentque relativement impressionnés par lesimages de l'attaque de la veille. Desimages qui tournaient en boucle surplusieurs chaînes, locales et nationales.Avec son portable André avait fait àplusieurs reprises les numéros de sonpère, de sa mère, ainsi que celui de sasœur. Ils habitaient tous les trois le Nordde l'Île. Il n'avait pas réussi à lesjoindre ; ça tombait directement sur lamessagerie. Il avait laissé le mêmemessage, leur demandant de le rappeler

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au plus vite. Le téléphone fixe nefonctionnait pas non plus. Il n'y avaitmême pas de tonalité. André essayad'aller sur le net, mais ce fut un échec àchaque tentative. André et Claire sedisaient que c'était peut-être dû auxincendies.

Vers huit heures les dragons avaient

fait six victimes supplémentaires. Maisd'après ce qui se disait sur les ondes, ily avait de bonnes raisons de penser qu'ily en avait d'autres. On recensait déjàplus d'une douzaine d'incendies. Lesappels sur Radio Kréol se succédaient ettransmettaient les informations en direct.

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À Sainte-Marie un camion dessoldats du feu avait été attaqué. Troispompiers avaient péri. L'un des corpsavait été emporté. Une station serviceavait explosé dans le Sud de l'Île, à laRavine Blanche. On avait vu un dragons'envoler avec dans ses griffes le corpsd'un automobiliste. L'explosion avaitsûrement fait des victimes. Une dizaine,peut-être plus. Personne ne savaitvraiment.

À Saint-Pierre, dans le quartier deBasse Terre, une attaque avait eu lieu surun parking, à proximité d'un grouped'immeubles. Plusieurs voitures avaientbrûlé. Le feu s'était rapidement propagéaux habitations, avant que les pompiers

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ne puissent intervenir. Les habitantsavaient fui comme ils avaient pu.Certains d'entre eux avaient étéaccueillis provisoirement par leshabitants des immeubles voisins. Onavait eu un exemple de solidaritésimilaire dans le quartier du Chaudron, àSaint-Denis.

Les incendies se multipliaient un peu

partout dans l'Île.En milieu de matinée, des centaines

d'hectares de canne à sucre avaient déjàété réduits en cendres. Les incendies lesplus dévastateurs ravageaient deschamps dans le Sud, à Saint-Louis et auTampon notamment, mais aussi dans

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l'Est, à Saint-Benoît, Saint-André etSainte-Marie. Les fumées, portées parles alizés, rendaient l'air difficilementrespirable pour ceux qui habitaient nonloin des zones dévorées par lesflammes. Une pluie de cendres noires,résidus des feuilles de canne brûlées,tombait un peu partout. Les rayons dusoleil étaient filtrés par la fumée.L'ambiance était rouge. Rouge feu.Rouge sang.

Les pompiers faisaient ce qu'ilspouvaient vu les circonstances. Mais ilsétaient incapables de faire face à autantde sinistres simultanés. Il fallait fixerdes priorités. Il était évident que lesincendies qui touchaient les zones

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forestières, ou les champs de canne àsucre, n'en faisaient pas partie.

Cette annonce avait fait réagir le

président de la Chambre d'Agriculture.En pleine période de coupe, les ravagesprovoqués par les dragons avait étéqualifiés de « catastrophiques ».

On savait dès à présent qu'onatteindrait pas les deux millions detonnes de cannes nécessaires pouréquilibrer les comptes. Mais bon, depuisde nombreuses années maintenant lafilière avait été consolidée durablement.La plupart des employés agricolestravaillaient dans le cadre d'un contrataidé. Les champs de canne, un peu plus

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de vingt milles hectares, avaient étérachetés progressivement par unedouzaine de grands propriétaires. C'esteux qui tiraient un bénéfice substantielde la production de sucre, de rhum et debagasse utilisée dans les centralesélectriques thermiques. Des gensinfluents. Des hommes d'affaires quiavaient investi dans d'autres domainesd'activité. Financièrement, ils avaientles reins solides. Même si tous leschamps devaient brûler, ils trouveraientle moyen de faire renaître la filière deses cendres.

Les pompiers ne se déplaçaient que

pour essayer de sauver des vies

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humaines ou éteindre des incendies surdes sites sensibles. Pour des raisons desécurité, ils étaient toujoursaccompagnés par des militaires.

Vers huit heures trente le préfet,Jean-Pierre Blason, avait déclaré l'étatd'urgence sur les ondes de RadioRéunion. Un couvre feu interdisait toutecirculation. En ce samedi matin, les ruesétaient déjà vidées par la peur. Laplupart des gens se terraient chez eux.

Au Port, un incendie se déclara àproximité de la zone de stockage desproduits pétroliers. Des pompiers de lacommune arrivèrent rapidement sur leslieux du sinistre. Plusieurs camionsd'une commune limitrophe, celle de La

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Possession, vinrent en renfort. La luttedura une bonne partie de la matinée. Onavait pu éviter que les deux cent millemètres cubes d'hydrocarbures stockés neprennent feu.

Un dragon avait attaqué les pompierspendant cette intervention. Il avait ététouché par les tirs des militaires. Il étaitau sol, et il ne bougeait plus. Ils avaientvraiment cru que le monstre était mort.Les hommes en treillis s'étaientrapprochés, victorieux. Mais le dragons'était rapidement remis sur pied. Il avaittué quatre militaires, et emporté une deses victimes.

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Les flashs spéciaux se succédaient.Vers dix heures, deux attaques furentsignalées à l'Île Maurice. Trois morts.Le temps d'évacuer les rues et des'attaquer aux incendies qui semultipliaient, le bilan s'était alourdiconsidérablement dans l'île sœur. Enmoins d'une heure, on dénombrait unedizaine de victimes supplémentaires.

Une question était sur toutes les

lèvres, et revenait de façon récurrentelors des interventions radiophoniques.D'où venaient ces monstres ?

En fin de matinée, MonseigneurLebel, l'évêque de la Réunionnouvellement nommé, avait pris la

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parole sur les ondes de Radio Kréol. Ilparlait du Volcan comme d'une bouchede l'enfer. Ses paroles, qui en tempsnormal auraient prêté à sourire, étaientprises au sérieux par un nombreimportant d'auditeurs. Et pas seulementpar les personnes de confessioncatholique. Il affirmait que les dragonsétaient des démons. Et que c'était bien lecomportement des hommes qui avaitouvert les portes de l'enfer. En clair, ilfallait prier, changer son cœur et s'enremettre à la clémence du Père Créateur.Il continua à s'exprimer pendantplusieurs minutes, mais l'annonce d'uneintervention imminente du préfet mit un

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terme provisoire à ces considérationsthéologiques.

Un peu avant midi le préfet exprima

sur un ton solennel le décomptemacabre. En prenant en compte lesinformations disponibles, la préfectureavait dénombré trente-cinq personnestuées directement par les dragons. Unevingtaine de personnes étaient portéesdisparues. De plus, les incendiesgénérés par ces monstres avaient faitdix-huit morts et plus d'une trentaine deblessés graves.

Sciemment, le représentant de l’Étatavait omis de donner l'estimation dunombre de personnes qui avaient été

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dévorées. Celles qu'on avait vues êtreemportées. Et d'autres, parmi lespersonnes que l'on considérait commedisparues. Le préfet rappela les règlesde sécurité en vigueur pendant cet étatd'urgence. Une organisation de crise semettait progressivement en place. Ils'agissait avant tout de protéger lapopulation et de secourir les victimes. Ilétait demandé aux citoyens de « fairepreuve de sang froid et de solidaritédans cette dure épreuve ».

Les journaux télévisés de la mi-

journée montraient les images desravages causés par les dragons.Maisons, immeubles, voitures et champs

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brûlés. La télé était une fenêtre sur deshorreurs pas si lointaines. Alors mêmeque les fenêtres de certains donnaientsur l'horreur en temps réel. Aucunechaîne ne montra les images de corpscalcinés. Elles n'étaient visibles que surle net.

L'après-midi les attaques furent

moins nombreuses sur le solréunionnais. Cinq morts et une douzainede blessés. Certains de ces monstresétaient-ils rassasiés ? Combien étaient-ils réellement ? Combien étaient restéssur l'Île ? Beaucoup de questions quirestaient sans réponse.

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Dans l'après-midi les autoritésmauriciennes recensèrent d'autresattaques. Les chiffres annoncés parlaientde sept morts et deux disparus. Soit unevingtaine de morts en comptant lespersonnes tuées dans la matinée. En find'après-midi les dragons firent leursdeux premières victimes malgaches àTamatave.

Bien sûr, tous les pays appartenant à

l'Union Économique et MonétaireTransatlantique déconseillaient à leursressortissants de se rendre dans la zone.

La présidente des États-Unisd'Europe, Alexandra Schumann, avaitdéjà fait une allocution concernant ces

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événements. Un discours censé rassurer.En premier lieu les habitants des pays del'Union Africaine. Selon cettedéclaration, « tous les moyensdisponibles seraient mis en œuvre pourprotéger la population. » Après lesattaques survenues sur la Grande Île, oncraignait que ces monstres atteignentrapidement les autres pays africains, etle reste du monde.

On attendait une intervention duprésident de l'Union Nord-Américaine,Kerry Smith, nouvellement élu.

À La Réunion, les fumées des

incendies qui s'élevaient dans le cielflamboyant annonçaient une nuit qui

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serait longue. La question cruciale étaitde savoir si les attaques allaientcontinuer pendant la nuit. La premières'était déroulée vendredi soir. Aucunen'avait été signalée durant la nuit devendredi à samedi. Logiquement, unespoir sérieux était permis. Mais lacrainte viscérale que ces monstresprofitent des ténèbres pour continuerleur carnage était plus forte que lalogique. La plupart des foyersréunionnais étaient plongés dans la peur.

Ironie du sort, pour des raisons de

sécurité on avait décidé d'incinérer lescorps des victimes de cette journéed'horreur. Les enterrements avaient été

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considérés comme trop dangereux. Deslarmes mouillaient les yeux. Des prièresmontaient aux cieux.

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Chapitre 7 / Dérangée

Le téléphone fixe sonna vers vingt-

deux heures. C'est Claire qui décrocha.– Allo.– Allo. Bonsoir. Pourrais-je parler à

madame Volney s'il vous plaît.– Je suis madame Volney…– Ce que je vais vous dire va vous

paraître bizarre. Très bizarre.Complètement fou. Mais s'il vousplaît… s'il vous plaît ne raccrochez pas.Je m'appelle Sophie. J'ai besoin d'aide

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et ça ne peut pas attendre. Je veux justevous parler… mais sans…

Malgré ses hésitations, Sophie

parlait vite, très vite, comme si le tempsétait compté. Claire aurait pu mettre finà cette conversation. Elle aurait pu. Ellel'aurait fait en temps normal. Letéléphone fonctionnait de nouveau.André voulait téléphoner à ses parents,et aussi à sa sœur, pour savoir si toutallait bien pour eux. Quelquesexplications polies, un peu de fermeté, etelle aurait raccroché en moins d'uneminute.

Mais Claire hésita. Elle étaithabituée à analyser ses propres ressentis

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en temps réel. La psychologue necomprenait pas pourquoi elle éprouvait,à cet instant précis, autant d'empathiepour cette étrangère au bout du fil. Peut-être une conséquence de ce qu'elle avaitvécu ce matin là. La voix de soninterlocutrice trahissait un certaindésarroi. L'écho de celui-ci dans lecœur de Claire fit pencher la balance.Elle ne savait pas très bien pourquoi,mais elle décida de lui venir en aide.Claire répondit d'une voix rassurante.

– Prenez votre temps. Ne vousinquiétez pas, je ne vais pas raccrocher.Si vous voulez que je vous aide…

– Je dois vous dire ce qui m'arrive.Bien sûr. J'ai une fille. Elle a neuf ans

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et… ce qui se passe en ce moment avecles dragons… comment dire ?… Elle l'arêvé.

– Vous voulez dire qu'elle a fait descauchemars avec des dragons ?

– Non. Non, c'est pas ça. Elle l'arêvé au moment même où ça se passait.Elle était en train de rêver de l'attaquede vendredi quand elle a eu lieu. Vouscomprenez ?

– Ça c'est ce qu'elle vous a dit, maisvous…

– Elle ne ment pas, si c'est ce quevous croyez. Non. Non, elle ne ment pas.Je suis sa mère et…(Après un brefinstant de silence et un soupir, Sophiecontinua avec une voix qui trahissait des

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larmes.) et elle est…(soupir) elle estdans le coma.

– Madame, vous me dites que votrefille est dans le coma, et qu'elle vousraconte ses rêves ? C'est ce que vous medites ?

Sophie fit un effort pour se ressaisir.Elle inspira bruyamment.

– C'est pour ça que je vous appelle,lui dit Sophie en parlant toujours trèsrapidement. Elle ne me les a pasvraiment racontés. Elle n'a prononcéaucun mot. Mais sa voix a résonné dansma tête. Elle m'a même montré desimages. Comme des flashs. J'ai vu, j'aientendu… comme si j'étais sur place aumoment où ça se passait. Elle dit que

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tout ce qui arrive c'est de sa faute. Queles dragons c'est elle qui… Madame,elle m'a montré le premier dragon. Ilétait gros comme un pigeon. Vous pensezsûrement que je suis folle. Je sais bienque tout ça paraît insensé mais…

Sophie ne savait plus quoi dire pourparaître un tant soit peu convaincante.

– Sa voix résonne dans votre tête, ditClaire sur un ton qui faisait ressemblerl'affirmation à une question.

– Aujourd'hui j'ai dormi à plusieursreprises. Et à chaque fois elle est venueme parler en rêve.

– Donc votre fille a rêvé de l'attaquede vendredi, et ensuite elle vous l'a fait

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vivre aujourd'hui pendant que vousdormiez ?

– Oui. C'est ça. Et elle m'a montréaussi l'attaque de l'hélicoptère. Je l'aivécue comme si j'y étais. Les tirs. Lefeu… le feu qui me brûle la peau. C'étaitsi réel. Je me suis vu mourir. Et aussil'attaque au Volcan. C'était horrible.Vraiment horrible… les dragons les ontmangés.

Sophie pleurait de nouveau.Visiblement encore affectée par cesvisions de cauchemar.

– L'attaque au Volcan ? Commentêtes-vous…

Claire s'arrêta en plein milieu de saquestion.

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– Il étaient deux, continua Sophie.Deux hommes. Au Pas de Belcombe,près du kiosque. Je les ai vu courir. Undragon qui plane, qui crache du feu. Ilshurlent. Ils…

– Attendez. Je vous demande juste uninstant. Ne raccrochez pas. Je revienstout de suite.

Claire n'avait parlé à personne de ce

qu'ils avaient vu ce matin là. C'étaitaussi le cas pour André. À moins qu'ilait pu joindre quelqu'un et qu'il ne lui aitrien dit…

Il était quasiment impossible quequelqu'un d'autre ait assisté à cettescène. Comment diable cette femme, qui

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semblait présenter par ailleurs dessymptômes d'une psychosehallucinatoire chronique, pouvait-elleêtre au courant ?

Claire se précipita dans le couloirattenant au salon, pour aller dans lachambre où se trouvait André. Il étaitassis devant l'ordinateur.

– André, dis-moi, tu as parlé de cequ'on a vu à quelqu'un.

– Non. Bien sûr que non. Et ce n'estpas faute d'avoir essayé. Tu sais bienque depuis ce matin on est coupé dumonde chérie. Mais au fait, le fixefonctionne. Je t'ai entendu…

– Merci Chéri.– Claire…

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– Je t'expliquerai plus tard, lui lançasa femme en se précipitant dans le salon.Elle reprit le combiné en main : « Allo.Allo ?»

Mais Claire n'entendit rien. Pasmême la tonalité. Elle s'apprêtait à allervoir André, pour lui parler de ce coupde téléphone pour le moins étrange,quand le téléphone sonna de nouveau.

– Allo.– Allo, madame Volney ?– Oui. Je vous écoute. Je vous

écoute, dit Claire à nouveau, pluscalmement. Pourquoi moi ? Pourquoivous m'avez appelée moi ? Et commentvous avez eu mon numéro ?

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– C'est ma fille. C'est Anaïs. C'estelle qui voulait que je vous parle. Maispourquoi vous ? Je ne sais pas.

– Parlez-moi encore de cette attaqueau Volcan. Vous êtes où quand vousvoyez ces deux hommes qui courent.

– Je suis accroupie, cachée. Je suisavec une femme. Je la serre dans mesbras. Elle…

– Elle pleure, continua Claire.Claire avait un esprit cartésien. Un

esprit qui a tendance à rejeter d'embléece qui semble irrationnel. Mais lesvisions d'horreur de la matinée étaientbien réelles. Les dragons avaient créé unbrèche dans le château fort de sesconvictions. Avec ce que lui racontait

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cette inconnue, ses murailles decertitudes volaient en éclat.

– Oui, c'est ça, elle pleure. Elle…– Cette femme qui pleure… cette

femme qui pleure c'est moi. Je… je necomprends pas ce qui se passe avecvotre fille. Ce qui vous arrive estcomplètement… dingue. Mais une choseest sûre, vous n'êtes pas folle. Oualors… je le suis aussi. Mais commenttout ça a commencé ? Vous m'avez ditque votre fille, Anaïs c'est bien ça, vousa montré les premiers dragons. D'oùviennent-ils ? Comment…

– Merci Madame Volney. Mercibeaucoup. Je croyais vraiment que

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j'étais en train de perdre… Claire n'entendit plus rien. Ni voix,

ni tonalité. Le silence. Elle raccrocha letéléphone. André rentra dans le salon.

– Alors, c'était qui ?, demanda-t-il.Elle ne répondit pas. Elle tourna la

tête. Elle regardait dans sa direction.Elle avait l'air absente. Elle restaquelques secondes silencieuse, sonregard dans le sien, l'esprit ailleurs.André fronça les sourcils et dit : « Heu!Là il va falloir que tu m'expliques… ».

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Chapitre 8 / Spirales

Pour Claire, les événements de cette

journée de samedi avait eu les effetsd'un terrible tremblement de terre. Lesfondations de son système de croyancesavaient été ébranlées. Elle avait vu deuxdragons dévoré deux hommes. Desdragons. Elle avait plusieurs fois aucours de cette journée répéter ce mot.Dragon. Comme s'il s'agissait d'un rêve.D'un cauchemar. Mais les images, lessouvenirs étaient là. Et la peur avait

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marqué son esprit au fer rouge. C'étaitbien la réalité. Une réalité bizarre. Uneréalité ouverte et angoissante.

Et comme si cela ne suffisait pas, il

y avait eu ce coup de téléphone étrange.Cette inconnue qui disait qu'ellecommuniquait par télépathie avec safille dans le coma. Et qui pouvaitraconter en détail une attaque que seulselle et son mari avaient vue. Face à tantde faits étranges le mot certitude n'avaitplus de sens. Plus aucun sens.

Elle en avait longuement discutéavec André. Deux esprits critiquesvalent mieux qu'un. L'esprit de Claireétait face à des évidences. Des faits.

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Mais elle était réticente à les intégrer àce qu'elle considérait comme desvérités. Ses vérités. Son monde était hierencore rassurant, stable, étayé par le bonsens, la raison, la science. Mais ellesavait aussi que rejeter les faits, en secachant derrière ce qui est rassurant, nepouvait pas être un signe de bonne santémentale.

Claire avait peur qu'un de cesmonstres ne les attaquent en pleine nuit.Allongée dans le noir, ce qu'elle avaitvécu dans la matinée continuait à lahanter. Et les implications de l'étrangecommunication téléphonique revenaientde façon récurrente travailler son esprit.Les idées se bousculant dans sa tête, elle

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avait eu beaucoup de mal à trouver lesommeil.

Claire se retrouva assise sur un gros

galet, sous un arbre. Un énorme pied deletchi, au bord d'une petite ravine.L'arbre centenaire était majestueux. Untronc imposant. De grandes branchess'étendaient dans toutes les directions.Sur le bord de la ravine poussaient denombreux jamrosats, des pieds degoyavier, des pieds de cannelle.Quelques tiges épineuses de raisinmarron serpentaient en prenant appui surles branches, pour les surpasser etprofiter pleinement de la lumière.Devant les yeux de Claire s'étendait un

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champs de canne à sucre fraîchementcoupé. Au sol, il ne restait que desfeuilles de canne sèches. L'air ambiantétait parfumé. Sucré. La douce lumièredu soleil couchant rougissait quelquesnuages. Il faisait bon.

À une vingtaine de mètres, unefillette avançait vers elle sur un petitchemin de terre. Deux ornières séparéespar l'herbe verte épargnée par lesmachines. Sous la caresse de la briselégère, les hautes herbes qui bordaientpar endroits le chemin agricole necessaient de danser. Soudain lespiaillements d'une nuée de becs-rose sefirent entendre. Leur vol mélodieux nedura qu'une poignée de secondes. Ils se

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posèrent à quelques mètres, renouantavec le silence.

La petite fille était habillée d'uneblouse bleue. La psychologue s'aperçutavec étonnement que les pieds nus de lafillette ne touchaient pas le sol. Elleavançait d'un mouvement gracieux, enapesanteur, les yeux fermés. Clairefrissonna.

– Bonjour, Claire, dit la petite fille

en lui faisant un sourire. Tu n'as pas àavoir peur. Je n'suis pas un fantôme.

Sa voix était faible. Avec grâce etlégèreté, elle vint s'asseoir sur un autregalet près de la psychologue.

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– Bonjour, répondit Claire. Tu as lesyeux fermés et pourtant…

– Je suis Anaïs, dit-elle avant que lapsychologue ne puisse finir sa phrase.

Claire eut dans son rêve un éclair delucidité. Elle savait qu'elle rêvait, maiselle avait l'étrange impression que cen'était pas un rêve comme les autres.

– Ce n'est pas la réalité.– Tu dors Claire. Mais c'est bien

réel. Je te parle de ma chambred'hôpital. Être en contact c'est fatiguant.Claire… Claire, il faut que tu m'aides.

Claire ressentait la peur de la

fillette. Elle ne savait pas comment,mais elle la ressentait. Elle devait aider

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Anaïs. C'était comme une évidence. Et sipossible faire vite.

– Je t'écoute, dit-elle simplement.– Les dragons, c'est moi. Il y a

plusieurs semaines, j'ai trouvé cettechose…

Anaïs venait de disparaître aux yeux

de Claire. L'image d'une boule noires'imposa à son esprit, à ses yeux. Uneboule noire d'une vingtaine decentimètres de diamètre. Complètementnoire. Complètement lisse. Cette boule,Claire la tient dans ses mains. Mais cespetites mains ne sont pas les siennes. Cesont celles d'une petite fille.

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Claire voyait à travers les yeuxd'Anaïs, comme si elle vivait lessouvenirs de la fillette.

Elle se voit maintenant entouréed'arbres, de broussailles. Les rayons dusoleil percent çà et là. Un petit chiennoir marche à ses côtés. Des hautesherbes et des tiges épineuses de raisinmarron. Au travers des arbres, les restescalcinés d'une maison. Elle sent uneodeur de brûlé. Le chien remue la queue,aboie. La fillette s'approche.

– Kosa ou la trouvé ou la Mélusine ?(– Qu'est-ce que tu as trouvé

Mélusine ?)Anaïs voit la boule noire. Elle

s'accroupit. Elle prend l'objet avec les

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deux mains. La fillette fait un effort pourla soulever.

Claire se retrouve à nouveau assise

près d'Anaïs.« J'ai ramené la boule à la maison.

Je n'ai rien dit à personne. Je l'ai cachéeau fond de ma caisse de jouets. Avec laboule je peux faire des choses… »

Elle est dans une chambre. Unechambre d'enfant. Un lit en pin, unearmoire à trois portes. Celle du milieuest munie d'un miroir. Un bureau enaggloméré sur lequel se trouve un écrand'ordinateur. Devant le bureau il y a unechaise pivotante, rouge. Dans un coin dela pièce, un petit meuble télé noir. Une

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télé, un lecteur DVD, une console dejeux. Un bac de rangement bleu, enplastique, débordant de jouets. Les deuxvantaux d'une fenêtre coulissante. Desrideaux blancs ornés de pailles-en-queue. La chambre d'Anaïs.

Elle est assise à même le sol. Laboule noire est posée devant elle surpetite serviette rouge pliée en deux.Anaïs pose ses deux mains sur la boulenoire. Les petits objets qui se trouventdans la pièce commencent à vibrer, puisà se soulever lentement. Et bientôt sesvêtements, ses cahiers, son cartable, sesDVD se retrouvent à environ deuxmètres du sol, comme si la pesanteur

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n'avait plus de prise sur eux. Lesmeubles commencent à vibrer…

« et avec elle je peux lire plus

vite… »La boule noire est maintenant sur le

petit bureau en aggloméré. À côté de laboule il y a un livre. « De l'autre côté dumiroir ». Anaïs pose sa main gauche surla boule noire. La paume, les doigts sonten contact. Sa main droite est posée àplat sur le livre fermé. Elle ferme lesyeux. Elle est calme, souriante.

– Tu as dis que les dragons c'étaittoi ?, demanda Claire.

– Avec la boule je peux faireapparaître des choses. Des objets,…

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Anaïs est assise devant la boulenoire. Elle rit en déchirant l'emballageune barre chocolatée. Une dizaine debarres chocolatées identiques sont sur lebureau.

« des êtres vivants,… »Anaïs est assise par terre en tailleur,

les mains sur les genoux. Une petitespirale de fumée noire s'échappe de laboule. Elle s'en détache et se stabilise àhauteur des yeux de la fillette. La volutede fumée prend la forme d'un chat noiraux contours imprécis. Une ébauche dechat, léger comme une plume. La formeféline descend vers le carrelage pendantque des poils, des yeux, des griffes

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apparaissent. Un chat bien réel se trouvelà. Il fait face à Anaïs.

Le petit félidé prend peur, sursaute,fait quelques pas pour s'éloigner. Iltourne la tête et voit la fenêtrecoulissante restée entr'ouverte. En unéclair il se retrouve sur la chaisepivotante, puis bondit sur le rebord de lafenêtre. Il saute dans le vide, atterritdans l'herbe, et s'enfuit à toute vitessependant que Mélusine commence àaboyer.

« mais aussi des choses qui

n'existent pas…»Une autre spirale. Et un petit dragon

noir apparaît. Il bat des ailes, faisant du

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surplace. Puis il s'élève vers le plafond.Anaïs pousse un cri, effrayée. Elle metses mains sur la boule noire et dit : « Jeveux qu'il disparaisse. Je veux qu'ildisparaisse. Je veux qu'il disparaisse. »Le petit dragon vole en décrivant descercles dans l'espace confiné de lachambre. Il plonge vers la fenêtre,fermée. Il percute le verre. Le dragonminiature tombe au sol sur le carrelageblanc. Il se met péniblement à quatrepattes, en s'appuyant sur ses petites ailesrepliées. Il secoue la tête, en émettant unpetit coassement de douleur. Anaïsrépète plus vite comme une supplique :« Je veux qu'il disparaisse. Je veux qu'ildisparaisse. Je veux qu'il disparaisse. ».

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Et le petit dragon se liquéfie. La flaquenoire sur les carreaux blancs s'évaporeen quelques secondes.

La chambre disparaît dans l'esprit de

Claire et elle se voit de nouveau assiseavec Anaïs sous l'énorme letchi.

– Tu te concentres, et tu demandes àla boule noire de faire des choses. C'estbien ça ?

– Oui. Les premières fois c'étaitassez difficile. J'avais toujours mal à latête après. Mais maintenant ça va.Déplacer des objets ou faire apparaîtredes choses, je le fais assez facilement.Même lire des livres ne me donne plusmal à la tête. Faire apparaître des êtres

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vivants c'est plus difficile. Il fautvraiment se concentrer. Sinon ça nemarche pas.

– Et pour les autres dragons ?,demanda Claire.

Claire ressentit une vagueculpabilité. Elle se demanda pourquoielle éprouvait ce sentiment, avant de serendre compte que c'était celui d'Anaïs.

– Je n'sais pas ce qui s'est passé. Jeme souviens pas. Je sais que Maman m'aretrouvée par terre dans ma chambre.C'est ce qu'elle m'a dit. Mais je n'mesouviens plus de ce qui s'est passé.

– Mais comment je peux t'aiderAnaïs ? Et pourquoi moi ?

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– Je n'sais pas comment tu peuxm'aider, ni pourquoi mon esprit s'esttourné vers toi. Je sais que j'ai ressentila peur des personnes que les dragonsont attaquées. Pour certains j'ai mêmeressenti leurs douleurs. C'était horrible.Je ne veux plus revivre ça… Je veux meréveiller… S'il te plaît Claire, aide-moi.

– Comment ?– Je ne sais pas… je suis fatiguée…

fatiguée… trop fatiguée pour continuer.

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Chapitre 9 / Origines

Claire se réveilla vers deux heures

du matin. André dormait. Elle allait leréveiller, mais elle se ravisa. Elle nevoyait pas en quoi André pouvait l'aider.Dans le silence, elle se remémora son« rêve ». Elle s'en souvenaitparfaitement. Mais il n'y avait pas dedoute dans son esprit. Elle avait biencommuniqué avec Anaïs. C'était réel. Lacommunication, ce que lui avait faitvivre cette petite fille, c'était réel.

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Étrange, fantastique, incroyable, maisréel.

Et elle était persuadée qu'elle luiparlerait à nouveau. En attendant, ilfallait qu'elle réfléchisse, pour pouvoirle moment venu poser les bonnesquestions. Réfléchir de façoncartésienne avec des faits qui défiaientla raison.

Anaïs disait ne pas savoir pourquoielle l'avait choisie. À priori, elle n'avaitaucune raison de mentir. Après tout,c'était elle qui avait besoin d'aide. Àmoins qu'elle l'ait su et qu'elle l'aitoublié. Il était possible que cetteinformation fasse partie d'un ensemblede choses dont elle ne voulait pas se

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souvenir. Inconsciemment. Peut être unsouvenir refoulé, pensa Claire. Anaïsdisait aussi qu'elle ne savait paspourquoi elle s'était évanouie. Claire sesouvenait avoir demandé à Sophiecomment elle avait eu son numéro. Ellen'avait pas répondu. Elle avait juste ditque c'était Anaïs qui voulait qu'elle lacontacte. La question était donc desavoir comment Anaïs avait eu sonnuméro. Une question qui allait de paireavec la question de départ : pourquoielle ?

Claire avait réfléchi pendant de

longues minutes. Elle avait trop peud'éléments. Mais elle continua à faire

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tourner les mots et les pensées, enessayant de trouver un sens caché.Quelque chose qui lui aurait échappé.Un lien qu'elle n'aurait pas fait.

Dans le noir et le silence, elle setriturait l'esprit. Soudain elle ne puts'empêcher de dire à haute voix : « Biensûr… ». André n'avait rien entendu.Claire souriait.

Elle se leva pour aller prendre sonordinateur portable dans le salon. Elles'installa dans un fauteuil, ouvritplusieurs dossiers de personnes quiétaient venues la consulter quelquesannées auparavant.

Elle était devant l'écran depuis plusd'un quart d'heure. À un moment, elle

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secoua la tête de haut en bas, ensouriant. Puis elle décida d'aller serecoucher.

Elle essaya de faire le vide dans satête. Respirer calmement. Essayer de neplus penser à rien. Se rendormir.

Claire se retrouva de nouveau sous

l'arbre centenaire. Le même paysageonirique. Le soleil bas dans le ciel. Leparfum sucré dans l'air. La brise tiède.Comme la première fois, Anaïs vints'asseoir auprès d'elle. La fillette avaittoujours les yeux fermés.

– Je suis encore fatiguée… mais lejour va se lever. Il faut faire vite, dit

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Anaïs. Avant que les dragons nerecommencent à tuer des gens.

Claire sentait de la culpabilité dansces mots, mais aussi un grand courage.La fillette savait qu'une autre journée decarnage allait commencer et qu'il fallaittout faire pour éviter ça.

– Anaïs, je sais que tu es fatiguée.Mais est-ce que ta mère peut être là avecnous ?

Anaïs fit un effort de concentration.Mais rien ne se passa.

– J'ai essayé… J'y arrive pas.– J'aurais préféré que ta mère soit

présente. Mais tant pis. Anaïs, est-ce-que tu peux demander à la boule noiredes informations ?

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– Oui. Elle sait beaucoup de choses.– As-tu demandé à la boule noire

des informations concernant ton père ? Le ciel s'était assombri d'un coup.

De gros nuages noirs s'étaient amoncelésrapidement, faisant disparaître le soleil.La brise tiède ne soufflait plus. Unepluie fine commença à tomber.L'atmosphère douce et chaleureuse d'unefin d'après midi d'hiver austral s'étaittransformée en une ambiance lugubre etoppressante.

Claire ressentait de la peine. Unedouleur enserrait son cœur. Celle d'unsentiment intense de solitude etd'abandon. Elle savait que ce qu'elle

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ressentait n'était que le pâle reflet dessentiments d'Anaïs. La puissance dufroid s'installa. Dans cet hiver dechimère, la douleur d'Anaïs était bienréelle.

La question de Claire avait de touteévidence fait émerger des souvenirsdouloureux pour la fillette.

– Je lui ai parlé « en rêve ». Il m'adit qu'il n'était pas mon père. Que jen'avais qu'à demander à ma mère…

Anaïs pleurait. Ces souvenirsplongeaient l'âme de la petite fille dansune froide douleur. Le sentiment desolitude, né de l'absence et du mensonge,soufflait comme un vent glacial. La

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douleur se faisait plus intense. Un étaude glace enserrait le cœur d'Anaïs.

L'eau apporté par la bruine setransforma rapidement en givre qui sedéposait sur les arbres, le sol, lespierres et les feuilles mortes. Ilcommença à neiger. Claire sentait lefroid sur sa peau. Elle n'avait sur ellequ'une chemise de nuit en soie. Ellefrissonnait. Elle croisa les bras, sefrictionna les épaules à plusieursreprises pour se réchauffer.

– Quand est-ce que c'est arrivéAnaïs ?, dit Claire d'une voix pressante.

La fillette ne répondit pas, figée dansle froid et la douleur. Claire sentit uneangoisse l'envahir. Elle craignait le pire

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pour Anaïs. Elle se disait que c'étaitsans doute cette douloureuse vérité quil'avait plongée dans le coma. Cenouveau choc pouvait peut-être lui êtrefatal. Mais Claire ne pouvait plus fairemarche arrière.

À chaque respiration, l'air froids'engouffrait dans les poumons de lapsychologue. À la douleur succéda lapeur. La peur de mourir réellement.Mais elle restait lucide. Elle se dit quecette froide solitude était celle d'Anaïs,pas la sienne. Non, elle n'était pas seule.André l'aimait. D'un amour puissant.Surmontant l'étreinte angoissante dufroid, elle fit un effort pour bouger sonbras, qui commençait à s'ankyloser. Elle

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réussit à poser sa main sur l'épaule de lefillette. Elle lui parla alors d'une voixcalme, qu'elle voulait aussi sincère quepossible.

– Anaïs, écoute moi. Écoute moi. Tamère t'aime. Tu ne dois pas en douter.Elle t'aime et elle tient à toi. C'est ça quiest important. Elle t'aime. Elle…

Sa mère. Son sourire. La tendresse

que reflétaient ses yeux. Anaïs seconcentra, se raccrocha à cette imagementale.

– Pou koué ou la manti amwin ?(– Pourquoi tu m'as menti ?)La psychologue disparut aux yeux

d'Anaïs.

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Claire se retrouva dans son lit. Ellegrelottait, comme si le froid ne voulaitpas desserrer son étreinte.

Anaïs bascula du rocher où elle étaitassise. Elle se retrouva sur les feuillessèches de letchi, qui étaient à présentcouvertes d'une fine couche de neige.

Sophie apparut soudain sous l'arbrecentenaire, près de sa fille. Elle vitAnaïs allongée au sol, transie de froid.Elle la prit immédiatement dans ses braspour la réchauffer. Elle lui parla avecdes sanglots dans la voix.

– Révèy aou Anaïs. Révèy aou. Miièm aou. Pardone amwin si mwin lamanti aou…

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(– Réveille-toi Anaïs. Réveille-toi.Je t'aime. Pardonne-moi de t'avoirmenti…)

Elle pleurait à chaudes larmes. Ellel'embrassait tendrement sur le front, luirépétant combien elle l'aimait. Elle laréchauffait de sa tendresse, de sonamour et de ses larmes. Anaïs ouvrit lesyeux.

C'était la dernière image que Sophie

avait gardée. Celle de sa fille qui ouvreles yeux. Sa fille qui se réveille. Maisétait-ce juste un rêve ou se pouvait-ilque sa fille se soit réellement réveillée àl'hôpital. Assise sur le rebord du lit,Sophie ressentait une immense peine

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teintée de solitude et de culpabilité. Elleferma les yeux, puis fit un signe de croix.Des larmes coulaient sur ses joues. Ellecommença à prier.

Anaïs se réveilla sur le lit d'hôpital.Elle fit un effort pour se mettre assise.D'un mouvement lent la fillette enleva lecathéter de son bras gauche et sedébarrassa des électrodes inutiles. Unealarme se déclencha.

Anaïs se concentra sur sa mère.Assise sur son lit, Sophie entendit

soudain la voix de sa fille.– Moman…(– Maman…)Anaïs, sous la forme d'un

hologramme bleuté, venait d'apparaître

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dans la chambre de sa mère. Elle flottait,assise en tailleur, comme en lévitation.Sa fille lui parla d'une voix douce etrassurante.

– Moman, mwin la fine révéyé. Pabezwin ou inkièt. Moman… mi ièm aou.

(– Maman, je me suis réveillée. Net'inquiète pas. Maman… je t'aime.)

Et l'image d'Anaïs s'évapora, aussisoudainement qu'elle était apparue.

Une infirmière accourut rapidement.

Elle appuya sur la poignée de la porte,mais celle-ci lui opposa une résistanceinattendue, restant horizontale,immobile. À l'intérieur de la chambre,Anaïs était assise sur le lit médicalisé,

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les jambes croisées, le dos parfaitementdroit, les mains sur les genoux. Elleavait les yeux fermés. L'infirmièrevoyait ses lèvres bouger, mais elle nepouvait pas entendre ce que la fillettechuchotait.

Anaïs, concentrée sur cette poignéede porte et sur ce qu'elle demandait à laboule noire, répétait : « Je veux qu'ilsdisparaissent. Je veux qu'ilsdisparaissent. Je veux qu'ilsdisparaissent…»

L'infirmière alla rapidement appeler

une collègue. Plusieurs personnesessayèrent d'ouvrir la porterécalcitrante. Un agent de sécurité,

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mesurant un bon mètre quatre-vint-dix etpesant pas moins de cent kilos, vit sesefforts rester vains. Personne necomprenait ce qui se passait. Lesminutes s'étiraient comme des heures.

« Je veux qu'ils disparaissent. Jeveux qu'ils disparaissent. Je veux qu'ildisparaissent… », répétaitinlassablement Anaïs. Et elle sentitsoudain un grand soulagement. Puis cefut un sentiment de légèreté. Elle sesentait de plus en plus légère.Incroyablement légère. Pour elle, cela nefaisait aucun doute, les dragons n'étaientplus.

Comme si ses forcesl'abandonnaient, la fillette s'effondra sur

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le lit. La porte céda enfin. Uneinfirmière se précipita pour vérifier sessignes vitaux. Anaïs leva la tête verselle, lui sourit et lui dit simplement :« J'ai faim. »

Aucune attaque ne fut signalée

dimanche. Les dragons avaient disparudu ciel réunionnais. Il en était de même àl'Île Maurice et à Madagascar. Juste uneembellie ou la fin de la tempête de feu ?Pour la population, la question restait ensuspens.

Dès lundi les avionsrecommencèrent à voler. Le prix desbillets des long-courriers à s'envoler.Pas moins de deux mille eurodollars.

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Des milliers de personnes apeuréesvoulaient quitter l'Île à tout prix. Ilfallait de l'argent et de la patience. Enquelques jours le trafic aérien augmentade façon considérable. Les prixcontinuèrent d'augmenter. Une aubainepour les compagnies aériennes. Certainsessayaient de corrompre le personneldes agences de voyage, pour avoir unbillet plus rapidement. La valse desavions était rythmée par la peur des unset la cupidité des autres.

Anaïs avait récupéré rapidement

après son réveil. Elle n'avait eu besoind'aucune rééducation. Elle parlaitnormalement. Elle avait bon appétit.

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Elle était restée alitée dimanche. Dansl'après-midi, elle avait été très contentede voir sa mère, ses tantes et aussi Léa.Elles étaient restées plusieurs heures. Lelundi elle marchait déjà dans lescouloirs. Le troisième jour elledemandait avec insistance à rentrer chezelle.

Après quelques temps Sophie avait

discuté avec Anaïs de ce que lui avaitdit Daniel. À nouveau des larmes. Et ànouveau Sophie avait dit à Anaïs qu'ellel'aimait. Le visage de sa mère n'était quetendresse. Ses yeux n'étaient quesincérité.

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Sophie expliqua à Anaïs qu'elle nesavait pas qui était son père. Ce qui étaitcertain c'est que ce n'était pas Daniel.Quand ils s'étaient rencontrés, elle étaitdéjà enceinte.

Elle lui raconta ce que les membresde sa famille lui avaient dit. Sophien'avait aucun souvenir de cet épisode desa vie. C'était arrivé la veille de ses dix-sept ans. Ce jour là elle était allée aulycée. Et puis, à la sortie des cours, elleavait disparu. On l'avait retrouvée deuxjours plus tard sur un aire de pique-nique du Maïdo, dans les hauteurs deSaint-Paul. Elle était incapable de direce qui s'était passé. Les examensmédicaux ne permettaient pas de

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conclure qu'il y avait eu viol. Etpourtant, trois mois plus tard, son ventres'arrondissait. Quand elle s'était mise encouple avec Daniel, Anaïs commençait àfaire ses premiers pas.

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Chapitre 10 / Au dessus del'océan

« Bonsoir à tous. Bienvenue dans

cette édition spéciale du 19 h 30d'Antenne de Bourbon. Voilà maintenantun mois que notre Île a été le théâtre d'undes événements les plus dramatiques deson histoire. Un événement qualifié defantastique par les médias du mondeentier, mais qui restera dans le cœur destous les Réunionnais comme un souvenir

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tragique et douloureux. Retour enimages… »

Sophie avait zappé. Elle ne voulaitpas revivre ces horreurs. Elle revoyaitparfois sans le vouloir ces monstres audétour de certains de ses cauchemars.C'était bien assez.

L'écran se figea sur un homme d'une

cinquantaine d'années, les tempesgrisonnantes. Sophie avait reconnuHughes Trevert, l'égyptologue belge,passionné de génétique et decryptozoologie. Une énième émissionconsacrée aux dragons. Un débat de plusfaisant la part belle à ce scientifique quiavait le vent en poupe. Pendant

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longtemps, il avait été décrié par sespairs pour ses théories jugéesextravagantes. Ça c'était avantl'apparition des dragons. Il avait depuisles événements des Mascareignes unenotoriété qui ne faisait que croître.

À travers le monde, les hypothèsesles plus folles avaient été avancées pourexpliquer l'apparition des dragons. Dansde nombreux pays, des scientifiques, descryptozoologues, mais aussi desspécialistes improvisés, avaient écrit surle sujet des articles plus ou moinsconvaincants.

La théorie qui avait la préférence dupublic, et de la communauté scientifique,était celle qui prétendait que les dragons

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étaient venus d'un univers parallèle. Unethéorie défendue notamment par HughesTrevert. Elle était la plus médiatisée. Enréalité l'égyptologue avait peud'éléments tangibles pour étayer sathèse, mais il avait une facilité àconvaincre son auditoire, avec des motset des images simples. Selon lui, leshommes du passé avaient été réellementen contact avec des créatures ditesfantastiques. Ce qui signifiait, bien sûr,que ce qui s'était passé un moisauparavant n'était pas une première dansl'histoire de l'Humanité. Les apparitionsanciennes de dragons, datant parfois deplusieurs milliers d'années, changeaientainsi de statut.

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De fait, ces montres, jusque làqualifiés de mythologiques, avaienttrouvé un chemin pour venir ouvrir avecfracas la porte de notre réalité.

Plusieurs scientifiques autour de la

table admettaient que les sacro-saintesvérités d'hier étaient en fait à géométrievariable. Eux qui considéraient, peu detemps auparavant, les spécialistes decryptozoologie comme des charlatans,les côtoyaient maintenant sur lesplateaux de télévision. Les contours dece qui devait être considéré comme lavérité devenaient de plus en plus flous.

Les échanges portaient maintenantsur un film en projet. Nul doute que le

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cinéma allait bientôt surfer sur cettevague d'intérêt du public pour cescréatures. De nombreux films mettraientbientôt en scène des dragons, ou d'autresreptiles monstrueux venus d'ailleurs.L'activité destructrice des bêtesassoiffées de sang allait donné un coupde fouet à l'activité créatrice deshommes assoiffés d'argent.

– Anaïs ! Ou vyin ?(– Anaïs! Tu viens ?)C'était la troisième fois que sa mère

l'appelait pour venir manger.– Mi ariv mwin la.(– J'arrive tout de suite.)

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– Wi, sé s'ke ou la réponn amwin nasin minut.

(– Oui, c'est ce que tu m'as réponduil y a cinq minutes.)

Anaïs passa de la chambre au salon,puis à la salle à manger.

– Kosa néna pou manjé ?(– Qu'est-ce qu'on mange ?)Son moman la di aèl – Ri kantoné.(– Riz cantonnais, lui répondit sa

mère.)Sur la table il y avait un bol de riz

cantonnais, du poulet, un rougaildakatine, et une bouteille d'eau. Lafillette alla dans la cuisine, ouvrit lefrigidaire. Elle prit la bouteille de cocaet vint se mettre à table.

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Tank Anaïs la trap le bol de ri pou

sèrv aél, son moman la demann aél, – Oula fine fèr out bann leson pou demin ?

(– Tu as fait tes devoirs pourdemain?, lui demanda sa mère, pendantqu'Anaïs prenait le bol de riz pour seservir.)

– Wi. I rès amwin jus de z'èkzèrsisde mat. M'a fèr sa taler.

(– Oui. Il me reste juste deuxexercices de math. Je ferai ça tout àl'heure.)

– É l'èkspozè ou devé préparé ?(– Et cet exposé que tu devais

préparer ?)

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– I rès amwin ankor de semèn,Moman. Mwin na le tan. An plus mi dwafèr sa avèk Maeva.

(– Il me reste encore deux semaines,Maman. J'ai le temps. En plus je dois lefaire avec Maeva.)

– Èl i dwa ni war aou demin. Sé sa ?(– Elle doit venir te voir demain.

C'est ça ?)– Wi, sé son tonton i vyin dépoz aèl.

Èl i devré ariv an débu d'aprémidi.(– Oui, c'est son oncle qui vient la

déposer. Elle devrait arriver en débutd'après-midi.)

– Ou la prévnu Sandrine ?(– Tu as prévenu Sandrine ?)

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– Wi. Mwin la fine dir MadamPayet.

(– Oui. Je l'ai dit à Madame Payet.) Anaïs passait de plus en plus de

temps sur son ordinateur. Sophie l'avaitremarqué. D'ailleurs depuis son retourde l'école, elle était scotchée devant sonécran. Sa mère savait qu'elle avait faitautre chose que ses devoirs.

– Ou regardé kwa su l'ordi ? Ankorin fim fantastik ?

(– Tu regardais quoi sur l'ordi ?Encore un film fantastique ?)

– Non, mwin lété an trèn regard indokumantèr su Nikola Tesla.

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(– Non, je regardais un documentairesur Nikola Tesla.)

– Kissa ?(– Qui ça ?)– Moman, ou ve vréman mi èsplik

aou ki lété Nikola Tesla ?(– Maman, tu veux vraiment que je

t'explique qui était Nikola Tesla ?)Son moman la réponn aél – Non, lé

pa la pèn.(– Non, c'est pas la peine, lui

répondit sa mère.) Sophie constatait jour après jour que

sa fille changeait. Elle ne savait mêmepas si ces changements étaient naturelsou si ça avait un rapport avec ce qui

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s'était passé. Pour l'instant il n'y avaitrien d'alarmant. C'était juste un peubizarre.

Elle se remémora cette nuit marquéed'une pierre blanche. Ce cauchemarglacial où elle avait cru que sa fille étaitmorte. L'aube de ce jour béni où sesprières avaient été exaucées, où Anaïss'était enfin réveillée. Ce dimanche oùelle avait pu se défaire du fardeau dusecret, dans les larmes et la confusiondes sentiments.

Après le réveil d'Anaïs, la première

idée qui était venue à l'esprit de Sophieavait été de libérer sa fille de l'emprisede cette maudite boule noire. Bien sûr

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les possibilités étaient immenses. Maisles événements l'avaient démontré, ledanger était bien trop grand.

Elle était allée dans la chambred'Anaïs, en réfléchissant au moyen leplus sûr de s'en débarrasser. Elle avaiteu la surprise de voir que la boule noireavait disparu. Elle n'était plus dans lacaisse de jouets. Il n'y avait pasd'explication logique à cette disparition.Mais Sophie ne se souciait pas ducomment. L'important c'était que laboule n'était plus là. Et qu'elle avaitemporté avec elle tous ces horriblesmonstres. Sophie avait fini par sepersuader que cette chose avait étécomme aspirée par le monde parallèle

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d'où elle était sortie. La vie reprenaitson cours normal, avec néanmoinsquelques changements.

Quelques jours après son retour de

l'hôpital, Anaïs avait dit à sa mèrequ'elle voulait rencontrer Claire, pour laremercier. Naturellement Sophie avaitaccepté. En fait les deux femmes enavaient déjà discuté au téléphone. Ellesétaient d'accord sur le fait qu'Anaïsdevait pouvoir parler de ce qui s'étaitpassé avec quelqu'un d'autre que samère. Anaïs s'était remise physiquement,mais Sophie ne voulait prendre aucunrisque. Si cette expérience traumatisanteavait laissé des traces nuisibles pour sa

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fille, qui mieux que Claire pouvaitl'aider ?

Claire avait vu Anaïs trois fois.

C'était la psychologue qui faisait ledéplacement. Anaïs n'était pas unepatiente comme les autres. Pas depaiement. Pas de dossier. Rien de toutça. Elle passait voir Sophie pourprendre un thé, discuter un peu. Et elleprenait un moment pour s'entretenir avecAnaïs.

Claire avait dit à Anaïs qu'ellepouvait parler de ce qu'elle voulait, entoute confiance. Que certaines chosespouvaient rester entre elles. Que sa mère

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n'était pas obligée de tout savoir deleurs échanges.

À chaque fois Anaïs avait parlé desattaques des dragons. Dans les mots etles intonations de la fillettetransparaissait de la culpabilité. Ellen'aurait pas dû ramener « ça » à lamaison. « Ça », c'est ainsi qu'ellenommait la boule noire. Elle avait dit àClaire qu'elle avait beaucoup apprisdepuis qu'elle avait trouvé « cettechose ». Très vite elle s'était intéresséeà l'actualité, à l'Histoire, aux magazinesde vulgarisation scientifique, et à biend'autres sujets. Elle avait l'impressiond'avoir grandi de plusieurs années enquelques semaines. Les sujets de

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conversation de ses camarades de classelui paraissaient de plus en plus puérils.Ça avait aussi affecté la complicité qu'ily avait entre Léa et elle. Pour jouer avecsa cousine, elle devait faire un effortpour se mettre à son niveau. En fait,Anaïs ne se considérait plus tout à faitcomme une enfant. La relation entre elleet Léa était devenue plus verticalequ'horizontale. Anaïs avait aussibeaucoup parlé de ce qu'elle avaitressenti avec les flashs. La souffrancedes autres. Cette souffrance, qui à cesmoments là, devenait un peu la sienne.Par contre, elle n'avait pas parlé àClaire de ce que lui avait confié samère. Le mystère qui entourait sa venue

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au monde semblait être resté pour lafillette un sujet tabou.

Après le dîner, Sophie prit la

télécommande pour zapper sur Antennede Bourbon. Le journal avait laisséplace à la météo. « Dans la matinée leciel sera relativement dégagé. Quelquesnuages… »

Revenant à la réalité pratique,Sophie se rappela la conversationqu'elle avait eue avec Claire dans lamatinée.

– Claire i voudré pas vwar anoudemin. Èl la téléfone amwin se matin.

(– Claire voudrait passer nous voirdemain. Elle m'a téléphoné ce matin.)

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Anaïs avait écouté ce que lui disaitsa mère, tout en croquant dans unepomme kanzi. Quelques secondessuffirent pour faire le vide dans sabouche, et réfléchir à ce qu'elle allaitrépondre.

– Elle veut venir nous voir, dit-elleen insistant sur le « veut ». Et toi tu veuxsavoir si j'accepte de la voir, ajouta-t-elle en mettant toujours l'accent sur lemême mot. D'où le « voudrait ».

Anaïs avait parlé en français, d'une

voix calme, analytique, presquedétachée. Sophie était interloquée. Safille ne parlait plus comme une fillette

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de neuf ans. Et surtout, elle ne parlaitpas comme d'habitude.

Après un court instant de silence,Anaïs ajouta sur le même ton : « Nousvoir. Non. En fait elle vient surtout« me » voir. Elle espère que je vais luiparler de ce que j'ai ressenti quand j'aiappris que Daniel n'était pas mon vraipère. De ce que j'ai ressenti face aumensonge… à la trahison. Et si ça achangé les sentiments que j'ai pour toi.N'est-ce pas Maman? ».

Sophie essaya de se donner unecontenance, buvant ce qui restait d'eaudans son verre. Mais elle ne put sortirvainqueur du flot de sentiments quil'envahissait. Des larmes noyaient ses

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yeux. Elle regardait Anaïs. Sa fillevenait de prononcer des mots de vérité.Une vérité dure, tranchante, qui l'avaitatteint en plein cœur.

Anaïs ressentait un peu de latristesse qu'éprouvait sa mère. Et lafillette posa sa main sur la sienne.

– In mwa lé long. Mwin la u le tan

d'réfléshir. Mwin lé pu an kolèr ni kontou, ni kont Daniel, ni kont persone. A outplas, eske mwin noré fé mie ? Lé choz laèspas konm sa. Nou poura pa revnir anarièr. Ou la soufèr. Mwin la soufèr osi.Lé inutil rajout la soufrans a la soufrans.

(– Un mois c'est long. J'ai eu letemps de réfléchir. Je ne suis plus en

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colère ni contre toi, ni contre Daniel, nicontre personne. À ta place, est-ce quej'aurais fait mieux ? Les choses se sontdéroulées ainsi. On ne pourra pasrevenir en arrière. Tu en as souffert. J'enai souffert aussi. Inutile de rajouter de lasouffrance à la souffrance.)

En disant ces mots Anaïs s'étaitlevée, avait contourné la table, et s'étaitrapprochée de sa mère. Sophie serra safille dans ses bras.

Au dessus de l'océan des souffrancessolitaires, des souffrances partagées, desmensonges et des secrets, flottait pources deux êtres un sentiment vrai. Lebonheur de se sentir aimé.

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La lampe à pastille de carbone, etbeaucoup d'autres éclairs de génie deTesla, éclairèrent encore quelquesheures la soirée d'Anaïs.

Sophie regarda encore un peu la télé,l'esprit ailleurs. Elle alla ensuite sereposer, car une autre journée de durlabeur l'attendait le lendemain. Ellesavait au fond d'elle-même que sa filleavait été grandie par cette épreuve.Mêlée au soulagement d'un fardeau qu'onabandonne, elle avait une angoissediffuse. Sa fille n'avait pas encore dixans et elle ne s'exprimait plus commeune enfant. Elle craignait que les effetsde cette « chose » ne viennent apporterd'autres malheurs.

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Sophie ne trouva le sommeil quetard dans la nuit.

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Chapitre 11 / Une simplehypothèse

Le lendemain, Claire se présenta

devant le portail de la maison de Sophieen fin d'après-midi. Elle appuya sur lasonnette. Les aboiements de Mélusineavaient déjà trahi sa présence.

– Bonjour, vous venez voir Anaïs ?,lui demanda madame Payet, qui arrosaitson jardin.

– Bonjour madame. Oui. C'est biença.

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– Elle est là. Je peux l'appeler sivous voulez. Anaïs ! Anaïs !, hurla-t-elleen direction de la maison de sa voisine.

Anaïs sortit de la maison,

accompagnée de Maeva. Mélusine,comme à chaque venue d'une personneétrangère, ne finissait pas d'aboyer.

– Couchée Mélusine !, ordonnaAnaïs.

Elle alla ouvrir le portail. Elle fit labise à Claire. Elle la présenta à Maevacomme une amie de sa mère.

Claire entra, et suivant l'invitationd'Anaïs alla s'asseoir dans le salon. Lafillette lui proposa un verre de jus defruits, que la psychologue accepta.

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Quelques mots échangés avec les deuxécolières, et un coup de klaxon retentit.Mélusine aboyait de nouveau. La voiturede l'oncle de Maeva était garée derrièrecelle de Claire. Dans la seconde quisuivit, Maeva prit sa chemise enplastique sur la table du salon.

Èl la di Anaïs – Bon bin nou artrouvdemin l'ékol.

(– Bon ben on se voit demain àl'école, dit-elle à Anaïs.)

Anaïs la réponn – Alé, a demin.(– À demain, répondit Anaïs.)– Au revoir Madame, ajouta Maeva

avant de se sauver.

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Claire posa son verre vide sur lapetite table.

– Je vais aux p'tit coin et je reviens.Pendant ce temps Anaïs alluma la

télé. Elle zappa jusqu'à une chaîne quidiffusait un reportage digne d'intérêt.« …bombardement d'une école dans laBande de Gaza. Le premier bilan faitétat de douze morts, dont huit enfants. LePremier ministre israélien avait annoncéhier que l'opération militaire allaitentrer dans une nouvelle phase. Selon leHamas… »

Des gravats, un bâtimentpartiellement détruit. Plusieurs corpsallongés à même le sol. Gros plan surl'un d'entre eux. Celui d'un enfant. Le

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tissu blanc qui recouvre son corps estmaculé de rouge. Quatre hommesévacuent un blessé en toute hâte, en leportant par les bras et les jambes. Sesvêtements sont poussiéreux et tâchés desang.

Malgré son jeune âge, Anaïsregardait attentivement ce reportage.

Un bruit de chasse d'eau. Puis

quelques secondes après, celui d'unrobinet qui coule. Et Claire revint ausalon. Anaïs prit la commande pourzapper. Une série policière. Une sitcomaméricaine. Une chaîne musicale. Durap. « Le nouveau western ». Elle baissale son et posa la télécommande.

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– Alors, de quoi veux-tu qu'on parleaujourd'hui ?, demanda Anaïs à lapsychologue.

– Je pourrais te retourner laquestion, dit Claire en souriant.

– C'est ce que tu viens de faire…implicitement.

– Implicitement, avait répété Claire,un peu étonnée que la fillette utilise ceterme.

– Oui, comme tu vois, j'enrichis monvocabulaire. Je propose que l'on parled'abord de ce que j'éprouve pour mamère.

Il y eut un silence. Anaïs avait misl'accent sur « d'abord ».

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Intentionnellement. C'était évident pourla psychologue.

– D'accord. Et après tu voudraisqu'on parle de quoi ?, demanda Claire.

– De toi… si tu veux bien.– C'est à dire que…– Relation asymétrique. On est là

pour parler de moi et pas de toi.Neutralité du psychologue, enchaînaAnaïs en parlant rapidement. Oui, OK,on parle de moi.

Claire était de plus en plus étonnée

par la tournure que prenait l'entretien. Lasurprise pouvait se lire sur son visage.La fillette la regarda avec un sourire etajouta : « Oui, en général les filles de

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mon âge ne s'expriment pas comme ça.Mais je crois que je ressemble de moinsen moins à une fille de mon âge. »

– Comment ça ? Qu'est-ce que tuveux dire Anaïs ?

– Hier, j'ai eu une discussion avecMaman. Je lui ai dit que je ne lui envoulais pas. Que j'avais eu le temps deréfléchir en un mois. Ce que tu m'as ditquand j'étais dans le coma. Le fait quema mère m'aime. C'est ça qui estimportant. Oui, j'ai éprouvé de la colère.Je me suis sentie abandonnée. J'aiéprouvé de la haine. Oui, de la haine.Contre elle, contre Daniel, contre…

Anaïs hésita et reprit : « contre lemonde entier. »

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– Et maintenant qu'est-ce-que turessens ?

– Je ne sais pas qui est mon père.Mais je sais que ma mère m'aime. Je nesuis plus triste, ni en colère. Qu'est-ceque ça m'apporterait de nourrir duressentiment ? Ça lui ferait du mal. Etj'aurais mal à mon tour. Et on a déjàassez souffert. Daniel… je ne lui enveux pas. S'il est parti c'est qu'il n'étaitpas heureux. Rechercher le bonheurc'est… humain. Non ?

– Bien sûr, se contenta de répondreClaire pour laisser Anaïs aller au boutde ce qu'elle voulait exprimer.

– Voilà, je me sens… apaisée.

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– Mais il y encore des choses quit'inquiètent, n'est-ce pas ?

– Une chose. La boule noire. Ellen'est plus là… ou plutôt, je ne la voisplus… ce qui est différent. Et jechange… Maman, toi, moi, nousconstatons ces changements. Hypothèse1. La boule noire est toujours là, quelquepart. Elle agit toujours sur moi.Hypothèse 2. La boule noire n'est pluslà, mais le fait que je l'ai touchée induitces changements. Dans les deux cas onpeut se poser la même question.Jusqu'où vont aller ces changements ?Maman était tellement contente que toutrevienne à la normale.

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– Et toi Anaïs, est-ce que tu veux quetout redevienne normal ?

Anaïs regarda Claire dans les yeux,

la dévisageant. Ses lèvres restèrentimmobiles. Elle secoua lentement la têtede droite à gauche. Et claire entendit lavoix d'Anaïs : « Rien ne sera pluscomme avant.».

Claire frissonna. L'image du dragon,broyant dans sa gueule le corps de cecadavre calciné, lui revint subitement àl'esprit.

– Tu as peur Claire. Je peux leressentir, lui dit la fillette en pensée,tout en détournant son regard.

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La psychologue soupira. Elle sedemanda si elle n'avait pas fait uneerreur en cachant ce qu'elle savait auxautorités. Cette fillette représentait undanger. Cette haine qui avait consumé lecœur d'Anaïs avait vraisemblablementpris la forme de dragons par le biais decette « chose ». Quelles calamitéspouvait-elle encore faire apparaître ?

– Oui, c'est vrai. J'ai peur Anaïs.La fillette sourit à nouveau. Claire

eut du mal à interpréter ce sourire. EtAnaïs tendit la main vers la brique dejus de fruits posée sur la petite table dusalon. L'objet fut animé d'un mouvementascendant, comme soulevée par une

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main invisible. Il s'éleva d'unecinquantaine de centimètres, et sestabilisa. « Il faut peut-être qu'on ledise à Maman. Tu ne crois pas? »

Les lèvres de la fillette n'avaient pasbougé. La psychologue, décontenancée,regardait la brique de jus flottant dansl'air, immobile. Sans quitter des yeuxl'objet en lévitation, elle se contentad'acquiescer de la tête.

– Ce n'est pas tout, dit Anaïs.La brique de jus disparut soudain,

pour réapparaître l'instant d'après sur latable basse. Claire tourna la tête versAnaïs. Elle inspira longuement. Elle nesavait plus très bien quoi dire.

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« Je continue d'aller à l'école parrespect pour Maman. »

Sur la petite table venaientd'apparaître, en vrac, une dizaine livres.Claire prit quelques secondes pour lireles titres de certains ouvrages, tournésdans le bon sens. « Le mythe de la bonneguerre », « La stratégie du choc »,« L'argent dette », « Les confessions d'unassassin financier ».

– Tu as lu ces livres ?, demandaClaire.

– Ceux là et beaucoup d'autres. Jecroise les éléments. Je compare.J'essaie de comprendre le monde quim'entoure, lui dit Anaïs, toujours partélépathie.

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Claire se tourna de nouveau vers

Anaïs.– Tu peux faire apparaître des

choses, comme tu le faisais quand tuutilisais la boule noire ?

– Non. J'ai essayé plusieurs fois. Çane marche pas.

Ses lèvres bougeaient. Anaïs parlaitnormalement.

– Hypothèse 3 : la boule noiren'existe pas, dit Claire.

La psychologue s'était fait cetteréflexion et l'avait immédiatementénoncée à haute voix, sans réellementréfléchir aux possibles conséquences. Ily eut un instant de silence. Et Claire se

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demanda si cette idée venait vraimentd'elle ou si elle lui avait été soufflée parl'esprit d'Anaïs. Anaïs avait-elle cepouvoir ?

– Si il n'y a pas réellement de boulenoire, alors mes souvenirs la concernantsont de faux souvenirs.

– Tu es la seule à l'avoir« réellement » vue, lui fit remarquerClaire.

– Des souvenirs que j'aurais créés…– Peut-être pour voiler une vérité qui

te dérange.À ce moment de la conversation,

Claire se demanda si elle n'avait pas faitune erreur en soumettant cette hypothèseà Anaïs.

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– J'aurais fait tout ça toute seule.– C'est juste une possibilité.– Dans ce cas je ne suis pas…– Tu es Anaïs. La fille de Sophie,

s'empressa de dire Claire.– Aucun humain n'est capable de

matérialiser des objets, des êtresvivants.

Anaïs prit une grande inspiration.

Elle resta silencieuse. Claire craignaitqu'elle ne soit bouleversée par cettepossibilité. Mais la fillette semblait trèscalme. Assise dans le canapé, elleregardait droit devant. Ses petites mainsétaient maintenant jointes, comme pourune prière.

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– Que la boule noire soit réelle ouqu'elle soit le fruit de mon imaginationn'a qu'une importance secondaire. Lapuissance existe. C'est tout ce quicompte.

D'un geste rapide de la main droite,Anaïs balaya l'air au dessus des livres,qui disparurent aussitôt.

L'esprit de Claire se posait mille

questions. Quelle pouvait être la natureréelle d'une boule capable dematérialiser des objets, ou deschimères ? La boule noire avait-ellevraiment matérialiser la colère de cettefillette en féroces dragons ? Les dragonsne venaient peut-être pas d'un monde

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parallèle, mais des profondeurs del'esprit tourmenté de cette petite fille àl'air innocent. Une petite fille… peut-être seulement en apparence. Et si laboule noire n'existait pas ? Et si Anaïsétait en réalité autre chose ?… une entitéalien. Pourquoi pas ? Contrairement à cequ'elle pensait jusqu'ici, le faitd'apprendre que Daniel n'était pas sonpère biologique n'était peut-être pas lacause de son coma. La léthargie étaitpeut être une phase normale de sondéveloppement, qui serait survenue tôtou tard. La révélation concernant sesorigines avait peut-être servi d'élémentdéclencheur. Ou peut-être s'agissait-iljuste d'une coïncidence. La nouvelle

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avait pourtant affecté Anaïs. Ça, elle enétait sûre.

La psychologue se demandait si elle

avait bien agi. Elle n'avait parlé despouvoirs télépathiques d'Anaïs àpersonne, sauf à André. Et elle lui avaitfait jurer de garder cette histoire pourlui. Elle continuait à se dire que parlerde ça ne pouvait que lui faire du tord entant que psychologue. Malgré la réalitétangible des dragons, elle étaitpersuadée que personne ne croirait à ceshistoires de télépathie. De « bonnepsychologue » respectée, elle pouvaitpasser du jour au lendemain à « bonne àenfermer ». Jusqu'à maintenant elle

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pensait qu'elle avait fait le bon choix.Mais maintenant…

Sophie rentra du travail peu de

temps après. Claire alla l'accueillir dansla cour. Anaïs resta assise dans lecanapé.

– Bonsoir Sophie, dit Claire en luifaisant la bise.

Le regard de la psychologue croisacelui de Sophie. Un regard grave. Lamère de famille se doutait qu'il s'étaitpassé quelque chose d'inhabituel avecAnaïs. Le sourire empathique de lapsychologue lui fit comprendre qu'elleétait dans le vrai.

– Bonsoir. Qu'est-ce qui se passe ?

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Le regard de Sophie traduisait del'anxiété.

– Il faut qu'on parle. Je ne sais pastrop comment vous le dire mais…

– Parlez. C'est pas la peine detourner autour du pot. C'est Anaïs.Encore des trucs bizarres. C'est biença ?

– Oui. Tout à l'heure elle m'a parlé…sans bouger les lèvres.

Sophie entra dans le salon, suivie de

Claire. Elle vit sa fille assise dans lecanapé.

Anaïs regardait toujours la mêmechaîne musicale. Du rap. « Des mots ».Des mots justes, bien articulés, sur une

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musique d'enfer. Le clip s'achevait parun combat surréaliste, sur fond de guerrenucléaire.

Et la télé s'éteignit. Personne n'avaittouché à la télécommande. Anaïsregarda vers sa mère en lui faisant unpetit sourire. Puis ce sourire s'effaça.Son visage juvénile était devenu grave.Sophie entendit la voix de sa fillerésonner dans sa tête.

– Mi voudré tèlman ke tou sa i arèt.Pou ou. Pou mwin. Ke tout i redevyinkom avan. Mi regrèt d'avwar anmné« sa » isi. Mi regrèt… mé sak lé fé lé fé.

(– Je voudrais tant que tout çaprenne fin. Pour toi. Pour moi. Quetout redevienne comme avant. Je

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regrette d'avoir emmener « ça » ici. Jeregrette… mais ce qui est fait est fait.)

Une larme venait de couler sur la

joue gauche de la fillette. Claire avaitcompris qu'Anaïs parlait à sa mère, enpensée. Elles avaient des choses à sedire. Et visiblement, elle était de trop.

– Je vais y aller, dit la psychologue.Sophie hocha la tête.– Bonne soirée. Merci encore, lui dit

Sophie.– Bonne soirée à vous. Au revoir

Anaïs.– Au revoir, répondit la fillette.Anaïs laissa Claire s'éloigner. Elle

exposa à sa mère l'hypothèse de la non-

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existence de la boule noire. Lapossibilité qu'elle ne soit pas tout à faithumaine. Sophie la serra alorstendrement dans ses bras, en luicaressant les cheveux. Bien sûr cettepossibilité inquiétait Sophie. MaisAnaïs était sa fille. Sa fille chérie. Ellel'aimait. D'un amour inconditionnel.

– Mwin la per Moman. Mwin la perk'a koz de mwin na ankor dot moun imor. Dan mon bann rèv mi wa bann kaz,bann limeb brulé…

(– J'ai peur Maman. J'ai peur qu'àcause de moi il y ait encore d'autrespersonnes qui meurent. Dans mes rêvesje vois des maisons, des immeublesbrûler…)

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Et Anaïs parla à sa mère des rêvesqu'elle faisait depuis quelques temps.Des cauchemars qui semblaienttellement réels. Des morts par milliers,ou par millions. Elle ne savait pasvraiment.

Sophie essaya de la rassurer.– Ou la révé, mé ou lé pa sur ke sak

ou la révé va ariv vréman. Sak lé sur séke tank mwin sra vivan, mwin sratoujour la pou ou. Ou antan Anaïs, mwinsra toujour la pou ou.

(– Tu l'as rêvé, mais tu n'es pas sûreque cela va vraiment arriver. Ce qui estsûr c'est que tant que je serai vivante, jeserai toujours là pour toi. Tu entendsAnaïs, je serai toujours là pour toi.)

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Quelques soient les difficultés à

venir, c'était ce qui comptait le plus pourSophie. Pouvoir être là pour Anaïs.

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Chapitre 12 / Vivaces

Les hauts-parleurs diffusaient une

voix féminine dans toute la grandesurface. Une voix douce, chaleureuse,avec ce petit plus qui mettait enconfiance. On oubliait qu'elle étaitsynthétique tellement elle paraissaithumaine.

« En vous rappelant que notremagasin Heurodistri est ouvert du lundiau dimanche, nous vous souhaitons detrouver aujourd'hui votre bonheur dans

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nos rayons. Pour ceux qui ne bénéficientpas encore des avantages de notre cartede fidélité, consultez votre messagerie.Une bonne surprise vous y attend. Jevous souhaite à tous une heureusejournée. »

Les magasins de la chaîne

Heurodistri se déclinaient enhypermarchés, supermarchés etsupérettes. Rares étaient les enseignesde l'Île qui avaient pu résister à l'ogrede la grande distribution qui se cachaitderrière cette enseigne. En quelquesannées seulement, le groupe Siddis avaitquasiment tout racheté ou franchisé.

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Et pour cause ! Résultat de la fusionde plusieurs géants mondiaux de lagrande distribution, Siddis était ledernier maillon de la filièreagroalimentaire du ConsortiumSilverstar. Dans les pays de l'Alliance,Silverstar régnait en maître sur sixprincipaux domaines d'activités :L'agroalimentaire, l'énergie,l'automobile, les télécommunications, lesecteur financier et l'armement. Lelobbying de cette puissante étoile à sixbranches noyautait les États. D'après lecélèbre site des activistesantimondialistes, « Patriots », Silverstarfinançait des agences qui agissaient dansl'ombre. Elles faisaient tout pour

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étouffer les syndicats et les autresstructures organisées pouvant fédérerassez de monde pour représenter uncontre-pouvoir.

La voix qui respirait le bonheur

laissa la place à une autre voix féminine.Une femme bien réelle parlait dans unmicro. Elle demandait qu'un personnelde l'équipe de nettoyage se rende aurayon vin.

Ils marchaient vite. Slalomant entreles chariots qui se trouvaient dans l'alléecentrale, ils se dirigeaient vers l'entréedu magasin. Leurs chaussures de villeclaquaient sur le carrelage. L'un desdeux hommes, le directeur du magasin,

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était habillé d'un pantalon en tergal gris,et d'une chemise bleue claire. Sa cravateà rayures retombait sur un ventrebedonnant. C'était un homme au teintclaire, assez grand, les cheveuxgrisonnants. Il devait avoir lacinquantaine bien sonnée. L'autre, plusjeune, plus bronzé, portait un jean et unechemise blanche à manches courtes,parfaitement repassée.

Le jeune homme leva le bras droit,pour pointer de l'index un petitattroupement qui se trouvait à quelquesmètres de l'accueil. Entre les caisses etle rayon multimédia, une douzaine depersonnes formait un cercle, commentantce qu'ils avaient sous les yeux. Des

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clients curieux, des employés dumagasin et un vigile.

La voix du bonheur reprit du service.« Pour les clients qui sont équipés de la« puce péi », nous vous rappelons qu'unedizaine de caisses sont réservées à cemode de paiement. La remise de deuxpour-cents à laquelle vous avezlégalement droit est majorée cettesemaine d'un pour-cent supplémentairepar votre magasin Heurodistri. Nousvous souhaitons une agréable journée. »

La « puce péi », « puce de paiement

électronique et d'identification », était enfait une puce RFID au nom tropicalisé.Expérimentée d'abord dans quelques

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états de l'Union Nord-Américaine, elleétait en service depuis un peu plus detrois ans aux États-Unis d'Europe. Untiers des Réunionnais avaient accepté dese la faire implanter dans le poignetdroit. Elle servait à la fois de moyen depaiement, de carte d'identité, depasseport, de permis de conduire, decarte vitale, etc. Les textes disaientqu'elle ne pouvait être implantée qu'auxadultes, mais un projet de loi prévoyaitd'élargir son utilisation aux adolescentsde plus de quinze ans.

Les employés se poussèrent en

voyant les deux hommes arriver. Ledirecteur du magasin s'approcha. Il ne

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pouvait que constater avec amertume ceque lui avait décrit quelques minutesauparavant le chef de rayon. Lecarrelage était déformé, bombé. Certainscarreaux étaient déjà éclatés. Par endroitl'espace entre les carreaux faisaitplusieurs centimètres.

– Comme je vous le disais MonsieurLambert c'est apparu comme ça, il y aquoi… un quart d'heure, dit l'homme à lachemise blanche. Et c'était moins grostout à l'heure.

À quelques mètres, un homme noiren costume sombre parlait dans untalkie-walkie. Il s'approcha.

– J'ai appelé les pompiers, dit levigile.

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– Très bien, fit le directeur. Prenezde quoi délimiter cette zone. On ferme lerayon multimédia. Je ne veux prendreaucun risque. On va encore perdre del'argent !

Le « encore » faisait référence au

manque à gagner dû à la fermeture dumagasin pendant toute une journée desamedi et la matinée de dimanche, unmois auparavant. Suite à l'attaque desdragons. À peine avait-il prononcé cesmots que le sol se mit à bouger sous sespieds. C'était la quatrième fois que lesol tremblait. Une secousse plusperceptible que les précédentes. Lesvibrations se propagèrent au niveau du

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carrelage dans tout le magasin,surprenant les clients qui arpentaient lesrayons. Dans le même temps, plusieurscarreaux avaient éclaté, dans une sériede petits bruits secs. Comme les autres,par réflexe, le directeur fit deux ou troispas en arrière.

Deux clients, un homme et unefemme, s'éloignèrent. Au lieu d'allerdans les rayons, ils se dirigèrent versune des caisses avec leur chariot. Il necontenait que quelques articles.L'homme passa son poignet droit sur uneborne électronique. Une voix suave luidit : « Bonjour Monsieur Grondin.Voulez-vous un ticket de caisse? ». Ilrépondit : « Oui, je veux un ticket. », en

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faisant attention de parler assez fort etde bien articuler. Il récupéramachinalement le petit morceau depapier, et recommença à échanger avecsa femme sur ce qu'ils venaient de voir.« Merci de faire confiance à HeurodistriMonsieur Grondin. Bonne journée. Àbientôt. » Sans faire attention cette voixfaussement humaine, le couple s'éloigna,se dirigeant vers la sortie.

Une autre voix vantait maintenant le

rapport qualité-prix des produitsHeurodistri. Après un court jingle enmusique, « Heurodistri, le bonheur àpetits prix », le temple de laconsommation baignait de nouveau dans

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une musique à la mode. Une tranche detrente minutes de musiques colorées.Une ambiance tropicale. Des musiquessavamment choisies pour créer uneatmosphère propice à l'acte d'achat, etqui ciblaient certains produits enparticulier.

Le sol bougea de nouveau. La bosseavait encore grossi. Entre les carreauxdisjoints, quelque chose était sorti dusol. C'était gris, lisse, pointu et ça devaitmesurer une quinzaine centimètres.

Les pompiers arrivèrent quelques

minutes plus tard. Des bandes enplastique oranges avec les mots« Heurodistri » et « Sécurité »

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délimitaient déjà la zone. Ellesentouraient trois caisses automatisées etles rayons environnants. Ça avait encorebougé. La chose avait triplé de volume.

Le directeur avait pris consciencedes risques pour la sécurité despersonnes. Il se disait qu'un accidentserait néfaste pour l'image du magasin.Le chiffre d'affaires allait en pâtir, maisil n'avait pas vraiment le choix. Àcontrecœur, il prit la décision de faireévacuer la grande surface.

« Nous sommes en direct du

boulevard Sud, entre le rond-point de laCommune Prima et le rond-point deGillot. Il est presque dix heures. Comme

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vous le voyez, dans le sens Saint-DenisSainte-Marie la circulation est à l'arrêt.Il y a un peu plus d'une heure, unaccident s'est produit sur cette portionde route. Un carambolage mettant encause trois voitures et une fourgonnette.Vu l'état des véhicules impliqués, c'estun vrai miracle que cet accident n'ait faitque deux blessés légers. Mais au delà del'accident lui même, c'est ce qui aprovoqué ce carambolage qui estétrange. D'après plusieurs témoins, laroute s'est soudainement déformée. Lebitume s'est littéralement soulevé,obligeant un automobiliste à freinerbrusquement. »

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François avait déjà pris des imagesde la file de voitures arrêtées, desvéhicules des pompiers et du fourgon dela Direction Régionale des Routes.

Il filmait maintenant sa collègue quicommentait la scène. L'improvisationétait une seconde nature pour Jessica.

« Quelque chose est ensuite sorti dusol. Depuis, cette chose, qui visiblementest une plante, a grandi à une vitesseincroyable. Comme vous le voyez surces images, elle mesure maintenant, jedirais… plus d'un mètre. »

François pointait maintenant sacaméra vers la plante grise, qui setrouvait à quatre ou cinq mètres, en pleinmilieu de la route. Des petites branches

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étaient apparues, ainsi que quelquespetites feuilles rondes de couleur vertpomme. Les nervures formaient uneétoile dont la dizaine de branchess'étalait sur toute la surface de la feuille,les faisant ressembler un peu à desfeuilles de capucine.

– Vous ne pouvez pas rester là.Reculez ! Reculez s'il vous plaît !, leurlança un pompier.

François et Jessica n'avaient pas lechoix. Il fallait obtempérer. Lecaméraman continuait néanmoins àfilmer. Des images surprenantes. Peut-être pas aussi impressionnantes quecelles des dragons, mais quand même.

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Ils le savaient tous les deux, cetteplante extraordinaire qu'ils avaient sousles yeux n'était pas unique. D'après cequi se disait sur Radio Kréol, le premierspécimen avait été signalé dans le ParcBoisé, au Port. Puis il y avait eu unappel pour dire qu'il y en avait un dansla cour de l'école primaire EugèneDayot à Saint-Paul. Un dans la maisond'un particulier à Saint-Pierre. Deux surla route des Tamarins. À Saint-Denis, ily en avait un dans l'avenue de la Victoireprès du Monument aux Morts, un dansl'Heurodistri de Sainte-Clotilde, et unautre sur le boulevard Sud, entre lerond-point de la Sécurité Sociale et latranchée couverte.

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À l'aéroport Roland Garros il y avaiteu un petit incident lors de l'atterrissaged'un A320. Après vérification on avaitdécouvert une petite bosse sur le tarmacde la piste principale. On en avaitrepéré trois autres, dont une qui setrouvait sur l'autre piste. Le bitumes'était déformé de plus en plus. D'aborddes fissures, et puis ces plantes étaientrapidement apparues. On ne tarda pas àannoncer que les gros porteurs nepouvaient plus ni atterrir ni décoller.

Au fur et à mesure que les heures

passaient, on signalait le mêmephénomène un peu partout dans l'Île. Il yen avait plusieurs dizaines, fracturant les

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routes, les parking, les sous-sols ou lesrez-de-chaussée des bâtiments.

Le premier que les pompiers deSaint-Denis essayèrent de couper, c'étaitcelui qui avait poussé dans l'asphalte del'avenue de la Victoire. Il faisait déjàplus de deux mètres.

Mais cette plante sécrétait uneespèce de liquide visqueux, blanc,faisant penser au latex des jacquiers.Cette substance avait des propriétésinquiétantes. Elle se collait aux outils.Durcissant rapidement, elle neutralisaitle tranchant des haches. Elle étaitextrêmement difficile à enlever. Elledégageait des vapeurs irritantes, à priorien réagissant avec le métal. Il fallait

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porter des masques et des gants pournettoyer les outils. Et quand on arrivaitenfin à les libérer de l'emprise de cettesubstance collante et corrosive, c'étaitpour se rendre compte qu'elle avait enpartie dissous l'acier. Les chaînes destronçonneuses qui subissaient cesattaques chimiques cassaientrapidement. À la hache, à latronçonneuse. Rien n'y faisait.

On essaya avec un tractopelle. La

puissante poussée de la pelle butaitcontre la tige grise, mais ne parvenaitpas à l'arracher. On creusa autour, pourse rendre compte que ce qui dépassaitdu sol n'était que la partie émergée de

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quelque chose de beaucoup plus grand.Puisqu'on ne pouvait ni le couper nil'arracher, on avait essayé le feu.Quelques pneus autour de l'arbre, unepalette de bois. Un peu d'alcool à brûler.Et un pompier avait mis le feu àl'ensemble. Les pneus avaient mislongtemps à brûler complètement. Onavait pu constater avec effarement quel'arbre avait continué à grandir. Laplante était noircie, mais toujoursvigoureuse. On essaya aussi la privationde lumière, en les recouvrant avec degrandes bâches. Mais là aussi ce fut unéchec. Dans le Nord et dans le Sud, lesmilitaires avaient reçu l'ordred'intervenir. Les tirs de mortier de 81

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mm abîmaient ces arbres, maisn'arrivaient pas à les détruire.

Avec les machettes, on était justearrivé à couper des feuilles, et aussi despetites branches. Malgré les efforts despompiers et des militaires, ces plantesgrises continuaient à pousser.Inexorablement.

En fin de matinée, certaines

mesuraient près de cinq mètres. Lestroncs faisaient près d'un mètre dediamètre.

Ça poussait vite. Très vite. Certainsde ces arbres qui ne gênaient pasl'activité humaine, et qui n'avaient doncpas attiré l'attention, devenaient peu à

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peu visibles. Dans les terrains vagues,les champs de canne, les vergers, lesravines. Des randonneurs avaientdécouvert plusieurs spécimens enarpentant les sentiers forestiers. Le fléaun'épargnait visiblement aucun endroit del'Île.

En fin d'après-midi les arbres

mesuraient une dizaine de mètres pour laplupart. Une douzaine pour les plusvivaces. Le tronc, relativement large,était dépourvu de branches sur plus de lamoitié de sa longueur. Avec une écorcegrise et lisse, il ressemblait au tronc d'unbaobab. Mais il avait à sa base depuissants renforts qui continuaient à

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fissurer et soulever ici l'asphalte, là lebéton. Les branches se développaientautour du tronc à un même niveau. Cinq,six, parfois sept branches. Vues d'endessous, elles paraissaient horizontales.Mais elles formaient en réalité un anglede soixante-dix degré environ avec letronc. Sur les rameaux, les feuilless'étaient rapidement multipliées. Lesplus grosses étaient aussi larges que desassiettes.

Dans l'après midi d'autres plantes

avaient jailli du sol. Des lianes. Ellespoussaient pour ainsi dire à vue d’œil.Au bout de leurs tiges les vrillescherchaient un arbre, un poteau

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électrique, ou un immeuble commetuteur. Les tiges vertes et lissesressemblaient un peu à celles desbambous. Au dessous de chaque nœud ily avait un trou quasiment circulaire. Onavait pu constaté que les tiges étaientcreuses. Les lianes-bambous, c'est ainsique fut baptisé le second fléau végétal.Ces lianes avaient subi les attaques deshommes, mais elles aussi en étaientsorties victorieuses.

Dans le journal télévisé du soir, on

avait demandé son avis à un unbotaniste. Il avait parlé d'une « cuticuletrès résistante ». Rien de nouveau ensomme. Les haches des pompiers en

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avaient déjà fait l'expérience. Quelquechose qui était aussi dur que l'acierrecouvrait les tiges des lianes-bambous.

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Chapitre 13 / Révélations

Sophie avait réfléchi. D'une façon ou

d'une autre cet objet avait changé Anaïs.Sa fille était capable de prouessessurnaturelles. Si cela s'ébruitait, elleserait vue comme un monstre. Elle seraitsûrement arrêtée, puis enfermée, carconsidérée comme une menace. Elleimaginait sa fille aux mains de savantssans scrupules, subissant les expériencesscientifiques les plus folles, au nom dela sécurité du plus grand nombre. Oui, si

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la vérité était découverte pour lesdragons, elle serait aux yeux debeaucoup responsable. Responsable detoutes ces pertes humaines. Coupable. Etmalgré son jeune âge, certainsvoudraient peut-être se venger. Ou seprotéger d'une nouvelle attaque. Sedébarrasser du « monstre ». Le dire àcertains membres de la famille étaitrisqué. Rien ne garantissait qu'ilsallaient garder ça pour eux.

Mais Sophie était pleinementconsciente que ce qui se passait avecAnaïs était extrêmement grave. Tropgrave pour le garder secret. Anaïsn'avait que neuf ans. C'était une enfant.Une enfant qui réfléchissait et

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s'exprimait parfois comme une adulte,mais une enfant quand même. En tant quemère, elle devait prendre une décision.

Garder le secret c'était peut êtrefaire courir à la population le risqued'un nouveau carnage. Dire la véritéc'était risquer la vie de sa fille. Aucunedes deux alternatives n'était bonne.Aucune.

Et les événements de cette journée

venaient compliquer la situation. Depuisqu'elle avait entendu parler de tout ça àla radio, elle n'arrêtait pas de penser àces arbres et ces lianes extraordinairesapparus un peu partout sur le solréunionnais. Sur le trajet la ramenant

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chez elle, Sophie avait vu quelques-unsde ces arbres gris. À l'Ermitage et sur laroute du Théâtre, des lianes-bambouavaient obligé la Direction Régionaledes Routes à mettre en place lacirculation alternée.

Quel rapport avec Anaïs ? Ces« plantes » qui sortaient de terre, c'étaitpeut être elle qui en était à l'origine.Peut être était-ce les prémices de lanouvelle hécatombe qu'Anaïs redoutait.

Perdue dans ses pensées, Sophieétait sur pilote automatique. Ellen'écoutait que d'une oreille distraite laradio. Plusieurs interventions sesuccédèrent concernant les festivités duDipavali qui devaient commencer dans

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quelques jours. L'apparition de cesplantes créait un climat angoissant. Onavait fait jouer le principe deprécaution. La décision était tombée.Officiellement, la Fête de la Lumièren'aurait pas lieu cette année, au granddam de nombreux représentants de lacommunauté tamoule.

Le seul point positif pour Sophie

c'était qu'elle entamait deux semaines decongés. L'ouverture de cette parenthèsede repos atténuait quelque peu sa fatiguemorale. Sur les quinze jours de vacancesscolaires d'octobre, il restait encore unesemaine. Elle s'était dit qu'elle allaitpouvoir proposer à Anaïs de sortir un

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peu. La plage, les magasins, ou uneséance de cinéma. Tout était bon pourqu'elle sorte de sa bulle. Mais cesplantes bizarres, surgies de nulle part,allaient sûrement l'obliger à modifierses projets. Mais bon, elle ne travaillaitpas et elle pourrait être avec sa fille.C'était le plus important.

Anaïs était chez madame Payet. En

voyant la Mégane de sa mère arriver, lafillette sortit de la maison de la voisine.Elle fit signe à sa mère qu'elle allaitouvrir le portail pour elle. Sophie rentrala voiture dans la cour. Elle regarda endirection de sa fille. Ce n'était pas sonhabitude de l'attendre ainsi. En général

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elle restait chez Sandrine un bonmoment, achevant un exercice oufinissant de regarder une sitcom, unesérie de clips.

Anaïs s'approcha de sa mère quirefermait la portière. Elles échangèrentun regard.

Anaïs la demann aèl – Ou la vu lebann pié d'bwa ?

(– Tu as vu ces arbres ?, demandaAnaïs.)

– Wi. Mwin la vu de trwa kan mwinla sort travay.

(– Oui. J'en ai vu quelques-uns enrevenant du travail.)

– Kosa ou an pans ou ?(– Tu en penses quoi ?)

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– Anaïs i fé per amwin. Mi di petètna in rapor avèk…

(– Anaïs ça me fait peur. Je me disque peut-être ça a un rapport avec…)

Craignant que la voisine ne lesentende, Sophie ne termina pas saphrase. Anaïs sortit la clé qu'elle avaitdans sa poche et ouvrit la porte d'entrée.Elles rentrèrent dans la maison. Sophieposa son sac et ses clés sur la table.

Anaïs la di aèl – Kan mwin la sortl'ékol mwin la téléfone tati Julie. ÉMarinn osi. Mwin la rakont azot tout.

(– Quand je suis rentrée de l'écolej'ai téléphoné à tatie Julie, lui dit Anaïs.Et aussi à Marraine. Je leur ai toutraconté.)

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Sophie était estomaquée. Elle restaun instant silencieuse, puis elle soupira.

– Kosa ou la di azot o just ?(– Tu leur as dit quoi au juste ?)– Tout Moman. La boul nwar, le

bann dragon, sak mi pe fèr. Tout.(– Tout Maman. La boule noire, les

dragons, ce que je peux faire. Tout.)– Mé pou koué ou la fé sa Anaïs ?

Mi kroyé ke…(– Mais pourquoi tu as fait ça

Anaïs ? Je croyais que…)– Zot la di amwin konm sa zot va

ésèy nir se swar. Mé soman la routLitoral lé fèrmé. Na d'galé i vyinndéboulé. I paré k'sé akoz bann liane-

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bambou. Antouka sé se ke zot i di suRadio Kréol.

(– Elles m'ont dit qu'ellesessaieraient de venir ce soir. Mais laroute du Littoral est fermée. Il vient d'yavoir des chutes de pierres. Il paraît quec'est dû aux lianes-bambous. En tout casc'est ce qu'ils disent sur Radio Kréol.)

Il était un peu plus de vingt heures.

Le 19 h 30 d'Antenne de Bourbontouchait à sa fin. Sophie et Anaïsl'avaient regardé ensemble. Mélusine semit soudain à aboyer. Une vieilleLandcruiser était garée devant le portail.Julie et Mélanie en descendirentrapidement. Sophie alla à leur rencontre.

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De la curiosité mais aussi de l'anxiété selisaient dans les yeux des deux femmes.

Julie la di – Nou la pas par LaMontayn.

(– On est passé par la route de laMontagne, dit Julie.)

Sophie la di – Bonswar. Zot lébyin ?

(– Bonsoir, dit Sophie. Vous allezbien.)

Après les bises de salutation,Mélanie lui expliqua qu'il y avaitquelques lianes-bambous qui avaientpoussé sur la route de la Montagne.C'était un peu difficile. À certainsendroits on avait mis en place lacirculation alternée. On pouvait encore

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passer, mais vu la vitesse à laquellepoussaient ces plantes ce ne seraitsûrement plus le cas dans la matinée.

Mélanie s'adressa ensuite à Anaïs.Elle ne croyait pas un mot de ce que luiavait dit sa filleule au téléphone. Elle laregarda dans les yeux.

– Anaïs, afèr ou manti ou rakontninport koué kom sa ? Ou na nef an mafiy, ou devré konprann ke na dé shoz lépa a fèr. Ou…

(– Anaïs, pourquoi tu racontes toutesces conneries ? Tu as neuf ans, tudevrais comprendre qu'il a des choses àne pas faire. Tu…)

– Ou lé kom Saint-Thomas, i fo ouwa pou ou krwar.

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(– Tu es comme Saint-Thomas, tudois voir pour croire.)

La voix d'Anaïs venait de résonnerdans la tête de Mélanie, de Julie et de samère. Ses tantes étaient médusées. Ellerestèrent un instant bouche bée.

Mélanie la fini par dir – Tout sak oula di anou lé vré alor ! Mon Die, léinkrwayab.

(– Tout ce que tu nous as dit est doncvrai !, finit par dire Mélanie. Mon Dieu,c'est incroyable.)

Les deux femmes étaient maintenant

assises dans le canapé. Elles écoutaientSophie et Anaïs qui leur racontaient touten détail. La boule noire, le coma, la

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télépathie, l'intervention de Claire.Parfois Mélanie et Julie fronçaient lessourcils, tellement ce qu'ellesentendaient paraissait complètement fou.Mais Anaïs se garda de leur soumettrel'hypothèse que lui avait soufflée Claire.Elle considérait que ce n'était pas utile.La situation était déjà assez compliquéecomme ça.

À un moment, Julie évoqua le faitque Léa disait avoir vu un dragon « danssa tête » le jour de la première attaque.Anaïs ne comprenait pas comment cephénomène avait pu se produire. Elleétait dans le coma. Elle avait « rêvé »des dragons. À ce moment là elle nesavait pas qu'ils étaient réels. Elle se

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souvenait que Léa et Julie faisaientpartie de son « rêve ». Peut-être que lesliens affectifs entre Léa et elle avaientjoué un rôle.

Anaïs avait aussi parlé de pouvoirstélékinésiques. Julie et Mélanie avaientdemandé à voir. La fillette tendit la mainvers la table de salon. La petite table enbois se souleva du sol d'une trentaine decentimètres.

La voix d'Anaïs résonna dans la têtedes deux femmes.

– Lé vré, mi koné pa ankor réèlmankoman tou sa i marsh, mé sak lé sur sék'sé la boul nwar i èd amwin fèr sa.

(– C'est vrai, je ne sais pas encoreréellement comment ça fonctionne,

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mais ce qui est sûr c'est que c'est laboule noire qui m'aide à faire tout ça.)

Julie la di – Hin ! Lé inkrwayab.(– Hein! C'est incroyable, s'exclama

Julie.)Mélanie la fé in siny de krwa é an

mèm tan èl la di – Ah ! mon Die !(– Ah! Mon Dieu!, dit Mélanie en

faisant un signe de croix.)Sophie la di – Tou sa la i fé per

amwin(– Tout ça me fait peur, dit Sophie.)Julie la demann aèl – Ou pans ke la

boul nwar lé parla é ke sé sa i fé poustout le bann plant ?

(– Tu penses que la boule noire estquelque part et que c'est elle qui fait

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pousser toutes ces plantes ?, luidemanda Julie.)

Sophie la réponn – Mi koné pa.Petèt.

(– Je n'sais pas. Peut-être, réponditSophie.)

Mélanie la di – É ou Anaïs, kosa oudi ou ?

(– Et toi Anaïs, qu'est-ce que tu endis ?, demanda Mélanie.)

Anaïs la réponn – Mwin la demannla boul nwar fé disparèt tout le bannplant. I marsh pa.

(– J'ai demandé à la boule noire defaire disparaître toutes ces plantes,répondit Anaïs. Ça ne marche pas.)

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Julie la di – La boul nwar i fé sak live. Bin pou mwin i ve dir sé pas Anaïslé loter sak la arivé na in mwa. Pwinbar.

(– La boule noire n'en fait qu'à satête, dit Julie. Eh bien pour moi ça veutdire qu'Anaïs n'est pas responsable dece qui est arrivé il y a un mois. Pointbarre.)

Sophie secoua lentement la tête debas en haut. Elle inspira bruyamment.Cette hypothèse lui plaisait. Elle sesentait un peu plus légère, comme si lefardeau de la responsabilité de sa filleconcernant le carnage reposait sur sesépaules et que la réflexion de Julievenait de le faire disparaître en partie.

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Le portable de Mélanie sonna. Elle

passa dans la cuisine, s'éloignant desautres pour répondre. C'était son mari,Jean-Luc.

Il était presque vingt-et-une heure.L'essentiel avait été dit. Bien sûr ilrestait des questions en suspens, maisMélanie et Julie devaient rentrer. Avantqu'une liane-bambou, une de trop, neleur barre la route.

Julie la demann Sophie – Sophie,kosa ou pans nir pas in week-end lakaz ? Alé, di wi. Léa sra kontant warAnaïs. É ou, ou va giny repoz aou, é kozin pe avèk nou de tout bann zafèr la arivazot. Alor, kosa ou fé ?

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(– Sophie, qu'est-ce que tu penses devenir passer le week-end à la maison ?,demanda Julie. Allez, dis oui. Léa seracontente de voir Anaïs. Et toi, tu pourraste reposer, et parler un peu de tout ça.Alors qu'est-ce que tu décides ?)

Sophie demanda son avis à sa fille.Anaïs se disait que c'était une bonneidée. Ces plantes fantastiques créaientun climat d'incertitude. Ici à l'Éperon, encas de coup dur, sur qui pouvaient-ellescompter ?

Anaïs la jus réponn – Mi sa mèt detrwa linj dan in sak. Moman, fodra paoubli le bann krokèt pou Mélusine. Ladèrnièr fwa nou la oubli prann. Ourapèl ?

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(– Je vais mettre quelques vêtementsdans un sac, répondit simplement Anaïs.Maman, il ne faudra pas oublier lescroquettes pour Mélusine. On avaitoublié d'en prendre la dernière fois. Tut'en souviens ?)

Le portail était grand ouvert.

Mélanie avait démarré la vielleLandcruiser. Le vieux 4x4 fumait un peu.Elle l'avait avancé de quelques mètrespour libérer le passage. Mélusine étaitdans le coffre de la Mégane, installéedans sa cage de transport. Sophies'apprêtait à fermer la porte d'entrée, etse rendant compte qu'elle avait oublié lechargeur de son portable, rentra dans la

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maison. Pendant ce temps, dans la cour,Julie s'approcha d'Anaïs.

– J'ai quelque chose à te dire…Julie se pencha un peu pour lui

chuchoter ces mots : « À un moment ilfaudra que tu sois perspicace et créative.Au final, il faudra que tu frappes vite etfort. N'oublie pas. Ta vie en dépend. ».

Anaïs s'écarta un peu. Elle regardasa tante. La surprise etl'incompréhension se lisaient dans leregard de la fillette.

– Kosa i ve dir sa, tati Julie ?(– Qu'est-ce-que ça veut dire, tatie

Julie ?)– Ça… ça quoi ?, demanda Julie.– Sak ou vyinn dir amwin.

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(– Ce que tu viens de me dire.)– Mwin la riyin di aou mwin la

Anaïs.(– Je ne t'ai rien dit Anaïs.)– Mais si, Tatie…Déjà Sophie ressortait et refermait la

porte d'entrée. Julie se dirigea vers le4x4 et s'y engouffra.

– Anaïs, ou na la klé pou fèrm leportay ?

(Anaïs, tu as la clé pour fermer leportail ?)

Pendant que sa mère manœuvraitpour sortir, Anaïs se répétait les motsque lui avait dit sa tante.

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Sur la route des Tamarins, la Méganesuivait la landcruiser. Bien sûr onécoutait Radio Kréol. À cette heuretardive, contrairement à d'habitude, pasd'émission d'annonces rencontres.Beaucoup d'appels pour parler desproblèmes de circulation. Les autresconcernaient essentiellement la situationqui s'aggravait. Surtout les problèmesd'approvisionnement. Plusieurs incidentsavaient eu lieu dans la journée dans lesgrandes surfaces de l'Île.

Anaïs avait beau réfléchir, elle netrouvait pas de sens à ce que lui avait dittatie Julie. Elle ne savait pas vraimentpourquoi, mais elle décida de ne riendire à sa mère.

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Chapitre 14 / Rationnement

Comme de nombreux écarts, le

quartier de Bellevue était bordé pardeux remparts. Entre la Ravine duChaudron et la Rivière des Pluies, descentaines de maisons étaient disperséessur plusieurs dizaines d'hectares. Ellesétaient séparées par des petites ravines,des coins de végétation sauvage et deszones cultivées plus ou moins pentues.Le quartier était en contrebas de collinesparsemées de filaos, de goyaviers, de

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fougères, de jamrosats. Au delà, mêlantencore divers espèces aux nombreusesespèces endémiques, s'étendait la forêtpluviale.

Bellevue dominait une vaste étendueoù le béton régnait en maître. Lesmaisons, les immeubles, les routes deSaint-Denis. Dans la direction du soleillevant, dans la plaine alluviale fertile,les champs de canne de Sainte-Marie etde Sainte-Suzanne s'étendaient jusqu'àl'océan.

Le chant des coqs, commencé dans

la nuit, s'éternisait. Bellevue baignaitdans la douce clarté du soleil levant. Iciet là, de nombreux moineaux piaillaient,

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accueillant avec joie le retour de lalumière.

Quelques dizaines de maisonsétaient disposées de part et d'autre duchemin Finistère. Un route bitumée quiallait de l'école primaire de Bellevuepour serpenter sur quelques centaines demètres jusqu'aux remparts de la Ravinedu Chaudron. Celle de Julie était situéeà droite en allant vers la ravine, pas trèsloin de l'embranchement avec le chemindes Camphriers.

Un grand portail coulissant bleu

donnait sur l'avant de la cour. Un espacegazonné dont une partie était à l'ombred'un manguier. Un pied de citron doux,

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un pied de mûrier noir, un jeuneavocatier de trois ou quatre mètres. Desespaces fleuris longeant le mur et laclôture métallique faisaient la part belleaux lys et aux anthuriums. Des pluiesd'or plongeaient leurs racines dans desplaques de fanjan. Une petite serreassurait un micro-climat aux orchidéeset aux capillaires. Attenant à la case, unespace couvert servait à la fois garage etde débarras.

À l'arrière, sur toute la longueur dela case créole, on avait aménagé unegrande varangue. Comme la maison,cette véranda avait une toiture en tôlesondulées. Du gazon sur quelques mètres,et au delà, séparé par une petite clôture

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métallique, on pouvait voir un petit« jardin bitasion ». Sur un terrain assezpentu, il y avait une treille de chouchou,deux grosses touffes de bananiers,quelques pieds de manioc, troispapayers chargés de fruits encore vertsainsi que d'autres arbres fruitiers. Àproximité du petit portail y donnantaccès, on avait planté un pied de tomatearbuste, deux pieds de piment cabri, duthym, du persil…

Les moineaux continuaient depiailler. Les « merles Maurice »voletaient, examinant inlassablement lesmoindres recoins à la recherche de fruitsmûrs. De temps en temps Mélusine

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aboyait, répondant mollement à quelquescongénères.

Sous la varangue, Julie et Sophie

étaient assises devant un café chaud.Julie la di avèk Sophie – Mi éspèr la

koupur d'kouran i duar pa lontan.(– J'espère que la coupure de

courant ne va pas durer, dit Julie.)– Kan granmatin katr hèr mwin la

levé pou alé twalèt, navé pwin la lumièr.Mwin la éklèr amwin avèk mon portab.Mi voulé pa fé lèv aou pou demann aouinn lamp de posh.

(– Quand je me suis levée versquatre heures du matin pour aller auxtoilettes, c'était déjà coupé. Je me suis

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éclairée avec mon portable. Je nevoulais pas te réveiller pour tedemander une lampe de poche.)

Julie avait souri entendant ces mots.Julie la di – Mwin lé sur sa sé akoz

le bann pié d'bwa. Yèr dan la radio laanons pluzier plas navé pu d'kouran. Poude lo lé parèy.

(– Je suis sûre que c'est dû à cesarbres. Hier on a annoncé plusieurscoupures de courant à la radio. Et pourl'eau c'est la même chose.)

Sophie la demann aèl – O fèt, ou nala pil pou la radio ?

(– Au fait, tu as des piles pour laradio?, lui demanda Sophie.)

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– Wi, mi dwa avwar sa… Mé ousa ilé ?

(– Oui, je dois avoir ça… Maisoù ?)

Sophie la di – Ou koné pu ousa ou lamèt. I étone pa mwin d'ou, tèt an lèr.

(– Tu ne sais plus où tu les as mises,lui dit Sophie. Ça ne m'étonne pas de toi,tête en l'air.)

Toutes les deux avaient ridoucement. Julie se leva et alla ouvrirun des tiroirs du meuble en aggloméréqui se trouvait dans le salon. Elle fouillaun peu, le referma, en ouvrit un autre.Elle réfléchit un instant, et alla dans lacuisine. Elle revint avec une petite radio

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noire et quatre piles encore dans leurblister.

Tank èl la mèt la pil dan la radio èlla di – O mwin nou va giny ékoutz'informasion.

(– Au moins on pourra écouter lesinformations, dit-elle en mettant les pilesdans le poste.)

Sophie la di aèl – Mèt pa tro for.Bann na i dor ankor.

(– Mets pas le volume trop fort.Elles dorment encore, lui dit Sophie.)

Elle parlait des filles. Anaïs etMarine avaient toutes les deux dormidans la chambre de Léa, sur un matelasposé à même le sol.

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Après quelques chuintements pourchercher la bonne fréquence, une voixféminine se fit entendre dans le poste.

« …route de la Montagne. C'est àquel niveau précisément ?

– C'est juste après la Ravine àMalheur. Dans la petite descente avantla première ravine. Vous voyez ?

– Oui, bien sûr. Et vous nous ditesque ça n'avance plus du tout. C'est biença Karl ?

– C'est bloqué. Bloqué de chezbloqué. En fait là, le camion voulaitpasser entre deux lianes-bambou. C'étaittrop serré. Il est resté coincé. Ben là…je vois pas comment on va faire…

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– Donc si on résume, sur la route duLittoral on peut circuler en voitures maisdifficilement et la route de la Montagneest complètement bloquée dans les deuxsens. Ça veut dire que les camions nepeuvent plus du tout passer entre LaPossession et Saint-Denis.

– Ben oui. C'est ça. C'estmalheureux, mais c'est comme ça… »

Les autres appels des automobilistes

coincés dans les embouteillages allaientconfirmer cette information. Aucun desdeux deux itinéraires pour rejoindre leNord de l'Île depuis l'Ouest n'étaitpraticable par les poids lourds.

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Sophie la di – Julie, i fo absolumannou sa fé de trwa kours. Si nou atann trorèskab nora pu riyin pou ashté.

(– Julie, il faut absolument qu'onaille faire quelques courses, dit Sophie.Si on attend trop longtemps, il n'y aurapeut-être plus rien à acheter.)

– Mi sa prann inn doush. I fodré apèlMélanie pou war si èl lé o kouran.

(– Je vais prendre une douche. Ilfaudrait appeler Mélanie pour voir sielle est au courant.)

Sophie se dirigea vers la chambred'ami. Elle revint quelques instants plustard avec des vêtements, une serviette etune trousse de toilette. Julie avait eu le

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temps de finir son café. Elle avait àprésent son portable collé à l'oreille.

– Allo, Mélanie ?– Bonjour Julie. Comment ça va ?– Sa va. É ou sa va ?(– Ça va. Et toi ?)– Na in pe la grip. Mé bon, i fé alé.(– Un peu grippée. Mais bon, je fais

aller.)– Mélanie, ou la ékout Radio

Kréol ?(– Mélanie, tu as écouté Radio

Kréol ?)– Non. Mé Jean-Luc la ékouté. Mi

vyinn révéyé mwin. Li la di amwin bannkamyon i giny pu pasé ni su la routLitoral ni su la rout la Montayn.

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(– Non. Mais Jean-Luc a écouté.Moi je viens de me réveiller. Il m'a ditque les camions ne peuvent plus passerni sur la route du Littoral, ni sur la routede la Montagne.)

– Wi. Sé sa. Mi sa tsann fè de trwakours. Azot, koué zot i fé ? Zot i tsannosi ?

(– Oui C'est ça. Je descends fairequelques courses. Et vous, vous faîtesquoi ? Vous venez aussi ?)

– Wi, byin sur nou vyin. Di Sophiekonm sa, mi aminn Lucas é Théo pou èlvéyé. Konm sa Dylan va giny nir èknou…

(– Oui, bien sûr qu'on y va. Dis àSophie que je vais emmener Lucas et

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Théo pour qu'elle les surveille. Çapermettra à Dylan de venir avec nous…)

L'organisation de la matinée étaitsimple. Jean-Luc, Mélanie, Julie etDylan descendaient s'occuper descourses. Sophie gardait les enfants.

Jean-Luc était un quadragénaired'une stature et d'une carrure imposantes.Il avait le teint clair et les cheveuxchâtains. Des sourcils épais. Des yeuxbleu-vert. Un regard sévère. Une voixrauque. Un grand yab, qui avaitnaturellement tendance à inspirer lerespect.

Il travaillait dans les espaces verts.À son compte, mais au noir. En cesamedi matin, il était censé s'occuper de

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la cour d'une habitante de Bois deNèfles. Il avait téléphoné à la clientepour lui dire qu'il ne pourrait pas venir.Il lui avait proposé un autre créneaupour venir « faire sa cour ».

Mélanie avait gardé son portable enmain. Elle parlait maintenant avecVéronique, sa belle-mère.

Les parents de Jean-Luc, deux bonsvivants, habitaient aussi le chemin desCamphriers. Son père, David, que tout lemonde appelait « Dada », était parfoisen fauteuil roulant, parfois avec desbéquilles. Une blessure au pied gauche.Des microbes résistants aux anti-biotiques. Le fait qu'il était diabétiqueavait sûrement fait le reste. Deux ans

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auparavant, les complications avaiententraîné l'amputation du pied. Ses crisesde goutte, relativement fréquentes,n'arrangeaient rien. Le plus souventc'était les genoux qui gonflaient. Depuisl'opération, Véronique l'aidait auquotidien. La mère de Jean-Luc était unefemme forte, à plus d'un titre. Elle étaitcorpulente, forte de caractère, et il auraitfallu présenter une surdité profonde pourne pas l'entendre quand elle prenait laparole. Vu l'état de santé de « Dada », leplus souvent c'était Jean-Luc et Mélaniequi s'occupaient de faire les coursespour le couple de sexagénaires.

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Jean-Luc et Mélanie dans laLandcruiser, Julie et Dylan dans laTwingo, ils n'avaient pas tarder àprendre la route. Sur le cheminFinistère, Jean-Luc leva la main poursaluer tour à tour un cousin et uneconnaissance. Après avoir dépassél'école primaire Maxime Laope et lamaison de quartier de Bellevue, Jean-Luc ralentit, puis s'arrêta sur le bas côté.La Twingo s'arrêta derrière le 4x4.

Le terrain multisports, situé encontrebas de la maison de quartier, étaitentouré par un le grillage de plusieursmètres de haut. Près du grillagemétallique, un de ces arbres bizarre étaitsorti de terre. L'arbre qui ne mesurait

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qu'une dizaine de mètres la veille faisaitpresque le double. Il avait ravagé l'airede jeux des plus petits. Ses renfortsavaient endommagé le grillage. Lesracines avaient fait apparaître desbosses au niveau du revêtement duterrain de sport, ainsi que quelquesfissures. Un des quatre poteauxmétalliques qui supportaient lesprojecteurs penchait dangereusement.

Jean-Luc la di – Té la ankor grandi.Lé inkrwayab kan mèm in pié d'bwa igrandi vit konm sa.

(– Il a encore grandi, dit Jean-Luc.C'est vraiment incroyable un arbre quigrandit à cette vitesse.)

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Mélanie la réponn – A wi.Inkrwayab. I fo war pou krwar.

(– Ah oui. Incroyable. Il faut le voirpour le croire, répondit Mélanie.)

Un homme longeait le grillage, entre

le terrain multisports et la route. Ilportait une lourde tronçonneuse. Jean-Luc l'avait reconnu de loin à sadémarche particulière. C'était Camille.

Le quinquagénaire traînait un peu la

jambe droite. Séquelle physique d'unaccident survenu une vingtaine d'annéesauparavant. Il avait fait une chute d'unecentaine de mètres alors qu'il faisait duparapente à Saint-Leu. La chute aurait pu

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lui être fatale, mais par miracle elleavait été amortie par la végétation d'unflanc de ravine. Il s'en était sortigravement blessé, mais vivant. Desannées de rééducation, des cicatrices etdes facultés mentales quelque peudiminuées.

Camille était grand, costaud. Il avait

les yeux vert clair, les cheveuxgrisonnants et de nombreuses rides surle visage. Des tâches de rousseur sur lenez et au dessous des yeux. Il portait desbaskets, un vieux jean, une chemise àcarreaux à manches courtes et la vested'un bleu de travail. Il était coiffé d'unecasquette rouge.

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– Bonjour Camille, dit Jean-Luc enle voyant s'approcher.

Camille posa la tronçonneuse parterre. Il serra la main que Jean-Luc luitendait.

Le vie boug la di – Bonjour. Alor,koman i lé ?

(– Bonjour. Alors, comment ça va?,dit le vieil homme.)

– Lé la. Ou mèm ?(– Ça va. Et toi ?)Camille la tir son kaskèt si sa tèt é

an mèm tan la di avèk Mélanie –Bonjour Madame Boyer. Ou lé byin ?

(– Bonjour madame Boyer, ditCamille à Mélanie tout en retirant sacasquette. Vous allez bien ?)

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En regardant vers la Twingo,Camille avait levé la main pour saluerJulie et Dylan.

Mélanie la souri é la réponn – In pegripé. I fé alé.

(– Un peu grippée. Je fais aller,répondit Mélanie avec un sourire.)

Jean-Luc la demann ali – AlorCamille, ou la ésèy war si ou giny koupali ?

(– Alors Camille, tu as voulu voir sion pouvait le couper ?, lui demandaJean-Luc.)

– Ah wi. Sa mèm mèm, koup ali. Samèm mèm, koup ali.

(– Ah oui. C'est bien ça, le couper.C'est bien ça, le couper.)

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En regardant mieux la tronçonneuseJean-Luc remarqua qu'elle n'avait plusde chaîne.

– La shèn la kasé ?(– La chaîne s'est cassée ?)– Ah, wi. Lé kasé. Wi, konm ou wa.

Lé kasé.(– Ah, oui. C'est cassé. Oui, comme

tu vois. C'est cassé.)– Nou désann ashté de trwa zafèr

l'Heurodistri Sainte-Marie. Ou ve noupran kètshoz pou ou ?

(– On descend faire quelquescourses à l'Heurodistri de Sainte-Marie.Tu veux qu'on prenne quelque chosepour toi ?)

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Il arrivait parfois à Camille dedonner quelques eurodollars à Jean-Lucou à Mélanie quand ils descendaientdans les Bas. Le Proxidistri le plusproche était à peu plus d'un kilomètre.Loin quand on est vieux et qu'on boite.En plus c'était nettement plus cher. Cepetit geste de solidarité permettait àCamille de dépenser moins vite le peud'argent qu'il percevait du ConseilUnique au titre de l'Allocation AdulteHandicapé. Le Conseil Unique de laRéunion avait depuis deux ans gelerl'augmentation de cette aide. On avaitinvoqué la crise, les restrictionsbudgétaires.

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Camille sortit un petit porte monnaiemarron de sa poche. Il l'ouvrit, prit unbillet de vingt eurodollars et le tendit àJean-Luc.

– Pran de trwa bwat konsèrv, komd'abitud. De trwa bwat konsèrv… Legrin, lantiy, tou sa la mwin n'ankor. Insashé d'ri, de suk, kafé. É pi inn ti pilplat.

(– Prenez quelques boites deconserves, comme d'habitude. Quelquesboites de conserves… Les grains, leslentilles, j'en ai encore. Un sachet de riz,du sucre, du café. Et puis une petite« pile plate ».)

L'expression désignait un petitflasque de rhum Charrette. Pour le reste,

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Jean-Luc et Mélanie connaissaient tousles deux les habitudes alimentaires duvieil homme.

Jean-Luc la di – Alé Camille, nouartrouv taler.

(– À tout à l'heure Camille, lui ditJean-Luc.)

Pendant que le 4X4 et la Twingoreprenaient la route, le vieil homme,tronçonneuse à la main, rentra chez lui.Il habitait un peu plus haut, chemin duChâteau d'eau.

Les deux voitures avançaient assez

rapidement sur la route qui serpentait deBellevue vers les bas de la Bretagne.Sur deux kilomètres, elles passèrent

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devant trois petites boutiques. Deslicence IV qui avaient résisté à lagloutonnerie du groupe Siddis. Sur l'Île,les points de ralliement des adeptes nemanquaient pas. Les fidèles clients nonplus. Et certains d'entre eux semblaientêtre fâchés avec leur ami« Modération ».

Que voulait-ils vraiment noyer dansl'alcool ?, se demandait parfois Jean-Luc. Les souffrances liées auxvicissitudes de la vie moderne ? Unemodernité acide qui avait dissoutbeaucoup trop de valeurs. Oublier.S'oublier. Échapper à la douleurmomentanément. Mais l'effet ne peutannihiler la cause. Ainsi la charrette des

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souffrances passées était toujoursprésente. L'eau-de-vie. Jean-Luc sesouvenait parfois des vieux westerns.C'était ainsi qu'on nommait l'alcoolvendu aux « Indiens », pour affaiblir leurvolonté de combattre et pour les diviser.L'eau-de-vie qui distillait la mort.

La Landcruiser et la Twingo

arrivèrent à hauteur de l'église de laBretagne. Ils entamaient une ligne droitede deux cents mètres, avec un déniveléimportant. Devant, les voitures roulaientau pas.

Il leur fallut près d'un quart d'heurepour faire une centaine de mètres. Lacirculation alternée se faisait sur la voie

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montante. L'autre voie était partiellementobstruée par les dégâts des renforts d'unces arbres aux feuilles rondes. Au boutde la ligne droite, la route était barréepar un panneau « Déviation ». Sûrementdes lianes-bambous.

Jean-Luc la di – Ou la vu, la rout lébaré. I fo pas par chemin Milieu.

(– Tu as vu, la route est barrée, ditJean-Luc. Il faut passer par le chemin duMilieu.)

Mélanie la réponn – Rozman nou lasort boner la kaz.

(– Heureusement qu'on est parti debonne heure, répondit Mélanie.)

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Sur les ondes, on parlait surtout desdifficultés d'approvisionnement encarburant. Depuis la veille déjà on avaitsignalé les premières files d'attentedevant certaines stations service.

Un peu plus d'une heure plus tard, laLandcruiser et la Twingo arrivèrent envue du centre commercial. Il y avaitbeaucoup de voitures sur le parking. Lafermeture de l'Heurodistri de Sainte-Clotilde à cause d'un de ces arbres, lapeur que ne s'accentuent les difficultésd'approvisionnement, ces deux facteursjouaient de concert pour drainer plus declients vers cette grande surface toujoursopérationnelle.

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Après que Jean-Luc ait garé le 4X4,Mélanie était allée prendre rapidementun chariot. Dylan et Julie en firent autant.Tous les quatre se dirigèrent versl'entrée principale.

Il était huit heures vingt et le centre

commercial n'ouvrait ses portes qu'à huitheures trente. Pourtant de nombreuxclients attendaient déjà devant la grandesurface. Plus qu'à l'accoutumée.

Les clients, debout derrière leurschariots, semblaient impatients.Quelques-uns regardaient de temps àautre leurs montres. Huit heures trente…huit heures trente cinq. Et les portesétaient toujours fermées. Parmi les

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clients qui attendaient, un jeune d'unetrentaine d'années exprima soudain sonagacement.

Le ga la krié, la di – Té ! Kwé la féla ? I rouvèr pa jordi ou koué ?

(– Oh ! Mais c'est quoi ça ?, hurla lejeune homme. On n'ouvre pasaujourd'hui, c'est ça ?)

D'autres clients exprimèrent tour àtour leur mécontentement. Quelquesminutes plus tard, un vigile vint enfinfaire monter les rideaux métalliques. Leschariots étaient près à démarrer lacourse vers les rayons. Un goulotd'étranglement se forma à l'entrée.Presque personne ne se dirigea vers lesboutiques de la galerie commerciale.

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Les vendeurs de chaussures, de parfums,de bijoux, de vêtements à la modevoyaient le flot de clients passer sousleur nez. Les chalands sedésintéressaient de tout ce superflu, hierencore si nécessaire.

« Bienvenue dans votre magasin

Heurodistri. Nous espérons que voustrouverez votre bonheur dans nos rayons.Nous avons le regret d'informer notreaimable clientèle que, suite auxincidents survenus hier, nous sommesdans l'obligation de rationner certainsproduits. Concernant le riz vous êteslimités à cinq kilos par client.Concernant… »

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Pour éviter que les incidents de laveille se multiplient, la préfecture avaitdécidé de décréter le rationnement decertains produits alimentaires depremière nécessité. Le riz notamment.Mais aussi d'autres denrées comme lespâtes, l'huile, la farine, le sucre…

Les chariots se dirigeaient presque

tous vers le rayon riz. Il fut littéralementpris d'assaut. La peur du manqueréveillait le réflexe de stocker. L'alimentde base était le produit à acheterabsolument. On se bousculait déjàdevant les gondoles pour prendre laprécieuse marchandise.

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Julie et Mélanie prenaient dessachets de grains rouges, de lentilles.Jean-Luc se fraya un chemin entre lesclients et les chariots pour accéder auriz demi-luxe. Il était arrivé à proximitédes sacs de cinq kilos quand une femmede forte corpulence lui écrasa le pieddans la cohue.

La madam la di ali – Oh ! Pardonmesie. Èkskuz amwin.

(– Oh ! Pardon Monsieur. Excusez-moi, lui dit la dame.)

Jean-Luc la réponn aèl – Lé pa grav.(– C'est pas grave, répondit Jean-

Luc.)Il avait fait une petite grimace de

douleur. En croisant le regard de la

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cliente en surpoids, elle se transforma ensourire forcé. À quoi ça aurait servi dela fusiller du regard ou pire de luidécocher une insulte. Elle subissaitcomme lui cette situation. Mais un autreclient le bouscula au même moment.Jean-Luc voulait bien être compréhensif,mais là c'était trop. Il lui parla d'unevoix forte, qui semblait cependants'adresser à tous les clients agglutinés.

– Pous pa ! N'ankor de ri là !(– Poussez pas ! Il y a encore du

riz !)Jean-Luc prit quatre sacs de cinq

kilos et les mit dans le chariot. Il nepouvait pas prendre le sachet de deuxkilos pour Camille. Sur les vingt kilos

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on pouvait bien lui en donner deux outrois. Il était certain que Mélanie n'yverrait pas d'objection. Jean-Luc remit àchacun un sac de riz. Dylan avait pris unpanier dans lequel il rajouta quelquesboites de conserves. Certains rayons sevidaient à vue d’œil.

Quand ils passèrent à la caisse lestrois chariots étaient pleins. Les filesd'attentes commençaient sérieusement às'allonger.

Mélanie était passée à l'une des

quatre caisses où l'on pouvait encorepayer en espèces. Jean-Luc et Dylanaussi. Julie paya par carte bancaire.Aucun membre de la famille n'avait opté

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pour la « puce péi ». Jean-Luc, quant àlui, ne voulait même pas en entendreparler. D'un naturel assez calme, ilpouvait se mettre rapidement en colèrequand un commercial trop zélé voulait lefaire changer d'avis. Il ne lui laissait pasle temps de vanter ses soit-disantavantages. Il était méfiant. Les deuxpour-cents de remise légale, argumentstratégique de poids, n'avait faitqu'exacerber sa méfiance. Et le pour-cent supplémentaire qu'accordait detemps à autre la chaîne de magasinsHeurodistri n'y changeait rien. À aucunprix. Jamais. Et sa décision était ferme.Sans appel. Irrévocable.

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Le trajet du retour vers Belle-vue sedéroula sans incident. Il était presqueonze heures quand ils arrivèrent en vuedu chemin qui conduisait chez Camille.

La Twingo de Julie fila directementchez elle. À hauteur de l'école deBellevue, la Landcruiser prit à gauche,chemin du Château d'eau. Après avoirroulé environ deux cents mètres, le 4x4quitta la route bitumée pour s'engagerdans un petit chemin de terre.

Camille habitait une case en tôles. Àune dizaine de mètres de la modestecase, se trouvait un petit cabanon sansporte. Camille l'avait construit lui mêmeavec avec des vielles tôles et des piècesde bois récupérés. C'est là que Camille

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cuisinait, au feu de bois. Le seul signede modernité visible était une vielleantenne parabolique. Une odeurmusquée, celle des chèvres qu'il élevait,accueillait les rares personnes quivenaient lui rendre visite. Camille,toujours coiffé de sa casquette rouge,sortant de la « cuisine de bois » apparut.

Jean-Luc expliqua à Camille pour leriz. Le vieil lui dit qu'il avait encore unsachet de cinq kilos qu'il venaitd'entamer. Rassurée, Mélanie lui remitles marchandises qu'il avait demandées,ainsi que sa monnaie. Elle rajouta deuxboites de sardines et une baguette.Camille les remercia, à plusieursreprises. Il leur proposa du café, mais

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ils refusèrent poliment. « Une autrefois », avait dit Mélanie.

Quand le 4x4 s'éloigna, dans sonrétroviseur Jean-Luc vit Camille lever lamain bien haut. Un au revoir doublé d'undernier merci silencieux.

Arrivée près du portail bleu, la

Twingo s'arrêta sur le bas côté. Dylansortit et alla pousser le portail, quin'était pas fermé à clé. Il entendaitMélusine qui n'arrêtait pas d'aboyer. Enjetant un coup d’œil dans la cour, il vitune 250 rouge et noire à l'ombre dumanguier.

– Tati, devine kissa lé la.(– Tatie, devine qui est là.)

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Julie avait son portable dans la maindroite. Elle leva les yeux vers Dylan.Son visage était illuminé par un largesourire.

– Pa bezwin mi devine, li vyinnanvoy amwin in tèksto.

(– J'ai pas besoin de deviner, il vientde m'envoyer un texto.)

Julie rentra la voiture dans la cour.Son regard croisa celui d'Olivier. Ilséchangèrent un sourire.

Olivier se leva. Il était grand, noir,musclé, le crane rasé. Il portait desbottes noires, un jean bleu et un tee-shirtacrylique gris clair. Une gourmette aupoignet droit. Un petit anneau en or au

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lobe de l'oreille gauche. Il salua Dylanpar un poignée de main vigoureuse.

Dylan la demann ali – Alor koman ilé ?

(– Alors comment ça va ?, luidemanda Dylan.)

– Konm ou wa. Lé la.(– Comme tu vois. Ça va.)Avec un sourire malicieux, Dylan lui

fit la réflexion suivante.– Ou té fatigé dor san out kouvèrtur

péi.(Tu en avais marre de dormir sans ta

moitié.)Olivier la jus réponn – Bin.(C'est ça, répondit simplement

Olivier.)

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Julie arrêta le moteur, sortit de lavoiture. Elle adressa à Olivier un« bonjour » doublé d'un sourire comblé.Dylan, continuant à rigoler doucement,se dirigea vers le coffre de la voiture.Olivier prit les mains de sa promise,l'attirant vers lui en la regardant dans lesyeux. Ses lèvres charnues se posèrentsur celles de Julie dans un tendre baiser.

En reprenant le chemin Finistère, le

4X4 roula sur une bosse et des tracesd'humidité qui n'étaient pas là à l'aller.Une racine avait sûrement détérioré unecanalisation d'eau. Jean-Luc s'arrêta uninstant, le temps de discuter avecquelques personnes qui étaient venues

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constater les dégâts. En quelques heures,l'arbre avait poussé de plusieurs mètres.

D'après les témoignages des gens du

quartier, sur Bellevue il y avait unedizaine d'endroits où on avait repéré cesarbres à croissance rapide.

Contrairement à ceux qui avaientpoussé dans les petites ravines et dansles champs, les deux spécimens qui sesituaient entre le quartier de Bellevue etcelui de Bois Rouge avaient détruitchacun une habitation et menaçaientcelles qui se trouvaient à proximité.

Jean-Luc avait déjà vu celui qui étaitau bout du chemin Finistère, à une

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centaine de mètres du bord de la Ravinedu Chaudron.

Dans l'après-midi, accompagné deDylan, il emprunta un chemin quiserpentait entre les champs. Il s'arrêtaprès du château d'eau. Un autre de cesarbres était là, à une cinquantaine demètres du chemin. Après avoir cherchéun point de vue dégagé, il regardapendant quelques instants en contrebas,vers Montauban. Son regard s'attarda surle quartier lui-même, situé entre laravine Montauban et la Rivière desPluies. Il passa ensuite les jumelles àson fils. L'arbre qui avait poussé dansdes cultures maraîchères, au bord de lapetite ravine, était bien visible. L'autre,

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d'après ce qu'il savait, se trouvait enaval dans le ravin. Visiblement, il étaitencore noyé dans les jamrosats.

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Chapitre 15 / Asphyxie

Sophie et Anaïs devaient rester un

week-end. Elles étaient là depuis cinqjours. La route du Littoral n'était pluspraticable en voiture depuis dimanchematin. Comme pour la route de laMontagne, certains tronçons étaientobstrués par les lianes-bambou. SiSophie avait voulu rentrer chez elle ilaurait fallu qu'elle fasse le tour de l'Île.Lundi c'était encore possible. Maismaintenant il était trop tard. Un tel

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périple était déconseillé, et certainementvoué à l'échec. Les nombreusesdéviations n'étaient pas faites pour unevoiture de tourisme. Sans compterqu'elle avait la quasi-certitude detomber en panne d'essence. Et puisSophie éprouvait une certaine crainte àl'idée de se retrouver seule avec sa filledans ces moments difficiles. Rester surBellevue, avec les membres de safamille, lui semblait plus prudent.

Partout dans l'Île, les lianes-bambou

devenaient de plus en plusenvahissantes. Dès le début, lesexpressions « plantes extraterrestres »ou encore « végétation exogène »

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avaient été utilisées. Dans la journée dedimanche, les résultats des analysesscientifiques avaient été communiqués.Certes, ils ne faisaient que confirmer uneévidence, mais bizarrement le fait que cesoit confirmé avait fait monter l'angoissed'un cran, surtout dans les journauxtélévisés et sur les chaînesd'information.

On faisait des expériences afin detrouver un moyen de les combattreefficacement. Le porte-parole dugouvernement français et celui dugouvernement fédéral européen disaientqu'il y avait bon espoir d'y arriverrapidement. Selon ces déclarationsofficielles, on faisait confiance aux

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scientifiques, à leur ingéniosité, poursurmonter cette crise. Mais ils segardaient bien de dire si c'était unequestion de semaines ou de mois.

Les arbres aux troncs gris avaientcontinué à pousser rapidement. Une foisqu'ils eurent dépassé tous les autresarbres, y compris les filaos et lescryptomérias, on commença à lesappeler les « gros pieds de bois » ouencore les « pieds de bois géants ». Surles ondes on reprenait le terme employédans le journal. On les appelait « lesGéants ». Vu leur taille, ils étaientmaintenant repérables de loin, sansjumelles.

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Le chant des coqs. Anaïs venaitd'émerger de son sommeil. Elle étaitfatiguée. Plus que les jours précédents.Elle avait un peu mal à la tête. Elle seleva sans bruit, et laissa Léa dans latiédeur de ses rêves. Elle appuya surl'interrupteur du couloir, mais l'ampoulene diffusa aucune lumière. La porte de lachambre d'ami était ouverte. Elleentendait des petits bruits venant de lacuisine. Elle en conclut que sa mères'était déjà levée. Les lueurs de l'aubeentraient par la porte donnant sur lavéranda. Habillée d'un bas de jogging etd'un tee-shirt, des savates aux pieds,Anaïs traversa la pièce qui faisait officede salon et de salle à manger. Elle se

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dirigea vers les toilettes. Par réflexe elleappuya sur l'interrupteur. Pas de lumière,si ce n'est les lueurs naturelles quientraient par les nacos.

Après avoir uriner, elle passa dansla salle de bain se laver les mains. Puisle visage. La porte de la chambre detatie Julie était toujours fermée.Visiblement Olivier et Julie n'étaient pasencore levés. La porte de la cuisine étaitentr'ouverte. Anaïs poussa la porte, ettrouva sa mère debout, en blouse et enchaussons. Devant elle, sur un des quatrefeux de la plaque de cuisson au gaz, setrouvait une casserole d'eau quicommençait tout juste à bouillir. Il yavait aussi une cafetière électrique, le

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couvercle relevé. Sophie prit unepremière tasse d'eau frémissante et laversa délicatement dans le filtre. Unebonne odeur de café embauma la pièce.Sophie tourna la tête vers la droite etsourit à sa fille.

Anaïs la di – Bonjour.(– Bonjour, dit Anaïs.)– Bonjour. Ou la byin dormi ?(– Bonjour. Tu as bien dormi ?)Anaïs soupira. Elle avait les yeux

cernés.– Mwin lé fatigé…(– Je suis fatiguée…)Son moman la demann aèl – Ankor

bann mové rèv ?

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(– Encore des cauchemars ?, luidemanda sa mère.)

Anaïs hocha la tête. Depuis unesemaine, toutes les nuits elle rêvait descènes de combat. Encore un phénomèneétrange qu'Anaïs attribuait à la boulenoire.

Le décor était soit une clairière dans

une forêt lugubre, soit une plainedésertique. Elle était toujours armée d'unglaive et d'un bouclier. Deux typed'adversaires. Deux ou trois humains,parfois plus, lorsqu'elle se battait dansle désert. Quand ça se passait dans laforêt, elle se faisait attaquer par deslianes. Elles surgissaient de toutes parts

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pour fondre sur elle tels des serpents. Iln'y avait pas de fuite possible. Elledevait se battre pour défendre sa vie.Parfois, elle se rendait compte qu'elleétait en train de rêver. Ce n'est pas pourautant qu'elle arrivait à s'extirper de cesrêves lucides. Quand elle se réveillait,le plus souvent en sursaut, c'était qu'ellevenait de se faire tuer ou blessergravement. Ce qui arrivait environ unefois sur deux. Pourtant, elle se battait demieux en mieux au fil du temps. Mais aufur et à mesure qu'elle gagnait en force eten rapidité, les adversaires humainsétaient plus forts ou plus nombreux, leslianes plus rapides et plus coriaces.

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Tout comme ses armes, le scénariode sa défaite était toujours le même.Dans la plaine, elle tombait sous lescoups d'un adversaire arrivant dans sondos. Dans la forêt, les lianes finissaientpar s'enrouler autour de ses membres,pour venir ensuite enserrer son corps.Elle poussait en rêve des cris dedouleur. Puis la pression exercéecomprimait progressivement son corpsd'enfant jusqu'à ce qu'elle succombe ouqu'elle se réveille en sueurs.

Elle se souvenait parfaitement de cesrêves. Elle livrait jusqu'à cinq ou sixcombats au cours d'une même nuit. Ilsparaissaient tellement réels. Au petitmatin elle ressentait une grande fatigue.

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Ce qui l'obligeait à faire une ou deuxsiestes réparatrices par jour.

Le dernier rêve qu'elle avait fait

cette nuit l'intriguait. En plein combat,esquivant l'attaque d'une liane, tranchantune autre d'un coup d'épée, Anaïs s'étaitdit qu'elle allait sûrement mourir dansd'atroces souffrances. Encore. Et puis,face aux douleurs qui se profilaient, à lamort imminente, un éclair de luciditéavait frappé son esprit, lui suscitant cetteréflexion. « C'est un rêve. Tout estpossible. Tout ce que je veux estpossible. Je ne veux plus être seule. Jeveux de l'aide. Je veux vivre… ». PuisAnaïs avait senti une présence. Elle

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avait tourné la tête vers la droite. Unefemme était apparue. La même armure,le même bouclier, la même épée. Elleressemblait étrangement à Anaïs. Unsourire sur chaque visage. Anaïs n'avaitpas tardé à comprendre. Cette femme,c'était elle, adulte. L'une avait bondi àdroite, l'autre à gauche, esquivant,sautant, tranchant les lianes… Peu detemps après, le rêve avait pris fin. Avantla fin du combat. Elle n'était nivictorieuse, ni blessée ou morte. C'étaitla première fois que cela arrivait.

En préparant son bol de lait, Anaïsrepensait à son cauchemar. Le combatsans fin. La force de la sagesse et de lamaturité venant à son secours.

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Réveillée par l'odeur du café, Julie

s'était levée. Anaïs était partie s'installersous la véranda. Elle attendait que sonbol de lait refroidisse un peu. Sophiefinissait de faire couler le café. Sa sœurentra dans la cuisine.

Julie la di – Bonjour.(– Bonjour, dit Julie.)Sophie la demann aèl – Ou la pas inn

bone nuit ?(– Tu as passé une bonne nuit ?, lui

demanda Sophie.)Sophie avait regardé Julie et haussé

les sourcils en la questionnant. Avec cepetit sourire et un éclat particulier dansle regard. Julie n'était pas du tout gênée

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par la signification réelle de cettequestion. Il était évident pour elle que sasœur faisait allusion au fait qu'ellen'avait pas vu Olivier depuis plus dedeux semaines.

Julie la souri et la réponn – Wi. Lanuit la la fé amwin du byin.

(– Oui. Cette nuit m'a fait du bien,répondit-elle en souriant.)

Des mots supplémentaires étaientévidemment inutiles. Ses yeux n'étaientque bonheur, sa joie des reflets subtiles.

– Ou ve in kafé ?(– Tu veux un café?)– Wi. Avèk de suk, silteplé.(– Oui. Avec deux sucres, s'il te

plaît.)

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Anaïs avait bu son bol de lait. Les

deux femmes sirotaient leurs cafés.Toudinkou Anaïs la di – Si li rès, sré

pa korèk kash ali la vérité.(– S'il reste, il ne serait pas correct

de lui cacher la vérité, dit soudainAnaïs.)

Sophie la rajouté – Astèr li fé partide la famiy. Non ?

(– Maintenant il fait partie de lafamille. Non ?, ajouta Sophie)

Julie la di – Anaïs… ou koné sonfrèr té tué par in dragon.

(– Anaïs… tu sais que son frère a ététué par un dragon, dit Julie.)

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– Mi koné. Mwin té la kan zot la parlde sa.

(– Je sais. J'étais là quand vous enavez parlé.)

Sophie ne tarda pas à allumer la

radio. « … tous ceux qui nousrejoignent. Merci d'être fidèles à RadioKréol. Vous êtes sans doute trèsnombreux à être à l'écoute de ce flashspécial. Les Géants et les lianes-bambouchangent le paysage de l'Île de jour enjour. Comme nous vous l'annoncions hierdans la soirée, le préfet va faire ce matinun point sur la situation. Sans plusattendre je laisse la parole à monsieur

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Blason, préfet de La Réunion. BonjourMonsieur le Préfet. »

La voix chaleureuse d'Emma,

l'animatrice, fut remplacée dans le postepar celle du préfet. Grave. Solennelle.

« Bonjour à tous. Oui comme vousvenez de le rappeler, il était importantde faire le point ce matin. Il est vrai quela situation est préoccupante. Mais nousfaisons tout ce qui est en notre pouvoirpour apporter des solutions auxproblèmes causés par l'envahissementde ces plantes. Tout d'abord, je tiens àdire que le dispositif mis en placedepuis lundi a donné de bons résultats. Ilcontinuera à être mis en œuvre pour

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cette journée de jeudi. Tous lesvéhicules militaires restent doncprincipalement affectés au ravitaillementdes commerces alimentaires et despharmacies. Pour les villes et lesvillages qui ne sont pas accessibles parla route, les hélicoptères feront dès cematin des rotations. Concernant lesproblèmes électriques, je laisserai justeaprès la parole au directeur régionald'EDF. Pour les foyers qui ont encorel'eau courante, faites des réserves d'eau.On le sait maintenant, à terme les racinesdes Géants détruiront la majeure partiedes canalisations. Pour ce qui est descarburants, la liste des stations qui ontencore du carburant ou des bouteilles de

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gaz sera communiquée juste après ceflash. Je rappelle à la population qu'ilest important de limiter autant quepossible les déplacements en voiture.Ne prenez la route que si cela estvraiment nécessaire… »

Oui, la situation était préoccupante.

Dès samedi soir quelques magasins etquelques boutiques avaient été visités.Des témoignages parlaient aussi demaisons attaquées par des bandesarmées. Cela avait eu lieu à Saint-Denis,au Port, à Saint-Gilles, à Saint-Benoît etau Tampon. Certains quartiers étaientprivés de téléphone. Et même quand onpouvait appeler les forces de l'ordre, il

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leur était impossible de réagirrapidement. Les difficultés decirculation, le nombre croissantd'appels. Depuis quelques jours,certains opportunistes profitaient duchaos grandissant pour agir à leur guise.En cas de danger, certains habitants nepouvaient compter que sur eux-mêmesou sur leurs proches.

Ce climat d'insécurité avait confortéSophie dans sa décision de rester chezJulie. Il valait mieux rester là, enattendant de voir comment allait évoluerla situation.

De fait, elle s'aggravait de jour en

jour. Un constat amer que chacun pouvait

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faire. Il avait suffit d'une semaine pourque La Réunion change de visage. Lesvilles et les villages, les forêts et leschamps, les ravines et les montagnes,tout était méconnaissable.

La plupart des Géants mesuraientdéjà une centaine de mètres. Plus de centvingt pour certains. Ceux qui étaientproches de la mer ou d'un cours d'eauétaient plus grands que la moyenne. Lestroncs faisaient parfois jusqu'à dixmètres de diamètre. Les dégâts sechiffraient à plusieurs centaines demillions d'eurodollars. Les branchesimmenses s'étalaient dans toutes lesdirections. Certaines feuilles parmi lesplus grosses étaient assez larges pour

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servir de parapluie. Le feuillage touffucréait une zone d'ombre qui pouvaitcouvrir tout un pâté de maisons. Desracines aériennes avaient bourgeonné àpartir des branches, descendant jouraprès jour vers le sol.

Certaines lianes-bambous étaient

assez larges pour cacher complètementun homme. Celles qui avaient envahi lesplus grands immeubles étaient montéjusqu'au dernier étage en quelques jours.D'autres avaient pris d'assaut lespylônes qui soutenaient les fils à hautetension. Les zones privées d'électricitéétaient de plus en plus nombreuses.Maintenant qu'elles surpassaient les

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tuteurs artificiels les plus hauts, leslianes assez proches s'entrelaçaient, sesoutenaient mutuellement, pour continuerà croître en un ensemble plus ou moinsrectiligne. Encore quelques jours etleurs vrilles pourraient agripper lesracines aériennes des grands arbres auxfeuilles rondes.

Les Géants et les lianes-bambouavaient peu à peu coupé les axes routiersvitaux pour l'économie de l'Île. Lesroutes nationales et les départementalesétaient obstruées à de nombreuxendroits. Sur certains tronçons oncirculait difficilement. Sur d'autres,même les véhicules légers ne pouvaientplus passer. Pour pallier aux problèmes

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dus à fermeture de la route du Littoral etcelle de la Montagne, des bateauxfaisaient la navette entre le Port et lepetit port de Sainte-Marie.

Là où c'était possible on avait mis en

place des bretelles pour contourner lesénormes troncs. Mais la croissanceaccélérée de ces maudites plantesrendait ces déviations rapidementimpraticables. Les renforts à la base destroncs continuaient à soulever et àfissurer le béton ou le bitume. On devaitle plus souvent se contenter d'une pistede terre, cahoteuse, qui ne pouvait êtreempruntée que par des 4x4. À certains

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endroits, les TRM 2000, des camions del'armée, pouvaient encore passer.

Les grandes artères routièresbouchées, l'Île s'asphyxiait rapidement.Le carburant était rationné. Le Port, laPossession et Saint-Paul étaient lesrégions les moins gravement touchéespar la pénurie. Ailleurs, seuls lesvéhicules prioritaires avaient le droit des'approvisionner dans les rares stationsqui avaient encore du carburant. Dans laplupart des pharmacies, plusieursmédicaments étaient déjà en rupture destock.

Les cuisines centrales avaient du malà livrer les repas quotidien pour leshôpitaux, mais aussi les établissements

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médico-sociaux. Les cris des ventresaffamés brisaient une à une les règlesstrictes d'hygiène et de sécuritéalimentaire. On faisait avec les moyensdu bord, du mieux qu'on pouvait.L’Éducation Nationale avait plié devantles problèmes de transport et delogistique alimentaire. Les deuxsemaines de vacances auraient dûprendre fin dans quelques jours. Onavait pas eu d'autre choix que dereconduire les congés des enfants pourune durée indéterminée.

Dans toute l'Île, les immeubles et lesmaisons individuelles continuaient d'êtreenvahis par un quantité impressionnantede lianes-bambou. Un peu partout,

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surtout dans les villes, de nombreuxlogements devenus inhabitables avaientdû être évacués. Certaines personnesétaient accueillies par des membres deleur famille, ou par des voisins. D'autresavaient été installées dans lesétablissements scolaires épargnés oudans des camps érigés en urgence parles militaires et la sécurité civile. Faceaux nombre toujours croissant delogements détruits ou devenusdangereux, d'autres bâtiments avaient étéréquisitionnés. Des stades, desbibliothèques, des cinémas, des sallesde réception…

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Les rouages de l'économie étaientarrêtés ou tournaient au ralenti. Personnen'était en mesure de dire comment allaitévoluer la situation. Très vite lesproduits de première nécessité avaientcommencé à manquer dans lescommerces. Bien sûr les prix avaientflambé. La raison invoquée était lesurcoût lié au transport. De fait, il nerestait maintenant plus grand chose dansles rayons. Et le réapprovisionnementdevenait de plus en plus problématique.Il se faisait au compte goutte. Sur lesroutes, les camions avaient laissé laplace aux 4X4 civils et militaires, plus àmême de franchir les obstacles imposéspar cette flore envahissante et

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destructrice.Des bruits couraient selon lesquels

certains commerçants faisaient desréserves de nourriture. Des stocksrelativement importants qu'ilsréservaient pour les besoins de leursfamilles ou qu'ils comptaient revendreplus tard à prix d'or. On disait aussi quecertains essayaient de se procurer desarmes pour faire face aux pillages.D'autres, plus prévoyants, avaient déjàdepuis longtemps de quoi défendre leursbiens.

Alors que certains avaient le réflexede stocker, d'autres avait celui de lafuite. Comme les long-courriers nepouvaient plus décoller, on se rabattait

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sur l'Île Maurice ou Madagascar. Quitterl'Île au plus vite. Le temps pressait. Lesplaces étaient limitées. Les billetsétaient hors de prix.

Ce matin là, outre les appels pour

les problèmes de ravitaillement,plusieurs auditeurs avaient appelé RadioKréol pour parler des difficultés à allerfleurir les tombes en ce premiernovembre. Énormément de personnes nepourraient pas le faire aujourd'hui. Etelles le regrettaient amèrement.

Le soleil était levé depuis plus d'une

heure. Olivier finissait de boire son cafésous la véranda. Anaïs était venue

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s'asseoir en face de lui. Seule. Sonregard grave croisa celui d'Olivier. D'ungeste lent, il éloigna la tasse vide qui setrouvait juste devant lui. Il regardaAnaïs avec un air surpris. Il ne l'avaitvue que trois ou quatre fois, à diversoccasions. La seule fois où il lui avaitadressé la parole, ils n'avaient échangéque des banalités. Que pouvait bien luivouloir cette fillette qui le regardait defaçon aussi sérieuse à une heure aussimatinale ?

Anaïs la di avèk li – Olivier, i fo mikoz avèk ou.

(– Olivier, je dois te parler, lui ditAnaïs.)

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Sophie était dans la cuisine, occupéeà faire la vaisselle. Julie préparait unbol de céréales pour Léa, qui venait toutjuste de se lever.

– Mi ékout aou.(– Je t'écoute.)– Mwin lé vréman dézolé pou out

frèr. Mi konésé pa li, mé mwin lésinsèrman dézolé.

(– Je suis vraiment désolée pour tonfrère. Je ne le connaissais pas, mais jesuis sincèrement désolée.)

Le ton employé par la fillette étonnaOlivier. Ce qui l'étonnait encore plusc'était le fait qu'elle lui parle du décèsde son frère cadet.

– Mi konpran pa.

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(– Je ne comprends pas.)– Sak mi sa dir aou sé riyink la

vérité. Si ou krwa pa mwin, Moman léla pou témwanyé…

( Ce que je vais te dire c'est lastricte vérité. Si tu ne me crois pas,Maman est là pour témoigner…)

Anaïs prit soin de bien choisir sesmots. Pour Olivier, le fait qu'elle nes'exprimait pas comme une enfantcontinuait à donner à cette conversationun caractère étrange. La gravité des motset son regard sérieux donnaient du crédità ce qu'elle disait. Elle commença parparler de la découverte de la boulenoire, puis de son coma pendantl'attaque des dragons. Elle lui exposa la

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chronologie des événements, en faisantressortir ce qui était factuel et ce quiétait de l'ordre des suppositions. Olivierécoutait, attentivement. Il avait l'espritouvert. Mais ce que lui disait Anaïs étaittellement extraordinaire qu'il avait dumal à la croire. De temps en temps, ilreformulait les dires de la fillette, pourêtre sûr de bien comprendre. Elle enétait aux changements qui la touchaientquand elle utilisa la télépathie.

– Mi voulé absoluman dir aou toutla vérité. Mi koné pa si tout sak laarivé lé vréman ma fot. Sak lé sur, sék'mi san amwin rèsponsab.

(– Je voulais absolument te diretoute la vérité. Je ne sais pas si tout ce

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qui est arrivé est vraiment de ma faute.Ce qui est sûr, c'est que je me sensresponsable.)

Une larme avait perlé sur une de sespetites joues. Anaïs l'essuya d'un reversde main.

Olivier la di aèl – Anaïs, pou mwinlé simp. Sé in dragon la tué mon frèr. Sépa ou. Pou mwin, sé pa out fot.

(– Anaïs, pour moi c'est simple, luidit Olivier. C'est un dragon qui a tuémon frère. C'est pas toi. Pour moi, c'estpas de ta faute.)

En début d'après midi, un autre bruit

courait déjà sur les radios locales.Certains firent le rapprochement avec le

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premier. Dans la soirée, la rumeur futconfirmée. C'était officiel. La Réunionétait en quarantaine. Aucun avion, aucunbateau ne pouvait plus quitter l'Île.

Le Conseil de Sécurité des NationsUnies avait pris cette décision dans lamatinée. Vers onze heures, heure deNew-York. Les discussions entre lesseize membres du Conseil avaient duréun peu moins de deux heures. Les sixmembres permanents, Israël, l'UnionNord-Américaine, les États-Unisd'Europe, le Royaume-Uni, la Chine etl'Australie avaient voté oui. Les dixautres nations présentes avaient suivi. Ladécision avait été unanime. Le risque devoir les spores ou les graines de ces

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plantes se propager à d'autres régions dumonde était réel. Personne ne voulaitprendre ce risque. Quelque soit le prix àpayer, il fallait circonscrire la zoned'invasion de façon draconienne.

En déplacement en France, suite aux

dernières émeutes survenues àMarseille, la présidente des États-Unisd'Europe, Alexandra Schumann, avaitété interpellée par un journalisted'origine réunionnaise.

– L'Île de La Réunion est enquarantaine par décision du Conseil deSécurité des Nations Unies, Madame laPrésidente. Aucun navire ne peut quitter

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la zone envahie par les plantesexogènes.

– Votre question s'il vous plaît, luiavait lancé un des conseillers de laprésidente.

– J'y viens tout de suite. Aucunarmateur ne voudra sacrifier son porte-conteneurs. Prenant en compte ces faits,ma question est simple Madame laPrésidente. Comment la populationréunionnaise va-t-elle être ravitaillée ?

Madame Schumann, après lui avoir

fait remarquer que ce n'était pas le sujetde la conférence de presse, avaitsimplement répondu que « …desmesures allaient être prises pour faire

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face à ce problème ». Et un autrejournaliste posa une autre question. Elleconcernait cette fois Marseille et lestroubles sociaux qui dégénéraient.

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Chapitre 16 / Vu à la télé

Cela faisait maintenant dix jours que

l'Île était en quarantaine.Les Géants avaient continué à

grandir pour atteindre des dimensionstitanesques. Inexorablement. Les fortesaverses qui avaient arrosé l'ensemble del'Île la semaine précédente y étaientsûrement pour quelque chose. Quatrecents, cinq cents mètres. On ne savaitplus très bien. Les troncs faisaient unecinquantaine de mètres de diamètre,

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parfois plus. Les renforts s'étalaient surplus d'un hectare.

Les lianes-bambous et les racinesaériennes des Géants avaient fini par serejoindre, et s'emmêler. Plusieursracines, aussi larges qu'un bras humain,venaient s'enrouler autour des lianesvertes et lisses. Avec les fortes pluies,les tiges creuses des lianes-bambouss'étaient remplies d'eau, grâce aux trouscirculaires au-dessous de chaque nœud.On avait vu se développer des racinesplus petites et plus claires. Elles allaientpuiser dans ces réserves aériennes,contenant chacune des dizaines de litresd'eau. Les grosses racines, formant unensemble torsadé, descendaient le long

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des lianes-bambou. À une certainehauteur, elles s'écartaient des tigesvertes, obliquant vers le sol pour s'yenfoncer.

Ainsi, à la périphérie de chaquearbre, à plus de cent mètres du tronc, ils'était formé de nombreux arcs-boutantsfortifiant efficacement le titan végétal.

Même quand le soleil était au zénith,l'ombre que projetait un Géant s'étendaitsur plusieurs hectares, couvrant parfoistout un quartier. Aucune feuille n'étaitencore tombée au sol.

On ne pouvait pas faire cent mètres

sans faire face au vert lisse des lianesinextricablement mêlé au gris rugueux

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des racines. Partout où on regardait, lesentrelacements symbiotiquess'imposaient à la vue. Certainesobliques, d'autres verticales, elleszébraient le paysage, comme lesbarreaux d'une prison végétale. De faitelles avaient restreint peu à peu lespossibilités de déplacement desmachines, et par conséquent deshommes.

Bravant la quarantaine, certainsavaient essayé de quitter l'Île en bateau.Des témoignages convergentsrapportaient que les embarcationsavaient été détruites avant qu'ellesn'atteignent le large. Explosées. Coulées.Il y avait peu de raisons de douter de la

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sincérité de ces témoignages. Les forcesde l'Alliance prouvaient, à ceux qui endoutaient encore, que dans certains caselles pouvaient être sans pitié.

L'économie était au point mort. Une

fois leurs rayons vides, de nombreuxcommerces d'alimentation avaient ferméleurs portes. Seuls quelques libres-services, quelques supérettes, restaientencore ouverts. Ils étaientapprovisionnés par des militaires.Certains soldats étaient affectés jour etnuit à la surveillance de ces magasinsd'alimentation.

Les importations ne pouvant plus sefaire, les pouvoirs publics disaient

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vouloir gérer au mieux les vivresdisponibles. Pour cela, les ressourcesdes exploitations agricoles avaient étéréquisitionnées par l'armée. Sous lasurveillance des militaires, les abattoirsavaient tourné à plein régime. Quelquesjours. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus debêtes à abattre.

Bien sûr on avait dit aux exploitantsqu'ils seraient dédommagés plus tard.Pour gagner du temps, on avait juste notésur des bons la nature de ce qui étaitréquisitionné ainsi que les quantités. Lesbons seraient chiffrés en eurodollarsquand tout rentrerait dans l'ordre. Celarenvoyait à un hypothétique retour à lanormale. Certains ne se faisaient guère

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d'illusions sur les probabilités de sevoir restituer le fruit de leur labeur.D'ailleurs, si on les avait payésimmédiatement, cela n'aurait pas changégrand chose à court terme. L'argent n'ade valeur que s'il y a des choses àacheter. Et au fil des jours, c'était demoins en moins le cas sur l'Île.

Sans électricité, les systèmes de

paiement électronique étaient dans denombreuses régions totalement horsservice. À défaut de carte de paiement etde « puce péi », on se rabattait sur leschèques. On utilisait aussi, dans unemoindre mesure, les espèces. Les billetsétaient devenus rares. Depuis plusieurs

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années tous les pays de l'Allianceavaient fait en sorte de restreindre peu àpeu leur utilisation.

Des tickets de rationnement avaientété mis en place. Des bruits couraientselon lesquels certaines familles, parmiles plus riches, étaient privilégiées.Selon la préfecture, il n'y avait aucunpasse-droit. La distribution se faisait defaçon équitable. Mais le doute persistait.Certains, bénéficiant de relationsinfluentes, devaient sûrement avoir desstocks importants de denrées nonpérissables. Ce qui était sûr, c'était quepersonne ne savait réellement combiende temps allait durer la quarantaine.

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Il y avait dans les écarts quelquesanimaux abattus clandestinement. Lapénurie et les difficultés de transportfaisaient qu'un peu partout on en venaitau troc de nourriture. Du manioc ou despatates douces contre de la viande.Quelques mains de bananes contre unepinte de riz. Certains, surtout ceux quihabitaient les villes, n'avaient pas grandchose à échanger. La faim commençait àtenailler les estomacs. Contrairement àd'habitude, on ne voyait pas de fruitspourrir sous les manguiers. En ces tempsde disette, la nécessité les faisaitdisparaître aussitôt qu'ils touchaient lesol. En mâchant un morceau de canne àsucre pour tromper la faim, certains

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lorgnaient les letchis. Sur de nombreuxpieds, ils commençaient tout juste àrougir.

Le système médical, anémié par le

manque de médicaments et l'absenced'une bonne partie du personnel, faisaitavec les maigres moyens dont ildisposait.

L'espoir c'était ces hélicoptères quidevaient apporter des vivres et desmédicaments. Ils viendraient. Bien sûrqu'ils viendraient. Le préfet l'avaitannoncé officiellement sur les ondes. Onle savait, parmi les nombreux bâtimentsqui étaient là, au large des côtesréunionnaises, il y avait plusieurs porte-

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hélicoptères. Mais pour l'instant, on nevoyait rien venir. On attendait. Et lesmaigres réserves de nourriturediminuaient. Très rapidement.

Les images de ce qui se passait à La

Réunion avaient été diffusées sur toutesles chaînes d'informations européenneset étrangères. Jour après jour, le mondeavait suivi l'évolution du phénomène.Les images filmées par des journalistes,et aussi celles des militaires des Fazsoi.Mais depuis trois jours, les images ne serenouvelaient pas.

Il n'y avait plus de liaison internet outéléphonique entre La Réunion et le restedu monde. Les racines des Géants

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avaient endommagé les trois câblessous-marins de liaison à proximité descôtes. En quelques jours, l'un aprèsl'autre, les câbles ravenal, néocom, etenfin le câble safe avaient été mis horsservice. Concernant les liaisonssatellitaires, seules les liaisonsdescendantes fonctionnaient. En clair, onpouvait encore recevoir mais on nepouvait plus émettre. Depuis trois jours,quelque chose brouillait les signauxémis vers les satellites decommunication depuis les stations del'Île.

Et puis ils étaient apparus. Noirs,

légers, autonomes, mesurant une

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trentaine de centimètres, volant aveccertaine virtuosité. Les drones espions.Un corps de libellule d'où sortait quatretiges, avec au bout de chacune un anneauoù tournait une hélice. Six pattes leurpermettait de se poser sur n'importe quelsupport. Se déplaçant entre lesimmeubles, entre les Géants, leslibellules cherchaient des imagespouvant intéresser les militaires del'Alliance Transatlantique.

Épargné par les plantes, Le

Quotidien était le seul journal papier del'Île qui avait pu résister au chaos. Ilavait continué à paraître, avecnéanmoins un tirage beaucoup plus

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faible du fait des difficultés de livraison.Mais en début de semaine, privéd'électricité, ses rotatives étaient restéesimmobiles, silencieuses. Antenne deBourbon pouvait se permettre le luxed'émettre en continu quand il faisaitbeau. Son installation photovoltaïquen'était pas à l'ombre d'un Géant. Laprincipale chaîne concurrente n'émettaitque deux ou trois heures par jour. Lachaîne publique économisait lecarburant qui servait à produirel'électricité. Plusieurs stations de radiofonctionnaient encore.

L'information qui retenait depuisquelques jours l'attention de lapopulation réunionnaise, c'était les

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razzias organisées par des bandesarmées dans la plupart des villes. Desbandes organisées qui comptaientparfois plus d'une centaine d'individus.Des fusils à pompe, des pistolets, desfusils à canon scié. Ils s'attaquaient auxréserves « personnelles » de certainscommerçants ou particuliers. Et d'aprèsles bruits qui circulaient, ils nechoisissaient pas leurs cibles au hasard.Certaines bandes agissaient en pleinjour, en s'arrangeant pour tenir àdistance les militaires et les forces depolice. Des dizaines de carcasses devoitures pour former des barricades.Parfois on y ajoutait des encombrants etdes pneus, et on incendiait les barrages.

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Certains avaient même utilisé desbombes artisanales contre les véhiculesmilitaires. Les pillards n'hésitaient pas àtirer pour tuer. Officiellement, lescombats pour la nourriture avaient faiten quatre jours une vingtaine devictimes.

Les écarts étaient jusqu'à maintenantrelativement épargnés. Dès les premierséchos des pillages, on s'était organisédans les Hauts. Des pères de famillecourageux avaient formé de petitsgroupes armés qui montaient la garde àdes points stratégiques autour desquartiers.

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La case de la famille Boyer étaitrelativement grande. À l'arrière de lamaison, il y avait un jardin potager. Surla plus grande partie du « jardinbitasion » poussait du manioc, des lianesde patate douce, du maïs. Entre la treillede raisins et ces quelques culturesvivrières, des pieds de tomates, dupiment, du thym, quelques touffes depersil. Des bananiers et quelques arbresfruitiers. Dans le poulailler, il restaittrois poules « péi » et deux « canardsmanille ».

Ce matin là, Mélanie était occupée à

réchauffer le peu de riz qui restait dudîner de la veille. Elle avait tout

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mélangé dans la marmite. Le riz, lesharicots rouges et le peu de cari pouletqui restait. Elle avait rajouté quelquespiments verts écrasés dans le pilon. Despiments fraîchement cueillis dans lejardin. Un bon riz-chauffé, pour biencommencer la journée.

Dylan était dans la cour, sous latreille de raisins. Sur la table de jardinen plastique blanc, il y avait un seaud'eau. Il finissait de laver le manioc queson père avait arraché le matin même. Iljeta l'eau boueuse, pour remettre de l'eaupropre afin de bien les rincer. Il coupaensuite la peau d'une des racinestubéreuses dans le sens de la longueur.Puis il posa le couteau, et enleva la

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peau. Elle se décollait facilement,révélant la blancheur immaculée dumanioc. Il coupa la racine en quatremorceaux d'une dizaine de centimètresqu'il mit dans une grande marmite. Il pritune autre racine…

Jean-Luc était parti chez Camilleéchanger un peu de sa récolte contre desfruits à pain.

En temps normal, il n'y avait que luiet ses parents pour manger les « légumeslontan ». Mais depuis quelque jours, lasituation faisait évoluer les habitudesalimentaires des autres membres de lafamille. Cette situation de crise avait uneautre conséquence. Elle avait sonné leglas du gaspillage quotidien. Le respect

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pour la nourriture faisait un retour enforce.

Le père de famille revint une heure

plus tard, avec son petit sac à dos noirsur l'épaule. Il avait dans la main droiteune machette. Sur la lame du sabre onpouvait lire les inscriptions « 32 DumasAîné ». Il arriva à la porte de la cuisine.Il posa son « sab 32 » sur la table dejardin. Il transpirait, mais il avait lesourire. Ses baskets étaient pleines deboue. Il les enleva, enfila ses savates,puis entra dans la cuisine. Il posa sonsac sur le plan de travail. Puis ilcommença à se laver les mains dansl'évier.

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Mélanie finissait d'étendre quelquesvêtements sur un étendoir. Fauted'électricité, depuis deux semaines,c'était elle et Marine qui faisaient lalessive à la main. À défaut de véritableroche à laver, elles se servaient d'unepetite table de jardin verte, en plastique.

Mélanie la demann ali – Alor,

konbyin fouyapin Camille la done aou ?(– Alors, combien de fruits à pain

Camille t'a donné ?, lui demandaMélanie.)

Jean-Luc la réponn – Trwa. Mémwin la done inn Stéphane.

(– Trois, répondit Jean-Luc. Maisj'en ai donné un à Stéphane.)

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Il ouvrit la fermeture éclair de sonsac à dos, pour en sortir un sac enplastique transparent contenant deuxbelles laitues. Mélanie, qui s'étaitrapprochée, avait souri en les voyant. Ilétait inutile de lui préciser d'où ellesvenaient. Stéphane, un des cousins deJean-Luc, habitait à une centaine demètres. Il faisait un peu de maraîchage etd'horticulture sous serre. Mélanie sedisait qu'avec la boite de maïs qui luirestait, trois ou quatre tomates du jardin,elle allait pouvoir préparer une bellesalade. Un morceau d'emmental à couperen dés, c'est ça qui manquait. Le painaussi. Ils n'en avaient pas manger depuisplus d'une semaine.

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Plus d'électricité, plus de téléphone,

plus d'internet. Mais contrairement àbeaucoup de foyers réunionnais, lafamille Boyer n'avait pas de problèmepour s'approvisionner en eau. Elleprofitait de celle venant d'un captaged'une des petites rivières situées enamont. Sur plusieurs kilomètres, destuyaux noirs en vinyle amenaient l'eaujusqu'à certaines habitations deBellevue. C'était bien sûr le cas pour lapetite exploitation de Stéphane. Une eaufraîche et limpide venant de la forêt. Lescanalisations avaient été un peuendommagées. Mais comme les tuyaux

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étaient en surface, on pouvait assezfacilement les réparer.

Plusieurs fois par jour, des voisinsvenaient chercher de l'eau chezStéphane. C'était le plus souvent Dylanet Marine, parfois accompagnés deLucas, qui faisaient les allers-retoursavec des seaux. Julie s'approvisionnaiten eau chez un voisin maraîcher, quicultivait essentiellement des planches desalades.

Les yeux dans le vague, Jean-Luc

réfléchissait. Il leur restait un peu de riz.Environ un kilo. Du riz que sa mère leuravait apporté la veille. Ses parents eux-même n'en avaient plus beaucoup. C'était

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la même chose pour Julie. Jean-Lucsavait qu'ils pouvaient encore tenirquelques jours avec les patates douceset le manioc du jardin. Oui, mais après ?On disait que les hélicoptères allaientvenir. Mais quand ? Les jours passaient,et bientôt ceux qui auraient épuisé leurmaigres réserves auraient faim. Et lafaim pousse aux agissements les plusextrêmes. Le temps jouait contre eux.Sans ravitaillement, ils allaient tout droitvers l'abîme. Vers une lutte pour lasurvie. Jean-Luc en était conscient.

Dans les bas de la Bretagne, plusdensément peuplé, on avait déjà lesprémices du chaos. Des vols denourriture, bien sûr. Mais il y avait plus

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grave. Samedi une vieille dame quivivait seule avait été retrouvée mortechez elle, le crâne fracturé. Les placardsavaient été vidés, la bouteille de gazemportée. Lundi un différent entrevoisins pour un régime de bananes avaittourné au drame. Des coups de sabre, unhomme qui se vide de son sang. Son filssubmergé de douleur et de haine qui sortun fusil. Deux morts.

Et puis il y avait cette histoire dedisparition. D'après le bruit qui courait,trois personnes auraient disparu. Despersonnes qui vivaient seules. Lesvoisins avaient juste constaté que leurhabitation était vide. Il n'y avait pasd'explication au fait qu'elles s'étaient

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évaporées du jour au lendemain. Maisaprès tout, ce n'était peut-être qu'unerumeur.

Le sentiment d'insécurité grandissait.

Certes il y avait les militaires, et lesforces de l'ordre, mais ils patrouillaientsurtout dans les agglomérations. À pied,à moto, en 4x4, ils allaient où ilspouvaient. Et comment les appeler ?Même si on arrivait à le faire, ils ne sedéplaçaient que pour des chosesvraiment graves. Les crimes de sang.Sûrement pas pour un vol. Dans lesécarts, les habitants ne pouvaient pluscompter sur eux.

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Ici, à Bellevue, Jean-Luc connaissaitpas mal de monde. Beaucoup étaient descousins, plus ou moins éloignés. La faimallait-elle transformer des personnesqu'il avait l'habitude de croiserrégulièrement en ennemis, enconcurrents féroces prêts à se battrepour la nourriture ? Et les habitants desBas, n'allaient-ils pas finir par venirchercher dans les Hauts de quoi remplirleurs estomacs ? Jean-Luc était d'unnaturel méfiant. En début d'après-midi, ilavait ressorti ses deux fusils. Il les avaitnettoyés et graissés. Ce qu'il n'avait pasfait depuis longtemps. Son fusil dechasse calibre 12 et sa carabine 22 longrifle étaient prêts, au cas où.

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Une fois les fusils rangés, il s'étaitréchauffé un café dans une petitecasserole. Il le buvait derrière, sous lavéranda. Il entendit soudain Dylan, quise trouvait à l'avant de la case, l'appeleren criant.

– Papa…Jean-Luc ne répondit pas. Si ça avait

été vraiment important Dylan aurait ditde quoi il s'agissait. Il souffla sur soncafé, en but une gorgée. Au bout dequelques secondes Dylan arriva vers lui.Il arborait ce sourire qu'il avait souventquand il allait faire une blague ou direune connerie.

– Papa. Bagèt lé devan baro. Mwinla di ali rant, vyin koz èk ou. Mé li ve

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pa. Li la di aou vyin war ali.(– Papa. Baguette est devant le

portail. Je lui ai proposé de rentrer pourvenir te parler. Mais il a refusé. Il tedemande de venir le voir.)

Dylan, en plus de sourire, rigolaitdoucement.

Jean-Luc balança la tête de droite àgauche. En souriant.

– Konbyin d'fwa mwin la fine diraou apèl pa li Bagèt ? Ou koné byin liièm pa i apèl ali konm sa.

(– Combien de fois je t'ai répété dene pas l'appeler Baguette ? Tu sais bienqu'il n'aime pas ce surnom.)

Dylan passa du petit rire au sourire.– Wè… mé li antan pa mwin li la.

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(– Ouais… mais là il ne peut pasm'entendre.)

– Aou.(– Toi alors.) Il s'appelait Damien. Il avait un peu

plus de quarante ans. Jean-Luc avaitraison. Il n'aimait pas ce surnom de« Bagèt ». À jeun ça allait, il neprotestait pas. Mais quand il avait bu ilpouvait vraiment se mettre en colère.Certains disaient que ce sobriquet dataitdu temps où il avait été longiligne,visiblement à une époqueantédiluvienne. Les jeunes du quartier,trop jeunes pour avoir connu ce tempslà, ne croyaient pas à cette version.

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D'autres prétendaient qu'une fois, à l'âgede dix-sept ans, il avait englouti troisbaguettes de pain en un temps record. Unpari dont l'enjeu était un pack de bière.Et effectivement, ça collait plus à samorphologie.

Jean-Luc ne l'appelait jamais« Bagèt ». Non pas qu'il avait peur delui. Adolescents, ils s'étaient battu àplusieurs reprises. À l'époque, Damienavait un faible pour Mélanie. Jean-Lucétait sorti vainqueur de chaque rixe. Etpas seulement parce que à chaque foisDamien était bien plus saoul que lui.

Mais depuis de nombreuses années,Damien buvait modérément. Devenirpère de famille l'avait en quelque sorte

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responsabilisé. Il avait travaillé près dedix ans pour une boite qui fabriquait etinstallait des chauffe-eau solaires.Depuis son licenciement il touchait leRSA. Afin d'améliorer les conditions devie de sa famille, il faisait un peu demaraîchage. Il chassait aussi.Essentiellement le tangue. À quinzeeurodollars l'unité, en un mois et demi,soit la durée pendant laquelle la chasseétait ouverte, il arrivait à se faire unesomme rondelette. Bien sûr, en cestemps de crise, il n'avait pas attendul'ouverture de la chasse qui avait lieuhabituellement mi-février ou début mars.Depuis le début de la quarantaine, lui etson frère étaient monté à plusieurs

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reprises dans la forêt surplombantBellevue. À chaque fois, ses trois chiensavaient fait « un vrai festival » comme ildisait. Des dizaines de tangues. Entemps normal, ils les congelait après lesavoir « nettoyer » . Ce qui consistait àles tremper dans l'eau bouillante,enlever les poils et les piquants, etensuite les vider. Maismalheureusement, la modernité lui avaitfait faux bond. Un congélateur sansélectricité c'est un peu comme dessavates sans brides. Damien avait durevenir à une technique presque oubliée.Le boucanage.

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Jean-Luc était loin d'être devin.Mais il savait par avance ce que Damienallait lui proposer. Échanger quelquestangues boucanés contre du manioc oudes patates douces.

Il avait vu juste, et il accepta. Dansles placards, il y avait encore les épicesnécessaires pour faire un bon caritangue, bien pimenté. Il allait cuisiner lecari et cuire le riz au feu de bois. Le kilode riz y passerait. Bien sûr il allaitinviter Stéphane. Peut-être même queson cousin ramènerait une bouteille devin, si par bonheur il lui en restait.Dylan irait porter un petit bol de caripour ses parents. Ce soir, on allaitmettre des morceaux de feuilles de

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bananier dans un van. Ensemble,accroupis autour du van, ceux quiappréciaient le « kari ti-muzo » allaientmanger avec les doigts.

Un peu plus tard Dylan descendit

vers l'école. Il y retrouva ses « dalons »,Thomas et Fabien. Après les « check »de salutation, ils se mirent rapidement àl'écart de la route. Ils étaient cachés sousles jamrosats, dans la petite ravine.

Même en plein jour, il faisait trèssombre sous le couvert de ces arbres.C'était encore plus vrai depuis qu'ilsétaient eux-mêmes à l'ombre du Géant.Depuis quelques jours, c'était le nouveaupoint de ralliement de la petite bande.

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Quelques blagues sur le mauvais trip dela veille. Quelques éclats de rire.Thomas expliqua à Dylan comment ilss'était procuré la veille au soir le« qualité mangue-carotte ». Il n'avait pasbesoin de lui préciser qu'il devait garderça pour lui. Et Fabien sortit de sespoches tout ce dont il avait besoin pour« rouler » un « trois feuilles ».

Ils entendaient non loin de là lescommentaires de quelques habitants duquartier concernant l'envahissement desplantes et ses conséquences. Certainsvenaient chaque jour, parfois mêmeplusieurs fois par jour, pour voir lesdégâts causés par l'arbre gigantesque.

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De sa présence imposante le Géantde Bellevue avait prié les jeunes duquartier d'aller s'amuser ailleurs. Leterrain multisports n'était plus. Le troncdu titan, qui faisait une cinquantaine demètres de diamètre, avait envahi toutl'espace. Il était entouré d'une dizaine derenforts. Chacun ressemblait à un murvégétal triangulaire de plusieurs mètresd'épaisseur, avec une base mesurant unevingtaine mètres. Les deux kiosquessitués derrière le terrain avait étésoulevés, renversés et finalementensevelis sous la terre remuée par lacroissance du mastodonte. La maison dequartier avait été complètement détruite,et l'extrémité des renforts avaient un peu

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endommagé les bâtiments de l'école.Trois renforts barraient complètement laroute. En amont et en aval, sur plusieursdizaines de mètres, le cheminressemblait à un gigantesque puzzle.Pour contourner le Géant, il fallaitpasser dans un sentier nouvellementcréé, qui longeait la petite ravine.

Mais à vrai dire, les gens sesouciaient plus de savoir ce qu'ilallaient pouvoir manger dans lesprochains jours que des dégâts causés auréseau routier.

Sur les tronçons de route encorepraticables, les véhicules étaient de plusen plus rares. Les dernières gouttes decarburant animaient encore quelques

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4x4, quelques motos. On s'attendait à cequ'ils rendent l'âme dans peu de temps,privés du fluide vital.

Désormais, partout dans l'Île, on sedéplaçait surtout à pied, ou à vélo. Ceuxqui avaient la chance d'avoir deschevaux ne s'en servaient pas commemonture. Il aurait fallu avoir une case enmoins pour agiter ostensiblement de laviande sous les yeux pleins de bave desventres affamés. La faim rend fou. Entredévorer des yeux et dévorer tout court, ily a juste un pas que certainsfranchiraient allègrement, quitte à tuer lecavalier.

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À certains endroits en hauteur, surles collines, on avait une vue d'ensembledes Bas, de Saint-Denis à Sainte-Suzanne. On pouvait facilement serendre compte que les Géants étaientassez régulièrement espacés. On auraitdit un verger titanesque, mais qui pourl'instant n'avait donné aucun fruit.

Les constructions situées à bonnedistance des arbres étaient relativementépargnées. Quelques voitures roulaientsur les portions de route encore en état.La fourmilière de béton ne grouillaitplus d'activité. Ni le nécessaire ni lesuperflu n'arrivaient plus dans les foyersréunionnais. La manne de la modernitéavait tari.

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Ceux qui possédaient un groupe

électrogène utilisaient le peu decarburant qui leur restait pour le fairetourner. Ils pouvaient ainsi profiter desreliquats de la technologie. La télé parsatellite était une fenêtre encore ouvertesur le monde. Mais pour cela, il fallaitêtre dans une aire non couverte par lesbranches des Géants.

La case de la famille Boyer se

trouvait dans une de ces zones où l'onpouvait recevoir. Jean-Luc utilisait legroupe électrogène uniquement pour latélé. Le frigo était vide. Pour l'éclairageils utilisaient les lampes solaires de

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jardin, en gardant en réserve les paquetsde bougies. Il fallait économiser leprécieux carburant. La famille regardaitquelques divertissements, mais surtoutles informations.

En cet fin d'après-midi, Sophie,Anaïs et Léa avaient fait le déplacementà pied, pour venir chez la famille Boyer.Les images permettaient de tuer l'ennui.

Lucas et Théo se trouvaient dans leurchambre, avec Léa. Ils regardaient desdessins animés. Les grands étaientautour de l'écran plasma du salon. Lesadultes et Marine dans le canapé et lesfauteuils. Dylan à califourchon sur unechaise. Anaïs quant à elle était assisepar terre, sur le tapis.

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Les émeutiers de Marseille avait fait

des émules dans plusieurs villesd'Europe. L'écran diffusait les imagesdes affrontements entre les forces del'ordre et la coalition des chômeursantimondialistes. Des heurts qui duraientdepuis quelques jours dans plusieursvilles européennes. Les affrontementsles plus violents, à Lille-Roubaix-Tourcoing, avaient fait douze morts etune cinquantaine de blessés parmi lesmanifestants. À Madrid, Lyon, etStrasbourg, on avait aussi tiré à ballesréelles. Mais les leaders des « Frères dela Liberté » se disaient « déterminés àprouver aux banquiers et à leurs sous-

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fifres de politiques qu'ils étaient encorecapables de passer à l'action. » Desimages de magasins éventrés, des murscouverts de graffitis hostiles augouvernement français, au gouvernementfédéral européen, au ConsortiumSilverstar.

Le feu des voitures brûlées laissa

place au feu qui dévorait un drapeauNord-Américain. Un court reportage surla guerre au Niger. Des images derebelles en liesse défilant dans des pick-up. Ils fêtaient une victoire contre lesforces loyalistes. Un drapeau de l'ONUpiétiné par des hommes armés de fusilsd'assaut. Le rapide commentaire

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retraçait les derniers faits d'armes de ce« groupuscule » se faisant appelé« djihad imajaghan ». Depuis plusieurssemaines, on parlait régulièrement surles chaînes info de ces « terroristestouareg ».

On passa des étendues désertiques

aux étendues d'eau salé. Sur une musiqueassez angoissante, on en venait à ce quise passait au large de La Réunion. Untitre : L'invasion des plantesextraterrestres.

Au début, cette expression, « plantesextra-terrestres », paraissait insolite.Mais elle avait été répétée maintes fois.

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Et à force, les téléspectateurs, ici ouailleurs, avaient fini par s'y habituer.

Un plan sur les forces navales desÉtats-Unis d'Europe et de l'Union Nord-Américaine, pendant qu'une voix gravecommentait.

« Les forces de l'AllianceTransatlantique sont toujours stationnéesau large de l'Île de La Réunion… »

Jean-Luc la di – Ah kan mèm !(– Ah quand même !, dit Jean-Luc.)« Cette région ultrapériphérique des

États-Unis d'Europe est toujours enquarantaine et sous étroite surveillancemilitaire… »

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Une incrustation en haut à droite del'écran venait de situer l'Île de LaRéunion par rapport au reste del'Europe. Un petit point rouge clignotaità l'est de Madagascar. En quelquessecondes défilèrent les images d'unporte-avion, puis celles d'un porte-hélicoptère, et enfin des vedettes rapidesfusant sur les eaux de l'Océan Indien.

« Madame Schumann l'a clairementrappelé, ce qui se passe sur ce petitterritoire du bout du monde constitue unemenace sérieuse pour notre civilisation.Nous vous rappelons que malgré lesefforts des militaires et desscientifiques, on n'est toujours pas enmesure de lutter efficacement contre le

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développement fulgurant de ces plantesexogènes… »

D'abord les arbres géants deplusieurs centaines de mètres de haut,filmés sous plusieurs angles. Desbâtiments totalement détruits, quifaisaient ressembler certains quartiers àdes zones ayant subies desbombardements. Puis s'étaient succédé àl'écran les images des immeubles, deslignes à haute tension, des routes, desquartiers entiers envahis par les lianes-bambous. Des images que la familleBoyer avait déjà vues.

« L'île, qui est en quarantaine depuisune dizaine de jours, est ravitailléedepuis hier par les rotations incessantes

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des hélicoptères de l'armée del'Alliance… »

On voyait maintenant un hélicoptèreà double rotor décoller d'un porte-hélicoptère. Il était lourdement chargéd'un filet rempli de caisses. Puis on levoyait en vol stationnaire. Le filet poséau sol. Des hommes basanés étaientaffairés à le détacher, pour en extraireles cartons.

Jean-Luc la koz for, la di – Bin la mi

konpran pu riyin mwin la. La pa parl desa. Ni su Radio Kréol, ni su Antenne deBourbon.

(– Là je comprends plus rien,s'exclama Jean-Luc. On n'a pas parlé de

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ça. Ni sur Radio Kréol, ni sur Antennede Bourbon.)

Les images qui suivirent le figea

dans le silence.« La situation s'aggrave. Depuis hier

un mal étrange frappe les habitants del'île… »

Filmés d'un hélicoptère, on voyait àl'écran un groupe d'hommes et defemmes ressemblant à des zombies. Ilsavaient un démarche rigide, regardaientvers l'hélicoptère en laissant échapperdes sons inarticulés, des cris gutturauxplus proches de cris d'animaux que deparoles humaines.

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« D'après les dernières images quenous avons reçues, un grande partie dela population serait déjà contaminée.Plusieurs drones d'analyse ont étéenvoyés sur place. Des prélèvements ontété faits. D'après les experts les résultatsdes analyses sont extrêmementinquiétants… »

Les images d'un drone espionmontrait un drone d'analyse se poser surl'abdomen d'un cadavre. Un homme noirallongé dans la rue. À proximité, unefemme au teint plus clair était agitée despasmes. Elle avait une mousseblanchâtre aux coins des lèvres.

« Ce virus, inconnu jusqu'alors,s'attaque au système nerveux. Le taux de

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mortalité reste pour l'instant inconnu.Mais d'après les informations transmisespar les militaires des Fazsoi, les mortsse comptent déjà par dizaines demilliers alors que le virus a fait sespremières victimes il y a tout juste vingt-quatre heures. Les prévisions les pluspessimistes… »

Devant l'écran plasma les

commentaires des uns et des autrestraduisaient l'incompréhension et lastupeur.

Sophie la di – Mé si tou sa la lé vré,poukoué i parl pa d'sa su la radio ?

(– Mais si tout ça c'est vrai pourquoion en parle pas à la radio ?, demanda

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Sophie.)– Petèt i vyinn komansé é…(– Peut-être que ça vient de

commencer et…)Mélanie cherchait ses mots pour

continuer sa phrase, mais se renditcompte que les choses s'embrouillaientdans sa tête.

Dylan la di – Zot i wa pa tou sa la séin gro fake ? Na pwin d'rotasionlikoptèr. Na pwin d'virus. Tou sa la sé lablag sa.

(– Vous ne le voyez pas que c'est ungros fake ?, dit Dylan. Y'a pas derotations d'hélicoptère. Y'a pas de virus.Tout ça c'est d'la connerie.)

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Jean-Luc la rajout – Lé pa posib. Sité vré nou noré été o kouran. Tou lé journa d'moun i désann dan lé Ba. Non ?

(– C'est pas possible, ajouta Jean-Luc. Si c'était vrai on aurait été aucourant. Tous les jours il y a des gensqui descendent dans les Bas. Non ?)

Les mots laissèrent la place aux

pensées. Jean-Luc balançait la tête dedroite à gauche. Le regard de Marinebalaya tour à tour les visages de sa tante,de son frère et ceux de ses parents. Elles'arrêta sur Anaïs qui, depuis qu'elleavait vu les images des contaminés,avait fermé les yeux. Marine fronça lessourcils. Réservée, elle ne donna pas

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son avis. Néanmoins, puisque les autresétaient silencieux, elle prit la parole.

– É ou Anaïs, kosa ou an pans ou ?(– Et toi Anaïs, tu en penses quoi ?) Anaïs ouvrit les yeux. Son regard

était grave. Elle se leva. Son regardcroisa celui de sa mère. Sophie y décelaune profonde tristesse. La fillette baissales yeux. Elle parla d'une voix calme.

– Bann na la fine prann zot désizion.Zot i sa nir èkstermine not tout.

(– Ils ont déjà pris leur décision. Ilsvont venir tous nous exterminer.)

Mélanie la di aèl – Anaïs kosa ourakont ou la ?

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(– Qu'est-ce-que tu nous racontes làAnaïs ?, demanda Mélanie.)

Soudain les images du journal de la

chaîne d'information LCN laissèrentplace à l'image d'un homme en costumesombre. Il avait une voix forte et grave.

« À tous les habitants de l'île. J'aiautorité pour vous parler au nom del'Alliance Transatlantique. Une entitéextraterrestre se trouve sur l'Île de LaRéunion. Nous savons qu'elle estcapable d'influencer l'esprit humain.Certains d'entre vous sont déjà sous soncontrôle. À partir de ce jour, vous êtestous considérés comme des ennemis del'Alliance. Des militaires spécialement

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équipés vont débarquer sur l'île. Toutrefus d'obéissance sera considérécomme un acte de rébellion et pourraêtre puni de la peine de mort. Chacun devous devra se soumettre à un test quinous permettra de savoir si vous êteseffectivement sous le contrôle de cetteentité. Vous devez rester chez vous oudans le camps où vous êtes hébergés.Ceux qui tenteront d'échapper au testseront traqués et tués. Nous savons quevous avez faim. Seuls ceux qui sesoumettront au test auront de lanourriture. Les rassemblements sur lavoie publique sont interdits. Toutes lesstations de radios et de télévision de

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l'île seront d'ici peu sous contrôle del'Alliance. Toute personne… »

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Chapitre 17 / Le message

Était-ce elle l'entité alien dont avait

parlé cet homme en costume sombre.Anaïs était perplexe. Pour l'instant,connaître sa nature profonde étaitsecondaire. Il y avait plus urgent.

Elle les avait vus. Clairement. Destroupes armées. Des hommes qui étaientéquipés d'armures robotiques. Ça devaitêtre la boule noire qui avait envoyé cesimages dans son esprit. Oui, ça nepouvait être que ça. Deux concepts

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accompagnaient ces images : « tous » et« mort ». Pour Anaïs, le message étaitclair. Et il était clair aussi qu'elle devaitle transmettre aux autres. Le plus vitepossible.

Pouvait-elle le faire ? Elle n'ensavait rien. Les Réunionnais étaient plusd'un million disséminés sur plus de deuxmille cinq cents kilomètres carrés.Parler à autant de monde par télépathie,ce n'était pas comme s'adresser àquelques membres de sa famille dans lesalon. Essayer de les alerter par un autremoyen prendrait trop de temps.

Elle y avait pensé. Diffuser lemessage par le biais d'une station radioavant l'arrivée des forces de l'Alliance.

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À moins que les militaires ne soient déjàen train de les investir. Et de toute façonqui la croirait ? Qui allait croire unefillette de neuf ans qui dirait à lapopulation que les forces de l'Allianceallaient venir exterminer tous lesRéunionnais jusqu'au dernier ? Même sicette révélation venait d'un adultebeaucoup n'y croiraient pas. Alors uneenfant.

Leur parler d'une façon surnaturelle,c'était ça qui allait donner de lacrédibilité à son message. Depuisqu'elle avait vu toute cette mascarade àla télé, elle ne pensait qu'à ça. Aurait-elle la puissance psychique suffisante ?Elle devait essayer en y mettant toute sa

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détermination. Oui, elle pourrait le fairesi elle y mettait toute sa volonté. Et lapuissance de cette « chose » l'aideraitsûrement. Il fallait y croire. Y croirevraiment.

Anaïs était assise sur une chaise de

jardin, dans la cour. Elle regardait lesétoiles et la pleine Lune. En tempsnormal demain on aurait commémorél'armistice. Et demain serait peut être ledébut du massacre. Hasard ducalendrier. Ironie du sort. Le sort quisemblait s'acharner sur les habitants del'Île. Et si « tous » et « mort » neconstituaient pas une mise en garde maisune prophétie ? Non. La fatalité n'est

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qu'une illusion pensa-t-elle. Chacun peuttracer sa destinée, avec force et courage.Il fallait qu'elle réussisse. Il le fallait.

Elle avait eu le temps de penser à la

stratégie des hauts dignitaires del'Alliance. Pour eux, évacuer lapopulation n'était pas envisageable.Trop de risques de voir s'étendre cetépouvantable fléau végétal. Ça prendraitdu temps. Et ça coûterait des milliardsd'eurodollars. Il y avait moins risqué etmoins cher. Ils voulaient sûrementdétruire au plus vite ces mauditesplantes à coups de bombes atomiques.Le seul problème c'était la population.La solution était d'agiter dans les média

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un virus capable de tuer plus d'unmillion de personnes en quelques jours.Une menace encore plus immédiate quecelle de la prolifération planétaire desGéants. Une raison suffisante pour raserl'Île par le feu nucléaire. Puisque depuisLa Réunion on ne pouvait plus émettre,il n'y aurait aucun démenti. Quelquesbombes H. Toute la planète n'y verraitque du feu. Pour Anaïs, l'hypothèsetenait la route.

Mais si le but était de détruire lesGéants, avec plus d'un million de mortscomme dommages collatéraux, pourquoienvoyer ces troupes armées ? Anaïsconsidéra l'armure robotique. Cetexosquelette était une arme nouvelle, une

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arme à la pointe de la technologie. Unearmure qui avait coûté des millions. Elleavait déjà servie dans certains conflitsau Proche-Orient. C'était peut-être pourl'Alliance une bonne occasion de latester grande échelle ? Tester l'efficacitédestructrice d'une telle arme sur unepopulation désarmée. Non, ça n'avaitpas de sens. Ils devaient avoir une bonneraison pour déployer des forces au sol.Une raison qui lui échappait.

Sophie venait de sortir de la cuisine.

Elle se dirigea vers Anaïs. Elles'accroupit à côté de la chaise enplastique. Elle prit les petites mains desa fille dans les siennes. Tendrement.

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– Lé tar Anaïs.(– Il est tard Anaïs.)Anaïs n'avait pas caché à sa mère ce

qu'elle allait tenter de faire. Sophie avaitpeur. Depuis plusieurs heures, desimages harcelaient son esprit. Lesimages d'Anaïs allongée, inerte sur ce litd'hôpital. Mais aussi des images degivre, de neige, de mort.

– Wi. Ou na rézon. Lé tar.(– Oui. Tu as raison. Il est tard.)– Ou ve vréman fèr sa ? Pourtan ou

koné lé danjere.(– Tu veux vraiment le faire ?

Pourtant tu sais que c'est dangereux.)Des larmes perlaient dans les yeux

de Sophie. Anaïs détourna son regard de

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la Lune. Sa main droite se libéra de ladouce emprise maternelle. Elle caressatendrement le visage de sa mère. Sapetite main rencontra une larme. Puis lafillette l'embrassa sur la joue, en sedisant que ce moment de tendresse étaitpeut-être le dernier.

– Mwin na pwin vréman le chwa.(– Je n'ai pas vraiment le choix.)– Mi koné, mé…(– Je sais, mais…)Sophie ne continua pas sa phrase.

Des mots qui auraient été vains. Ellepleurait. Silencieusement.

Sophie était maintenant assise dans

le vieux canapé, sous la véranda. Elle

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s'était dit qu'elle resterait là, dans lenoir, prête à intervenir si nécessaire.

Pour Anaïs, c'était comme uneévidence. Ils seraient plus réceptifs lanuit, endormis. Elle avait installé unpetit tapis dans la cour, sur le gazon.Sous la voûte étoilée, la fillette étaitassise en tailleur. Il était presque minuit.

La fraîcheur de la brise. Le calme.Fermer les yeux. Les bruits alentours.Au loin, un chien qui aboie. Le chant desgrillons. Le frémissement des feuillessous la brise. Se concentrer. Faireabstraction des bruits. Respirer.Profondément. Estomper ses peurs, sesdoutes. Tout ce qui peut parasiter lemessage. Faire le vide. Demander à cet

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artefact de l'aider. Maintenant. « Qu'ilsentendent le message. Qu'ils entendent lemessage… ». Le demander comme uneprière. Se sentir en harmonie. Lesimages des soldats équipés d'armuresrobotiques. Quelques mots simples :« Zot i vyin tue not tout. » (« Ilsviennent nous tuer tous. »). Les images.Les mots. La projection. Vouloirvraiment. Vouloir intensément.

Et Anaïs ressentit une douleurdiffuse. Un sifflement envahit sa psyché.Le sifflement gagna en puissance, pouratteindre son paroxysme au bout d'unedizaine de secondes. Puis le sifflementdisparut. Et avec lui la douleur.

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Elle le savait. Elle le ressentait.Certains avaient entendu. Oui, quelquescentaines de personnes aux alentours.Elle se donna quelques minutes pour seressourcer. Pour sentir l'énergieintérieure l'envahir à nouveau, et êtreprête à réessayer. Avec plus de volonté.Plus de puissance. Elle pouvait fairemieux. Oui, maintenant elle en étaitcertaine. Elle pouvait toucher plus demonde. Elle le pouvait.

Pendant plus de deux heures Anaïs

avait envoyé le même message. Avec àchaque fois un peu plus de puissance.Elle s'était arrêtée quand elle s'étaitsentie trop fatiguée pour continuer. Avec

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un mal de tête carabiné. Mais elle étaitincapable d'estimer le nombre depersonnes qui l'avaient reçu. Peu detemps après, épuisée, la fillette avaitregagné la chambre de Léa. Elle avaitrapidement sombré dans un sommeilréparateur.

– Anaïs… Anaïs…Anaïs était à la frontière entre le

sommeil et la conscience. Un pensée luivint à l'esprit : « quatre-vingt millepersonnes ». Elle ouvrit les yeux.Aucune lumière n'éclairait sa chambre.Tout le monde dormait. Et elle entenditde nouveau : « Anaïs… Anaïs… ».

– Qui est-tu ?, pensa Anaïs.

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– Je m'appelle Manon…Une image s'imposa à son esprit.

Une cafrine aux cheveux tressés. Puisl'intérieur d'une chambre. Visiblementcelle d'une adolescente. Une armoire, unpetit bureau avec un ordinateur, desposter-écrans collés sur les murs. « J'ai14 ans. J'habite à Basse-Terre,… ».L'image d'un immeuble vu de l'extérieur.Un immeuble de trois étages. Sur lesquatre niveaux, des fenêtrescoulissantes. Un simple vitrage dans uncadre en aluminium. Des cagesd'escaliers, avec des garde-corps enbéton, surmontés d'une barre de fer. PuisAnaïs vit Manon furtivement dans le

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miroir de l'armoire. « C'est la boulenoire qui m'a dit de t'appeler… ».

Anaïs la demann aèl – Ou lé ankontakt avèk la boul nwar ?

(– Tu es en contact avec la boulenoire ?, demanda Anaïs.)

– Mi wa li an rèv depi inn semèn.(– Je la vois dans mes rêves depuis

une semaine.)– Nou atandé k'ou difuz le mésaj

pou kontakt aou…(– Nous attendions que tu diffuses

le message pour te contacter…)– Nou ? Mé konbyin zot i lé don ?(– Nous ? Mais vous êtes

combien ?)

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– Nou lé a kat. Nou la rélèy outmésaj. Dan le Sud na in pe plu d'vin milpèrson la resu le mésaj.

(– Nous sommes quatre. Nous avonsrelayé ton message. Dans le Sud ilssont un peu plus de vingt mille à l'avoirreçu.)

– Koman ou koné ?(– Comment tu le sais ?)– La boule noire, lui dit Manon. Une à une elles prirent contact avec

Anaïs. Quelques minutes chacune. Sarahde Saint-Benoît, Océane de Saint-Paul,Lola de Saint-Denis. Anaïs avaitmaintenant chaque visage en mémoire.Les informations qu'elles lui avaient

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données correspondaient à la pensée quilui était venue au réveil. Des dizaines demilliers de Réunionnais avaient reçu sonmessage.

Quatre adolescentes télépathes.Anaïs avait elle-même du mal à y croire.N'était-ce pas plutôt la boule noire quiavait implanté dans leurs cerveaux unsystème de communication ? Un systèmecapable de traduire les pensées enondes, puis de les transmettre. Qu'est-cequi était le plus plausible ? Les« pouvoirs psy » ou la technologie.L'hypothèse de la technologie extra-terrestre était plus vraisemblable. Dansce cas, cela signifiait que sa mère, sestantes, mais aussi Claire et Olivier

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devaient avoir dans leurs crânes desrécepteurs.

Le plus important c'était qu'unepartie de la population était maintenantau courant de ce qui se tramait. Dansquelques heures, le jour allait se lever.Les forces de l'Alliance attaqueraientpeut-être aujourd'hui. Le cœur d'Anaïsétait rempli d'un mélange de tristesse etde courage. De la tristesse, car desvictimes il y en aurait beaucoup. Ducourage, car il n'y avait pas d'autre choixque de se battre. Anaïs se disait que leshabitants de l'Île n'étaient pas équipéspour faire face à une telle offensive.Pourtant, ici comme ailleurs, il y avaitbeaucoup de personnes de bonne

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volonté. Elles allaient résister, commeelles le pourraient. Oui, elles allaientrésister. Elles allaient se battre pourdéfendre leur vie et celle de leursproches. Il allait leur falloir du courage,pour se surpasser dans cette épreuve. Etelle, il fallait qu'elle soit prête. Il fallaitqu'elle se repose. Encore une heure oudeux…

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Chapitre 18 / Les Rouges

Bellevue baignait dans les premières

lueurs de l'aube. Le silence et unerelative obscurité régnaient dans lamaison de la famille Boyer. Dehors, lespiaillements de quelques moineaux. Etsoudain…

– « Aaaaah! »Jean-Luc se réveilla en sursaut.

C'était Dylan qui avait poussé ce cri.C'était sa voix.

– Dylan !

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Mélanie ouvrit les yeux et vit sonmari un fusil à la main bondissant horsde la chambre. Il avait allumé la petitelampe halogène intégrée à la longuessedu fusil. Il s'arrêta net dans le salon. Lesdeux battants de la porte donnant sur lavéranda étaient ouverts. L'intrus était là,dans l'encadrement, habillé d'un caleçon.Jean-Luc braqua immédiatement sonarme sur lui.

Li la kri – Bouj pa ! Ou mi bèz in

kou d'fuzi.(– Bouge pas ou je tire !, hurla-t-il.)L'homme, éclairé par la lumière

halogène et les pâles lueurs de l'aube,

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avait levé les bras. Il faisait face à Jean-Luc.

– Non Papa, tir pa ! Sé mwin sa ! SéDylan.

(– Non Papa, ne tire pas ! C'est moi !C'est Dylan.)

Mélanie se précipita au fond ducouloir. Elle ouvrit la porte de gauche,celle de la chambre de Marine.

Marine la demann aèl – Moman,kosa la rivé don ?

(– Maman, qu'est-ce qui se passe ?,lui demanda Marine.)

– Moman… Mwin la per…(– Maman… j'ai peur…)Cette voix, c'était celle du petit

Théo. Mélanie ouvrit la porte de droite.

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Celle de la chambre des garçons. Lucasétait allongé sur la partie supérieure deslits superposés. Il avait l'air hébété.Comme son petit frère, il avait été saisipar les cris.

Zot moman la di azot – Rès dan zotli !

(– Restez dans votre lit !, leurordonna leur mère.)

Pendant ce temps, Jean-Luc avait fait

deux pas en avant. C'était bien la voix deDylan. Mais Dylan avait des cheveuxfrisés. Cet homme était chauve. Il n'avaitpas de tatouage au bras gauche. Et sapeau était… rouge. Ça ne pouvait pasêtre Dylan. Jean-Luc se demandait s'il

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avait devant lui un être humain ou…autre chose.

– Papa, mi koné pa koué la rivé…mé sé mwin.

(– Papa, je ne sais pas ce qui s'estpassé… mais c'est moi.)

– Aou, ou bouj pa !(– Toi, tu bouges pas !)Mélanie jeta un coup d’œil dans la

chambre de Dylan. Personne. Elle étaitrevenue rapidement vers son mari. Ilséclairaient tous les deux celui quiprétendait être leur fils.

Èl la di Jean-Luc – Son li lé vid.(– Son lit est vide, dit-t-elle à Jean-

Luc.)

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– Byin sur lé vid… puiske mwin léla.

(– Bien sûr qu'il est vide… puisqueje suis là.)

Jean-Luc ne baissa pas son arme.Mélanie avança, éclairant de plus prèsle visage écarlate de l'intrus.

Le chant d'un coq dans le lointain.

Les aboiements de Mélusine.– Anaïs… Anaïs… révèy aou !(– Anaïs… Anaïs… réveille-toi !)Anaïs ouvrit les yeux. Elle resta

allongée sur le matelas. Par la porteentr'ouverte, les lueurs de l'aubearrivaient jusque dans sa chambre.

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Personne. Cette voix qui la pressait dese lever, c'était celle de…

– Sarah ? Sé ou sa ?(– Sarah ? c'est toi ?)Comme réponse, le visage d'une

cafrine-malbaraise aux cheveux longs luivint à l'esprit. C'était bien Sarah.

– Oui. Anaïs, la ariv in nafèr tankou dormé. In nafèr inportan…

(– Oui. Anaïs, il s'est passé quelquechose pendant que tu dormais. Quelquechose d'important…)

Au matin, le même scénario s'était

produit dans de nombreux foyers. Descris, de l'incompréhension, parfois deslarmes. Mais surtout de la peur. Ne plus

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reconnaître son propre fils, son frère, ousa femme. Personne n'y comprenait rien.Ça avait touché les adultes dans la forcede l'âge et les adolescents, mais aucunenfant. À priori, autant les femmes queles hommes. Ils n'avaient plus desystème pileux. Ils avaient tous le corpsrecouvert par cette substance. C'étaitcomme s'il portaient une combinaison deplongée, mais qui laissait voir lemouvement des muscles sous la peau.Deux ou trois millimètres d'épaisseur.Une seconde peau. Une peau rougeécarlate.

Au Port, un homme avait fait feu surson frère avec un fusil de chasse. Ill'avait pris pour un voleur. Mais plus de

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peur que de mal. La plupart des plombsétaient venus s'écraser sur l'armuresouple. Le soit-disant voleur avait étédéséquilibré par l'impact, un peuchoqué, mais sain et sauf. D'autresincidents du même type avaient eu lieuun peu partout dans l'Île.

Ils étaient des dizaines de milliers à

avoir reçu le message, et quelquesmilliers à avoir été métamorphosés. Ilsavaient tous vu les mêmes images, deshommes équipés d'armures robotiques.Ils avaient entendu les mêmes mots.D'abord on en avait parlé dans lesfamilles. Un « rêve », une vision quisuscitait de la peur chez de nombreuses

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personnes. Très tôt dans la matinée, desgroupes s'étaient formés un peu partoutdans l'Île. Sans se préoccuper du faitque c'était dorénavant interdit. D'ailleursbeaucoup n'avaient pas vu le spottélévisé de l'Alliance, faute d'électricitéou du fait que leur parabole se trouvaitsous les Géants. Dans les villes, au basdes immeubles, mais aussi dans lesécarts, on en parlait. On échangeait. Onvoulait comprendre. Progressivement,on se rendait compte que de nombreusespersonnes avaient fait ce « rêve »étrange. Et que beaucoup de personnesavaient cette « peau ». Cette « peaurouge ».

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Les informations arrivaient peu àpeu aux radios libres qui pouvaientencore émettre. Sans téléphone, lacentaine de radio amateurs réunionnaisavait pris le relais. Les informationsqu'ils transmettaient parlaient demilitaires qui avaient investi à l'aube lessix chaînes de télévision locales, etaussi certaines stations radio. Commed'autres stations, Radio Kréol avaitsoudainement arrêté d'émettre en débutde matinée. Les Réunionnais prenaientpeu à peu conscience des changementsintervenus pendant leur sommeil.

Une autre information était portéepar les ondes et par le bouche à oreille.La loi martiale était effectivement en

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vigueur. Comme les voitures sonopendant les campagnes électorales, desvéhicules militaires circulaient dans laplupart des villes. Les hauts-parleursdiffusaient le même message à toute lapopulation. « La loi martiale a étédécrétée. Les rassemblements sur lavoie publique sont interdits. Rentrezchez vous ! Des militaires viendrontvous chercher pour vous faire subir letest… »

Un peu plus tard, Sarah expliqua à

Anaïs qu'elle pouvait, comme les troisautres adolescentes, voir à travers lesyeux des personnes transformées, desRouges. En direct, en puisant dans les

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sensations ressenties dans le feu del'action, ou en différé, en puisant dansleurs mémoires. De plus, en temps réel,quelque chose semblait les aiguiller verscelles et ceux qui vivaient desexpériences intéressantes.

Les Rouges n'avaient pas tardé àexpérimenter leur armure. Lola fut lapremière à transmettre à Anaïs desimages de ces tests.

Anaïs vit un Rouge lancer unepierre, de la grosseur du poing, vers unetôle ondulée se trouvant à une bonnedizaine de mètres. La pierre traversa latôle comme s'il s'agissait d'une vulgairefeuille de papier. Un « Waouh! » se fitentendre. Un cri où se mêlaient la

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stupéfaction, la joie et aussi un sentimentde puissance.

D'autres avaient gagné en vitesse.Manon avait rapporté le cas d'uneadolescente qui avait parcouru centmètres en un peu moins de quatresecondes. Ceux qui étaient en dessous decinq secondes n'étaient pas rares.Différents Rouges avec différentstalents. Ils étaient tous plus forts et plusrapides qu'avant. De plus, ils pouvaientcommuniquer entre eux par télépathie, àcondition de ne pas être trop éloignés.Mais là aussi, suivant les personnes, il yavait des différences.

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Après avoir écouté tour à tour lesquatre adolescentes, Anaïs s'était levée.

On avait attendu son réveil. Il étaitpresque sept heures. Ils étaient tous là,sous la varangue ou dans la cour. À partThéo, qui trouvait génial que son frère etle copain de Julie soient déguisés ensuper-héros, tous les membres de lafamille avaient l'air grave. Anaïs ne futqu'à moitié surprise de voir Dylan etOlivier avec leur seconde peau. Sa mèrelui posa la question qui lui brûlait leslèvres depuis qu'elle avait constaté leurmétamorphose.

– Anaïs, bann na…(Anaïs, ils…)

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Anaïs leva promptement le maindroite, faisant signe à sa mère de ne pascontinuer sa phrase. Au même instant lavoix de la fillette résonna dans sa tête.

– Pans sak ou néna pou dir amwin.Ki i koné si na pwin inn libélul kashètpar la pou èspione anou ?

(– Pense ce que tu as à me dire. Quisait s'il n'y a pas une libellule cachéequelque part pour nous espionner ?)

Sophie était à peine étonnée par laprudence dont faisait preuve sa fille.

– Sé ojourdui bann na i vyin. Sésa ?

(– Ils viennent aujourd'hui . C'estça?)

Anaïs la jus réponn – Mi koné pa.

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(– Je ne sais pas, réponditsimplement Anaïs.)

Dylan s'avança vers elle. Il la

regarda dans les yeux.– I parl de sa dann radio.(– On parle de ça à la radio.)Les lèvres de Dylan n'avaient pas

bougé. En envoyant ce message à Anaïs,il avait pincé la peau rouge de son avantbras entre son pouce et son index. Anaïsregarda son cousin avec insistance. Ilsemblait un peu plus costaud que laveille, mais ce n'était qu'une impression.Malgré la couleur écarlate, ellereconnaissait son visage. La « peau »

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rouge semblait moins épaisse à cetendroit.

Anaïs la demann Olivier – Aou osi

ou giny komunik par télépati.(– Toi aussi tu peux communiquer

par télépathie?, demanda Anaïs àOlivier.)

Olivier croisa son regard, puisfronça les sourcils.

– Selman avèk Dylan. Mwin la ésèyavèk bann na, mé i marsh pa. Mé ondiré i étone pa ou tèlman war anoukonm sa.

(– Seulement avec Dylan, pensaOlivier. J'ai essayé avec les autres,mais ça ne marche pas. Mais tu ne

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sembles pas très surprise de nous voircomme ça.)

Anaïs transmit aux autres laremarque d'Olivier. Sans prononcer unmot, elle leur donna quelquesexplications succinctes sur ce qui s'étaitpassé pour elle dans la nuit.

Sophie prépara un petit déjeuner

pour sa fille. Il n'y avait plus de lait.Elle but un thé et mangea quelquesmorceaux de patate douce.

Anaïs était perplexe. Était-ce à ellede guider ceux qui voudraient se battre ?Elle ne s'en sentait pas capable. Ellen'avait rien d'une stratège. C'était unetrop grande responsabilité. Elle se disait

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que la boule noire allait probablementlui fournir d'autres messages àcommuniquer à la population. Desinformations qui donneraient à certainsdes chances de survivre. Peut-être queson rôle était d'aider les Rouges à êtreplus efficaces. Avec l'aide des quatreadolescentes, il serait aisé detransmettre aux Rouges des informationsintéressantes. Les expériences decombat des uns pourraient êtrecommuniquées aux autres. C'était peut-être ça qu'on attendait d'elles. Mais aufinal à quoi cela servirait si l'Alliancedevait raser l'Île par le feu nucléaire ?Mais ça, ce n'était qu'une supposition.

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Ce qui était sûr c'était qu'elle devaitêtre réceptive. Après ce petit déjeunerfrugal, elle prit une douche. Puis Anaïsretourna dans la chambre. Elle demandaqu'on ne la dérange pas. Il fallait qu'elles'isole, et qu'elle se concentre.

Quel sort attendait les militaires en

poste sur l'Île ? C'est ce qui préoccupaitpour l'instant Anaïs. Des soldats del'Alliance, certes, mais des soldats quien savaient beaucoup trop. Ils avaienteux aussi vu les images des hommesinfectés, et ils étaient bien placés pourse rendre compte qu'il s'agissait d'unemystification. Au sommet de la chaînede commandement de l'Alliance, les

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hauts dignitaires avaient sûrement déjàscellé leur sort. Pour que tout ça restesecret, il semblait assez logique qu'ilssoient au final éliminés comme le restede la population. Certains militaires enavaient sûrement conscience. Il fallaitpeut-être qu'elle mette les autres face àla dure réalité.

Au Port une libellule survolait le

Boulevard des Mascareignes à unecinquantaine de mètres du sol. Elleesquivait les lianes-bambous couvertsde racines torsadées. Le drone bifurquavers la gauche en direction du ParcBoisé. Le feuillage du Géant sous lequelelle évoluait couvrait tout le parc et

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quelques bâtiments alentours,ombrageant près d'une vingtained'hectares. Dans la brise légère, l'insectede plastique et de métal progressaitrelativement vite malgré les obstacles.Le drone, ayant dépassé les lianes-bambou, se trouvait maintenant entre letronc et les piliers périphériquessoutenant les branches. Dans cet espacesombre et dégagé, la libellule accéléra.

En dessous, mêlés à la végétationnouvelle, noyés dans la masse, certainsoccupants de ce jardin artificielmanquaient cruellement de lumière. Surle sol desséché il y avait beaucoup defeuilles mortes. Sous le drone défilaitdes banoirs, des frangipaniers, quelques

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bougainvilliers, et d'autres espècesplantées pour leur valeur décorative.Les gousses sèches de banoir, secouéespar les alizés, jouaient une musiquemonotone. Ici et là, de nombreuxmoineaux et quelques tourterelles striéesétaient en quête de nourriture. Au centredu parc, les maigres reliquats de ce quiavait été un vaste plan d'eau leurservaient d'abreuvoirs.

Il fallut à la libellule une bonnedizaine de secondes pour contourner letronc du Géant. Elle était maintenant àl'aplomb d'une allée de béton, bordée depalmiers royaux. Le béton était fissuré,morcelé par la force destructrice desracines. Certains palmiers ne tenaient

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plus droit. Le drone ralentit, puis se miten vol stationnaire. Ses capteurs demouvement avaient détecté quelquechose au niveau du sol. Ses capteursthermiques également. L'arrière du petitaéronef se souleva légèrement. Àl'avant, les deux yeux semi-sphériquesfirent pivoter leur mini-cameras vers lebas.

Zoom. Analyse. Comparaison à labase de données. Un chien. Heure dedétection : 10 h 22. Classification :information négligeable. Gestion :enregistrée, non transmise en temps réel.

Les quatre hélices basculèrent

légèrement. La libellule se remit en

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mouvement, et reprit progressivement dela vitesse. Elle survola l'avenue Léninetransversalement et arriva bientôt enface d'une rangée d'immeubles envahispar les lianes-bambous. D'énormes tigesvertes sortaient des fenêtres, fissurantles murs des logements sociaux,s'élançant vers les hauteurs. Lesnombreuses feuilles, dont certainesavaient la taille d'un être humain,cachaient en grande partie les murs desbâtiments. À certains endroits, on voyaitdes racines grises du Géant quidescendaient le long des murs.

Plus loin se trouvaient d'autreshabitations qui étaient relativementépargnées par la végétation exogène. En

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passant devant le premier étage d'unimmeuble, la libellule avait détecté deuxsources de chaleur. L'une statique etl'autre en mouvement. L'un des yeux dela libellule filmait à présent une femmeen train d'étendre des layettes sur unséchoir blanc en plastique.

Habillée d'un pantacourt bleu et d'unhaut à fleurs, la Portoise, une cafrine auxcheveux défrisés, devait avoir unetrentaine d'années. À travers seslunettes, elle regardait la libellule ducoin de l’œil. Elle s'adressa à son marien chuchotant.

– Ou wa li ou la ? Li lé jus la, akotéle poto la lumyèr…

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(– Tu le vois ? Il est juste là, à côtédu réverbère…)

Quelques dixièmes de secondesuffirent au processeur pour identifierdes voix humaines, comparer les motsprononcés à la liste intégré de mots-clés,et comprendre le sens des parolesprononcées. Aucun terme sensible.L'information restait classifiéenégligeable. L'autre caméra avait pivotévers la fenêtre, où se trouvait l'autresource de chaleur, statique.

Zoom. Analyse. Un homme. Un fusil.Une lunette de visée.

Le projectile mit moins d'un dixièmede seconde pour parcourir la distanceentre le canon et la cible. La balle 22

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long rifle expansive atteignit la libelluleau niveau du corps. Les pales deshélices arrêtèrent de brasser l'air. Lagravité fit le reste. Le bijoux detechnologie se retrouva au sol, sansavoir pu transmettre la moindreinformation intéressante aux forces del'Alliance.

Un adolescent sortit rapidement del'immeuble pour récupérer la libelluleendommagée.

C'était l'une des premières directives

communiquées aux rebelles en milieu dematinée. Détruire le maximum delibellules. Anaïs se disait que certainesd'entre elles avaient déjà transmis à

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l'Alliance des images des Rouges.Plusieurs drones avaient sûrement filmédes personnes transformées en traintester leurs nouvelles capacités.

En fin de matinée, les informationsque les quatre adolescentes avaienttransmises à Anaïs faisaient état d'un peuplus de quatre cents libellules détruites.Elles se révélaient assez faciles àabattre. Les choses se déroulaientencore mieux qu'Anaïs l'avait prévu.

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Chapitre 19 / Les militaires

Le soleil était haut dans le ciel. À

part quelques militaires positionnés auxalentours de la préfecture, il n'y avaitpersonne sur la Place du Barachois.Dans les rares endroits ensoleillés le solétait brûlant. Mais il faisait bon àl'ombre des Géants.

Ayant livré une dizaine de caisses derations et d'autres denrées alimentaires àla préfecture, une vielle P4 équipéed'une remorque revenait vers la Caserne

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Lambert. Il y avait quatre hommes àbord. Le première classe Minatchy étaitau volant. Sur le siège passager, lesergent Dumenil. À l'arrière les soldatsTecher et Ivoula. Le sergent regarda samontre. 13 :15. Et ils n'avaient pasencore déjeuné. Le 4x4 quittait la placede la Préfecture pour entrer dans lequartier du Bas de La Rivière.

Il était impossible de passer

directement par la RN1. Elle étaitobstruée par les lianes-bambou et lesracines du Géant de l'avenue de laVictoire.

Ce qui restait de la pyramide del'hôtel de ville de Saint-Denis était

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coincé entre deux de ses renforts. LeMonument aux Morts n'était plus qu'unsouvenir. Le Géant l'avait détruit, ainsique tous les bâtiments se trouvant à unecinquantaine de mètres à la ronde.

Le 4x4 militaire s'engagea dans la

rue des Moulins. Puis il fit environ unecentaine de mètres dans la rue de laBoulangerie et tourna à droite. Il passarapidement à côté des gravats desbâtiments récemment démolis. Raséspour faire cette déviation permettant derejoindre la rue du Pont en passant entreles lianes-bambou. Juste après avoirpassé la Rivière Saint-Denis, ilsarrivèrent à hauteur d'un feu de

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circulation alternée. Rouge. Le soldatMinatchy arrêta la P4.

– Mi di azot, na in nafèr i klosh.(– Je vous le dit, y'a quelque chose

qui cloche.)Ces mots en créole étaient

évidemment adressés à Techer et Ivoula– Taisez-vous soldat Minatchy !,

ordonna le sergent Dumenil. Vous savezparfaitement que le capitaine nous adonné l'ordre de ne pas en parler.

– Justement. Pourquoi ?, demandaMinatchy. On sait tous qu'il n'y a pas devirus.

Techer la di – Mwin mi konpran puriyin. Mé mwin lé dakor avèk Minatchy,tou sa la lé bizar.

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(– Moi je n'y comprends plus rien,dit Techer. Mais je suis d'accord avecMinatchy, tout ça c'est bizarre.)

Le soldat Ivoula resta silencieux. Ilregardait droit devant. Un autre Géant.Celui qui avait poussé derrière l’églisede La Délivrance. Cela faisait bientôttrois semaines que les plantes avaientfait leur apparition, et lui, il ne s'y faisaittoujours pas. Pour échapper mentalementà la prison végétale, il s'isolait souventdans la nostalgie du passé.

Minatchy la koz for, la di – Kosa

bann na lé antrèn manigansé ? É tout sebann moun nou wa in pe partou an kolanrouge, sé koué sa o jus ? Mwin lé pa sur

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sé le bon moman pou lans inn nouvèlmod.

(– Qu'est-ce qu'ils sont en train demanigancer ?, se demanda Minatchy àhaute voix. Et toutes ces personnes qu'onvoit un peu partout en collant rouge, c'estquoi au juste ? Je n'suis pas sûr que çasoit le bon moment pour lancer unenouvelle mode.)

Il fut le seul à rire. Un rire nerveux.– Taisez-vous ! C'est la cour

martiale qui vous attend si vouscontinuez.

À une bonne cinquantaine de mètres,un Petit Véhicule Protégé couleurcamouflage avançait vers eux, slalomantentre quelques lianes-bambous.

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La menace du sergent n'eut aucuneffet. Le soldat Minatchy n'avait aucuneintention de se taire.

Li la gard Ivoula, é li la demann ali– Kosa ou an pans ou ?

(– Qu'est-ce que tu en penses toi ?,dit-il en se tournant vers Ivoula.)

Le soldat Ivoula s'apprêtait à

répondre. Le PVP n'était plus qu'a unevingtaine de mètres. Le 4x4 freinabrusquement. Au même instant un bruitstrident commença à envahir l'esprit dumilitaire. Un sifflement intense etdouloureux. Par réflexe, Ivoula pressases mains sur ses oreilles. Il vit les troisautres en faire autant. Il comprit qu'il

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leur arrivait la même chose que lui. Ladouleur dura quelques secondes. Puis cefut silence. Et enfin le message.

« Soldat, il n'y a pas de virus. C'est

une supercherie. Les forces de l'Allianceviennent nous tuer. Tu ne seras pasépargné. Tu en sais trop. Il est temps dete rebeller. Aujourd'hui tu devras faireun choix. L'Alliance ou la résistance.Viens te battre pour défendre ta vie.Viens te battre pour défendre les tiens.Rejoins-nous. On a besoin de toi.Rejoins la résistance !»

Les mots étaient accompagnésd'images. Les personnes soit-disantinfectées. Les images des soldats en

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armure robotique. Et enfin des imagesdes Rouges, de la résistance.

Minatchy la demann azot – É sa sé

koué, hin ? Zot la antandu konm mwin.Ou noré di la vwa inn ti fiy. É le bannz'imaj. Mwin lé sur zot osi zot la vubann z'imaj la.

(– Et ça c'est quoi, hein ?, leurdemanda Minatchy. Vous avez entenducomme moi. On aurait dit la voix d'unepetite fille. Et ces images ? Je suis sûrque vous les avez vues vous aussi.)

Comme lui, les trois autres militairesétaient hébétés. Il leur fallut quelquessecondes pour réagir.

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Ivoula la fini par réponn – Wi mwinla vu le bann z'imaj, mwin la antandu lavwa le p'ti fiy. É le bann solda… le bannz'armur… mwin lavé déja vu an rèv danla nuit. Mé mwin lavé per di azot…tansion zot i krwa mwin lé fou.

(– Oui j'ai vu les images, j'ai entendula voix de la petite fille, finit par direIvoula. Et ces soldats… ces armures…je les avais déjà vus en rêve cette nuit.Mais je n'osais pas vous en parler… depeur qu'on me prenne pour un fou.)

L'attention des quatre militaires fut

attirée par des éclats de voix venant duPVP. Le Petit Véhicule Protégé nevoulait plus démarrer. En l'occurrence il

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justifiait l'appellation de « PetitVéhicule à Problèmes » que luidonnaient certains. La portière du côtépassager s'ouvrit. Un homme en sortit. Ilavait les bras levés. Un autre militaireapparut, armé d'un pistolet. L'homme quilevait les bras était un gradé. Et pasn'importe lequel. Tous les quatre seprécipitèrent. L'homme au pistolet, unsergent, tourna la tête vers eux. Ses yeuxse posèrent sur les quatre HK417pointés dans sa direction. À cettedistance, même de profil, Duménil et lestrois autres n'avaient aucun mal à lereconnaître. C'était le sergent Smith, lechauffeur du colonel.

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Smith la demann bann na – Dan kèlkan zot i lé ?

(– Dans quel camp êtes-vous ?, leurdemanda Smith.)

– Comment ça quel camp ? Qu'est-cequi se passe ici ?, protesta le sergentDumenil.

Smith s'exprima alors en français.– Je mets le colonel Labrosse aux

arrêts.Le colonel Labrosse était une homme

mince, d'une soixantaine d'année, lescheveux courts grisonnants. Il faisait unbon mètre quatre-vingt et devait peser àpeine plus de soixante-dix kilos. Ilportait un treillis de combat, flambantneuf.

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Visiblement le message avait affectéle sergent Smith et il avait déjà choisison camp.

– Sergent, mettez cet homme auxarrêts !, hurla le colonel. C'est un ordre !

Dumenil braqua Smith. Ce dernier,impassible, pointait toujours son armevers le commandant en chef des Fazsoi.

– Lâche ton arme ou…Dumenil n'eut pas le temps de finir

sa phrase. Il reçu un violent coup à latête. Avant que son corps ne touche lesol, les trois autres soldats seretrouvèrent avec chacun un Rouge àleur côté. Une main tenant fermement lecanon du fusil d'assaut, l'autre prête àfrapper. La rapidité de l'attaque avait

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surpris les militaires. Les assaillantsavaient surgi de la végétation alentour.Ils étaient habillés en jogging, tee-shirtet baskets.

Les militaires avaient toujours leursarmes à la main. Mais les trois fusilsd'assaut étaient immobilisés par lespuissants bras des Rouges, le canonpointé vers le sol.

L'adolescente qui avait assomméDumenil s'accroupit près de sa victime.Elle craignait que le coup ne lui ait étéfatal. Elle posa l'index et le majeurjoints sur son artère carotide. À traverscette enveloppe rouge, qui n'enlevaitrien à sa sensibilité tactile, elle sentaitbattre son pouls.

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L'un des Rouges, qui portait unjogging noir, s'adressa aux militaires.

– Zot la giny le mésaj ?(– Vous avez reçu le message ?)Le ton était grave. Le regard était

ferme. Les autres restèrent silencieux.C'était sûrement lui qui commandait legroupe se dit le soldat Minatchy. Sortisd'on ne sait où, deux autres Rougesétaient déjà près du colonel. Deuxsolides gaillards. Le sergent Smithbaissa son pistolet et s'écarta. L'un d'euxsaisit le colonel par le bras.

– C'est quoi cette bande de clowns ?,dit le colonel.

Les résistants le regardèrent,silencieux.

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Un des Rouges maintenait le brasdroit du colonel dans le dos, fermement.L'autre main était posée lourdement surl'épaule gauche du gradé. Le militaireesquissa un mouvement pour se défairede la clé, en vain. Le Rouge exerça unelégère pression vers le haut. Un rictus dedouleur se dessina sur le visage del'officier supérieur.

Minatchy la fini par réponn – Wi,

nou la giny le mésaj. Mé kisa zot i lé ?(– Oui, on a reçu le message, finit

par répondre Minatchy. Mais qui êtes-vous ?)

– Ou lé aveg ou koué ? Ou vwa byinkisa nou lé. Nou nou sé bann Rouj. La

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rézistans. Révèy azot ! Nou lé an gèr.(– Tu es aveugle ou quoi ? Tu vois

bien qui on est. Nous sommes lesRouges. La résistance. Réveillez-vous !Nous sommes en guerre.)

– Ne restez pas plantés là !, hurla lecolonel à ses hommes. Tirez ! Maisqu'est-ce que vous attendez ? Tirez ! Ilsne sont même pas armés.

Minatchy sentit une force surhumaine

lui arracher son arme. Les deux autresmilitaires furent désarmés en un éclair.Les deux Rouges qui encadraient lecolonel Labrosse croisèrent le regard decelui qui semblait être leur chef. Ilshochèrent tous les deux la tête,

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acquiesçant à la suggestion mentale quevenait de leur faire leur camarade.Chacun des deux rouges tenait l'officierpar le bras, une main au niveau du coudel'autre sous l'aisselle. Les pieds dumilitaire ne touchaient plus le sol. Ils leprojetèrent à une bonne dizaine demètres de hauteur, avec une facilitéétonnante. Un cri de frayeur se fitentendre. Dans un réflexe de survie, lesexagénaire essaya de tendre la main,mais la liane-bambou la plus procheétait à plus d'un mètre. Il retomba. Lesdeux Rouges le rattrapèrent, amortissantsa chute, lui évitant la rencontreprobablement fatale avec le sol. Le vieilhomme, complètement ahuri par ce qu'il

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venait de vivre, avaient les jambesflageolantes. Il leva la tête, pour sedonner de la consistance, pendant qu'undes deux Rouges lui mettait un bras dansle dos. Le résistant au jogging noir pritde nouveau la parole.

– Bann na i vyin tue anou. Anou. Ézot osi.

(– Ils viennent nous tuer. Nous. Etvous aussi.)

Minatchy la demann le rézistan –Poukoué zot i ve tue not tout ? Kosa vasèrv azot fé sa ?…

(– Pourquoi ils veulent tous noustuer ?, demanda Minatchy au résistant. Àquoi ça va leur servir de faire ça ?…)

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L'artère principale de la ville deSaint-Benoît était déserte en ce débutd'après-midi. Deux PVP avançaient surl'Avenue Jean Jaures. À part les quatrevitres en forme de pentagone au niveaudes portières, le reste n'était que métalvert clair et gris-noir. Sur le bitume, onpouvait voir des feuilles sèches et toutessortes de détritus. Il y avait, éparpillésun peu partout, des sacs poubelles noirséventrés par les chiens errants. Deseffluves nauséabondes en émanaient. Lepremier PVP roula sur un de ces sacs.Quelque chose explosa sous les roues du4x4. Une bouteille en plastique, ou peut-être une bombe aérosol. Les deuxvéhicules militaires avançaient

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lentement, contournant par endroit deslianes-bambou et les racines grises.

Soudain, un bloc de béton s'écrasabruyamment sur le bitume devant lepremier véhicule. Le choc fit vibrer lesol. Les chauffeurs freinèrentbrusquement. Dans le même temps uneénorme galet atterrit sur l'asphaltederrière l'autre PVP. D'autres grossespierres tombèrent, achevant d'obstruer laroute. En un éclair des formes humainesrouges jaillirent de part et d'autre de lachaussée. Ils étaient une bonne vingtaine.Des mains se positionnaient déjà auniveau du bas de caisse d'un des deux4x4.

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La portière côté passager de l'autrevéhicule s'ouvrit. Le canon d'un HK417apparut. Une rafale atteignit un Rouge enpleine poitrine. Il fut déséquilibré danssa course. Il grimaça de douleur, maiscontinua à avancer. Un autre Rouge,arrivant prestement, posa sa main sur lecanon de l'arme qui venait de faire feu,l'orientant vers le sol. D'un mouvementbrusque, il arracha l'arme des mains dumilitaire, et la jeta sur la chaussée. Samain écarlate empoigna dans la foulée letreillis du soldat, l'extirpant du véhicule.

L'autre 4X4 se retrouva rapidementsur le flanc. Un Rouge bondit en haut decelui-ci. La portière fut immédiatementouverte. Deux détonations retentirent. Le

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Rouge bascula de son perchoir. Il tombalourdement au sol, sur le dos. L'œil droitdu résistant mort n'était plus qu'une plaiesanguinolente.

Lola et Sarah avaient vécu chacune

un de ces deux événements, à travers lesyeux des Rouges. Les images les plusparlantes furent transmises à Anaïs.D'autres informations importantesvenaient des deux autres adolescentes.Anaïs le savait parfaitement. La suitedes événements allait dépendre de sacapacité à gérer ce flot d'informations.

Il avait fallu à Anaïs plus d'une

demi-heure pour prendre cette

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importante décision. Demander auxrésistants d'attaquer les deux millemilitaires que comptait l'Île. Il fallait lefaire avant l'offensive programmée dessoldats en armure. Vers neuf heuresLola, Sarah, Manon et Océane avaienttransmis les directives aux résistants.

Le plan n'était pas d'une grandecomplexité. D'abord détruire unmaximum de libellules. Repérer etmettre hors service certaines caméras desurveillance. Les Rouges devaientpouvoir se regrouper autour desbâtiments militaires, à l'abri des regards.Les soldats ne devaient connaître ni leurnombre ni leurs positions exactes. Ilfallait aussi que certains surveillent les

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soldats déployés un peu partout sur leterrain. Et attendre. Attendre que lemessage d'Anaïs soit diffusé auxmilitaires. Puis attaquer partout au mêmeinstant. Les résistants étaient supérieursen nombre et déterminés. Anaïs avaitinsisté. Il fallait limiter autant quepossible les pertes humaines. LesRouges ne devaient tuer qu'en cas denécessité absolue.

De nombreux Rouges avaient fait

savoir qu'ils ne prendraient pas part à labataille. Ils estimaient sûrement qu'ils nedevaient défendre que leur vie et celledes membres de leur famille. Certainsavaient tout simplement peur d'être

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blessés ou tués. Anaïs ne voulait pasperdre du temps et de l'énergie à lesconvaincre du bien fondé de cetteoffensive. Elle comprenait leursréticences et respectait leur décision.Elle s'était dit qu'il y aurait assez derésistants qui la suivraient pour pouvoirmener à bien cette opération. Et elle nes'était pas trompée. Sur plus de dix milleRouges, environ deux mille avaientrefusé d'engager le combat.

Un peu partout les résistants avaient

essuyé des tirs de la part des militaires.Le seul talon d'Achille de l'armure rougesemblait être les yeux.

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Constatant que leurs fusils d'assautétaient relativement inefficaces sur lesRouges, les militaires avaient utilisé desmortiers et des missiles Milan. PlusieursRouges étaient tombés. Ça avait pris unpeu de temps, mais au final on avait pumettre hors d'état de nuire les soldats quien avaient fait usage. Une trentaine desoldats avaient été tués. Vingt-cinq mortset une quinzaine de blessés dans lesrangs de la résistance.

En fin d'après-midi, le poste decommandement qui était en place à laCaserne Lambert était aux mains desRouges. Un peu plus tard ce fut au tourde la caserne de Pierrefonds, située dans

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le sud de l'Île, d'être investie par lesrebelles.

Le message de révélation et de

rébellion avait été répété plusieurs foisau cours des combats. Par Anaïs, maisaussi par les quatre adolescentes. Ellesdevenaient de plus en plus performantes.

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Chapitre 20 / L'Alliance

Le soleil venait de se lever. La

chambre où se trouvait Anaïs étaitbaignée par une faible lumière. Celle quiarrivait à traverser les fibres du rideau,relativement opaque, qui se trouvait à lafenêtre. Léa dormait encore. Sans fairede bruit, Anaïs avait rangé le matelas surlequel elle avait dormi. Devant le lit deLéa, il y avait un tapis posé sur lescarreaux blancs et froids. Des cèdresnoirs sur fond rouge.

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Assise en tailleur, Anaïs respiraitcalmement. Les yeux fermés, elle seconcentrait pour être la plus réceptivepossible. Mais une idée travaillait sonjeune esprit. Beaucoup de gens allaientmourir. En son for intérieur, elle serépétait que cette situation elle ne l'avaitpas voulue. Et qu'elle faisait ce qu'ellepouvait…

Une adolescente blonde aux yeuxverts lui apparut.

– Anaïs… Anaïs, sé Lola.(– Anaïs… Anaïs, c'est Lola.)– Mi ékout aou. Mwin lé avèk ou.(– Je t'écoute. Je suis avec toi.)– Bann na lé la…(– Ils sont là…)

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Les images se succédèrent dans

l'esprit d'Anaïs. Celles que Lola venaitde voir à travers les yeux de quelquesRouges de Sainte-Clotilde.

Des hélicoptères survolant l'océan,se rapprochant à une vitesseimpressionnante. Plusieurs dizainesd'engins. Ce qui n'était, quelques instantsauparavant, qu'un grondement lointaindevint rapidement un bruit assourdissant.Certains aéronefs survolaient la forêtgigantesque, rentrant à l'intérieur desterres. D'autres se faufilaient déjà entreles Géants proches du littoral.

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Non loin de la RN2, sur ce qui étaitencore quelques semaines auparavant leparking d'un concessionnaire automobiledu Chaudron, le bruit d'une détonation sefit entendre. Un militaire rallié à larésistance venait de tirer un missileMistral en direction d'un deshélicoptères en approche. Deux autressoldats et deux Rouges étaient à sescôtés. Ils virent l'engin explosif fendrel'air à très grande vitesse, matérialisantsa trajectoire par une traînée de fuméeblanche. Quelques secondes plus tard,grâce au guidage infra-rouge, l'enginatteignit l'hélicoptère qui se trouvait àplusieurs kilomètres. Une explosionfracassante. Une énorme boule de feu, de

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fumée grise et de débris projetés.L'un des deux Rouges se saisit alors

de l'autre missile posé au sol. L'autres'enfuyait déjà en portant le trépied delancement, suivi des trois militaires. Ilfallait déguerpir au plus vite, avant lariposte. Ils eurent tout juste le temps des'enfoncer dans l'enchevêtrement delianes-bambou situé à quelques mètres,avant qu'un missile ne frappe lavégétation exogène qui leur servait debouclier. Dans un bruit assourdissant etun énorme nuage de fumée, des éclats demétal allèrent se planter dans les tigesvertes et les racines grises. Le Rougeretardataire ne fut que légèrement

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blessé. Les autres combattants étaientsains et saufs.

Ils avaient pu esquiver la mort, in

extremis. Les autres rebelles n'auraientsûrement pas tous autant de chance.Anaïs était consciente du déséquilibredes forces en présence. Quelquesmissiles sol-sol ou sol-air, quelquesmortiers face à des hélicoptèressuréquipés. Une poignée d'enginsamphibies et d'hélicoptères seraient àcoup sûr détruits par les résistants. Maisl'Alliance disposait d'engins équipés desdernières technologies de détection et deguidage. Avec de tels moyens, détruire

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la maigre artillerie de la résistance étaitun jeu d'enfant.

Au dessus du boulevard du

Chaudron, un Black Hawk 3000 avaitréduit sa vitesse. Stabilisé, il entama unedescente verticale. Les pales tournaientà bonne distance des racines grisesmêlées aux lianes-bambous. Ellescréaient un souffle puissant. Au sol, lesbranches des flamboyants se balançaientde façon frénétique. Quelques détritus etdes feuilles mortes volaient dans tousles sens, retombant çà et là. Lemouvement descendant prit fin.L'hélicoptère couleur camouflage était

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maintenant en vol stationnaire, à trois ouquatre mètres au dessus de la route.

Un soldat sauta de l'engin. Sesrangers d'aspect métallique percutèrentlourdement l'asphalte. Le militairemesurait près de deux mètres. Larged'épaules, musculeux, il portait unevêtement noir qui épousait les formes deson corps. Un plastron en forme de giletprotégeait sa poitrine. Son exosqueletteétait composé de vérins positionnés surles faces externes des quatre membres.D'autres pièces mécaniques étaientapparentes au niveau de l'arrière dubassin, des épaules et de la nuque. Despièces plus fines, qui couvraient la faceexterne des mains, s'articulaient

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jusqu'aux bouts de doigts. Sous son sac àdos, il portait quelque chose d'assezvolumineux, qui semblait faire partieintégrante de l'armure. Sur l'avant-brasgauche était fixée une arme. Il tenait enmain un fusil d'assaut de plus groscalibre. Son casque était équipé, auniveau de la tempe droite, d'une caméraminiature. Une sorte de cagoulemoulante recouvrait son visage, nelaissant apparaître que la bouche et lesyeux. À travers ses lunettes de tirtransparentes, ses yeux ne reflétaient queforce et froideur.

Le soldat s'éloigna de son point dechute en courant. Des mouvementsfluides malgré l'impressionnante

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armature mécanique. Déjà un autrecolosse avait sauté, et lui emboîtait lepas. Quelques instants plus tard, unedizaine de soldats étaient au sol. Ilsavaient tous la même stature, la mêmearmure, le regard dur.

Des centaines de bateaux militaires

fonçaient vers les côtes dionysiennes. Laplage de galets du littoral n'était plusqu'à une vingtaine de mètres. Lespremiers engins ralentirent. Les rouesjusqu'ici immergées devinrent visibles.

Un véhicule amphibie roulaitlentement sur les galets noirs, se frayantun chemin entre les lianes-bambou.Après avoir fait une centaine de mètres

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sur la terre ferme, il s'arrêta. Lesénormes tiges vertes, entourées de leurfaisceaux de racines grises, étaient troprapprochées. Elles formaient unebarrière infranchissable, empêchant levéhicule militaire de progresser plusavant vers les habitations de Sainte-Clotilde. Deux portes latéraless'ouvrirent, une de chaque côté del'engin. Douze soldats en armure decombat robotisée sortirent un à un,rapidement, sans parler. Le bruit feutrédes vérins des exosquelettes se mêlait aubruit des vagues roulant les galets et àcelui des moteurs des autres engins quisortaient de l'eau.

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Des motifs verts commençaient àapparaître sur les vêtements desmilitaires. À la manière d'un caméléon,la couleur noire du matériau compositede leur treillis pare-balles se muarapidement en couleur camouflage. Lessoldats avancèrent entre les lianes-bambou. Ils traversèrent la RN2, sanss'intéresser aux quelques véhiculesabandonnés sur la route depuis déjàplusieurs semaines. Ils ne tardèrent pas àse disperser en six binômes.

Dans l'avenue Debassyns, deux

soldats de l'Alliance progressaientprudemment. Pendant que l'un avançaitde quelques mètres, quittant un abri

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provisoire pour un autre, son compagnonle couvrait. L'un d'eux slaloma entrequelques lianes-bambou, pour aller semettre derrière une des voitures quijalonnaient leur parcours.

Cachés dans les bâtiments alentours,plusieurs rebelles observaient cettescène. Depuis les fenêtres d'unimmeuble se trouvant sur la gauche, deuxrebelles pointaient leur HK417 vers lesoldat en mouvement. Depuis ledébarquement des forces de l'Alliance,la seconde peau des Rouges avait révéléune capacité étonnante. Elle les rendaitquasiment invisibles.

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Soudain les deux résistants firentfeu. Au même instant, caché dans unbâtiment se trouvant sur la droite, unautre Rouge commença à tirer lui aussi.En feu croisé, les balles s'écrasèrent surle kevlar de l'armure robotique. À unedizaine de mètres se trouvait unecamionnette. Le soldat visé ne voyaitpas à proximité de meilleurretranchement. Une carcasse deréfrigérateur calcinée et quelquespoubelles reversées se trouvaient entrelui et le bouclier de métal. Aprèsquelques enjambées au pas de course, ilfit un bon de plusieurs mètres pourpasser au dessus de l'obstacle.

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À l'abri derrière un enchevêtrementde lianes-bambou, son compagnonriposta en direction du bâtiment degauche. Le calibre 7,62 fixé à son brasgauche cracha trois rafales rapprochées.Une vingtaine de balles.

Alors que le soldat en mouvementretombait au sol, une balle l'atteignit auniveau du visage. Il s'effondralourdement sur le bitume.

Le soldat embusqué avait pris enmain son fusil d'assaut. Il le pointait versle bâtiment de gauche. Il prit quelquessecondes pour ajuster son tir. Leprojectile fendit rapidement l'air. Il luifallut moins d'une seconde pour atteindrel'immeuble situé à une centaine de

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mètres. Il entra par la fenêtre. Uneexplosion assourdissante surprit lesdeux rebelles. La grenade venaitd'exploser dans dans leur dos.

Ses oreilles sifflaient. Le Rouge nedevait la vie qu'à sa seconde peau.L'autre rebelle, un jeune homme noird'une vingtaine d'années, était allongé ausol, sur le ventre. Du sang s'écoulait desnombreuses blessures qu'il avait dans ledos et à la tête, maculant son jean et sontee-shirt. Le Rouge retournadélicatement son corps. Les yeux dumort étaient restés grands ouverts. Lerésistant blessé passa sa main droite surles yeux de son cousin, dans un adieusilencieux.

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Une ombre traversa la rue à une

vitesse fulgurante. Un mouvement quin'avait pas échappé aux détecteurs dusoldat de l'Alliance. Il ne voyait rien. Ilpassa immédiatement en vision infra-rouge.

Il lui avait suffi d'y penser.L'interface cerveau-machine avait fait lereste. Captée par la caméra amovibleintégrée à leur casque, l'image infra-rouge apparaissait sur les lunettes.

Le temps de lever son bras gauche,la forme humaine avait disparu. Le fusild'assaut du soldat étendu dans la rues'était lui aussi volatilisé.

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Les tirs redoublèrent dans l'AvenueDebassyns, faisant écho aux détonationsqui venaient des rues adjacentes…

Kilian, le jeune Rouge qui avait prit

l'arme du soldat de l'Alliance, avaitrejoint une vingtaine de résistants prèsde l'église de Sainte-Clotilde. À l'abrides lianes-bambou, il raconta aux autresce qui venait de se passer. L'arme passade main en main. La grosseur du calibre,inhabituel pour un fusil d'assaut, n'avaitéchappé à personne. Le sergent Smith,habillé en civil, examina l'arme.

– C'est la dernière version duXM25, dit-il sans hésiter.

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Minatchy et Techer acquiescèrent.Tous les trois l'avaient à plusieursreprises utilisé en réalité augmentée.

In Rouj la demann le sèrjan Smith –Sé pa vréman in fuzi. Sé koué ? Sé inlans-grenad ?

(C'est pas vraiment un fusil. C'estquoi ? C'est un lance-grenades ?,demanda un Rouge au Sergent Smith.)

Des yeux interrogateurs étaienttournés vers lui. Les autres rebellesvoulaient en savoir d'avantage. Il passal'index sur la partie supérieur de l'arme.

– Sa sé le sistèm de vizé. Na in lazèri mezur la distans ant le tirer é la sib. Jusavan le tir, le sistèm élèkronik i programla grenad pou èksploz a la bone distans.

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Avèk sa, tue in moun kashèt derièr inmur sé pa in problèm.

(Ça c'est le système de visée. Il y aun laser qui mesure la distance entre letireur et la cible. Juste avant le tir, lesystème électronique programme lagrenade pour qu'elle explose à la bonnedistance. Avec ça, tuer un homme cachéderrière un mur c'est pas un problème.)

Anaïs tirait déjà des leçons des

premiers échanges de tirs qui avaient eulieu un peu partout dans l'Île. L'armeincorporé aux armures robotiquestiraient des munitions 7,62. La deuxièmearme des fantassins lançait des grenadesqui pouvaient être programmées pour

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exploser à proximité des cibles visées.L'armure en kevlar des soldats del'Alliance était relativement efficacecontre les balles. Seuls les yeux dessoldats n'étaient pas protégés. Le mêmetalon d'Achille que les Rouges. Anaïsavait demandé aux quatre adolescentesde transmettre ces informations de touteurgence aux autres résistants.

Sarah communiquait à Anaïs des

images de ce qui se passait à Saint-André.

Deux soldats de l'Allianceavançaient rapidement. Le chemingoudronné, qui allait de la plage degalets noirs aux premières habitations,

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était morcelé. Les dalles du puzzleavaient été soulevées à certains endroitsde près d'un mètre, laissant apparaîtredes galets et le sol sablonneux.

Un Géant se dressait devant eux. Letronc faisait une cinquantaine de mètresde large. L'ensemble de ses renfortsdessinaient une forme conique quis'évasait à la base, s'étalant sur plus d'unhectare. Les soldats décidèrent decontourner l'arbre par la droite. Lapoussée du Géant avait dessiné unpaysage chaotique. Des gravats, destôles, des poutrelles de bois ou de métal,des objets en tout genre étaient dispersésun peu partout. Autour du Géant il yavait de l'électroménager, des vêtements,

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des ustensiles de cuisine, des papiers,des jouets…

Ils passèrent bientôt près d'un templemalbar dédié à la déesse Pandialé. Unrapide coup d’œil à l'intérieur de lapetite « chapelle » leur apprit quepersonne ne s'y trouvait. Ils continuèrentà avancer .

De temps à autre, les soldats

scannaient leur environnement en visioninfra-rouge.

Un mouvement fut détecté dans leshautes herbes. Là, dans un terrain vaguecouvert de fataque, une forme rouge-orangée se détachait sur fond bleu. Lemilitaire leva le bras gauche. Une croix

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de visée apparut sur ses lunettes. D'unmouvement rapide il déplaça son braslatéralement, jusqu'à ce la croix sejuxtapose sur la forme animale. Celle-ciavança de quelques pas, puiss'immobilisa. Sa tête pivota vers lagauche pour regarder en direction desdeux soldats. Un chat. Le militairedétourna immédiatement son regard dufélidé et se remit en vision normale.

Ils arrivèrent bientôt près d'unevielle case en tôles. Elle étaitlittéralement coincée entre deux renfortsdu Géant. Les contreforts racinairesfaisaient plusieurs mètres d'épaisseur,descendant en pente douce. Les deuxjolies villas en dur se trouvant de part et

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d'autre de la case en tôles étaient enpartie ensevelies. Les deux soldats del'Alliance longèrent le grillage jusqu'àun petit portail métallique blanc, quiétait ouvert. Le gazon était fraîchementcoupé. Les « herbes salés » étaiententassés au fonds du jardin, près d'unetouffe de bananier. Les tôles onduléesétaient un peu rouillées, mais vu l'état dela cour, à priori la maison n'était pasabandonnée. Les deux colosses enarmure avançaient sur une petite allée enbéton, se rapprochant de la petitevarangue. D'un coup de pied l'un d'euxfracassa la porte d'entrée.

Parfaitement immobiles, perchés surdeux des renforts du Géant, à une

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vingtaine de mètres du sol, quatreRouges les observaient.

Peu de temps après, les deux

militaires ressortirent de la maison, sansavoir trouver âme qui vive. L'un d'euxregarda vers le haut. Les capteursintégrés à son casque avaient détecté unmouvement. Il ne voyait rien. Pourtantson équipement lui disait qu'il y avaitquelque chose. L'autre soldat, situé àdeux ou trois mètres, leva la tête. Lepremier passa en vision infra-rouge.D'un geste rapide, il pointa son brasgauche vers la forme humaine qui setenait maintenant à une dizaine demètres, accroupie sur le renfort du Géant

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qui les surplombait. Un léger mouvementlatéral du bras et la silhouette se trouvaen plein dans sa ligne de mire. Il fit feuimmédiatement, en rafale. L'autre soldatpointa son bras armé, mais la cible avaitdisparu. Les projectiles ayant parcouruplus de deux cents mètres allèrents'écraser contre les branches et lesfeuilles du Géant.

Divertis par l'apparition du fantôme,

la tête levée, les deux soldats n'avaientpas vu les deux Rouges arriver à lavitesse de l'éclair dans leur dos. Lesdeux rebelles abandonnèrent leurinvisibilité pour leur couleur écarlate.Aucun des deux militaires ne put réagir

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assez vite. L'un des soldats en armurereçu un violent coup de hache à la tête.L'autre se retourna. Le mouvementcirculaire d'une barre à mine explosa seslunettes. Ils titubèrent tous les deux. Latige de métal décrivit un autremouvement circulaire. Elle frappaviolemment le soldat au mollet gauche etau tendon d'Achille droit. Il bascula ausol, lourdement, sur le dos. Des deuxmains, son adversaire leva la lourde tigede métal. Au sol, le soldat esquissa unmouvement de défense. Le Rouge futplus rapide. La barre à mine s'abattitavec force au niveau de la tête.Fracturant l'os frontal, elle se plantadans le cerveau du militaire.

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Pendant ce temps, une dizaine decoups de hache d'une violence inouïes'étaient abattus sur l'autre soldat del'Alliance. Le sang avait giclé. Il finitpar s'écrouler. Il était au sol, agité dequelques spasmes. Les derniers. Du sangcontinuait de s'écouler de sesnombreuses blessures.

Les deux armures avaient perdu leurcouleur camouflage pour redevenirnoires. Les deux autres Rouges serapprochèrent. L'un d'eux ramassa lesdeux XM25. Le plus petit des rebelles,qui avait les traits d'un adolescent, sepencha sur l'un des corps. Il avait sortison « sab 32 » de son étui. Il voulaitretirer l'arme fixé au bras du mort. Il

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essayait de couper l'épais tissu.Visiblement, les fibres étaient troprésistantes. Il s'adressa en pensée auxtrois autres.

– Alor, kosa nou fé ?(Alors, qu'est-ce-qu'on fait ?)Les trois Rouges échangèrent des

regards. C'est celui qui tenait la hacheensanglantée qui lui répondit.

– Nou koup. Na pwin dot solusion.Tout fason zot lé mor.

(On coupe. Il n'y a pas d'autresolution. De toute façon ils sont morts.)

Il fallut plusieurs coups de hache

pour venir à bout du métal de l'armure etdu treillis pare-balle de classe IV. Un

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matériau composite très résistant à basede kevlar, de titane et nanotubes decarbone.

Un autre rebelle s'était alorsaccroupi pour défaire la lanière ducasque d'un des soldats. Il voulut lesoulever, mais un câble le reliait à lanuque du mort. Pour récupérer les deuxcasques, il fallut sectionner le cordonqui reliait l'homme à la machine. Lesquatre combattants quittèrent rapidementles lieux, abandonnant les corps mutiléssur le sol ensanglanté.

Dans les heures qui suivirent Anaïs

reçu d'autres images venues de plusieursendroits de l'Île. Le lien entre Anaïs et

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les quatre adolescentes devenait plusfort au fil des heures. Lescommunications télépathiques sefaisaient de plus en plus aisément. Anaïscommuniquait aussi avec certainsRouges, directement. Le plus souventdes leaders, ou des Rouges qui s'étaientfait remarquer lors des affrontements.Elle ne faisait entendre que sa voix.Aucune image d'elle n'avait ététransmise. Ni aux quatre adolescentes, niaux Rouges à qui elle avait parlé.

D'après les informations que lui

avait fournies Lola en début d'après-midi, les soldats en armure étaientplusieurs milliers seulement pour la

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ville de Saint-Denis. Dix mille, peut êtreplus. D'après les images transmises parles trois autres, c'était la même chose surles principales villes réunionnaises. Lessoldats de l'Alliance étaient nombreux.Très nombreux.

Les rotations d'hélicoptères sefaisaient suivant un dessein. La plupartdes engins transportaient des troupes etdu matériel. Ils allaient et venaient, desnavires vers des zones relativementdégagées. Des zones qui se situaientdans les grandes agglomérations, à leurpériphérie, mais aussi dans les écarts.La logistique aérienne était frénétique.Elle dura jusqu'en milieu d'après-midi.

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Les forces de l'Alliance établissaientdes camps.

Selon le nombre de rotationsd'hélicoptères, les camps proches desvilles devaient compter plusieurscentaines de soldats en armure. D'autres,moins étendus, avaient fleuri un peupartout dans les Hauts.

À Saint-Denis, les camps les plusimportants se situaient au Stade de laRedoute, au Jardin de l'État, au Parc laTrinité, au Stade de l'Est. Dans les Hautsdu chef-lieu, il y en avait trois ou quatredans chaque quartier.

Anaïs était sortie de la chambre que

trois fois dans la matinée. Deux fois

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pour aller aux toilettes. Une fois pourmanger. À chaque fois elle était aussisortie de la maison. Elle voulait voir deses propres yeux. Les Géants luicachaient en partie le va-et-vientincessant des hélicoptères. À laBretagne ils établissaient quatre camps.Le plus proche se trouvait dans lequartier de Bois Rouge, près de la citéedu même nom. Un à la prison deDomenjod. Un sur le stade de football.Le dernier à la Technopole, à Grand-Canal.

De la maison de Julie, Anaïs nepouvait voir aucun de ces quatre camps.D'après les informations dont larésistance disposait, la base de

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Domenjod devait compter au bas motcinq cents hommes. Dans chacun destrois autres, il devait y en avoir deuxcents, peut être plus. Elle ne pouvait pasvoir grand chose, mais elle entendait leséchos des combats sporadiques. Lesbruits des déflagrations remontaient enricochant sur les parois de la Ravine duChaudron.

Partout dans l'Île, il y avait eu des

accrochages entre les résistants et lessoldats de l'Alliance. Des tests se disaitAnaïs. Ils voulaient savoir comment lesRouges se comportaient au combat etquelle était leur capacité de destruction.Cependant, il semblait clair que la

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priorité des forces de l'Alliance, en cepremier jour d'affrontement, était la miseen place de leurs bases.

Quatre hélicoptères avaient été

détruits par la résistance. Le ballet desaéronefs devint moins frénétique enmilieu d'après-midi. Ce qui signifiaitsûrement qu'ils avaient transportél'essentiel du matériel dont ils avaientbesoin. On pouvait supposer que lesbases militaires de l'Alliance allaientbientôt être opérationnelles. Autour dechaque camp, les soldats finissaientd'ériger des clôtures métalliques deplusieurs mètres de hauts, munies de

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barbelés. L'intense activité n'avait cesséqu'avec la tombée de la nuit.

Bravant le danger, quelques groupes

de rebelles étaient passé à l'action. Ilsavaient essayé dans les premières heuresde la nuit d'incendier certains camps. Onavait sacrifié les dernières gouttes decarburant disponibles pourconfectionner des cocktails Molotov.

Une douzaine d'assauts au total. LesRouges avaient encerclés les positionsennemies, en restant bien à couvert. Toutce que la nature pouvait offrir commerempart contre les tirs des snipers étaitmis à contribution. Les énormes lianes-bambou étaient de très bons boucliers.

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Les rebelles non transformés n'avaientpas livré bataille. Même cachés derrièrele plus sûr des abris, les tirs des XM25ne leur auraient laissé aucune chance.On le savait par expérience.

À chaque fois ce fut sensiblement le

même scénario. Sur un laps de tempstrès court, les Rouges avaient lancé unemyriade de cocktails Molotov, ainsi quedes grenades à main. Certains avaientmême lancer des galets. C'est à cemoment qu'un certain nombre de Rougesfurent touchés par les tirs des militaires.Les rebelles étaient obligés de se mettreà découvert pour lancer efficacement lesbombes artisanales. Les nouvelles

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munitions utilisées par l'ennemi avaientrévélé la limite de résistance de l'armurerouge. Des balles perforantes. Peut-êtreun alliage de tungstène se disait Anaïs.Malgré les tirs ennemis, catapultées parles bras puissants des Rouges, la plupartdes projectiles n'avaient eu aucun mal àfranchir la centaine de mètres qui lesséparait des clôtures barbelées. Certainsgroupes d'assaillants avaient utilisé lesHK417 et des FAMAS pour lancer desgrenades. Il y avait eu aussi des tirs de12,7. À Saint-Denis, Saint-Pierre etSaint-Benoît, des explosions d'obus demortier de 81 mm avaient retenti.

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Les rebelles avaient vu de nombreuxcocktails Molotov exploser en hauteur,avant même de retomber et d'enflammerquoi que ce soit. Et ça avait été la mêmechose pour les obus de mortier et lesgrenades.

Bien avant les assauts, munis delunettes infra-rouge, ils avaient dû leverles yeux pour les voir. Des drones decombat défendaient en permanence lescamps des militaires.

Ces drones sentinelles avaient déjàété utilisés dans de nombreux conflits.Mais c'était le conflit israélo-palestinienqui les avait médiatisés. Ils étaientutilisé notamment pour défendre labarrière de séparation. Ils étaient armés

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de lasers. Leur camouflage les rendaitquasiment invisibles. Des sentinellesinfatigables, se déplaçant de façonaléatoire. Des cibles autrement plusdifficiles à abattre que les libellules.

Malgré ces lignes de défense,certains projectiles avaient pu atteindreles installations ennemies.

Seul un camp avait dégagéd'épaisses fumées pendant plusieursheures. Celui qui se trouvait près durond-point des Plaines, à Saint-Benoît.Le plus gros des installations avait étédétruit par le feu. Le courage et ladétermination des jeunes de LaConfiance leur avaient permis deremporter cette victoire. Le fait que l'un

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des drones sentinelles avait étédéfectueux avait joué en leur faveur.

Pour les autres, les bombesartisanales n'avaient fait que des dégâtsmineurs. Les débuts d'incendie avaientété rapidement circonscrits par lesmilitaires.

Des cocktails Molotov contre la

puissance des drones sentinelles. C'étaittout simplement lamentable. Le faitd'avoir réussi à incendier un camprelevait du miracle. Le bilan n'avait riende victorieux. Le fait que les assautsavaient échoué n'était pas vraiment unesurprise. Ce qui était surprenant pourAnaïs, c'était le nombre de Rouges tués.

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Onze. Seulement. Par contre les blessésse comptaient par centaines. Les tirsavaient atteint les rebellesessentiellement aux membres. Et lessoldats de l'Alliance avaient aussiutilisé des armes incapacitantes.Certains résistants avaient été aveuglés.D'autres avaient eu des sensations dedouleur intense au niveau de la tête.C'était comme si on avait voulu lesblesser, et non les tuer.

Dans le quartier de Bois Rouge, à la

Bretagne, l'heure n'étaient plus auxpalabres. Il était pas loin de minuit. Laplupart de ceux qui habitaient àproximité avaient fui en début de soirée.

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Sous la lumière diffuse de la Lune, enprogressant à l'abri des lianes-bambou,des arbres et des maisons abandonnées,environ deux cents Rouges s'étaientapprochés du camp militaire. La placeforte était là, à une centaine de mètres,entre la citée de Bois Rouge envahie parlianes-bambou et la Ravine duChaudron. Les rebelles s'étaientpositionnés autour du camp, en formantun demi-cercle. Silencieux, ilsattendaient depuis plusieurs minutes.

– Zot tout lé paré ?(Vous êtes tous prêts ?)Celui qui avait posé cette question,

c'était Jason.

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Une tête brûlée. Vingt-quatre ans. Ilne supportait pas qu'on lui donne desordres. Il n'avait jamais travaillé. Ilpréférait voler ou dealer. Petit, mince,nerveux jusque dans le regard. Respectépar ses « dalons » et par ceux qui étaienttombés sous ses coups. Craint par lecommun des mortels. Méprisé par lesbien-pensants. Il ne laissait personneindifférent. La peau basané, les cheveuxtrès courts avec des motifs tribaux. Dumoins à l'origine, avant latransformation. Il ne regrettait pas sonancienne apparence. Ni ses cheveux, nisa cicatrice à la joue gauche. Lesouvenir d'un coup de couteau. Unecicatrice qu'il arborait depuis l'âge de

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quinze ans. Sa peau rouge avait aussi faitdisparaître ses autres cicatrices, lesbrûlures de cigarette et son uniquetatouage. Dans le dos, une tête de morthyper-réaliste, avec des yeux bienvivants.

Ce qui importait pour Jason, c'étaitqu'il avait gagné en force et en rapidité.Le reste, il n'avait eu aucun mal à faireune croix dessus. Une croix, il en portaitune, pendue à la chaîne en or qu'ilgardait toujours autour du cou. Uncadeau de sa grand-mère. Dans sonesprit, elle était la seule personne quil'avait réellement considéré comme unêtre humain durant son enfance.

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La réponse ne tarda pas à venir. Elleémanait de cinq jeunes Rouges. Lesacolytes de Jason, qui vivotaient detravail au noir et de petits larcins, avantcette situation de crise. Chacun était cesoir à la tête de plusieurs dizaines derésistants.

– Nou lé paré.(Nous sommes prêts.)En quelques secondes, le même

message avait résonné dans l'esprit deJason. Comme l'écho d'une même voix.

Il s'apprêtait à donner l'ordred'attaquer. C'est alors qu'elle lui parla.

– Jason, sé in bon lidé, mé sé pa lebon moman.

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(Jason, c'est une bonne idée, maisce n'est pas le bon moment.)

Ce n'était pas la voix familière deLola. Jason avait bien sûr reconnu lavoix de cette fillette. Cette même voixqui avait délivré le message deprédiction, deux jours auparavant. Ilconnaissait la voix. Il savait aussi quelrôle jouait cette petite fille au sein de larésistance. Elle en était le centrenévralgique.

– Ou koz avèk mwin, mé mi konépas ou mwin.

(Tu me parles, mais je ne te connaispas.)

La voix de Jason avait résonné dansla tête d'Anaïs avec force et arrogance.

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La remarque était néanmoins pertinente.Anaïs avait saisi le sens profond desmots employés par Jason. Il ne savaitrien d'elle. Pour Jason, sans le lien quimêlait inextricablement le respect et laconfiance, les mots d'Anaïs n'avaientaucun poids. L'image d'une fillette,assise en tailleur, s'imposa alors àl'esprit du jeune rebelle.

– Mwin sé Anaïs.(Je suis Anaïs.)Un de ses « dalons » s'adressa à

Jason en pensée. Les assaillantss'impatientaient. Il envoya un brefmessage aux cinq meneurs, qui leurexpliquait la situation et leur disaitd'attendre sa décision.

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Un flot d'images se déversa soudaindans l'esprit de Jason. Anaïs lui envoyaitles images de ses cauchemars, mêlés àcelles des Rouges déjà tombés. Jasonvivait une espèce de transe, où ilressentait tour à tour la douleur desblessés, celle des mourants, et latristesse des familles endeuillées. Lesflashs ne durèrent qu'une dizaine desecondes.

Jason eut du mal à reprendre sesesprits. Il inspira profondément par lenez, comme si l'air lui avait manqué.

– Jason, mi demann aou de fèramwin konfians. Si zot i atak tout suit,nora plus de mor, nora plus de moun vasoufèr.

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(Jason, je te demande de me faireconfiance. Si vous attaquez maintenant,il y aura plus de morts, plus de gensqui vont souffrir.)

Un message résonna dans la tête des

deux cents Rouges. C'était Jason.L'attaque était annulée. Ils ne devaientsous aucun prétexte parler de ladécouverte du jeune Elie autrement quepar télépathie. Dans les minutes quiallaient suivre, ceux qui étaient déjà aucourant seraient priés de se taire. Jasonet ses camarades devaient s'assurer queces consignes seraient respectées.

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Chapitre 21 / Extractions

La nuit avait été agitée. Pas

seulement pour les rebelles incendiaires.Le débarquement des soldats en armureavait été conforme au message d'Anaïs.Avec l'installation des camps et le débutdes combats, l'ombre de la mort planaitsur les cités. Certains s'étaient dit qu'ilsavaient peut-être, eux et les membres deleur famille, une meilleure chance desurvie en s'éloignant des villes. Les sacsà dos contenaient de l'eau, des

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vêtements, quelques ustensilesindispensables. Un peu de nourriture,pour ceux qui en avaient encore.

La nuit tombée, les combats avaientcessé dans les rues. On avait entendu,dans certains quartiers, des déflagrationsaux endroits où l'Alliance avait érigédes camps. Mais ça n'avait pas durélongtemps. Profitant de cette trêvenocturne, de nombreuses famillesavaient fui vers les écarts, vers lesHauts. Sous la lumière blafarde de laLune, à la lueur des lampes de poches,ils formaient des processions tenailléspar la peur et par la faim.

Des Rouges avaient accompagnécertains de ces groupes. Un membre de

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la famille, une connaissance, ou unétranger qui ne restait pas indifférent àla détresse des autres. Certains avaientaidé à porter des personnes incapablesde marcher à cause de l'âge ou de lamaladie. Il y avait les familles qui serendaient chez des proches susceptiblesde les accueillir, et d'autres quicomptaient s'enfoncer dans lesentrelacements de lianes-bambou, quandils arriveraient dans les écarts. Un abriplus solide que des murs de béton. Undédale qui donnerait de meilleurschances de se défendre. Et les tigescreuses contenaient de l'eau. Un élémentnon négligeable en ces temps difficiles.

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Quelque soit la zone, l'ascensionétait malaisée. Les portions de routedégagées étaient assez rares. Onavançait le plus souvent sur des sentiers.Il fallait escalader les monticules degravats, trouver un passage entre lestiges de liane-bambou, faire de largesboucles pour contourner les troncs desGéants. Certains cortèges passaient dansles cours des habitations. Des maisonsdésertées ou encore habitées par desirréductibles qui ne pouvaient pas serésoudre à abandonner leurs biens.Quand il n'y avait pas d'autre solution, ilfallait se frayer un chemin à la machettedans des zones en friches. Différentesespèces envahissantes suivant le lieu où

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l'on se trouvait. Raisin marron, corbeilled'or, choka, liane papillon, lianemauve…

Certains fuyards ne s'étaient allongésque quelques heures. D'autres n'avaientpas fermé l’œil de la nuit. À la lumièredu soleil levant, les traits tirés, les yeuxremplis de fatigue, on construisait déjàdes abris de fortune. On se mettait à larecherche de nourriture.

Plusieurs familles venues du quartier

de Saint-Clotilde étaient remontées versBellevue. Trois d'entre elles avaientpassé les dernières heures de la nuitsous le Géant, à proximité de l'écoleMaxime Laope.

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Camille avait beaucoup moins àfaire depuis que les militaires avaientembraqué ses « cabris » sans le payer.Le jour de la réquisition, avec l'aide deStéphane, il avait quand même réussi àles duper. Il avait soustrait quelquesbêtes à la vue des soldats. Ils avaientcaché les chèvres à bonne distance de sacase, dans une petite ravine coloniséepar les jamrosats.

Une autre journée de lutte se

profilait. La Réunion était en situation deguerre. Camille, lui, s'était levé avec lespremières lueurs de l'aube. Commetoujours. Il avait bu un café, donné de

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l'eau à ses animaux, avant de prendre saserpette pour aller couper du fourrage.

En regardant vers les bas, à traversla végétation exogène, il voyait denombreux nuages sur la mer. Des nuagesgris qui cachaient le soleil levant. Il n'yavait plus de bulletin météo. Mais cesigne là, en général, était assez fiable.Le vieil homme se disait qu'il allaitsûrement pleuvoir dans la journée.

De chez lui jusqu'à l'école de

Bellevue, Camille avait fait un peumoins de trois cents mètres à pied. Enface de l'école, entre ce qui restait de laroute et la petite ravine, il y avait unezone large de quelques mètres où

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poussaient des touffes de cannefourragère. Le quinquagénairecommençait à couper du fourrage quandil entendit les pleurs d'un enfant. Guidépar les plaintes et la curiosité, il netarda pas à les voir. La plupart étaientallongés sur une grande bâche bleue,entre deux renforts du Géant. Unedouzaine de personnes au total, dont unvieil homme et deux enfants en bas âge.

Naturellement, Camille s'étaitrapproché d'eux, pour les saluer. Ilssemblaient fatigués, affaiblis. Sur unmorceau de feuille de bananier, il y avaitdeux petits animaux dépouillés. À l'aided'une petite branche de goyavier, unefemme chassait les mouches qui

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tournaient autour. Des lapins, ou peut-être des chats se dit Camille. Un Rouge,armé d'une machette, revenait vers legroupe avec des brindilles et quelquesmorceaux de bois sec. Il échangeaquelques mots avec le vieil homme.Camille apprit qu'ils n'avaient quasimentrien mangé de consistant depuis plus dedeux jours. Ils réservaient le sucre et lesquelques biscottes qui leur restaientpour les enfants.

Camille en avait parlé à Stéphane,

qui avait transmis l'information à Jean-Luc. Mélanie avait dit qu'on ne pouvaitpas les laisser comme ça. C'est elle,accompagnée de Dylan et de Marine, qui

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était allée leur apporter de quoi manger.Dans un bac à glace de deux litresMélanie avait mis du manioc, déjà cuit.Dylan portait un gros sachet de manguesmûres. Après quelques mots deremerciement, les mains saisirent, lesmâchoires mordirent voracement. Lafaim faisait qu'ils mangeaient vite. Laviande qui finissait de cuire au feu debois allait dans peu de temps être elleaussi engloutie.

Camille avait ramené deux mains debananes, et du lait de chèvre pour lesenfants. Habitués au lait de vache, legoût les rebuta. Leur grand-pèrepartagea la bouteille d'un litre et demide lait avec le Rouge, qui se trouvait

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être son fils, sa belle-fille et deux autrespersonnes.

Anaïs avait dormi par intermittence.

Après avoir convaincu Jason de ne pasattaquer le camp de Bois Rouge, elles'était rendormie pendant environ deuxheures. De facto, c'était elle et les quatreadolescentes qui organisaient larésistance. Une lourde responsabilité.

Elle ne pensait plus à son âge.L'important c'était qu'elle traitait avec deplus en plus de facilité les informationsfournies par les Rouges. Elle avaitcommencé la journée en mangeantquelques morceaux de manioc et troisbananes. Faute de lait, elle avait bu du

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thé sucré. Les communicationstélépathiques et la gestion desinformations lui demandaient unecertaine énergie.

Elle avait essayé encore à plusieursreprises de faire apparaître de lanourriture. Elle aurait tant voulu pouvoirvenir en aide à ceux qui avaient faim.Mais ça ne marchait pas.

La veille, dans la soirée, Anaïs avait

demandé aux quatre adolescentesd'adresser un message aux Rouges. Parleur biais, il devait être transmis àl'ensemble de la population. Elledemandait à chacun de réfléchir à un

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moyen, une idée, quelque chose quipourrait rendre la lutte moins inégale.

C'était Élie, un jeune garçon dedouze ans, qui avait eu l'étincelle degénie. Sans l'ombre d'un doute. Une idéeprécieuse, et pourtant assez simple.

Il avait pris un vieux tuyau d'aciergalvanisé. Ces tuyaux utilisés autrefoispour la plomberie. Il en avait coupé unmorceau d'un trentaine de centimètres.L'une des extrémités en biseau. Il avaitrempli le tube de sable et mis unbouchon de liège à l'autre extrémité.Puis il avait demandé à son grand frère,un Rouge, de l'aider. Quelques violentscoups de massette, et le tuyau s'étaitenfoncé de moitié dans l'un des renforts

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d'un Géant. Le côté muni du bouchonincliné vers le bas. L'adolescent avaitretiré le bouchon, puis le sable. Un filetde liquide blanchâtre avait coulé àl'intérieur du tube de métal. Élie avaitrécupéré le latex dans une vulgairechopine. Il avait eu le temps d'en remplircinq, avant que l'acier ne soit dissout. Àcondition de garder le liquide visqueuxà l'abri de l'air, il ne coagulait pas etgardait son pouvoir corrosif.

On avait testé le latex sur diversmatériaux. Le kevlar d'un gilet pare-balles notamment. Des essaisconcluants.

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Manon, Lola, Océane et Sarahavaient demandé à quelques milliers deRouges de récupérer des tubes en métalet un maximum de bouteilles en verre.Partout dans l'Île on s'affairait. En pleinenuit, les Rouges s'étaient précipité versles bornes à verre, les amoncellements àproximité des petites boutiques, lesstocks des usines de bière ou delimonades. Les personnes qui avaientfait de la récupération de chopines leurhumble métier ne furent pas oubliées.Des sacs remplis de bouteilles avaientété transportés vers les Géants les plusproches.

La discrétion était de mise. Pouréviter des risques de fuite, seuls les

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Rouges avaient été mis au courant. Ceuxqui confectionnaient les projectilestravaillaient à l'abri des regards, sous degrandes bâches.

Beaucoup de bouteilles avaient étéremplies dans la nuit. Certains avaienttravaillé plusieurs heures d'affilée. Ilsétaient allés se reposer. D'autres avaientpris le relais.

Ce latex pouvait aider à mettre horsd'état de nuire un certain nombre desoldats. La résistance devait tout fairepour garder ce maigre avantage.L'ennemi ne devait pas se rendre compteque ce latex corrosif pouvait êtrerécupéré par les Rouges. Si celaarrivait, L'Alliance n'aurait aucun mal à

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déployer des soldats ou des dronessentinelles autour des Géants, empêchantles rebelles d'y avoir accès. Desmilliers de bouteilles avaient étéremplies avant le lever du soleil. Au furet à mesure, l'acide était stocké en lieusûr.

Malgré l'acide providentiel, Anaïs

ne se faisait pas d'illusions. Les forcesen présence étaient disproportionnées.L'Alliance avait pour elle latechnologie, la puissance de feu, dessoldats entraînés, une logistique deravitaillement. Les Rouges étaientbeaucoup moins nombreux que lessoldats de l'Alliance. De plus,

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l'armement dont les rebelles disposaientétait plus qu'insuffisant pour un telaffrontement. Il ne leur restait quequelques dizaines de missiles. C'étaitpareil pour les obus de mortier.Heureusement ils avaient un stockimportant de munitions pour les fusilsd'assaut FAMAS ou HK417, et aussipour les mitrailleuses FN MAG. Maisces armes, en plus de ne pas être assezpuissantes, n'étaient pas asseznombreuses. Certains rebelles étaientarmés de haches, de barres de fer.D'autres lançaient tout simplement despierres. Et pour parfaire le tableau, lafaim commençait à tenailler lesestomacs. Une situation qui allait

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empirer. Peu de chance de résisterlongtemps avec si peu de moyens.

Bien sûr ils pouvaient communiquer

par télépathie pour échanger rapidementdes informations et coordonner leursattaques. D'ailleurs les Rouges avaienteu la consigne de privilégier ce mode decommunication. Le silence était de mise.Parler normalement c'était risquer delaisser échapper par mégarde desinformations sur des sujets sensibles.Les autres rebelles, les non transformés,passaient parfois des heures sans dire unmot. Et quand ils parlaient stratégie, ilsutilisaient des codes. Certaineslibellules étaient encore opérationnelles.

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Les détonations avaient repris avec

les lueurs de l'aube. Partout dans l'Île,plusieurs escouades de soldats enarmure avaient quitté les camps pour serapprocher des habitations. Positionnéssur les lignes séparant les soldats del'Alliance de la population, armés decourage, prêts à défendre chèrement leurvie, les résistants les attendaient.

À Saint-Paul, toute la surface

s'étendant du Parc Expo-bat au Ciné-Cambaie était entourée de barbelés. Lestade de football n'était qu'un souvenir.Un Géant, beaucoup plus grand que lamoyenne, l'avait complètement ravagé.

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Les lianes-bambou qui s'étaientdéveloppées autour du colosse végétalavaient envahi sur plusieurs hectares lecinéma multiplexe, les parkings, lesroutes et de nombreuses habitations.

Une centaine de soldats de l'Alliancevenaient de quitter le camp. La plupartdes hommes en armure prenaient ladirection du centre-ville, en avançant surla Chaussée Royale. Un groupe d'unetrentaine d'hommes traversa la quatre-voies pour se diriger vers le quartier deSavannah.

Par groupe de trois ou quatre, ilsavaient commencé par s'introduire dansles magasins, les grandes surfaces de lazone commerciale. Méthodiquement, ils

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fouillaient partout. Les caméras infra-rouge scannaient tous les endroits où unêtre humain aurait pu se cacher. Aprèsplus d'une heure, à part un chat etquelques rats, ils n'avaient rien trouvé.Progressant vers l'est, certains soldatscommençaient à présent à passer aupeigne fin les maisons du quartier.

À l'angle de la rue Bonaparte et de

la rue Fangourin, quatre soldatsarrivèrent près d'une touffe de lianes-bambou. Plantées dans l'asphalte, etdans les maisons environnantes, il yavait là une vingtaine de tiges. Ellesfaisaient, pour la plupart, plus d'un mètrede large.

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Certaines étaient accolées, d'autresassez espacées pour laisser passer unevoiture. À plusieurs dizaines de mètresdu sol, elles s'entrelaçaient, sesupportant les unes les autres, s'élançantvers le ciel, jusqu'à atteindre des racinesaériennes. Celles du Géant qui était ausud du quartier de Savannah. Commetous ceux qui avaient poussé dans lazone marécageuse de l'Étang, il étaittitanesque et devait mesuré près de septcents mètres de haut.

Sur le bitume fissuré, prisonnier destiges vertes et des racines grises, unfourgon blanc était partiellement visible.Une voix masculine se faisait entendre.

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Elle semblait provenir du véhiculeabandonné.

– …Créateur du ciel et de la terre,de l'univers visible et invisible…

Seules les portières arrières duTrafic étaient ouvertes. Les soldatss'approchèrent prudemment. Troisd'entre eux restèrent à bonne distance.Le quatrième pouvait à présent voirl'intérieur du fourgon. Dans lapénombre, un homme était assis,complètement immobile, la tête baissée.Il portait un jean, des baskets, un sweat-shirt bleu dont la capuche recouvrait satête. Le militaire ne pouvait pas voir sonvisage. Il avait un sac à dos posé près delui. Il continuait à prier.

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– lumière, née de la lumière…– Mains sur la tête ! Sors de là tout

de suite ! Vas-y, bouge !Aucune réaction. L'homme n'avait

même pas levé la tête. Le soldatremarqua qu'il portait des gants.L'homme continuait à prier,imperturbable. Le soldat recula, et pours'assurer que ce qu'il avait sous les yeuxétait bien un homme en chair et en os, ilpassa en vision infrarouge. La camératransmit à ses lunettes une image bleue.Aucune forme humaine en faussescouleurs.

– Pour nous les hommes, et pournotre salut…

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Le poste de radio CD posé derrièrele mannequin continuait son Credoenregistré. Le soldat se rendit compte dela supercherie juste avant que le fourgonn'explose.

La déflagration fut assourdissante. Ilgisait à présent au sol, blessé, aveuglé,abasourdi. Ses oreilles sifflaient. L'effetde surprise produit par l'explosion futmis à profit par les Rouges. Desbouteilles remplies d'acides s'écrasèrentsur les armures robotiques. Lesbouillonnements produisaient déjà desgaz. La substance corrosive réagissaitavec le métal de l'exosquelette et letreillis à base de kevlar. Affolés, lessoldats essayèrent de s'extraire de leurs

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armures. Les secondes défilaient. Lapeur engendrait des mouvementsdésordonnés. Des hurlements se firententendre quand l'acide commença às'attaquer aux tissus humains.

Des images similaires venaient d'un

peu partout. Plusieurs dizaines desoldats avaient déjà fait les frais de lapuissance corrosive du latex des Géants.La plupart avaient succombé. Quelques-uns avaient pu s'extraire de leur attirailhigh-tech à temps. Les soldats rescapésavaient débranché le câble qui était à labase de leur nuque en dernier. Mais dansles secondes qui avaient suivi la rupturedu lien entre l'homme et la machine, ils

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s'étaient effondrés. Ils étaient depuisrestés dans cet espèce d'étatcataleptique. Tout ce que les rebellesavaient essayé de faire pour qu'ilsréagissent, y compris les coups, n'avaitrien donné. Les résistants avait desstatues de chair comme prisonniers.Incapables de parler, ils ne livreraientaucune information à la résistance.

Peu après huit heures, alors que

Sarah venait de lui transmettre desimages des combats se déroulant à Bras-Panon, c'est la voix de Lola qui résonnaavec force dans la tête d'Anaïs.

– Sé Lola. Na du nouvo Sin-D'ni…

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(– C'est Lola. Il y a du nouveau àSaint-Denis…)

Les combats entre les résistants etles soldats du camp du Jardin de l'Étatavaient fait en quelques heures unedizaine de morts parmi les Rougesoriginaires du quartier de la Source.Dimitri avait vu trois de ses « dalons »tombé sous les tirs ennemis. Lui, iln'était que blessé. Une balle dans lacuisse droite. La douleur étaitsupportable. Son tee-shirt, qu'il avaitdéchiré pour bander sa cuisse, nesuffisait pas pour arrêter efficacementl'hémorragie. Il était obligé de faire unpoint de compression avec sa maingauche. Les tirs des soldats avaient

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empêché ses frères d'armes de venir luiporter secours. Deux soldats del'Alliance s'étaient alors précipités surlui, pendant que ses camarades étaientpris sous le feu nourri du reste del'escouade. On lui avait bandé les yeux,et on lui avait mis quelque chose sur lesoreilles. Dimitri avait commencé àtransmettre des informations à Lola àpartir de ce moment là.

– Mi marsh. Mi wa pa riyin. Miantan pa riyin. Mon min lé atashé danmon do. Na kètshoz dan mon kou. Inkolié an fèr. Lé fré. Na in solda i marshdérièr mwin, é i ténir le kolié. Li féavans amwin konm in shyin…

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Pluzièr fwa mwin la rod tombé.Mwin la finn fèr o mwin… sin-san mèt.Mi san la frécher la briz su monfigur…

Zot i vyinn tir le kolié dan mon kou.I trap amwin… I mèt amwin asiz dan…dann in spès fotey… Mon janm, monbra lé atashé… Mon kou osi… Mi ginypu boujé… Mi san in nafèr i rant danmon bra. In zégwiy… Lola, si ou giny,kontakt mon ti frèr, Kevin. Di ali diAudrey konm sa mi… mi…

(– Je marche. Je ne vois rien. Je

n'entends rien. Mes mains sontattachées dans mon dos. Il y a quelquechose dans mon cou. Un collier en fer.

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C'est froid. Il y a un soldat qui marchederrière moi, et qui tient le collier. Ilme fait avancer comme un chien…

À plusieurs reprises j'ai faillitomber. J'ai déjà fait au moins… cinqcents mètres. Je sens la fraîcheur de labrise sur mon visage…

Ils viennent d'enlever le collier demon cou. On m'attrape… On me metassis dans… dans un espèce defauteuil… Mes jambes et mes bras sontattachés… Mon cou aussi… Je ne peutplus bouger… Je sens quelque chosequi rentre dans mon bras… Uneaiguille… Lola, si tu peux le faire,contacte mon petit frère, Kevin. Dis luide dire à Audrey que je… je…

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La communication avait pris fin à ce

moment là. Anaïs, tout comme Lola,avait perçu dans les pensées de Dimitride la peur, certes, mais aussiénormément de courage face àl'inévitable.

Par la suite, d'autres Rouges avaientété blessés, puis emmenés par lessoldats de l'Alliance. À chaque foisc'était à peu près la même chose. On lesempêchait de voir et d'entendre. Lesprisonniers pouvaient toujours entrer encontact télépathique avec l'adolescentede son secteur, mais ils ne pouvaient luitransmettre aucune information

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intéressante. Puis on leur injectaitquelque chose…

Cela confirmait à Anaïs ce qu'elleavait déduit après les attaques descamps. C'était une évidence. On lesvoulait vivants.

En milieu de matinée, de gros nuages

noirs avaient obscurci le ciel. Une pluiebattante commença à arroser la majeurepartie de l'Île. Elle dura pendantplusieurs heures, avec de temps à autrequelques embellies.

Sarah transmit à Anaïs des images

de ce qui se passait à Saint-André.

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Un hélicoptère à double rotor volaitau dessus de Parc du Colosse. Il sestabilisa. Ce qu'il transportait semblaitêtre assez lourd. Quelque chose quiressemblait plus ou moins à uncontainer. Il fut bientôt au sol. Les quatrefilins d'acier fixés aux coins supérieursse détendirent. Plusieurs soldats seprécipitèrent. Une large porte s'ouvrit.Anaïs n'eut aucun mal à reconnaître cesgrandes boites noires emboîtées les unesdans les autres. Elle les avait déjà vuessur le net. Elles étaient conçues pourpouvoir contenir chacune cinq ou sixcorps. Des cercueils de la FEMA.

Les concepts « tous » et « mort »continuaient à hanter Anaïs. L'Alliance

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avait déjà commencé à tuer lesprisonniers. Le génocide avait lieu sousses yeux. Et elle n'y pouvait pas grandchose.

Des images de combats se

bousculèrent dans l'esprit d'Anaïs. Ilsvenaient de Saint-Joseph. Des échangesde tirs. Une bouteille d'acide lancée,mais qui manque de peu sa cible. DeuxRouges armés de fusils d'assaut cachésderrière un mur de parpaings. L'un desRouges est blessé au bras. Il a un genouà terre. Après plusieurs tirs se succédantde façon rapide, une balle vient detraverser le mur pour l'atteindre auniveau du thorax. L'autre Rouge essaie

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de l'aider. Il reçoit une balle qui luiexplose l'épaule. Il pousse un cri de rageet de douleur. Une deuxième balle. Lesimages cessèrent brusquement.

D'autres images similaires. Le

constat était amer. Partout dans l'Île, lesRouges se battaient avec courage. Maismalgré leur détermination, ils perdaientpeu à peu du terrain. Malgré l'efficacitérelative des bouteilles d'acide, lesRouges avaient du mal à tenir leurspositions face à la puissance de feu desassaillants. Ce qui permettait aux soldatsde s'introduire dans les immeubles et lesmaisons et de faire de nombreuxprisonniers. Des milliers de personnes

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avaient déjà été emmenées vers lescamps. Combien exactement. Il étaitimpossible à Anaïs de le savoir.

Vu les forces en présence, il ne

s'agissait pas d'une guerre mais plutôtd'une extermination. Pour aider lesrésistants qui se battaient avec ferveur,les quatre adolescentes avaient fait deleur mieux. Chacune, en croisant lesinformations qui lui parvenaient, avaitune vue d'ensemble des déplacementsdes forces en présence dans le secteurqui lui incombait. Elles transmettaientdes informations en temps réel. Ellesinformaient les groupes de rebelles dechaque quartier, heure après heure,

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inlassablement. De nombreux groupes decitadins avaient attendu les premièreslueurs de l'aube pour fuir vers les Hauts.Certains avaient pu esquiver dessections de l'Alliance grâce à elles.Elles avaient contribué à sauver denombreuses vies.

Peu de temps après, Anaïs reçut de

Sarah des images de combats sedéroulant à Bras-Fusil. Puis ce futManon qui lui parla un bref instant. ÀBasse-Terre, sur la centaine Rouges quecomptait le quartier, une quinzaineavaient été tués. Les combats serapprochaient dangereusement del'immeuble où Manon habitait. Elle

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devait fuir avec sa famille. Elle avaitlancé un message aux leaders desRouges du Sud, pour les prévenir. Lescommunications entre les groupes derésistants allaient en pâtir, le tempsqu'elle trouve un endroit où elle pourraitêtre au calme pour se concentrer. Songrand frère et deux autres Rougesassuraient leur sécurité. Ils allaient sediriger vers le Géant qui se trouvait dansles champs de cannes, au delà de la ZacCanabady. Autour, il y avait desenchevêtrements de lianes-bambou quioffraient un abri relativement sûr. Unedouzaine de Rouges et plusieurscentaines d'habitants de Basse-Terre s'yétaient déjà retranchés.

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Pendant près d'une heure Anaïs avaitpris le relais, en attendant que Manonsoit à nouveau opérationnelle.

À la mi-journée, Anaïs avait voulufaire le point sur le nombre de résistantstombés au combat. Un peu plus d'unmillier pour le Nord, l'Est et le Sud. Elleparlait à présent à Océane.

Anaïs la demann – Na konbyind'konbatan lé mor ?

(– Combien de combattants sontmorts ?, demanda Anaïs.)

– Dan l'Wèst na dizon de-san Roujlé mor, é in pe plu d'sin-san blésé. Laplupar la été anmné par bann solda.Mé na ot shoz Anaïs. In ga i abit akoté

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Village Titan la giny reprogram innlibélul…

(– Dans l'Ouest il y a environ deuxcents Rouges qui sont morts, et un peuplus de cinq cents blessés. La plupartont été emmenés par les soldats. Maisil y autre chose Anaïs. Un jeune quihabite près du Village Titan a pureprogrammer une libellule…)

Les images fournies par la libellule

étaient retransmises à un ordinateur. Desdoigts rouges pianotaient sur le clavier.Sur l'écran, Anaïs voyait ce qui s'étaitpassé quelques instants auparavant dansl'un des camps du Port. Celui situé prèsde la Halle des Manifestations.

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Une trentaine de personnes étaientrassemblées. Des hommes, des femmes,des enfants. Ils étaient tous à genoux, lesmains sur la tête. Autour d'eux il y avaitune dizaine de soldats en armure.

La libellule se déplaça. Plus loin,des cadavres étaient amoncelés à mêmel'asphalte. Il devait y en avoir une bonnevingtaine. Quelques mouches tournaientautour. Un container, semblable à celuiqu'elle venait de voir à Saint-André, setrouvait à proximité. Deux soldatsétaient occupés à remplir les cercueilsen plastique. Les uns conçus pour desadultes, les autres pour les enfants.

Soudain des éclats de voix se firententendre. Une voix neutre, sans

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émotions. « Arrêtez. Dernièresomation. » La libellule avait tournéautomatiquement une de ses camérasvers la source sonore, l'autre vers lasource de mouvement. Une femmecourait, aussi vite qu'elle pouvait,serrant dans ses bras un enfant de deuxou trois ans qui pleurait. En quelquessecondes elle avait parcouru plus d'unevingtaine de mètres. Une rafale atteignitla fuyarde dans le dos. Les ballestraversèrent le buste de la Portoise,atteignirent l'enfant, le réduisant ausilence. Dans sa chute, la mère écrasa detout son poids le corps de sa fille. Lesang des deux victimes se répandait surle bitume.

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Et quelques instants plus tard, unsoldat prit la femme par le bras gauche.De l'autre main, il souleva le corps sansvie de la fillette par une jambe. Dans lebruit feutré des vérins de son armure, lesoldat traînait à présent le corps le pluslourd, et portait l'autre à bout de bras.Une traînée rouge maculait son trajet. Ils'arrêta devant l'amoncellement decadavres. Il abandonna le corps de lafemme, et jeta le cadavre de l'enfantdirectement dans un cercueil.

La libellule changea d'angle de vue.

Ses caméras pointaient maintenant versle groupe de prisonniers. « Lève-toi. »Obéissant à l'ordre du militaire, un

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adolescent se leva en gardant les mainssur la tête. « Baisse les bras. » Il laissapendre ses bras le long de son corps.Une énorme pince métalliqueprolongeait le bras droit de l'armurerobotique. Le soldat fit un pas en avant,leva le bras. La pince s'ouvrit, et unefois qu'elle fut positionnée au niveau ducou de l'adolescent elle se referma dansun claquement.

Anaïs ne pouvait pas le voir, mais

avec ce carcan au bout de son bras lesoldat venait de faire une injection auprisonnier. L'aiguille avaitautomatiquement détecté l'artèrecarotide commune. La substance était

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conçue pour annihiler toute résistancepsychique et provoquer un détachementde la réalité. Elle se répandait déjà dansles vaisseaux sanguins du cerveau dujeune Réunionnais.

« Avance. » Les pas rythmés par le

bruit des vérins hydrauliques, le jeunePortois avançait le long d'un bâtiment.Devant lui, à quelques mètres, il voyaitun soldat qui traînait le corps d'unhomme. Les yeux du captif ne reflétaientaucune émotion. Il se contentaitd'avancer. Il arriva à hauteur d'unshelter.

Le conteneur était blanc et devaitfaire deux mètres sur trois. La face

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longitudinale filmée par la libellule étaitmunie d'un module de climatisation etd'une porte.

La pince d'acier s'ouvrit, libérant lecou de l'adolescent. « Entre dans leconteneur. Il est à toi Richie. »

La libellule survola le shelter. Sur

l'autre face se trouvait une fenêtre àl'italienne. Le battant était relevé. Ledrone se posa. Grâce à ses pattes high-tech, qui imitaient celles des araignées,le drone adhérait sans difficulté aumatériau composite du shelter. Lalibellule se déplaça pour se rapprocherde l'ouverture d'aération.

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L'adolescent, soumis par l'effet de ladrogue, fit deux pas. Il se retrouvadevant un militaire assis sur une chaisepivotante, face à un ordinateur. Le soldatétait habillé d'un treillis vert et portaitdes rangers. À côté de lui se trouvait unfauteuil assez semblable à ceux utiliséspar les dentistes. Le militaire fit pivotersa chaise d'un quart de tour. Il avait unecigarette allumée à la main gauche, qu'iltenait entre le pouce et l'index. Il soufflala fumée. En même temps, il regardal'adolescent, estimant d'un coup d’œilses mensurations. Puis il posa sacigarette dans le cendrier qui était sur lebureau, et pianota rapidement sur lestouches numériques du clavier.

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– Assieds-toi. Ne t'inquiète pas. Çane sera pas long.

La siège sur lequel le jeune Portois

venait s'asseoir bascula lentement.L'adolescent se retrouva en positionsemi-allongée. Ses jambes, ses brasainsi que son cou étaient positionnésdans des supports ergonomiques. Dessystèmes composés de demi-cercles demétal étaient situés au niveau du cou,des poignets, des coudes, des chevilles,et aussi au dessus de genoux. Ils serefermèrent simultanément. Puis un brasmécanique articulé attenant au siège vintpositionner sur la tête du prisonnier unesorte de casque. Les nombreux fils

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électriques dont il était muni nelaissèrent aucun doute dans l'espritd'Anaïs. C'était un casque à électrodes.

Un sifflement se fit entendre. Tout lecorps de l'adolescent fut bientôt pris deconvulsions. Ses yeux restèrent grandsouverts.

La voix d'Océane se fit à nouveau

entendre dans l'esprit d'Anaïs.– La dur dizon de minut.(– Ça a duré environ deux minutes.)Les pinces d'aciers avaient libéré le

corps du jeune homme. « Tu vois, c'estdéjà fini. Lève-toi. » Obéissant à l'ordrede Richie, il se leva. « Tu peux sortir. »L'adolescent sortit du shelter.

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La libellule avait quitté son pointd'observation. Elle était maintenant envol stationnaire à proximité du shelter.

L'adolescent était debout, immobile,les yeux dans le vague. Il resta un instantdans cette position. Le soldat en armure,qui attendait assis depuis quelquesinstants, se leva. Il s'approcha. Lemilitaire leva le bras gauche. Le canonde l'arme de petit calibre était braquésur la tempe du jeune Réunionnais. Il tiraà bout portant. Une détonation à peineaudible. Le projectile de plomb traversala tête, expulsant un peu de sang et desubstance cérébrale à sa sortie.L'adolescent s'écroula. Son corps fut

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traîné pour aller grossir l'amoncellementde cadavres.

La douleur envahissait l'esprit

d'Anaïs, mais elle arriva à juguler sapeine. Aucune larme ne coula sur sesjoues. Elle se disait qu'il fallait resterforte. Il fallait analyser ce qu'elle venaitde voir. Essayer de comprendre.L'opération qui venait de se déroulerdevant ses yeux ne pouvait être autrechose qu'une extraction mémorielle. Unelecture et un enregistrement dessouvenirs. L'Alliance cherchait desinformations. Ils scannaient lescerveaux. Ils devaient le faire en cemoment même un peu partout. C'est pour

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cela qu'ils avaient déployé autantd'hommes et qu'ils évitaient de tuer lesrésistants. En tuant une personne avantd'extraire ce que recelait sa mémoire, ilsrisquaient de passer à côtéd'informations intéressantes. Plusieursordinateurs étaient sûrement en train detraiter les données, en cherchant ce quisortait de l'ordinaire. Tout cela pourremonter à la source de la menace.

Les dragons, les Géants, les lianes-

bambou, les Rouges. Et à la source il yavait la boule noire. L'Alliance était-elleau courant de l'existence de cet objet ?Si c'était le cas, ils cherchaient peut-êtrel'artefact pour s'emparer de son pouvoir.

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Un pouvoir qui justifiait à leurs yeux lesacrifice de milliers de vies humaines.À part sa famille, seule Claire avait étéle témoin direct de ses capacités hors ducommun.

Claire. Anaïs se concentra. Elleessaya à plusieurs reprises de rentrer encommunication avec la psychologue.Mais cela ne donnait rien. Elle craignaitqu'il ne soit trop tard. Elle transmitl'image mentale de la psychologue auxquatre adolescentes. Si dans ce qu'ellesvoyaient à travers les yeux des Rougesce visage apparaissait, Anaïs devait enêtre avertie sur le champs.

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Mais parmi les choses bizarres, il yavait aussi l'incident survenu pendantson coma. Une porte qui refuse des'ouvrir sans raison apparente. Plusieurstémoins…

Soudain, Anaïs se sentit commeprojetée en avant. Cette étrangesensation mit fin à son raisonnement.Elle se retrouva devant la maison deJulie, dans un silence de mort. Une pinced'acier enserrait son cou. Elle nepercevait aucun son de la scène qui sedéroulait autour d'elle. Elle étaitentourée d'une dizaine de soldats del'Alliance. Elle avançait, pieds nus.

Prisonnière comme elle, sa tanteJulie marchait à ses côtés, la tête

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baissée. Résignée. Silencieuse. Lessoldats qui les maintenaient captives lessuivaient d'un pas régulier. Où étaientles autres membres de la famille ?Étaient-ils eux aussi prisonniers?… oudéjà morts ? Anaïs craignait le pire. Ellevoulut questionner Julie, mais elle serendit compte qu'elle ne pouvait pas.Elle vivait ces instants sans pouvoirintervenir.

« Je suis dans le futur, pensa-t-elle.Non… je suis dans un futur possible. »

Et soudain, elle vit sa mère, gisantau sol dans une flaque de sang. Uneviolente douleur déchira l'esprit d'Anaïs.Douleur. Tristesse. Culpabilité. Colère.Ses yeux devinrent rouge sang.

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Elle se sentit alors comme tiréeviolemment en arrière.

Retour au présent. À la réalité. Au

raisonnement. Aux décisions. L'Allianceétait puissante, et sans pitié. Troppuissante pour les Rouges. Si elle netrouvait pas un moyen de les arrêter lessoldats allaient continuer à tuer, et àentasser les cadavres. Ils continueraientles extractions mémorielles. Et bientôt,ils pourraient remonter jusqu'à elle,jusqu'à sa famille…

– Anaïs, sé Manon…(– Anaïs, c'est Manon…)Des scènes de combat se déroulant

dans le Sud. De nombreux Rouges tués.

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Et aussi les images successives denombreux groupes de prisonniers,encadrés par des soldats, dirigés versles camps. Des événements qui avaientduré en tout plus d'une demi-heure. Dansun état qui ressemblait à une transe, il nefallut à Anaïs que quelques secondespour les assimiler.

D'après ce que rapportaient lesRouges, les soldats avaient déjà faitplusieurs milliers de victimes. Et elle nevoyait aucun moyen de les arrêter.

Anaïs avait de plus en plus lesentiment d'être en danger. Un sentimentprégnant. Sans savoir réellementpourquoi, sans avoir d'éléments précis,elle soupçonnait l'Alliance d'être au

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courant de l'existence de la boule noire.Et l'entité extraterrestre dont ils avaientparlé à la télé, c'était elle. C'était ellequ'ils cherchaient. Soudain des imagesfurtives traversèrent l'esprit de lefillette. Des images grises etsilencieuses. Elle vit plusieurshélicoptères qui volaient au dessus deSainte-Clotilde en direction deBellevue. Était-ce une prémonition ou laboule noire qui essayait de l'avertir dudanger ?

Anaïs avait peur pour elle, maisaussi et surtout pour les membres de safamille. Elle ne voulait pas courir lerisque qu'ils soient blessés ou tués. Si leflash prémonitoire se révélait exact, les

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hélicoptères de l'Alliance n'allaientpeut-être pas tarder à arriver surBellevue. Un commando était sûrementen route pour le village de l'Éperon. Àmoins qu'ils n'aient déjà fouillé lamaison. Combien de temps restait-ilavant qu'ils ne prennent d'assaut lamaison de Julie et celle de Mélanie ? Ilfallait partir au plus vite. Les soldatspouvaient arriver d'un moment à l'autre.Si elle s'enfuyait avec sa famille, celaretarderait le moment où les soldatsmettraient la main sur elle. Mais partiravec eux, c'était aussi les mettre endanger. C'est elle qu'ils traquaient, paseux. L'image de sa mère gisant dans uneflaque de sang précipita sa décision. Ils

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devaient partir sans elle. C'était lameilleure chose à faire.

Tout s'accélérait. Si elle ne trouvait

pas le moyen d'arrêter le massacre, lesmorts se compteraient au fil des jourspar centaines de milliers. Les visions deses nuits de cauchemar se réaliseraient.

La réflexion, concernant la sécuritéde sa famille, dura à peine plus d'uneseconde dans l'esprit d'Anaïs. Il luisembla immédiatement après qu'onvoulait lui transmettre un message. Surun grésillement comme bruit de fond,des bribes de messages auditifs sedétachaient. Ils étaientincompréhensibles. Anaïs se concentra.

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Elle sentait que c'était important. Elleparvint quand même à percevoir lesmots « danger » et « demandeinstructions ». Et puis soudain, l'imagede la boule noire s'imposa à son esprit.C'était tout bonnement inespéré.

Ce qu'elle projetait de faire était

lourd de conséquences. Anaïs en étaitpleinement consciente. Elle allait peut-être déclencher quelque chose qu'elle nepourrait pas contrôler. Elle craignaitavec raison la puissance de la boulenoire. Mais c'était la seule puissance quipouvait rivaliser avec les forces del'Alliance. Il fallait agir. Maintenant.

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– Que les dragons détruisent lesforces de l'Alliance. Que les dragons…

Elle envoya le message psychiqueavec toute la puissance dont elle étaitcapable. La réponse lui parvint avantmême qu'elle n'ait eu le temps de répéterl'instruction en pensée.

– Demande précision périmètred'action.

Anaïs se sentit soulagée en entendantla boule noire lui répondre. C'était lapremière fois que la fillette l'entendait.La voix qui résonnait dans sa tête étaitmonocorde, dénuée d'émotions. La voixd'une machine pensa-t-elle.

– La Réunion. L'océan autour del'île jusqu'à une distance de… cent

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kilomètres.– Armes utilisées : dragons.

Avantages : arme déjà expérimentée,arme adaptée pour le combat aérien.Inconvénients : capacité de destructionlimitée, arme inadaptée pour le combatau sol. Demande instructions pour lecombat au sol.

Des personnes étaient tuées partoutdans l'Île, pensa Anaïs. À chaque minuteplusieurs dizaines. Cette foutue machinetrop tatillonne commençait sérieusementà l'agacer.

– Au sol… Au sol tu mets des… tumets ce que tu veux. Tu fais preuved'initiative ! Tu sais faire ça ?

– Instructions suffisantes.

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– Ah ouais, quand même ! Combiende temps il faut pour qu'ils passent àl'attaque ?

– Quelques… (grésillement)dragons…(grésillement)

Il y avait à nouveau des parasites.L'image de la boule noire s'estompa,puis disparut complètement. Anaïs posade nouveau la même question. Aucuneréponse. Elle essaya plusieurs fois, envain. Ça pouvait être quelques minutes,quelques heures…

Anaïs s'apprêtait à lancer unmessage aux Rouges habitant auxalentours pour qu'ils viennent l'aider.Elle comptait aussi dire aux membres desa famille qu'il fallait qu'ils s'éloignent

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d'elle pour leur propre sécurité. C'estalors qu'une voix puissante s'imposa àson esprit. Elle mêlait force et douceur.

– Ton esprit est bien plus fort que tune le penses.

Aucune image n'accompagnait lavoix. Et Anaïs avait l'étrange impressionque plusieurs personnes s'adressaient àelle simultanément.

– Qui êtes-vous ?, demanda Anaïs.– Je suis… nous sommes Kèy-Anah-

Ishtah. Nous sommes un « esprit-multiple ». Un hogo-nagi, un « esprit-protecteur ». Nous sommes originairesde la planète Maz-hur. Je veille… nousveillons sur toi depuis le jour de taconception…

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Un humanoïde lui apparut. Il restait

figé, tournant sur 360 degrés, permettantà Anaïs d'appréhender des détailsanatomiques divers. Une peau grise,tachetée et striée. Les tâches et les striesétaient plus fines sur le visage que sur lereste du corps. Les membres inférieursétaient formés de trois parties articuléessensiblement de même longueur,reposant sur des pieds possédant troisorteils et une sorte de talon. Un morceaude tissu rouge, maintenu par une largeceinture noire, allait de la régionpelvienne jusqu'au milieu des cuisses.Le buste était relativement large parrapport à la taille. Les membres

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supérieurs ressemblaient aux bras deshumains. Ce qui servait de pouce étaitplus large que les trois autres doigts. Unnez large et plat, un regard de félin, depetites oreilles pointues. Sur le crâne setrouvait une crête osseuse de plusieurscentimètres. Le visage était sérieux.

C'est une sorte d'hologramme pensaAnaïs.

Une image tridimensionnelle d'unêtre humain apparut à côté del'extraterrestre, permettant à Anaïs deconclure que cet être devait mesurerplus de trois mètres. Les « jambes »semi-fléchies, l'humanoïde avançait àprésent sur un sol sablonneux. Delongues enjambées. Puis il se mit à

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courir. Des foulées de plusieurs mètres.Les « jambes » agissant comme desressorts. Anaïs entendit alors une voixunique.

« Je suis Kèy. Je suis un guerrier

Sodelk. J'ai connu ta mère avant quemon corps ne perde sa cohérence… »

La voix était de nouveau multiple.« Tu n'es pas seule Anaïs. Laisse-

nous… laisse-moi te guider… » Quelques secondes plus tard,

Manon, Lola, Sarah et Océane reçurenttoutes le même message. Anaïs leurfaisait savoir que des dragonsviendraient bientôt aider les résistants à

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lutter contre les forces de l'Alliance.Elle demandait aussi aux filles d'arrêtermomentanément les transmissionstélépathiques. Elle voulait être seulequelques instants. C'est elle quireprendrait contact. Elle ne leur parlapas du hogo-nagi. Avant de couper lelien, elle leur fit part d'un message àtransmettre à tous les Rouges.

– Not tout i koné. Na pwin d'fuitposib. La sel solusion… sé rézisté.

(– Nous le savons tous. Il n'y pas defuite possible. La seule solution… c'estde résister.)

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Chapitre 22 / Un autremonde

– Où êtes-vous ?, demanda Anaïs à

« l'esprit protecteur ».– En ce moment je suis juste au

dessus la chambre où tu te trouves. Ilest inutile de sortir pour essayer de mevoir. Même si je me plaçais justedevant ton visage, tu ne me verrais pas.

– Vous dites que vous êtes desesprits. Vous êtes vivants ou morts ?

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Un visage apparut à Anaïs. Des traitsplus fins. Une peau un peu plus claire,avec toujours des tâches et des stries. Lacrête osseuse était moins proéminente.Une voix unique répondit à Anaïs. Unevoix plus douce que celle de Kèy.

– Les deux, lui dit Ishtah. Nos corpsne sont plus. Nos esprits continuent àexister grâce au ayika-nagi. C'est unesorte de machine, une sphère quicontient l'esprit de Anah et le miendepuis plusieurs milliers d'années. Etcelui de Kèy depuis peu. Le ayika-nagicontient nos esprits et les maintient envie.

– J'étais le seul à être vraimentvivant dans le vaisseau, dit Kèy.

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– Pendant des milliers d'années ?,demanda Anaïs étonnée.

– Des phases alternées de veille etde « longs sommeils ». Ce que jenomme « long sommeil » ressemble unpeu à votre cryogénie.

– Le ayika-nagi maintient en vievos esprits… vos cerveaux ?

– Juste avant la fin de la « vraivie », les cellules du cerveau sontcopiées par le ayika-nagi.

Les mots de Kèy-Anah-Ishtah étaientvecteurs d'émotions, contrairement àceux de la boule noire. Ce qui amenaAnaïs à faire la réflexion suivante.

– Le ayika-nagi ce n'est pas laboule noire. N'est-ce pas ?

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Anaïs avait à présent à l'espritl'image d'une boule argentée.

– La boule noire, le ayika-silah, estune arme. C'est une machine complexeet puissante, lui dit Kèy-Anah-Ishtah. Taprotection est l'une de ses priorités.C'est elle qui a décidé de venir tetrouver. Avec des conséquencesdésastreuses pour certains humains.Malgré ses grandes capacités detraitement de l'information et sonautonomie décisionnel, le ayika-silahreste une machine. Je suis… noussommes en vie dans le ayika-nagi. Maisnous ne pouvons rester vivants qu'àtravers toi Anaïs. Nous avons besoin deton corps pour ressentir les sensations

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et le souffle de la « vraie vie ». Il nousreste peu de temps. L'ennemi ne va pastarder à attaquer. Si tu restes forte et situ te laisses guider, nous pourrons levaincre et continuer à vivre. Pour celatu dois nous faire confiance. Pour nousfaire confiance tu dois comprendre ceque nous sommes. Tu dois connaîtrel'histoire de notre planète…

– D'où vient l'énergie qui alimentevotre machine… votre ayika-nagi ?,demanda Anaïs.

– Notre sphère puise sa force dans« l'énergie du vide ». Tout comme leayika-silah. Mais le ayika-silah estbeaucoup plus puissant que le ayika-nagi.

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– Ma famille est en danger. Ilfaut…

– Ils ne sont plus ici. J'ai… nousavons décidé de les transférer ailleurs.Il ne reste que toi dans la maison. Lespersonnes qui habitent aux alentoursaussi ont été déplacées…

Anaïs voyait maintenant toute sa

famille se trouvant devant la case de« Gramoun Éloi », l'un des oncles deJean-Luc. Le vieil homme habitait àMontauban, à environ deux kilomètresde là.

Personne ne comprenait pas ce quivenait de se passer. Sa mère était en

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larmes. Sophie craignait le pire pour safille.

– …Ta famille est en sécurité.– Pourquoi vous ne m'avez pas

contactée avant ?– Tu n'étais pas prête. Un hogo-

nagi peut protéger un « être endéveloppement », mais il ne doit jamaisprendre contact avec un espritimmature. C'est dangereux et çan'apporte rien de bon. Mais tu n'asplus l'esprit d'un enfant. Mais ça, tu lesais déjà…

– Kèy, es-tu mon père ?, demandaAnaïs.

– Non, répondit Kèy. Nous avonsfait en sorte que tu puisse naître d'un

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ovule non fécondé, ajouta Kèy-Anah-Ishtah. Seul ton cerveau est hybride. Enpartie humain, en partie zahidi.

– Pourquoi avoir choisi ma mère ?– Elle a été une des rares à

percevoir nos sollicitations psychiques,dit Ishtah. Nous avions besoin d'uneterrienne jeune, en bonne santé, etcapable d'éprouver de la compassion.Je lui ai expliqué que si elle acceptaitson enfant serait un espoir derenaissance pour la vie Maz-hurienne.Je ne l'ai pas obligée à le faire. Tu doisme croire. Pour plus de sécurité, nousavons effacé certains souvenirs de samémoire. Tu as d'autres questions ?,

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demanda Kèy-Anah-Ishtah. Le tempspresse.

– Puisque le temps presse, parlez-moi de Maz-hur, répondit Anaïs

Il y avait à peine une dizaine de

secondes que Kèy-Anah-Ishtah avait priscontact avec Anaïs. L'échange s'arrêta unbref instant. Anaïs mis ce temps à profit.Elle considéra le fait qu'elle n'était pasnée de la relation entre un homme et unefemme, mais que son existence était laconséquence de la volonté de survie detrois entités extraterrestres. Une volontéde continuer à exister qui avait trouvé unécho dans le cœur de sa mère. Pendantcette fraction de seconde, Ishtah, Anah et

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Kèy se concertaient sur les réellescapacités d'Anaïs. Pour l'instant lavitesse des interactions entre le hogo-nagi et la fillette était à peine à dix pour-cent des capacités de l'esprit-multiple.Kèy estimait qu'Anaïs pouvait supporterle double. Anah et Ishtah pensaient quec'était prendre un risque inutile. Bien sûril n'y avait pas de temps à perdre, maissolliciter au delà du raisonnable l'espritde la jeune terrienne pourrait avoir desconséquences fâcheuses. Hémorragiecérébrale, évanouissement… Leséchanges continueraient donc à la mêmevitesse. Deux ou trois minutessuffiraient.

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– Anaïs… tu dois rester concentréesur l'histoire que nous allons teraconter, en gardant l'esprit ouvert…

Un flot d'images et de sonscommença à résumer à Anaïs l'histoirede la planète Maz-hur. La voix quidonnait les explications était suivant lesujet traité celle de Kèy, de Anah ou deIshtah. Pour les généralités la voix étaitmultiple.

Kèy-Anah-Ishtah expliqua à Anaïsque la planète Maz-hur était une planètetellurique assez similaire à la Terre.Mais elle était plus grosse. Presque ledouble en diamètre. Sa période derotation était d'une trentaine d'heuresterrestres. Maz-hur possédait trois

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satellites. La planète tournait autour d'unsystème binaire. L'année durait un peuplus de quatre cents jours. Des volcansactifs. Des océans et des continentspleins de vie. Une vie carbone. Desplantes, des animaux et des khan-yuska.

En quelques secondes Anaïs eut unaperçu de la richesse, de la diversité dela vie ayant existé sur Maz-hur. Laplupart des plantes avaient des feuillesde couleur pourpre foncé. Une couleurqui tirait sur le noir lorsque laluminosité des deux soleils faiblissait, lematin, le soir, ou quand le ciel étaitobscurci par les nuages. Comme surTerre, l'évolution avait conduit quelquesespèces sur la voix du gigantisme. Cela

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n'étonna pas Anaïs outre-mesure.Certaines espèces animales présentaientdes ressemblances morphologiques oucomportementales avec des espècesterriennes existantes ou ayant existé.D'autres espèces étaient tellementdifférentes qu'elles auraient étéqualifiées de monstrueuses par le terrienlambda.

C'était le cas des khan-yuska. Desêtres qui avaient à la fois les caractèresd'un arbre et ceux d'un animal. Les khan-yuska ne se contentaient pas de puiserleur énergie dans le rayonnement desdeux soleils, Tankaya et Sikhaya. Ils senourrissaient aussi d'animaux qu'ilscapturaient. En plus des récepteurs de

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contact, les khan-yuska possédaient desorganes sensoriels leur permettant depercevoir la lumière, les rayonnementsultraviolets et infrarouges, les odeurs,les sons et les champs électriques.Certains imitaient les odeurs des fruits,d'autres les cris des animaux, et pourcertains les phéromones des proiesconvoitées. Certains types de khan-yuska, parmi les plus évolués, avaient unsystème nerveux complexe leurpermettant d'adapter les messages auxanimaux présents dans leur biotope. Leslianes qui leur servaient à saisir lesproies rappelaient à Anaïs celles contrelesquelles elle s'était battue plusieursfois en rêve.

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Une planète qui n'existait plus depuis

plusieurs dizaines de milliers d'années.Une histoire où les temps anciensavaient été jalonnés par de nombreusesguerres. Deux espèces, ayant une originecommune, avaient évolué séparément surdeux des sept continents de Maz-hur.

Les Hast et les Sodelk, trop éloignésgénétiquement pour pouvoir donnernaissance naturellement à des hybrides,s'étaient fait la guerre pendant plusieurssiècles.

La rencontre entre les deux espèces

avait eu lieu à l'époque des « grandestraversées ». Les continents d'origine,

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qui étaient pourtant très vastes, nepouvaient plus nourrir une populationtoujours croissante. La recherche denouveaux territoires était devenue unenécessité.

Hast était l'abréviation de Hast-ényane-idil-kahn qui signifiait « Nous, lanation issu des clans de la forêt ». Ilsavaient domestiqué divers animaux, dontle « wikasha » qui leur servait depuisdes millénaires à cueillir les fruits desTanka-kahn, les plus grands arbres de laforêt. Des fruits non comestibles, quiétaient utilisés lors de « la cérémoniedes illusions » et pour « l'adieu auxdéfunts ». Les Hast confiaient leurs

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morts aux khukha-khan, « les arbres pourle pourrissement ».

Anaïs reconnaissait les Tanka-kahnet les khuka-khan. Il s'agissait desGéants et des lianes-bambou. Elleconstatait que sur Maz-hur ils étaientplus sombres. Ce qui voulait dire que lacouleur qu'ils avaient sur Terre n'étaitpas leur couleur d'origine, mais unecouleur adaptée à la luminosité de notresoleil. Elle demanda en quoi consistaitla « cérémonie des illusions ».

Il s'agissait d'une cérémoniereligieuse destinée à rappeler à tous lesHast les trois préceptes de sagesse pourvénérer la Vie et la Déesse Maz-dha.« Se croire séparé de la Nature est une

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illusion. Se croire séparé des autres estune illusion. Se croire capable de toutvoir est une illusion. »

Les Sodelk se définissaient à

l'origine comme « le peuple des terresarides». Pour eux, Maz-hur, Tankaya etSikhaya étaient les manifestations destrois esprits du dieu Zhul, le « DieuLumière ». Ils vénéraient aussi l'eau,« l'esprit de la vie », le silence,« l'esprit de la contemplation », et levent, « l'esprit du changement ».

Les Sodelk avaient depuis lesorigines un animal qui leur servait demonture, le dushi. L'animal ressemblaitun peu à une autruche, en plus grand,

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sans les plumes, avec des membressupérieurs atrophiés. Les dushi avaientun cuir épais et un bec crochu. Un seulcoup de bec pouvait tuer un sodelk ou unhast. Le dushi avait une place à partparmi les animaux. Les clans quivivaient dans le désert entretenaient uneespèce de relation symbiotique avec cetanimal. Il était endurant. Il pouvait sentirl'eau de loin, même quand le précieuxliquide se trouvait enfoui plusieursmètres sous le sable.

Anaïs voyait maintenant deux dushimâles se battre, à coups de pattes et debec.

La tête des mâles était recouvertd'une cuticule protectrice grise, qui

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pendant la période de rut devenait rougeécarlate.

– Ça ressemble à l'armure desRouges, pensa Anaïs.

– Oui, c'est une sorte de kératinetrès résistante, lui dit Kèy.

Anaïs percevait l'image d'un sodelkchevauchant un dushi qui allait à viveallure dans une plaine désertique. Leguerrier était armé d'un bouclier et d'unearme traditionnelle formé d'un bâtonprolongé par une lame légèrementcourbe.

Dans les temps anciens, expliquaKèy, quand les Hast ne possédaient pasencore de dushi, beaucoup de batailles

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avaient été gagnées par les Sodelk grâceà cet animal.

Les Hast comme les Sodelk étaient

essentiellement carnivores. L'allaitementn'existait pas sur Maz-hur. L'alimentationdes nouveau-nés était à base de viandepréalablement mastiquée par la mère.De préférence les abats.

Les Sodelk les plus vieux pouvaientatteindre soixante-dix ans. Les Hastvivaient moins longtemps, mais ils sereproduisaient plus vite. Une « femmehast » pouvait donner naissance à unevingtaine d'enfants au cours d'une vie.Les jumeaux et les triplés étaient lanorme chez les Hast et une bizarrerie

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chez les Sodelk. La fécondité étaitmoindre chez la « femme sodelk ». Unedizaine d'enfants tout au plus.

Dans chaque camp, les guerriers

mâles et femelles vouaient leur vie à lalutte pour la suprématie et la prospéritéde leur espèce. Depuis les premiersaffrontements, les combats avaienttoujours eu lieu en mer ou sur les« maka-mbali-shinda », les continentslointains à conquérir. Les périodes depaix ne servaient qu'à engendrer defuturs soldats, améliorer les armes,mettre au point de nouvelles stratégiespour préparer le conflit suivant.

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Les Sodelk et les Hast« administraient » la nature ensélectionnant les espèces végétalesutiles aux divers animaux qui leurservaient de nourriture. Les pionniersdéfrichaient et « administraient » lesforêts ou les savanes des maka-mbali-shinda, prospectaient les minerais,bâtissaient des villages et des villes.

Après plusieurs siècles de conquêteset de guerres, les Sodelk et les Hastoccupaient cinq des sept continents deMaz-hur. Trois continentsessentiellement peuplés par les Hast,deux par les Sodelk. La guerre inter-espèces avait contribué à faire avancerla science et la technologie à pas de

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géant. Des villes avaientprogressivement fusionné pour donnernaissance à des mégalopolesindustrialisés. La vie de la plupart desHast et des Sodelk avait radicalementchangé. La population de Maz-hur avaitconsidérablement augmenté. Les Hastétaient plus de six milliards, les Sodelkun peu moins de quatre milliards.

Après cinq décennies de paix, la

guerre éclata à nouveau. Elle dura unpeu moins d'un an. Un guerre courtecomparée aux précédentes. Mais elle futterriblement meurtrière. La « GuerreTotale », Apagho-Senso, portait bien sonnom. Elle avait fait plus de victimes que

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tous les conflits précédents réunis. Lascience et la technologie avaient faitévoluer la capacité de destruction desbelligérants. Les « armes à explosion »avaient gagné en puissance et enprécision. Les meg-sil, les « machinesvolantes », pouvaient voler pluslongtemps et traverser les océans. Lesbombes incendiaires, et surtout lesbombes chimiques, avaient décimé lespopulations. C'était la première fois queces armes étaient utilisées à grandeéchelle. Des deux côtés, la « GuerreTotale » n'avait épargné ni les vieux niles enfants. Après des mois de conflit,beaucoup de villes, de villages et dezones « administrées » étaient ravagés

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sur les cinq continents habités. Aucunedes deux espèces ne put crier victoire.Les survivants criaient famine. Et cen'était que le début de leurs tourments.

Un virus mortel avait profité de la

faiblesse des corps et des systèmes desanté pour proliférer. Un virus quis'apparentait à un phytovirus. Il avaitmuté quelques décennies auparavantpour passer de la plante à l'animal. Iln'avait fait alors que quelques centainesde victimes dans les cheptels d'unvillage sodelk. Pendant la « GuerreTotale », il était réapparu dans uneversion beaucoup plus virulente et pluscontagieuse. Sur tous les continents

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habités, les dushi et les autres animauxdes zones « administrées » étaient mortspar millions. Les animaux sauvageségalement. Une véritable catastrophe.Puis le virus avait de nouveau muté. Ilpouvait dès lors s'attaquer aux Sodelk etaux Hast. En une année maz-hurienne, ilfit plus de victimes que la guerre ellemême. La guerre, la maladie, etaccessoirement la famine avaient faillisonner le glas de deux espèces.

Frôler la destruction mutuelle était

paradoxalement la meilleur chose quisoit arrivée aux habitants de Maz-hur.Frappant les esprits, forgeant desvolontés tournées vers autre chose que

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la vengeance et la suprématie, l'ombredu néant avait fait émerger une sagessecommune dans la tête de certains chefs,quelle que soit l'espèce. Une sagesse quiallait être diffusée parmi les quelquesgroupes de survivants. Un peu plus detrois millions de Sodelk et environ deuxmillions de Hast.

Au lieu de se faire la guerre, ils

allaient apprendre à unir leurs forcespour la prospérité des deux espèces.Des Hast vivaient chez les Sodelk. DesSodelk vivaient chez les Hast.

Au début ce fut difficile. La hainen'était pas totalement éteinte dans l'espritde certains. Il y eut plusieurs meurtres

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inter-espèces. À chaque fois, on avaitfait en sorte que la souffrance n'allumepas le feu de la vengeance. Et que lesbraises ne couvent sous la cendre.

Une langue commune fut créée àpartir de la langue la plus utilisée parles Hast et son équivalent chez lesSodelk. Les deux espèces avaientchacune plusieurs dizaines de dialectes.La langue commune fut enseignée auxpetits-enfants des survivants sur les cinqcontinents dans les « yopaza », lesécoles. De plus en plus de gens parlaientcette langue, en plus de leur languevernaculaire. L'enseignement communmettait l'accent sur les similitudes entreles deux espèces plutôt que sur leurs

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différences. Au bout de quelquesgénérations, les couples inter-espècesfaisaient partie des mœurs. Des couplesinfertiles, mais qui étaient le meilleursymbole d'un futur prometteur pour lesgénérations à venir.

Après de nombreuses générations,

quand la population Maz-hurienne secomptait à nouveau en milliards, leYorishi-Tano, le « Conseil des Cinq »fut créé. Les représentants des régionsdes cinq continents prenaient ensembleles grandes décisions qui allaient influersur la vie de tous les Maz-huriens. Leshabitants de chaque « région » élisaientun représentant Hast et un représentant

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Sodelk. Ils étaient plusieurs centaines àsiéger au Yorishi-Tano.

Plus tard, quand l'origine commune

des deux espèces fut avéréscientifiquement, ils utilisèrent lagénétique pour créer artificiellement deshybrides.

Les Zahidi étaient vigoureux. Ilsétaient aussi grands que les Sodelk, maismoins robustes que les représentants desdeux espèces. Leurs capacitésintellectuelles dépassaient de beaucoupcelles de leurs « géniteurs primaires ».Et ils étaient féconds.

Les Zahidi de première générationétaient pour la plupart des scientifiques.

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Les Zahidi de deuxième générations'étaient rapidement enrichis. Lesgénérations suivantes voyaient déjà lesHast et les Sodelk comme des peuples àdominer.

Les hybrides vivaient sur les cinqcontinents habités. Le pouvoir financieret politique des Zahidi faisait des jaloux.Pour beaucoup, aussi bien parmi lesHast que les Sodelk, ils représentaientune menace. Très vite des lois avaientlimité leur prise de pouvoir dans lesinstances dirigeantes. On parlait mêmede voter une loi qui obligerait les Zahidià être déportés sur un des deux« continents sauvages ». Ceux qui étaientcontre prétendaient qu'il s'agissait d'une

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condamnation à mort déguisée. D'aprèsles légendes Hast, les khan-yuska quipoussaient sur les deux maka-mbaliavaient le pouvoir de créer des illusionsplus vraies que nature et « d'influencerles esprits ». Ils étaient voraces, et senourrissaient de viande toute l'année.Rien à voir avec les khan-yuska connus,qui attiraient de petits animauxseulement à certaines périodes.

Certains auraient voulu qu'on traque

les Zahidi et qu'on les extermine avantqu'ils ne deviennent trop nombreux. Leproblème aurait été résolu une bonnefois pour toute. Il n'y avait pas besoind'être visionnaire pour comprendre que

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les exilés se renforceraient avec letemps. Personne de censé n'aurait pariésur ces plantes carnivores féroces auxpouvoirs mystérieux. Des êtres quiétaient considérés par la majorité de lapopulation maz-hurienne commelégendaires. Combien de chances pourque les prochaines générations deZahidi, imbus de leur supériorité, fassentle choix de déclencher une guerre pouréradiquer les « peuples anciens » de lasurface de Maz-hur ?

Dans la communauté zahidi les idées

insurrectionnelles travaillaient lesesprits. L'intelligence n'étant pas lasagesse, quelques hybrides avaient

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pensé à une solution qui ferait pencher labalance des pouvoirs en leur faveur. Etcela, sans attendre plusieurs générations.

Ils étaient quelques millions et lesreprésentants des « peuples primaires »plusieurs milliards. Il fallait en tuerbeaucoup et vite. Les Zahidi disposaientde quelques centaines de meg-sil. Ilsallaient les utiliser pour larguer desbombes chimiques sur les plus grandesvilles. Ils prévoyaient aussi de répandredans les agglomérations importantesplusieurs souches modifiées du virus quiavait décimé les populations après la« Guerre Totale ». Ils avaient déjà misau point des souches moins virulentes.Ils se les injectaient pour que leurs

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organismes produisent des anticorps. Cequi leur permettrait de ne pas succomberau fléau qui devait balayer leursennemis. Les Zahidi se disaient que lesHast et les Sodelk qui auraient échappéà la pandémie seraient disséminés unpeu partout sur les cinq continents. D'oùl'idée d'améliorer les robots existants etd'en produire assez pour lever unearmée de meg-hol. Des robots utilisantl'énergie nucléaire, capables de seréparer, et qui seraient programmés pourtraquer inlassablement les survivants.

Afin que rien ne puisse entraver

l'exécution de ce plan, beaucoup dezahidi qui étaient contre la guerre furent

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éliminés ou séquestrés. Rien ne semblaitplus pouvoir empêcher l'affrontemententre les hybrides et les « racesauthentiques ». Mais la vie réserve dessurprises. Ce que les Zahidi nommait« la guerre d'éradication » trouva unpacifiste sur son chemin. Soroh-Hiri.

Parmi les Zahidi, certains étaient

beaucoup plus intelligents que les autres.Soroh-Hiri faisait partie de ceux là.Depuis plusieurs années il travaillaitavec plusieurs autres scientifiqueszahidi sur une nouvelle technologie. Desrobots microscopiques. Grâce à eux, ilréussit à mettre hors d'état de nuire

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l'armée de meg-hol et les systèmespermettant de faire voler les meg-sil.

La guerre fut évitée de justesse. Pourles uns, Soroh-Hiri était un traître. Pourd'autres, c'était un héro.

Les Zahidi qui s'étaient opposés à la

révolte furent autorisés à continuer àvivre parmi les Hast et les Sodelk.Prudent, le Yorishi-Tano avaitnéanmoins décidé qu'ils devaient êtresurveillés dans leurs moindres faits etgestes.

Ceux qui avaient pris part aucomplot furent arrêtés, puis exilés surune île situé au large d'un des« continents sauvages ». Une grande île

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sans khan-yuska, mais autour de laquellevivaient différents prédateurs marins.Des meg-sil patrouillaient régulièrementà la recherche d'éventuellesembarcations. Une prison à ciel ouvertoù les condamnés durent apprendre à« administrer la Nature » pour survivre.Une vie rude, où la robustesse comptaitsouvent plus que l'intelligence. LeYorishi-Tano avait insisté. Les Zahidiqui avaient été bannis devaientapprendre à voir cette nouvelle vie pluscomme une leçon d'humilité que commeune humiliation. Grâce à son influenceauprès des décideurs Hast et Sodelk,Soroh-Hiri fit en sorte que lesconditions de détention des Zahidi exilés

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s'améliorent avec le temps. Ce futd'autant plus facile qu'ils étaient loin dela civilisation et que leur sinistre projetn'avait fait de victimes que parmi leshybrides.

Tout au long de sa vie Soroh-Hiri

continua à apporter beaucoup à lacivilisation maz-hurienne. Il avait faitéchouer la révolution par les armes. Ilconsacra le reste de sa vie à prôner larévolution par les idées.

Sa fille, Kèj-Hiri, allait consacrer savie à tout autre chose que lananotechnologie.

Enfant, Kèj-Hiri s'était passionnéepour l'histoire de la « Guerre Totale ».

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Elle avait quasiment tout lu sur le sujet.Elle avait regardé de nombreusesimages se rapportant à Apagho-Senso.Elle pensait souvent à ce qui s'étaitpassé après la guerre. Les Zahidiexistaient seulement parce que les Hastet les Sodelk avaient eu la force derenoncer à la haine et à la violence. Cerenoncement aurait-il été possible si lessurvivants avaient été plus nombreux ?Une question qui ne trouverait jamais deréponse.

La jeune zahidi avait été une desrares hybrides à vouloir étudier lestextes anciens. Des textes quiconcernaient les origines du monde,écrits dans plusieurs dialectes dont

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certains n'étaient plus parlés. Adulte,elle allait passer plusieurs années àtravailler en tant que hogosha-iranti, les« gardiens de la mémoire ». Kèj-Hiri etquelques collaborateurs allaientrépertorier et traduire en « languecommune » les similitudes que leshistoriens, Hast ou Sodelk, avaient déjàmis en lumière.

Comment des textes qualifiés de

mythiques, écrits par des peuplesappartenant à deux espèces ayant évoluéséparément, pouvaient-ils présenterautant de points communs ? Zhulsignifiait « Dieu Lumière », et Maz-dhaétait selon les écrits la déesse de la

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sagesse, ou de la lumière. Troispréceptes de sagesse pour les Hast.Trois esprits qui guident les Soldek.Dans les deux cas l'humilité, le respectde la Vie mis en avant. Et la référenceplus ou moins explicite au « mondeinvisible ». Les textes les plus anciens,quelque soit l'espèce, parlaient d'unedéesse. La « Déesse de l'eau » pour lesHast, la déesse Saris-Vitah pour lesSodelk. Mais l'histoire était à peu prèsla même. La « Divinité Première » seraitdescendue du ciel pour ensemencer laVie dans un grand fleuve.

Il y avait beaucoup de similitudesdans les mythes fondateurs. Assez pourque certains hogosha-iranti affirment que

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ces histoires correspondaientprobablement à des événements réels.

Kèj-Hiri passa ensuite de

nombreuses années à étudier les khan-yuska des « continents sauvages ».Encore un sujet d'étude qui n'intéressaitpas grand monde. Pour elle, ces plantescarnivores étaient fascinantes. Elle avaitorganisé un grand nombre d'expéditions.Beaucoup considéraient cela comme uneperte de temps et d'énergie. De plus,étudier ces êtres comportait certainsrisques. Les premières incursions dansles forêts des « maka-mbali » firentplusieurs victimes parmi lesscientifiques. Par la suite, à part

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quelques fidèles collaborateurs, Kèj-Hiri n'avait été entourée pendant toutesces années de recherches que de meg-hol.

Il fallut plusieurs années à Kèj-Hiri

juste pour comprendre comment leskhan-yuska communiquaient entrer eux.Par exemple, si un prédateur broutait lesjeunes pousses, celles-ci produisaientune substance toxique capable de tuer ceprédateur. Et elles transmettaient parultrasons un message aux autres jeunesde la même espèce poussant auxalentours, pour qu'ils en fassent autant.

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Le règne khan-yuska était très varié.La plupart avaient des lianes qui leurservaient de membres pour saisir leursproies. Une fois l'animal saisi, il étaittraîné sur des dizaines de mètres. Vivantou mort. Quand il passait entre deuxarbres trop proches, une autre lianevenait prendre le relais alors que lapremière se dessaisissait de la proie.Les lianes-tentacules amenaient l'amasde chair vers un orifice. Une gueule sansmâchoires. L'animal était avalé entier,dissous et assimilé.

Certaines espèces s'étaientspécialisées. Elles n'attiraient quecertains types d'animaux. D'autres, aucontraire, faisaient preuve de réelles

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capacités d'adaptation. Elles changeaientde stratégie suivant les proies qui setrouvaient à leur portée, avec plus oumoins de réactivité.

Celle qui semblait la plus évoluéeétait aussi la plus grande. Kèj-Hirinomma cette espèce smati-khan-yuska.Les adultes mesuraient plus de centmètres de haut, et leurs lianes-tentaculess'étendaient parfois sur deux ou troishectares. On estimait que les smati-khan-yuska pouvaient vivre plusieurs siècles.

Kèj-Hiri se mit en tête qu'il était

peut-être possible de communiquer avecles smati-khan-yuska. Elle voulait savoirsi ces êtres étaient conscients. Elle y

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passa de nombreuses années. Jamais ilne lui vint l'idée d'abandonner. Ellefaisait confiance à son intuition. Et ellelui disait qu'il y avait quelque chosed'important à apprendre de ces êtres.Elle ne put établir de réellecommunication. Mais en voulantcomprendre comment fonctionnait leursystème nerveux, la jeune scientifiqueallait faire une découverte importante.

Quand un smati-khan-yuska arrivait àun âge très avancé, il produisaitplusieurs racines qui poussaient endirection des individus jeunes etrobustes. Au bout de chaque racine, seformait alors une sorte de bulbe, quifusionnait avec une racine du jeune

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smati-khan-yuska. L'étude des cellulesqui composait ce renflement amena Kèj-Hiri à comprendre qu'il renfermait unecopie de la mémoire de celui qui allaitmourir. Ainsi le corps mourrait, mais lamémoire était conservée et multipliée.On ne pouvait pas savoir depuiscombien de temps ce processus avaitcommencé. Mais des éléments objectifspermettaient de supposer que certainsspécimens avaient une mémoire quiremontait à plusieurs millions d'années.

Kèj-Hiri affirmait que les smati-khan-yuska avaient une autre notion dutemps. Elle avait émis l'hypothèse qu'ilsne communiquaient pas avec lesscientifiques par choix. Peut-être qu'ils

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ne répondaient pas par dédain pour ces« animaux » qui les étudiaient.

Ce processus de réplication de la

mémoire allait inspiré les scientifiques.Il fallut beaucoup de temps, mais ilsréussirent à concevoir le premier « nagi-meg », « l'esprit dans la machine ». Peuà peu des nagi-meg plus sophistiquésavaient été créés, jusqu'à arriver auayika-nagi, en forme de sphère.

Certains couples, qui avaient eu desliens affectifs très forts pendant leur vie,voulurent prolonger l'harmonie des âmesau delà de la mort. La notion abstraited'esprit-multiple, présente dans lareligion sodelk, avait trouvé grâce à la

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science une concrétisation ouvrant denouveaux horizons.

Après l'amour, c'est l'envie de « voirplus loin », le désir de mieuxappréhender la nature même de la réalitéqui poussèrent les premiers scientifiqueszahidi à unir plusieurs esprits. Un espritsimple semblait trop limité. Les Zahidi,les Hast et les Sodlek qui bénéficiaientdes mémoires et de l'expérience de viede plusieurs prédécesseurs accédaientainsi à un autre niveau de conscience.Parmi les esprits-multiple, certainsrestaient humbles et considéraient que la« compréhension globale » étaitimpossible à atteindre. Ils disaient que« voir plus loin » n'est pas « tout voir ».

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Ce qui revenait à dire autrement ce queles Hast savaient depuis longtemps. « Secroire capable de tout voir est uneillusion. »

– Kèy, tu es un guerrier. Et pourtant

à ton époque la planète Maz-hur vivaiten paix, fit remarquer Anaïs.

– Oui, répondit Kèy-Anah-Ishtah.Mais il faut toujours rester prudent.L'ennemi peut toujours venir d'ailleurs.

– Et toi Ishtah, qui es-tu ?– Je suis une zahidi. Une

scientifique. En termes terriens mondomaine de compétence englobait lachirurgie, la phytothérapie, la gestiondes flux « d'énergie vitale », la

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génétique, l'évolution des espèces, et lananotechnologie appliquée auxorganismes vivants. J'ai vécu un peuplus de quarante années maz-huriennes.

– Et toi Anah ?L'image d'un autre humanoïde

s'imposa à l'esprit d'Anaïs. La « femmehast » mesurait plus de deux mètres. Ellen'avait ni taches, ni stries, ni crêteosseuse au sommet du crane. Elle étaitlongiligne. Sa peau était gris clair. Desyeux noirs. Les « jambes » de Anahétaient différentes de celles de Kèy. Lapartie supérieure et la partie médianeétaient à peu près de la même longueur,alors que la partie inférieure semblait

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être atrophiée. Ce qui la faisaitressembler un peu à un humain se tenantsur la pointe des pieds. En plus de lataille, c'était une des différencesmorphologiques principales entre lesHast des Sodelk.

– Je suis une « femme hast ». Je

suis née sur le « Continent des HautesMontagnes ». La dernière née d'unefratrie de dix-huit enfants. Mon père etma mère ont travaillé toute leur viedans la même « zone administrée ». J'aitravaillé quelques années pas très loindu village où je suis née comme« ingénieur de zone administrée ».J'étais sur le point de fonder une

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famille avec un hast un peu plus jeuneque moi. Mais je rêvais d'autre chose.Je n'ai pas hésité une seconde quandj'ai su qu'on cherchait des volontairespour aller sur Tholis. On était descentaines de milliers à vouloir tenterl'aventure. Les examens médicaux, lestests psychologiques, télépathiques,télékinésiques… Il m'arrive encore deregretter d'avoir fait ce choix. Il y a deschoses pire que la mort…

Un sentiment de tristesseaccompagnait les pensées de Anah. Lesmilliers d'années passées dans l'espaceintersidéral n'avaient pas altéré lessouvenirs, ni l'amour qu'elle portait auxmembres de sa famille. Anaïs sentit

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aussi des pensées réconfortantes venantde Kèy et de Ishtah.

– Tholis ?, demanda Anaïs.– Les soldats de l'Alliance sont là,

dit soudain Kèy-Anah-Ishtah.– Vous formez un étrange trio…– Plus tard Anaïs. Pour l'instant,

nous allons te fournir des armes…

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Chapitre 23 /L'affrontement

En début d'après-midi, quatre

hélicoptères de transport de troupes, desBlack Hawk 3000, avaient décollé duporte-hélicoptères américain mouillantau large de Saint-Denis. Après avoirsurvolé l'océan sur quelques kilomètres,les militaires voyaient défiler denombreux Géants.

Entre les arbres gigantesques, lesimmeubles de Saint-Denis et de Sainte-

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Clotilde étaient relativement épargnéspar les lianes-bambou. De la fumées'élevait de certains immeubles et descours des habitations. À court de gaz etsans la fée électricité, certainsRéunionnais n'avaient pas d'autresolution pour cuire la nourriture. Onfaisait des feux de bois au bas desimmeubles ou sur les balcons desappartements.

Les hélicoptères arrivèrent bientôtau dessus de la Ravine du Chaudron. Leravin, à cet endroit, avait une profondeurd'environ deux cents mètres. DeuxGéants avaient poussé au fond ducanyon, étalant leurs branches sur les

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rives de Bois de Nèfles et de LaBretagne.

Deux hélicoptères de combateuropéens, des Tigres EC665, avaientrejoint les « Faucons Noirs ». Les sixhélicoptères se rapprochaient à présentdu quartier de Bellevue.

Deux des quatre Black Hawk

survolaient le chemin des Camphriers.Les deux autres avaient réduit leurvitesse en se rapprochant du cheminFinistère. Sur une zone épargnée par leslianes-bambou, l'un des deux engins étaiten vol stationnaire à trois ou quatremètres du sol. L'autre esquivait quelquestiges vertes partiellement couvertes de

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racines, pour aller chercher un autreendroit dégagé un peu plus loin. Lesdeux Tigres s'étaient positionnés juste audessus des Géants, prêts à intervenir àtout moment.

Le souffle des pâles faisait sebalancer les branches de manguier, lesfeuilles de bananier, tout en soufflant lesfeuilles mortes. Un premier militairesauta de l'engin. Il atterrit sur le bitumeencore mouillé par l'averse qui venaitd'avoir lieu.

Et quelques instants plus tard, alorsque l'un des « Faucons Noirs »s'éloignait de la zone, une quinzaine desoldats en armure se déployaient enéventail. Ils se rapprochaient

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prudemment de leur cible. Quelquessoldats armés de lance-roquettes etquelques snipers étaient restés en retrait,prêts à riposter si l'ennemi tentait de lesprendre à revers.

En face, l'autre hélicoptère était àune quinzaine de mètres de hauteur. Lavégétation l'avait empêché de descendreplus bas. En quelques secondes lesmilitaires étaient presque tousdescendus, se laissant glisser le long defilins d'acier. La majeure partie deshommes de la seconde escouade sedéployèrent rapidement, formant euxaussi un demi-cercle.

Des soldats fouillèrent une à une lesquelques maisons alentours, à la

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recherche d'éventuels rebellesembusqués. Elles étaient toutes vides. Lamanœuvre d'encerclement se déroulaitsans accroc. Aucune résistance d'aucunesorte. Des deux côtés, ils continuèrent àavancer, refermant leur étau sur lamaison de Julie Damour.

Les hommes des deux autres BlackHawk, qui avaient pour cible la maisonde la famille Boyer, faisaient de mêmeau chemin des Camphriers.

La maison de Julie n'était plus qu'à

une vingtaine de mètres. Les soldatsétaient toujours à couvert. Les fusilsd'assaut pointaient en direction de lacase créole. Trois drones s'étaient déjà

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positionnés au dessus de la maison deJulie. Bientôt tous les militaires del'escouade eurent l'image du plan de lamaison s'affichant sur leurs lunettes devisée. Contrairement à ce qu'ilss'attendaient à trouver, il n'y avait qu'uneseule forme humaine en faussescouleurs. Elle était localisée dans l'unedes chambres. Elle était statique, enposition assise.

Pendant quelques secondes, lasituation resta figée. Le ciel étaitrelativement dégagé. Aucune brise nesoufflait. L'air était chaud et humide. Lesmilitaires attendaient. On entendait auloin quelques chiens aboyer. À l'avant età l'arrière de la maison, les trois portes

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et les trois fenêtres étaient grandesouvertes. Le portail métallique bleul'était aussi.

Un ordre résonna soudain dans lescasques des soldats de l'escouade.

– Cobra un, cobra six. Go !Go !À l'arrière, côté ouest, les bruits

feutrés des vérins d'un exosquelette sefirent entendre. Un soldat fonçait vers lavéranda. Passant près de la treille dechouchou, écrasant un pied piment dansla boue, il bondissait à grandesenjambées. De l'autre côté, au delà duchemin bitumé, un autre soldat se ruaitvers le portail. La puissance de l'armurele propulsa au dessus du macadamchauffé par le soleil. Il arrivait au

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niveau du portail quand elle apparutsoudainement. Elle était là, dans l'herbeverte, près du manguier. En plein dans satrajectoire.

Comme les Rouges, le corps d'Anaïs

était recouvert d'une seconde peau. Elleétait de couleur bleu-nuit. Sa protections'arrêtait au niveau du cou, juste endessous de sa tâche de naissance semi-circulaire. La peau cuivrée de sonvisage, ses yeux marron clair, sescheveux ondulés noirs et doréscontrastaient avec la couleur sombre deson armure souple. Au bras gauche elleportait un bouclier bleu, circulaire,translucide, entouré d'une lumière

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irradiante. Elle le tenait au niveau del'abdomen. Il couvrait son corps du coujusqu'aux milieu des cuisses. Son brasdroit pendait vers le sol. Les doigts desa main droite étaient joints et tendus, lepouce replié. Prolongeant sa maindroite, une lame rouge-orangétranslucide de la largeur de sa paumeallait jusqu'au sol. L'épée, légèrementcourbe, brillait également. On ne voyaitpas la pointe de la lame, qui semblaits'enfoncer dans la terre. Juste devant lesdoigts, perpendiculaire à la lame, il yavait une sorte de croissant d'unevingtaine de centimètres. Les pointes dela garde étaient orientées vers l'avant del'épée.

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La combattante avait la jambegauche en avant, légèrement fléchie.Tous les sens aux aguets, la tête à peinebaissée, les yeux plissés, concentrée,Anaïs inspirait par le nez. Calmement.Profondément.

Surpris, le soldat tenta de freiner sa

course, mais il était trop tard. Parréflexe il pointa son fusil d'assaut verscette apparition. La lame pointée au soldisparut à ses yeux. En une fraction deseconde, Anaïs venait de faire un paschassé vers la gauche, tout en levant lebras droit et l'arme qui le prolongeait.La lame s'abattit entre le casque etl'épaule gauche du soldat. Elle passa au

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travers du métal, du kevlar, des os et dela chair à la vitesse de l'éclair. Anaïsrecula rapidement de deux pas, tout enramenant son bras en position initial.L'épée ne gardait aucune trace desfluides corporels du corps qu'elle venaitde décapiter. Le canon du fusil d'assauttomba en premier. Puis la partie dusoldat comprenant la tête, le bras droit etla moitié du tronc coupé en oblique subitelle aussi la force de gravité. Lesentrailles se déversèrent au sol. L'autrepartie du soldat bascula, tomba en avant,achevant d'ensanglanter le gazon.

Le soldat arrivant de l'autre côté

était en pleine course. Il bondit pour

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franchir la petite clôture métalliqueséparant le jardin potager de l'espacegazonné longeant la véranda. Une voixse fit alors entendre dans son casque.

– Cobra six. Cible droit devant, à sixmètres…

Il vit la silhouette d'une fillette, quidisparut aussitôt. Un flash de lumièretraversa la petite varangue puis le salon,se reflétant dans les carreaux blancs. Enun clin d’œil, après avoir zigzaguerentre les chaises, les fauteuils et la tablebasse, Anaïs croisa le militaire enarmure. Dans un mouvement ascendant,l'épée rouge-orangé plongea à travers legilet pare-balles en kevlar, traversa lapoitrine du soldat de part en part au

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niveau du cœur. Dans le même instant lefusil d'assaut percuta le bouclier bleu.Le buste penché en avant, les yeuxécarquillés, le militaire était empalé surl'épée de lumière jusqu'à la garde. Lajambe avant fléchie, la jambe arrièretendue, la fillette ne semblait faire aucuneffort particulier pour maintenir le poidsde l'homme et du squelette de métal danscette position. Après un bref instantd'immobilité, d'un coup sec elle retira lalame. Immédiatement, elle reculaprestement de deux pas. Le corps dusoldat tomba face contre terre sur lecarrelage marron de la véranda.

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Anaïs avait réussi à contrôler sesémotions, à ne pas avoir peur. C'étaitpour le moment ce qui comptait le plus.

Kèy avait expliqué à Anaïs que sonesprit devait être en phase avec le sienlors des combats. Si elle éprouvait de lapeur, alors que l'esprit de Kèy étaitcalme, l'harmonie serait rompue. Laconcertation entre l'esprit du guerrier etcelui d'Anaïs perdrait en rapidité. Lacoopération mentale perdrait de safluidité. Les mouvements seraient moinsfluides et moins rapides. Toute hésitationpouvait être fatale à Anaïs, et condamnerà terme Kèy-Anah-Ishtah à dépérir.L'entraînement intensif qu'Anaïs avaitsubi lors de ses nombreux cauchemars

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était censé l'aider à garder son calme etsa concentration.

C'était Kèy qui était à l'origine deces rêves violents. Il avait contrôlé enpartie leurs déroulements. Pendant ces« rêves lucides », les ondes cérébralesd'Anaïs avaient une fréquence faible. Lafréquence delta. Celle du sommeilparadoxal. Alors que là, pendant lecombat réel, son cerveau devait êtrepleinement éveillé. Le guerrier sodelk lesavait. Il était conscient que cesexpériences oniriques ne pouvaient passuffire à forger une combattanteaguerrie. Seul le combat réel pouvait lefaire. Pour l'instant, tout se passait bien.

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Elle avait été fulgurante, même s'il nes'agissait que de combats singuliers.

Anaïs se disait que les militaires

allaient prendre un peu de temps pourréagir. Peut-être seulement quelquessecondes, si le chef du commando étaithabilité à prendre les décisionsconcernant la conduite à tenir. Peut-êtreplus, s'il devait en référer à sessupérieurs. Un temps qu'elle allaitutiliser pour continuer à échanger avecKèy, Anah et Ishtah.

Elle rentra dans le salon. Le bouclieret l'épée disparurent. Calmement elle semit à genoux, les pieds à plat sur lecarrelage, le poids de la partie

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supérieure de son corps reposant sur sestalons. En position seiza, les poings surles cuisses, elle baissa légèrement latête et ferma les yeux.

– Pourquoi avoir uni une

scientifique zahidi, une « femme hast »et un guerrier sodelk, demanda Anaïs.

– C'est le hasard qui nous a réuni,lui dit Ishtah. Nous, les scientifiqueszahidi, nous avons fait une expériencede trop. Nous avions des installationsassez semblables aux collisionneursque vous avez sur Terre. Les microtrous noirs nous en avions créésplusieurs milliers. Nous croyions lesconnaître. Celui qui a détruit Maz-hur

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n'avait à priori rien de particulier.Mais contrairement aux autres, cemicro trou noir n'a pas disparu aussitôtaprès sa formation. D'après nos pluséminents scientifiques, cela ne pouvaitpas arriver. Pourtant… c'est arrivé.

– Se croire capable de tout voir estune illusion, pensa Anah.

– D'après les dernièrescommunications avec le centre derecherches, le micro trou noir aéchappé au champs de forces censé lecontenir, continua Ishtah. Il a commencéà grossir. La puissance de son champgravitationnel a rapidement attiré lamatière se trouvant à proximité, et enmême temps il s'est enfoncé dans le sol.

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Les continents ont commencé àtrembler, puis à se fissurer. Sur toute laplanète des volcans sont entrés enéruption, faisant jaillir un peu partoutdes torrents de lave. Et le trou noir adévoré Maz-hur de l'intérieur…

Anaïs ressentait la peine des troisMaz-huriens à l'évocation de ladestruction de leur planète.

– Comment avez-vous fait poursurvivre ?

– Nous étions douze à travailler surles quatre bases se trouvant sur Tholis,le plus gros satellite de Maz-hur, lui ditKèy-Anah-Ishtah. Avec une centaine demeg-hol. Chaque base pouvait compter

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sur trois ayika-silah. Un enfonctionnement, et deux en réserve.

Anaïs voyait à présent une sorte de

dôme, sur le sol d'une planète stérile. Ilcouvrait une assez grande superficie. Ilétait formé de deux coupoles constituéesd'un matériau transparent ou d'un champsde force. Entre ces parties semi-sphériques, il y avait une épaisseur deplusieurs dizaines de mètres, rempli d'ungaz bleuâtre, translucide. Autour dudôme, de la poussière et des cratères dedifférentes tailles.

Maintenant Anaïs voyait de plus prèsl'intérieur de la structure. Le sol étaitbien éclairé par la lumière naturelle. La

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couche de gaz laissait visiblementpasser une bonne partie des rayons deTankaya et Sikhaya. Au centre, quelquesbâtiments et des zones « administrées ».De l'herbe, des arbres fruitiers, desanimaux. Autour, il y avait unevégétation luxuriante. Quelques petitsruisseaux qui se jetaient dans un étang.Ce que la fillette ne pouvait pas voir,c'était le champs magnétique artificielqui préservait les êtres qui vivaient sousle dôme des rayons cosmiques.

– J'ai vécu sur cette base pendantprès de deux ans, dit Anah. On voulaitconnaître les effets de Tholis surdifférents organismes. La gravitémoindre, les effets de l'atmosphère

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artificielle, l'efficacité du dôme, lespossibles mutations dues au reliquat derayonnement cosmique. Il y avait aussid'autres expériences.

– Pourquoi avoir quitté la sécuritéde Tholis pour un périple si long et sidangereux ?, demanda Anaïs.

– Nous n'avions aucune chance denous développer sur Tholis. Aucune.Nous ne voulions pas faire survivre lesindividus, mais les espèces. Nous avonsenregistré les informations génétiquesde toutes les formes de vie que nousavions sous les dômes. Nous avonsmodifié les ayika-silah pour qu'ilsdeviennent aptes à nous protégerpendant notre voyage. Les quatre

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vaisseaux ont été modifié, renforcé. Lesmeg-hol, fonctionnant à l'énergienucléaire, constituaient un dangerpotentiel, et ne pouvaient donc pasvenir avec nous. Chaque « cellule desurvie » est partie vers une planète quenous savions potentiellement habitable.J'ai choisi cette planète.

En même temps que les pensées de

Ishtah, Anaïs captait aussi les penséesde Anah et de Kèy. Des pensées quin'étaient pas en phase.

– Non. Il est trop tôt pour lui dire,pensa Anah en direction de Kèy et deIshtah. Son esprit n'est pas mature. Ellen'est pas prête.

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– Elle n'a pas eu peur au combat,répondit Kèy. Et nous ne savons pascombien de temps…

Il semblait à Anaïs que Kèy, Anah etIshtah échangeaient en étant persuadésqu'elle ne pouvait pas « entendre » cequ'ils disaient.

– Trop tôt pour me dire quoi ?,interrompit Anaïs. Vous me demandezd'avoir confiance mais…

– Prends garde Anaïs…Cinq secondes s'étaient écoulées

depuis qu'Anaïs s'était agenouillée surles carreaux du salon.

Une légère brise d'alizé soufflait surson visage. Elle était toujours enposition seiza. Le contact avec le

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carrelage lisse avait laissé place à dessensations d'un sol rugueux. Le poids deson corps pressait ses jambes contre lesaspérités… du bitume. Anaïs ouvrit lesyeux. Elle se releva promptement,pendant que son esprit analysait encorela surprise de Kèy-Anah-Ishtah quandl'esprit-multiple avait compris qu'elleentendait aussi les pensées qui n'étaientpas dirigées vers elle. De sa main droiteelle enleva les petits gravillons quiavaient adhéré à ses genoux. Elle tournala tête de droite à gauche, un peudécontenancée par cette « téléportation »soudaine. Anaïs se sentait en danger.Son bouclier et l'épée qui prolongeaitson bras droit réapparurent.

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Qui l'avait transportée jusqu'ici ?Elle reconnaissait l'endroit. Elle étaitsur le Boulevard Sud, à Sainte-Clotilde.À une centaine de mètres devant elle setrouvait le rond-point de la Porte desMondes. Derrière elle, à quelquescentaines de mètres, le Parc de laTrinité. Là où l'Alliance avait établi leplus grand camp du Nord de l'Île.Quelques épaves de voitures. Desdétritus. Là-bas, près du rond-point, àcôté de la structure en béton représentantle système androgyne d'amarrage devaisseaux spatiaux, un chien errantrôdait. Il s'arrêta pour regarder un brefinstant en direction de la fillette. Puis ilcontinua son chemin. Anaïs leva les

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yeux. Un arbre d'une centaine de mètresse trouvait là, juste derrière le rond-point. Un tronc noir, des épines, desbranches tortueuses, un feuillagesombre. Un smati-khan-yuska à priori.« L'ennemi peut toujours venird'ailleurs. » Les mots de Kèy-Anah-Ishtah prenaient un autre sens. Ellen'avait eu aucune information sur laprésence de cette plante ici. Cette choseavait dû se cacher aux yeux des hommes,en influençant les esprits, sûrement encréant une illusion qui la camouflait.

Anaïs sentait la présence denombreux Rouges aux alentours. Elleentendait des vrombissementsd'hélicoptères. Ils décollaient du camp.

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Elle ne se retourna pas. Puisqu'ellefaisait face à la force qui l'avait attiréejusqu'ici. Même sans la mise en garde deKèy-Anah-Ishtah elle aurait su que cetteforce lui était hostile. Les hélicoptèresse rapprochaient. Trois hélicoptères.Depuis sa téléportation Anaïs ressentaitle monde avec une acuité décuplée.Peut-être que le danger imminent aidait àrévéler des facultés émergentes.

Le sentiment d'être en danger étaitprégnant. Malgré les efforts qu'ellefaisait, la peur s'insinuait en elle. Oùétait le hogo-nagi, « l'esprit-protecteur » ? Elle lança un messagepsychique en direction de l'esprit-multiple. Aucune réponse. Cette force

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malfaisante avait dû la séparer de Kèy-Anah-Ishtah pour l'affaiblir. Anaïsdemandait maintenant de l'aide au ayika-silah. La boule noire, elle non plus, nerépondait pas à ses sollicitationspsychiques. Elle n'arrivait à rien. Elleétait seule. Anaïs se rappela lespremières pensées que Kèy-Anah-Ishtahlui avait envoyées. « Ton esprit est bienplus fort que tu ne le penses. » Cesmots résonnaient dans sa tête.

Les hélicoptères étaient presque au

dessus d'elle. Dans chacun des appareilsil n'y avait que le pilote et le copilote.Ça aussi elle arrivait à le ressentir.Soudain, dans un réflexe de survie,

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Anaïs bondit sur la gauche, passant audessus d'une carcasse de voiture. Là oùelle se trouvait une fraction de secondeauparavant, une liane noire fendait l'air.La liane-tentacule s'immobilisa pendantun très bref instant. Puis elle disparut, serétractant aussi vite que la langue d'uncaméléon. Anaïs, jaillissant entre lespalmiers royaux du terre-plein central,allait atterrir sur l'autre côté de la route.Avant que ses pieds ne touchentl'asphalte, une autre liane fonçait déjàsur elle. Elle effectua une vrille, luipermettant d'esquiver cette nouvelleattaque. Elle avait dans la même tempslevé son bras droit. L'épée s'abattit avecforce, tranchant net la liane-tentacule

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avant que le membre protractile nedisparaisse. Atterrissant sur bitume, ellene tourna pas le regard vers le morceautombé au sol, qui se tortillait dans tousles sens.

Regardant toujours vers le rond-point de la Porte des Mondes, Anaïsperçut un autre mouvement, à bonnedistance celui-ci. Cette fois l'attaquen'était pas dirigée contre elle. Une liane-tentacule venait de fuser vers un destrois hélicoptères. Elle vit la lianes'enrouler autour de la queue del'appareil, près du rotor anti-couple.Immédiatement la liane opéra unetraction qui fit basculer l'hélicoptère. Laseconde traction s'effectua avec une telle

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violence que l'appareil fut projeté au solplus vite que ne l'aurait fait la gravité.Le Black Hawk s'écrasa dans la rue desAmaryllis, une rue adjacente. La lianedu khan-yuska avait lâché sa prise avantque l'appareil ne touche le sol. Deuxautres lianes-tentacule s'élançaient versles deux autres hélicoptères. Ça luilaissait sûrement quelques secondes derépit. Sans se déconcentrer, il fallaitmettre ce temps à profit pourcomprendre ce qui se passait afin d'agiren conséquence.

Fuir serait une perte de temps,

puisque cette chose avait été capable dela transporter jusqu'ici en un clin d’œil.

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Anaïs se disait que ce khan-yuska làétait bien plus terrible que ceux que luiavait décrits Kèy-Anah-Ishtah.

La téléportation avait eu lieuimmédiatement après le moment où elleavait compris que le hogo-nagi luicachait quelque chose. Si « l'esprit-protecteur » ne l'avait pas mis en gardeplus tôt, et de façon explicite, il devaitavoir une bonne raison d'agir ainsi. Lekhan-yuska avait peut-être trouvé unmoyen de connaître les pensées del'esprit-multiple. À moins que ce ne soitses pensées à elle que cette « plante-animal » espionnait.

Anaïs essaya à nouveau de contacterle hogo-nagi, puis le ayika-silah. Ni

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Kèy-Anah-Ishtah, ni l'intelligenceartificielle de la boule noire nerépondaient. Ou du moins, elle nerecevait aucune réponse.

Que savait-elle du smati-khan-yuska ? Dans l'histoire de Maz-hur, il yavait pas mal d'éléments. À elle derassembler les morceaux du puzzle.

Les lianes saisissaient déjà les deuxautres hélicoptères…

D'après les légendes hast, il pouvaitcréer des illusions et influencer lesesprits. Elle avait une mémoire quiremontait à plusieurs milliers d'années,peut être même à des millions d'années.Elle avait eu le temps d'apprendre lapatience. Elle avait une autre notion du

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temps. Elle copiait son esprit et letransmettait à un ou plusieurs jeunes.Une certaine forme d'immortalité.Copier un esprit. Pour copier les espritsles Zahidi avait inventé le nagi-meg,« l'esprit dans la machine ». Le nagi-meg, ils l'avaient perfectionné pourarriver à cette sphère argentée quipouvait contenir plusieurs esprits. Leayika-nagi. Kèy avait dit qu'il était leseul à être « vraiment vivant » dans levaisseau. Si le guerrier a dit vrai, alorscette chose n'est pas réellement vivante.Anah avait parlé « d'autresexpériences » quand elle avait évoquéles bases de Tholis. Et si… et si ils

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avaient eu l'idée de mettre l'esprit d'unkhan-yuska dans un ayika-nagi ?

Anaïs vit les deux hélicoptères

s'écraser quasiment en même temps. L'unsur sa gauche, dans un terrain vague,l'autre à droite sur des bâtiments d'unezone artisanale toute proche.

Deux lianes-tentacules fonçaientdéjà sur Anaïs. Elle fit un bon pouresquiver celle qui allait saisir sa jambegauche. Elle trancha l'autre dans sonmouvement ascendant. La partie coupéetomba au sol. Elle ne se tordit pas danstous les sens comme celle qu'elle avaitcoupée quelques secondes auparavant.L'autre partie de la liane bougeait

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rapidement, comme un serpent, enperdant de la sève. Elle semblaitchercher sa partie manquante. Il ne luifallut que quelques secondes pour laretrouver, s'en rapprocher. Quelquessecondes encore pour que les partiesséparées fusionnent, et foncent ànouveau vers Anaïs. Pendant ce temps lajeune combattante avait réussi à trancherdeux autres lianes. Et celles-là mirentencore moins de temps que la premièrepour se reconstituer.

Elle s'adapte, se dit Anaïs. Vite.Trop vite. C'est sûr, ce n'est pas un vraikhan-yuska. L'esprit de cette « plante-animal » a dû se débrouiller pour qu'unede ces machines accepte de lui

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matérialiser ce corps. Un corps pluspuissant que ce qu'elle est naturellement.Ça n'augurait rien de bon…

Anaïs continua pendant quelques

instants à se défendre avec vivacité.Bondissant, esquivant, tranchant leslianes avec la rapidité de l'éclair. Il y enavait maintenant cinq ou six quiattaquaient en même temps. Ellessemblaient être de plus en plus rapides.Soudain, alors qu'elle tranchait coup surcoup deux lianes-tentacule, une autresaisit sa jambe gauche, en s'enroulant desa cheville à son genou. ImmédiatementAnaïs leva son épée, mais son bras arméfut stoppé net dans son mouvement. Une

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liane s'enroula autour de son bras droit.Deux autres se saisirent de ses deuxautres membres. Les puissantestentacules soulevèrent la fillette,augmentant la pression sur ses bras etses jambes de seconde en seconde. Lesnombreuses épines dont elles étaientmunies finirent par transpercer sonarmure pour atteindre sa chair. Ladouleur était intense. Quelques gouttesde sang perlaient. Anaïs était en larmes.Elle serrait les dents. Aucun cri nes'échappa de ses lèvres. Pendant un brefinstant, elle pensa à sa mère, aux autresmembres de sa famille. C'était peut-êtrela fin. En désespoir de cause, elletransmit un message télépathique au

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ayika-nagi, puis au ayika-silah, auxquatre adolescentes, et enfin aux Rougesqui se trouvaient aux alentours. « Siquelqu'un m'entend, je vous en prie,venez m'aider. Je suis près de la Portedes Mondes, sur le Boulevard Sud. Jevous en prie… » Anaïs se disait quesans l'intervention d'une de ces machinesoù l'aide des Rouges elle n'avait aucunechance face à cette chose monstrueuse.

Les tentacules végétales déplaçaient

le corps d'Anaïs vers le tronc du khan-yuska. Un tronc qui faisait plusieursmètres de diamètre, totalement noir,couvert d'épines aussi longues que sonépée. Les branches tortueuses,

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ressemblant à des lianes hypertrophiées,étaient aussi couvertes d'épines. Lesfeuilles étaient longues et fines. Laplupart étaient noires, certaines étaientvertes, et d'autres avaient une couleurorangée.

Anaïs continua à appeler à l'aide.Elle se sentait vidée de ses forces. Dansles affres causées par la douleur et lapeur, elle voyait maintenant sa mère luisourire. Maintenant elle ressentait lessensations de ses lèvres se posant surson front dans un tendre baiser. Commepour un adieu. L'idée qu'elle allaitmourir lui traversa l'esprit. C'est à cemoment précis que la phrase de Julie luirevint à l'esprit. « À un moment il faudra

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que tu sois perspicace et créative. Aufinal, il faudra que tu frappes vite et fort.N'oublie pas. Ta vie en dépend. » Maisn'avait-elle pas déjà raté l'instantdécisif ?

Anaïs fit un effort. Elle relâcha ses

muscles. Elle se concentra sur dessensations agréables. Sa mère luicaressant les cheveux, puis le visage.Elle fit tourner rapidement en boucle cessensations. La douleur s'estompaquelque peu. Elle devenait supportable.Elle en déduit que la sécrétiond'endorphine par l'hypothalamus etl'hypophyse avait dû augmentersensiblement.

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Ces mots avaient dû être mis depuislongtemps dans l'esprit de tatie Julie, sedisait Anaïs. Une sorte d'hypnose. Peut-être Kèy. Perspicace. Elle ne pouvaitplus bouger, mais elle pouvait encoreréfléchir. Anaïs pensa à nouveau à samère. Au sentiment vrai qui les liaittoutes les deux. Elle y pensaintensément. La douleur baissa encored'intensité. Même si elle souffraittoujours, elle pouvait se concentrer unpeu plus sur sa réflexion.

Anaïs considéra son ennemi. Cettechose avait été capable de matérialiserun ersatz de corps. Elle avait sûrementaccès à la puissance du ayika-silah.Mais la boule noire était censée la

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protéger elle. À moins que le khan-yuskane soit capable de tromper la boulenoire. Capable de créer des illusionsplus vraies que nature. Le ayika-silahn'est qu'une machine après tout. Et sil'esprit du khan-yuska pouvait se fairepasser pour moi se dit Anaïs ? Les Maz-huriens avaient sous-estimé l'esprit dusmati-khan-yuska. Elle ne devait pasfaire la même erreur. Si cette chosegardait le contrôle de la boule noire, lesHommes ne seraient pas de taille à luttercontre elle. Ils deviendraient des proies,parmi d'autres.

Pourquoi cette chose ne m'a pasencore tuée ?, se demanda Anaïs. Kèy-Anah-Ishtah avait dit qu'ils avaient

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besoin d'elle pour sentir le souffle de la« vraie vie ». C'était peut-être aussi lecas pour cette chose. Dans ce cas, la tuerrevenait en quelque sorte pour le khan-yuska à se suicider. Ou alors il la gardaiten vie pour se servir d'elle. Mais dansquel but ?

Anaïs se retrouva soudain en

position debout. La douleur avaitcomplètement disparu. Elle regardaautour d'elle. Elle n'était plus sur leBoulevard Sud. Elle se trouvait devantla maison de Julie, dans l'herbe entre leportail et la porte d'entrée. Il ne restaitaucune trace du soldat de l'Alliancequ'elle avait décapité quelques instants

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plus tôt. Elle vit Léa en premier. Sacousine était sous le manguier. Ellejouait avec sa petite poupée noire,habillée en princesse.

– Anaïs ! Anaïs ! Moman, tatiMélanie, Anaïs lé la.

(– Anaïs ! Anaïs ! Maman, tatieMélanie, Anaïs est là.)

Léa lui sauta au cou pourl'embrasser. Anaïs ne comprenait pascomment cela était possible. Et déjà samère, sortant de la maison, s'essuyant lesmains sur sa robe noire à fleurs bleues,arrivait en courant. Elle tendait les brasen direction de sa fille. Elle pleurait àchaudes larmes.

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– Ah ! Mersi. Mersi Bon Die, ou léla.

(Ah ! Merci. Grâce à Dieu, tu es là.)Anaïs regarda en direction de sa

mère. Elle sourit brièvement. Et sonvisage redevint glacial. La fillettes'exprima en articulant lentement.

– Tu croyais réellement que tupouvais me berner aussi facilement.Rien de tout ça n'est réel. Je suistoujours prisonnière de tes lianes.

Sa mère s'étira pour atteindre prèsde trois mètres. Elle se transforma en unêtre squelettique, fantomatique, auxcheveux hérissés, muni de longuesgriffes et de dents acérées. Ses yeuxétaient rouge sang, luminescents. Ses

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pieds ne touchaient plus le sol. Lespectre se jeta sur Anaïs. La petite fillefit un mouvement de la main, commepour donner un revers, en disant d'unevoix forte, mais calme : « Juste uneillusion. ».

Le décor changea à nouveau. Une

clairière qui ressemblait étrangement àcelle des ses cauchemars. Unevégétation luxuriante, éclairée par unelumière blafarde. Des plantes plus oumoins étranges. Pas le moindre soufflede vent. Elle ne voyait aucun animal. Ilrégnait dans cette forêt un silence demort. C'était la nuit. Une atmosphèrelugubre. Elle n'avait plus ni bouclier, ni

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épée. Il lui restait juste son armurebleue. Elle leva furtivement les yeux auciel. Quelques nuages sombres voilaientpartiellement la voûte étoilée. La lunequi éclairait la forêt était bien tropgrosse pour être la Lune.

Et juste après, la douleur. Unedouleur terrible. Fulgurante. Mortelle.La jeune combattante n'avait pas eu letemps de réagir. Une liane venait de luitranspercer le corps de part en part,juste au dessus du nombril. La filletteavait les yeux exorbités par le choc. Ladouleur. La peur de mourir. En mêmetemps que le bruit d'une inspiration, elleémit un son guttural. Un peu de sangjaillit de sa bouche, pour couler sur son

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menton, et sur son buste. La liane-tentacule se retira aussi vite qu'elle étaitrentrée. Anaïs posa sa main droite là oùelle avait mal. Elle sentit ce qui nepouvait être qu'un morceau de sesentrailles. La fillette respirait de façonsaccadée. Elle regarda son ventre,enleva sa main ensanglantée. Elle vit uneplaie de plusieurs centimètres. Son sangcoulait sur son armure bleu-nuit. Elleappuya fortement sur la blessure. Sonesprit était tétanisé par la peur. Lespieds ancrés dans le sol, elle fit un effortsur-humain rester en équilibre. « Je neveux pas mourir. » Cette pensée explosadans l'esprit d'Anaïs. Elle ferma lesyeux. Elle poussa alors un cri de rage

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d'une puissance ineffable. Aaaaaaah !« Ce n'est pas réel. Je ne suis pas dansune forêt maz-hurienne. Mon corpsn'est pas transpercé. C'est une illusion.Une illusion. Une illusion. » Cespensées tournèrent en boucle dans satête, des dizaines de fois, trèsrapidement, pendant toute la durée deson terrible hurlement. Puis elle ouvritles yeux, pencha la tête, regarda sonventre, effleura la peau de sa maindroite. Soulagée. La plaie avait disparu.

C'est l'instant décisif se dit Anaïs.

Ce n'est pas un corps à corps. C'est uncombat spirituel entre son esprit et le

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mien. Perspicace. Créative. Frapper viteet fort.

– Des lianes, toujours des lianes…Tu manques vraiment d'imagination.

Anaïs serra les poings. Une sorted'aura bleue apparut alors autour d'elle.Puis la fillette s'enflamma. Des flammesbleues. Une dizaine de lianes fonçaientvers elle. Elle décolla juste à tempspour les éviter. En un clin d’œil, elles'était propulsée à plusieurs centaines demètres de hauteur. Dans son mouvementascendant, elle avait desserré les poings,puis elle avait écarté les doigts. Les braset le regard dirigés vers le sol, elles'immobilisa. Soudain, dans un bruit detonnerre, ses paumes lancèrent de

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puissants éclairs sur les arbres. Sesavant-bras vibraient intensément,pendant que les éclairs déchiraient l'air,zébrant l'espace entre Anaïs et la forêtlugubre. Elle continua, pendant plusieurssecondes à foudroyer le paysage créépar l'esprit de l'ennemi. Un peu partout,les arbres s'étaient enflammés. Le vents'était mis à souffler brusquement,attisant le feu qui ne tarda pas àembraser la forêt.

Les flammes bleues s'éteignirentprogressivement, jusqu'à disparaîtrecomplètement du corps d'Anaïs.

Les flammes rouge-orangédévoraient la végétation. Au bout dequelques instants, l'intensité du brasier

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diminua. Les flammes s'éteignaient peu àpeu. Le vent souffla la fumée. Les arbresavaient disparu, presque totalement.Quelques branches carbonisées,quelques souches incandescentesémergeaient du tapis de cendres. Lekhan-yuska était en piteux état. Il nerestait que le tronc et les plus grossesbranches. Elle étaient tortueuses, nues etcalcinées.

Dans un mouvement rectilignerapide, Anaïs redescendit vers sonennemi. Elle était maintenant enlévitation à quelques mètres au-dessusdu sol. Il y avait encore un peu de fuméeici et là. La chaleur était à peinesupportable. Mais déjà des bourgeons

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faisaient leur apparition sur le tronc dukhan-yuska. Puis elle vit des branches,des rameaux et des feuilles, qui sedéveloppaient à vue d’œil. Quelquessecondes plus tard des lianes-tentaculesortaient déjà de l'écorce du tronc.

Cette chose n'a pas peur du feu,pensa Anaïs. C'était assez logique. Lefeu pouvait dans la réalité détruire letronc et les branches. Tandis que lapuissance vitale du smati-khan-yuskadevait rester à l'abri, profondémentenfoui dans le sol maz-hurien.

Anaïs voyait les lianes-tentacule qui

grandissaient rapidement. Dans quelquessecondes elles seraient à nouveau prêtes

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à fondre sur elle. Anaïs avait l'avantage.Et elle comptait le garder.

– Une scie circulaire, tu sais ce quec'est ?, lança Anaïs. Je suis sûre que oui.Tu ne réponds pas ? Tu as fait vœu desilence peut-être ? T'as une grandegueule mais t'es pas très bavard ! Jecrois que je vais devoir couper court àce pseudo-dialogue… Couper court…

Et Anaïs se mit à rire. Un riredémentiel. Pendant que la fillette parlait,deux lames de scie circulaire, d'unetrentaine de centimètres de diamètre,étaient apparues juste à côté de sesépaules. Elles tournaient à une vitesseimpressionnante en émettant unsifflement strident. Les lames s'étaient

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rapidement dédoublées. Quatre lames,puis huit. Anaïs lança la première salve.Six lames fendirent l'air, fonçant vers lekhan-yuska.

Les deux lames restantes devinrentprogressivement plus larges, et au finalelles avaient doublé de diamètre. Et denouveau les lames se mirent à sedédoubler.

Les six lames d'acier, propulsées àgrande vitesse, coupaient les branches etles lianes-tentacules, s'éloignaient,décrivaient de larges courbes,accéléraient pour venir couper d'autresbranches. Encore et encore. Aprèsquelques instants, il ne restait que letronc et les plus grosses branches. Les

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lames continuaient à couper lesbourgeons aussitôt qu'ils surgissaient.Anaïs lança la deuxième salve. Sixlames foncèrent à l'assaut des grossesbranches. Le tout dans un balletsynchronisé par l'esprit de la fillette.

Le mouvement s'accéléra. Décrivantles courbes d'un huit couché, les douzelames débitaient maintenant le tronc enpetits morceaux.

Un cri se fit alors entendre. Des sonsqui rappelaient à Anaïs le chant desbaleines. En plus puissant. En pluslugubre. Dans ce bruit d'enfer, Anaïsreçut un message télépathique. C'étaitIshtah.

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– Inutile de demander de l'aide auayika-silah. Chacune de tes demandesest immédiatement annulée par lekhan-yuska. Continue de l'affaiblir, jecrois avoir trouvé un moyen del'anéantir pour de bon. Anaïs… Anaïs,prépare-toi au retour à la réalité…

Depuis que l'esprit du khan-yuska

avait demandé au ayika-silah detransporter Anaïs près de la Porte desMondes, Kèy et Anah lançaient desattaques psychiques contre la « plante-animal ». Ishtah quant à elle avait perdude précieuses secondes à trouver desarguments logiques pour convaincre leayika-silah que les ordres qui lui

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parvenaient n'étaient pas émis par Anaïs,mais par l'esprit du khan-yuska. Ellen'était arrivée à rien. Pour la machine,les ondes cérébrales étaient celles de lapetite terrienne. Les ordres et lesannulations qui suivaient étaient laconséquence des hésitations d'Anaïs.Des flottements qu'il attribuait àl'immaturité de l'esprit de la fillette.

Tout avait disparu. Le tapis de

cendres sous la voûte étoilée, la lunemaz-hurienne, les lames de scie, le khan-yuska à l'agonie. Anaïs se retrouva prèsde la Porte des Mondes, prisonnière deslianes. Elle avait les yeux fermés. Elleressentait toujours avec force l'hostilité

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du khan-yuska. Apparemment elle avaitgagné la bataille spirituelle. La douleurau niveau de ses membres étaitsupportable. Elle ressentait plusieursprésences. Des cris. De la peur. Ducourage. Elle ouvrit les yeux. DesRouges se battaient. Ils étaient venus àson secours. Anaïs se mit à espérerpouvoir s'en sortir vivante.

Munis de machettes et de haches, lesrebelles se battaient. Parmi eux il y avaitJason et ses « dalons ».

Un peu plus tôt, des centaines de

Rouges s'étaient regroupés autour ducamp du Parc de la Trinité. Ils avaientvoulu frapper un grand coup. Attaquer et

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détruire le plus grand camp du chef-lieuavait pour but de galvaniser lesrésistants. Les rebelles s'apprêtaient àdonner l'assaut quand les dragons étaientapparus. Peu de temps après, ils avaiententendu l'appel au secours d'Anaïs.

Les lianes-tentacules saisissaient les

corps, broyaient les os, jetaient lescadavres. Mais les rebelles étaientnombreux, et farouchement déterminés.Ils se battaient pour elle. Ils se battaientpour celle qui avait aidé à sauver tant devies. Des centaines de lames tranchaientavec rage des lianes qui sereconstituaient aussitôt. Des haches, dessabres à canne, quelques arlois et même

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des katanas. Une vague de déterminationet de fureur qui noyait dans le sangl'instinct de survie du guerrier prêt àmourir. Une puissante déferlante desacrifices qui mêlait démence etsagesse.

Anaïs percevait non loin de là lesfracas d'autres combats. De puissantsrugissements, des tirs, des hurlements dedouleur. Les soldats du camp érigé auParc de la Trinité faisaient face à lafureur des dragons ainsi qu'à la colèredes Rouges.

Les lianes enroulées autour des

membres d'Anaïs commencèrent à semouvoir à nouveau, tout en augmentant

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la pression sur ses membres. Les épiness'enfonçaient plus profondément dans sachair. À nouveau des douleurs intenses.Le sang rougissait les lianes. Des gouttestombaient au sol. Et à nouveau, le cri dukhan-yuska. Moins puissant que dansl'univers chimérique, mais tout aussilugubre.

Anaïs avait dépensé presque touteson énergie dans le combat psychique.Elle était épuisée. Elle rassembla sesdernières forces pour hurler : « Àl'aide ! À l'aide ! Par ici… ». C'est à cetinstant que tout bascula. Elle sentit uneliane s'enrouler autour de son bras droit,en dessous de l'aisselle. L'autre liane,toujours enroulée à l'avant de son bras,

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augmenta la pression et commença àexercer une traction vers l'avant. Anaïscomprenait ce qui se passait. La mise engarde de Ishtah prenait tout son sens. Lesépines des lianes avaient entaillé saseconde peau sur tout le pourtour de sonbras. La traction exercée devint de plusen plus forte. « À l'aide ! À l'aide !…».Anaïs pleurait. Elle essayait de seconcentrer pour atténuer la douleur. Ellen'y arrivait pas. La liane continuait àcomprimer les muscles autour del'humérus. De plus en plus fort. Puis ellesentit l'os se rompre. « À l'aide !… Àl'aide !…» La douleur était insoutenable.Anaïs se sentait défaillir. La peau et lesmuscles furent étirés jusqu'au maximum

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de leur élasticité. Et le bras d'Anaïs futarraché, provoquant sonévanouissement.

D'abord des sensations diffuses.

Toujours la douleur au bras. Une douleursupportable. Anaïs se sentaittransportée. Elle ne percevait plus deprésence hostile…

Anaïs sombra à nouveau dansl'inconscience.

D'autres sensations. Elle ressentait

l'amour. L'amour de sa mère. La peinequ'elle ressentait de la voir blessée,mêlée au soulagement de la retrouvervivante. Sa peur de la voir mourir.

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L'amour de ses proches. Léa, Julie,marraine Mélanie, et les autres. Tour àtour, le flot des sentiments de chacun.Leur inquiétude. Pour son état de santé.Pour la suite des événements. LesRouges et les dragons luttaient toujourscontre les forces de l'Alliance.Maintenant Anaïs entendait des sons.

– Alonj aèl su le li. Dousman. Dylan,fé atansion son bra.

( Allongez-la sur le lit. Doucement.Dylan, fais attention à son bras.)

C'était la voix de Jean-Luc.

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Chapitre 24 / Colèreincendiaire

Le soleil était au zénith. Le ciel était

nuageux. En faisant vibrer les feuillesdes Géants, en sifflant entre les brins defilaos, la brise d'alizé jouait une mélodieapaisante. Une musique qui contrastaitavec le bruit des combats des humains.

Ils étaient nombreux. Ils étaient hautdans le ciel. Ils descendaient à unevitesse vertigineuse, silencieusement. La

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même férocité dans les yeux, commeanimés d'une même colère.

Dans le ciel de Saint-Pierre, un

hélicoptère passait entre deux Géants. Iltransportait un container remplis decercueils, qui pendait au bout d'un filind'acier. Le pilote vit furtivement ledragon. Mais il était déjà trop tard. Enplanant au dessus des pales, la bêteouvrit grand la gueule. Un rugissementpuissant dans un souffle infernal, qui nedura qu'un bref instant. Les flammesembrasèrent l'appareil. L'air brûlants'engouffra dans les poumons des deuxmilitaires qui étaient à bord. Leur treilliss'enflammèrent instantanément. Perdant

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de l'altitude, l'engin en feu et sacargaison funèbre finirent pardisparaître dans le feuillage d'un Géant.Au loin, un autre appareil étaient auxprise avec deux dragons.

C'était l'effervescence dans le camp

du Stade des Casernes. Il y avaitbeaucoup de prisonniers. Plusieursmilliers. Le camp, qui s'étendait au delàde la surface du stade, était néanmoinssaturé. Certains shelters d'extractionmémorielle étaient installés dans lesrues adjacentes. Au loin, on entendait lesdétonations des combats qui faisaientrage à la Ravine Blanche.

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À l'extérieur du camp, à l'angle desrues Augustin Archambaud et YouriGagarine, trois prisonniers étaient àgenoux. Deux soldats en armure lesencadraient. Debout, tenant leur XM25,échangeant de temps à autre quelquesparoles, ils attendaient. Non loin de là,on pouvait voir sur le bitume unequinzaine grandes boites en plastiquenoir, empilées les unes sur les autres.Une dizaine étaient déjà pleines. Unsoldat jeta le corps sans vie d'un hommedans un cercueil où gisaient quatreautres cadavres. Des tirs en rafaledéchirèrent l'air. D'autres déflagrationsrapprochées. À quelques pâtés demaisons, dans le nord du quartier de

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Basse-Terre, des Rouges luttaientfarouchement contre l'horreur.

Dans une maison toute proche un

bébé hurlait. Le nourrisson pleuraitdepuis plusieurs heures, parintermittence.

Il ne présentait aucun intérêt pour lesdouze soldats de cette section. Lessouvenirs des enfants de moins de troisans n'étaient pas considérés commefiables. On ne pratiquait sur euxl'extraction mémorielle que de façonexceptionnelle. Et les élémentsenregistrés étaient traités évidemmentavec beaucoup de prudence.

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Les cris du bébé redoublèrent.Impassible, le soldat mit le couverclesur le cercueil qu'il avait fini de remplir.Il ne leur restait que trois prisonniersvivants. Trois enregistrements à faire.Quelques minutes suffiraient.

Débouchant de la rue des Cimendefs,passant entre deux carcasses de voiturescalcinées, un soldat de l'Allianceapparut. Il était suivi par une dizaine deprisonniers. Le militaire les devançaitde plusieurs mètres. Il avait une barrettejaune sur son armure au niveau desternum, et le même insigne sur lesépaules. Trois autres soldats en armureencadraient le groupe. Celui qui fermaitla marche leur cria d'avancer plus vite.

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Il donna un coup de crosse de XM25 surl'épaule droite d'un retardataire.Plusieurs prisonniers portaient desvêtements sales, déchirés. Quelques unstâchés de sang. Une femme se tenait lebras gauche, appuyant sur sa blessurepour l'empêcher de saigner. Un homme,ayant un filet de sang séché au niveau dufront, tenait par la main un enfant de septou huit ans.

Quand les captifs eurent rejoint lestrois autres prisonniers, on leur ordonnade se mettre à genoux.

Il ne lui restait que deux cadavres à

mettre dans les cercueils. Le corps d'uneadolescente et celui d'un homme d'âge

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mûr, de forte corpulence. Une ombreplana. Les détecteurs de mouvement ducasque du croque-mort en armures'affolèrent. Il n'eut pas le temps de seretourner complètement pour voir lanature de l'attaque. Le puissant jet deflammes l'enveloppa complètement,mettant au même instant le feu auxcercueils. Des hurlements de douleur. Àquelques mètres, deux des militairesvenaient de pointer les canons 7,62 deleur bras gauche en direction du dragon.Des détonations. Par réflexe de survieplusieurs prisonniers se couchèrent ausol. Parmi eux, l'homme blessé, quientraîna son fils dans son mouvement. Ille protégeait à présent de son corps. Les

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autres détalaient à toutes jambes. Unsoldat pointa son XM25 vers la bête. Unautre en fit autant.

– Feu ! Feu !, hurla le sergent.Profitant de cette diversion, le père

avait pris son fils dans ses bras. Il nevoulait pas laisser passer cette occasionde pouvoir s'enfuir. De pouvoirsurvivre. Les balles s'écrasèrent sur lesécailles de l'animal. Les grenades desXM25 en explosant ne firent pas plus dedégâts. Pendant un court instant lesmilitaires continuèrent à tirer. À traversles lunettes de visée transparentes, lastupéfaction pouvait se lire sur lesvisages. En les regardant avec des yeuxrouges, le dragon noir ouvrit grand la

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gueule. Dans un cri rauque, tournantprogressivement la tête pour balayer lemaximum d'adversaires, il cracha sureux sa colère incendiaire. Les soldatsainsi que les quatre prisonniers restés ausol s'enflammèrent. La chaleur soudaineet intense déclencha l'ignition del'amorce des cartouches. Dans le bruitdes détonations rapprochées et deshurlements de douleur, les torcheshumaines firent des mouvements aussidésordonnés qu'inutiles. Dans le mêmetemps, le cou puissant du dragon fit unmouvement rapide et précis. L'énormegueule happa un soldat qui tentait de fuir.La tête et le tronc coincés entre lesmâchoires, les jambes s'agitèrent

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brièvement. Le soldat en armurerobotisée fut soulevé à plusieurs mètresdu sol. La pression comprima la chair etle métal, faisant gicler le sang. Ledragon lâcha l'amas de chairsanguinolent, qui tomba au sol dans unbruit sourd. Au sol, les dernierssoubresauts agitaient quelques-uns descorps calcinés.

Le dragon s'éleva alors au dessusdes volutes de fumée noires et deseffluves de chair brûlée. Sa vue perçantecherchait d'autres soldats.

Sur le bitume partiellementenflammé, les membres avaient cessé debouger. Dans l'air chaud agité par la

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brise, quelques petites flammesdansaient sur les corps.

Elle avait profité de l'attaque des

dragons pour fuir. Mais elle étaitrevenue sur ses pas. Elle ne pouvait pasl'abandonner. Elle rentra dans la maison,monta les escaliers. Elle avait peur. Peurdes soldats, peur des dragons. Lespleurs de l'enfant avaient guidé ses pas.Elle entra dans une chambre. Le lit étaitvide, le berceau aussi. Elle entendait àprésent des petits sanglots. Ils venaientde là. De cette armoire en aggloméré.Elle tira la porte coulissante. Le matelasde berceau posé en bas de la penderiedébordait maintenant de l'espace exigu.

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L'enfant portait juste une couche. Il étaitallongé sur le dos. Il avait les yeuxhumides. Tout en gesticulant, il appelaitmaintenant à l'aide de toute la force deses petits poumons. Comme l'aurait faitsa mère, elle le prit tendrement dans sesbras.

– Lé fini. Lé fini… Shuuut…(– C'est fini. C'est fini…Chuuut…)Elle sentit soudain une présence.

Elle balaya du regard la pièce.Personne. Le Rouge se tenait debout aupas de la porte. En voyant la femme etl'enfant il décida de redevenir visible.

– Vodré mie zot i vyin avèk mwin.Lé tro danjere rès la…

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(– Il vaudrait mieux que vous veniezavec moi. C'est trop dangereux de resterlà…)

À travers toute l'Île, la fureur des

dragons s'abattait sans pitié sur lessoldats de l'Alliance qui se trouvaient àdécouvert. Elle avait commencé endébut d'après-midi.

Sur la ville de Saint-Pierre, ilsétaient plusieurs centaines à tournoyer,cherchant une proie sur laquelle fondre.Les hommes en armure n'étaient pas detaille à lutter. Ils avaient rapidementreçu les mêmes ordres à travers leurscasques. Ils devaient stopper les

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opérations d'extraction mémorielle et semettre à couvert.

Les dragons ne s'attaquaient pas auxbâtiments, seulement aux soldats qu'ilspouvaient voir. Les militaires seréfugièrent donc dans les maisons, lesimmeubles. Obéissant aux ordres, ilsattendaient que les avions de chasse etles hélicoptères de combat reprennent lecontrôle du ciel.

L'armada que l'Alliance avait

déployée autour de l'Île était en alertemaximum. C'était le branle-bas decombat sur les porte-avions, lescroiseurs porte-hélicoptères, et sur lesfrégates anti-aériennes. Plusieurs

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dizaines d'avions de chasse del'Alliance Air Force avaient décollé entrès peu de temps.

Ils venaient de quitter la piste du

« Charles de Gaulle », l'un des troisporte-avions des États-Unis d'Europe.Les deux premiers avions de chasse àavoir décollé, des F-15, prenaient déjàde l'altitude. Les dragons étaientnombreux, mais il n'y avait aucune imagesur les radars des chasseurs. À traversles quelques nuages qui ombrageaientl'Île, les pilotes ne tardèrent pas àrepérer de visu les premières cibles àabattre.

– J'ai un bandit à onze heures.

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– Roger. C'est parti, la chasse estouverte. J'en ai un à deux heures…

Ils avaient reçu l'ordre de tirer àvue. Les dragons étaient très nombreuxet les il n'y avait pas de temps à perdre.

– CDG ici Eagle one. Contact visuel.J'engage.

Le pilote manœuvra pour avoir la

cible juste devant lui. Le dragon était àmoins de cent mètres. Dans la secondequi suivit le canon de 20 mm commençaà cracher la mort. En quelques secondesil tira une trentaine de projectiles. Maisà la grande surprise du pilote, les ballestraversèrent l'animal de part en part,comme s'il s'agissait d'un nuage de

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fumée. Le dragon continua à voler dansla même direction, les bâtiments del'Alliance au large de la baie de Saint-Paul. Il n'en croyait pas ses yeux. Il tiraà nouveau, un peu plus longtemps. Avecle même résultat. Il tira encore.

– CDG ici Eagle one. Mes tirs sont

inefficaces. Je répète. Mes tirs sontinefficaces. Cible toujours en visuel.Over.

– Eagle one, vous êtes sûr d'avoiratteint la cible ?

– J'ai tiré plusieurs rafales à moinsde cent mètres. C'est comme si j'avaistiré sur un fantôme. Tirs au canon de 20

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inefficaces. Je répète. Tirs au canon de20 inefficaces. Over.

L'information, qui venait d'êtreconfirmée par plusieurs autreschasseurs, rendait l'état-major perplexe.Certains bâtiments avaient tiré au canonlaser sur quelques-uns de ces monstres.Ils avaient alors disparu pourréapparaître un peu plus loin. Auquartier général on s'interrogeait sur lastratégie à adopter face à ces chimères.

Le pilote d'Eagle one vit pendant un

bref instant une boule noire de lagrosseur d'une orange juste devant lecockpit. Son F-15 volait à plus de millehuit cents kilomètres-heure. C'était tout

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bonnement impossible. Pendant uneseconde il se demanda si son cerveau nelui jouait pas un tour. Et l'instant d'aprèsla boule était à quelques centimètres deses yeux. En un clin d’œil elle setransforma en une volute translucide.L'espèce de fumée noire s'insinua dansles interstices entre son masque àoxygène et son visage. Avant qu'il nepuisse réagir, elle s'engouffrait déjà dansses narines et dans sa bouche.

– Putain de bordel…Le blanc de ses yeux devint noir.

L'expression de surprise qui était uneseconde auparavant sur son visage avaitcomplètement disparu. Il inspiraprofondément.

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– Eagle one ici CDG. Over.Le pilote ne répondit pas.– Eagle one ici CDG. À vous.

Répondez Eagle one… Ils étaient une quinzaine de soldats

de l'Alliance à avoir trouvé refuge dansl'Heurodistri du rond-point des Casernesà Saint-Pierre.

Le Géant qui avait poussé àproximité, dans la Rivière d'Abord,étendait sa ramure bien au delà duparking du supermarché. Les tiges deslianes-bambou qui soutenaient sesbranches dessinaient une forme plus oumoins circulaire qui passait par le

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parking, les routes et les terrainsenvironnants. Le magasin lui-mêmen'avait pas été endommagé par ledéveloppement des plantes exogènes.

Quand les dragons avait attaqué lecamp en début d'après-midi, ça avait étéla débandade. Un sauve-qui-peut quiavait permis à un certain nombre desoldats d'échapper à la mort. Puis ilsavaient reçu l'ordre de se regrouper ici.

Certains étaient debout. D'autresassis sur des chariots encastrés, quiavaient été renversés. Trois soldatsétaient un peu à l'écart du groupe, assissur des palettes de bois entassées. Ilséchangeaient leurs impressionsconcernant l'attaque qu'ils avaient subie

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et l'inefficacité de leurs armes face à cesmonstres.

– Ces saloperies sont très coriaces,mais ce ne sont que des animaux, dit l'und'eux.

– Ouais. Les avions de l'AllianceAir Force n'en feront qu'une bouchée…

Ils continuèrent à échanger quelquesparoles optimistes, louant la puissancede l'armée de l'Alliance. Mais lesmouvements et les regards trahissaientune certaine nervosité. Ils avaient tousvu ce dont les dragons étaient capables.

À travers les panneaux de plexiglas,les autres soldats regardaient vers leparking. Il y avait sur le bitume diversdétritus, des chariots et quelques

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véhicules abandonnés dont troiscarcasses calcinées.

Soudain, quelque chose bougea au

loin. Les yeux rivés sur le danger quiapprochait ils se mirent rapidement enposition de tir. Il ondulait sur l'asphalteà une vitesse impressionnante. Quinze,peut-être vingt mètres de long. Son corpsétait aussi large que le tronc d'uncocotier. Il était noir et luisant. Sa têtedevait se trouver à plus d'un mètre dusol. Son corps puissant bouscula une descarcasse de voiture, la déplaçant deplusieurs mètres dans un grincementstrident.

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Une rocket siffla dans l'air. Puis uneautre. Elles se dirigèrent droit sur lacible mouvante. Une explosion dans unnuage de fumée, puis une seconde. Ilcontinua à avancer, sans même ralentir.Les armes tirèrent en rafale. Il accéléra.Certains soldats vidaient leurschargeurs. Les autres voyaient le salutdans la fuite.

Il s'enroula bientôt autour du premiersoldat qui était sur sa trajectoire. Lemilitaire continua à tirer, désespérément.Les puissants muscles du serpentcompressait déjà son corps, brisant lesos, explosant les organes internes. Lesang sous pression gicla de sa bouche etde son nez. La gueule du monstre happa

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dans le même instant un autre soldat quitentait de fuir.

Les autres militaires se précipitèrentà travers les allées sombres de la grandesurface. Dans l'allée centrale, deuxénormes serpents noirs rivalisaient devitesse. Une autre gueule noire apparutsoudain, surplombant un rayon vide. Ilplongea vers un des soldats en fuite,stoppant sa course, le clouant au sol.Dans les secondes qui suivirent ses oscraquèrent. Des détonations retentirentau fond du magasin. Quelques paroles.Des cris. D'autres détonations. Et enfin,le silence.

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Les serpents et les dragons s'étaientregroupés dans les quartiersd'habitations, là où ils avaient le plus dechance de trouver des militaires.

C'était la débâcle pour les soldats del'Alliance dans le quartier du Chaudron.Les serpents étaient partout. Ilstraquaient sans pitié leurs proies. Lescapteurs thermiques des reptilesdétectaient les formes humaines. Leursyeux faisaient la distinction entre lesmilitaires et les autres hommes.

La plupart des soldats de l'Allianceavaient compris que les serpents nes'attaquaient pas aux civils. Mais lesinstructions qui avaient résonnéplusieurs fois dans leurs casques étaient

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claires. On leur avait ordonné de garderleur armure. Le formatage des espritsavait été relativement efficace. Laplupart des soldats avaient obéi auxordres.

Deux soldats, survivants d'un groupe

débusqué par un serpent, sortirent encourant d'un immeuble. Dans la ruedéserte, l'un d'eux bifurqua vers ladroite. L'autre continua à courir droitdevant, à une vitesse impressionnantegrâce à son armure. Il fit un bond pourpasser au dessus de la voiture qui setrouvait sur son passage. Il jeta un coupd’œil furtif derrière lui. Il lui semblaitque le serpent avait choisi de prendre en

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chasse son collègue. Ça lui laissait peut-être une chance de s'en tirer.

Ses capteurs de mouvement eurentjuste le temps de détecter la menace.Entre les immeubles l'avenue JosephBédier, une ombre plana. Les serresd'une des pattes du dragon saisirent lemilitaire par le buste. En quelquesbattements d'ailes il s'éleva avec saproie, qui se débattait frénétiquement. Àune centaine de mètres, le monstre lâchal'humain apeuré. La gravité fit le reste. Ils'écrasa lourdement sur le toit d'unimmeuble.

Le pilote d'Eagle one avait fait

demi-tour. Il volait maintenant en

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direction du Charles de Gaulle.L'appareil accéléra jusqu'à atteindremach 2. Les autres avions de chassefaisaient de même. Ils revenaient chacunvers leur porte-avions sans en avoir reçul'ordre.

– Capitaine… aucun des pilotes nerépond.

– Réessayez nom de Dieu ! Maisqu'est-ce qui se passe la haut ?

Les porte-avions essayaient

désespérément de communiquer avec lespilotes. Dans un laps de tempsrelativement court, les avions de chassetirèrent plusieurs missiles en directiondes navires militaires. Plusieurs

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frégates, des croiseurs et un porte-hélicoptères étaient en feu. Personne necomprenait vraiment ce qui se passait.Sur certains bâtiments, des missiles sol-air furent tirés contre les avions dechasse. Quelques chasseurs furentdétruits. Les autres eurent le temps detirer d'autres missiles, avant de plongervers les portes-avions et les autresnavires de guerre.

Les avions kamikazes s'écrasèrentsur les bâtiments de L'Alliance, dans unesérie d'explosions impressionnantes.Dans les minutes qui suivirent l'eau salés'engouffrait dans les cales des naviresendommagés. Ils coulaient, entraînantavec eux les vivants et les morts,

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prisonniers de ces immenses cercueilsde métal.

La dernière chose qu'il avait entendu

c'était cette violente explosion. Il avaitmal aux oreilles, et une douleur dans ledos. Quelque chose s'était planté dans sachair, en dessous de l'omoplate gauche.Et puis l'eau avait commencé à toutenvahir. Il lui avait fallu nager en apnéedans plusieurs coursives, esquivantdivers débris, divers objets, desmembres et des corps sanguinolents. Ilavait repris sa respiration dans despoches d'air à plusieurs reprises.

La volonté de survivre associée à dela chance avaient fait qu'il avait trouvé

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une issue pour s'extraire de la frégateavant qu'il ne soit trop tard. Le navireplongeait vers les abîmes. Lui regardaitvers le ciel. La surface devait être à plusde trente mètres. Il faisait desmouvements puissants pour remonter leplus vite possible. La douleur. Vingtmètres. La peur de se noyer. Dix mètres.Les poumons en feu. Le corps quiréclame de l'oxygène. Cinq mètres.Encore quelques efforts et il y aurait del'air. De l'air.

– (inspiration) À l'aide ! À l'aide ! Autour du soldat blessé beaucoup de

débris flottaient, ballottés par l'eausalée. Certains étaient enflammés. Des

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colonnes de fumée s'élevaient vers leciel. Les quelques navires qui n'avaientpas été coulés étaient aux prises avecdes dragons.

Les derniers rayons de soleil

éclairaient Bellevue. Plusieurs heuress'étaient écoulées depuis qu'Anaïs étaitapparue devant la case de « GramounÉloi ».

Marine l'avait vue en premier. Elleétait juste devant le perron de la case entôles. Allongée, blessée, inconsciente.Le fait d'avoir vu sa cousine ainsimutilée avait choqué l'adolescente.Marine avait appelé à l'aide. Et ellen'avait plus dit un mot depuis.

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On n'arrivait pas à l'expliquer, maisavant même qu'on ne s'occupe d'elle lebras d'Anaïs ne saignait presque plus.

Allongée sur le lit, Anaïs était aux

frontières de la conscience. La douleurau bras était moindre. Elle ressentait dela fatigue. La présence de sa mère. Sapeine. Elle entendait maintenant dessons. Des mots. Sa mère priait.

La main gauche d'Anaïs venait defrémir. Un signe qui n'avait pas échappéà Sophie. Elle serra tendrement la maind'Anaïs. En silence. Il n'y eut aucun mot.Mais Sophie ressentait le sentimentd'amour que lui envoyait sa fille. Unsentiment intense.

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Anaïs sombra de nouveau dansl'inconscience.

Plus tard, elle émergea à nouveau.

Elle ouvrit les yeux. Elle regarda là oùaurait dû se trouver son bras droit. Ellele ressentait. Pourtant elle voyait bienqu'il manquait. Le bandage blanc quienserrait le moignon n'était pas imbibéde sang.

Puis la pensée dénuée d'émotions duayika-silah résonna dans sa tête.

– L'armada de l'Alliance estpresque totalement détruite. Dans unpérimètre de cent kilomètres autour del'île, comme tu l'as demandé. Tu n'aspas perdu beaucoup de sang. Je t'ai

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transportée ici juste aprèsl'autodestruction du ayika-nagi. Lesnani-meg ont arrêté l'hémorragie. Ilfaudra attendre un dizaine de jourspour que ton bras repousse.

– L'autodestruction du ayika-nagi ?– Anaïs, j'ai pour toi un message de

Kèy-Anah-Ishtah… La machine avait enregistré les mots

exprimant les pensées, mais aussi lesémotions qui les accompagnaient.

La voix multiple.« Anaïs, tu ne dois pas te sentir

responsable. Quand tout a commencéton esprit était au début de samutation. Lors de l'émergence de tes

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nouvelles facultés, le ayika-silah a pristes rêves pour des demandes. Voilàpourquoi il a fait apparaître lespremiers dragons. Tes premièresinteractions avec la machine a surtoutété l'occasion pour le khan-yuskad'étudier tes ondes cérébrales afin deles reproduire. C'est ainsi qu'il a pudétourner la puissance de la machine.Au final il voulait avoir une emprisetotale sur ton esprit pour prendredéfinitivement le contrôle du ayika-silah. L'origine du développement desTanka-khan reste pour nous un mystère.Mais l'étendue de tes pouvoirstélépathiques ouvre le champ despossibles. Le plus important c'est que

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tu as été perspicace et créative. Tu astrouvé le moyen de résister etd'affaiblir l'esprit qui voulait nousdominer. Tu as fait ce qu'il fallait. Etmoi… et nous aussi. Tu l'as sans doutecompris, il n'y avait pas d'autreréceptacle pour nos esprits que cettesphère qui contenait déjà l'esprit dukhan-yuska. Le seul moyen de détruirele khan-yuska était de détruire leayika-nagi. Il n'y avait pas d'autresolution. Pour le faire je devais… nousdevions attendre que tu sois capable deprendre le relais. Nous te léguons lestrois ayika-silah ainsi que le vaisseau.Comme nous te l'avons expliqué, ilcontient tout ce qui est nécessaire pour

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faire renaître la vie qui existait surMaz-hur. »

Puis la voix de Kèy.« Les deux autres ayika-silah sont

quelque part sur Terre. Avec l'aide decelui qui accède à tes demandes, il seraaisé de trouver les deux autres. Tu es enpartie zahidi, c'est pourquoi ilsprendront en compte tes sollicitationspsychiques. La ligne directrice de leurprogrammation est la protection desformes de vie maz-hurienne. Ilt'appartient de les convaincre du bienfondé de ce que tu voudrasentreprendre. Tu es forte Anaïs. Maisencore si jeune. Que la Lumière de lasagesse guide tes pensées, tes paroles

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et tes actes pendant toute ta vie. SiZhul est le seul Dieu de l'Univers, alorsil ne fait qu'un avec la Déesse Maz-dha. Et je pense qu'il ne fait qu'un avecle Dieu de votre monde, même si vousaussi vous Lui avez donné plusieursnoms. Que la Lumière te guide. »

La voix de Ishtah.« Grâce aux gènes supplémentaires

que j'ai intégrés à ton génome humain,tu peux espérer vivre plusieurs siècles.Les nani-meg veilleront à réparer toncorps s'il subit des dommages. Ilsprendront aussi le relais lorsque tonsystème immunitaire sera défaillant.Pour la reproduction tu auras le choix.

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La reproduction sexuée ou laparthénogenèse. Mais sache que seulela parthénogenèse gardera les gènes delongévité accrue. »

Les voix de Anah et de Ishtah.« Anaïs, en plus du vaisseau et des

ayika-silah, nous pouvons aussi teléguer nos souvenirs. Kèy a refusé de teproposer les siens. Il a ses raisons.Nous ne pouvons que respecter sonchoix. Bien sûr, il n'est pas question dete les transmettre maintenant. Lesdonnées mémorielles ont étéenregistrées par le ayika-silah. Tupourras accueillir et garder enmémoire ces expériences de vie ou les

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effacer. Tu choisiras une fois que tuseras devenue pleinement adulte.Anaïs, considère ceci. Accepter ourefuser, aucune des deux alternativesne comporte que des avantages. Tu asplusieurs années pour y réfléchir. Vu ceque tu as déjà accompli, ce serait unhonneur pour nous que tu acceptes. »

La voix de Anah.« Anaïs, je t'ai vue grandir. J'ai

beaucoup d'affection pour toi. Ishtah etKèy pensent que je me laisse tropguider par mes sentiments. Ishtah etKèy ont plus l'intelligence de l'espritque celle de l'âme. D'après eux ça n'apas de sens de te le dire. Mais ça n'enaurait pas plus de te le cacher. Malgré

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le respect que j'éprouve pour le lien quivous unit ta mère et toi, je me suispermis de te considérer comme ma fille.Comme l'enfant que je n'ai jamais eu.Je t'aime Anaïs. Je te souhaite une vieheureuse. »

La voix de Kèy-Anah-Ishtah« Concernant l'utilisation que tu

feras des ayika-silah, du vaisseau etl'espoir de renaissance qu'il contient,je suis… nous sommes persuadés que tuferas preuve de sagesse. Que laLumière te guide. »

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Chapitre 25 / Réunion ausommet

Dans le couloir un homme noir

avançait d'un pas pressé, accompagnépar deux hommes blancs en costumesombre. Il était grand, mince, et aussichauve qu'une boule de billard. Il portaitun costume bleu marine. Il avait à lamain gauche une sacoche noire. Le tapisrouge sur lequel les trois hommesavançaient faisait toute la longueur ducouloir. Une bonne vingtaine de mètres.

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Il régnait dans cet endroit un silencepesant.

Il jeta un coup d’œil aux colonnesblanches situées à sa gauche, mais pasaux lustres en cristal qui pendaient auplafond. Les trois hommes arrivèrentbientôt au niveau de deux militaires, quimontaient la garde devant une portemassive à deux battants.

– Bonjour messieurs, leur dit

l'homme noir avec un petit sourire.L'un des soldats en faction lui lança

un regard circonspect.– Bonjour, répondit-il d'une voix

froide.

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– Il a déjà été fouillé. Il n'a pasd'arme sur lui, dit l'un des deux hommesqui l'accompagnaient.

Pendant que les deux hommes en

costume noir s'éloignaient, un des gardessortit de la poche de sa veste quelquechose qui ressemblait à une tablettetactile. Il la tendit vers l'homme noir,l'écran vers le haut. « Posez votre mainici s'il vous plaît. » L'homme posa samain bien à plat pendant un bref instant.Puis le militaire positionna l'écran àquelques centimètres des yeux del'homme en costume, en lui disant :« Regardez l'écran sans bouger la tête. ».

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Dans la seconde qui suivit, un brefsignal sonore se fit entendre.

Le militaire regarda l'écran. Ilaffichait : « Données biométriquescohérentes. Données puce RFIDcohérentes. Identité : Professeur CharlesAndré Diop. ».

– C'est bon ? Je peux entrer ?– On doit vérifier votre laissez-

passer, dit le soldat d'une voixmonocorde.

– Ah oui ! Le laissez-passer. Tenez.Il avait décroché la petite carte qui

pendait à son cou pour la tendre augarde. Le militaire l'approcha de sonlecteur biométrique portable. Il luirendit la carte, tout en regardant l'écran.

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Puis, d'un geste lent, le garde ouvrit l'undes battants de la lourde porte en bois.Le professeur Diop entra. La porte sereferma aussitôt.

Le professeur balaya la salle du

regard. La pièce n'était pas très grande.Aux murs, quelques tableaux de maître.Il reconnut, entre autres, l'une desversions du cri d'Edvard Munch ainsique le Grand Dragon Rouge et la Femmevêtue de Soleil. Des originaux. Au fond,il y avait un drapeau de l'Alliance grandformat. À l'autre bout de la salle, unécran ultraplat de deux mètres sur troisétait fixé au mur. La table en bois étaitlongue, ovale, luxueuse.

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Une vingtaine de personnes étaientdéjà assises sur les chaises pivotantesen cuir noir. Il y avait des milliardaireset des hommes politiques. Parmi eux, leprésident de l'Union Nord-Américaine,Kerry Smith, et la présidente des États-Unis d'Europe, Alexandra Schumann.Israël, l'Australie, l'Union Sud-Américaine étaient aussi représentés.Bien que ne faisant pas officiellementparti de l'Alliance, le Royaume-Unin'était pas exclu de cette réunion secrète.Le Premier ministre britanniques'entretenait avec le président israélien.D'autres discussions à voix basseavaient lieu d'un bout à l'autre de latable.

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Le professeur Diop tira sur cette

cravate qui le gênait un peu. Il se raclala gorge, bruyamment. La plupart desyeux se tournèrent vers lui. La surprisese lisait sur certains visages. MadameSchumann lui fit signe d'approcher, enlui désignant le siège vide qui setrouvait à sa gauche. Il vint s'asseoir àcôté d'elle, le visage grave. Leschuchotements reprirent, mais nedurèrent pas.

La porte s'ouvrit de nouveau. Unhomme d'une soixantaine d'années entra.Il était mince et de taille moyenne. Ilavait la peau blanche, des cheveuxchâtains clairs coupés courts, des yeux

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marrons. Il portait un costume noir. Unsilence respectueux emplit la salle deréunion. Cet homme d'affaires, qui pesaittrès lourd en terme de fortune etd'influence, était quasiment inconnu dugrand public. Il représentait pourtant àlui seul les intérêts du ConsortiumSilverstar. Monsieur Jim Edisons'installa sur le seul siège qui faisait dosau drapeau de l'Alliance. Son regard deglace se posa sur l'assemblée demilliardaires et de politiques.

– Bonjour messieurs. Nous pouvonscommencer, se contenta-t-il de dire.

Ses yeux fixèrent pendant un bref

instant le professeur Diop. Il tourna le

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regard vers la droite, en direction deKerry Smith. Il lui fit un signe en levantl'index droit. Le doigt de monsieurEdison resta levé pendant à peine uneseconde. Tous les regards se tournèrentvers le président de l'Union Nord-Américaine. Le président s'exprimad'une voix forte, mais beaucoup moinssolennelle que celle de ses discoursofficiels. Le professeur Diop remarquaaussi qu'il parlait un peu plus vite qued'habitude.

– Messieurs, les décisions que nous

allons prendre ensemble aujourd'hui, oudans les jours prochains en petitcomités, vont peser lourd. Très lourd.

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Nous avons subi une défaite importante.Et nous sommes menacés. Oui, noussommes menacés. Notre organisation estmenacée. Le pouvoir que nous n'avonseu de cesse d'étendre depuis plusieurssiècles est menacé. En un jour nousavons perdu plus de cent soixante millesoldats, et près du tiers de nos bâtimentsde combat. Nos ennemis se frottent déjàles mains. La Chine et la Russie neveulent pas unir leurs forces aux nôtrespour combattre notre nouvel ennemi. Lestractations allant dans ce sens sontrestées lettre morte. Nous sommesaffaiblis. D'après la CIA, les Chinois etles Russes pourraient nous frapper à toutmoment. J'ai pris soin de communiquer

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l'information à certains d'entre vousjuste avant cette réunion. On signale déjàdes mouvements de troupes un peupartout en Chine, en Russie, mais aussidans les pays arabes qui nous sonthostiles. On est au bord de la troisièmeguerre mondiale. Mais ce n'est pas ça leplus grave. Le plus grave, messieurs,c'est que nous manquons cruellementd'éléments sur la nature réelle de ce quiest devenu notre principal ennemi. Noussavons que c'est un ennemi puissant etinsaisissable. Je ne parle même pas destratégie de défense. Pour l'instant, nousn'en avons pour ainsi dire aucune.

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La déclaration était tombée commeun coup de couperet, avec beaucoup defranchise et de gravité. Il n'y avait pas àdiscuter ce constat amer. Il y eut un courtinstant de silence. Le président israélien,Ariel Levinsky, échangea un regard avecmonsieur Edison et prit la parole. Ils'exprima en anglais, avec un fort accentisraélien.

– Oui, c'est une défaite importante.

Pas seulement au niveau militaire, maisaussi au niveau financier. Certes, l'argentc'est nous qui le créons. Mais tout lesystème est basé sur la confiance desmasses populaires que nous gouvernons.Et cette confiance est en chute libre,

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comme le cours de toutes les grandesplaces boursières. Nous le savons tous,dans d'autres circonstances ce krachaurait pu nous être bénéfique. Si c'étaitnous qui l'avions orchestré, ce chocpsychologique planétaire aurait été unebonne occasion de faire passer degrandes réformes impopulaires dans lespays de L'Alliance. Mais la situation esttoute autre. Nous sommes affaiblismilitairement et financièrement. Malgréla dette de sept milliards qui nous lie àla Chine, c'est une occasion rêvée pourles Chinois de nous prendre leleadership. Selon les renseignementsfournis par le Mossad, le déclenchementde la guerre est une question de jours.

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(Le président israélien reprit sonsouffle et enchaîna.) Concernant plusparticulièrement la situation au Proche-Orient, la menace pour mon pays ne doitpas être sous-estimée. Israël se prépareactivement à l'affrontement. Et quellesque soient les décisions qui serontprises aujourd'hui, nous nous réservonsle droit de frapper de manièrepréventive. Il faut faire face à la réalité.Nous sommes déjà en guerre. Et puisquenous sommes en guerre, je pense que lapremière chose à faire est de décréter laloi martiale dans tous les pays del'Alliance. Et cela, au plus vite.

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Plusieurs personnes autour de latable avaient hoché la tête, ou murmuréleur approbation. Madame Schumannavait fait un signe. Elle voulait prendrela parole. Jim Edison regarda endirection du président israélien.Visiblement il n'avait rien à ajouter.Monsieur Edison désigna la présidentedes Etats-Unis d'Europe d'un mouvementrapide de l'index droit.

Madame Schumann parla de manièreposée, les mains jointes par le bout desdoigts.

– Je comprends les craintes demonsieur Levinsky. Elles sont bien sûrjustifiées. On ne peut pas occulter lesconsidérations financières, ni la menace

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d'une guerre non-conventionnelle. Maisje crois que ce n'est pas le plusimportant. Le plus important c'estd'abord de comprendre ce qui se passe,et la nature des bouleversements qui seprofilent. Je voudrais, si vous le voulezbien, revenir sur ce que disait monsieurSmith. Nous avons quelques élémentsnouveaux concernant notre véritableennemi. L'homme qui est à ma gauche estle professeur Diop. Il dirige l'équipe descientifiques qui a travaillé sur l'enginqui s'est écrasé dans le désert duKalahari, il y a une dizaine d'année.Quand nous avons lancé notre attaquesur l'Île de La Réunion, le lien entre cetengin et notre ennemi n'était qu'une

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hypothèse. Depuis quelques heures, il aété établi que ce lien existe bel et bien.Il s'agit d'une certitude. Nous n'avonspas de temps à perdre avecl'énumération des titres et des diplômesuniversitaires du professeur Diop. Pourceux qui ne le connaissent pas, soyezassurés qu'il a des compétences pointuesdans de nombreux domaines. Le tempspresse. C'est à vous Monsieur Diop.Soyez concis.

Pendant que madame Schumann

parlait, le professeur Diop avait sorti desa sacoche noire un objet circulaire. Ill'avait posé sur la table. Le projecteurholographique avait l'aspect d'un frisbee

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argenté. L'homme de science tenait dansla main gauche une petite télécommande.Il prit une profonde inspiration. Il avaitl'habitude de parler en public, mais pasdevant ce genre d'assemblée. Une imagefloue apparut soudain au dessus duprojecteur holographique, juste avantque le professeur ne prenne la parole.L'image, qui occupait un volumed'environ deux mètres cubes, devintrapidement plus nette.

« Bonjour messieurs. Voilà l'engin.

Certains d'entre vous l'ont déjà vu, dumoins en images… »

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Le vaisseau spatial était totalementnoir. La silhouette d'un homme étaitpositionné près de l'appareil afin dedonner une idée de sa taille. Il mesuraitune cinquantaine de mètres de long. Ilétait de forme ovoïde, et s'étirait enpointe à l'arrière. Les ailes étaient largeset minces par rapport au reste duvaisseau. On aurait dit deux gosseslames incurvées qui pointait vers l'avant,dépassant le nez de l'appareil d'un bonnedizaine de mètres.

« Pour ceux qui le voient pour lapremière fois, disons pour aller vite queles ailes sont aussi les réacteurs. Mêmesi le terme réacteur n'est pas vraimentapproprié. Vous remarquez aussi qu'il

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n'y a pas d'armement visible. Les deuxtâches grises circulaires que l'on voit surles côtés du corps central sont toutsimplement les portes. La porte à tribordétait ouverte quand on a trouvé l'engin.Heureusement, car sinon on aurait eu dumal à l'ouvrir. Le matériau résiste audiamant, à nos lasers les plus puissants.Bref, c'est du solide… »

L'hologramme de la vue d'ensemble

du vaisseau disparut soudain. On voyaitmaintenant, en trois dimensions, unecabine de couleur orangée, totalementvide. La lumière était diffuse. On nepouvait pas distinguer nettement les

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contours, ni se faire une idée de sesdimensions réelles.

À voix basse, quelquesquestionnements se firent entendre.

« Ça c'est l'un des quatrecompartiments du vaisseau. Celui qui estle plus à l'avant. Le plus petit aussi. Onn'a pas trouvé de matériel, pas deréserve de quoi que ce soit, aucun objetd'aucune sorte, pas de tableau de bord,aucune surface translucide permettant devoir à l'extérieur, pas d'ordinateur. Rien.Ni dans ce compartiment, ni dans lestrois autres. En dernier recours on a faitappel aux hommes du projet Stargate.Des clairsentants… »

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Ni l'évocation du projet Stargate, nicelle des hommes à ces pouvoirs psyparticuliers n'étonnèrent les membres del'assemblée de politiques et demilliardaires.

« Voici les images de ceux qui ont eules meilleurs résultats en essayant decommuniquer avec le vaisseau… »

L'hologramme représentait

maintenant plusieurs plans parallèles.De nombreux signes lumineux en deuxdimensions sont sur un même plan. Ilsfusionnent pour donner un signenouveau, puis se scindent, en deux, troisou quatre signes. Ils passent d'un plan à

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un autre, pour fusionner à nouveau avecd'autres symboles.

« Les mathématiciens et leslinguistes ont eu de quoi s'arracher lescheveux. Je vous passe les difficultés detraduction. Certains idéogrammes nesont toujours pas traduits à l'heure qu'ilest. La traduction est donc partielle etincomplète. Certains concepts ne sontque des approximations. Mais en gros,le vaisseau nous parle d'une guerre entredeux espèces, suivie d'une période depaix. Le vaisseau nous parle aussi, etc'est ce qui nous intéresse, de la fuited'une entité pour échapper à la mort.Disons plutôt à la destruction. En fait onne sait pas vraiment s'il s'agit d'une ou

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plusieurs entités. Mais en plus de cessignes lumineux, d'autres images sontapparues dans l'esprit desclairsentants… »

Les images des plans parallèles

couverts d'idéogrammes avaient disparu,remplacées par des celles des Géants.

« Comme vous le voyez, ces arbressont semblables à ceux qui ont poussé àl'Île de La Réunion. Si ce n'est leurcouleur. Quelque chose qui était dans levaisseau est parti vers cet île. Il estprobable qu'il s'agisse de l'entité dontnous parle le vaisseau… »

– Parlez-nous des données issuesdes extractions mémorielles faites sur

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les Réunionnais, demanda madameSchumann sur ton qui faisait ressemblersa demande à un ordre.

– Les extractions mémorielles. Ellesavaient pour but de comprendre ce quise passait sur cet île du bout du monde,avant que les bombes H ne soientlarguées. D'abord les dragons, puis desarbres géants. Quelqu'un devait biensavoir quelque chose. Voici le premierélément qui a particulièrement attirénotre attention…

Pendant qu'il parlait le professeur

avait pris dans sa poche son téléphoneportable. Et il s'était saisi de latélécommande de l'écran ultra-plat, qui

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se trouvait sur la table devant madameSchumann. Quelques effleurementsrapides de l'écran de son téléphone avecl'index droit. Le portable étaitmaintenant connecté à l'écran fixé aumur.

L'hologramme représentant lesGéants s'évanouit soudain. L'écran dedeux mètres sur trois diffusait déjà lesimages d'une infirmière essayantd'ouvrir une porte.

« Cela s'est passé dans un hôpital de

l'ouest de l'île. Les données mémoriellesde trois employés de l'hôpital sontconvergentes et montrent des imagessimilaires. C'est du sûr. Cette scène s'est

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passée le lendemain de ce fameuxsamedi où les dragons ont ravagé l'île.Regardez cette petite fille assise entailleur sur le lit. Elle s'appelle AnaïsDamour. Elle émerge d'un coma qui aduré trois jours. Vous remarquez que seslèvres bougent. Elle dit quelque choseque les témoins n'arrivent pas àentendre. Elle est légèrement de profile,mais notre programme de lecture labialeest performant. Il s'avère qu'elle répèteen boucle les mêmes mots : « Qu'ilsdisparaissent. ». Nous avons la quasi-certitude qu'elle parle des dragons. Ilssont apparus vendredi soir, le premierjour de son coma. Ils ont ravagé l'îlesamedi. Et le dimanche matin ils

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n'étaient plus là. Disparus, comme parmagie. Le deuxième élément provientdes données mémorielles d'unepsychologue. Là nous voyons une de sescommunications télépathiques avec cettefillette. Oui, vous avez bien entendu, descommunications télépathiques… »

Les images montraient à présent

Anaïs avançant sur un petit chemin deterre, flottant au dessus des ornières.

« C'est maintenant que ça devientréellement intéressant… »

– Vous voulez dire que tout ce qui estarrivé est l’œuvre d'une fillette,l'interrompit monsieur Smith. C'est une

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fillette qui a détruit en un jour le tiers denotre flotte et qui a…

– Taisez-vous ! Et laissez-lecontinuer, dit sèchement monsieurEdison.

– Veuillez m'excuser, dit le présidentde l'Union Nord-Américaine. Je vous enprie Monsieur Diop.

– Merci. Les données mémoriellesde la psychologue sont richesd'enseignements. Grâce à elles, noussavons que la fillette a trouvé un artefactquelques semaines avant que les dragonsn'apparaissent. Un artefact extraterrestre.C'est cette boule noire…

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À l'écran on voyait Anaïs assisedevant la boule noire. Une sorte despirale noire s'en échappait.

« D'après ce qu'elle a communiqué àla psychologue, grâce à cet artefact ellepeut faire apparaître ce qu'elle veut,comme par magie. Mais ce n'est pas dela magie. C'est juste une technologie quenous n'arrivons pas à comprendre…pour l'instant. C'est quelque chose quiressemble à de la nanotechnologie.D'après les experts en physique desparticules, il y a de bonnes raisons depenser que cela se passe au niveauquantique… »

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Le professeur s'arrêta de parler. Iltourna les yeux vers la porte qui venaitde s'ouvrir. La plupart des regardssuivaient le déplacement de la femmequi avait fait irruption. Monsieur Dioparrêta l'image, alors que la spirale noiredonnait naissance à un petit dragon.

La femme brune était habillée d'un

ensemble tailleur gris. Elle tenait dans lamain droite une tablette tactile blanche.Elle avait fait quelques pas. Elles'immobilisa, regardant vers Jim Edison,qui venait de faire pivoter sa chaisepour lui faire face. Monsieur Edison luifit signe d'approcher. Elle posadélicatement la tablette tactile sur la

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table. Elle recula de trois pas, ets'immobilisa. D'un geste de la main JimEdison lui fit comprendre qu'elle devaitressortir. Il posa sa main droite surl'écran pendant une seconde. Tous lesregards étaient tournés vers lui. Si onavait décidé d'interrompre cette réunion,cela signifiait qu'il s'agissait de quelquechose de grave. Monsieur Edisonregarda l'écran. Puis, au bout quelquessecondes interminables, il leva la tête.

– Messieurs, tous nos sites delancement de missiles nucléaires sonthors service. Ça a commencé parVanderberg et Cap Canaveral. À présenttous les silos, en Europe comme enAmérique du nord, sont remplis d'une

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substance noire vitreuse. Personne nesait comment c'est possible, mais nosmissiles balistiques ne sont plusopérationnels. Et en plus, nos sous-marins lance-missiles ne répondent plus.

À l'écran l'image représentait

toujours la spirale noire, se transformanten un petit dragon figé dans le temps.Surprenant toute l'assemblée, une spiraled'un taille plus importante venaitd'apparaître devant l'écran, à unetrentaine de centimètres au-dessus dusol. Et soudain, Anaïs apparut, enlévitation. Elle portait un bas de joggingbleu clair et un tee-shirt blanc. Lemoignon de son bras droit, sans

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bandage, parfaitement cicatrisé,dépassait à peine de la manche du tee-shirt. La fillette était pieds nus. Lagravité qui se lisait sur son visage auraitpu faire oublier qu'il s'agissait d'uneenfant.

– Nom de Dieu, mais comment…– Mais qu'est-ce-que ça veut dire ?

Appelez la sécur… Anaïs avait levé promptement la

main gauche. Les deux personnes quiavaient formulé leur étonnementrestèrent la bouche ouverte, incapablesde continuer leur phrase, incapables derefermer la bouche. Le présidentisraélien s'était levé. Il se figea dans le

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mouvement qu'il faisait pour serapprocher de la porte. Il se tenait sur unpied, pétrifié. Manifestement une forceinvisible le maintenait en équilibre. Leprésident australien avait sorti une armede poing qu'il tenait dans la main droite.Il sentit une force ouvrir violemment samain. Le pistolet lui échappa, pour allerse coller au plafond. Les quatrepersonnes pétrifiées pouvaient voir etentendre ce qui se passait autour d'elles,mais elles ne pouvaient bouger aucun deleurs muscles.

Le professeur Diop les regarda tourà tour, puis, dans un mouvement lent, ilposa la télécommande sur la table. Passél'étonnement, son esprit vif faisait déjà

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des hypothèses, présageait de ce quiallait se passer dans les minutes et lesheures à venir.

Anaïs prit la parole en s'exprimant

en anglais. Elle parla d'une voixmétallique en articulant bien les mots.Le contraste entre ce visage juvénile etcette voix rauque et puissante étaitsaisissant.

– Restez calmes. Je ne suis pasréellement là. Pas au sens où vousl'entendez. Mais je peux agir sur chacund'entre vous. Je pourrais tous vous tuer,là, tout de suite. Mais cela, je veuxl'éviter. Oubliez mon apparencehumaine. Je suis une hybride. J'apprends

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vite, et je me renforce. Je suis en passede maîtriser une science et unetechnologie qui dépasse votreentendement. Ce que j'ai fait de votrearmada en est la preuve. Sans parler devos missiles nucléaires. Posez votrequestion Monsieur Edison.

Il s'apprêtait en effet à interrompre

Anaïs. Il fut surpris qu'elle le sache àl'avance, mais ne laissa rientransparaître sur son visage.

– Vous dîtes que vous n'êtes pasvenue nous tuer. Alors vous êtessûrement venue nous parler. Que voulez-vous ?, demanda sans détour Jim Edison.

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Il y eut quelques secondes d'unsilence angoissant. Les personnes figées,bouches ouvertes, purent enfin reprendrele contrôle de leurs muscles.

Le professeur Diop se disait qu'ilparaissait plausible que cette créatureait réellement la capacité de tuer toutesles personnes présentes autour de cettetable. Concernant les moyens, avec unetelle technologie, elle devait avoirl'embarras du choix. L'idée qu'ellepourrait tous les exécuter simultanémentpar infarctus lui traversa l'esprit.Puisqu'elle pouvait figer les corps, ellepourrait tout aussi bien figer les cœurs.Malgré ses paroles rassurantes, lapossibilité qu'ils soient tous en train de

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vivre les derniers instants de leur vien'était pas à exclure.

La peur se lisait sur plusieursvisages. Le président israélien, sortantde son immobilité, fit deux ou trois pasvers la porte. Une voix résonna dans latête. Il s'arrêta brusquement. La voix luidemandait de retourner s'asseoir.

Anaïs tourna son regard vers

monsieur Edison. Un regard puissant etdéterminé.

– Ce vaisseau ne vous appartientpas. Je l'ai donc soustrait à vosscientifiques. Il est maintenant en lieusûr. Je vais rester sur Terre… encore uncertain temps. Le temps de préparer un

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long voyage. Des préparatifs qui ne sontpas compatibles avec le déclenchementd'une guerre d'envergure planétaire. Defait, la race humaine a une propension àla guerre, à la destruction. Notre côtésombre. Nous sommes une racebelliqueuse. Nous sommes capablesd'une grande férocité… et en mêmetemps la plupart des hommes n'aspirentqu'à vivre en paix. Moins paradoxalqu'il n'y parait. Le plus souvent ce sontles dirigeants qui déclarent la guerre.Notre côté clair. Certains humains sontprêts à se sacrifier pour d'autres… Del'empathie. De la compassion.Balbutiante. Pas encore organisée. Mais

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de l'empathie quand même. Elleémerge…

Il y eut un instant de silence. Depuis

qu'elle avait parlé de paix la voixd'Anaïs était devenue moins rude. Elles'était mise à parler plus lentement. Et lafillette avait depuis quelques secondesles yeux dans le vague. Elle semblaitperdue dans ses réflexions, ou sessouvenirs. Jim Edison voulut mettre àprofit ce qu'il croyait être de l'hésitation.Il s'apprêtait à réagir. Mais quelquechose l'en empêcha. Il voulait parlermais ses lèvres restaient soudées. Sesyeux trahissaient autant de frustration

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que de surprise. Plusieurs membres del'assemblée s'en rendirent compte.

Anaïs balaya l'assemblée d'un regard

sévère. Elle continua, avec une pointe decolère.

– Vous ! Vous les hommes depouvoir ! Vous dirigez une grande partiede cette planète. Vous pillez lesrichesses de nombreuses régions. Lamisère que vous créez vous sert àasseoir votre pouvoir. Mais vous nereprésentez pas la volonté de la majoritédes hommes et des femmes de la Terre.Vos démocraties ne sont que desmirages. Votre volonté d'asservir vossemblables est réelle. La peur, la

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méfiance, la compétition, la volonté dedominer guident vos actes. Assassinsfinanciers, financement de rebellions quiservent vos intérêts, coups d'état,assassinats, opérations sous faussebannière, torture, manipulation del'information. Vous organisez les guerreset les famines. Rien n'atteint plus voscœurs. Ni le sang des innocents, ni lescris des enfants agonisants. Vous nereculez devant aucune ignominie. Vousvous dites civilisés. Mais si le degré decivilisation se mesure au sort réservéaux plus faibles, je ne vois aucunecivilisation. Toujours plus d'argent,toujours plus de pouvoir. La mise enplace de grands blocs économiques

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devait déboucher sur une gouvernancemondiale. Je ferai de votre rêve uneréalité. Tout le temps que je passerai ici,je régenterai ce monde.

Anaïs sourit alors à l'assemblée.

Elle ajouta d'une voix plus calme.« De grands changements vont

s'opérer. Des millions d'âmes éclairéesvont s'unir. Elles vont œuvrer pour unmonde meilleur. Je ferai tout ce qui esten mon pouvoir pour que ceschangements soient durables. Le mondetel que vous le connaissez est sur lepoint de disparaître. Le mensonge, lamanipulation, les guerres, les faminesferont bientôt parti du passé. Le règne de

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la division entre les Hommes touche à safin. Grâce aux fruits des Géants,beaucoup d'humains verront au delà desapparences. »

Et Anaïs disparut.

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Épilogue

De nombreuses décennies plus

tard… Un précepteur pour une douzaine

d'enfants au maximum. C'était ainsidepuis plusieurs années. Le GrandConseil l'avait préconisé. Les Étatsl'avaient réalisé progressivement.

En général, pour les apprentissagesthéoriques, les enfants étaient chez eux,ou ailleurs. Grâce à la technologie

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holographique, ils passaient la moitié dutemps scolaire dans des salles de classevirtuelles. Les moindres de leursmouvements étaient instantanémentreproduits en salle de classe via le Syn,le réseau civil de connexion planétaire.Les élèves étaient le plus souvent desvoisins qui se côtoyaient. Ils seretrouvaient aussi dans la « vraie vie »pour les activités de plein air.

Concernant les parents, l'articulation

entre les heures consacrées au travail etle temps libre faisait qu'ils pouvaientpasser beaucoup de temps avec leursenfants. Les travailleurs les moins zélésfaisaient les vingt heures

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hebdomadaires. Ce qui leur permettaitd'avoir un niveau de vie décent. Lesstakhanovistes pouvaient faire le double,parfois plus. Les piscines, les stades, lesthéâtres, les cinémas, les jardinspublics, les parcs de loisirs faisaientpartie intégrante de toutes les cités,quelle que soit leur taille.

Debout, deux élèves discutaient dans

la salle de classe virtuelle. Au fond,devant les étagères où trônaient desrangées de livres, on pouvait voir unhologramme de quatre mètres dediamètre, représentant la Terre tournantsur elle-même. Un troisième enfantapparut. Progressivement, d'autres

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élèves vinrent se joindre aux premiers.Ils se saluaient, parlaient de leur week-end. En tamacheq, en bamanakan ou enfrançais. Des plaisanteries. Quelqueséclats de rire.

La majorité des élèves avaient lapeau plus ou moins basanée. Une petitefille métissée aux traits asiatiques. Unepetite blonde. Un petit rouquin. Et Indra.Elle avait la peau basanée, un visage fin,des yeux noirs. Des cheveux noirs, longset soyeux, légèrement ondulés.

Ils étaient onze dans la classe. Ilshabitaient tous le même quartierd'Anefis, une ville Azawadienne. Laplupart des élèves étaient âgés de septans. Des boubous, des djelabas, des

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jeans et des tee-shirts colorés. Certainsenfants étaient pieds nus.

Les bureaux et les sièges des élèves,des meubles ergonomiques en bois quise trouvaient en réalité chez eux, étaientassez semblables. Les pupitres formaientun cercle. Sur chaque bureau se trouvaitune boule bleu clair. La boule deconnexion, grosse comme une orange.Indra était la seule avoir un écran plat.Un écran tactile assez large. Elle avaitaussi des écouteurs dans les oreilles.

Le précepteur, monsieur Savuka,

apparut dans la salle de classe. Enquelques secondes, les élèvesdisparurent, pour réapparaître derrière

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leurs pupitres. Debout derrière sonbureau, la tête haute, le professeur plaçasa main droite au niveau de son cœur,les doigts ouverts. Les enfants firent lemême geste.

– Bonjour à chacun. Respect etsynergie, dit-il en souriant pour lessaluer.

– Bonjour Monsieur Savuka.Respect et synergie, répondirent lesélèves.

– Aucun d'entre vous n'a depréoccupations qui pourraient ledistraire pendant l'échange de ce matin ?(Il y eut un instant de silence.) Bien. Lesenfants, on ne le vous répétera jamaisassez, les connaissances servent à la

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survie. La survie des individus, maisaussi et surtout la survie de l'espèce.Cela vaut pour toutes les formes de vie,y compris les humains. Vendredi nousavons échangé à propos de la prédation.Nous avons vu aussi différentesstratégies animales pour perpétuer leurespèce, notamment celles de certainsanimaux grégaires. En fin de matinée,nous avons parlé un peu de l'histoire dela planète Maz-hur…

Le précepteur voyait Indra effleurerde l'index gauche son écran tactile.

« Au hasard… Indra. Peux-tu nousdire quel était le diamètre de Tholis? »

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Ce n'était pas vraiment par hasardque le précepteur avait posé la questionà Indra. Contrairement à la plupart desenfants, elle ne pouvait pas intégrer lesdonnées en utilisant la « connexine ». Laconnexine, c'est ainsi que l'on nommaitla connexion de Syn au cerveau, sanspasser par les organes sensoriels. Unéchange de données qui se faisait plusvite quand on était en contact avec uneboule de connexion.

Indra apprenait moins vite que lesautres. Bien sûr les appréciations quifiguraient sur son livret de suivid'apprentissages prenaient en compte cedésavantage. Une inadéquation entre lesystème cérébro-informatique et le

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connectome de la fillette qui générait unhandicap.

Ils étaient un peu plus de un pour-

cent de la population à avoir de grossesdifficultés à utiliser la connexine, oupire, comme c'était le cas pour Indra, àne pas pouvoir l'utiliser du tout. Çan'avait rien à voir avec leurs capacitésintellectuelles. Beaucoup avaienttendance à l'oublier. Dans le langagecourant, on les appelait les« déphasés ». Et de fait, rares étaient lesdéphasés qui avaient des postes àresponsabilité.

Indra tardait à répondre.

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– Les enfants, prenez connaissancedu schéma de fonctionnement d'uneplante. La germination, ledéveloppement, la photosynthèse.Demandez à Syn pourquoi la plupart desfeuilles sont vertes. Répétez plusieursfois la définition d'autotrophie. On enreparle dans quelques instants, pendantla ballade virtuelle dans la forêtamazonienne.

Chaque élève, fermant les yeux,enveloppait déjà de sa main droite laboule de connexion.

– Indra, il est probable qu'en faisant

un effort tu arrives à donner la bonneréponse, dit monsieur Savuka.

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– À quoi ça sert de connaître lediamètre du plus gros satellite d'uneplanète qui n'existe plus ?, demandaIndra.

– Indra… c'est juste un test demémoire. Tu es consciente desdifficultés que tu as à intégrer denouvelles données, lui dit le précepteurd'une voix pleine d'empathie.

– Je l'ai lu… et j'ai dû l'oublier.Peut-être parce que ça n'a pas vraimentd'importance.

– Tes résultats sont très moyens pource trimestre Indra. Il est possible que çaremette en question ton changement decycle d'apprentissages. Tu as huit ans. Si

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tu veux passer en cycle quatre, il faudraque tu fasses des efforts. Tu sais…

Le précepteur était conscient quebrusquer la fillette aurait desconséquences néfastes sur son étatd'esprit. Cela la rendrait moinsdisponible pour le reste de l'échange. Cequi irait à l'inverse de l'effet escompté.Il parlait calmement. Il la mettait justeface à une possibilité, qui pourraitdevenir réalité. Indra leva le doigt,signifiant ainsi qu'elle voulait prendre laparole.

Déjà trois enfants, les plus rapides,ouvraient les yeux et abandonnaient lecontact tactile avec la boule bleue. « OuiIndra, je t'écoute. »

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– Peu m'importe d'apprendre moins

vite que les autres. J'apprends. J'évolue.À mon rythme. Le changement est gravédans le sable.

– Où es-tu allée piocher cettephrase ? Elle est au programme du cycledouze. Est-ce que tu connais lasignification de cette maxime ?

L'étonnement pouvait se lire sur le

visage du précepteur. Il entendait la voixd'Indra, et pourtant les lèvres de lafillette étaient parfaitement immobiles.

– Je perçois votre étonnement. C'estla traduction d'un proverbe sodelk quimet principalement en avant la

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sagesse, la patience et l'humilité. Il y acinq significations à cette phrase. Cinqniveaux de compréhension…

Indra les énuméra, et les commenta,à telle vitesse que monsieur Savuka dutfaire un effort de concentration pour nepas décrocher. Des références àl'érosion, au temps, aux forces quiséparent et celles qui rassemblent, à cequi semble contradictoire mais qui nel'est pas, aux idéogrammes écrits dans lesable qui s'effacent mais qu'on garde enmémoire, à la vie des individusrelativement éphémère, à la transmissiondes traditions, au changement dans lacontinuité, au respect des « anciens »…

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En plus des mots, des idéogrammessodelk accompagnaient ses explications.

En ce lundi matin, Elvina

Mootoosamy, la mère d'Indra, était autravail. Les parents d'Indra étaientd'origine Mauricienne. Elvina avait lapeau basanée, les cheveux noirs, longs etbrillants. Un visage aux traits fins, desyeux noirs rayonnant de douceur et desimplicité. Elle portait une blouseblanche. Elle avait fini d'analyser desprélèvements faits sur des chèvres d'unélevage de la région. Après deux heuresde travail, elle avait décidé de faire unepause. Elle arrivait devant le « mac ». Àtravers sa vitre transparente, la machine

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à collations présentait entre autres dessandwiches, des viennoiseries, desbarres chocolatées et des fruits. Dans lecouloir, trois personnes en blouseblanche attendaient devant l'ascenseur.Elles discutaient, un café, un en-cas à lamain.

– Un grand crème et un nuts, dit-elleau « mac ».

La machine n'avait pas répondu.Cela signifiait qu'elle pouvait satisfairesa commande.

Sékou, un collègue, apparut au fonddu couloir. Il semblait pressé. La mainsur le cœur, Elvina le salua de loin.

– Bonjour Sékou. Respect etsynergie, pensa-elle.

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Sa pensée, qui incluait ledestinataire, fut captée par lesdétecteurs. Le réseau Proxine envoya lemessage instantanément à Sékou.

– Bonjour Elvina. Respect etsynergie. Je suis pressé. On se parletout à l'heure.

Il disparut dans les escaliers.Le bracelet-montre d'Elvina se mit

alors à vibrer. Une communication Syn.– Je suis prête à prendre la

communication, pensa-t-elle.Un champ de force opaque venait

d'apparaître, séparant le couloir en deux,condamnant l'accès au « mac ». Elvinacomprit immédiatement qu'il se passaitquelque chose de vraiment grave.

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Trois hologrammes apparurent. Deux

femmes et un homme, habillés deboubous couleur azur ornés du mêmemotif. Le drapeau Azawadien. Tous lestrois portèrent leur main droite au niveaudu cœur.

– Bonjour Madame Mootoosamy, ditune des deux femmes. Respect etsynergie.

– Bonjour à chacun, dit Elvina.Respect et synergie.

– Je suis Madame Garanké.– Je suis Madame Sissoko– Monsieur Diabaté.– Madame Mootoosamy, comme

vous le savez, nous sommes les

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représentants de l'État de l'Azawad auGrand Conseil, dit madame Garanké.Cette communication est officielle.Comme le prévoit la loi, elle est doncenregistrée au nom du devoir detransparence envers le peuple. Nouscontacterons monsieur mootoosamyaussitôt que cette entrevue sera terminée.

La surpise se lisait sur le visaged'Elvina.

– Je suis très étonnée que vousvouliez me parler, dit-elle. De quois'agit-il ?

– Il s'agit de votre fille Indra, lui ditmadame Sissoko. Saviez-vous que votrefille est télépathe ?

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– Télépathe ? Il doit y avoir uneerreur. Elle est « déphasée ».

– Voici les faits, dit monsieurDiabaté. Elle a communiqué ses penséesà son précepteur, monsieur Savuka. Lefait que ses réflexions relèvent duprogramme du cycle douze estanecdotique. Ce qui est vraimentétonnant, c'est que monsieur Savukaréside à Nimbin, en Australie. Nousavons vérifié. Votre fille n'a utiliséaucune technologie. Elle présente doncune particularité unique. Elle est la seule« déphasée » télépathe. Les penséestransmises étaient très claires. Le fluxétait très rapide. Compte tenu de ladistance, votre fille peut être considérée

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comme une des meilleures télépathes detoute la planète. Dans l'Intérêt Commun,elle est placée dès aujourd'hui sousprotection de la Sécurité CivileAzawadienne.

L'Intérêt Commun était la ligne

directrice qui influait grandement sur lesdécisions prises au niveau planétaire ouau niveau des États.

Madame Sissoko prit de nouveau laparole.

– D'après nos fichiers, il n'y a pas delien de filiation entre vous et laMahatma Anaïs. Il en est de même pourmonsieur Mootoosamy. Néanmoins, destests génétiques seront demandés par le

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Conseil d'État Azawadien. Pour vous,pour monsieur Mootoosamy et pourvotre fille.

– Bien sûr, se contenta de direElvina encore sous le choc.

Les télépathes, et plus généralement

les personnes ayant des « capacitéspsy », on en parlait régulièrement dansles spots concernant le projet « Swarmone ». Surtout sur la chaîne Capricorne,entre les reportages sur les colonieslunaires et martiennes.

Depuis plusieurs décennies, sur tousles continents, on effectuait des testsservant à révéler d'éventuelles capacitéspsychiques chez les enfants. Télépathie,

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télékinésie, précognition… Certainsétaient maintenant devenus physiciens,médecins, psychologues, linguistes,ingénieurs mécaniciens, ingénieursagronomes, militaires… Et bien-sûrcertains avaient été priés de participerau projet « Swarm one ».

On avait copier l'esprit desmeilleurs d'entre eux dans des sphèresutilisant la technologie maz-hurienne.

Vingt nagi-meg, une trentaine decorps artificiels qui imitaient à laperfection « la vraie vie », cinq ayika-silah, une centaine de robots humanoïdesultra-résistants. Tel était l'équipage duvaisseau qui devait décoller pour laplanète Kapteyn b. Un aller simple.

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– Vous le savez Madame

Mootoosamy, l'Odysseus quittera laTerre pour aller vers l'étoile de Kapteyndans une dizaine de jours. Il existe peutêtre sur cette planète une vie intelligente.La télépathie peut améliorer les chancesde se faire comprendre. Elle peut aussiêtre d'un grand secours dans certainessituations critiques. La présence del'esprit de votre fille à bordaugmenterait les chances de succès de lamission. Vous connaissez l'importancede cette mission…

Tout le monde connaissait

l'importance de ce projet d'envergure

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planétaire. Il s'agissait d'un essaimageintersidérale. Il y avait à bord duvaisseau toute la technologie et tout lematériel génétique nécessaires pourperpétuer là bas la plupart des espècesterrestres.

Quelques heures plus tard, le GrandConseil, réunissant trois représentantsde chaque pays de la planète, seréunissait pour une séanceextraordinaire. Des centaines dereprésentants s'étaient prononcé enfaveur de la requête du directeur duprojet « Swarm one ». On avait décidéqu'il était judicieux que l'esprit d'Indrafasse partie de la mission. Encorefallait-il que la fillette accepte.

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Dans le salon de la familleMootoosamy, ils étaient assis autour dela table. Indra, ses parents et unepsychologue.

Jonah, le père d'Indra, avait desdreadlocks ainsi qu'une moustache et unebarbe courtes. Il avait en cet fin d'après-midi un air sérieux qui éclipsait lesourire qu'il arborait habituellement. Ilmanquait à ses yeux et à son visage unpeu de leur lumière. Cette lumière desâmes qui ont appris à vénérer la vie,essayant humblement de transcender lespeines et d'apprécier simplement lesjoies de l'existence.

La psychologue, une jeune femmeaux traits asiatiques avait les cheveux

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noirs, des pommettes saillantes. Elleétait habillée d'un jean, d'un tee-shirtvert. Elline faisait partie de cespsychologues spécialement formés pouraider les habitants des coloniesmartiennes ou lunaires. Elle avaitcontribué à concevoir les exercices quipréparaient les esprits copiés dans lesnagi-meg pour ce long voyage.

On avait expliqué à Indra la

situation. Le caractère exceptionnel deson talent. L'importance de la mission.Ce qui allait se passer si elle acceptait.

– En vrai je vais rester sur Terre, ditIndra. Et une copie de mon esprit seradans une machine. C'est ça ?

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– C'est bien ça ma chérie, lui dit samère. Ton double aura de longuespériodes de sommeil. Et quand elle seraréveillée, elle sera dans un corpsartificiel. Un corps qui ressemblera autien.

– Le voyage est dangereux. On n'ajamais fait ce voyage avant.

Jonah avait souri avant de répondre.Indra s'inquiétait du sort de son double.C'était tout à son honneur. Il était fierd'elle.

– C'est vrai, lui dit son père. Mais levaisseau est solide. Les ingénieurs ontpensé à ce qui pourrait se passer. Il y ade nombreuses vies à bord. Il ont toutfait pour que ça se passe bien.

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Indra réfléchit pendant quelquessecondes, les yeux baissés. Elle repriten regardant ses parents.

– L'autre Indra, elle va se sentirseule sans vous. Elle va souffrir de votreabsence… à cause de moi. Je ne veuxpas. Je ne veux pas qu'elle soit touteseule…

La fillette ferma les yeux et secoualentement la tête de droite à gauche. « Jene veux pas. » C'est à ce moment que lapsychologue prit la parole.

– Je te comprends Indra. Tu ne veuxpas que l'autre Indra se retrouve seuledans le vaisseau sans ses parents. Et sielle avait ses parents pour

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l'accompagner. Ça serait génial, non ?Qu'est-ce que tu en dis ?

– C'est possible ça ?, dit Jonah. Jecroyais que tout était bouclé, que lesplaces étaient limitées.

– On fera une petite place pour vosdoubles, si vous êtes d'accord…évidemment.

– Maman ? Papa ? Une semaine plus tard, un petit

vaisseau survola sur quelqueskilomètres les verts pâturages du Kidal,pour prendre une trajectoire ascendante.Il transportait vers le vaisseau-mèretrois nagi-meg. Les copies des espritsd'Indra, d'Elvina et de Jonah étaient

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endormis pour de nombreuses annéesencore.

C'était la deuxième fois qu'unvaisseau partait de la Terre vers uneexoplanète. Le premier voyage avaitdébuté cent six ans auparavant. L'autrevaisseau-mère, contenant les formes devie venant de Maz-hur, était parti vers lesystème Képler 186, avec la MahatmaAnaïs à son bord.

Fin

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N° ISBN : 9782955187401 Prix TTC: 4,90 € Dépôt légal en coursPublié en Mai 2015Impression numérique, Île de la

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Gérard

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