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- 1 - Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) – École doctorale Concepts et Langages (ED V) Équipe d’accueil Rationalités contemporaines Journées d’Études Doctorales en philosophie morale et politique Actes de la journée du mardi 4 janvier 2005 Élitisme culturel ou culture de masse : Les transformations contemporaines de la culture Geoffroy Lauvau (Allocataire-Moniteur à l’Université de Paris-Sorbonne) La critique néo-conservatrice de l’éducation contemporaine (l’exemple d’Allan Bloom) p.2 Xavier Landes (Doctorant de l’Université de Paris-Sorbonne) La dynamique de la modernité (Gilles Lipovetsky) p. 13 Ludivine Thiaw-Po-Une (ATER à l’Université de Paris-Sorbonne) La culture des sociétés démocratiques : émancipation ou barbarie ? p. 22 Frederico Pacheco de Souza e Silva (Étudiant en Master II – DEA à l’Université de Paris-Sorbonne) Culture de masse et culture populaire p. 34

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Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) – École doctorale Concepts et Langages (ED V) Équipe d’accueil Rationalités contemporaines

Journées d’Études Doctorales en philosophie morale et politique

Actes de la journée du mardi 4 janvier 2005

Élitisme culturel ou culture de masse :

Les transformations contemporaines de la culture

Geoffroy Lauvau (Allocataire-Moniteur à l’Université de Paris-Sorbonne)

La critique néo-conservatrice de l’éducation contemporaine (l’exemple d’Allan Bloom)

p.2

Xavier Landes (Doctorant de l’Université de Paris-Sorbonne)

La dynamique de la modernité (Gilles Lipovetsky) p. 13 Ludivine Thiaw-Po-Une (ATER à l’Université de Paris-Sorbonne)

La culture des sociétés démocratiques : émancipation ou barbarie ?

p. 22 Frederico Pacheco de Souza e Silva (Étudiant en Master II – DEA à

l’Université de Paris-Sorbonne)

Culture de masse et culture populaire p. 34

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La critique néo-conservatrice de l’éducation contemporaine

(Allan Bloom)

Geoffroy Lauvau

Introduction. Mon intervention sera consacrée à l’ouvrage d’Allan Bloom, publié aux Etats-Unis en

1987 chez Simon and Schuster, sous le titre originel : The Closing of the American Mind,

traduit en français la même année, par Claude Alexandre, aux éditions Julliard, sous le titre :

L’âme désarmée, essai sur le déclin de la culture générale. Cet ouvrage a donc été choisi

comme particulièrement représentatif d’une position résolument critique, voire antimoderne à

l’égard des transformations contemporaines de la culture dans les sociétés démocratiques.

Avant d’en présenter et analyser les principales thèses (du moins, car c’est un livre

foisonnant, celles qui concernent notre problématique), je donne très brièvement quelques

indications qui permettent de situer l’intervention d’Allan Bloom.

Allan Bloom est né en 1930 à Indianapolis et est mort en 1992 à Chicago. Il a suivi une

formation universitaire à Chicago, dont il sort Docteur en sociologie en 1955. C’est un

habitué de la pensée européenne qui a séjourné à Paris en 1953 et à Heidelberg en 1957. Il a

mené une brillante carrière universitaire au cours de laquelle il fut un professeur reconnu par

les Universités de Yale, Cornell, Toronto ou encore Chicago (où il terminera sa carrière), mais

au cours de laquelle il deviendra également un traducteur de référence de Platon ou encore de

Rousseau, et un exégète brillant de Shakespeare et de Hegel. Le fait qu’il se soit formé à

Chicago est loin d’être anodin, puisque Allan Bloom y fut l’étudiant de Léo Strauss, lui-même

professeur de philosophie politique à Chicago de 1953 à 1973, mais également, jadis, vers le

milieu des années 1920, ancien étudiant de Heidegger en Allemagne. La stature de Strauss

donnera à l’Université de Chicago une configuration particulière puisque, même si

l’enseignement de Strauss se garde lui-même d’intervenir directement sur la scène politique, il

va par ses propres options former toute une génération de jeunes conservateurs. Pour le dire

brièvement - et je me réfère en cela notamment à l’article écrit par Patrick Savidan : Leo

Strauss et la droite américaine, et publié dans le dernier numéro de Raison Publique1 - , pour

1 Pour comprendre avec précision cette relation, nous renvoyons aux références suivantes : La biographie intellectuelle de Leo Strauss par Daniel Tanguay (publié au Collège de Philosophie, Grasset, 2003), le livre de Shadia Drury : Leo Strauss and the American Right

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le dire brièvement donc, Leo Strauss subit l’influence de Martin Heidegger, c’est-à-dire d’une

« critique du rationalisme moderne » et de son aboutissement techno-scientifique. À cette

influence décisive s’articule « une critique de la démocratie libérale et de l’individualisme qui

la sous-tend »2. Même si Strauss prit ses distances avec Heidegger après le ralliement de

celui-ci au nazisme, il garda de cette influence une attitude fort négative à l’égard de la

modernité démocratique. Cette attitude consiste essentiellement à prôner un élitisme

intellectuel permettant de prendre la mesure des erreurs démocratiques et du relativisme

culturel qui en découle, pour revendiquer une vertu morale et la nécessité de fonder la

politique sur des idéologies et non sur de simples pratiques.

Or, Strauss, de par son enseignement à Chicago, a créé toute une génération

d'idéologues et de politiciens néo-conservateurs qui, aujourd'hui, sont infiltrés dans le

gouvernement américain ou proches de lui. Ces influences straussiennes sur la politique de

l’équipe Bush ont été de multiples fois analysées ces dernières années : citons pêle-mêle Paul

Wolfowitz, vice-ministre de la Défense dans l'administration Bush qui a étudié auprès d'Allan

Bloom à l'université de Chicago, James Woolsey, l'ancien directeur de la CIA aujourd'hui

membre du Defense Policy Board, John Podhoretz, rédacteur du New York Post. Citons

encore le juge de la Cour suprême, Clarence Thomas, l’ancien ministre de la Justice, John

Ashcroft et, parmi les « penseurs » et stratèges, l'auteur du Choc des civilisations, Samuel

Huntington, ainsi que Francis Fukuyama. Ces straussiens ont créé L'Institute for Advanced

Strategic and Political Studies (IASPS) à Washington et à Jérusalem en 1984, afin de

promouvoir le libre-échange et explicitement, dès 1996, la pensée de Strauss.

Or, si Bloom n’est pas Strauss, il en fut néanmoins un représentant éminent en ce qui

concerne la critique du relativisme culturel et le versant moral de la critique de la modernité

démocratique. Il a donc participé à l’élaboration d’une sensibilité « néo-conservatrice »3 et lui

a donné ses arrière-plans intellectuels et philosophiques. Cette sensibilité est, en ce sens,

paradoxale, puisqu’elle a pour but de changer la réalité tout en adoptant une attitude

réactionnaire qui consiste à réinterpréter les données démocratiques à partir d’éléments non

démocratiques. Les néo-conservateurs se distinguent donc des conservateurs traditionnels

publié en 1997 aux St Martin’s Press, celui de Anne Norton : Leo Strauss and the Politics of American Empire publié en 2004 aux Yale University Press ; enfin, l’article de Patrick Savidan : Leo Strauss et la droite américaine, publié dans le dernier numéro de la revue Raison Publique chez Bayard. 2 Patrick Savidan, Leo Strauss et la droite américaine, in. Raison Publique n°3, Novembre 2004, p. 151. 3 Selon l’expression de Michael Harrington, cité par Patrick Savidan, Op. Cit., p. 144.

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puisqu’ils reprochent à ces derniers la tendance américaine à l’isolationnisme. Pour eux, la

solution à un nouvel équilibre mondial ne peut venir que de l’accroissement de l’hégémonie

américaine, c’est-à-dire d’une redéfinition de l’ordre mondial par les valeurs propres à la

démocratie américaine. C’est ce que l’on identifie classiquement à la pax americana, ou

mission civilisatrice des États-Unis4.

Fermons cette parenthèse qui, je l’espère, permet de mieux concevoir le contexte du

néo-conservatisme américain dans lequel s’insère Bloom. Pour revenir à l’ouvrage de Bloom,

il apparaît qu’il présente, pour la mise en place de la problématique de cette journée, un

double intérêt. Non seulement L’âme désarmée aborde le débat entre culture de masse et

culture d’élite, mais en outre il l’aborde pour s’interroger sur la place de l’Université dans les

mutations de la création culturelle – donc selon un angle qui le fait rencontrer directement ce

point d’application de notre problématique globale que constitue, Alain Renaut vient

d’expliquer en quoi dans ses mots de présentation et y reviendra cet après-midi, le devenir

contemporain de l’institution universitaire. Ce double objet d’étude fait donc d’Allan Bloom

un interlocuteur néo-conservateur privilégié en ce qu’il développe une critique très précise de

l’éducation dans le contexte libéral. Nous allons donc tenter d’analyser la réflexion de Bloom

en envisageant tout d’abord plus précisément le sens qu’il donne à l’avènement d’une culture

de masse, pour ensuite comprendre la répercussion de cet avènement sur le monde

universitaire, et enfin tenter d’évaluer la portée des solutions qu’il propose.

Le nivellement propre à la culture de masse.

Pour saisir à quel type de mutation renvoie l’avènement de la culture de masse, il

convient de préciser le rapport entre société et culture dans le contexte démocratique. En effet,

il apparaît que ce sont les mutations de la société démocratique qui sont à l’origine de la crise

rencontrée par le système éducatif dans son ensemble, et plus particulièrement par

l’Université. En ce sens, il est saisissant de constater que Allan Bloom ne s’attaque pas

frontalement à ce à quoi l’on aurait pu s’attendre, à savoir le procédé de démocratisation

auquel sont soumises les instances éducatives. La critique ne reproche donc pas à l’Université

de niveler son niveau par le bas du fait du trop grand public qui y est admis, mais elle

s’adresse plutôt à la conception démocratique de l’enseignement. Ce qui est visé est donc

4 Ibid., p. 146.

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moins la massification de la culture, c’est-à-dire la mise à disposition d’un plus grand nombre

de connaissances pour le plus grand nombre que le procédé de la culture de masse en lui-

même du fait de son incapacité à être une culture proprement dite.

Pour Bloom, la culture démocratique, en devenant culture de masse, a subi, dans

l’univers contemporain, une transformation qui a entraîné sa dévalorisation fondamentale. En

effet, si la dynamique démocratique repose sur un équilibre entre la liberté et l’égalité, il se

trouve que cet équilibre s’est trouvé récemment rompu car, plutôt que de maintenir une

tension salvatrice entre égalité et liberté, l’époque contemporaine a poussé chacun à

revendiquer une égale liberté, c’est-à-dire le droit à une différence constitutive de l’identité

individuelle. Dès lors, le sens d’une véritable culture démocratique s’est perdu puisque

l’individu a perdu la conscience de son devoir au profit exclusif de son intérêt. Et la culture

commune n’est devenue qu’une manière de prôner une égale liberté de chacun, méconnaissant

par là le fait que la liberté est conditionnée par l’existence sociale et qu’il n’y a de liberté que

politique, c’est-à-dire à la mesure des autres. Bref, c’est un sens précis de la liberté comme

indépendance qui fonde la culture de l’individualisme, c’est-à-dire une liberté qui se résorbe

dans une dimension de l’intérêt privé qui feint d’ignorer qu’il ne peut exister que par et dans

les limites de l’intérêt commun.

Dès lors, il semble que la culture commune ne correspond plus tant au partage de

valeurs réelles qu’à une identique revendication de liberté formelle et de droits individuels. En

se repliant sur son intérêt privé, l’individu affirme la subjectivité des valeurs auxquelles il

souscrit parce qu’elles sont le produit de sa personnalité. Ainsi, une nouvelle rhétorique du

bien et du mal s’est mise en place à la faveur du droit à la différence : il s’agit de la rhétorique

de la contestation des valeurs, rhétorique conduisant directement au nihilisme et au

relativisme. Je laisse ici de côté cette distinction non négligeable entre nihilisme et relativisme

par laquelle Bloom explique les raisons de divergence entre le contexte européen et le

contexte américain, raisons qui ne retentissent pas directement sur notre analyse puisque je

vais essentiellement me concentrer sur leurs conséquences communes. Que ce soit sous la

première ou sous la seconde forme, le résultat est une atomisation de la société sous la

pression des différences prônées. Les styles de vie des hommes démocratiques, qui s’incarnent

par exemple dans la revendication d’une contre-culture, expriment de façon privilégiée la

liberté de chacun. Or, si le nihilisme paraît détruire fondamentalement tout lien social en

rendant les individus étrangers les uns aux autres, le relativisme au contraire permet de

construire un lien social. Toutefois, ce lien n’en est pas véritablement un puisqu’il existe par

défaut, dans la mesure où il se noue autour du rejet de toute tradition, ce qui correspond

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fondamentalement à une non culture, ou à la négation de toute culture. En effet, l’opinion

remplace progressivement la valeur qui se voit dotée d’une connotation péjorative, ce qui

aboutit nécessairement à l’acceptation du relativisme.

Nous parvenons donc à mieux comprendre en quoi, dans cette optique, la culture de

masse correspond à un nivellement par le bas qui dépouille la valeur de son rôle fondateur de

l’ensemble culturel compris comme ensemble de référence pour la constitution de l’identité

de la nation. À partir de quoi nous pouvons à présent mieux saisir la relation qui unit la

société aux institutions universitaires de production et de transmission du savoir. Je vais donc

à présent envisager le rapport entre transformation sociale de la culture et impact de cette

transformation sur le monde universitaire.

L’Université face aux mutations de la culture de masse.

La relation entre Université et société est en fait double : de la société vers l’Université

par la modification du public étudiant, et de l’Université vers la société par le changement des

enseignements et de la conception de la formation. Autrement dit, d’une part, c’est le fait que

la société développe une culture liée à son devenir qui détermine directement les attentes

culturelles et professionnelles des étudiants et contraint de la sorte l’Université à modifier le

contenu des savoirs et de la culture qu’elle transmet en retour. D’autre part, c’est la

compréhension que les instances du savoir ont de la société qui déterminera en large partie la

conception des savoirs à transmettre.

Selon le premier versant, de la société vers l’Université, nous pouvons considérer que la

mutation de la société a provoqué des changements de comportements et de mentalités du

public étudiant. Bloom décrit ces changements qui touchent le cadre éducatif à la fois comme

des modifications dans les rapports humains et comme des modifications des principes qui y

président.

Tout d’abord, il s’agit de modifications des rapports humains dans la mesure où les

jeunes générations ne sont plus dans un rapport conflictuel avec leurs aînés. Les étudiants sont

essentiellement préoccupés par eux-mêmes et la satisfaction de leurs existences. La

gentillesse semble donc les caractériser au plus au point, gentillesse relayée par une passion

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pour l’égalitarisme des personnes, c’est-à-dire pour la reconnaissance de chacun comme

individu libre de ses choix et de ses appartenances.

Au-delà de ce changement dans les rapports humains, la transformation du système

éducatif s’exprime clairement dans les deux principes reconnus par les étudiants qui débutent

leur premier cycle universitaire. Ces deux principes sont 1. la vérité est relative et 2. les

hommes sont égaux. La façon dont ces deux principes s’articulent exprime très exactement le

relativisme que je viens d’évoquer comme propre à la culture de masse. En effet, il est

possible de considérer que le postulat moral de la relativité de la vérité peut corroborer

l’affirmation des droits inaliénables de l’individu, parce que ce postulat permet tolérance et

ouverture d’esprit. Mais, dans le contexte particulier du relativisme triomphant, l’homogénéité

des valeurs culturelles n’existe plus et l’éducation, considérée comme progressiste, n’exige

plus qu’il y ait accord fondamental sur les croyances naturelles. Tout au contraire, l’abandon

du pacte social se fait au profit d’une tolérance extrême qui permet de réaliser une unité par

défaut, c’est-à-dire par exclusion de ceux qui ne tolèrent pas la différence. Il s’agit, en ce sens,

d’un tournant utilitariste qui absolutise exclusivement la liberté et ne permet de fonder l’ordre

politique que sur la nécessité de préservation de l’ordre public. À cet égard, les valeurs

culturelles fondamentales ne seraient qu’un frein à la nécessité démocratique d’abolir toute

discrimination et impliqueraient la contestation de toute recherche personnelle du bien dans la

mesure où cela conduirait à mépriser ce qui y déroge.

Cette double mutation du public étudiant permet donc de comprendre que le relativisme

culturel de la société débouche sur une forme de conformisme qui détermine les attentes des

étudiants. Plus exactement, la certitude et la confiance qui caractérisent les mentalités nées de

la culture de masse permettent d’expliquer que les attentes des étudiants ne sont plus

proprement culturelles mais deviennent de plus en plus strictement professionnelles. En effet,

si le relativisme se donne comme la seule position culturelle acceptable, dans la mesure où il

permettrait la coexistence de plusieurs systèmes culturels, l’histoire des cultures perd son sens

et la conscience que les étudiants pourront avoir de leurs besoins ne sera que limitée à des

attentes ponctuelles concernant l’acquisition de compétences pratiques qui les forment moins

qu’elles ne les qualifient.

Or, si la fonction de l’Université devient ainsi de s’adapter aux projets de vie des

individus, c’est-à-dire à leurs besoins professionnels, il semble que cette mutation converge

avec la dynamique de l’Université elle-même telle qu’elle se développe parallèlement à

l’évolution de la société. Par cette question, nous abordons le second versant de l’analyse de

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Bloom, à savoir la réaction de l’université aux mutations de la société. Sous cet angle de vue,

étant donné le relativisme culturel présent dans les mentalités, l’enseignement ne se trouve

plus dans la nécessité de former à une liberté qui semble acquise naturellement chez les

individus démocratiques. L’esprit critique disparaît au profit d’une forme de pensée unique

qui abonde dans le sens de l’égalité démocratique et ânonne les valeurs propres au système

démocratique. L’éducation libérale non seulement ne fournit pas aux individus la culture

suffisante pour comprendre ce qui les réunit et fonde le patrimoine culturel des sociétés

démocratiques et libérales, mais en outre n’établit jamais la distance nécessaire pour montrer

en quoi l’identité démocratique serait préférable à toute autre.

Or, si l’inculture des étudiants de la société de masse a pu être un atout puisqu’elle

permet une forme de virginité et de curiosité à l’égard des cultures à découvrir et des valeurs à

construire, cet espoir semble lui-même condamné par le fait que le relativisme touche tous les

éléments de référence ayant jusqu’à présent résisté. En somme et pour le dire en un mot, la

culture de masse est entrée de plein pied dans la conception d’un enseignement universitaire

qui n’a plus la possibilité de se penser comme formation culturelle. L’éducation devient

directement technique et pratique en ce qu’elle vise l’acquisition de compétences

professionnelles au détriment d’une culture générale plus proprement humaine et sociale

permettant de former profondément les êtres à leurs responsabilités. Autrement dit, les

nouvelles exigences scolaires sont calquées sur les demandes du marché, et ce que Bloom

décrit comme une absence de « cosmos moral »5, en même temps qu’elle prive les individus

des repères nécessaires à la position de valeurs, condamne à un discours doctrinal arbitraire

qui bien souvent se résume au discours minimaliste : ne pas mentir, ne pas voler.

Bref, la culture de masse dispensée par l’Université, en réponse aux attentes de la

société, correspond selon Bloom à une perte du sens critique et du jugement de valeur. Nous

pouvons donc à présent envisager les solutions préconisées par Bloom pour éviter ce double

écueil.

5 Ibid. p. 64

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L’éducation néo-conservatrice.

L’éducation néo-conservatrice que va définir Bloom en réponse aux difficultés suscitées

par la culture de masse consiste d’abord à analyser les raisons de l’échec propre à la culture de

masse pour ensuite proposer des remèdes à de tels égarements.

Les raisons de l’échec tiennent au repli relativiste de l’ère individualiste, repli qui

s’explique, nous l’avons vu, par la contradiction entre le besoin de valeurs et le fait que la

raison ne parvient pas à les fonder. Dès lors, il faut redonner à l’éducation sa fonction de

formation culturelle puisqu’elle doit permettre d’appréhender les valeurs constitutives du

pluralisme. Il s’agit donc d’éduquer les hommes au sens propre du terme en formant le

jugement de valeur – soit, dans les termes de Bloom : « ce qui est essentiel, c’est l’acte de

fixer des valeurs, de prendre position »6. En d’autres termes, si l’Université ne permet plus

d’assurer la cohésion culturelle pourtant nécessaire au fonctionnement d’une société

démocratique, ce qui se joue dans les rapports de l’Université à la société est donc une

subordination de la première aux attentes de la seconde alors même que le lien social ne peut

lui-même exister qu’à la condition de la formation culturelle des individus. Tout l’intérêt de la

réflexion d’Allan Bloom est ainsi de moins déplorer le nivellement de la culture que la perte

de sa fonction sociale essentielle. En effet, si l’Université a effectivement subi une mutation

propre à la dynamique égalitariste de la modernité, c’est justement en tant que les contenus

des enseignements ont été modifiés pour y correspondre. En ce sens, la séparation amorcée

entre les lettres et les sciences a été cristallisée, puisque les lettres ont été sommées de

modifier leurs enseignements pour correspondre aux revendications de liberté et d’égalité des

étudiants, alors que les sciences se sont progressivement enfermées dans un langage de

spécialistes face auquel les accusations morales ne pouvaient qu’être inadéquates. Autrement

dit, la séparation entre lettres et sciences a provoqué une perte du sens moral et pratique

puisque, d’une part, les sciences ne peuvent plus tenir de discours permettant d’appréhender le

sens de leur progrès et les modalités de leur action sur le monde et sur les hommes, et d’autre

part, le discours littéraire est invalidé par principe dès qu’il cherche à prendre de la distance

par rapport à la dynamique progressiste. C’est d’ailleurs contre une telle invalidation de tout

discours critique sur la modernité qu’ont cherché à se constituer les sciences humaines.

Toutefois, étant donné qu’elles ont cherché à s’élaborer en inspirant leur méthode de celle des

sciences exactes, elles se sont enfermées, estime Bloom, dans des luttes interprétatives qui

6 Ibid., p. 250.

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non seulement les dressaient les unes contre les autres, mais en outre les séparaient

radicalement des lettres proprement dites. Ces difficultés expliquent le tournant utilitariste

pris par la formation universitaire.

Dès lors, devant l’aspect faussement rationnel de la scientificité de la culture de masse,

et face à ce constat d’éclatement des savoirs, il convient de mettre en place des remèdes,

c’est-à-dire de rétablir une véritable formation critique. En effet, si l’éducation a pour but de

former la volonté des individus à l’affirmation des valeurs, cela ne peut se faire que si elle

parvient à développer un sens critique à l’égard des principes mêmes de la modernité. Par

sens critique, il faut entendre ici la capacité à mettre en question ce qui fonde la démocratie

par la référence à ceux qui en ont pensé la viabilité et le sens. Autrement dit, il s’agit d’être à

l’écoute de la voix de la civilisation pour comprendre que l’« ici et maintenant » n’est pas la

seule chose qui existe, et pour développer une véritable culture qui comprenne les valeurs

auxquelles elle adhère. Plus concrètement, il convient de renforcer la familiarité avec les

grandes pensées et les grands livres qui ont marqué le processus de civilisation. Cela ne

signifie pas toutefois qu’une telle méthode soit applicable à tous et envisageable dans le cadre

d’un enseignement de masse. Ce type d’enseignement, qui a pour but de familiariser avec les

grandes conceptions du monde, ne trouve sa pertinence qu’à l’Université et, selon Bloom,

devant un public déjà sélectionné, notamment parce que cet enseignement permet de mettre

en question le mouvement de l’égalitarisme démocratique lui-même. Bref, l’étude de la

tradition nécessiterait de faire de l’Université un lieu de communication des idées et des

valeurs et non un lieu de réévaluation de la place de la tradition à l’aune des valeurs

contemporaines. L’éducation ne peut donc être conçue comme un divertissement qui serait

bon par lui-même, et qui s’adapterait sans peine au monde libéral et au procédé de la

massification, mais elle doit au contraire apparaître comme le moyen de penser des fins de

façon éclairée. Ainsi l’Université doit-elle désormais, estime Bloom, former une élite à un

sens critique qui consiste à pouvoir imaginer le monde autre qu’il n’est, c’est-à-dire à penser

le devoir-être.

Un tel principe d’éducation exige donc de repenser les éléments fondamentaux de la

formation universitaire initiale, ce qui revient en fait à renoncer à la définition utilitariste de

l’Université au profit d’un formation culturelle aux valeurs. Plus précisément, explique

Bloom, il manque donc à ces enseignements une cohérence globale donnant à la culture

générale un aspect synoptique et précis. Pour l’obtenir, il conviendrait de mettre en place un

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retour aux « Grands Livres anciens »7, ce qui permettrait de concevoir la dépendance de la

croissance indéfinie du progrès à l’égard des réflexions globales sur la nature de la science.

Conclusion

Cette solution des Grands Livres, chez Bloom, nous permet donc d’achever ici notre

aperçu de la critique néo-conservatrice de l’éducation libérale. Si l’on cherche à prendre la

mesure de cette critique quant à ce qu’elle signifie dans le débat entre culture d’élite et culture

de masse appliqué à la question de l’Université, deux questions peuvent être à présent

soulevées.

1. Est-il si évident que le relativisme culturel gagne l’Université et que la culture

démocratique (si tant est qu’elle soit fondamentalement relativiste et non pas seulement

pluraliste) conduise nécessairement à un relativisme culturel face auquel l’Université n’aurait

que le choix de s’autonomiser pour sauver sa fonction culturelle ?

2. La seule façon de sauver la formation culturelle passe-t-elle par une dissociation

radicale à l’égard de toute professionnalisation ?

En ce qui concerne la première question, celle qui interroge le lien que Bloom veut

nécessaire entre culture de masse et relativisme, il convient de revenir à ce qui fonde l’analyse

de Bloom, à savoir le rapport entre culture des valeurs et culture démocratique tel qu’il se

trouve appliqué à la question de l’Université. Le ressort de l’argumentation de Bloom est

l’idée que ce n’est qu’en formant l’esprit critique par l’étude objective des choix de valeurs

propres à la tradition que l’Université pourra assurer sa fonction de formation culturelle. Or,

cette analyse prend le risque majeur de rendre la culture universitaire étrangère au monde

dans laquelle elle se place. Plus exactement, si l’Université n’est pas elle-même le lieu de

discussion et de compréhension des problèmes soulevés par la société, on voit mal comment

le savoir qu’elle élabore serait en prise sur ces problèmes. En effet, si l’on suit Bloom, la

formation par les « grands livres de la tradition » suffit à former l’esprit critique. Or la

formation de l’esprit critique ne peut-elle se faire que de façon désincarnée par une analyse

des problématiques internes aux traditions de pensée ? En ce sens, pourquoi ne pourrait-on

pas penser, à l’inverse, que la condition même d’une réflexion critique pertinente vient de

l’étude précise du lieu et du contexte dans lesquels s’origine pratiquement un problème

7 Ibid., p. 285.

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précis ? Il se pourrait en fait que l’analyse rigoureuse du rapport entre contexte pratique et

principes théoriques, loin de pérenniser un relativisme culturel supposé de la société, identifie

au contraire l’Université à un lieu privilégié de réflexion sur le pluralisme des valeurs et non à

lieu de consécration direct du relativisme propre au contexte social.

Je termine en précisant ma deuxième question, c’est-à-dire en revenant sur les rapports

entre l’université et le monde de l’économie. En dénonçant l’utilitarisme qui préside à la

formation aux savoirs spécialisés, Bloom rejette l’idée que la formation au savoir puisse

prendre en compte les attentes professionnelles. Rejet problématique, non seulement parce

qu’il pose le problème pratique du devenir post-universitaire des étudiants (la question des

débouchés), mais surtout parce qu’il méconnaît le fait que le monde de l’économie requiert de

plus en plus directement un encadrement intellectuel et de moins en moins des compétences

simplement techniques. Autrement dit, si la formation au savoir spécialisé ne peut se

dispenser d’une formation plus fondamentale de l’esprit critique, elle ne peut non plus se

dispenser d’une véritable formation pratique qui élabore les conditions de compréhension de

la spécialisation. L’évolution de la dynamique économique requiert donc de plus en plus des

instances de savoir qui soient en mesure de penser la relation entre les acquis culturels et les

modalités pratiques de l’exercice d’une compétence. La collaboration entre le monde de

l’Université et le monde du travail ne se comprend donc que de façon très réductrice si on

l’envisage comme un simple rapport d’offre et de demande d’emplois. En ce sens, la

formation du savoir comme la formation au savoir gagneraient peut-être, je termine par là, à

battre en brèche le préjugé de la séparation nécessaire entre l’école et l’entreprise, puisque la

tendance à la spécialisation des secteurs rend de plus en plus nécessaire une interaction entre

les acteurs de ces deux sphères.

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La dynamique de la modernité

(Gilles Lipovetsky)

Xavier Landes

Désormais, il est devenu banal de mentionner le fait que nous vivons dans des sociétés

travaillées en profondeur par la dynamique de la modernité. Pourtant, ces transformations

sociales et politiques à l’œuvre depuis la fin du Moyen Âge ne vont pas sans susciter

résistances et interrogations. La modernité repose sur l’individualisme comme principe et

agent des changements sociaux. Plus précisément, nos sociétés se sont bâties sur la

valorisation de l’individu – être libre et égal à ses semblables. Il n’est alors guère surprenant

que les débats les plus vifs, quant au procès de modernisation, portent sur cette figure de

l’individu, à la fois concept philosophique et réalité sociale.

Globalement donc, deux dérives peuvent être imputées à la modernité dans le champ de

la culture. Premièrement, il est reproché à nos sociétés d’être les manifestations concrètes du

triomphe d’un individualisme de type atomistique qui aurait transformé les hommes en

monades closes sur elles-mêmes. Ce qui aurait eu comme conséquences directes, d’un côté,

de miner l’autorité des élites traditionnelles et, de l’autre, d’atomiser l’espace social. Ainsi, au

moment même où l’individu s’affranchissait de l’hétéronomie de la tradition, le lien social,

formé de fins collectives dont les élites étaient les garantes, se serait délité. Ce que semble

confirmer Gilles Lipovetsky lorsque, définissant ce qu’il entend par « poussée de la culture

égalitaire », il affirme, dans un entretien accordé en 2000 à L’Express : « (…) nous sommes

entrés dans une période de brouillage des hiérarchies esthétiques et culturelles. Plus rien ne

s’impose dans l’unanimisme (…) ».

Deuxièmement, un vaste processus de massification compléterait cette dérive

atomistique. L’application méthodique du principe d’égalité aux relations interindividuelles

aurait alors transformé des communautés riches des différences entre groupes, castes ou

ordres en des masses composées d’êtres identiques. Cette évolution jouerait à plein depuis le

siècle dernier au sein des sociétés occidentales et aurait été renforcée par la mise en place

d’un modèle de production puis de consommation de masse.

Cependant, force est de constater que les traits majeurs de cette dynamique ne sont pas

aussi simples, voire simplistes. Il est donc nécessaire de complexifier une vision quelque peu

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réductrice de la marche des sociétés modernes. En dépit des apparences, il est possible que

l’individualisme ne présente pas un visage uniforme.

En effet, à la suite d’Alain Renaut dans L’Ère de l’individu8, il apparaît difficile de faire

l’économie d’une réflexion sur la notion même d’individu. Cette réflexion nous conduira,

dans un premier temps, à distinguer deux types de liberté – l’indépendance et l’autonomie –

afin de percevoir que derrière le terme générique d’ « individualisme », des tensions sont à

l’œuvre au sein de la modernité. Dans un second temps, nous thématiserons le rapport entre

culture et individualisme du point de vue politique. Nous montrerons que les doctrines

libérale et républicaine prolongent le débat interne à la modernité.

Concernant Lipovetsky, il est essentiel de retenir quelques éléments qui vont nous

permettre d’amorcer notre réflexion critique. Pour lui, la modernité possède deux

dimensions : la personnalisation et la désubstantialisation. Si la première se limite à une

affirmation de plus en plus poussée des spécificités individuelles, par un contrôle accru de

l’individu sur lui-même et son environnement immédiat, la seconde étend cette logique en

sapant la dimension disciplinaire caractéristique des sociétés traditionnelles. Ce qui se

désubstantialise alors, c’est l’aura d’autorité que pouvaient détenir certaines élites ainsi que

les canons, en particulier culturels, qu’elles imposaient.

En fait, ce qui se joue dans le champ culturel n’est rien d’autre que l’extension de la

logique de désublimation – entendue comme la déchéance des sources transcendantes de la

légitimité – que le politique connaît depuis la fin du 18e siècle. En effet, les œuvres de l’esprit

et des arts, tout comme les pouvoirs politiques avant elles, sont progressivement apparues

dévêtues de l’aura d’autorité que leur conférait la tradition, la religion ou la cosmogonie.

Mises à nues, elles ont été dépossédées de la possibilité de recourir à un au-delà normatif qui

leur permettait naguère de rendre quasi-incontestable l’imposition des valeurs et normes

qu’elles véhiculaient.

La modernité a donc fait de nos sociétés des entités plus souples, moins impératives. Ce

phénomène est bien entendu consubstantiel au renforcement d’une dynamique qui a

progressivement provoqué le recentrage de la société sur l’individu et son bien-être. Dans cet

ordre d’idées, le développement d’une société de production de masse puis le passage à un

modèle de consommation et de communication de même nature, tout en se fondant sur la

8 Alain Renaut, L’Ère de l’individu, Paris, Gallimard, 1989.

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« révolution individualiste » n’auraient fait qu’accentuer cette mutation en la dotant d’une

forte connotation hédoniste.

D’ailleurs, lorsque Lipovetsky étudie l’individualisme contemporain et, fait du principe

de plaisir le moteur de la dynamique moderne, il devient difficile de séparer, dans le champ

culturel, deux logiques qui tendent à se confondre. La première serait celle d’individus

hédonistes qui consomment d’une manière décontractée tandis que la seconde reviendrait à

bouleverser l’appréhension du rapport individuel à la culture, la jouissance s’identifiant à la

finalité même de la consommation culturelle.

Le passage de l’une à l’autre trahit une contradiction interne à la modernité repérée par

Alain Renaut dans L’Ère de l’individu lorsqu’il oppose les concepts de sujet et d’individu,

d’indépendance et d’autonomie. Et il est envisageable que cet antagonisme obère de

nombreuses approches du phénomène dont celle de Lipovetsky. En effet, la perception de la

modernité, de son impact sur la culture et de ses effets potentiels, change radicalement selon

que nous nous situions dans la perspective de la liberté comme indépendance ou dans celle de

la liberté comme autonomie.

D’un côté donc, la compréhension de la liberté en termes d’indépendance s’ancre dans

une conception monadologique de l’individu. L’homme est conçu comme dépourvu d’attache,

libéré de toute contrainte. Il évolue dans une société peuplée d’alter ego qui, tout comme lui,

exercent un choix souverain sur le contenu culturel qui pourrait leur être transmis. Cette

individualisation extrême peut même conduire à concevoir les individus comme autant de

foyers potentiels de production culturelle. Gilles Lipovetsky semble d’ailleurs adhérer à ces

vues lorsqu’il explique que le processus de démocratisation dans l’art a conduit, grâce à la

contestation des codes artistiques par des élites culturelles – les avant-gardes – à faire de tout

individu un créateur en puissance.

D’un autre côté, selon la vision de la liberté comme autonomie, l’individu contemporain

ne se limite pas à une pure subjectivité déchargée de toute entrave. L’homme est alors perçu

comme doté, du fait du processus de personnalisation, de la faculté d’opérer des choix

fondamentaux qui viennent limiter en retour sa liberté. Outre le fait de consolider la

subjectivité individuelle, l’autonomie s’appuie sur l’intersubjectivité comme limite imposée à

la liberté et marque de la sorte son opposition à l’indépendance.

Dans les analyses de Lipovetsky, ces deux dimensions ne sont pas distinguées, l’une et

l’autre apparaissent comme des termes substituables. Il n’y aurait aucun problème si le fait de

rabattre l’autonomie sur l’indépendance et d’identifier totalement la première aux dérives de

la seconde n’était pas à l’origine du rejet en bloc la modernité.

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Ce glissement est à l’œuvre, par exemple, chez Louis Dumont lorsqu’il réactive, contre

l’atomisation du social, la pertinence d’un retour à des schèmes traditionnels, holistiques avec

tout ce que cela comporte comme dangers pour des sociétés individualistes.

Par ailleurs, afin de bien faire apercevoir les risques inhérents à une telle réduction, un

sociologue comme Michel Maffesoli peut alors, dans Le Temps des tribus9, proclamer que

l’individu, pivot des transformations modernes, est « saturé ». Réduisant l’autonomie aux

dérives prêtées à l’indépendance, il en déduit que celle-là n’existe pas, qu’elle constitue une

illusion. Dans un entretien donné à Psychologies magazine (entretien-débat dans lequel il

donnait la réplique à Lipovetsky), il conclue : « Je n’existe que dans et par le regard de

l’autre ». Toutefois, par la référence au regard d’autrui qui place et situe l’individu,

l’objection qu’il formule renvoie à une des deux versions de la liberté moderne : l’autonomie.

Cette césure à maintenir entre indépendance et autonomie met en exergue les

contradictions internes à la modernité et celles-ci portent sur la nature même de sa

dynamique. Elle met en branle deux visions, antithétiques dans leurs conclusions, du rapport à

la culture.

Figurée en termes d’indépendance, la liberté individuelle est un absolu. Rien ne possède

de valeur en soi hormis la pure capacité de décision. Dès lors, la culture ne peut plus

s’imposer comme un contenu extérieur qui devrait être assimilé, indépendamment des fins de

chacun. Elle se mue en une gamme d’options dont la valeur est transmise par l’acte individuel

de choix. Tous les « biens culturels » sont désormais engagés dans une logique de séduction

en vue de rallier un nombre croissant d’individus et de se voir ainsi conférer de la valeur.

Il nous est impossible de ne pas rapporter le récit de la pratique éducative de

l’Université du Québec à Montréal. Apparue durant « la Révolution tranquille », celle-ci

consiste, au début du semestre, à faire voter l’adhésion ou non des étudiants au plan de cours

proposé par le professeur. Inutile de préciser que si le vote s’avère négatif, l’enseignant est

alors sommé d’en proposer une nouvelle mouture.

L’autre versant de la liberté s’emploie à désamorcer ces excès de la modernité.

Effectivement, pour l’autonomie, la culture peut être perçue comme le moyen d’arracher

l’individu aux contraintes les plus pesantes des schémas traditionnels. La culture, considérée

dans sa transmission (fonction par exemple de l’université), concourt à une éducation de

l’homme en vue de la réalisation pleine et entière de son autonomie. La liberté n’est pas

première et absolue. Au contraire, elle appelle, afin de devenir complète et concrète, son

9 Michel Maffesoli, Le Temps des tribus, Paris, La Table Ronde, 3e édition, 1988, 2000.

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autolimitation. En effet, l’effectivité d’une liberté responsable et consciente de ses limites est

recherchée et valorisée dans le cas de l’autonomie. La culture n’est plus un objet de choix

absolu et soustrait à tout jugement normatif. Elle est nécessaire à la constitution même de la

capacité de choix. Elle est éducation à la liberté.

Quelque part, ce qui se joue ici fait retour au champ politique en interrogeant à nouveau

une dynamique que nous avions présentée comme accomplie dans l’amorce de notre propos.

Cette dynamique est celle de la démocratisation de l’espace public et des institutions

politiques. Preuve, s’il en était besoin, du caractère actuel des transformations modernes. En

particulier, nous voudrions évoquer maintenant une dimension de la problématique qui nous

semble incontournable : la relation qu’entretiennent culture et politique.

En effet, du point de vue de théories libérales comme celles de Ronald Dworkin10 ou de

John Rawls11, le processus d’individualisation impulsé par la modernité s’est incarné dans

deux principes. En premier lieu, il a inspiré le principe d’égalité des libertés individuelles. En

second lieu, il en a prolongé les implications par l’élaboration d’un principe de différence qui

appelle (essentiellement chez Dworkin) une politique active de l’État. Dans ce cadre libéral

qui est celui de nos démocraties, l’identification de l’individualisme contemporain à

l’indépendance et, plus généralement, aux ambiguïtés qui en découlent, devient hautement

problématique.

Afin de clairement percevoir cet enjeu, un retour à Lipovetsky est nécessaire. En effet,

ce dernier semble parfois faire découler de sa vision d’un individualisme en constant

approfondissement, le nécessaire recul de la régulation étatique. De plus, ce mouvement serait

tout aussi imparable que la dynamique de l’individualisme qui l’inspire. Certains passages de

L’Ère du vide illustrent les conséquences possibles du rabattement de la liberté moderne sur la

seule indépendance. Tout d’abord, Lipovetsky constate que « la crise de la social-démocratie

coïncide avec le mouvement post-moderne de réduction des rigidités individuelles et

institutionnelles12 ». Puis, il remarque que l’État et l’ensemble de ses ramifications sont

perçus comme des facteurs de « bruit », c’est-à-dire comme des structures opaques,

normatives et rigides faisant obstacle à l’émancipation individuelle. Et s’il nuance en partie

ses propos en ajoutant que l’entrée en crise de l’État providence constitue un « moyen de

10 Voir notamment pour les développements récents de la pensée dworkinienne : Ronald Dworkin, Sovereign Virtue, Cambridge, Harvard University Press, 2000, 2002. 11 Le lecteur peut se reporter à John Rawls, Political liberalism, New York, Columbia University Press, 1996. 12 Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, Paris, Gallimard, 1983, 1993, pp.192-193.

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disséminer et de multiplier les responsabilités sociales, (…) de renforcer le rôle des

associations, des coopératives, des collectivités locales, (…) de réduire la hauteur

hiérarchique qui sépare l’État de la société (…)13 », il n’en demeure pas moins que coupler la

liberté-indépendance à la flexibilisation de l’État rappelle étrangement des courants de pensée

comme le libertarisme. Cette prise de position est symptomatique de la vision déformée d’une

liberté moderne qui ne serait pensable qu’en termes d’indépendance.

Le thème du retrait de l’interventionnisme public devient hautement problématique au

sein de sociétés marquées par un modèle de consommation et de communication de masse.

Ajoutons que de fortes interrogations surgissent à la lumière de la conceptualisation libérale

de la modernité puisque, historiquement, l’État a été l’outil de la réalisation des promesses

modernes en articulant deux principes en apparence opposés : la liberté et l’égalité.

Dès lors, dans un contexte de redéploiement du rôle étatique, de dépérissement de

l’autorité des contenus culturels « traditionnels » transmis avec un minimum de contraintes,

comment ne pas craindre une privatisation globale du champ de la culture ? Et, si ce

basculement devait s’opérer au moins en partie, de quelles manières pourrions-nous éviter de

recreuser un certain nombre d’inégalités qui caractérisaient les structures hiérarchiques ? Car,

si nos sociétés valorisent, à juste titre, un rapport personnalisé, plus souple à l’égard de la

culture, son statut de « bien social premier » (Rawls) indispensable à l’épanouissement de

l’autonomie individuelle demeure. Dit autrement : le rôle de l’État providence a été essentiel

dans l’instauration de l’égalité de tous face à des contenus culturels dont on estimait,

conformément à la dynamique de la modernité, que personne ne pouvait en être privé du fait

de sa naissance, de son statut social ou des aléas de la vie.

Contrairement à une idée reçue, le libéralisme politique ne commande en aucun cas une

privatisation du champ de la culture, privatisation qui conduirait à accentuer les inégalités

dues aux circonstances. Bien plus, il s’emploie à désamorcer deux risques directement liés à

la formation d’élites culturelles. Le premier risque tient dans le gain net dont bénéficie un

groupe particulier. Effectivement, l’existence d’élites implique une forte probabilité que

l’accès à ce « bien social premier » soit contingenté en fonction de critères arbitraires (comme

le niveau de revenu par exemple). Le second risque est qu’une élite, ou un groupe qui se

perçoit comme tel et avec des ressources importantes, impose un contenu culturel particulier à

l’ensemble de la population. Les moyens utilisés pourraient prendre la forme d’une

dévalorisation des schèmes culturels alternatifs ou celle d’une prescription d’un certain

13 Ibid., p.193.

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nombre de pré-requis dans ce domaine comme condition sine qua non de toute ascension

sociale. Notons que ces deux dérives peuvent se renforcer mutuellement.

Les dispositions libérales d’inspiration égalitariste s’exposent tout de même à une série

de critiques quant à l’accès à la culture, même si nous pouvons mettre à leur crédit une

intention louable de contrer les effets dévastateurs de la formation d’élites disposant d’un

quasi-monopole ainsi que la volonté de rendre effective une égalité de tous les individus.

En effet, dans la perspective libérale, la culture est approchée d’un point de vue global.

Elle est censée rassembler des éléments aussi disparates que peuvent l’être les convictions

morales, religieuses ou encore les valeurs culturelles prises dans une acception large. Par

conséquent, si la culture constitue un « bien social premier » en soi, son contenu n’est que

rarement évoqué. Les individus possèdent donc toute latitude pour remplir cet espace vacant.

Nous sommes alors face à une conception neutraliste de l’État en matière culturelle qui

repousse dans la sphère privée les actes de formation et d’acquisition de la culture avec un

nivellement normatif de la totalité des choix proposés.

Deux difficultés s’enracinent directement dans le principe de neutralité. D’une part, le

rejet dans l’orbite individuel de contenus culturels modelés par une libre détermination de soi

conduit ce courant à renouer avec le paradigme de l’indépendance et ses travers.

D’autre part, la culture pourrait ne pas être un contenu neutre, utile intrinsèquement

quels que soient ses éléments constitutifs, mais bien le facteur de cohésion de nos sociétés.

Sur ce point, il est intéressant de noter que très souvent la question du vecteur culturel de

premier degré14 – la langue – pose problème aux libéraux neutralistes. Comment, en effet,

imposer une langue aux individus dans un contexte de pure indépendance ? Et surtout,

comment peut-on justifier une telle contrainte avec des arguments libéraux ?

La différence relevée quant aux deux versions de la liberté moderne se trouve à nouveau

au centre de nos réflexions puisque c’est à partir de cette dichotomie qu’un certain

républicanisme questionne la position libérale. Cela n’empêche nullement que ces deux

traditions philosophiques se rejoignent dans le rejet des critiques anti-modernes portant sur les

tendances massificatrices qui découleraient de l’individualisme. Elles divergent pourtant sur

la question du basculement de l’élaboration du contenu de la culture dans la sphère privée. Si,

pour le libéralisme, le dépérissement des élites se justifie par le renforcement de la main-mise

de l’individu sur la culture conformément à la visée émancipatrice portée par le principe

14 Nous distinguons vecteur culturel de premier degré – la langue – de ceux de second degré comme les media puisque si l’un est indispensable à toute transmission, le second est accessoire.

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d’égalité, pour le républicanisme, cette démocratisation de l’accès et de l’élaboration de la

culture ne doit pas être totale.

La raison de pareille limitation s’enracine dans la conviction républicaine que la culture

– comme ensemble formée des arts et lettres, c’est-à-dire les humanités – participe du projet

humaniste d’émancipation individuelle. Dès lors, toute volonté d’en désubstantifier le contenu

et, par extension, toute théorie évoquant la possibilité d’en confier la composition aux

individus deviennent suspectes. Par conséquent, comme barrière à l’érosion de référents

communs, une certaine place doit être aménagée aux élites.

Ce modèle fut notamment choisi par la France, au 19e siècle, lorsque l’État chargea ses

« hussards noirs » de former des enfants sachant lire, écrire et compter et donc d’en faire de

futurs citoyens capables de participer activement à la vie politique de la République. A

l’époque, les républicains étaient animés par la conviction que la culture constituée par un

certain nombre d’enseignements apportait son concours à la réalisation d’une finalité

éminemment morale : l’acquisition de l’autonomie par l’arrachement des individus au double

joug de la nature et de la tradition.

D’une conception purement neutraliste de la culture, nous basculons alors dans une

compréhension profondément morale du fait culturel, ce qui ne manque pas de provoquer un

certain nombre de réserves. Effectivement, comment comprendre que sous prétexte de sauver

une culture commune, une identité de vues ou le minimum requis pour l’exercice de

l’autonomie, une certaine compréhension du républicanisme aboutisse à réintroduire des

élites dont l’autorité pourrait se révéler fragile au sein de sociétés démocratiques ? Car il est

tout à fait envisageable que pour contrer l’avènement d’une société massifiée et atomisée, un

certain républicanisme puisse être conduit à discriminer entre valeurs favorables et

défavorables à l’autonomie en lieu et place des principaux intéressés. Ce faisant, ne tend-t-il

pas vers un but pour le moins trouble qui consiste à légitimer des contenus culturels

contraignants transmis par des élites afin de répondre aux dérives d’une liberté moderne qui

ne se limiterait qu’à l’indépendance ?

Au final, au-delà des conflits entre indépendance et autonomie, libéralisme et

républicanisme, il apparaît clairement que la culture se trouve confrontée à la dynamique de

démocratisation. Se pose alors la question de l’équilibre à atteindre entre des contenus dont la

valeur ne peut être négligée et des individus dont la liberté doit être respectée. Le pari tient

dans la capacité de la culture et des institutions qui en gèrent tous les aspects à s’adapter aux

exigences de la modernité. Cette culture moderne doit relever le défi de garantir les acquis

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démocratiques contre l’érosion des contenus provoqué par l’approfondissement de

l’individualisme contemporain.

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La culture des sociétés démocratiques : émancipation ou barbarie ?

Ludivine Thiaw-Po-Une

La structuration de cette matinée a un peu évolué depuis sa conception, notamment en

raison de la façon dont il a été jugé bon de recentrer l’intervention de Xavier Landes sur les

positions « modernistes » défendues par Gilles Lipovetsky. De ce fait, cette troisième

intervention a elle-même légèrement changé de contenu. Comme prévu initialement, il s’agit

de systématiser les termes du débat sur les transformations contemporaines de la culture,

mais j’intègrerai aussi à cette systématisation d’autres positions que celles qui ont été

évoquées. Je pense notamment aux thématisations nord-américaines que je n’envisageais pas

initialement d’évoquer, mais dont il m’est apparu nécessaire de les mentionner, afin d’élargir

le débat et de mieux expliciter la problématique précise qui se dégage depuis une heure de

l’ensemble de la matinée.

J’en resterai donc à un principe de systématisation qui est : Emancipation ou barbarie ?

Autrement dit, il s’agit de la question de savoir en quels termes les effets de la dynamique

des sociétés démocratiques sur la culture de ces sociétés ( sur la production culturelle dans

ses divers secteurs, arts et lettres, y compris cinéma, musique, etc. ) sont « lisibles » : sont-ils

globalement lisibles dans les termes d’un processus d’émancipation de l’individualité ( selon

la lecture « moderniste » illustrée à l’instant, dans l’exposé de Xavier Landes, sur l’exemple

de Lipovetsky ) ? C’est ici la première possibilité. Sont-ils au contraire lisibles dans les

termes d’un effondrement en fait de la culture, en termes de transformation allant à rebours

des exigences civilisationnelles que la création culturelle entend incarne. Bref, en durcissant

la position illustrée dans l’exposé de Geoffroy Lauvau par Allan Bloom s’agirait-il, et ce

serait là une deuxième lecture possible, selon une terminologie dont on verra qu’elle est assez

courante dans le débat français, d’une sorte de rechute dans la barbarie ?

Ici, je resterai fidèle à ce principe de systématisation des interrogations que soulève,

vis-à-vis de l'existence et de la teneur de ce que nous appelons la culture, la façon dont

l'individu s’affirme de plus en plus, dans les sociétés démocratiques, comme la valeur

suprême et comme le principe ultime de toute évaluation. Je complèterai néanmoins

l’identification des positions en présence, à la fois par quelques indications sur leur

enracinement intellectuel et philosophique, et par le repérage d’au moins une autre position

qui, notamment dans le champ américain, échappe à l’opposition entre néo-conservatisme et

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modernisme, à savoir la position néo-marxiste. L’intérêt d’intégrer cette troisième position au

débat me semble tenir, non pas tellement à la position elle-même ( qui est aujourd’hui

fragilisée par des présupposés relevant d’une analyse des phénomènes sociaux assez difficile

à assumer dans sa globalité depuis la crise du marxisme ) qu’à la façon dont cette position

véhicule, vis-à-vis de la culture des sociétés démocratiques, un certain nombre d’objections (

une dimension critique ) qui ne sont pas représentées sous la même forme, ( une forme

difficile à contourner, indépendamment des présupposés du marxisme ) si on réduit le débat à

l’affrontement néo-conservatisme / modernisme.

Avant et afin d’en venir là et de faire apparaître pourquoi il faut verser cette troisième

pièce au dossier, je repartirai dans un premier temps, de l’affrontement entre néo-

conservatisme et modernisme, du seul point de vue toutefois, d’abord, de ses présupposés

intellectuels et philosophiques.

I.

Néo-conservatisme et modernisme culturels : deux traditions de pensée

Je tenterai d’abord de ressaisir dans sa teneur systématique l’opposition des thèses néo-

conservatrice et moderniste sur la culture. Ensuite, j’essaierai de dégager les liens qu’elles

entretiennent avec une appréhension globale des sociétés démocratiques et je terminerai cette

première partie de mon intervention en indiquant l’enracinement philosophique des thèses en

présence.

1) Si nous repartons de la position « moderne » ou « moderniste » examinée sur

l’exemple de Lipovetsky, nous avons vu qu’elle consiste à considérer que la manière dont la

culture se trouve aujourd'hui vouée de plus en plus à ce qu'on pourrait appeler l'immanence (

c'est-à-dire à ne plus trouver d'autre support que l'individu lui-même ) participe d'un immense

progrès. En effet, dès lors que la dynamique de la production et de la consommation

culturelles est elle-même conçue en termes d’affirmation de l'individualité comme unique

principe de toutes les valeurs, les sociétés contemporaines sont tenues pour accomplir, y

compris sur ce terrain de la culture, un progrès qui va dans le sens même de leurs principes

directeurs. Le processus d’émancipation à l’œuvre ici correspondrait à la restructuration d’un

domaine ( celui de la culture ) longtemps régi par un principe d'autorité en un domaine régi

désormais par un principe d'autonomie.

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De l'autre côté, de celui de la position antithétique néo-conservatrice, ce qui est

dénoncé dans cette culture de l'immanence c’est un aplatissement ou un aplanissement, en

tout cas un abaissement de l'idée même de culture. Idée selon laquelle, quand elle se soumet à

son tour à la dynamique de l'individualisme, la culture ne constitue plus qu'un des visages

parmi d'autres de l'univers de la consommation : si l'individu et son bon plaisir apparaissent

comme l'ultime instance où s'enracine la culture d'une société démocratique, rien ne distingue

plus la production culturelle et la production des biens de consommation. Ce ne serait donc ni

par hasard ni par une captation artificielle du domaine de la culture par celui de l’économie

que l’époque contemporaine serait marquée par la naissance de l’industrie culturelle. Les

deux sphères, celle de la culture comme celle de la consommation, se trouveraient de plus en

plus régies par le principe de plaisir ou, si l'on préfère, par le principe d'utilité au sens

rigoureusement utilitariste du terme : rechercher le plus grand bonheur possible en

minimisant le plus possible la souffrance ou la peine ( comprise ici comme la peine inhérente

à l’effort qu’il pouvait y avoir, dans d’autres relations à la culture, à s’approprier des œuvres

difficiles, transcendant nos habitus les plus immédiats, etc. – avec toute la dimension d’accès

et d’apprentissage que cela supposait ). On voit alors où réside la dimension critique qui

s'affirme au coeur de cette deuxième position : une telle conception utilitariste de la culture,

en la dissolvant dans la sphère de la consommation et en la rapprochant de la simple logique

des désirs, voire des besoins et de leur satisfaction, n'en constitue-t-elle pas la pure et simple

négation ( au sens où Hannah Arendt expliquait que la culture commence dès lors que nous

arrachons au simple cycle de la vie, càd au cycle de la reproduction et de la satisfaction des

besoins ) ?

2) J’en viens maintenant au deuxième objectif que j’ai annoncé et qui consiste à cerner

les liens de ces positions antithétiques avec l’appréhension globale des sociétés

démocratiques dans notre débat sur la culture. Ce débat n’est en effet pas séparable d'une

interrogation plus vaste sur la dynamique même des sociétés démocratiques : les uns y

perçoivent une dynamique d'émancipation, intrinsèquement solidaire des valeurs de la

modernité, alors que les autres estiment au contraire que la dynamique de l'individualisme est

seulement celle d'une pseudo-émancipation, détruisant en fait un certain nombre de valeurs

proprement humaines - à commencer par celles de la culture au sens authentique du terme.

C’est la raison pour laquelle, de ce côté, on parle volontiers, pour désigner ce processus, de

« barbarie ». Quelqu’un comme Alain Finkielkraut doit évidemment être mentionné comme

l’un des plus ardents utilisateurs de ce vocabulaire ( notamment La Défaite de la pensée,

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Gallimard, 1987 ). Il renvoie aussi à Gauchet, proche, lui, des positions de Lipovetsky sur la

trajectoire des sociétés démocratiques, lorsqu’il se trouve confronté à A. Finkielkraut dans Le

Débat, n° 51, sept.-oct. 1988, et plus précisément dans un papier intitulé « Malaise dans la

démocratie ». Je rappelle brièvement les termes de cette confrontation : Gauchet y défend la

catégorie d’ « individualisme démocratique » comme devant constituer un « instrument

d’analyse sociologique efficace et fécond » pour penser la transition des sociétés

traditionnelles aux sociétés modernes. De son côté, Finkielkraut y voit une sorte d’imposture

conceptuelle : un « coup de force verbal », dit-il, consistant à transmuer « en apothéose

historique les problèmes les plus aigus de notre temps » - autrement dit : à faire comme si les

dérives ou les excès perceptibles dans certains secteurs de nos sociétés ( comme celui de la

culture ou encore celui de l’éducation ) ne correspondaient qu’à des effets pervers dans une

trajectoire globalement positive, alors qu’il faudrait au contraire partir de ces « effets » pour

problématiser leur cause. Autrement dit, il s’agit ici de problématiser le choix de structurer

l’ensemble des gestes humains, qu’il s’agisse de la production culturelle ou de la

transmission des savoirs produits par cette culture, à partir de l’affirmation de l’individualité

comme valeur suprême.

3) J’en viens enfin au troisième objectif que j’ai annoncé et qui me permettra de clore

cette première partie de mon exposé : ce qu’il y a derrière ce débat en termes d'adhésions

philosophiques. Sans entrer ici dans le détail de la lecture qu’en a donnée à diverses reprises

Alain Renaut ( notamment L’Ere de l’individu, Gallimard, 1989, et L’individu, Hatier, 1995

), je me bornerai seulement à en dégager le principe : pour ce qui est de la discussion

française de l'individualisme, selon la présentation d’Alain Renaut, elle oppose, de façon

nette et tranchée, d’une part des auteurs inspirés par l’analyse des sociétés démocratiques

qu’avait inaugurée Tocqueville au début du XIXe siècle, et d’autre part des auteurs dont

l'inspiration est issue de la mise en question du monde de la technique par Heidegger.

L’orientation néo-tocquevillienne est claire chez Lipovetsky, comme Xavier Landes l’a

suggéré : elle consiste à démontrer que les divers mouvements culturels typiques de la

modernité sont à inscrire dans une dynamique d’émancipation de l’individualité à l’égard des

traditions et des hiérarchies. Il s’agit donc de reprendre les deux composantes de la

modernisation que Tocqueville avait cernée sur l’exemple américain : affirmer la liberté de

l’individu contre l’autorité collective des traditions ; faire valoir l’égalité en droits de tous les

êtres humains contre la logique inégalitaire des hiérarchies anciennes ( hiérarchies conçues

comme naturelles entre les êtres, ou comme quasi naturelles, au sens de hiérarchies sociales

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figées, donc quasi naturalisées ). C’est effectivement par ce biais qu’on peut comprendre la

propension de Lipovetsky à voir dans la mode, comme l’a rappelé Landes, le signe des

bouleversements qui marquent l'avènement de l'âge démocratique et de l’« autonomie

individuelle ». D’où, également, l’insistance de Lipovetsky sur la façon dont l’art

contemporain obéit lui-même à cette même logique d’invention continuelle des règles et des

normes – avec du même coup une interrogation qu’on ne peut que faire sienne : entre les

secteurs anciens de la mode ( à commencer par celui du vêtement ) et certains domaines de

l’art, le caractère éminemment frappant de l’analogie de fonctionnement soulève bel et bien

le problème de savoir ce qu’il advient de la culture dans des sociétés démocratiques, où elle

semble soumise à la même logique que celle de la consommation.

En tout cas, présupposée par toute l'analyse de Lipovetsky, c’est la distinction

tocquevillienne entre sociétés modernes et sociétés traditionnelles qui sert de principe

d’intelligibilité. C’est elle qui permet de résoudre le problème qu’on vient de formuler, et de

le résoudre d’une manière consistant à dire que cette analogie n’a en fait rien d’étonnant ni

d’inquiétant : alors que, dans les sociétés anciennes, de multiples traditions pesaient sur les

consciences en prédéterminant tous les choix, selon un style d'existence où l'histoire de

chacun s'écrivait à partir du passé, les sociétés modernes au contraire assurent l'émancipation

de l'individu -au sens où ce sont de plus en plus les individus eux-mêmes qui instituent leurs

règles et leurs normes. C'est dans ce cadre global qu'il faudrait donc replacer l’extension

progressive de la forme constituée par la mode à l’univers même de la culture : cette

extension ne serait pas foncièrement pas le signe d’une captation de l’univers culturel par des

exigences ( consuméristes ) qui lui seraient étrangères. Elle s'inscrirait au contraire dans la

logique émancipatrice de l'Occident moderne, celle de la rupture avec la tradition . De plus

en plus les individus refuseraient de se conformer servilement, et pour ainsi dire

« automatiquement », à l'héritage du passé. Selon l’expression forgée par Descartes pour

décrire le rapport de l’homme moderne à la nature, mais qui pourrait servir tout autant à

cerner la relation de l’homme contemporain à la culture, ils s’affirment comme « maîtres et

possesseurs » des règles qu'ils définissent au présent et renouvellent constamment – en sorte

que les transformations contemporaines de la culture expriment une libération conçue en

termes de rupture avec la tradition.

De l’autre côté, càd du côté néo-conservateur, nous trouvons, derrière les positions

prises sur la culture, une appréhension antithétique du monde contemporain, selon laquelle la

description néo-tocquevillienne témoignerait d'une pensée ne sachant percevoir que les

sociétés démocratiques ont des tares qui leur sont propres et que leur individualisme secrète

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des formes nouvelles d'inhumanité, voire de « barbarie », d'autant plus redoutables qu'elles

sont insidieuses et se masquent sous l'apparence d'un processus d'émancipation de

l'individualité.

A la défense de l'individualisme démocratique, ce sont alors principalement trois

contre-arguments qui se trouvent opposés. Ils sont sous-tendus, chez Finkielkraut, par une

référence explicite à la critique heideggerienne de la modernité : dans le cas de Bloom, la

référence plus indirecte est non moins présente, puisqu’elle se fait par l’intermédiaire de Léo

Strauss et d’une relation critique même si elle est moins forte que la relation entretenue par

celui-ci ( comme Arendt d’ailleurs ) avec l’œuvre de celui qui avait été leur maître commun à

Fribourg. Je laisse de côté la nature complexe de cette filiation, et me borne à dégager les

trois arguments que l’enracinement néo-heideggerien de cette position permet d’opposer à la

culture des sociétés démocratiques.

Un premier argument consiste à contester que la logique de l'individualisation des

comportements, dans laquelle s'inscrit la mode, relève réellement d'un processus

d'émancipation. Certes l'autorité de la tradition s'y défait, mais c'est en soumettant l'individu à

la contrainte du cycle quasi biologique ( par ailleurs exploité socio-économiquement ) des

besoins et de leur satisfaction : « L'individu, écrit par exemple Finkielkraut dans la discussion

avec Gauchet qui a été mentionnée, n'est plus rien qu'une succession de plaisirs sans hier et

sans lendemain, sa vie n'est plus vie de quelqu'un, biographie, mais éternel retour biologique

de besoins et de satisfactions ». La prétendue émancipation de l'individu serait donc en fait

une dépersonnalisation. Elle correspondrait à une destruction de la personne en nous, à une

sorte de ré-animalisation de l'homme réinscrivant l'humain dans le biologique et niant donc

en lui la culture au profit de la nature.

Un deuxième argument, dont la puissance n’est pas à mésestimer, consiste à souligner

que la soumission de toute réalité humaine au cycle de la consommation, induite aujourd'hui

par l'individualisation des comportements, aurait pour effet direct la dissolution de la haute

culture. Ce serait alors le cas jusques et y compris sous la forme de ce que Finkielkraut (

comme Heidegger ) appelle la « pensée », au bénéfice de cette « raison calculante » dont

Heidegger avait montré comment elle domine l'univers de la technique et de la

consommation. Dans des sociétés dominées par la logique utilitariste de la consommation, la

haute culture est présentée, dans cette optique, comme ne pouvant résister durablement à

l'impératif que tout soit rapidement prêt à consommer et jetable aussitôt après consommation

: bref, la « culture de masse » ne serait pas authentiquement « culturelle ». A l'âge de Matrix

et de la techno, la recherche d'oeuvres qui ne soient pas simplement des produits serait ainsi

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vouée à disparaître. La logique de l'individualisme serait en fin de compte déshumanisante,

puisque c'était avant tout à travers cette haute culture que s'accomplissait l'arrachement de

l'homme à la nature en vue d'exprimer proprement son humanité.

Une dernière objection émane de cet argumentaire sous-tendu par une critique de la

modernité de type heideggerien ( même si elle n’est pas toujours, il faut le répéter, de

référence directement heideggerienne ) : les défenseurs de l'individualisme démocratique

seraient, par la logique de leur position, conduits à tout célébrer indistinctement et

uniformément, comme constituant au même titre un moment du déploiement de la

démocratie. Approche qui, si l'on ne prenait garde à la pente qu'elle induit, emporterait avec

elle toute dimension critique à l'égard de la réalité des sociétés démocratiques et se traduirait

par des conséquences particulièrement redoutables sur le terrain culturel. Sous cet angle,

l’affirmation comme possédant une valeur en tant que telle de l'individualité dans un produit

quelconque serait susceptible de conduire à une aberrante canonisation de tout et de

n'importe quoi comme « produit culturel ». Un tel slogan correspondrait en fait parfaitement

à un dangereux affadissement de l'esprit critique face à la sacralisation contemporaine de

l'individualité ( où l’on retrouve un thème dont Geoffoy Lauvau a montré la présence forte

chez Bloom : la culture de masse comme dissolution de l’esprit critique ). A contrario, la

vigueur de l'esprit critique devrait être tenue comme faisant des conditions à recréer, sans

lesquelles la culture authentique se dissout dans la simple consommation.

Donc ce débat sur la conception même de la culture des sociétés démocratiques

s’apparente philosophiquement, sous la forme de l’antithétique à laquelle nous nous en

sommes tenus jusqu’ici et dont il faut convenir qu’elle y joue un rôle dominant, à une

nouvelle phase du débat général entre « anciens » et « modernes », ou entre « modernes » et

« antimodernes ». Comme tel, et si on réduisait le débat à cette antithétique, la situation

devant laquelle on pourrait se trouver placé risquerait d’être embarrassante. En effet, d’un

côté on ne peut sans doute pas, raisonnablement, renoncer aux principes et aux valeurs de

l’individualisme moderne ( ne serait-ce que parce qu’ils ont quelque chose à voir avec l’idée

démocratique ). D’un autre côté, l’adhésion à de tels principes ne doit pas nous dispenser non

plus d’enregistrer, notamment dans l’espace de la culture conçue comme affirmation de

l’humain en l’homme, les redoutables dérives de la modernité que pointe la critique néo-

conservatrice. La question se pose donc de savoir comment échapper au moins en partie à la

logique de balancier dans laquelle cet affrontement risque d’enfermer la réflexion. Ce

pourquoi je propose d’introduire dans le débat, pour terminer, une troisième position, celle du

néo-marxisme, non pas pour la désigner comme une issue ( ce qui semble exclu pour des

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raisons tenant aux nécessités sans doute incontournables d’une prise de distance avec les

attendus du marxisme ), mais parce que sa prise en compte permet de construire plus

complètement les termes de la difficulté qu’on vient de voir poindre. Elle nous permettrait

donc d’élaborer plus complètement les termes de la problématique sur laquelle nous avons

choisi de travailler durant cette journée.

II

Aspects du débat américain : les approches néo-marxistes

L’objectif, unique cette fois, de cette deuxième partie consistera pour moi à verser

rapidement au dossier un type d’approche des transformations contemporaines de la culture

qui a été présent dans l’espace américain durant les années mêmes où Bloom écrivait son

ouvrage, mais qui échappait entièrement à son type d’analyse. Les auteurs auxquels on peut

ici se référer sont mentionnés par Lipovetsky dans ses premiers travaux ( notamment dans

L’Ere du vide, en 1983 ), mais l’approche dont il relève a été résorbée ensuite sous le

paradigme néo-tocquevillien – ce qui est globalement compréhensible ( ce paradigme est

assurément plus prégnant ou plus topique, aujourd’hui, que celui du marxisme, même

américanisé ), mais prive peut-être la démarche néo-tocquevillienne d’une partie de sa

dimension critique. Les auteurs principaux dont il s’agit sont Daniel Bell ( Les

Contradictions culturelles du capitalisme, paru en 1976 sous le titre The coming of post-

industrial society et tr. Fr., 1979, PUF ) et Richard Sennett, né en 1943, professeur à Harvard

et auteur en 1974 d’un ouvrage intitulé en anglais The Fall of Public Man et traduit en 1979

aux éditions du Seuil sous le titre Les Tyrannies de l’intimité. Les deux ouvrages ont en

commun de replacer les transformations de la culture contemporaine dans la logique des

mutations du capitalisme industriel. Je cite par exemple cette phrase de Sennett, où il

exprime lui-même la thèse majeure de son livre ( trad., p. 25 ) : « La thèse majeure du présent

ouvrage est que ces signes criants d’une vie personnelle déséquilibrée ( entendre : par le repli

sur l’individualisme et la sphère privée ) et d’une vie publique désormais vide ont connu une

longue gestation. Ils résultent de changements liés à la chute de l’Ancien régime et à la

formation d’une nouvelle culture, capitaliste, laïque, urbaine ». Pour des raisons de brièveté,

ici je vais me concentrer sur l’ouvrage de Bell, qui est le plus centré sur la question même de

la culture.

Pour simplifier, on peut dire que Bell distingue trois âges du capitalisme :

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- Le premier âge correspond au capitalisme classique, tel que le décrivait Max Weber

dans son ouvrage sur L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme : il se caractérisait sur le

plan culturel par l’ascétisme de la morale protestante et par la valorisation du travail, de la

discipline et de l’effort.

- Le deuxième âge est marqué, sur le plan culturel, par l’apparition, entre 1880 et

1930, de ce que Bell appelle le « modernisme », c’est-à-dire par la naissance de l’art moderne

caractérisé ( comme Landes l’a rappelé à travers Lipovetsky utilisant d’ailleurs expressément

Bell ) par une idéologie exacerbée de la rupture avec la tradition, par le culte du nouveau, de

l’inédit, par le rejet de toute norme transcendante. Par exemple, le récit romanesque se libère

des contraintes de la chronologie et de la psychologie ( c’est la fin du « personnage » ), la

musique, elle, rompt avec les contraintes de la tonalité et la peinture avec celles de la

perspective.

- Selon Bell, un troisième âge aurait commencé après 1930, avec l’épuisement du

modernisme et l’entrée dans la phase « post-moderne » : elle consiste à répéter jusqu’à

l’extrême le geste moderniste, en faisant émerger une culture qui, ayant épuisé toutes les

possibilités de renouveler les contenus culturels, prend pour principe le renouvellement lui-

même, tenu pour une fin en soi. C’est ce virage ou ce radicalisme qui conduit le capitalisme

culturel à ce que Bell identifie comme des contradictions insurmontables, parce que le fait de

produire du nouveau finit par apparaître lui-même comme dépourvu de la moindre

nouveauté.

Tout le travail de Daniel Bell consiste alors à voir dans cette tentative du post-

modernisme un effet des mutations du capitalisme. L’idée est la suivante : alors que le

premier capitalisme, culturellement ascétique, correspondait à une logique de l’épargne, le

capitalisme post-moderne, qui ouvre sur une culture hédoniste, hérite de la naissance du

crédit dans les années 1930 – une naissance qui a bouleversé la logique de la consommation.

Les nouvelles possibilités de consommation ainsi ménagées ne sont plus compatibles avec

l’ascétisme protestant et vont ouvrir en fait sur une nouvelle culture centrée sur le principe de

plaisir : donc une culture de l’hédonisme. Je ne suis pas beaucoup plus loin l’analyse de Bell,

qui est à partir d’ici très prévisible : le modernisme et le post-modernisme sont donc à

comprendre comme les produits du Capital – sachant que, ici on retrouve l’orthodoxie

marxiste, ce dernier sera son propre fossoyeur : « L’éthique protestante, écrit Bell, fut minée

non par le modernisme, mais par le capitalisme lui-même. Le plus grand instrument de

destruction de l’éthique protestante fut l’invention du crédit. Auparavant, pour acheter, il

fallait d’abord économiser. Mais avec une carte de crédit on pouvait immédiatement

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satisfaire ses désirs » ( tr., p. 31 ). Ce développement d’une culture hédoniste, suscité par le

capitalisme lui-même, rendra alors, ultimement, selon Bell, le système contradictoire, parce

que l’exigence d’efficacité qui anime le capitalisme dans sa dimension techno-scientifique et

l’exigence culturelle de la satisfaction infinie des désirs entrent en conflit : « D’une part, je

cite une dernière fois Bell ( p. 81 ), la corporation des affaires exige que l’individu travaille

énormément, accepte de reporter à plus tard récompenses et satisfaction, en un mot qu’il soit

un rouage de l’organisation. Et d’autre part la corporation encourage le plaisir, la détente, le

laisser-aller. Il faut ( c’est toujours Bell qui s’exprime ainsi ! ) qu’on soit consciencieux le

jour et bambocheur la nuit ». Cette contradiction foncière risque même, aux yeux de Bell,

d’en entraîner une autre entre l’ordre culturel ( hédoniste ) et l’ordre politique issu de la

modernité et dominé par les principes de la démocratie : le conflit entre l’exigence

d’efficacité et l’exigence de plaisir ouvre sur une récession économique qui, en suscitant de

multiples frustrations, prépare le terrain pour des hommes providentiels capables, même au

prix du sacrifice des valeurs démocratiques, de rendre la situation viable. D’où, chez Bell, un

net pessimisme politique quant au déclin, à ses yeux inévitable, du principe de la légitimité

démocratique.

Telle est la position défendue par Bell ou par Sennett. Je n’ai pas le temps de

l’évoquer davantage, mais je termine en disant pourquoi elle me semble constituer, malgré

l’appareillage théorique qui la sous-tend, une pièce à verser au dossier. En gros, Lipovetsky,

dans ses premiers ouvrages, a repris très largement la périodisation issue de ces travaux, mais

en « démarxisant » l’analyse, c’est-à-dire en en situant la logique moins dans ce qu’induit la

recherche capitaliste du profit que dans ce que fait surgir la dynamique démocratique de

l’égalité et de la liberté. Tocqueville contre Marx : déplacement dans l’infrastructure de

l’analyse que nous avons, je crois, de bonnes raisons de faire nôtre et de partager. Reste qu’il

faut mesurer aussi ce dont ce déplacement se paye : il était clair en effet, dans la lecture néo-

marxiste, que l’on disposait par définition d’un point de vue critique sur les transformations

contemporaines de la culture. Ces transformations, qui correspondent en gros les

déplacements induits dans la culture par le passage de l’ascétisme au consumérisme et à

l’hédonisme, étaient imputées à un sujet ou à un agent, avec un grand S ou un grand A- à

savoir le Capital et ses propres mutations dans la façon de réaliser son objectif : engendrer le

profit. A démarxiser une analyse comme celle de Bell, en tout cas à la retranscrire

exclusivement dans une interprétation tocquevillienne de la dynamique des sociétés

démocratiques, on s’expose à ne plus pouvoir penser les aspects disons négatifs de la culture

contemporaine ( par exemple les menaces sur la haute culture, la soumission à la logique

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consumériste, etc. ) qu’en termes de dérives ou d’effets pervers. La question est de savoir si

c’est suffisant, c’est-à-dire si cela n’équivaut pas tout de même, en fin de compte, à émousser

le tranchant de la critique qu’appellent effectivement certains des phénomènes dénoncés par

les néo-conservateurs. Pour le dire encore autrement :

- D’un côté, nous voyons très bien aujourd’hui ce que la lecture néo-marxiste a de

difficile à tenir après la crise du marxisme et après la réévaluation de l’économie de marché

que cette crise a permise ( significativement, on dit de moins en moins : capitalisme, parce

que ce vocabulaire même paraît solidaire d’une approche devenue désuète ) ; de fait, imputer

certains phénomènes à la recherche du profit, envisagée simplement comme telle, n’apparaît

plus aujourd’hui aussi simple à envisager qu’il y a trente ans.

- Mais d’un autre côté nous voyons tout aussi bien que la soumission de la production

culturelle à la logique de la consommation se traduit par des effets d’aplatissement dont, par

exemple, le cinéma ( devenu, là aussi significativement, « industrie cinématographique » ne

serait-ce que dans son devenir, au demeurant bien agréable, « dvd du dimanche après-midi »

) est peut-être en train de mourir comme art ( rien n’exclut que l’on puisse se poser les

mêmes questions à propos de la musique contemporaine ) ; nous voyons également en quoi

l’entrée de la culture dans l’horizon de la consommation entraîne avec elle des effets

d’assujettissement du public ( et pas seulement des effets d’émancipation ), matière à

marketing, à lancement de produits ou même d’auteurs ( que l’on pense au lancement des

auteurs littéraires dont la fidélisation du public est de plus en plus assurée par la mise en

avant de leur vie privée devenue feuilleton- réalité des magazines people ), qu’elle est

devenue. Tout cela, nous ne pouvons le nier : dans l’approche néo-marxiste, on pouvait en

outre le catégoriser, en parlant d’aliénation ( par l’idéologie ) et d’exploitation ( par la

recherche du profit ) ; une fois cet appareil décomposé ( et il s’est effectivement décomposé

), comment ne pas basculer dans une approche soit néo-tocquevillienne ( qui réduit la critique

à un relevé de simples effets pervers, donc à une critique très émoussée ), soit néo-

conservatrice ( qui réintroduit certes massivement la dimension critique, mais sous une forme

qui emporte tout avec elle et implique une sorte de sacrifice de la modernité et de ses

avancées, en jetant donc, comme on dit, le bébé avec l’eau de son bain ! ) ? Bref, et ce sera

ma dernière phrase : la réduction du débat contemporain sur la culture à l’affrontement

antithétique du néo-conservatisme et du modernisme n’est-elle pas le signe d’un très puissant

déficit en matière d’approche critique de la modernité – je veux dire : en matière d’une

approche de la modernité qui soit à la fois critique et non anti-moderne ? La reconstruction

d’une critique moderne de la modernité ( ce qu’avait été en son temps le marxisme, mais qui

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est devenu impraticable sous l’une quelconque de ses formes disponibles ) correspond sans

doute à une tâche encore impossible à mener à bien, mais dont on aperçoit d’ores et déjà que

la place laissée vide par le marxisme interdit d’en faire durablement l’économie. Là réside au

fond peut-être ce par quoi la problématique de la culture, dans les sociétés démocratiques,

appelle le plus fortement un effort de reconstruction théorique, si du moins, entre la nostalgie

des Grands livres et l’abandon à la consommation du nième James Bond, il y a place pour

une position consistante.

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Culture de masse et culture populaire1

Frederico Pacheco de Souza e Silva

Il me semble absolument crucial de reconnaître la différence entre ce que l’on appelle

une culture de masse et une culture qui est issue de la population en général. Pendant le très

intéressant débat de la deuxième Journée d’Études Doctorales du 4 Janvier 2005, cette

différence n’a pas été faite. On a parlé de la Star Academy, du Rock et du Rap comme si tous

les trois étaient des exemples d’une culture de masse. J’aimerais insister sur deux aspects qui

ont échappé au débat.

Le premier aspect porte sur la différence entre un produit culturel dont la cible est la

population en général (la Star Academy ou la télé-réalité), mais qui est fait non pas par cette

population elle-même mais par une industrie spécifique, et un produit culturel issu de la

population en général. Certes, la télé-réalité et la Star Academy sont des produits culturels de

masse, c’est-à-dire des produits faits pour la masse, et dont la valeur esthétique et

intellectuelle est contestable. Or ce n’est le cas ni pour le Rock ni pour le Rap. Ces

manifestations culturelles viennent, pour ainsi dire, de la rue. Elles ne sont pas faites par une

industrie spécifique, ce qui n’empêche pas, bien entendu, qu’une telle industrie ne se les

approprie à un moment donné. Le deuxième aspect concerne le contenu de ces produits. Il est

peut-être intéressant de nous souvenir de la déclaration d’un haut exécutif de TF1 à propos de

leurs productions : « rendre le cerveau du public disponible pour la pub de Coca-Cola ». Au

moins à l’origine, aussi bien le Rock que le Rap possèdent une dimension revendicatrice et

dénonciatrice qui les distingue d’un produit de masse dont le contenu vise souvent, sinon

toujours, à la manipulation culturelle en faveur du statu quo. Il suffit de rappeler que, par

exemple, le Rock a été longtemps interdit ou diabolisé à cause du contenu de son message.

Un produit culturel de masse n’est donc pas issu de la population et n’a pas les mêmes

objectifs ni les mêmes exigences esthétiques qu’un produit culturel de la masse, ou populaire

(i.e., issu de la population en général). Bien entendu, un produit culturel populaire peut être

1 Le texte qui est ici reproduit n’est pas une communication effectuée pendant de la journée mais une remarque transmise à la suite de cette journée, remarque portant sur un aspect particulier des discussions et permettant une intéressante précision qui n’avait pas été évoquée lors de la journée.

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dépourvu de valeur esthétique. En revanche, il y a bien des produits culturels issus de la

population qui ont une grande valeur esthétique. Nous pouvons songer au Jazz ou aux Blues.

Il est peut-être utile de nous rappeler également qu’aussi bien les pièces de Shakespeare

que les tragédies grecques de l’Antiquité n’ont pas été, à leur époque, des produits d’élite.

Leur public était la population en général, ce qui est un puissant argument contre l’opinion

selon laquelle la culture de masse de nos jours a du succès parce qu’elle répond aux demandes

du public.

Il est pertinent de cerner ces différences pour bien comprendre que, quelle que ce soit

l’opinion personnelle de quelqu’un sur le Rock ou le Rap, ils ne sont pas la même chose que

la Star Academy. Aussi bien les origines que le contenu de tels produits suffit pour montrer le

danger de l’amalgame entre la culture de masse et la culture populaire. Si celle-là reste

difficilement défendable, celle-ci mérite un tout outre regard.