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LE CONSOMMATEUR : UNE « RESSOURCE OPERANT » ? DE LA THEORIE A LA PRATIQUE DES ACTEURS DE LA GRANDE DISTRIBUTION Guillaume Do Vale Doctorant 1 Isabelle Collin-Lachaud Professeur des Universités Université de Lille SKEMA Business School EA 4112, MERCUR I.M.M.D & Xavier Lecocq Professeur des Universités Lille- Economie et Management (LEM) CNRS : UMR 9221 IAE, Université Lille 1 Résumé: La théorie marketing reconnaît un rôle de plus en plus actif au consommateur. La Service Dominant Logic considère notamment ce dernier comme une ressource operant capable de co-créer de la valeur avec l’entreprise. Cette nouvelle conception du rôle du consommateur amène les entreprises à remettre en question leurs pratiques. Cette recherche vise plus particulièrement à explorer et comprendre comment les acteurs de la grande distribution considèrent le rôle du consommateur dans le processus de co-création de valeur et quelle place ils lui accordent concrètement. L’analyse de six entretiens d’experts et de cinq observations de type client mystère dans les points de vente de différents distributeurs met en lumière un décalage entre la place que la littérature donne aux consommateurs et celle que les distributeurs sont en mesure de leur accorder dans le processus de co-création de valeur. Nous mettons en évidence les freins technologiques et organisationnels que peuvent rencontrer les distributeurs pour bien connaître leur client et le considérer comme une ressource operant capable de co-créer de la valeur. Mots clés : distribution ; Service-Dominant Logic ; co-création de valeur ; ressource operant ; technologie 1 Auteur correspondant : [email protected]

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LE CONSOMMATEUR : UNE « RESSOURCE OPERANT » ? DE LA THEORIE A LA PRATIQUE DES

ACTEURS DE LA GRANDE DISTRIBUTION

Guillaume Do Vale

Doctorant1

Isabelle Collin-Lachaud

Professeur des Universités

Université de Lille – SKEMA Business School

EA 4112, MERCUR

I.M.M.D

&

Xavier Lecocq

Professeur des Universités

Lille- Economie et Management (LEM)

CNRS : UMR 9221

IAE, Université Lille 1

Résumé:

La théorie marketing reconnaît un rôle de plus en plus actif au consommateur. La Service

Dominant Logic considère notamment ce dernier comme une ressource operant capable de

co-créer de la valeur avec l’entreprise. Cette nouvelle conception du rôle du consommateur

amène les entreprises à remettre en question leurs pratiques. Cette recherche vise plus

particulièrement à explorer et comprendre comment les acteurs de la grande distribution

considèrent le rôle du consommateur dans le processus de co-création de valeur et quelle

place ils lui accordent concrètement. L’analyse de six entretiens d’experts et de cinq

observations de type client mystère dans les points de vente de différents distributeurs met en

lumière un décalage entre la place que la littérature donne aux consommateurs et celle que les

distributeurs sont en mesure de leur accorder dans le processus de co-création de valeur. Nous

mettons en évidence les freins technologiques et organisationnels que peuvent rencontrer les

distributeurs pour bien connaître leur client et le considérer comme une ressource operant

capable de co-créer de la valeur.

Mots clés : distribution ; Service-Dominant Logic ; co-création de valeur ; ressource operant ;

technologie

1 Auteur correspondant : [email protected]

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THE CONSUMER AS AN OPERANT RESOURCE? FROM THEORY TO RETAILING ACTORS’

PRACTICES

Abstract:

Marketing theory recognizes that consumer’s role is more and more active. The Service-

Dominant-Logic in particular considers consumer as an operant resource who can co-create

value with the firm. This new conception of consumer’s role led retailers to challenge their

current practices. This research seeks to explore and understand how retailing actors consider

the consumer’s role in the value co-creation process and what place they concretely give to

him. The analysis of six expert interviews and five mystery shopping observations highlight a

gap between the place given to consumers in the literature and the one that retailers can

actually give to them in the value co-creation process. We identify technological and

organisational brakes that retailers meet to truly know their customer and consider him as an

operant resource able to co-create value.

Key words: Retailing, Service-Dominant-Logic, value co-creation, operant resource,

technology

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LE CONSOMMATEUR : UNE « RESSOURCE OPERANT » ? DE LA THEORIE A LA PRATIQUE DES

ACTEURS DE LA GRANDE DISTRIBUTION

La majorité des distributeurs cherchent aujourd’hui à devenir « omni-canal » (Avery et

al., 2012 ; Verhoef et al., 2015). Leur objectif est de proposer à leurs clients une expérience

de consommation qui mêle les avantages du canal physique et du canal digital (Rigby, 2011).

Dans ce nouvel écosystème, les consommateurs peuvent se construire une expérience de

consommation sur-mesure. Actifs et créatifs, les consommateurs développent des

connaissances et des compétences grâce à leurs expériences de shopping hybrides (physique

et digitale) (Collin-Lachaud et Vanheems, 2016). Cette mutation vers l’omni-canal s’inscrit

plutôt dans la perspective de la Service-Dominant Logic (auteurs, 2016). La transition de la

Good Dominant Logic vers la Service Dominant Logic se traduit en effet par le rôle actif

désormais dévolu au consommateur dans le processus de co-création de valeur (Vargo et

Lusch, 2004 ; 2008 ; 2016). La relation distributeur-consommateur historiquement verticale

doit par conséquent être repensée de manière horizontale (Cova et Herbert, 2014). Il ne s’agit

plus seulement de faire travailler le consommateur quand le distributeur le souhaite (Cadenat

et al., 2013 ; Dujarier, 2008), mais de considérer systématiquement tous les clients comme

des partenaires, détenteurs de ressources operant (c’est-à-dire dotés de compétences et savoir-

faire) et pas seulement operand (cibles passives d’une offre). En effet, la SDL met en avant le

fait que « le consommateur est essentiellement une ressource operant, agissant seulement

occasionnellement comme une ressource operand » (Vargo et Lusch, 2004 p 7). Pour Vargo

et Lusch (2004, 2016), le consommateur est donc toujours actif dans la co-création de valeur.

Compte tenu de ces évolutions théoriques, notre recherche vise à identifier et

comprendre la place concrète que les distributeurs accordent aux consommateurs dans le

processus de co-création de valeur et notamment les freins au développement de la prise en

considération des clients comme des ressources operant. Elle a pour objectif d’interroger les

pratiques de co-création de valeur mises en place par les distributeurs dans une perspective

SDL (Vargo et Lusch, 2004) et d’identifier les écarts entre la théorie et la pratique. Après

avoir précisé le cadre théorique de notre recherche, nous détaillerons la méthodologie et les

résultats de l’étude qualitative. Puis, nous discuterons des contributions, des limites et des

voies de recherche.

Le consommateur : une ressource operant intégrée au processus de co-création de

valeur

L’évolution du rôle du consommateur dans le processus de co-création de valeur

L'évolution historique des paradigmes du marketing souligne le passage d'une logique

marchande centrée sur les échanges de produits manufacturés tangibles (GDL) à une vision

beaucoup plus large considérant que tout échange de produits ou de services constitue un

service (SDL) (Vargo et Lusch, 2004, 2008). La SDL est fondée sur une idée fondamentale

développée par Bastiat (1848 cité par Vargo et Lusch, 2008) pour qui chaque acteur déploie

des compétences pour proposer une offre de service à une tierce personne. La SDL permet la

distinction entre les ressources operant et operand (Vargo et Lush, 2004). Les ressources

operant sont les ressources qui peuvent agir sur d’autres ressources pour produire un effet,

elles sont souvent intangibles et dynamiques (savoir-faire, compétences, connaissance

clients…). Ces ressources sont difficilement imitables et constituent l’élément essentiel du

processus de création de valeur, alors que que les ressources operand sont les ressources qui

nécessitent l’intervention de ressources operant. Celles-ci sont le plus souvent tangibles et

statiques (matières premières) (Lush et Nambisan, 2015 ; Vargo et Lush, 2004).

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La perspective SDL amène ainsi à ne plus considérer le consommateur comme la cible d’une

offre mais comme un acteur qui la co-crée (Vargo et Lusch, 2004, 2008, 2016). Le

consommateur devient un partenaire actif et doit être identifié comme une ressource operant

car il est capable de générer de nouvelles ressources (Vargo et Lush, 2004). Il s’agit d’un

producteur de valeur le plus souvent ignoré par l’entreprise (Marion, 2016). L’ensemble des

articles publiés sur la SDL et les critiques qui leur ont été adressées ont permis de clarifier le

débat sur le rôle des acteurs dans la co-création de valeur. Même si les avis divergent, les

auteurs s’accordent sur le fait que la co-création de valeur est le résultat d’une interaction

entre les ressources d’acteurs bénéficiaires et d’acteurs fournisseurs (Grönroos, 2008, 2011 ;

Vargo et Lusch, 2016). Vargo et Lusch (2016) insistent sur la distinction entre co-production

et co-création de valeur. Il y a co-production lorsque les consommateurs interviennent

directement dans le processus de production. De ce fait, la co-production est optionnelle, alors

que la co-création est systématique. La transition de la GDL vers la SDL est par ailleurs

favorisée par les évolutions technologiques. La technologie en tant que ressource operant

permet en effet la création de nouvelles ressources et devient une forme d’institution qui peut

avoir un impact sur le marché (Vargo et Lusch, 2016). Les nouvelles technologies permettent

également à n’importe quel consommateur d’interagir avec les entreprises à travers des

plateformes mises en place par ces dernières pour faciliter ce processus de création de valeur

(Ramaswamy et Ozcan, 2014).

Des distributeurs qui prennent conscience de la montée en compétence des consommateurs

Les distributeurs accordent de plus en plus d’importance à l’aspect intangible de leur

proposition de valeur, notamment pour faire face aux limites de la saturation des marchés de

la vente de produits (Munos, 2012). Les outils technologiques tels qu’internet, les

smartphones ou encore les objets connectés remettent en cause les anciennes barrières que

sont les contraintes spatio-temporelles et l’asymétrie d’information entre les consommateurs

et les distributeurs (Cao et Li, 2015 ; Rigby, 2011). La montée en compétence des clients

conforte la vision d’un consommateur dit « prosumer » (Cova et al., 2011), à la fois

producteur et consommateur. Il est désormais capable de collecter un grand nombre

d’informations en fonction de ses navigations à travers les différents canaux (Collin-Lachaud

et Longo, 2014 ; Collin-Lachaud et Vanheems, 2016). Les entreprises doivent désormais être

capables de proposer une expérience de consommation personnalisable selon le degré

d’engagement du consommateur dans le processus de co-création de valeur (Ramaswamy et

Ozcan, 2014). Le consommateur n’est pas seulement un acteur qui possède des revenus mais

une ressource qui peut être intégrée au modèle d’affaires (Plé et al., 2010). L’importance du

rôle actif des consommateurs est soulignée dans la littérature par l’idée d’un consommateur

« travailleur à temps partiel » (Carù et Cova, 2015) à la recherche d’une expérience unique.

Cadenat et al., (2013) mettent notamment en avant quatre formes de participation du

consommateur utilisées par les distributeurs selon les ressources mobilisées par le

consommateur et ses motivations. Les distributeurs peuvent aussi faire appel à la créativité

des consommateurs via le crowdsourcing 2 avec la possibilité d’intégrer un autre acteur

marchand dans le processus comme par exemple la collaboration Auchan-Quircky (Djelassi et

Decoopman, 2016). Cependant si cette littérature met en avant un consommateur capable

d’agir sur l’offre de l’entreprise et des distributeurs qui mettent en place des actions pour

prendre en compte la capacité du consommateur à agir sur l’offre, il s’agit-là de pratiques de

co-production de valeur et non de co-création de valeur qui concerneraient toutes les

interactions avec tous les clients (Vargo et Lusch, 2016).

2 Le crowdsourcing désigne l’action pour une entreprise d’externaliser la réalisation de

tâches simples ou complexes habituellement exercées par des employés vers une foule

indéfinie d’individus (Howe, 2006)

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Quelles pratiques les distributeurs français mettent-ils en place pour intégrer les

consommateurs dans leur processus de création de valeur ? Quels freins rencontrent-ils pour

réellement considérer le consommateur comme une ressource operant ?

Méthodologie de la recherche

Afin d’identifier et comprendre la place que les distributeurs accordent au

consommateur dans le processus de création de valeur, nous avons adopté une approche

multi-méthodes (Arnould et Price, 1998). Début 2016, nous avons mené six entretiens

d’experts (profil des experts en annexe 1) après avoir réalisé des observations de type client

mystère dans les points de vente de cinq distributeurs au moyen d’une grille d’analyse

(annexe 2). Nous avons fait le choix d’une démarche qualitative car celle-ci s’intéresse

particulièrement au sens que les sujets donnent à leurs actions. De plus, ces méthodes sont

pertinentes pour étudier les innovations dans les transitions organisationnelles des entreprises

(Alami et al., 2009). L’entretien semi-directif est particulièrement approprié lorsqu’il s’agit de

comprendre et d’identifier les différentes contraintes et motivations qui régissent le

comportement des individus ou des organisations, dans un réseau interpersonnel (Alami et al.,

2009). Les six entretiens ont été réalisés en face à face sur le lieu de travail,

par skype ou par téléphone selon la disponibilité de nos experts. La durée

des entretiens a été équivalente quel que soit le mode de passation. Les

entretiens ont duré entre 1h et 1h20 et ont tous été entièrement

retranscrits. Pour les analyser, nous avons dans un premier temps étudié

chaque entretien individuellement pour identifier des thématiques communes

et ainsi coder nos entretiens. Une fois cette étape réalisée, nous avons

procédé simultanément aux analyses descriptives et explicatives (Alami et

al., 2009). Cette étape permet l’analyse des données suite au codage pour aboutir à la

construction de connaissances (Point et Voynnet-Fourboul, 2006). En outre, les observations

menées avant les entretiens nous ont permis d’enrichir la discussion pendant les entretiens à

travers les exemples et ainsi comparer la perception des experts et les données empiriques

observées. Les observations ont été analysées selon une grille d’évaluation préétablie (annexe

3). Sur la base de l’analyse des entretiens et des grilles d’observation, nous allons tenter de

mettre en lumière la place que les distributeurs attribuent au consommateur dans le processus

de co-création de valeur mis en avant par la SDL.

Résultats : Des distributeurs qui comprennent l’intérêt de considérer le consommateur

comme une ressource operant mais qui ne disposent pas encore de l’organisation

adéquate

Nous allons dans un premier temps mettre en lumière les difficultés des distributeurs

pour acquérir de la connaissance clients et l’utiliser efficacement pour interagir avec ces

derniers. Nous verrons ensuite les freins technologiques et organisationnels que les

distributeurs rencontrent pour reconnaître le consommateur comme une ressource operant.

Une prise de conscience des enjeux de la co-création de valeur qui nécessite de mieux

connaître le consommateur

Les experts reconnaissent l’intérêt de mieux écouter le consommateur mais soulignent

les difficultés qu’ils rencontrent pour prendre en compte les remontées clients.

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« Ce qui est sûr, c’est que le client est plus écouté qu’avant, on le voit bien par l’impact que

les clients peuvent avoir sur les réseaux sociaux qu’ils ont un pouvoir. Un client mécontent ça

se sait fortement, ça remonte très vite, très haut, très large » Expert 6

S’ils reconnaissent une montée en compétence du consommateur, les distributeurs ne

disposent pas encore de suffisamment d’informations et d’interactions avec ce dernier pour

mettre en place une organisation qui permette de réellement prendre en compte le

consommateur comme une ressource operant. Nos données soulignent un décalage entre ce

que les distributeurs souhaiteraient mettre en place et leurs pratiques concrètes. Ils ont encore

certaines difficultés à prendre en compte le consommateur comme un partenaire capable de

co-créer de la valeur. C’est plutôt son potentiel de destruction de valeur qui est mis en avant.

De plus, nous avons pu constater lors de notre observation que les outils digitaux mis en place

par les distributeurs n’améliorent pas forcément la valeur d’usage. Certaines enseignes

étudiées possèdent plusieurs applications. La multiplicité de ces points de contact ne facilite

pas la fluidité du parcours omni-canal. En effet, si la mutation vers l’omni-canal devrait se

traduire par une expérience de consommation mêlant les avantages du magasin physique et la

richesse de la donnée online (Rigby, 2011), la réalité est souvent encore éloignée de la

théorie.

« On n’exploite pas encore assez les données, et je pense qu’exploiter les données ça permet

de personnaliser un parcours client, et de répondre avec une justesse incroyable à un besoin

client. Aujourd’hui on en est aux balbutiements. On a un site qui n’est pas personnalisé par

exemple, parce qu’on ne sait pas encore le faire. Et j’ai hâte qu’on le fasse en fait » Expert 1

Les distributeurs ne disposent pas à l’heure actuelle des outils permettant de créer des

synergies entre la donnée clients récoltée par les canaux physiques et digitaux. L’organisation

marketing des distributeurs est rendue plus complexe par la multitude des points de contact

qui permettent aux consommateurs d’interagir avec le distributeur (Lemon et Verhoef, 2016).

« Notre opinion, c’est de reconstruire une nouvelle collaboration avec le client. C’est dire

est-ce que vous acceptez de nous ouvrir l’accès à vos données et nous ça nous permettra de

mieux cibler…alors ce n’est pas la tendance, pour l’instant c’est on va essayer de récupérer

le plus de données qu’on peut, une collecte un peu sauvage » Expert 3

« Ce n’est pas simple comme sujet, il ne faut pas que ce soit intrusif et qu’on puisse exploiter

les données. Mais c’est un objectif, comment mesurer une action qu’on fait sur le site quand

on sait que 97% du trafic sur le site se termine en magasin et on ne sait absolument pas

suivre le comportement de notre client en magasin après sa visite sur le site » Expert 2

Cette problématique de données constitue l’un des principaux freins à la création d’une

interaction avec les consommateurs. Cependant, nous avons tout de même pu constater une

réelle prise de conscience des distributeurs de la nécessité de mettre en place des pratiques de

co-création de valeur avec les consommateurs.

Des initiatives pour prendre en compte le rôle actif du consommateur et mettre en place des

pratiques de co-création de valeur encore limitées par un manque de ressources

L’analyse des discours de nos experts montre que les distributeurs cherchent désormais

à adapter leur organisation aux attentes des consommateurs, notamment en tentant

d’améliorer l’efficacité des interactions avec les consommateurs.

« On a eu un bug sur le site, qu’on n’avait pas identifié, c’est un client qui nous l’a remonté…

c’est au final en travaillant avec ce client, en ayant plusieurs échanges avec lui qu’on a réussi

à identifier ce bug et à le résoudre » Expert 6

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« Ce sont des choses qu’on commence à appliquer de notre côté nous aussi, on fait

énormément de tests utilisateurs, de tables rondes clients, on va chez des clients qui ont

acheté chez nous » Expert 5

Nous pouvons noter certaines initiatives réussies qui illustrent le changement de logique des

distributeurs, qui ne considèrent plus seulement le consommateur comme une simple cible ou

un employé logistique. Il convient toutefois de souligner qu’il s’agit de pratiques ponctuelles.

L’interaction entre le consommateur et le distributeur a lieu soit pour résoudre un litige soit

pour comprendre les raisons d’un achat déjà effectué.

« Et on leur pose un tas de questions sur comment ils ont acheté ça, pourquoi ils ont acheté

ça, comment ils ont fait donc on cherche un maximum à être au contact des clients et sur la

co-création aujourd’hui on n’y est pas encore, mais on y viendra de plus en plus ». Expert 5

« Alors oui intellectuellement, intégrer le client dans le développement de nouveaux services,

dans notre nouvelle organisation c’est forcément séduisant, vous dire que c’est le cas

aujourd’hui non, mais on peut imaginer qu’à terme, il soit de plus en plus intégré, ce n’est

pas forcément le cas aujourd’hui » Expert 6

Les distributeurs interrogés ont conscience du potentiel des pratiques de co-création de valeur

et de la richesse d’informations que possèdent les consommateurs. Cependant, ils ne semblent

pas encore équipés aujourd’hui pour les gérer de manière adéquate.

« Déjà aujourd’hui, vous voyez bien que cette technologie, elle a ses limites. On n’arrive pas

à suivre tout le parcours client, ne serait-ce que même quand j’ai acheté sur le site, on me

refait du retargeting dessus » Expert 2

« Plus les enseignes sont petites et agiles plus c’est facile, le principal impact c’est sur les SI

(systèmes d’informations). Ce qui est compliqué c’est le déploiement, ce sont des structures

rendues très rigides par des SI très performants mais très rigides » Expert 3

La technologie dont les distributeurs disposent actuellement n’est pas encore assez

efficace pour tendre vers une offre personnalisée. En outre, les pratiques de co-création de

valeur nécessitent une infrastructure flexible, capable de s’adapter aux variations de

l’environnement (notamment des comportements de consommation) de manière efficiente

(Ramaswamy et Ozcan, 2014). Or ce n’est pas forcément le cas pour les distributeurs

interrogés qui sont freinés par la taille de leurs structures et leurs systèmes d’informations

performants mais peu flexibles.

« Le gros enjeu et notre pdg le dit très clairement c’est de continuer à être agile alors que

nous sommes un énorme paquebot. Nous sommes 1000 au siège et 23 000 en France, et il faut

rester agile » Expert 1

« Ça peut arriver chez XX mais chez tout le monde, parce qu’on n’est pas encore rompu à

gérer ça…souvent ce qui arrive c’est que le suivi des prix n’est pas aussi temps réel en

magasin que sur Internet» Expert 4

Les distributeurs interrogés ne disposent pas encore des outils technologiques pour gérer en

temps réel leur politique commerciale à travers les canaux. Ceci engendre une concurrence

entre les canaux et un parcours de consommation pas encore réellement omni-canal. Dans ce

contexte, le consommateur est encore le plus souvent considéré comme une ressource

operand plutôt qu’operant, c’est-à-dire comme un acteur avec lequel l’entreprise a encore du

mal à interagir et co-créer de manière systématique. Le tableau en annexe 4 propose une

synthèse de nos résultats.

Discussion – Voies de recherche

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Si nos résultats confirment les recherches antérieures sur la très forte montée en

compétence des consommateurs désormais capables de challenger les organisations, voire

même d’avoir une influence sur leurs stratégies (Cova et Cova, 2009 ; Plé et Lecocq, 2015).

Notre contribution concerne l’autre côté de la dyade : la réaction du distributeur à cette

montée en compétences et à cette prise en compte du consommateur comme ressource

operant. Nos données attestent en effet d’une prise de conscience par l’ensemble des

distributeurs interrogés de cette nouvelle donne mais elles révèlent combien leurs pratiques

sont encore balbutiantes pour gérer cette prise en compte du consommateur comme une

ressource operant. Les organisations des experts interrogés ne semblent pas encore disposer

des outils pour s’adapter à ce nouvel environnement et mettre ainsi en place des pratiques de

co-création de valeur. Carù et Cova (2015) ont mis en perspective les apports du

consommateur en tant que « travailleur à temps partiel » dans leur étude sur les « Tough

Mudder »3. Ces courses d’obstacles ne pourraient pas exister sans l’apport des volontaires qui

sont au cœur de l’organisation et du déroulement des courses. Cependant, il semble qu’à la

différence de ce type d’organisation, les grands distributeurs « traditionnels » ne disposent pas

encore de l’agilité nécessaire pour intégrer les nombreuses interactions avec le consommateur

à leur structure. Si les distributeurs ont depuis toujours mis le consommateur « au travail »

(Cova et Herbert, 2014), celui-ci était simplement considéré comme une ressource operand

qui avait une valeur marchande puisqu’il remplaçait le travail d’un salarié. Sa capacité à

produire des ressources est encore le plus souvent ignorée. Même si certains distributeurs

mettent en place des plateformes de crowdsourcing (Djelassi et Decoopman, 2013 ; 2016) et

que les distributeurs étudiés reconnaissent désormais le potentiel du consommateur dans les

pratiques de co-création de valeur ; il s’agit souvent de pratiques de co-production ponctuelles

avec quelques consommateurs et non pas des pratiques systématiques de co-création de valeur

avec tous les consommateurs comme le préconise la SDL (Vargo et Lusch, 2008 ; 2016).

L’ensemble des distributeurs interrogés est conscient de la nécessité de considérer le

consommateur comme une ressource capable de créer de la valeur. Cependant, cela relève

davantage du discours que des pratiques actuellement mises en place. Considérer l’ensemble

des consommateurs comme une ressource operant semble être un idéal qui n’est pas encore

atteint. Des changements organisationnels et culturels semblent nécessaires.

En dépit de ses contributions, notre recherche connait certaines limites. Sur le plan

méthodologique, pour nous adapter à des experts très peu disponibles, certains entretiens ont

été menés par Skype ou par téléphone, ce qui peut créer un biais. Sur les plans conceptuel et

empirique, cette recherche constitue la phase exploratoire d’un projet doctoral plus large qui

aura pour objectif d’étudier la manière dont les distributeurs développent de nouvelles

compétences marketing pour considérer le consommateur comme une ressource operant

plutôt que comme une ressource operand et l’intégrer dans leur modèle d’affaires.

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3 Les Tough Mudder sont des courses à obstacles dont la distance varie généralement de 15 à

20km et dont les parcours sont préparés par les forces spéciales britanniques avec un

total de 15 à 20 obstacles. Elle se décrit elle-même comme la course du genre numéro 1 au

monde (http://obstacle.fr/tough-mudder-fiche/)

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Annexe 1 : Tableau des experts interrogés

Secteur Expert Poste Années d’expérience

Culture/Bricolage Expert 1 Chef de projet web local 9 ans dans le e-commerce

Sport Expert 2 Directeur e-commerce France 15 ans : 9 en magasin, 4au siège,

directeur e-commerce depuis 2 ans

Pôle de compétitivité Expert 3 Chef de projet, tendances de

consommation, future du commerce

3 ans et demi au Pôle de compétitivité/ 2

ans cabinets d’études

Alimentaire Expert 4 Directeur digital et transition omni-

canal au sein d’un grand groupe

intégré.

13 ans: chef de rayon, directeur adjoint, 2

mois : directeur de la transition omni-

canal depuis 2 mois

Bricolage Expert 5 Chef de projet e-commerce 11 ans dans le e-commerce

Electroménager/Multimédia Expert 6 Chef de marché TV/Hifi/Gaming 13 ans: chef de produit ; 3 ans directeur

ventes internet ; 2 ans chef de marché

Annexe 2 : Enseignes observées

Secteur Enseigne

Alimentaire Enseignes 1 et 2

Bricolage Enseigne 3

Culture Enseigne 4

Sport Enseigne 5

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Annexe 3 : Critères d’évaluation de l’observation de type client mystère

Critères Observations

Communication

enseigne

Les enseignes observées ont une communication omni-canal.

Digitalisation PDV

La digitalisation des points de vente est assez hétérogène,

certains ont des bornes, d’autres non.

Comportement du

vendeur

L’ensemble des vendeurs se comportaient plutôt de manière mono-

canal sans tenir leur rôle de guide à travers les canaux afin

d’orienter le consommateur lors de son expérience de consommation

hybride. Il y a un décalage entre les compétences des consommateurs

et ce que proposent les vendeurs.

Stratégie

d'assortiment

Asymétrique : assortiments différents selon les canaux de vente

Frontière entre

les canaux pour

l'acte marchand

Poreuse pour la plupart, le consommateur peut naviguer d’un canal

à un autre aisément. Cependant certaines enseignes rendent rigide

le processus avec un manque d’informations fournies aux

consommateurs.

Prix

livraison/retrait

Gratuite en magasin, payante à domicile.

Retour/échange en

magasin pour les

achats en ligne

Possible chez toutes les enseignes.

Niveau de prix

online/offline

Nombreuses mécaniques promotionnelles disponibles sur seulement un

canal ce qui nuit à l’expérience. Ces différences sont

difficilement explicables pour les vendeurs et ne favorisent pas la

collaboration entre les canaux

Application mobile

Plusieurs applications mobiles pour certaines enseignes qui nuisent

à la fluidité de l’expérience de consommation et à l’accès aux

informations.

Annexe 4 : Le consommateur, une ressource operant ? Synthèse des écarts entre théorie et

pratique

Dimension Théorie Données empiriques

Données clients Partage de la donnée entre les

expériences physiques et

digitales (Rigby, 2011).

L’ensemble des experts reconnaît les limites à

l’acquisition de connaissances clients,

notamment pour comprendre le parcours de

consommation à travers les canaux.

Co-création de

valeur

Le consommateur est toujours

un co-créateur de la valeur

(Vargo et Lusch, 2008 ; 2016).

Les experts reconnaissent le potentiel de

création de valeur du consommateur mais ce

n’est pas encore le cas dans les faits. Seuls

quelques consommateurs sont concernés.

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Technologie La technologie est une

ressource operant (Vargo et

Lusch, 2016).

La technologie actuelle ne permet pas encore

de personnaliser l’offre et de s’adapter à

chaque consommateur pour prendre en

compte leur capacité à créer de la valeur.

Agilité de

l’entreprise

L’infrastructure est flexible et

peut s’adapter rapidement aux

variations de la consommation

(Ramaswamy et Ozcan, 2014).

Les distributeurs interrogés mettent en avant

la difficulté à être agiles à cause de leurs

structures imposantes. La transition vers

l’omni-canal freine cette agilité puisque la

recherche de synergies entre les canaux est

souvent complexe. Les distributeurs se

focalisent plus sur leurs processus internes

que sur la prise en considération du

consommateur comme une ressource operant.