Abou Sélim - Les Libertés

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Sélim ABOU (1928-) anthropologue, recteur émérite, Université Saint-Joseph, Beyrouth, Liban, titulaire de la Chaire “Louis D. - Institut de France” d'anthropologie interculturelle. (2003) LES LIBERTÉS. Discours annuels du Recteur de l’Université Saint-Joseph de 1996 à 2003. Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrière bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec Page web . Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Abou Sélim - Les Libertés

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  • Slim ABOU (1928-) anthropologue, recteur mrite, Universit Saint-Joseph, Beyrouth, Liban,

    titulaire de la Chaire Louis D. - Institut de France d'anthropologie interculturelle.

    (2003)

    LES LIBERTS. Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph

    de 1996 2003.

    Un document produit en version numrique par Rjeanne Toussaint, ouvrire bnvole, Chomedey, Ville Laval, Qubec

    Page web. Courriel: [email protected]

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    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Cette dition lectronique a t ralise par Rjeanne Toussaint, bnvole, Courriel: [email protected], partir de :

    Slim ABOU, s.j. (1928-) LES LIBERTS. Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph de 1996 2003. Beyrouth : Les Presses de lUniversit Saint-Joseph, 2003, 202 pp. Collec-

    tion : Anthropologie politique. [Autorisation formelle accorde par lauteur le 12 avril 2011 de diffuser le

    texte de cette confrence ainsi que plusieurs livres dans Les Classiques des scien-ces sociales.]

    Courriel : [email protected]

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11. dition numrique ralise le 15 mars 2012 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

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    Sous la direction de

    Slim ABOU et Joseph Mala

    LES LIBERTS. Discours annuels du Recteur

    de lUniversit Saint-Joseph de 1996 2003.

    Beyrouth : Les Presses de lUniversit Saint-Joseph, 2003, 202 pp. Collec-tion : Anthropologie politique.

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    Du mme auteur Enqutes sur les langues en usage au Liban. Beyrouth, collection Recherches , Institut des Lettres Orientales 1961,

    T. XXI, 138 p. Le Bilinguisme arabe-franais au Liban. (Essai d'anthropologie culturelle). Paris, Presses Universitaires de France 1962, 502 p. Liban dracin. Immigrs dans l'autre Amrique. Paris, collection Terre Humaine . Plon 1978, 664 p. Bchir Gemayel ou l'esprit d'un peuple. Paris, ditions Anthropos 1984, 461 p. Retour au Paran. Chronique de deux villages guaranis. Paris, Pluriel-Intervention , Hachette 1993, 379 p. La Rpublique jsuite des Guaranis. Paris, Perrin/ditions Unesco 1995, 160 p. L'identit culturelle suivi des Cultures et droits de l'homme. Beyrouth, Perrin/Presses de l'Universit Saint-Joseph, 2002, 410 p.

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    [2] Selim Abou est n en 1928. En 1946, il

    entre chez les Jsuites. Docteur s-lettres en 1961, Doyen de la Facult des lettres et des sciences humaines de l'Universit Saint-Joseph de Beyrouth de 1977 1992, Recteur de l'Universit Saint-Joseph de 1995 2003. Slim Abou est philosophe et anthropolo-gue. Il est directeur des Presses de l'Univer-sit Saint-Joseph et titulaire de la Chaire Louis D. - Institut de France d'anthropo-logie interculturelle.

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    [202]

    Table des matires Avertissement 1. Les paradoxes de l'Universit, 19 mars 1996. [7] II. Les dfis de l'Universit, 19 mars 1997. [31] III. Les tches de l'Universit, 19 mars 1998. [51] IV. Les apports de l'Universit, 19 mars 1999. [75] V. L'USJ 125 ans aprs : les dfis et l'espoir, 24 juin 2000. [101] VI. Les veilles de l'Universit, 19 mars 2001. [125] VII. Les colres de l'Universit, 19 mars 2002. [153] VIII. Les rsistances de l'Universit, 19 mars 2003. [177]

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    [5]

    LES LIBERTS.

    Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph de 1996 2003.

    AVERTISSEMENT

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    Les allocutions rassembles dans ce livre ont t publies sparment, chacu-ne en son temps, sous la forme de fascicules bilingues. les regrouper par ordre chronologique dans un mme recueil, on saisit mieux l'volution du discours et les mandres de la ralit sociale, culturelle et politique dont il essaie de rendre compte dans une perspective critique.

    Toutes ces allocutions ont t prononces le 19 mars l'occasion de la fte pa-tronale de l'Universit Saint-Joseph, hormis celle de l'an 2000, prononce le 24 juin lors de la clture du 125e anniversaire de l'Universit. Une constante les par-court toutes : la dfense des liberts, aux plans acadmique, socioculturel et poli-tique.

    S.A.

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    LES LIBERTS.

    Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph de 1996 2003.

    I

    Les paradoxes de lUniversit

    19 mars 1996

    Allocution du Recteur de l'Universit Saint-Joseph l'occasion de la fte patronale, en pr-sence des enseignants et de reprsentants du per-sonnel, des tudiants et des Anciens

    Retour la table des matires

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    [9]

    Le 30 avril 1950, dans un article intitul Au service du Liban : les 75 ans de l'Universit Saint-Joseph , l'ditorialiste du quotidien LOrient crivait : Ce serait sans doute une stupidit de dire qu'il n'y aurait pas eu un Liban sans l'Uni-versit Saint-Joseph ; mais il nous serait peu prs impossible d'imaginer quelle aurait pu tre l'autre figure de notre destin, si une dizaine de prtres franais, il y a soixante-quinze ans, n'avaient dbarqu sur ce littoral de la Turquie d'Asie (...) Pouvaient-ils pressentir ici l'extraordinaire aventure ? Et quand ils obtenaient d'un vali ottoman l'autorisation de fonder le collge de Beyrouth, voyaient-ils dj le droulement prcipit qui devait faire de ce petit rocher libanais l'un des centres spirituels - et politiques - du monde ? C'est eux que devait choir l'honneur de forger l'lment de cet extraordinaire destin. Ce fut d'abord une trs petite maison, mais qu'habitait une trs grande ide. Puis la maison, avec l'ide, a grandi. Et c'est finalement toute l'histoire de notre renaissance intellectuelle et nationale, que celle du dveloppement de ce collge qui, en moins de cinquante ans, devait avoir comme dpendances trois facults, leurs instituts, leurs laboratoires et leurs bi-bliothques .

    Depuis 1950, la petite maison n'a cess de grandir, puisque l'Universit Saint-Joseph - d'abord dtache du collge, puis devenue une universit libanaise prive - [10] compte aujourd'hui neuf Facults et dix-sept Instituts, avec leurs laboratoires, leurs centres et leurs bibliothques ; puisque ses enseignements se sont considrablement diversifis et qu'elle en assure un certain nombre dans les rgions priphriques du Nord, du Sud et de la Bkaa ; puisqu'enfin, aussi bien dans le domaine de l'enseignement que dans celui de la recherche, elle a dvelop-p un important rseau de coopration internationale avec les universits franco-phones et les universits arabes. Quant la grande ide qui animait nagure la petite maison , elle est reste la mme. En effet, aujourd'hui comme par le pas-

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    s, l'Universit Saint-Joseph s'efforce d'atteindre le triple objectif qui dfinit sa mission : assurer ses tudiants une formation intellectuelle, scientifique et tech-nique qui leur permette de se distinguer sur le march du travail ; les prparer assumer les composantes culturelles de leur identit nationale complexe, une dans sa diversit ; les initier au discernement des valeurs et leur valuation constante en fonction de l'minente dignit de la personne humaine. Je viens de nommer les trois fonctions - pdagogique, politique, thique - de toute universit qui mrite ce nom.

    Mais face aux mutations multiformes qui affectent les socits industrielles avances et se rpercutent sur le reste du monde, ces trois fonctions doivent au-jourd'hui tre redfinies. Elles se prsentent sous la forme d'un triple paradoxe que l'universit est appele rsoudre par des valuations permanentes et des ajuste-ments rpts, jamais achevs. Au plan pdagogique, elle est tenue de trouver un juste milieu entre l'adaptation aux besoins de la socit, que ses diplms sont censs satisfaire, et une marginalit essentielle qui lui permette de sauvegarder son autonomie acadmique pour assurer ses tudiants une formation intgrale ; au plan politique, elle est constamment tiraille entre la ncessit d'un enracine-ment dans la [11] ralit culturelle de la nation qu'elle dessert et celle d'une dis-tanciation qui prpare ses tudiants dpasser les limites troites de leur identit nationale pour construire leur identit humaine ; au plan thique, elle est sans cesse tendue entre le devoir d'enseigner le respect des valeurs particulires, pro-pres aux groupes qui composent la nation, et celui d'en proposer l'valuation criti-que en fonction des valeurs universelles issues de l'humanit de l'homme. Tels sont les paradoxes de l'universit , dont je voudrais vous entretenir aujourd'hui.

    Adaptation et marginalit

    Le premier paradoxe a trait au degr d'adaptation de l'universit aux demandes de la socit. Nul ne doute que le souci le plus immdiat d'une universit, quelle qu'elle soit, est de se mettre l'coute de la socit dans laquelle elle est implan-te, d'adapter ses enseignements aux besoins des diverses entreprises qui structu-rent cette socit et d'assurer ainsi ses diplms des dbouchs professionnels sur le march du travail. Dans la mme perspective, elle se proccupe de mettre

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    jour les connaissances de ses anciens tudiants et des autres professionnels qui le dsirent, en organisant leur intention des sessions de formation continue ; elle demeure en contact avec nombre d'entreprises, en signant avec elles des contrats de recherche ou de dveloppement ; elle aiguise sa comptitivit en veillant la qualit de ses enseignements et de ses recherches et en tendant le rseau de ses relations internationales. C'est ces conditions qu'elle acquiert la considration et l'estime de la socit qui la reconnat au titre de son utilit.

    Mais si les statistiques du march de l'emploi constituent un critre dtermi-nant pour mesurer l'utilit d'une [12] universit, elles ne le sont gure pour valuer sa politique pdagogique. Le but immdiat des tudes est sans doute de procurer un mtier, mais il n'puise pas la finalit de l'universit. Celle-ci recoupe en partie la finalit de la socit, mais elle ne concide pas avec elle, elle la dborde de tou-tes parts. La finalit de la socit est essentiellement techno-conomique. Or, comme le constate un penseur contemporain, l'insertion techno-conomique de l'individu requiert l'actualisation de certaines de ses potentialits, mais demeure indiffrente son dveloppement gnral. Lide de limiter les connaissances celles qui seront effectivement mises en pratique est, dit-il, criminelle (...). Crimi-nelle parce qu'elle signifie pour l'individu l'arrt de son dveloppement potentiel, la rduction dlibre de son tre la condition de rouage du dispositif techno-conomique 1.

    Luniversit n'entend pas prparer ses tudiants devenir de simples rouages du systme social, mais des lments moteurs susceptibles de le transformer. Elle ne se contente donc pas de placer chacun dans la condition de remplir une fonc-tion dans la socit et ainsi de se pourvoir d'un mtier , elle vise lui permettre de mettre en uvre l'ensemble de ses dons et capacits de faon raliser son individualit propre 2. C'est dire que, au-del de sa comptence, elle cherche promouvoir sa crativit. Or notre monde complexe requiert une nouvelle sorte de crativit intellectuelle. cet gard nombre d'observateurs ont constat que la vieille opposition entre formation scientifique et formation littraire tend aujour-d'hui perdre de sa pertinence. Dans les secteurs de pointe des socits moder-nes, crit l'un d'eux, on ressent le besoin d'hommes qualifis professionnellement

    1 Michel HENRY, La barbarie, Paris, Bernard Grasset, p. 212. 2 Ibid., p. 213.

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    et ayant une culture humaniste, capables d'une approche pluridisciplinaire int-grant [13] des connaissances scientifiques, littraires et philosophiques, des hom-mes hautement estims pour des tches de dcision, de travail en groupe, capables d'une valuation d'ensemble des problmes et de crativit 3.

    Cela ne signifie certes pas qu'il faille doter l'tudiant d'un savoir encyclopdi-que, mais l'aider dvelopper une capacit personnelle de synthse pour savoir se situer professionnellement et personnellement dans un monde marqu par l'explo-sion scientifique et technologique, la fragmentation des sciences et des discipli-nes, la mondialisation de l'information. Dans cette perspective, l'universit doit s'efforcer d'ouvrir l'tudiant d'autres domaines du savoir que le sien propre afin qu'il sache relativiser la porte sociale et humaine de sa spcialit ; elle doit l'exercer la comparaison diffrentielle des diverses branches du savoir, la comprhension de leurs vises respectives et l'valuation de leurs contributions, partielles et complmentaires, la connaissance de la condition humaine. Elle doit enfin le conduire cette vidence que les sciences, dans leur diversit et leur tota-lit - mathmatique, informatique, sciences physiques, sciences biologiques, sciences mdicales, sciences de l'ingnieur, sciences humaines, sciences sociales - convergent sans doute vers une connaissance toujours croissante des conditions de la vie humaine, mais ne disent et ne diront jamais rien ni du sens de la vie ni du destin de l'homme. Il n'y a qu'un problme, disait Saint-Exupry, un seul de par le monde, rendre aux hommes une signification spirituelle 4.

    [14]

    Conduire l'tudiant jusqu' cette vidence, c'est l'veiller la ncessit de donner un sens sa vie personnelle et professionnelle et d'orienter toutes ses acti-vits en fonction de ce sens. C'est dire qu'en ultime instance la tche de l'universi-t est de rvler l'tudiant les dimensions de sa libert, l'tendue de sa responsa-bilit, les champs d'application de sa volont. C'est dans cette tche que consiste, proprement parler, l'ducation humaniste. Or cette tche, l'universit ne peut s'en acquitter correctement que si elle dispose d'une importante marge de manuvre

    3 Herv CARRIER, Modles culturels de l'universit , in ducation sj, 1995, n 2, p. 13.

    [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 4 Cit par Justin THORENS, in Association Internationale des Universits, Universalit,

    diversit, interdpendance : la mission de l'universit, Rapport de la neuvime confrence gnrale, Helsinki, 5-11 aot 1990, p. 13.

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    par rapport aux sollicitations de la socit. Cette marginalit essentielle est l'ori-gine mme de l'universit. En effet celle-ci a t cre en Europe, au Moyen-ge, pour accomplir une tche spcifique - l'ducation humaniste prcisment - qu'au-cune autre institution sociale ne peut mener bien : aussi convenait-il qu'elle pt jouir d'une vritable libert par rapport la socit, et mme par rapport l'tat qui l'avait fonde. Ce qui tait vrai au Moyen-ge, le demeure en principe au-jourd'hui, mme si, de nos jours, la libert acadmique doit tre redfinie dans le contexte d'une intgration plus troite de l'universit avec les forces conomiques, le march du travail et les programmes de dveloppement 5 et la politique du-cative de l'tat. Luniversit n'est universit - universitas, foyer d'humanisme - que si elle demeure le lieu de l'autonomie acadmique, de la recherche dsintres-se, de la rflexion critique, du dveloppement des esprits, bref un espace de li-bert cratrice et d'mancipation sociale. Aussi est-il vital pour elle de rester vigi-lante pour rsister, d'une part aux tentatives de mainmise de l'tat, d'autre part aux pressions croissantes du march.

    LUniversit Saint-Joseph est consciente de toutes ces implications. Il n'est pas une Facult, un Institut, une cole, [15] qui n'ait le souci de fournir ses tu-diants et tudiantes cette formation professionnelle et personnelle dont je viens d'noncer les principes. Mais les intentions sont parfois mises en chec par une conception trop rigide et de la hirarchie acadmique et des programmes d'tudes.

    Lvaluation externe de certaines de nos Facults a mis en vidence la nces-sit d'adopter, cet gard, un certain nombre de mesures, dj appliques dans les grandes universits d'Europe. Au point de vue de la hirarchie acadmique, il im-porte, d'une part que les enseignants et le personnel administratif constituent une communaut pdagogique pntre du sens et de la porte de sa mission, d'autre part qu'ils intensifient leurs contacts avec les tudiants, qu'ils se mettent davantage leur coute, en tenant compte de la diffrence de sensibilit qui caractrise leur gnration, qu'ils les associent enfin, sinon la dcision, du moins une consulta-tion largie.

    Au point de vue des programmes, les conseils sont diversifis, mais conver-gent tous vers un mme but : le dcloisonnement des disciplines et l'allgement des cursus. Un colloque sur les missions de l'universit , organis par l'Asso-

    5 Herv CARRIER, op. cit., p. 13.

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    ciation Internationale des Universits, reconnaissait, dj en 1990, la ncessit : d'une raction nergique contre les excs de la spcialisation ; d'un dialogue entre les disciplines et sous-disciplines, voire du rtablissement de l'unit de cer-taines disciplines ; de l'allgement des cursus, c'est--dire d'une concentration sur l'essentiel qui donnerait loisir l'tudiant de goter, au gr de ses intrts, quel-que tude de porte gnrale ; d'un effort de recherche innovateur, voire ds-tabilisant, la rupture (pouvant) devenir un fait de culture 6. C'est ce prix, ajou-tait le rapporteur, que les tches propres toute universit [16] auront une signifi-cation culturelle, c'est--dire contribueront, dans le pays concern, tout la fois la critique et la promotion de la culture locale.

    Enracinement et distanciation

    Le deuxime paradoxe concerne prcisment le rapport de l'universit avec la culture du pays o elle est situe. Luniversit n'est pas une entit abstraite, indif-frente au contexte socio-culturel dans lequel elle se situe. Elle est enracine dans une socit donne et en partage la culture. La culture, au sens anthropologique du mot, est coextensive la socit, bien qu'elle s'en distingue. En termes simples, on peut dire que si la socit est la totalit des individus qui vivent ensemble, la culture est la manire dont ils vivent. En termes plus prcis, elle est l'ensemble des modles de comportement, de pense et de sensibilit qui structurent les acti-vits de l'homme dans ses rapports avec la nature, la socit et l'absolu. Au-del de la transmission du savoir, l'universit a une responsabilit culturelle vidente. Tout comme elle aide l'tudiant acqurir et dvelopper son identit profession-nelle, elle est appele lui faciliter l'apprentissage de son identit culturelle ; ce qui suppose qu'elle a une vision consciente et lucide de la culture du pays qui, collectivement, est vcue par les usagers de manire inconsciente l'instar d'un ensemble d'habitudes acquises.

    La culture nationale est partout aujourd'hui un phnomne social et politique minemment complexe. Elle l'est, par dfinition, dans les deux Amriques et l'Australie, dont la population est issue d'immigrants venus des quatre coins du

    6 Augustin MACHERET, in Association Internationale des Universits, op. cit., p. 93.

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    monde et de leurs descendants ; elle l'est dans les pays d'Afrique et d'Asie et ceux de l'Europe orientale, originairement constitus de divers groupes ethniques ; elle l'est enfin dans les pays d'Europe occidentale qui, sous l'effet [17] d'une immigra-tion massive d'lments allognes, se voient dpouills de l'homognit culturel-le relative qui leur servait de rfrence identitaire. Partout, au sein de la mme collectivit nationale, les modles de comportement, de pense et de sensibilit sont diversifis. Lidentit culturelle globale de la nation ne peut tre conue que comme le processus dynamique d'opposition, de rencontre et d'interaction d'iden-tits particulires, dont certaines dominantes, qu'il convient de dfinir et de situer.

    Vue de l'extrieur, l'identit culturelle d'un pays donn apparat comme un phnomne collectif qui se laisse lire trois niveaux diffrents, dfinis par autant d'entits culturelles distinctes : elle est allgeance au patrimoine culturel d'un groupe ethnique insr dans la nation, l'hritage culturel de la nation en tant que telle, aux traits culturels communs un ensemble supranational, et chacune de ces entits est productrice de modles de comportement, de pense et de sensibilit spcifiques. Mais si la conscience collective conditionne les consciences indivi-duelles, elle n'existe concrtement qu'intriorise et reconditionne par elles. Or l'identit culturelle globale de l'individu se prsente comme une constellation mo-bile d'identits particulires, qui sont autant d'identifications aux instances cultu-relles auxquelles il est li. Ainsi, par exemple, un Canadien franais peut conju-guer trois niveaux d'identification : il est qubcois ou acadien, canadien, nord-amricain. Le Franais peut se prvaloir de deux ou trois identits : il est franais et europen, ou breton, franais et europen ; et, dans un cas comme dans l'autre, chacune de ces identifications est porteuse de modles culturels spcifiques, en constante interaction les uns avec les autres.

    Le cas du Liban est plus complexe. Il ne suffit pas de dire que l'identit cultu-relle du Liban n'est pas celle de lgypte, de la Jordanie ou de la Syrie, ce qui est une vidence. Il faut pouvoir l'analyser telle qu'elle est vcue par le [18] Libanais. Or celui-ci se rfre ncessairement quatre niveaux d'identification. Il est et se veut libanais, partageant les traits culturels communs tous ses concitoyens. Mais il n'est libanais qu'en tant que chrtien ou musulman, car la religion est ici un fac-teur d'ethnicit producteur de modles culturels, comme la langue l'est ailleurs, que l'individu concern soit croyant ou non. Ce n'est pas tout : il ne s'identifie aux traditions chrtiennes ou islamiques qu' travers sa communaut rituelle qui

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    fonctionne comme un groupe ethno-culturel restreint : le chrtien est maronite, grec orthodoxe, melkite, armnien, syriaque, latin, etc. Le musulman est sunnite, chiite ou druze. l'autre extrme, suivant qu'il est musulman ou chrtien, il mani-feste une prfrence pour le monde culturel arabe ou le monde culturel occidental. Dans la vie de tous les jours, le Libanais s'identifie spontanment par l'une ou l'autre de ces quatre appartenances et les modles qu'elle mobilise, suivant la si-tuation laquelle il doit faire face ici et maintenant. Cela ne signifie pas que ces appartenances ont, de soi, la mme densit ou la mme signification culturelle, mais simplement que l'individu les ngocie, consciemment ou inconsciemment, en fonction de leurs rentabilit relative dans une situation donne.

    Ce qu'il importe de noter enfin, c'est que ces composantes de l'identit libanai-se sont, depuis des sicles, en interaction constante et n'ont cess de scrter des modles culturels communs tous, si bien que la culture libanaise est lire au confluent des apports diffrencis des diverses communauts. Il n'est pas besoin de beaucoup de perspicacit pour constater que le chrtien libanais le plus occi-dentalis demeure diffrent du chrtien occidental et que le musulman libanais le plus arabe se distingue, qu'il le veuille ou non, de ses coreligionnaires des autres pays arabes. Cette diffrence spcifique du Libanais se laisse percevoir prcis-ment au niveau des modles de comportement, [19] de pense et de sensibilit communs tous les citoyens, parce qu'issus du brassage interculturel et du pro-cessus d'acculturation rciproque que ce brassage signifie.

    * * *

    Que la complexit de la culture libanaise et de la difficile identit nationale qu'elle gnre ait quelque chose de dstabilisateur ou d'angoissant, voil qui est certain. Pour l'luder, le discours officiel tend se rfugier dans le mythe scuri-sant de l'indiffrenciation originaire : il cherche occulter les diffrences en exal-tant l'ide d'une identit culturellement homogne ou monochrome, qui n'existe nulle part au Liban et gure ailleurs. Ce discours peut tre de bonne foi mais pas-siste, se rfrant l'idologie nationaliste du XIXe sicle europen, qui dfinis-sait la, nation par l'unicit du peuple, de la langue et de la religion. Il peut tre

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    pervers, s'il appelle la rpression des diffrences culturelles propres aux diverses communauts qui composent la nation. Un exemple suffira en illustrer l'ambi-gut.

    Le document de l'entente nationale dclare que le Liban est d'identit et d'appartenance arabes . Il l'est assurment dans ce sens o il est parti intgrante d'une aire go-politique arabe. Il est arabe, comme la France, l'Angleterre, l'Alle-magne ou les Pays-Bas sont des pays europens, et l'on peut, dans ces limites, parler de l'identit arabe du Liban comme on parle de l'identit europenne des pays de la Communaut. Il existe nanmoins une diffrence, que l'on peut juger capitale : c'est que Liban partage avec les pays arabes l'usage officiel d'une langue commune, ce qui n'est pas le cas des pays europens. Mais c'est bien le cas, en revanche, de pays africains comme la Cte d'Ivoire, le Sngal ou le Bnin, qui ont en commun l'usage officiel du franais et qui, dans ces limites, se prvalent d'une identit francophone.

    [20]

    Que ces identits supra-nationales impliquent des solidarits politiques, voire conomiques, ne fait pas de doute. Qu'elles supposent galement des traits cultu-rels communs, c'est l une vidence. Mais ce qui, tous points de vue, demeure premier, c'est l'identit culturelle de chaque pays en particulier. Dans un article intitul Pour une identit europenne , et paru dans un ouvrage collectif en Allemagne, on peut lire l'affirmation suivante : LEurope ne peut scrter une identit supranationale accepte de tous, que moyennant le respect des identits nationales des peuples qu'elle rassemble et l'amnagement de relations intercultu-relles quilibres dans lesquelles les diverses collectivits se reconnaissent 7. Il en va du monde arabe comme de l'Europe ou de l'Afrique francophone.

    l'ide d'une culture nationale homogne et d'une identit culturelle dpour-vue de toute diffrenciation, le discours officiel joint celle d'une seule langue de culture - l'arabe littral - l'usage invitable des langues occidentales ne pouvant tre, en droit, qu'instrumental et, en principe, provisoire. la culture monochro-me correspond donc un monolinguisme fondamental, agrment, par ncessit, de

    7 Slim ABou, Pour une identit europenne , in Le franais aujourd'hui (Franzsiscb

    heute), Mlanges offerts Jrgen Olbert, Frankfurt am Mein, Verlag Moritz Diesterweg 1992, p. 248-255.

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 19

    l'usage utilitaire des langues trangres. La ralit est videmment toute autre sur ce territoire o, depuis la plus haute Antiquit sans solution de continuit, les ha-bitants ont toujours pratiqu une forme de bilinguisme, voire de trilinguisme ou une autre ; o neuf sicles de bilinguisme aramo-grec permirent la population de participer aux diverses manifestations de la culture humaniste en gestation dans le bassin mditerranen, et o la priode suivante, marque par le bilinguis-me arabe-italien mais surtout arabe-franais, la mirent en rapport continu [21] avec les principaux centres de rayonnement de cette culture : Rome, Florence, Venise, Paris 8.

    La ralit, dans ce pays, est que, depuis plus d'un sicle et demi, la langue franaise est enseigne et pratique comme langue de formation et de culture, au point d'tre devenue une composante essentielle de l'identit culturelle libanaise. Selon une enqute dont les rsultats seront publis cette anne, la tendance, ac-tuellement perceptible, au trilinguisme, semble assigner chacune des trois lan-gues un statut prfrentiel : l'arabe, langue officielle et langue de culture ; le fran-ais, langue de communication, de formation et de culture ; l'anglais, langue d'in-formation et de communication internationale. En fait, il existe actuellement au Liban trois catgories de francophones, suivant que ceux-ci ont le franais comme langue maternelle, comme langue seconde ou comme langue trangre. Ce qui est requis, c'est l'expansion de la langue seconde, qui ne peut cependant s'effectuer que moyennant (...) l'laboration d'une politique linguistique et culturelle rpon-dant la vocation spcifique de ce pays, telle qu'elle est inscrite dans ses donnes historiques et sociologiques . 9

    LUniversit n'est pas au service du discours officiel, mais au service de l'homme. Elle se doit d'aider l'tudiant analyser les donnes historiques et socio-logiques de sa culture, si complexes soient-elles ; elle se doit de l'aider assumer toutes les composantes de son identit culturelle nationale ; elle doit, cet effet, lui montrer que la conception qui sous-tend le discours officiel, marqu par une allergie profonde la diversit culturelle et au pluralisme [22] linguistique, est en porte--faux par rapport la ralit en cours dans le monde. En effet hormis les

    8 Voir, ce sujet, Slim ABOU, Les enjeux de la francophonie au Liban , in Slim Abou

    et Katia Haddad (dir.), Une francophonie diffrentielle, Paris, LHarmattan 1994, p. 413-417.

    9 Slim ABOU, Les enjeux de la francophonie au Liban , op. cit., p. 422.

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 20

    pays soumis un rgime totalitaire, tous les tats du monde cherchent les moyens les plus adquats pour grer la diversit culturelle de la nation qu'ils gouvernent, avec le double souci de respecter les diffrences propres aux communauts qui composent la population et de prserver la cohsion ou l'unit de la nation. Pour ne retenir, comme exemple, que des tats occidentaux, les mthodes appliques en Suisse ou en Belgique, au Canada ou aux tats-Unis accusent des diffrences notoires, mais aucune n'entend sacrifier la diversit culturelle, comprise comme une richesse verser au patrimoine de la nation.

    En ce qui concerne la diversit linguistique, le cas de l'Europe occidentale est le plus significatif. Des tats comme la France ou l'Allemagne qui, il y a peine un sicle, voyaient dans l'unicit de la langue un corollaire de l'unit de la nation, sont aujourd'hui la recherche de formules bilingues ou trilingues qui facilitent l'mergence d'une identit europenne. Tel linguiste propose, pour les jeunes Eu-ropens, l'apprentissage de trois langues : la langue maternelle, une langue se-conde appartenant une autre famille que la langue maternelle, une langue de communication, qui peut tre l'anglais, apprise comme langue trangre 10. Tel autre, qui ne doute pas que les polyglottes soient les piliers de l'Europe unie prconise, pour les jeunes Europens, un trilinguisme compos de la langue maternelle, de la langue du pays voisin le plus influent, et d'une langue fdratri-ce, qui peut tre le franais, l'allemand ou l'anglais 11. Devant ces faits et l'vi-dence [23] qu'ils manifestent, une question se pose, laquelle je vous laisse le soin de rpondre : Pourquoi faut-il donc que, par rapport aux politiques linguis-tiques et culturelles en cours dans le monde, le discours officiel libanais accuse un retard d'au moins un sicle ?

    * * *

    10 Harald WEINRICH, d'aprs Nicole Gueunier, Harald Weinrich : langue, texte, Europe ,

    in Le franais aujourdhui, mars 1993, p. 110-114. 11 Claude HAGGE, Le souffle de la langue - Voies et destins des parlers d'Europe, Paris, d.

    Odile Jacob 1992, p. 53-83.

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 21

    Il importait de dnoncer l'incohrence du discours officiel et ses implications, avant de dfinir le rle de l'universit dans le domaine de la culture. Faciliter l'tudiant l'apprentissage conscient et rationnel de son identit culturelle suppose, de la part de l'universit, tout un jeu de distanciations par rapport la ralit de la culture nationale telle qu'elle est spontanment vcue par la population. La pre-mire distanciation, que l'Universit Saint-Joseph pratique d'instinct et sans faille, s'exprime en quelque sorte ngativement. Elle consiste ne tenir aucun compte de l'origine communautaire de l'tudiant, ni de son allgeance supranationale. Elle lui fait comprendre ainsi, tacitement, d'une part que seule importe son identit cultu-relle nationale, d'autre part que ses allgeances communautaire et supranationale sont implicitement respectes, mais que, surinvesties, elles seraient, un degr ou un autre, signe de pathologie sociale et culturelle, hautement nuisible l'unit nationale.

    La deuxime distanciation s'exprime positivement. LUniversit la pratique dans la mesure mme o elle stimule la crativit, cette crativit dont nous avons vu qu'elle surgissait au confluent de la formation professionnelle, du dialogue pluridisciplinaire et de l'panouissement de la personnalit. En effet, cette crati-vit est de nature se traduire par l'invention de nouveaux modles de comporte-ment, de pense et de sensibilit. Dans quelque domaine - familial, professionnel, relationnel - qu'ils exercent leurs effets, les [24] nouveaux modles se diffusent de proche en proche dans toute la socit, arrachent la culture la sclrose qui la menace et l'acheminent vers un changement salutaire. Le changement est sans doute lent, d'autant plus lent que les modles de comportement voluent plus vite que les modles de pense et de sensibilit, mais il est une condition essentielle de la modernisation et du dveloppement de la socit.

    Une troisime distanciation consiste critiquer les aspects les plus retardatai-res de notre culture nationale et les dnoncer dans notre tche ducative, afin de stimuler les tudiants exercer leur crativit dans les domaines correspondants. Ces aspects sont lgion. Je n'en retiens qu'un, titre d'exemple : celui du statut et du rle de la femme. Il est clair que la femme libanaise est loin de jouir des droits que la femme occidentale a conquis au cours de sa lutte pour l'galit des sexes. Mais ce retard peut tre bnfique s'il permet nos tudiantes de s'interroger sur le type d'galit, quantitatif ou qualitatif, auquel elles aspirent, autrement dit de se demander s'il faut rechercher une galit selon un schme unique ou uniforme en

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 22

    copiant les modles masculins, ou s'il convient davantage d'inventer des solutions originales, proprement fminines, aux problmes de notre temps. cet gard, un bel exemple nous est donn par les femmes algriennes qui inventent, au fur et mesure des vnements tragiques qui les affectent, leurs propres modles de com-portement politique, en marge des hommes qui les voient ainsi se soustraire, au moins dans un domaine dtermin, leur pesante tutelle.

    Une dernire distanciation est inhrente la tche spcifiquement humaniste de l'universit. Elle consiste aider l'tudiant dpasser, en l'assumant, son iden-tit culturelle, pour dvelopper son identit humaine, c'est--dire s'ouvrir l'uni-versel. Lindividu ne peut, comme le pensent les nationalistes de tout acabit, tre rduit l'me ou [25] l'esprit de son peuple, autrement dit son tre so-cioculturel. Absolutise, son identit culturelle ne laisse pas de place son identi-t humaine, qui pourtant la dpasse et l'englobe. Lidentit humaine, il est vrai, se pose comme une abstraction - la commune humanit de l'homme - mais c'est une abstraction essentielle, puisqu'elle est la condition de possibilit, au plan thori-que, de toute connaissance et, au plan pratique, de toute communication entre les hommes. C'est dire qu'elle indique une ralit d'ordre transcendantal, qui ne se pose plus en termes de culture, mais en termes soit d'ontologie, soit d'thique.

    Particulier et universel

    Le troisime paradoxe est relatif la fonction thique de l'universit. Celle-ci est coextensive sa fonction culturelle. Un systme culturel est en effet vcu par les gens comme un systme de valeurs. Les modles de comportement, de pense et de sensibilit, dont l'ensemble constitue la culture vivante, actualisent des tradi-tions et des conceptions qui, aux yeux de leurs usagers, sont dotes d'une signifi-cation thique. Ainsi par exemple, les modles de comportement et de sensibilit faonns par l'ide chrtienne du pardon ou l'ide musulmane de la misricorde sont porteuses de valeurs morales indiscutables. Il en va de mme des modles informs par les ides de justice, de courage, d'intgrit, de solidarit, d'hospitalit et d'autres ides similaires, telles qu'elles sont vcues dans la tradition culturelle de telle ou telle communaut. Or dans ce domaine, on peut affirmer sans risque d'erreur qu'au Liban il n'est pas une communaut qui n'ait quelque chose ap-

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    prendre des autres. Il appartient l'universit de dissiper les prjugs ventuels qui occultent cette vrit, d'enseigner le respect des valeurs particulires propres aux diverses [26] communauts et de stimuler leur interaction au bnfice de tous.

    Mais c'est au niveau de certains modle de pense majeurs qu'apparaissent des diffrences significatives. Ainsi, par exemple, les chrtiens et les musulmans liba-nais n'ont pas tout fait la mme conception des relations de l'individu avec Dieu, des rapports entre la religion et l'tat, de la libert religieuse, du statut personnel, du sens de l'histoire, etc. La tche primordiale de l'universit est de promouvoir la connaissance et le respect de ces diffrences, sans ignorer pour autant les points de convergence. Un exemple nous est fourni par l'exprience, encore timide il est vrai, de l'Institut d'tudes islamo-chrtiennes. Les animateurs de l'Institut, chr-tiens et musulmans, ont pour principe premier la reconnaissance lucide des diff-rences et le rejet de tout concordisme dmagogique. Leur but est de promouvoir la connaissance mutuelle des diffrences et des convergences. Leur mthode consis-te choisir, pour chaque session de cours, un thme dtermin, un problme thi-que ou humain, que deux confrenciers, l'un chrtien, l'autre musulman, dvelop-pent chacun selon les normes de sa tradition religieuse. Exprience modeste sans doute, mais plus honnte qu'un dialogue thologique, dont les conditions minima-les n'existent pas encore et qui, de ce fait, ne peut que verser soit dans la dmago-gie, soit dans l'affrontement. Exprience indispensable toutefois, dans la mesure o le respect des diffrences ne signifie pas l'indiffrence leur gard, mais leur connaissance et leur comprhension.

    Une fois initi objectivement aux diffrences entre les traditions culturelles is-sues de deux religions en prsence, l'tudiant est ncessairement port les com-parer et exercer sur elles son jugement critique. Or c'est la comparaison elle-mme qui va le librer des limites troites de sa culture communautaire telle qu'il la vit, et ouvrir celle-ci aux dimensions de l'universel, inscrit dans la conscience [27] rationnelle comme son exigence la plus formelle. Il importe d'expliciter cette affirmation. Par dfinition, aucune culture ne peut prtendre incarner elle seule l'universel. Luniversel, en tant qu'horizon naturel de la conscience rationnelle, n'est que le principe rgulateur qui prside la comparaison diffrentielle des cultures. sa lumire, les sujets engags dans une conjoncture interculturelle sont conduits distinguer ce qui, dans chacune des cultures en prsence, est morale-ment bon ou mauvais, meilleur ou pire , et discerner, parmi les modles

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    culturels, ceux qui sont les plus aptes fournir un surcrot de libert et de respon-sabilit 12. En un mot ils sont ports reconnatre ce qui, dans chaque tradition culturelle, est plus proche ou plus loign des exigences de ce qu'on appelle le droit naturel.

    Il revient l'Universit de faire accder les tudiants cette notion de droit na-turel et aux valeurs universelles qu'elle implique. En dpit de son nom, le droit naturel ne relve pas de la science juridique, mais de la philosophie morale. Il se laisse dfinir par le principe de l'galit des tres raisonnables et libres 13, principe primitif inscrit dans la conscience rationnelle, cette conscience de soi qui, selon les termes de Kant, est une et identique dans chaque conscience . Ce principe est celui-l mme que, bien avant Rousseau, Samuel Pufendorf, historien, juriste et philosophe allemand du XVIIe sicle, appelait la volont gnrale et dfinissait ainsi : Que la volont gnrale soit dans chaque individu un acte pur de l'entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l'homme peut exiger de son semblable et sur ce que son semblable est en [28] droit d'exiger de lui, nul n'en disconviendra 14. Ce principe est aussi celui que Kant, au XVIIIe sicle, dfinissait par l'impratif catgorique : Agis toujours comme si ta volont tait lgislatrice universelle . Que le principe de l'galit des tres rai-sonnables et libres ait trouv sa formulation la plus adquate une poque don-ne et dans une aire de civilisation dtermine, ne le relativise pas pour autant, car cette formulation ne fait que justifier spculativement une aspiration fondamenta-le qui, elle, est aussi vieille que l'homme, comme l'ont manifest nombre d'v-nements au cours de l'histoire.

    Mais ce principe primitif qu'est le droit naturel demeure abstrait et indtermi-n. Il n'a d'effet sur la ralit sociale et culturelle, que parce qu'il dveloppe un contenu concret et dtermin, sous la forme d'un ensemble de principes drivs, servant de cadre de rfrence pour toute valuation des murs d'une nation et des lois positives qui les rgissent. Ces principes drivs constituent ce que nous ap-pelons les Droits de l'homme. Universels mais perfectibles, les Droits de l'homme

    12 Slim ABOU, Lidentit culturelle , in Encyclopdie Clarts, Supplment, Juin 1992,

    4891/12. 13 Eric WEIL, Philosophie politique, Paris, Vrin 1971, p. 35. 14 Cit par Alexandre PHILONENKO, Rousseau , in Dictionnaire des uvres philosophi-

    ques, Paris, PUF 1986, p. 698.

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    expriment la conscience historique que nous avons aujourd'hui du droit naturel qui, lui, transcende l'histoire. Ils sont le moyen terme entre le droit naturel, uni-versel et immuable, et les droits positifs, particuliers et changeants. C'est dans la mesure o le droit positif qui rgit une nation s'ouvre aux exigences du droit natu-rel, telles qu'elles s'expriment dans les Droits de l'homme, que l'identit culturelle du citoyen s'ouvre l'universalit de l'identit humaine. C'est dans cette mesure aussi que sa culture particulire tend raliser l'universel qu'elle porte potentiel-lement en elle, c'est--dire scrter, au sein d'une synthse originale, des valeurs conformes au principe de l'galit des tres raisonnables et libres .

    [29]

    Il reste dire que le droit naturel et les Droits de l'homme qui en dcoulent constituent le seul terrain sur lequel peut et doit s'engager le dialogue des cultures, aussi bien au sein d'une nation particulire qu'entre les nations du monde. Le droit naturel, tel qu'il s'exprime dans les Droits de l'homme, prsente un double avanta-ge. Le premier est qu'il oblige tout homme, la seule condition qu'il veuille se comporter en homme, tandis que le code moral d'une religion, si sublime soit-il, n'oblige, strictement parler, que les adeptes de cette religion. Le deuxime avan-tage, c'est qu'il met les religions en garde contre cette forme de dogmatisme, voire de fanatisme, qui consiste ne considrer comme hommes part entire que leurs fidles respectifs et, soit perscuter les autres, comme c'tait autrefois le cas, soit les tolrer , comme c'est souvent le cas aujourd'hui. Il constitue donc un minimum exigible de la religion qui, pourtant, est appele le parachever par une dimension proprement spirituelle ou mystique. La tche humaniste de l'universit en gnral et de notre Universit en particulier, suppose la comprhension de tou-tes ces implications et leur prise en compte. Il n'tait peut-tre pas inutile de les rappeler.

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    Conclusion

    Il est temps de conclure. Dans un ouvrage rcent intitul Sidon, cit autonome de l'empire perse 15, l'auteur crit : Lhistoire de Sidon est des autres cits-tats phniciennes a sans cesse oscill entre libert et sujtion, dans le cadre des Empi-res qui se sont succd au Proche-Orient (...). Cet ouvrage analyse les rapports complexes et volutifs entre dominants et domins pendant la priode la mieux connue [30] de l'histoire de Sidon (...). Il montre comment et jusqu' quel point cette cit a russi a prserver son autonomie politique et sa spcificit culturelle en dpit des contraintes et de la lourdeur de l'occupation trangre . Sur des mo-des diffrents, l'histoire se rpte, parce que l'homme est l'homme. Aujourd'hui, l'enjeu le plus grave pour le Liban est de prserver son identit culturelle. Cet en-jeu concerne l'Universit plus que toute autre institution sociale, dans la mesure o sa tche consiste former des citoyens qui, au-del de leur comptence profes-sionnelle, sont conscients de la spcificit culturelle de leur pays ; dans la mesure o ces citoyens sauront dfendre leur identit culturelle nationale et garantir ainsi l'avenir politique de leur patrie ; dans la mesure enfin o ils seront toujours dispo-ss valuer leurs identits particulires - religieuse, communautaire, nationale, supra-nationale - l'aune de leur identit humaine et o chacun d'eux voudra prendre son compte la clbre dclaration de Montesquieu : Si je savais quel-que chose qui me ft utile et qui ft prjudiciable ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui ft utile ma famille et ne le ft pas ma patrie, je chercherais l'oublier. Si je savais quelque chose qui ft utile ma patrie et qui ft prjudiciable () au Genre humain, je la regarderais comme un crime (), parce que je suis homme avant d'tre Franais (ou bien) parce que je suis ncessairement homme et que je ne suis Franais que par hasard 16.

    15 J. ELAYI, Paris, ditions Idaphane 1989. 16 MONTESQUIEU, Cahiers 1716-1765, Paris, Grasset 1941, p. 10.

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    [31]

    LES LIBERTS.

    Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph de 1996 2003.

    II

    Les dfis de lUniversit

    19 mars 1997

    Allocution du Recteur de l'Universit Saint-Joseph l'occasion de la fte patronale, en pr-sence des enseignants et de reprsentants du per-sonnel, des tudiants et des Anciens

    Retour la table des matires

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 28

    [33]

    Les paradoxes de l'Universit , dont je vous ai entretenus l'an dernier, nonaient les principes rgulateurs censs rgir l'action de l'Universit dans la cit : ncessit, pour l'institution universitaire, d'adapter sans cesse ses program-mes d'enseignement et de recherche aux besoins changeants de la socit, mais en mme temps de s'assurer une marginalit suffisante pour sauvegarder sa libert acadmique et ses objectifs spcifiques ; obligation de s'enraciner dans la ralit culturelle de la nation qu'elle dessert, mais aussi de garder la distance requise pour en abattre les cloisonnements et en rsorber la diversit dans une synthse diffrencie ; devoir d'enseigner le respect des valeurs particulires propres aux divers groupes qui composent la nation, tout en les soumettant constamment une valuation critique en fonction des valeurs universelles issues de l'humanit de l'homme . Les dfis de l'Universit , que je me propose d'voquer aujourd'hui, concernent les conditions d'application de ces principes rgulateurs et consistent, au premier chef, dans la critique des idologies, explicites ou diffuses, qui cher-chent entraver leur mise en uvre ou neutraliser leurs effets.

    Des milliers de pages ont t crites sur l'idologie, sa nature et sa fonction. Il serait fastidieux de dnoncer ici les dfinitions abusives ou les contradictions qui les maillent. Il suffit pour notre propos de retenir les quatre [34] caractristiques suivantes : - l'idologie est au service du pouvoir, d'un pouvoir quel qu'il soit, et vise le lgitimer ; - l'idologie peut se manifester travers des institutions, des pratiques, des rites et des symboles, mais c'est essentiellement par et travers le langage qu'elle s'exprime directement et exerce sa fonction spcifique ; - le dis-cours idologique n'a pas pour autant une existence autonome l'instar des dis-cours scientifique, philosophique, juridique, thique ou thologique, il s'insinue

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 29

    dans ces discours, pouse leur forme rationnelle et pervertit leur contenu ; - cet effet, il mle des concepts univoques des images percutantes, afin de mobiliser l'affectivit autour de certaines ides - forces et de paralyser l'intelligence critique susceptible de les dmystifier.

    Quant son fonctionnement, le discours idologique se veut rationnel et il l'est formellement dans la mesure o il parvient occulter ce qu'un politologue appelle le caractre sacr du pouvoir, c'est--dire, quelque profane ou lac que soit ce pouvoir, le fait qu'il reste sacr pour ceux qui l'exercent, qu'il doit l'tre pour ceux qui le subissent et qu'il comporte une menace pour ceux qui le refusent 17. Le sacr se dissimule globalement sous une expression ou un mot, dont le dis-cours idologique n'explicite jamais le sens, mais qu'il affecte d'une charge mo-tionnelle redoutable. Le mot sacralis - l'ordre, la nation, le peuple, l'indpendan-ce, la dmocratie, la libert, le droit, la morale, etc. - appelle au sacrifice de soi pour la cause qu'il suggre, mais ne se prte pas l'interprtation. Seul le pou-voir est cens en connatre le sens. Il est une sorte de prsuppos magique, partir duquel se dploie la logique du discours. Le mettre en question, c'est se rendre coupable de violence. Au Liban, le sacr a pour signifiant global le [35] mot arabe et ses drivs : arabisme, arabit, arabisation. Tout se passe comme s'il existait une essence arabe la lumire de laquelle nous sommes tenus de re-dcouvrir notre vrit historique, de rinterprter notre ralit sociologique, de rviser notre destin politique. Pour nous universitaires, qui n'avons pas d'autre arme que le langage, critiquer les perversions smantiques d'un tel discours est un devoir primordial.

    La lecture de l'hritage historique

    Parmi les disciplines scientifiques, l'histoire est peut-tre celle qui se prte le plus facilement aux manipulations idologiques, du fait qu'elle est moins la resti-tution du pass que sa reconstruction. Il reste qu'un abme spare la tendance privilgier certaines donnes par rapport d'autres, du dsir, conscient ou incons-cient, d'occulter des pans entiers de la ralit. Dans le discours idologique, tel

    17 Olivier REBOUL, Langage et idologie, Paris, PUF 1980, p. 30.

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    qu'il s'exerce dans l'enseignement et l'information, l'histoire du Liban ne commen-ce vraiment qu'avec la conqute arabe, en somme la pointe de l'iceberg. Que le territoire soit parsem des vestiges du pass phnicien, aramen, grec ou romain et qu'il en rvle de nouveaux aujourd'hui demeure, pour l'idologie dominante, un fait extrieur l'essence . Celle-ci minimise, discrdite ou exclut tout ce qui n'est pas elle. Dans nos manuels scolaires, le pass lointain du pays est rduit la portion congrue. Dans les changes intercommunautaires, qui ose s'y rfrer est accus de renier ses vraies origines et se trouve insidieusement culpabilis.

    Le Liban n'est pas le seul pays du monde arabe souffrir de l'amputation ido-logique de son histoire. Pour s'en persuader, il suffit d'couter cette protestation indigne d'une journaliste algrienne, Khalida Messaoudi, qui [36] risque tous les jours sa vie pour lutter contre l'obscurantisme dont son pays est victime : Pour les manuels, dit-elle, l'histoire de l'Algrie commenait avec l'arrive des Arabes et de l'Islam. Avant, rien. Comme si les Berbres, les Phniciens, les Romains et les autres n'avaient pas exist. Quant aux Turcs et l'Empire ottoman, ce n'taient pas des occupants, mais une 'prsence musulmane'. Un prof d'histoire, un seul, une femme, en seconde, nous a dit que cette matire telle qu'elle tait oblige de nous l'enseigner tait une escroquerie, et elle nous donnait des rfrences de bou-quins qu'on ne trouvait pas chez nous, mais en France. Elle nous disait : 'Si vous le pouvez, lisez-les, lisez !'... Faisant cho l'histoire dnature des livres scolai-res, il y avait la tlvision officielle. Les films, souvent gyptiens, diffusaient un message unique : les arabo-musulmans sont les plus beaux, les plus courageux, les plus tout ; ils n'ont jamais fait aucune erreur et, partout o ils sont alls, les popu-lations ont naturellement, spontanment embrass l'islam 18.

    Il ne s'agit certes pas de minimiser l'importance de l'hritage historique arabe de ce pays. Les Libanais, tous les Libanais, en ont une conscience claire. Mais l'idologie agit sur l'inconscient et c'est ce niveau qu'opre la sacralisation du signifiant arabe , dont le signifi mle inextricablement les connotations lin-guistique, ethnique et religieuse. La vise occulte du discours idologique est de relguer dans l'ombre les racines historiques plus anciennes qui ont contribu faonner la personnalit spcifique, singulire, originale, de la nation libanaise. des variantes prs, il en va de mme dans les autres pays du monde arabe. Partout 18 Khalida MESSAOUDI, Une Algrienne debout, Entretiens avec Elisabeth Shemla, Paris,

    Flammarion 1995, p. 67-68.

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 31

    le discours idologique arabe te au peuple [37] le got, voire la possibilit de s'approprier l'histoire de son territoire et de dcouvrir ainsi ses racines profondes. Tout se passe comme si on voulait dpouiller chaque nation de sa personnalit particulire pour la dissoudre dans une gnralit abstraite, celle de la nation arabe , et comme si on laissait aux seuls Occidentaux le privilge de mettre en valeur le patrimoine pharaonique de l'gypte, l'hritage assyrobabylonien de l'Irak, le pass phnicien, romain et berbre, lui-mme diffrenci, des pays du Maghreb, et j'en passe.

    Il ne s'agit pas non plus de mconnatre le lien troit entre l'hritage arabe et la religion musulmane, ni de porter sur celle-ci un jugement de valeur quelconque. Comme l'crivait rcemment l'historien franais Alain Besanon : Une religion qui s'est tendue sur une vaste portion de la terre, dont les adeptes sont en train de devenir plus nombreux que les chrtiens (toutes confessions confondues) ; une civilisation cohrente ; un art imposant : tout cela chappe videmment au juge-ment global 19. Mais lorsque le discours idologique suscite dans l'inconscient collectif un amalgame entre les deux attributs arabe et musulman , il trom-pe la fois les musulmans et les chrtiens, et sur la constitution de l'hritage his-torique arabe, et sur les conditions d'appropriation de cet hritage. D'une part, en effet, il tend dissoudre dans le patrimoine arabo-musulman l'apport spcifique des chrtiens d'Orient la littrature et la pense arabes, en particulier l'poque abbaside, ainsi que la contribution dcisive des chrtiens du Liban la Renaissan-ce du XIXe sicle. D'autre part, il implique, tort, que le chrtien peut et doit s'approprier l'hritage historique arabe dans les mmes termes que son compatrio-te musulman.

    [38]

    Ce dernier point mrite d'tre explicit. Il l'a t avec une clart parfaite par le P. Michel Allard, dans une des dernires leons qu'il a prononces, avant sa tragi-que disparition, l'Institut des lettres orientales. Je me contente de le citer : Dans une proportion qui doit dpasser 90%, ce qui a t crit en arabe l'a t par des musulmans imprgns de leur religion. Ce fait, il faut en tenir compte non seulement pour les tudes et la recherche, mais aussi pour l'enseignement. Il n'est pas de bonne pdagogie, par exemple, d'enseigner la langue et la littrature arabes

    19 Alain BESANON, Trois tentations dans lglise, Paris, Calmann-Lvy 1996, p. 145.

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    des chrtiens en leur affirmant sans nuance que c'est leur langue et leur littratu-re qu'ils apprennent. Il serait plus franc de leur dire que cette langue et cette litt-rature qu'ils ont tudier ont t profondment marques par une religion qui n'est pas la leur et de profiter de l'occasion ainsi offerte pour les initier la religion musulmane. Il est d'ailleurs tout aussi nfaste de faire croire aux jeunes musul-mans que la langue et la littrature qu'ils apprennent sont seulement arabes. Il faudrait au contraire leur faire prendre conscience de l'influence de leur religion dans ces domaines culturels pour qu'ils comprennent mieux les difficults des non-musulmans faire vraiment leur tout ce qu'a produit la civilisation arabo-musulmane 20. J'ajouterais : pour qu'ils comprennent aussi la propension des chrtiens s'approprier tout ce qu'a produit la civilisation occidentale qui, jusque dans ses formes les plus scularises, demeure la dpositaire oblige de leurs rf-rences anthropologiques et spirituelles.

    [39]

    La rinterprtation de la ralit sociologique

    Pour rduire l'hritage historique du Liban sa partie arabe, il suffit au dis-cours idologique de passer sous silence ses autres composantes, plus anciennes mais non moins significatives. Pour rduire la ralit sociologique de la nation une identit arabe indiffrencie, il ne peut plus faire usage de la mme mthode : le silence devient inoprant, car les faits parlent d'eux-mmes, qu'il s'agisse du pluralisme communautaire ou de la diversit culturelle, qui en est le corollaire. Pour neutraliser ces faits, le discours idologique utilise un langage strotyp qui vise imposer tout le monde l'attitude mentale souhaite et culpabiliser, en consquence, tout autre mode de penser. Qui plus est, il mle, selon des dosages tudis, diverses fonctions du langage, glissant imperceptiblement de sa fonction rfrentielle, dnotative, qui consiste simplement informer, expliquer, faire connatre quelque chose, sa fonction rhtorique, connotative, o l'image l'em-

    20 Michel ALLARD, Aux tudiants en langue et littrature arabes , in Travaux et Jours, n

    58, 1977, p. 11.

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    porte sur le concept et l'motion sur la rflexion, pour aboutir enfin sa fonction incitative, qui suggre le passage de l'ide sa ralisation et use, cet effet, des formes les plus insidieuses de l'injonction et de l'interdiction.

    Aux yeux des idologues, l'arabit du Liban proclame dans le Document de l'Entente nationale, enjoint aux citoyens de btir l'unit de la nation sur le rejet du pluralisme communautaire. Selon une conception magique du langage, qui veut que ce qui n'est pas nomm n'existe pas, il est interdit de parler de ce pluralisme, sous peine d'tre convaincu de confessionnalisme. Un diplomate franais, surpris par l'inexistence au Liban d'une documentation de base sur ce qu'il appelle la question primordiale des communauts religieuses , explique ainsi cette caren-ce : Tout Libanais qui l'et abord eut t localement tax, en raison de sa confession propre, de faire montre d'un esprit [40] partisan 21, c'est--dire de confessionnalisme. Or nul n'ignore que le confessionnalisme, plus prcisment l'exploitation de l'appartenance confessionnelle des fins politiques, est en ralit le fait des idologues eux-mmes - gens du pouvoir ou leurs allis -, mais le dire est leurs yeux pure calomnie, car ce qu'ils prconisent, eux, c'est au contraire la dconfessionnalisation politique, prlude l'galit des citoyens et l'unit de la nation. Rtorquer que la dconfessionnalisation politique implique une rfrence occulte la loi du nombre et qu'elle est de nature favoriser la majorit politique confessionnelle, c'est, disent-ils, leur intenter un procs d'intention, car, pour eux, la garantie de l'galit des citoyens rside exclusivement dans la rpartition pari-taire des siges parlementaires et des portefeuilles ministriels. Affirmer enfin que la vritable dconfessionnalisation est celle des mentalits et qu'elle passe nces-sairement par un rgime civil du statut personnel, c'est, selon eux, porter atteinte l'autonomie, l'intgrit et la dignit des communauts, de ces communauts dont ils interdisent par ailleurs d'voquer la pluralit.

    Quand elle n'est pas une simple tactique destine neutraliser le thme de la dconfessionnalisation politique, la revendication d'un code de statut personnel commun tous les citoyens traduit une exigence dmocratique fondamentale. Un dirigeant arabe l'a compris, il y a dj quelques dcennies, et a opr, dans son pays, une vritable rvolution des mentalits. C'est en Tunisie, crit Mohammed Kerrou, que le mouvement de scularisation a connu ses quelques heures de gloire 21 Luc-Henri DE BAR, Les communauts confessionnelles du Liban, ditions Recherche sur

    les Civilisations, Paris 1983, p. 15.

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    en affrontant d'emble les mentalits religieuses traditionnelles. Le Code de statut personnel tunisien a t vritablement le coup dcisif port contre l'difice juridi-co-culturel de l'islam traditionnel. [41] Il a valoris le statut de la femme et consa-cr la famille nuclaire aux dpens de la famille largie et de sa conception pa-triarcale. Inspir du droit positif mais galement de l'islam, il a t la ralisation moderniste la plus importante de l're des indpendances et aida mieux faire accepter d'autres rformes qui ont suivi sans puiser ce qui reste rformer des lois et de la socit pour parvenir une plus grande galit sexuelle et socia-le 22. Si un mouvement similaire advenait au Liban, il signifierait la suprmatie de la citoyennet sur toute autre allgeance et l'galit des droits et des devoirs pour tous, hommes et femmes. Il stimulerait et intensifierait de plusieurs manires les relations et les changes entre les diverses communauts. Il consoliderait, dans les esprits, la prdominance de l'identit nationale de synthse sur les identifica-tions communautaires qui la mdiatisent et l'alimentent. Il ne supprimerait pas pour autant les communauts elles-mmes, car celles-ci sont des groupes histori-ques profondment marqus par leurs spcificits culturelles respectives, la reli-gion y jouant le rle d'un facteur d'ethnicit, comme ailleurs la langue. Le Liban sera toujours une nation pluricommunautaire : il est plus salutaire de reconnatre cette vrit et d'en assumer toutes les consquences, que de l'occulter et de s'expo-ser ainsi ce qu'on appelle le retour du refoul , toujours violent.

    Le pluralisme communautaire a pour premire consquence la diversit cultu-relle, issue la fois des patrimoines respectifs des divers groupes qui composent la nation, de la manire particulire dont chacun de ces groupes vit les traits cultu-rels communs toute la population, de son rapport [42] aux cultures occidentales et de son attitude vis--vis d'elles. Pour les idologues, le pluralisme communau-taire n'est dangereux que parce qu'il scrte une grande diversit culturelle. Ds lors, le principe de la solution est clair : larabit du Liban exige l'arabisation de sa culture, c'est--dire concrtement l'imposition de la langue officielle comme seule langue d'enseignement et de culture et la rduction des autres langues au simple statut de langues trangres. Or, comme le note un chercheur tunisien, l'identit au nom de laquelle on revendique la langue arabe est elle-mme dfinie

    22 Mohamed KERROU, Langue, religion et scularisation au Maghreb , in Actes du collo-

    que international Diversit linguistique et culturelle et enjeux du dveloppement , tenu Beyrouth les 21, 22, 23 mars 1996, Universit Saint-Joseph et AUPELF-UREF, 1997.

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    partir de cette langue : est arabe celui qui parle arabe ; et il se demande si, par ce raisonnement circulaire , le Maghreb ne risque pas l'asphyxie. 23. Le Liban, lui, risquerait la dislocation, car la pluralit des langues et des cultures est ici un impratif, divers titres que j'ai explicits ici mme l'an dernier. Qu'on le veuille ou non, le Liban sera toujours bilingue, voire trilingue, o ne sera pas.

    Ni le pluralisme communautaire, ni la diversit culturelle ne sont un obstacle l'unit nationale. Ils peuvent tre au contraire le moteur d'une identit de synthse riche de combinaisons originales. Il me plat, ce sujet, de citer les propos parti-culirement pertinents de Mohammed al-Sammak, parus dans An-Nahar du 3 dcembre 1996, sous le titre LAutre : un point de vue islamique . Lauteur commence par refuser quiconque le droit de s'arroger le monopole de l'interpr-tation du texte sacr, car une telle prtention, dit-il, est contraire l'esprit de la religion . Puis, s'inspirant la fois du Coran et de l'ide d'humanit, il affirme : Les hommes sont diffrents du point de vue ethnique, social et culturel, mais ils forment fondamentalement une 'seule Communaut' . Il prcise : Lunit de la race, de la couleur, de la langue, voire de [43] la croyance, ne constitue pas une ncessit absolue pour la comprhension entre les hommes. Pour tablir des rela-tions fondes sur l'amour et le respect, il faut recourir un dialogue qui tienne compte de ces diffrences cres et voulues par Dieu . Le dialogue ne vise pas convaincre l'autre de cesser d'tre lui-mme. Il cherche, au contraire, le dcou-vrir dans sa profondeur afin de lui permettre de participer, par sa pense, son ex-prience personnelle et sa foi, la dcouverte de la vrit. Il faut ensuite uvrer de concert avec lui, en vue de concrtiser cet amour qui est la manifestation la plus haute de la relation avec Autrui .

    La rvision du destin politique

    C'est dans le domaine politique proprement dit que l'idologie dvoile sa stra-tgie. Elle assigne un espace limit la libert d'expression : la discussion, au dbat, la critique. Cette opration rpond un triple objectif : servir d'exutoire aux mcontentements des citoyens et leur donner penser qu'ils sont libres de

    23 Abdallah BOUNFOUR, cit par Mohamed Kerrou, op. cit.

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    s'exprimer ; contrler et censurer par diverses techniques cette libert d'expres-sion, ds qu'elle prtend transgresser les limites assignes ; chercher persuader les grandes Puissances qui, par commodit, ne cherchent qu' le croire, que ce qui a cours ici, c'est bien un rgime dmocratique. Derrire cet espace de libert res-treint, se tient une zone d'ombre qui est celle du sacr et d'o mane le discours idologique. Au Liban, le sacr est double : celui du pouvoir dlgu et celui du pouvoir rel. Discourir contre le premier n'est gure supportable, discourir contre le second est proprement sacrilge. Ainsi par exemple, comme le notait la presse du 3 dcembre 1996, oser, lors des dbats la Chambre, certains commentaires sur la nature des relations avec la Syrie, c'est, aux yeux des dirigeants offus-qus , commettre une [44] transgression blasphmatoire d'un domaine sa-cr . 24 La transgression est d'autant plus grave que, en ultime instance, elle por-te atteinte au cur mme du sacr, le leadership prsum de la nation arabe .

    Pour enraciner dans l'esprit et l'imagination des citoyens les rapports de su-bordination qui lient le pouvoir local au pouvoir rgional, l'idologie ne manque pas d'avoir recours au langage symbolique de l'iconographie. Mais elle a pour tche essentielle de justifier le pouvoir double dtente qui rgit ce pays. cette fin, elle se fait discours, un discours smantiquement manipul. La langue s'y trouve dpouille de sa capacit polysmique et enferme dans une stricte mono-smie, c'est--dire dans l'univocit d'un sens assign dogmatiquement par la pro-pagande. C'est d'ailleurs l le propre de tout discours idologique. Pour prendre des exemples lointains, c'tait le cas, en Occident, lorsqu'on parlait de nouveau foyer de vie (new life hamlet) pour dsigner un camp de rfugis , ou de programme de contrle des ressources (resources control program) pour vo-quer les prparatifs de guerre chimique , ou encore lorsqu'on clbrait Prague le trentime anniversaire de la libration de la Tchcoslovaquie par l'Arme rouge . C'tait ici le cas, durant la guerre, lorsqu'on continuait appeler force de dissuasion ce qui tait devenu une arme d'occupation . C'est aujourd'hui le cas, lorsqu' propos de cette mme arme on parle de simple prsence et que les lments prsents sont considrs comme des htes . C'est aussi le cas lorsque des accords contraignants sont officiellement appels accords de coopration et de fraternit .

    24 LOrient-Le Jour, 3 dcembre 1996.

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    Mais ce n'est l qu'un premier degr de perversion smantique : les mots et les expressions sont frapps d'une univocit stricte qui vise imposer une vision partielle et [45] partiale de la ralit. Or la perversion va plus loin, lorsque le dis-cours devient indiffrent toute rfrence relle et que cette chute des rfrentiels entrane l'limination de la tension entre monosmie et polysmie caractristique de la langue : le discours tombe dans lasmie, les mots ne veulent plus rien di-re 25. Deux illustrations lointaines de ce genre de discours, ou de ce qu'on ap-pelle couramment la langue de bois , nous sont fournis par le Franais Olivier Todd et le Tunisien Mohammed Kerrou. Le premier s'exprimait en 1975, dans le contexte de la guerre froide. Nous tous, l'Est comme l'Ouest, crivait-il, nous ferions bien de vider une bonne fois les coffres poussireux de notre vocabulaire. Comme ce serait rafrachissant, si les politiciens, les militants politiques, les di-torialistes s'arrtaient de dfendre l'indfendable et cessaient de manipuler des mots comme droite, centre, gauche, alination, proltariat, progressiste, conserva-teur, ractionnaire et rvolutionnaire 26. Le second se rfre au discours officiel de son pays. Il est frappant de voir, crit-il, comment les systmes d'information officielle s'emparent des thmes politiques et les vident, par rptition continue et abusive, de leurs contenus et les transforment en slogans creux et dpourvus de sens : tel tait le cas au cours des annes 60 et 70 des notions de l'unit nationa-le , le progrs social , le socialisme , la rvolution agraire , l'unit du peuple , la socit mdiane , etc. C'est encore le cas de nos jours de la d-mocratie , la socit civile , les droits de l'homme 27.

    [46]

    Dans ce genre littraire universel, le discours idologique libanais occupe une place de choix, car le non-sens s'y concentre sur deux termes qui rsument l'es-sence mme de la vie politique : la dmocratie et l'indpendance. Il ne s'agit pas ici d'voquer les faits qui vident ces deux notions de leur sens : ils s'talent quoti-diennement dans la presse. Il s'agit bien plutt du langage qui prtend banaliser la rpression et la dpendance et porter les citoyens s'y accoutumer. Lorsque le slogan de la scurit nationale justifie le musellement de l'opposition, la r-

    25 Slim ABOU, LIdentit culturelle. Relations interethniques et problmes d'acculturation,

    Paris, Anthropos 1981, 1986 ; 3e dition Pluriel , Hachette 1995, p. 149-150. 26 Olivier TODD, The Triumph of Newspeak -, in Newsweek, 29 septembre 1975. 27 Mohamed KERROU, op. cit.

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    pression des manifestations, le contrle tatique des mdia, la censure de la pres-se, les arrestations arbitraires, la dmocratie est sur le point de mourir. Lorsque ceux qui portent la connaissance du monde extrieur les violations des droits de l'homme commises dans ce pays sont accuss de ternir l'image du Liban l'tranger , la dmocratie agonise.

    Il en va de mme de la notion d'indpendance, qu'il s'agisse de la politique in-trieure du Liban ou de sa politique trangre. Le discours idologique n'est pas court d'arguments pour justifier ce qu'il faut bien appeler l'alination politique de ce pays. Une tendance se dessine, crit Fouad Boutros, qui soutient avec quel-que approbation tacite que du fait de la mondialisation et de ses prtendues contraintes sur l'tat-nation, les notions classiques d'indpendance et de souverai-net ont fait leur temps . Justifier la dpendance politique sens unique qui su-bordonne un tat un autre par l'interdpendance conomique qui joue dans tous les sens la fois entre des tats souverains, c'est avouer qu'on a renonc la sou-verainet de son propre pays ou quivalemment qu'on l'a trahi. Linterdpendance, prcise l'ancien ministre des Affaires trangres, ne produit pas des effets slectifs contre un pays exclusivement : c'est dire combien elle est inoprante pour justifier l'hgmonie d'un tat sur un autre, mme dans le cadre d'un ordonnancement rgional gopolitique ou [47] conomique, lequel n'existe d'ailleurs pas en ce qui nous concerne . Indign par l'outrecuidance de ce type de discours, il s'crie : Peut-on reprocher au citoyen, dont la facult d'tonnement est puise, de se sentir bafou dans sa dignit, mpris dans son intelligen-ce ? 28.

    Il arrive que le discours idologique, quand il est profr directement par les protecteurs, se fasse plus familier, plus affectif. Les deux peuples ne sont-ils pas en tout semblables, ne sont-ils pas en interaction constante, ne constituent-ils pas finalement un seul peuple ? En tmoignent les nombreux liens matrimoniaux en-tre les ressortissants des deux pays et mille traits historiques et culturels com-muns, que l'on prend soin de ne pas prciser. Vouloir sparer le destin des deux pays, c'est chercher gommer l'identit de la nation arabe . Il est curieux que les Wallons de Belgique ou les Suisses francophones n'aient pas peru la perti-nence d'un tel argument pour dclarer qu'ils constituent, avec les Franais, un

    28 Fouad BOUTROS, Diversion et drobade , in LOrient-Le Jour, 6 dcembre 1996.

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    seul peuple dans deux tats spars ! Dpourvue de sens, une telle assertion est nanmoins inquitante, car elle rappelle une dclaration historique fameuse de mme structure : Les Autrichiens et les Allemands sont un seul peuple dans deux tats spars . C'tait en 1938, la veille de l'Anschluss.

    Conclusion

    La critique du discours idologique laquelle je me suis livr a un double ob-jectif. Le premier est de dsarmer un langage pig qui, par la rptition incessan-te de ses antiennes, joue sur la lassitude des citoyens et cherche miner leur rsis-tance. Lditorialiste de LOrient-le Jour, [48] Issa Gorayeb, nous met en garde contre cette stratgie : Il parat essentiel (...) de protester sans cesse, mme si dans le Liban d'aujourd'hui les mots sont impuissants face au fait accompli. Car le pire du pire, c'est la rsignation de toute une nation une conjoncture qui la d-passe, c'est la banalisation de l'anormal, un processus dj dangereusement avanc au demeurant 29. Mais protester n'est pas opposer au discours idologique offi-ciel un discours partisan de mme nature, c'est dmystifier toute idologie, d'o qu'elle vienne, et maintenir en veil le sens critique, afin de pouvoir analyser la ralit telle qu'elle est. Le deuxime objectif est de souligner le rapport qui lie ncessairement la dmocratie la pense critique, dont l'absence se fait cruelle-ment sentir dans cette rgion du monde. L'crivain iranien Dariyush Shayegan l'exprime avec une remarquable lucidit : C'est l'absence de ce courant intellec-tuel critique et moderne, crit-il, qui provoque le double langage, qui suscite des identifications en chane (...), qui nous enlise dans des distorsions invraisembla-bles, qui tisse ce rseau de mensonges par les mailles duquel nous nous faufilons si allgrement, sans connatre le dur apprentissage des limites de la raison . Il ajoute : Les seuls outils mme de nous librer intrieurement et de provoquer un changement de registre dans notre facult de percevoir les choses, demeurent une pense critique et la lame tranchante d'une interrogation fondamentale s'atta-quant sans merci aux vrits les plus exclusives . 30

    29 Issa GORAYEB, Grandeur nature , in LOrient-le Jour, 18 septembre 1996. 30 Daryush SHAYEGAN, Le regard mutit. Schizophrnie culturelle : pays traditionnels face

    la modernit, Paris, Albin Michel 1989, p. 46, 44.

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    [49]

    La critique n'est videmment pas une fin en soi, mais elle est la condition d'accs la vrit des choses. Dans notre enseignement et nos recherches, dans la formation de formateurs qui nous incombe, il importe au plus haut point de d-mystifier la lecture de notre hritage historique et la rinterprtation de notre rali-t sociologique, telles que les produit le discours idologique. Il importe que nos tudiants, dculpabiliss, dcouvrent toutes les dimensions du pass de leur patrie et apprennent les valoriser. Il importe aussi qu'ils sachent reconnatre la richesse d'une identit nationale complexe, sans doute difficile grer ; mais susceptible de porter la nation libanaise au rang d'un modle utile pour toutes les nations plu-riethniques, de plus en plus nombreuses de par le monde. Mais au-del de l'ensei-gnement relatif ces thmes spcifiques, il est essentiel, pour la formation gnra-le de nos tudiants, de leur transmettre, sans relche, cette thique du langage, ce souci de la vrit, ce discernement des valeurs, que chacun de vous pratique per-sonnellement et que j'ai souvent eu l'occasion, dans mes rapports avec vous, d'ap-prcier et d'admirer.

    Quant notre destin politique, le Liban semble condamn attendre une conjoncture favorable pour lever l'hypothque qui pse sur son indpendance et sa souverainet. En attendant, faute de pouvoir interroger les oracles, il peut tre plaisant de solliciter la posie. l'encontre du discours idologique qui travestit la ralit au gr des manipulateurs, le discours potique la transfigure en fonction des aspirations profondes du pote et des lecteurs ; de ce fait, il a parfois valeur prmonitoire. Dans la posie biblique, o le Liban reprsente l'archtype du haut-pays qui dfie toutes les tentatives d'asservissement, le prophte Haba-quq lance l'oppresseur un avertissement solennel : La violence faite au Liban te submergera (2,17), et Isae renchrit : ton propos se rjouissent les cyprs et les cdres du Liban. (Ils disent) : [50] Depuis que tu t'es effondr, on ne monte plus nous abattre (14,8). Mais coutez encore Isae : En deuil la terre languit, dans la honte le Liban se dessche (33,9), mais dans un peu de temps, trs peu de temps, le Liban se changera en verger et le verger sera pareil une grande fo-rt (29,17).

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 41

    [51]

    LES LIBERTS.

    Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph de 1996 2003.

    III

    Les tches de lUniversit

    19 mars 1998

    Allocution du Recteur de l'Universit Saint-

    Joseph l'occasion de la fte patronale, en pr-sence des enseignants et de reprsentants du per-sonnel, des tudiants et des Anciens

    Retour la table des matires

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 42

    [53]

    L'Universit a pour mission la formation intgrale des jeunes qui lui sont confis. Cette mission comporte deux tches distinctes et complmentaires. La premire concerne la formation professionnelle des tudiants. LExhortation apos-tolique post-synodale nonce cet impratif dans les termes suivants : Il convient de former des personnes de haut niveau de qualification qui seront aptes faire entrer leur pays dans tous les rseaux de la vie internationale, car nous constatons actuellement une mondialisation de plus en plus grande de tous les phnomnes sociaux 31. La seconde tche de l'Universit concerne la formation civique et partant, politique des tudiants. cet gard, ce que l'Exhortation apostolique dit du rle de l'glise s'applique parfaitement celui de l'Universit : Il ne lui re-vient pas de s'engager directement dans la vie politique , mais le devoir (lui) incombe de rappeler inlassablement les principes qui seuls peuvent assurer une vie sociale harmonieuse 32. Ce sont ces principes que j'ai tent de rappeler indi-rectement l'an dernier, en dvoilant les mcanismes de l'idologie qui entrave leur mise en application. Ce sont ces mmes principes que [54] je me propose de rap-peler directement aujourd'hui, en explicitant leur contenu et leur fonction.

    Si je ne m'arrte pas la premire tche de l'Universit, relative la formation professionnelle des tudiants, c'est parce qu'elle ne prte pas quivoque : elle relve d'impratifs purement acadmiques. Comme telle, elle est l'objet de nos proccupations quotidiennes. l'Universit Saint-Joseph, il n'est pas une Facult, pas un Institut, pas une cole qui ne s'efforce de maintenir la qualit de son ensei-gnement un niveau d'excellence internationalement reconnu ; de contribuer, par la recherche et les publications, l'accroissement des connaissances dans le do-

    31 JEAN-PAUL Il, Exhortation apostolique post-synodale : Une nouvelle esprance pour le

    Liban , Cit du Vatican, Libreria Editrice Vaticana 1997, p.181. 32 Ibid., p. 175.

  • Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 43

    maine qui est le sien ; de procder priodiquement l'valuation de ses program-mes d'enseignement et de recherche en tenant compte aussi bien des innovations scientifiques et techniques que de l'volution de la socit ; d'assurer, dans le ca-dre de sa spcialit, des cycles de formation permanente et de mise jour des connaissances ; de dvelopper les liens de coopration et les changes diversifis avec les institutions homologues franaises, francophones et arabes. Toutes ces dmarches visent confrer aux tudiants ce haut degr de qualification qui, selon les termes de l'Exhortation apostolique, les rendra aptes faire entrer leur pays dans tous les rseaux de la vie internationale .

    Encore faut-il que ces tudiants puissent s'identifier leur pays, c'est--dire prendre conscience de la ralit complexe de leur socit et des principes suscep-tibles de la rguler de telle manire qu'elle offre tous les citoyens les conditions d'une vie libre et harmonieuse. Il revient l'Universit de leur assurer, travers cette forme privilgie du langage dmocratique qu'est la discussion o le dbat, une formation politique qui leur permette de dcouvrir par eux-mmes ces princi-pes rgulateurs. Qu'ils aient rapport l'identit civique, l'identit culturelle ou l'identit humaine du citoyen, ces principes ne peuvent tre au Liban que ceux-l [55] mmes qui, dans le monde dmocratique d'aujourd'hui, prsident l'organisa-tion rationnelle des socits complexes, c'est--dire le principe gnral du plura-lisme et ses drivs, qui incommodent tant, ici comme ailleurs, les nostalgiques du totalitarisme et les adeptes de l pense unique. La socit libanaise ne trouve-ra son quilibre et sa sant que si elle adhre sans rserve au pluralisme, comme l'y invite expressment l'Exhortation apostolique : En apprenant mieux se connatre et consentir pleinement au pluralisme, les Libanais se doteront des conditions indispensables au vritable dialogue et au respect des personnes, des familles et des communauts spirituelles 33.

    33 JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale, op. cit., p. 148.

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    Lidentit civique

    Dans un ouvrage rcent, le sociologue franais Alain Touraine pose le pro-blme de l'identit civique dans le contexte actuel de la mondialisation. Le titre de l'ouvrage est significatif : Pourrons-nous vivre ensemble ? gaux et diffrents 34. gaux en tant que citoyens ayant les mmes droits et les mmes obligations ; dif-frents en tant que membres de communauts diverses que, faute d'un vocable plus adquat, on qualifie d'ethniques, c'est--dire de communauts infranationales se rclamant d'une histoire particulire et d'un patrimoine culturel spcifique. Ltat-nation, issu des Lumires, avait rsolu ce paradoxe en ne prenant en consi-dration que l'individu-citoyen, c'est--dire l'individu abstrait sujet du droit, et en relguant ses appartenances particulires - religieuses, linguistiques [56] ou autres - dans le domaine priv. Ce fut le principal acquis de l'tat lac. Aujourd'hui, ce modle a beaucoup perdu de sa pertinence, car la mondialisation des changes et l'uniformisation des modles de pense et de sensibilit qu'elle tend insidieuse-ment instaurer provoquent, comme raction d'autodfense, la revendication par l'individu de son appartenance communautaire et l'exigence qu'elle soit publique-ment reconnue. Le principe de la citoyennet demeure sans doute premier, il est le garant de la dmocratie, mais il doit dsormais composer avec un autre principe, celui du pluralisme.

    C'est aux tats-Unis, dans les annes soixante, que se manifesta pour la pre-mire fois la rsurgence massive de l'ethnicit, c'est--dire la volont des citoyens de faire reconnatre et sanctionner, par des mesures appropries, leur appartenance communautaire. Il est facilement comprhensible, crivait l'historien Oscar Handlin, qu'un tel phnomne se produise dans les socits bureaucratiques de notre temps, qui traitent l'individu comme une entit numrique anonyme. Il n'est pas tonnant que des personnes que l'on distingue plus souvent par leur numro que par leur nom veuillent tablir l'importance de leurs pres 35, l'importance

    34 Alain TOURAINE, Pourrons-nous vivre ensemble ? gaux et diffrents, Paris, Fayard