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LE CONSOMMATEUR : UNE « RESSOURCE OPERANT » ? DE LA THEORIE A LA PRATIQUE DES
ACTEURS DE LA GRANDE DISTRIBUTION
Guillaume Do Vale
Doctorant1
Isabelle Collin-Lachaud
Professeur des Universités
Université de Lille – SKEMA Business School
EA 4112, MERCUR
I.M.M.D
&
Xavier Lecocq
Professeur des Universités
Lille- Economie et Management (LEM)
CNRS : UMR 9221
IAE, Université Lille 1
Résumé:
La théorie marketing reconnaît un rôle de plus en plus actif au consommateur. La Service
Dominant Logic considère notamment ce dernier comme une ressource operant capable de
co-créer de la valeur avec l’entreprise. Cette nouvelle conception du rôle du consommateur
amène les entreprises à remettre en question leurs pratiques. Cette recherche vise plus
particulièrement à explorer et comprendre comment les acteurs de la grande distribution
considèrent le rôle du consommateur dans le processus de co-création de valeur et quelle
place ils lui accordent concrètement. L’analyse de six entretiens d’experts et de cinq
observations de type client mystère dans les points de vente de différents distributeurs met en
lumière un décalage entre la place que la littérature donne aux consommateurs et celle que les
distributeurs sont en mesure de leur accorder dans le processus de co-création de valeur. Nous
mettons en évidence les freins technologiques et organisationnels que peuvent rencontrer les
distributeurs pour bien connaître leur client et le considérer comme une ressource operant
capable de co-créer de la valeur.
Mots clés : distribution ; Service-Dominant Logic ; co-création de valeur ; ressource operant ;
technologie
1 Auteur correspondant : [email protected]
THE CONSUMER AS AN OPERANT RESOURCE? FROM THEORY TO RETAILING ACTORS’
PRACTICES
Abstract:
Marketing theory recognizes that consumer’s role is more and more active. The Service-
Dominant-Logic in particular considers consumer as an operant resource who can co-create
value with the firm. This new conception of consumer’s role led retailers to challenge their
current practices. This research seeks to explore and understand how retailing actors consider
the consumer’s role in the value co-creation process and what place they concretely give to
him. The analysis of six expert interviews and five mystery shopping observations highlight a
gap between the place given to consumers in the literature and the one that retailers can
actually give to them in the value co-creation process. We identify technological and
organisational brakes that retailers meet to truly know their customer and consider him as an
operant resource able to co-create value.
Key words: Retailing, Service-Dominant-Logic, value co-creation, operant resource,
technology
1
LE CONSOMMATEUR : UNE « RESSOURCE OPERANT » ? DE LA THEORIE A LA PRATIQUE DES
ACTEURS DE LA GRANDE DISTRIBUTION
La majorité des distributeurs cherchent aujourd’hui à devenir « omni-canal » (Avery et
al., 2012 ; Verhoef et al., 2015). Leur objectif est de proposer à leurs clients une expérience
de consommation qui mêle les avantages du canal physique et du canal digital (Rigby, 2011).
Dans ce nouvel écosystème, les consommateurs peuvent se construire une expérience de
consommation sur-mesure. Actifs et créatifs, les consommateurs développent des
connaissances et des compétences grâce à leurs expériences de shopping hybrides (physique
et digitale) (Collin-Lachaud et Vanheems, 2016). Cette mutation vers l’omni-canal s’inscrit
plutôt dans la perspective de la Service-Dominant Logic (auteurs, 2016). La transition de la
Good Dominant Logic vers la Service Dominant Logic se traduit en effet par le rôle actif
désormais dévolu au consommateur dans le processus de co-création de valeur (Vargo et
Lusch, 2004 ; 2008 ; 2016). La relation distributeur-consommateur historiquement verticale
doit par conséquent être repensée de manière horizontale (Cova et Herbert, 2014). Il ne s’agit
plus seulement de faire travailler le consommateur quand le distributeur le souhaite (Cadenat
et al., 2013 ; Dujarier, 2008), mais de considérer systématiquement tous les clients comme
des partenaires, détenteurs de ressources operant (c’est-à-dire dotés de compétences et savoir-
faire) et pas seulement operand (cibles passives d’une offre). En effet, la SDL met en avant le
fait que « le consommateur est essentiellement une ressource operant, agissant seulement
occasionnellement comme une ressource operand » (Vargo et Lusch, 2004 p 7). Pour Vargo
et Lusch (2004, 2016), le consommateur est donc toujours actif dans la co-création de valeur.
Compte tenu de ces évolutions théoriques, notre recherche vise à identifier et
comprendre la place concrète que les distributeurs accordent aux consommateurs dans le
processus de co-création de valeur et notamment les freins au développement de la prise en
considération des clients comme des ressources operant. Elle a pour objectif d’interroger les
pratiques de co-création de valeur mises en place par les distributeurs dans une perspective
SDL (Vargo et Lusch, 2004) et d’identifier les écarts entre la théorie et la pratique. Après
avoir précisé le cadre théorique de notre recherche, nous détaillerons la méthodologie et les
résultats de l’étude qualitative. Puis, nous discuterons des contributions, des limites et des
voies de recherche.
Le consommateur : une ressource operant intégrée au processus de co-création de
valeur
L’évolution du rôle du consommateur dans le processus de co-création de valeur
L'évolution historique des paradigmes du marketing souligne le passage d'une logique
marchande centrée sur les échanges de produits manufacturés tangibles (GDL) à une vision
beaucoup plus large considérant que tout échange de produits ou de services constitue un
service (SDL) (Vargo et Lusch, 2004, 2008). La SDL est fondée sur une idée fondamentale
développée par Bastiat (1848 cité par Vargo et Lusch, 2008) pour qui chaque acteur déploie
des compétences pour proposer une offre de service à une tierce personne. La SDL permet la
distinction entre les ressources operant et operand (Vargo et Lush, 2004). Les ressources
operant sont les ressources qui peuvent agir sur d’autres ressources pour produire un effet,
elles sont souvent intangibles et dynamiques (savoir-faire, compétences, connaissance
clients…). Ces ressources sont difficilement imitables et constituent l’élément essentiel du
processus de création de valeur, alors que que les ressources operand sont les ressources qui
nécessitent l’intervention de ressources operant. Celles-ci sont le plus souvent tangibles et
statiques (matières premières) (Lush et Nambisan, 2015 ; Vargo et Lush, 2004).
2
La perspective SDL amène ainsi à ne plus considérer le consommateur comme la cible d’une
offre mais comme un acteur qui la co-crée (Vargo et Lusch, 2004, 2008, 2016). Le
consommateur devient un partenaire actif et doit être identifié comme une ressource operant
car il est capable de générer de nouvelles ressources (Vargo et Lush, 2004). Il s’agit d’un
producteur de valeur le plus souvent ignoré par l’entreprise (Marion, 2016). L’ensemble des
articles publiés sur la SDL et les critiques qui leur ont été adressées ont permis de clarifier le
débat sur le rôle des acteurs dans la co-création de valeur. Même si les avis divergent, les
auteurs s’accordent sur le fait que la co-création de valeur est le résultat d’une interaction
entre les ressources d’acteurs bénéficiaires et d’acteurs fournisseurs (Grönroos, 2008, 2011 ;
Vargo et Lusch, 2016). Vargo et Lusch (2016) insistent sur la distinction entre co-production
et co-création de valeur. Il y a co-production lorsque les consommateurs interviennent
directement dans le processus de production. De ce fait, la co-production est optionnelle, alors
que la co-création est systématique. La transition de la GDL vers la SDL est par ailleurs
favorisée par les évolutions technologiques. La technologie en tant que ressource operant
permet en effet la création de nouvelles ressources et devient une forme d’institution qui peut
avoir un impact sur le marché (Vargo et Lusch, 2016). Les nouvelles technologies permettent
également à n’importe quel consommateur d’interagir avec les entreprises à travers des
plateformes mises en place par ces dernières pour faciliter ce processus de création de valeur
(Ramaswamy et Ozcan, 2014).
Des distributeurs qui prennent conscience de la montée en compétence des consommateurs
Les distributeurs accordent de plus en plus d’importance à l’aspect intangible de leur
proposition de valeur, notamment pour faire face aux limites de la saturation des marchés de
la vente de produits (Munos, 2012). Les outils technologiques tels qu’internet, les
smartphones ou encore les objets connectés remettent en cause les anciennes barrières que
sont les contraintes spatio-temporelles et l’asymétrie d’information entre les consommateurs
et les distributeurs (Cao et Li, 2015 ; Rigby, 2011). La montée en compétence des clients
conforte la vision d’un consommateur dit « prosumer » (Cova et al., 2011), à la fois
producteur et consommateur. Il est désormais capable de collecter un grand nombre
d’informations en fonction de ses navigations à travers les différents canaux (Collin-Lachaud
et Longo, 2014 ; Collin-Lachaud et Vanheems, 2016). Les entreprises doivent désormais être
capables de proposer une expérience de consommation personnalisable selon le degré
d’engagement du consommateur dans le processus de co-création de valeur (Ramaswamy et
Ozcan, 2014). Le consommateur n’est pas seulement un acteur qui possède des revenus mais
une ressource qui peut être intégrée au modèle d’affaires (Plé et al., 2010). L’importance du
rôle actif des consommateurs est soulignée dans la littérature par l’idée d’un consommateur
« travailleur à temps partiel » (Carù et Cova, 2015) à la recherche d’une expérience unique.
Cadenat et al., (2013) mettent notamment en avant quatre formes de participation du
consommateur utilisées par les distributeurs selon les ressources mobilisées par le
consommateur et ses motivations. Les distributeurs peuvent aussi faire appel à la créativité
des consommateurs via le crowdsourcing 2 avec la possibilité d’intégrer un autre acteur
marchand dans le processus comme par exemple la collaboration Auchan-Quircky (Djelassi et
Decoopman, 2016). Cependant si cette littérature met en avant un consommateur capable
d’agir sur l’offre de l’entreprise et des distributeurs qui mettent en place des actions pour
prendre en compte la capacité du consommateur à agir sur l’offre, il s’agit-là de pratiques de
co-production de valeur et non de co-création de valeur qui concerneraient toutes les
interactions avec tous les clients (Vargo et Lusch, 2016).
2 Le crowdsourcing désigne l’action pour une entreprise d’externaliser la réalisation de
tâches simples ou complexes habituellement exercées par des employés vers une foule
indéfinie d’individus (Howe, 2006)
3
Quelles pratiques les distributeurs français mettent-ils en place pour intégrer les
consommateurs dans leur processus de création de valeur ? Quels freins rencontrent-ils pour
réellement considérer le consommateur comme une ressource operant ?
Méthodologie de la recherche
Afin d’identifier et comprendre la place que les distributeurs accordent au
consommateur dans le processus de création de valeur, nous avons adopté une approche
multi-méthodes (Arnould et Price, 1998). Début 2016, nous avons mené six entretiens
d’experts (profil des experts en annexe 1) après avoir réalisé des observations de type client
mystère dans les points de vente de cinq distributeurs au moyen d’une grille d’analyse
(annexe 2). Nous avons fait le choix d’une démarche qualitative car celle-ci s’intéresse
particulièrement au sens que les sujets donnent à leurs actions. De plus, ces méthodes sont
pertinentes pour étudier les innovations dans les transitions organisationnelles des entreprises
(Alami et al., 2009). L’entretien semi-directif est particulièrement approprié lorsqu’il s’agit de
comprendre et d’identifier les différentes contraintes et motivations qui régissent le
comportement des individus ou des organisations, dans un réseau interpersonnel (Alami et al.,
2009). Les six entretiens ont été réalisés en face à face sur le lieu de travail,
par skype ou par téléphone selon la disponibilité de nos experts. La durée
des entretiens a été équivalente quel que soit le mode de passation. Les
entretiens ont duré entre 1h et 1h20 et ont tous été entièrement
retranscrits. Pour les analyser, nous avons dans un premier temps étudié
chaque entretien individuellement pour identifier des thématiques communes
et ainsi coder nos entretiens. Une fois cette étape réalisée, nous avons
procédé simultanément aux analyses descriptives et explicatives (Alami et
al., 2009). Cette étape permet l’analyse des données suite au codage pour aboutir à la
construction de connaissances (Point et Voynnet-Fourboul, 2006). En outre, les observations
menées avant les entretiens nous ont permis d’enrichir la discussion pendant les entretiens à
travers les exemples et ainsi comparer la perception des experts et les données empiriques
observées. Les observations ont été analysées selon une grille d’évaluation préétablie (annexe
3). Sur la base de l’analyse des entretiens et des grilles d’observation, nous allons tenter de
mettre en lumière la place que les distributeurs attribuent au consommateur dans le processus
de co-création de valeur mis en avant par la SDL.
Résultats : Des distributeurs qui comprennent l’intérêt de considérer le consommateur
comme une ressource operant mais qui ne disposent pas encore de l’organisation
adéquate
Nous allons dans un premier temps mettre en lumière les difficultés des distributeurs
pour acquérir de la connaissance clients et l’utiliser efficacement pour interagir avec ces
derniers. Nous verrons ensuite les freins technologiques et organisationnels que les
distributeurs rencontrent pour reconnaître le consommateur comme une ressource operant.
Une prise de conscience des enjeux de la co-création de valeur qui nécessite de mieux
connaître le consommateur
Les experts reconnaissent l’intérêt de mieux écouter le consommateur mais soulignent
les difficultés qu’ils rencontrent pour prendre en compte les remontées clients.
4
« Ce qui est sûr, c’est que le client est plus écouté qu’avant, on le voit bien par l’impact que
les clients peuvent avoir sur les réseaux sociaux qu’ils ont un pouvoir. Un client mécontent ça
se sait fortement, ça remonte très vite, très haut, très large » Expert 6
S’ils reconnaissent une montée en compétence du consommateur, les distributeurs ne
disposent pas encore de suffisamment d’informations et d’interactions avec ce dernier pour
mettre en place une organisation qui permette de réellement prendre en compte le
consommateur comme une ressource operant. Nos données soulignent un décalage entre ce
que les distributeurs souhaiteraient mettre en place et leurs pratiques concrètes. Ils ont encore
certaines difficultés à prendre en compte le consommateur comme un partenaire capable de
co-créer de la valeur. C’est plutôt son potentiel de destruction de valeur qui est mis en avant.
De plus, nous avons pu constater lors de notre observation que les outils digitaux mis en place
par les distributeurs n’améliorent pas forcément la valeur d’usage. Certaines enseignes
étudiées possèdent plusieurs applications. La multiplicité de ces points de contact ne facilite
pas la fluidité du parcours omni-canal. En effet, si la mutation vers l’omni-canal devrait se
traduire par une expérience de consommation mêlant les avantages du magasin physique et la
richesse de la donnée online (Rigby, 2011), la réalité est souvent encore éloignée de la
théorie.
« On n’exploite pas encore assez les données, et je pense qu’exploiter les données ça permet
de personnaliser un parcours client, et de répondre avec une justesse incroyable à un besoin
client. Aujourd’hui on en est aux balbutiements. On a un site qui n’est pas personnalisé par
exemple, parce qu’on ne sait pas encore le faire. Et j’ai hâte qu’on le fasse en fait » Expert 1
Les distributeurs ne disposent pas à l’heure actuelle des outils permettant de créer des
synergies entre la donnée clients récoltée par les canaux physiques et digitaux. L’organisation
marketing des distributeurs est rendue plus complexe par la multitude des points de contact
qui permettent aux consommateurs d’interagir avec le distributeur (Lemon et Verhoef, 2016).
« Notre opinion, c’est de reconstruire une nouvelle collaboration avec le client. C’est dire
est-ce que vous acceptez de nous ouvrir l’accès à vos données et nous ça nous permettra de
mieux cibler…alors ce n’est pas la tendance, pour l’instant c’est on va essayer de récupérer
le plus de données qu’on peut, une collecte un peu sauvage » Expert 3
« Ce n’est pas simple comme sujet, il ne faut pas que ce soit intrusif et qu’on puisse exploiter
les données. Mais c’est un objectif, comment mesurer une action qu’on fait sur le site quand
on sait que 97% du trafic sur le site se termine en magasin et on ne sait absolument pas
suivre le comportement de notre client en magasin après sa visite sur le site » Expert 2
Cette problématique de données constitue l’un des principaux freins à la création d’une
interaction avec les consommateurs. Cependant, nous avons tout de même pu constater une
réelle prise de conscience des distributeurs de la nécessité de mettre en place des pratiques de
co-création de valeur avec les consommateurs.
Des initiatives pour prendre en compte le rôle actif du consommateur et mettre en place des
pratiques de co-création de valeur encore limitées par un manque de ressources
L’analyse des discours de nos experts montre que les distributeurs cherchent désormais
à adapter leur organisation aux attentes des consommateurs, notamment en tentant
d’améliorer l’efficacité des interactions avec les consommateurs.
« On a eu un bug sur le site, qu’on n’avait pas identifié, c’est un client qui nous l’a remonté…
c’est au final en travaillant avec ce client, en ayant plusieurs échanges avec lui qu’on a réussi
à identifier ce bug et à le résoudre » Expert 6
5
« Ce sont des choses qu’on commence à appliquer de notre côté nous aussi, on fait
énormément de tests utilisateurs, de tables rondes clients, on va chez des clients qui ont
acheté chez nous » Expert 5
Nous pouvons noter certaines initiatives réussies qui illustrent le changement de logique des
distributeurs, qui ne considèrent plus seulement le consommateur comme une simple cible ou
un employé logistique. Il convient toutefois de souligner qu’il s’agit de pratiques ponctuelles.
L’interaction entre le consommateur et le distributeur a lieu soit pour résoudre un litige soit
pour comprendre les raisons d’un achat déjà effectué.
« Et on leur pose un tas de questions sur comment ils ont acheté ça, pourquoi ils ont acheté
ça, comment ils ont fait donc on cherche un maximum à être au contact des clients et sur la
co-création aujourd’hui on n’y est pas encore, mais on y viendra de plus en plus ». Expert 5
« Alors oui intellectuellement, intégrer le client dans le développement de nouveaux services,
dans notre nouvelle organisation c’est forcément séduisant, vous dire que c’est le cas
aujourd’hui non, mais on peut imaginer qu’à terme, il soit de plus en plus intégré, ce n’est
pas forcément le cas aujourd’hui » Expert 6
Les distributeurs interrogés ont conscience du potentiel des pratiques de co-création de valeur
et de la richesse d’informations que possèdent les consommateurs. Cependant, ils ne semblent
pas encore équipés aujourd’hui pour les gérer de manière adéquate.
« Déjà aujourd’hui, vous voyez bien que cette technologie, elle a ses limites. On n’arrive pas
à suivre tout le parcours client, ne serait-ce que même quand j’ai acheté sur le site, on me
refait du retargeting dessus » Expert 2
« Plus les enseignes sont petites et agiles plus c’est facile, le principal impact c’est sur les SI
(systèmes d’informations). Ce qui est compliqué c’est le déploiement, ce sont des structures
rendues très rigides par des SI très performants mais très rigides » Expert 3
La technologie dont les distributeurs disposent actuellement n’est pas encore assez
efficace pour tendre vers une offre personnalisée. En outre, les pratiques de co-création de
valeur nécessitent une infrastructure flexible, capable de s’adapter aux variations de
l’environnement (notamment des comportements de consommation) de manière efficiente
(Ramaswamy et Ozcan, 2014). Or ce n’est pas forcément le cas pour les distributeurs
interrogés qui sont freinés par la taille de leurs structures et leurs systèmes d’informations
performants mais peu flexibles.
« Le gros enjeu et notre pdg le dit très clairement c’est de continuer à être agile alors que
nous sommes un énorme paquebot. Nous sommes 1000 au siège et 23 000 en France, et il faut
rester agile » Expert 1
« Ça peut arriver chez XX mais chez tout le monde, parce qu’on n’est pas encore rompu à
gérer ça…souvent ce qui arrive c’est que le suivi des prix n’est pas aussi temps réel en
magasin que sur Internet» Expert 4
Les distributeurs interrogés ne disposent pas encore des outils technologiques pour gérer en
temps réel leur politique commerciale à travers les canaux. Ceci engendre une concurrence
entre les canaux et un parcours de consommation pas encore réellement omni-canal. Dans ce
contexte, le consommateur est encore le plus souvent considéré comme une ressource
operand plutôt qu’operant, c’est-à-dire comme un acteur avec lequel l’entreprise a encore du
mal à interagir et co-créer de manière systématique. Le tableau en annexe 4 propose une
synthèse de nos résultats.
Discussion – Voies de recherche
6
Si nos résultats confirment les recherches antérieures sur la très forte montée en
compétence des consommateurs désormais capables de challenger les organisations, voire
même d’avoir une influence sur leurs stratégies (Cova et Cova, 2009 ; Plé et Lecocq, 2015).
Notre contribution concerne l’autre côté de la dyade : la réaction du distributeur à cette
montée en compétences et à cette prise en compte du consommateur comme ressource
operant. Nos données attestent en effet d’une prise de conscience par l’ensemble des
distributeurs interrogés de cette nouvelle donne mais elles révèlent combien leurs pratiques
sont encore balbutiantes pour gérer cette prise en compte du consommateur comme une
ressource operant. Les organisations des experts interrogés ne semblent pas encore disposer
des outils pour s’adapter à ce nouvel environnement et mettre ainsi en place des pratiques de
co-création de valeur. Carù et Cova (2015) ont mis en perspective les apports du
consommateur en tant que « travailleur à temps partiel » dans leur étude sur les « Tough
Mudder »3. Ces courses d’obstacles ne pourraient pas exister sans l’apport des volontaires qui
sont au cœur de l’organisation et du déroulement des courses. Cependant, il semble qu’à la
différence de ce type d’organisation, les grands distributeurs « traditionnels » ne disposent pas
encore de l’agilité nécessaire pour intégrer les nombreuses interactions avec le consommateur
à leur structure. Si les distributeurs ont depuis toujours mis le consommateur « au travail »
(Cova et Herbert, 2014), celui-ci était simplement considéré comme une ressource operand
qui avait une valeur marchande puisqu’il remplaçait le travail d’un salarié. Sa capacité à
produire des ressources est encore le plus souvent ignorée. Même si certains distributeurs
mettent en place des plateformes de crowdsourcing (Djelassi et Decoopman, 2013 ; 2016) et
que les distributeurs étudiés reconnaissent désormais le potentiel du consommateur dans les
pratiques de co-création de valeur ; il s’agit souvent de pratiques de co-production ponctuelles
avec quelques consommateurs et non pas des pratiques systématiques de co-création de valeur
avec tous les consommateurs comme le préconise la SDL (Vargo et Lusch, 2008 ; 2016).
L’ensemble des distributeurs interrogés est conscient de la nécessité de considérer le
consommateur comme une ressource capable de créer de la valeur. Cependant, cela relève
davantage du discours que des pratiques actuellement mises en place. Considérer l’ensemble
des consommateurs comme une ressource operant semble être un idéal qui n’est pas encore
atteint. Des changements organisationnels et culturels semblent nécessaires.
En dépit de ses contributions, notre recherche connait certaines limites. Sur le plan
méthodologique, pour nous adapter à des experts très peu disponibles, certains entretiens ont
été menés par Skype ou par téléphone, ce qui peut créer un biais. Sur les plans conceptuel et
empirique, cette recherche constitue la phase exploratoire d’un projet doctoral plus large qui
aura pour objectif d’étudier la manière dont les distributeurs développent de nouvelles
compétences marketing pour considérer le consommateur comme une ressource operant
plutôt que comme une ressource operand et l’intégrer dans leur modèle d’affaires.
Références bibliographiques
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3 Les Tough Mudder sont des courses à obstacles dont la distance varie généralement de 15 à
20km et dont les parcours sont préparés par les forces spéciales britanniques avec un
total de 15 à 20 obstacles. Elle se décrit elle-même comme la course du genre numéro 1 au
monde (http://obstacle.fr/tough-mudder-fiche/)
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Annexe 1 : Tableau des experts interrogés
Secteur Expert Poste Années d’expérience
Culture/Bricolage Expert 1 Chef de projet web local 9 ans dans le e-commerce
Sport Expert 2 Directeur e-commerce France 15 ans : 9 en magasin, 4au siège,
directeur e-commerce depuis 2 ans
Pôle de compétitivité Expert 3 Chef de projet, tendances de
consommation, future du commerce
3 ans et demi au Pôle de compétitivité/ 2
ans cabinets d’études
Alimentaire Expert 4 Directeur digital et transition omni-
canal au sein d’un grand groupe
intégré.
13 ans: chef de rayon, directeur adjoint, 2
mois : directeur de la transition omni-
canal depuis 2 mois
Bricolage Expert 5 Chef de projet e-commerce 11 ans dans le e-commerce
Electroménager/Multimédia Expert 6 Chef de marché TV/Hifi/Gaming 13 ans: chef de produit ; 3 ans directeur
ventes internet ; 2 ans chef de marché
Annexe 2 : Enseignes observées
Secteur Enseigne
Alimentaire Enseignes 1 et 2
Bricolage Enseigne 3
Culture Enseigne 4
Sport Enseigne 5
9
Annexe 3 : Critères d’évaluation de l’observation de type client mystère
Critères Observations
Communication
enseigne
Les enseignes observées ont une communication omni-canal.
Digitalisation PDV
La digitalisation des points de vente est assez hétérogène,
certains ont des bornes, d’autres non.
Comportement du
vendeur
L’ensemble des vendeurs se comportaient plutôt de manière mono-
canal sans tenir leur rôle de guide à travers les canaux afin
d’orienter le consommateur lors de son expérience de consommation
hybride. Il y a un décalage entre les compétences des consommateurs
et ce que proposent les vendeurs.
Stratégie
d'assortiment
Asymétrique : assortiments différents selon les canaux de vente
Frontière entre
les canaux pour
l'acte marchand
Poreuse pour la plupart, le consommateur peut naviguer d’un canal
à un autre aisément. Cependant certaines enseignes rendent rigide
le processus avec un manque d’informations fournies aux
consommateurs.
Prix
livraison/retrait
Gratuite en magasin, payante à domicile.
Retour/échange en
magasin pour les
achats en ligne
Possible chez toutes les enseignes.
Niveau de prix
online/offline
Nombreuses mécaniques promotionnelles disponibles sur seulement un
canal ce qui nuit à l’expérience. Ces différences sont
difficilement explicables pour les vendeurs et ne favorisent pas la
collaboration entre les canaux
Application mobile
Plusieurs applications mobiles pour certaines enseignes qui nuisent
à la fluidité de l’expérience de consommation et à l’accès aux
informations.
Annexe 4 : Le consommateur, une ressource operant ? Synthèse des écarts entre théorie et
pratique
Dimension Théorie Données empiriques
Données clients Partage de la donnée entre les
expériences physiques et
digitales (Rigby, 2011).
L’ensemble des experts reconnaît les limites à
l’acquisition de connaissances clients,
notamment pour comprendre le parcours de
consommation à travers les canaux.
Co-création de
valeur
Le consommateur est toujours
un co-créateur de la valeur
(Vargo et Lusch, 2008 ; 2016).
Les experts reconnaissent le potentiel de
création de valeur du consommateur mais ce
n’est pas encore le cas dans les faits. Seuls
quelques consommateurs sont concernés.
10
Technologie La technologie est une
ressource operant (Vargo et
Lusch, 2016).
La technologie actuelle ne permet pas encore
de personnaliser l’offre et de s’adapter à
chaque consommateur pour prendre en
compte leur capacité à créer de la valeur.
Agilité de
l’entreprise
L’infrastructure est flexible et
peut s’adapter rapidement aux
variations de la consommation
(Ramaswamy et Ozcan, 2014).
Les distributeurs interrogés mettent en avant
la difficulté à être agiles à cause de leurs
structures imposantes. La transition vers
l’omni-canal freine cette agilité puisque la
recherche de synergies entre les canaux est
souvent complexe. Les distributeurs se
focalisent plus sur leurs processus internes
que sur la prise en considération du
consommateur comme une ressource operant.