Abdellatif Hermassi - Ulamas Réformistes Et Religiosité Populaire. Approche Sociologique d’Un...

21
 I nsa ni ya t  n° 31, janvier   mars 2006, pp. 13-31  13 Ulamas réformistes et religiosité populaire. Approche sociologique d’un différend tuniso - algérien Abdellatif HERMASSI *  L’objectif de cet article est de mettre à contribution la sociologie historique en vue de comprendre les enjeux d’un Dèsaccord paradoxal entre des ulamas qui, tout en partageant le même profil culturel et religieux, en particulier l’appartenance à l’orthodoxie sunnite, la référence au Malikisme, une formation de type zaytounien, ainsi que les mêmes préoccupations et les mêmes idéaux réformistes ; ont adopté des attitudes et des démarches différentes à l’égard de la religiosité populaire.  Il s’agit plus précisément  de fournir des éléments de réponse à la question suivante : qu’est- ce qui explique, d’une part, la lutte acharnée menée par l’Association des Ulamas Musulmans d’Algérie au cours des années Mille neuf cent trente contre les expressions « hétérodoxes » de la piété  populaire, d’autre part la pré dominance d’une attitude tolérante et modérée à l’égard du même phénomène  dans les rangs des ulamas islahistes tunisiens ? Pour traiter de cette problématique il aurait fallu examiner l’influence de quatre facteurs dont la conjugaison et le mode particulier d’articulation nous semblent être à la base des divergences observées dans les stratégies des composantes de l’élite réformiste. Il s’agit de l’héritage de l’islam maghrébin, de l’impact de la modernité coloniale sur l’institution religieuse, de l’influence du réformisme islamique venu du Machrek, *  Département de Sociologie Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis.

description

religion islam

Transcript of Abdellatif Hermassi - Ulamas Réformistes Et Religiosité Populaire. Approche Sociologique d’Un...

  • Insaniyat n 31, janvier mars 2006, pp. 13-31

    13

    Ulamas rformistes et religiosit

    populaire. Approche

    sociologique dun diffrend tuniso - algrien

    Abdellatif HERMASSI*

    Lobjectif de cet article est de mettre contribution la sociologie historique en vue de comprendre les enjeux dun Dsaccord paradoxal entre des ulamas qui, tout en partageant le mme profil culturel et

    religieux, en particulier lappartenance lorthodoxie sunnite, la rfrence au Malikisme, une formation de type zaytounien, ainsi que les

    mmes proccupations et les mmes idaux rformistes ; ont adopt des

    attitudes et des dmarches diffrentes lgard de la religiosit populaire. Il sagit plus prcisment de fournir des lments de rponse la question suivante : quest-ce qui explique, dune part, la lutte acharne mene par lAssociation des Ulamas Musulmans dAlgrie au cours des annes Mille neuf cent trente contre les expressions htrodoxes de la pit

    populaire, dautre part la prdominance dune attitude tolrante et modre lgard du mme phnomne dans les rangs des ulamas islahistes tunisiens ?

    Pour traiter de cette problmatique il aurait fallu examiner linfluence de quatre facteurs dont la conjugaison et le mode particulier darticulation nous semblent tre la base des divergences observes dans les stratgies

    des composantes de llite rformiste. Il sagit de lhritage de lislam maghrbin, de limpact de la modernit coloniale sur linstitution religieuse, de linfluence du rformisme islamique venu du Machrek,

    * Dpartement de Sociologie Facult des Sciences Humaines et Sociales de Tunis.

  • Abdellatif HERMASSI

    14

    enfin de la position occupe par les acteurs rformistes dans le champ

    social en gnral et la scne religieuse en particulier. Or lanalyse de toutes ces dimensions exigerait des dveloppements qui dpassent les

    limites imparties cet article. Cest pourquoi il nous a sembl prfrable de dissocier laxe relatif au legs religieux et de faire de sa construction et de son volution lobjet dune tude part**. Nous nous contenterons donc ici dune prsentation succincte et ncessairement schmatique de ses rsultats.

    I. Pesanteurs sociologiques et nouveau contexte socio-historique

    1. Le champ religieux traditionnel

    Les pesanteurs sociologiques dont il est question ont trait la place

    acquise par le sunnisme malikite, aux rapports quil a tablis avec le soufisme ainsi qu lvolution du poids relatif de linstitution savante et de linstitution confrrique au Maghreb oriental et central.

    Le malikisme sest constitu en rite hgmonique grce laction dune ligne de ulamas qui ont instrumentalis leur audience locale et leurs fonctions la tte de la judicature dans un combat o la victoire du

    sunnisme sur les htrodoxies ouvrait la voie celle du malikisme sur

    les coles rivales. La domination qui en a rsult a certes t conforte

    par les besoins politiques de dynasties ayant intrt gouverner des

    populations homognes en matire de rite. Toutefois cette tendance a t

    contrecarre parfois par des gouvernements qui ont combattu le sunnisme

    (les fatimides) ou le malikisme (les Almohades). Lexplication de lenracinement du malikisme et de sa capacit de rsistance doit donc tre recherche dans une certaine homologie entre les valeurs patriarcales

    dont il est porteur et les structures sociales et culturelles de lancienne socit maghrbine ainsi que dans la ncessit o sest trouve linstitution savante de faire des concessions aux intrts et aux coutumes des communauts tribales et villageoises. Cest dans ce cadre aussi quon peut saisir le processus ayant conduit la reconnaissance de phnomne

    maraboutique et confrrique et la transformation du monopole malikite

    en duopole.

    Il est un fait que des gnrations dulamas ont proclam leur refus du mysticisme et combattu la croyance aux karamats imputes aux wali-s.

    Pourtant cette attitude, dont on trouvait des exemples jusqu la fin de lpoque hafside en Ifriqiya et zayanide au Maghreb central, ne faisait

    ** Institution savante et institution confrrique en Tunisie et en Algrie lpoque antcoloniale. Ebauche dune analyse comparative , article en instance de publication.

  • Ulmas rformistes et religiosit populaire..

    15

    plus lunanimit au sein de llite savante, et ce depuis la fin du 11e sicle. Le soufisme sest impos en rtablissant la dimension motionnelle et spirituelle dune religion que les fouqahas rduisaient pratiquement ses aspects juridiques. Mais deux facteurs ont contribu

    en faire le fondement dune religiosit populaire : il sagit de la pntration de lislam dans les profondeurs de la socit paysanne berbre et de laccroissement des causes dinstabilit et dinscurit, depuis les invasions hilaliennes jusquaux menes des puissances chrtiennes ; deux phnomnes qui ont suscit une demande massive de

    protection et dintercession et une offre correspondante de la part des wali-s et des sheikhs de confrries.

    En faisant des marabouts lobjet dun culte populaire et des lignes maraboutiques et chefferies confrriques les dpositaires dun nouveau capital religieux, lui-mme gnrateur de capital conomique et de

    considration sociale, cette monte en puissance du soufisme appelait

    immanquablement une contre-stratgie de la part des dfenseurs de

    lorthodoxie. La reconnaissance de la lgitimit religieuse de la walaya et de la compatibilit de lintercession avec la Sunna devenait une condition ncessaire la sauvegarde des intrts de linstitution savante elle-mme. Toutefois, cette trajectoire traverse en commun par le Maghreb oriental

    et central donna lieu une bifurcation observable, sous le rgne des deys

    du Pachalik dAlger et des beys husseinites de la Rgence de Tunis. En effet, la dynastie husseinite a bti un Etat centralis et un rgime

    stable en se rapprochant de llment autochtone, notamment ses notabilits. Cette politique sest traduite sur le plan religieux par la rhabilitation de la Mosque-universit Ezzaytounna, et mieux encore,

    par le monopole reconnu cette dernire en matire denseignement des sciences sharaques et par consquent en matire de production de llite religieuse. Ces dveloppements, survenus partir du rgne de Hussein

    Ben Ali et jusqu celui dAhmed Bey, ont permis au corps des ulamas doccuper une position dominante dans le champ religieux et de participer au contrle de la socit confrrique et maraboutique, tout en

    consacrant la tradition de cxistence et dentente entre les deux institutions.

    En Algrie, par contre, les forces centrifuges lemportaient sur tous les plans: dune part la caste ottomane tait incapable de mettre fin aux conflits sanglants entre factions militaires et dassurer une administration centralise du pays, dautre part elle sest toujours comporte comme une classe ferme et trangre au pays. Cette situation ne manqua pas de se

    rpercuter sur la scne religieuse. Linstitution savante, outre sa dispersion entre plusieurs foyers dont aucun ne pouvait prtendre une

  • Abdellatif HERMASSI

    16

    situation monopolistique, faisait les frais de ltat dinstabilit et de violence structurelle. En revanche, le pouvoir rampant des confrries et

    des marabouts se trouvait confort par les structures dune socit segmente et latrophie de lEtat. En somme une situation propice, non seulement la domination de linstitution confrrique mais aussi aux formes grossires et dcadentes souvent prises par cette domination et

    dnonces par quelques reprsentants de lorthodoxie qui ont fait figure de protorformistes.

    2. Influence du no-salafisme et impact de la modernit coloniale

    Lattitude des lites rformistes tunisiennes et algriennes vis--vis de la religiosit populaire procdait dune position ambivalente lgard dun patrimoine considr la fois comme un des fondements dune identit culturelle et religieuse sauvegarder et une source

    dinsatisfaction lie aux formes sclroses et dcadentes quil a souvent prises depuis le dclin de la civilisation musulmane. Toutefois, cette

    perception et laction rformatrice qui en a dcoul nont t possibles que dans le nouveau contexte cr par la conjonction de deux faits,

    dailleurs lis, savoir linfluence de la nouvelle Salafiyya venue dOrient et le choc de la modernit vcue principalement sous son aspect colonial.

    2-1. Le rformisme musulman, dans sa version moderne, est la

    consquence de la dcouverte par le monde musulman du retard

    accumul par rapport une Europe qui sest assure la suprmatie grce au progrs scientifique et technique, et qui plus est, tait porteuse dune vision du monde et dune organisation sociale et politique en rupture avec les conceptions et les institutions quil a sacralises jusqualors. Cest ce constat qui a pouss les membres les plus clairs de llite rflchir sur les voies dune renaissance du monde arabo-islamique. R. Tahtaoui et Khrdine ont propos des formules de compromis entre limpratif de la modernisation et la tradition musulmane, le premier partir de

    lexprience gyptienne et le second partir de lexprience tunisienne et de lacquis des Tanzimats ottomanes. Toutefois, les deux rformateurs ont justifi lislah partir de la sphre du politique et non sur la base dune vision globalisante et dune interprtation nouvelle du legs religieux. Cest donc Jamel ed-Din al-Afghani et particulirement son disciple Mohamed Abduh quchut la mission de proposer, sinon le modle, du moins les lignes directrices de lislahisme islamique moderne. Il sagit certes dune rforme globale, mais qui sattelle en premier lieu aux croyances et aux mentalits par la rationalisation de la religion, la

    lutte contre le fatalisme, la critique de la soumission aveugle lautorit

  • Ulmas rformistes et religiosit populaire..

    17

    des anciens et la rouverture des portes de lijtihad de faon interprter les textes sacrs en fonction des nouvelles donnes.

    Lune des caractristiques de ce courant est quil a prsent son effort de rnovation comme un retour la tradition du Salaf -a-Salih- les pieux

    devanciers. Cette tentative de lgitimation, source de malentendus, nous

    semble tre la base des divergences releves chez les no-salafis,

    notamment en ce qui concerne la question du soufisme. En effet

    lunitarisme de M. Abduh implique le refus des mdiations et la dmarcation par rapport aux confrries, considres lorigine de maintes innovations blmables. Toutefois M. Abduh sest bien gard de condamner le soufisme quil a dailleurs pratiqu et fait lloge de ses vertus ducatives. Sur ce point on peut observer une discontinuit entre sa

    pense et celle de son successeur Rachid Rida qui sest rapproch de plus en plus de la vision rigoriste du courant wahhbite1. Diffrence

    significative et importante pour notre propos quand on sait que les ulamas

    rformistes tunisiens ont refus pour la plupart de suivre R. Rida sur cette

    voie, contrairement leurs mules algriens.

    2-2. Cette dernire remarque, quoi quelle anticipe sur lanalyse qui va suivre, conforte notre hypothse selon laquelle les diffrentes manires

    dont les lites des deux pays ont reu le message no-salafi ntaient pas indpendantes des conditions de rception. En clair, tout systme

    doctrinal ou idologique est reu, interprt et par consquent reformul

    en fonction des conditions sociales et du contexte politique et culturel

    dans lequel interviennent les acteurs. Parmi ces conditions, limpact de la colonisation sur les institutions musulmanes occupe une place

    primordiale.

    On sait que les deux pays ont subi une colonisation de peuplement, ce

    qui explique certains traits communs comme la spoliation des terres au

    profit des colons, limplantation de lEcole franaise et de la culture quelle vhiculait ou lintroduction du droit et du systme judiciaire franais. Pourtant il y avait une diffrence de taille en rapport avec les

    conditions dans lesquelles se sont effectus loccupation et le statut juridique des deux entits : le rgime du Protectorat a vit la

    Tunisie le sort de l Algrie franaise o la destruction de lappareil dEtat a t suivie par la Dsorganisation du systme denseignement arabo-islamique et une quasi-annexion des institutions sharaques. Dans

    ce dernier cas, il faut mentionner la rduction svre des prrogatives des

    cadis, limites au statut personnel et lhritage, et le statut spcial

    1 Marrakchi, Mohamed- Salah, Tafkir Rachid Rida min Khilal Majallat al-Manar, Tunis,

    M.T.L., 1985, pp.159-162.

  • Abdellatif HERMASSI

    18

    rserv limportante rgion Kabyle o le Orf remplace la Sharia. En revanche les affaires pnales, commerciales, civiles et immobilires sont

    devenues du ressort des tribunaux franais, habilits de surcrot

    appliquer le droit musulman ! Ces mesures se sont traduites, entre autres,

    par la rduction du nombre de juges musulmans et nont pas manqu de susciter la rsistance de la communaut musulmane2.

    Dun autre ct, ltape ouverte par la IIIme Rpublique a inaugur une politique de limitation du nombre dcoles coraniques et de contrle tatillon des zaouias, avec des consquences nfastes sur la formation des

    mouderrs et des ulamas ainsi que sur lusage de larabe littraire. Il est vrai quune option diffrente dfendue auparavant par Napolon III avait permis la sauvegarde du corps sharaque par la cration de trois coles

    destines la formation des fonctionnaires du culte et de la justice3 ; mais

    cet acquis tait vici par deux graves dfauts : leffectif des diplms tait trs en de des besoins religieux et linstitution sharaque devait subir la tutelle de ladministration coloniale. La loi de sparation de lEglise et de lEtat ne fut jamais applique en Algrie4.

    Concernant les confrries, celles-ci ont t suspectes de nourrir des

    sentiments anti-franais, do les mesures rpressives tendant contrler leurs activits et limiter leurs ressources, lexception des Tijaniyya et Issawiyya qui ont montr leurs bonnes dispositions lgard de la prsence franaise. Ce nest quau tournant du vingtime sicle que sest dessine une politique diffrente, alliant contrle, division des rangs et

    recherche des allgeances. Mais en obtenant larrt du djihad contre loccupant et en singrant dans les affaires des confrries, cette politique prpara ce que Ch.-R. Ageron qualifie de dcadence ; tape o le zle

    mis dans le service de ladministration et la recherche des pr-Bendes lemportaient sur les principes doctrinaux5 . Le crdit de la socit confrrique et maraboutique ne tarda pas seffriter.

    En Tunisie, linstitution sharaque, quoique diminue, a pu garder une indpendance, relative cela sentend, vis--vis de ladministration du protectorat. Certes, la Grande-Mosque et ses annexes tout comme les

    tribunaux sharaques subissaient un processus de marginalisation, et les

    autorits coloniales ont exerc des pressions en vue dinfluer sur la

    2 Ageron, Charles-Robert, Les Algriens musulmans et la France, Paris, P.U.F., 1968,

    T1, pp.201- 204, 216. 3 Ageron, Charles-Robert, Histoire de lAlgrie contemporaine, Paris, P.U.F., 1964, pp.62-63. 4 Ibid, p.63 5 Les Algriens musulmans et la France, Op. cit., T1, pp.299-300, 309-313, T2, pp.900-

    903.

  • Ulmas rformistes et religiosit populaire..

    19

    marche de ces institutions et les attitudes de leurs reprsentants ; il nen reste pas moins quelles dpendaient du Bey et de son Grand Ministre et jouissaient dune autonomie formelle, contrastant avec ce qui se passait en Algrie. Ainsi les deux pays vivaient des situations spcifiques qui

    nont pas manqu de produire des effets spcifiques sur les rapports au sein de linstitution savante ainsi que sur les orientations du courant rformateur.

    II. Gense et profil du rformisme islamique

    1. Tunisie : enjeux institutionnels et divisions des rformistes

    La mouvance rformiste en Tunisie sest constitue au tournant du vingtime sicle sous leffet dune triple influence : celle de lcole de Khrdine, celle du courant no-salafi et celle de la culture franaise. Au

    niveau de sa composition sociale, elle englobait au dpart le noyau

    dulamas zaytouniens qui ont particip llaboration et lapplication du projet khrdine, linstar de Salem Bouhajeb et Mohamed Essounoussi ; ainsi que des lments ayant reu une formation mixte, moderne et

    traditionnelle la Sadiqiya, et au premier rang desquels figurent Bchir

    Sfar et Ali Bouchoucha. Dj sensibilis une problmatique de lislah et de la nahda pose lchelle panislamique, ce groupe a fait un accueil chaleureux aux ides de M.Abduh et sest dpens pour les mettre en uvre. Cest dans ce cadre quil faut situer lapparition prcoce dune bifurcation au sein de la mouvance rformiste islamique, donnant lieu

    deux branches distinctes, soit : un premier courant rformiste radical

    dobdience no-salafie, et un second courant qui a trouv ses soutiens dans les rangs des ulamas moyennant un compromis entre le sunnisme

    traditionnel et les thses de la nouvelle Salafiyya.

    En effet nous proposons de distinguer deux types fondamentaux de

    rformateurs qui ont marqu la scne tunisienne. Le premier est

    reprsent par la figure de lintellectuel rformiste no-salafi, ayant reu une formation zaytounienne mais sans appartenir gnralement au corps

    des enseignants ou celui des cadis et muftis, et par consquent, sans

    bnficier de la reconnaissance institutionnelle de ses qualifications

    religieuses. Cependant, ce type est au fait des courants idologiques et

    des ralits contemporaines. Souvent publiciste de profession , libre

    des contraintes qui pourraient dcouler de lappartenance au corps sharaque; il se pose en militant actif de la cause du rformisme islamique

    et fait du journalisme son principal instrument de combat contre les

    ulamas conservateurs, les confrries et les dviations caractristiques

    de la religiosit populaire et pour la dfense du Progrs. Salem Ben

  • Abdellatif HERMASSI

    20

    Hmida, Mohamed J. abi, fondateur de la revue Khrdine et du

    journal As-Sawab , Taeb Ben Issa, fondateur du journal al-

    Moushir , Hammadi al-Jaziri, fondateur du journal a-Nadim ,

    Slimane al-Jadaoui, fondateur de Morshid al-Oumma et dautres, appartiennent cette catgorie dintellectuel, dfenseur de la doctrine no-salafie, que ce soit dans le cadre dentreprises journalistiques personnelles et indpendantes ou en collaborant aux publications du Parti

    Libral Constitutionnel Ds sa cration. Cependant cest Abdelaziz Thalbi qui reprsente incontestablement le principal inspirateur et la

    figure de proue de ce courant.

    Rvolt par le conservatisme qui rgnait la Grande- Mosque et son

    enseignement Dsuet, ce fils de famille algrienne rcemment installe

    Tunis quitte la Zaytouna avant den obtenir le diplme et dclenche sa premire bataille contre les autorits savantes sur les colonnes de son

    journal Sabil-ar-Rached . Avec la suspension de celui-ci, Thalbi

    quitte le pays pour lOrient o il entre en contact avec les tnors du courant no-salafi. Ds son retour, il reprend la lutte et suscite la colre

    du milieu traditionaliste en sen prenant violemment aux marabouts et aux croyances populaires en leur pouvoir. Sauv de la vindicte du

    tribunal sharaque par les autorits franaises qui le font passer devant un

    tribunal civil, il publie Ds sa sortie de prison une sorte de manifeste

    rformiste, critiquant svrement aussi bien les sheikhs de confrries,

    coupables ses yeux de sorcellerie, dimposture, et de rintroduction de lidoltrie en islam, que les simples gens enclins prendre les superstitions pour de la religion ; et sen prenant galement au sort de la femme et ltroitesse desprit des fouqahas qui ont justifi une claustration et dfendu un voile trangers lislam des pieux devanciers6. Le jeune Thalbi dfendait ainsi une interprtation du Coran qui se

    voulait librale, humaine et sociale , mais qui ntait pas dnue de navet puisquelle postulait lidentit entre les Principes de la Rvolution franaise et ceux du Coran 7 et se fondait sur la croyance la mission

    civilisatrice de la France. Cependant la dure ralit de la colonisation,

    lexprience dans les rangs des Jeunes tunisiens et le leadership quil assuma la tte du Parti Libral Constitutionnel finirent par mrir ses

    ides, de sorte que ses crits des annes vingt-trente refltent une

    dmarche plus sereine et un langage plus mesur dans la critique des

    ulamas, des traditions et de la mentalit mythique .

    6 Lesprit libral du Coran, Beyrout, Dar al-Gharb-al-Islami, 1985, pp.10-17, 50-56. 7 Ibid, p.82

  • Ulmas rformistes et religiosit populaire..

    21

    Le second type de rformateur est, avons-nous dit, celui du alim

    clair, la recherche dun compromis entre le sunnisme traditionnel et la nouvelle Salafiyya. Exerant ses fonctions sociales dans le cadre des

    institutions sharaques, il subissait les contraintes dcoulant de cette

    appartenance. Sur le plan de lextraction sociale, ce alim peut appartenir au milieu afaqi , intress par une ouverture de linstitution sharaque aux ulamas provinciaux. Cest le cas notamment de Mohamed An-Nakhli et de Mohamed al-Khidhr Ben Hsine. Il peut appartenir aussi des familles hanafites qui navaient pas dfendre un monopole hrditaire des fonctions sharaques suprmes. Cest le cas de Othman Ben al-Khodja, Mokhtar Ben Mahmoud et des frres Chedli et Hdi Ben al-Cadi.

    Enfin il peut provenir des familles malikites de la capitale, en particulier

    celles dont la russite sociale remonte au milieu du 19e s. Il sagit dans ce

    cas essentiellement de familles qui ont cumul les hautes charges

    religieuses et les hautes fonctions politico-administratives au lendemain

    de loccupation franaise. A ce noyau appartiennent les deux principales personnalits religieuses de la Tunisie au 20

    e s., savoir le Sheikh-al-

    Islam malikite Mohamed Tahar Ben Achour dont le grand pre paternel

    tait cadi, mufti et Naqib des Chrifs et le grand pre maternel, Mohamed

    al-Aziz Bouattour, alim, administrateur proche de Khrdine et Grand

    Ministre aux dbuts du Protectorat- ainsi que le Shaikh al-Islam malikite

    Mohamed al-Aziz Djat, appartenant aussi une famille de ulamas et fils

    du Grand Ministre Youssef Djat. Ds lors on comprend que ce milieu ait

    donn son appui aux tentatives de modernisation de linstitution religieuse par les premiers responsables du Protectorat et constitu en

    outre un lment modrateur au sein de la mouvance rformiste.

    Le rformisme de cette gnration dulamas est largement redevable la doctrine de la nouvelle Salafiyya, y compris son refus du

    cloisonnement des coles de fiqh et sa critique des pratiques lies au

    maraboutisme. Mais cette influence sest trouve contrebalance par deux facteurs de poids : savoir lappartenance une culture o le sunnisme malikite a fini par vivre en symbiose avec les croyances populaires et

    lappartenance une institution sharaque dont la structure bicphale entretenait le clivage entre le rite hanafite et le rite malikite. La rsultante

    en a t un rformisme prudent, dans la ligne du sheikh Salem Bouhajeb

    qui a prn la modration dans lacceptation des miracles et la croyance aux karamats des wali-s

    8.

    8 Ben Achour, Mohamed al-Fadhil, Al-Haraka al-Adabiyya wal-Fikriyya-fi-Tounis,

    Tunis, M.T.E., 1972, p.73.

  • Abdellatif HERMASSI

    22

    2. Algrie : lunion sous la bannire de la Salafiyya

    Selon Ali Merad lislam avait besoin en Algrie dune impulsion historique pour sortir de la somnolence et sadapter au monde nouveau ; or M. Abduh fut lhomme qui fit sentir (aux Algriens) le rythme de lOrient musulman et les aida prendre conscience de lorientation rformiste de lislam contemporain 9.

    Parmi la minorit de lettrs partisans de lislah il faut mentionner deux ulamas : Abdelhalim Ben Smaya dont le grand pre, le mufti Al-Kbabti

    fut exil en Egypte par les autorits de loccupation et qui regagna son pays dorigine o il fit connatre les ides de M.Abduh ; et Abdelkader el-Madjaoui qui se distingua Constantine et eut pour disciple Hamdane

    Lounissi, lun des matres spirituels dAbdelhamid Ben Badis10. A ct de ces lments qui ont prn lattachement aux fondements arabo-islamiques de la personnalit algrienne et la rigueur morale travers les

    prches et lenseignement, il faut citer deux intellectuels, Omar Racem et Ben Kaddour qui ont fait de leurs journaux Dhou-l-Faqar et Al-

    Farouk , au cours des annes prcdant la premire guerre, des tribunes

    consacres la dfense de la Sunna, la dnonciation des bida-s particulirement les associations confrriques et la critique de la francisation dune fraction de llite11.

    Comment le rformisme no-salafi sest transmu dune ide isole en un courant puissant, vhicul par un groupe organis et prtendant la

    direction spirituelle et morale de la socit algrienne ? Deux lments

    permettent de rpondre cette question.

    Dabord la rihla, migration de lAlgrie en qute de savoir, phnomne ancien en soi mais devenu Ds le dbut du 20

    e s. le fait de

    jeunes la recherche dune formation que le pays ne pouvait plus assurer. Dailleurs cette migration a trs vite pris laspect dune opration organise dans le but de former de futurs cadres rformistes. De fait, la

    plupart des dirigeants de lAssociation des Ulamas Musulmans dAlgrie (A.U.M.A.), avaient fait leurs tudes en Tunisie et en Orient. Cest le cas notamment dAbdelhamid Ben Badis, Moubarek al-Mli, Larbi Tebessi, Mohamed al-Id Al-Khalifa qui ont suivi le cursus traditionnel de la

    Zaytouna et se sont lis au milieu rformiste tunisien. Ahmed Taoufik-el-

    Madani, lui, est natif de Tunis et sest distingu par son activisme dans

    9 Le rformisme musulman en Algrie, Paris, La Haye, Mouton, 1967, pp. 32-33. 10 Dabbouz, Mohamed-Ali, Nahdt al-Jazar al-Haditha, Damas, Imprimerie

    Cooprative, sans date ddition, T1, pp.109-123, 138-140. 11 Al-Jabiri, Mohamed-Salah, an-Nachat al-Ilmi wa-l-Fikri lil-Mouhajirin al-Jazariyyine

    bi Tounis 1900-1962, Tunis, Maison Arabe du Livre, 1973, pp.256-264.

  • Ulmas rformistes et religiosit populaire..

    23

    les instances dirigeantes du parti Libral Constitutionnel, tandis que

    Bchir Ibrahimi et Taeb el Okbi ont reu leur formation en Orient, plus

    prcisment Mdine, tout prs des bastions du wahbisme, le premier y

    ajoutant un sjour fructueux en Syrie o il a ctoy les partisans de

    Rachid Rida.

    Lexamen des trajectoires individuelles qui ont amen ces ulamas devenir des figures de lislahisme salafi est fort instructif mais ne peut trouver sa place dans ce papier. Nous devons donc nous limiter au cas du

    leader du mouvement, le sheikh Ben Badis. Celui-ci, issu dune grande famille ayant cumul le savoir sharaque, la proprit foncire et le

    service de la puissance coloniale, a fait ses premires tudes

    Constantine do il garda un profond attachement sons matre Lounissi. A Tunis, il suivit lenseignement suprieur zaytounien quil termina brillamment, mais non sans un sentiment de frustration et de rvolte

    lgard dun systme dfiant tout esprit critique. Cependant lalternative ntait pas loin. Il la trouva en effet chez les reprsentants les plus minents de la mouvance rformiste ; Bchir Sfar qui il doit sa prise de

    conscience des problmes de lAfrique du Nord et deux de ses Msheikhs : Mohamed an-Nakhli qui la encourag user du raisonnement et du libre arbitre vis--vis du legs religieux, et Tahar Ben

    Achour duquel il garda jusquaux annes trente limage dun alim comptent et novateur

    12 et cela avant den faire la cible de ses critiques

    lors de la controverse propos de la rcitation du Coran sur les morts.

    Pourtant linfluence des rformistes tunisiens ne suffit pas expliquer le profil intellectuel qui sera le sien, en particulier le combat quil allait diriger contre lislam confrrique et la doctrine quil allait mobiliser dans cette bataille idologique.

    Ali Merad, grand spcialiste du rformisme algrien a insist sur le

    rle des sources de la Salafiyya, ancienne et nouvelle, dans la formation

    de la pense dibn Badis. Il na pas manqu dobserver que celui-ci, en tant que produit de lenseignement zaytounien, ne pouvait qutre un savant nourri de sunnisme, et en tant qualgrien, ne pouvait qutre familier avec lcole malikite, ce qui explique dailleurs la prsence de Malik et des fouqahas malikites en tte de ses rfrences et de celles de

    ses compagnons. On est donc en droit de stonner de leur engouement pour le no-hanbalisme dibn Taymiyya, et surtout de leur sympathie pour la thologie wahhbite

    13.

    Comment expliquer ce paradoxe ?

    12 Al-Jabiri, M.S,. an-Nachat al-Ilmi , Op.cit., p.65. 13 Le rformisme musulman, Op.cit, p.214, 217.

  • Abdellatif HERMASSI

    24

    Si lon ne peut qutre daccord avec Ali Merad quand il impute cette dernire influence limpact des ides de Rachid Rida, qui a puis dans la doctrine dibn Taymiyya plus que son matre M. Abduh, et a pris la dfense du wahhbisme, il reste comprendre pourquoi justement le

    salafisme no-hanbalite a eu une telle influence sur les ulamas

    rformistes algriens alors que leurs homologues tunisiens lont accueilli pour la plupart avec beaucoup de rserve, sinon avec suspicion ?

    Question qui nous ramne aux conditions spcifiques ayant gouvern

    lvolution de linstitution religieuse dans les deux pays et les rapports entre ses composantes.

    Un autre contraste mrite dtre relev : cest que le mouvement rformiste islamique en Tunisie sest constitu Ds le dpart en tant que mouvement pluriel et fractionn, alors quen Algrie une unit idologique substantielle sest ralise dans le creuset dune action militante encadre par une organisation unique.

    La fondation de lA.U.M.A. en 1931 traduisait la conscience de llite rformiste de la ncessit dune action ducative, doctrinale et culturelle organise, seule susceptible de sauvegarder et de reconstruire les

    fondements de la personnalit gravement menacs par la politique

    coloniale dassimilation, mais elle dcoulait aussi du besoin dorganisation autonome des lettrs qui refusaient les pratiques confrriques et navaient pas leur place dans le corps officiel affect au culte musulman. Ben Badis avait exprim ce besoin ds le milieu des

    annes vingt en appelant la constitution dun parti strictement religieux . Devant les rserves mises par ceux qui penchaient pour le

    compromis entre rformisme et soufisme, les Statuts de lA.U.M.A. se sont limits quelques gnralits telles que la lutte contre les pratiques

    contraires au Shar et la raison14, mais ctait l le prix payer pour constituer une association rassemblant les diffrentes parties :

    rformistes, sheikhs de confrries, chefs de zaouias indpendantes,

    fonctionnaires de ladministration religieuse ainsi que laile rformiste de la communaut ibdite. Toutefois ce compromis na pas tard voler en clats : les calculs tactiques de Ibn Badis nont pu triompher des forces centrifuges, notamment les deux extrmes reprsents dun ct par Mouloud Hafizi, diplm dal-Azhar, croyant aux vertus des wali-s, et du ct oppos par les dfenseurs du wahhbisme tels que Taeb Okbi,

    dtermins en finir avec les tenants dune conception quils assimilent lidoltrie. Le choc qui sensuivit sest traduit par la mise lcart des

    14 Al-Khatib, Ahmed, Jamiat al Ulamas al-Muslimin al-Jazariyyin, Alger, E.N.L., 1985, p.265.

  • Ulmas rformistes et religiosit populaire..

    25

    partisans du soufisme et une lutte froce dans les rangs des forces

    religieuses tout le long des annes mille neuf cent trente, mais il ralisa

    aussi les conditions dune unit, certes relative, des rformistes autour dune plateforme qui se dmarquait de lacception hrite du sunnisme et se proposait darticuler le Malikisme au Wahhbisme et la nouvelle Salafiyya. Le document rdig par Ibn Badis sur La prdication de

    lA.U.M.A. et ses sources constituait un vritable manifeste dunitarisme rigoriste et consacrait lhgmonie de la rfrence salafie15.

    III. Ulamas rformistes et religiosit populaire : Le pourquoi

    dun Dsaccord

    1. Tunisie : une approche raliste au secours de lislam populaire

    Laffaire Thalbi et laffaire Mohamed Chaker survenues laube du 20

    e s. ont montr quon ne pouvait sattaquer impunment des

    croyances bien tablies et des forces encore influentes, et leur exemple a

    d dissuader dautres critiques potentiels. Mais pas pour longtemps. En effet, avec le tournant des annes mille neuf cent vingt, le nationalisme

    vient pauler le rformisme dans la lutte contre ladversaire commun. Ds lors, les intellectuels no-salafis, activistes au sein du parti destourien ou

    sympathisants, reviennent la charge. Les tribunes rformistes attaquent

    sans relche les bida s, qualifiant les chefs de confrries dimposteurs et de profiteurs, fustigeant les pratiques htrodoxes pendant les ftes

    religieuses et les rites funraires et stigmatisant les ulamas qui ont

    failli leur devoir de commanderie du bien et de pourchas du

    mal 16.

    Faut-il en conclure que les ulamas, plus qualifis en sciences

    sharaques, avaient abdiqu leur mission ? En tout cas les rformistes

    parmi eux nont pas gard le silence, mais leur position divergeait de celle des publicistes no-salafis sur le fond comme sur la manire.

    Dabord au niveau de lenjeu : lexception dune minorit fort bien reprsente par le sheikh Othman Ben el-Mekki, les ulamas islahistes ne

    partageaient pas la vision de la Salafiyya concernant le monde des saints,

    des confrries et de la religiosit populaire en gnral, considr comme

    un univers de superstitions, dignorance et de paganisme. Ils ne refusaient pas priori le principe de la walaya, vitaient le dbat sur les vrais et les

    15 Registre du congrs de lA.U.M.A. de 1935. cit par A.al-Khatib in Jamiat al-Ulamas , Op.cit, pp.114-115. 16 al-Wazir du 23 janvier 1922, et an-Nadim du 19 octobre 1920.

  • Abdellatif HERMASSI

    26

    faux saints et napprciaient gure la condamnation en bloc des cheikhs soufis. A linstar de Khidhr Ben Hsine, ils optaient pour un bilan quilibr qui reconnat les mrites des zaouias tels que lenseignement du Coran, ldification aux vertus, le secours des ncessiteux tout en se dmarquant des doctrines trangres la sharia et des pratiques douteuses

    de certains lments affilis aux confrries17. Prudents sur les questions

    de la baraka, ils se sont par contre prononcs sur le sujet de lintercession, sopposant toute ide qui ferait des marabouts des intermdiaires auprs de Dieu, ou pis encore, ses associs et ses gaux en puissance18.

    Plus gnralement, les ulamas rformistes tunisiens ont uvr dans leurs fetwas, prnes ou articles expurger nombre de croyances qui leur

    paraissaient contraires la saine doctrine et lorthodoxie en matire de culte, comme lattestent les consultations publies par As-Sada-al Odhma lors de sa brve parution ou al-Majalla az-Zaytouniyya dans

    les annes trente. En revanche ils ont refus de suivre les intellectuels

    no-salafis dans leurs campagnes violentes contre les formes de pit

    populaire.

    A cette prudence il y avait deux raisons. En premier lieu ce que nous

    avons avanc propos du poids de la tradition et qui exige nanmoins

    quelques prcisions. Certes il existe un legs commun aux pays du

    Maghreb rsultant de lvolution du sunnisme malikite vers la coexistence avec le confrrisme, le maraboutisme et le charifisme.

    Pourtant les 18e-19

    e s ont vu les pays du Maghreb voluer diffremment

    sous cet angle. Au Maroc, les prtentions des grandes confrries et des

    Etats-zaouias ont cr chez les sultans alauites et leurs allis, les ulamas,

    des dispositions positives lgard de la doctrine salafie, susceptible daffaiblir leurs adversaires. En Algrie, o les turcs taient proccups seulement par leurs luttes intestines et les recettes des impts, linstitution savante, dj amoindrie par labsence dun centre religieux unificateur, ne pouvait, dans le meilleur des cas, que condamner le dveloppement

    anarchique du pouvoir des marabouts et des confrries. En Tunisie, par

    contre, la tradition de coexistence sest trouve renforce par la capacit du pouvoir central de contrler une socit maraboutique et confrrique

    ayant somme toute peu denvergure. Du coup lobtention dun consensus anti-wahhbite ne posait aucun problme srieux. La seconde raison

    rside dans lappartenance des ulamas rformistes linstitution sharaque qui sest porte garante de cette tradition, tout en exerant dans

    17 Touroq as-Soufiya wa-l-Islah , cit par Mowada, Mohamed, in Hsine, Mohamed al-Khidhr, Hayatouhou wa Atharouhou . Tunis, M.T.E., 1974. 18 al-Majalla az-Zaytouniyya . V. 6, t. 1, octobre 1940, pp. 21-22.

  • Ulmas rformistes et religiosit populaire..

    27

    le champ religieux une domination de plus en plus affirme. Cette

    situation avait pour effet la fois de rduire les risques de conflit

    dautorit avec linstitution confrrique et dengager les ulamas islahistes une attitude modre.

    Nanmoins, linfluence de ce legs sur les ulamas rformistes ne sest pas exerce dans le sens dune justification pure et simple des croyances populaires, mais plutt au niveau de la dmarche suivie pour les corriger :

    une dmarche progressive et raliste , comptant sur la bonne parole et

    leffet dune action long terme sur les mentalits. Stratgie formule explicitement par le sheikh M.Chadli Ben al-Cadi qui, en se dmarquant

    de la salafiyya tunisienne, et probablement aussi algrienne, dont les

    mthodes ont donn des rsultats contraires ceux excompts , posa

    clairement la question de la pdagogie rformiste. Face des croyances

    fortement enracines et des gens qui assimilent la lutte contre les bida

    s lapostasie , soutient-il, deux impratifs simposent : appeler lislah avec sagesse et sarmer de patience 19.

    Il importe dajouter que ce souci de prendre en compte les pesanteurs sociologiques ntait pas sans avoir des consquences au niveau doctrinal. Cela ressort des divergences exprimes par les ulamas

    rformistes tunisiens avec M. Abduh au sujet de la foi du mukallid conformiste. Daccord avec le Matre pour privilgier une conviction fonde sur la rflexion et la mditation personnelle du Coran sur la

    croyance reue en hritage, ils scartent toutefois dun rationalisme qui lui fait dire que le musulman ne mrite le qualificatif de croyant que dans

    la mesure o son acte est fond en raison20

    . M. Abduh, insistant sur la

    responsabilit de lindividu dans la lacquisition de la foi, est all jusquau bout de son raisonnement, mais ses conclusions ne pouvaient recevoir laval dune lite partage entre ses penchants rformistes et sa position sociale, cest--dire son appartenance une institution gestionnaire du sacr et devant tenir compte du vcu des gens.

    2. Algrie : la lutte pour la domination dans le champ religieux

    Le conflit qui a oppos les islahistes algriens aux forces confrriques et aux ulamas officiels ne peut tre rduit ses dimensions doctrinales,

    souvent invoques ou exagres dans le cadre de stratgies de domination

    ou de lutte pour le leadership. En fait, il exprime une profonde scission du

    champ religieux, effet cumulatif des contradictions de lpoque

    19 al-Majalla az-Zaytouniyya , V.1, T.1, septembre 1936, pp. 28-29. 20 Rachid, Rida, Tafsir al-Manar . Imprimerie al-Manar, 1325 de lHgire, p. 102.

  • Abdellatif HERMASSI

    28

    prcoloniale et de la situation exceptionnelle vcue par lislam algrien sous la colonisation.

    Selon notre hypothse, limpact du rformisme salafi sur les ulamas forms lextrieur du pays a t facilit par leur position marginale par rapport linstitution officielle et limpossibilit o ils se trouvaient de rejoindre cette administration rduite sa plus simple expression. Ces

    lettrs navaient donc rien perdre et tout gagner de la constitution de lA.U.M.A., puisquelle offrait en mme temps un cadre de lutte contre linfluence confrrique et un instrument de dlgitimation dun corps transform en auxillaire de ladministration coloniale. Pourtant loffensive rformiste prit pour principale cible le systme confrrique. Ce choix dcoulait dune donne objective et dune apprciation subjective : dune part le fait de lhgmonie exerce par le rseau confrrique sur la vie religieuse, dautre part, le bilan tabli par les islahistes au sujet de cette hgmonie , considre comme la source de

    tous les maux et toutes les catastrophes qui ont atteint la

    communaut algrienne21.

    En fait ldifice confrrique tait en train de se lzarder suite une srie de mutations lies lexode rural, limmigration et linfluence de lcole franaise et de la culture europenne ; mutations qui se sont traduites par la diffusion de lesprit positif dans les milieux franciss, laffirmation dune morale individualiste peu encline accepter la tutelle spirituelle exerce par les moqaddems de confrries, ainsi que par le

    rtrcissement de la base sociale de ces dernires et laffaiblissement de leur capacit assurer leurs fonctions habituelles en matire

    denseignement et dassistance aux pauvres22. Autrement dit, au moment o la plupart des confrries passaient la collaboration, leur base

    matrielle et leur pouvoir spirituel et social dclinaient. Ce contexte a

    certainement servi le mouvement rformiste et renforc sa doctrine

    salafie par un contenu nationaliste et une critique des incidences sociales

    de la domination confrrique ; mais il nest pas tranger au paradoxe dun discours alliant la dfense de lislam algrien contre les menes coloniales et la critique radicale de cet islam contamin par les

    manifestations didoltrie. Cest que lA.U.M.A. combattait sur deux fronts : celui du rformisme et celui du nationalisme culturel. Oblige

    dadmettre que lislam hrit est un lment de sauvegarde de la

    21 Al-Imam, Athr, Al-Ibrahimi, Mohamed Bchir, Beyrout, Dar al-Gharb al-Islami, 1997,

    T.1, pp. 119- 121. 22 Merad, Ali, Le rformisme musulman, Op.cit., pp.62-75.

  • Ulmas rformistes et religiosit populaire..

    29

    personnalit algrienne, elle ne le considrait pas moins comme un

    facteur de stagnation et un handicap la nahda23.

    Ainsi les rformistes algriens ont agi comme sils navaient aucun intrt composer durablement avec les confrries et les ordres

    maraboutiques, ni mme user dune dmarche progressive et modre pour soustraire la socit leur influence. Seule la doctrine no-hanbalite

    pouvait fournir larme idologique en mesure de miner la domination du groupe quils rendaient responsable de la dcadence du pays et de sa colonisation , et ce, en le prsentant sous laspect dune congrgation hrtique.

    3. Ben Achour et Ben Badis : la contreverse entre deux autorits

    lgitimes

    La polarisation de la scne religieuse algrienne conscutive la prise

    du contrle exclusif de lA.U.M.A. par les rformistes et la constitution par leurs adversaires dune organisation rivale, la Jamiat Ulama as-Sunna, seffectua sur la base de deux positions contradictoires propos des bida -s innovations. Les salafis qualifiaient par ce terme tout acte cultuel qui ne procde pas de la Sunna authentifie, mais par cela mme, ils prtaient

    le flanc aux critiques des soufis et des fouqahas malikites. Pour ces

    derniers il tait facile de dmontrer que les rformistes sattaquaient des croyances ayant leurs sources dans le Livre et la Sunna, comme cest le cas pour la thrapeutique par le Coran, les vertus du dhikr-litanies, et

    lintercession. Du coup les salafis se voyaient accuser leur tour dtre de dangereux innovateurs et qualifis de no-wahhbites, une manire de

    signifier leur intolrance et leur incapacit parler au nom de lislam et des musulmans.

    Dailleurs ce conflit dautorit na pas manqu de dborder le cadre algrien pour atteindre le corps des ulamas tunisiens en la personne du

    Sheikh al-Islam Tahar Ben Achour. Nous avons mentionn le rle

    essentiel de la Zaytouna et du milieu tunisien dans la formation des

    cadres de lA.U.M.A. Ce rle explique lintrt soutenu des dirigeants de cette association pour ce qui se passait en Tunisie et la Grande-

    Mosque et leur mcontentement devant la lenteur des rformes chez

    le voisin. Ben Badis avait critiqu en particulier le silence de ses

    confrres zaytouniens sur les innovations blmables des adeptes des

    confrries, faisant observer que les plaintes exprimes dans les journaux

    propos de leur conduite et les demandes de fetwa sur ce sujet nont pas eu

    23 Al-Imam, Athr, Ben Badis, Abdelahamid, Alger, Ministre des Affaires Religieuses,

    1985, T.4, pp. 65-66, 123-125.

  • Abdellatif HERMASSI

    30

    de suite, les ulamas, les sheikhs de la fetwa et en particulier les deux

    Sheikh-al-Islam restant impassibles, comme si la question ne les

    concernait point 24. Du ct tunisien, il semble que les ulamas

    rformistes avaient aussi des rserves sur la dmarche de leurs

    homologues de louest. Cest dans ce contexte quclata la querelle au sujet des bidas.

    La cause immdiate du conflit tait une fetwa publie par Tahar Ben

    Achour en avril 1936 en rponse une question provenant de lAlgrie sur le statut sharaque de la rcitation du Coran sur les morts ainsi que des

    actes visant empcher les proches du mort daccompagner les crmonies funbres par le mme rituel. Il faut prciser ce sujet que la

    rcitation du Coran et de la Borda dans les cortges funbres tait une

    pratique rpandue en Algrie, et que des incidents ont eu lieu entre les

    rformistes qui tentaient de lempcher et les tenants de la tradition. En rpondant, Ben Achour savait srement que sa fetwa revtira la plus

    haute importance pour les deux parties en conflit.

    Il serait fastidieux dentrer dans le dtail de largumentaire accompagnant la consultation produite par Ben Achour et de la rponse

    rdige par Ben Badis. Nous nous en tiendrons donc lessentiel. Ben Achour commence par admettre que la Sunna en ce qui concerne

    laccompagnement du mort et son enterrement est le silence et la mdiation, la rcitation du Coran tant inconnue du temps du Prophte. Il

    expose ensuite lopinion de Malik sur le caractre blmable (karaha, makrouh) de cette pratique et le Dsaccord exprim par des malikites

    clbres linstar dibn al-Hajib et Ibn Arafa avec leur Imam : en effet ils ont accord la dite rcitation le statut de Moustahab-Louable, si

    lintention est den faire bnficier le mort. Or cette position est partage totalement par Ibn Hanifa et partiellement par Chafi et Ibn Hanbal. Ben

    Achour estime donc quaucune autorit na assimil la rcitation du Coran ou du dhikr lors des enterrements un acte condamnable, donc

    justifiant linterdiction par la parole ou les actes, et que son statut limite est dtre un makrouh, or celui-ci, la diffrence du haram-interdit, ne peut faire lobjet dune censure. En conclusion il considre que les parents du mort ont le choix entre suivre la Sunna ou suivre le Louable,

    quaucune partie na le droit de simmiscer dans cette affaire dordre priv, et quil appartient aux gouvernants dempcher quiconque

    24 Al-Imam, Athr, Badis, A.b., Op.cit, T.3, p.92, 268.

  • Ulmas rformistes et religiosit populaire..

    31

    prtendant changer le mal sans possder la qualification religieuse requise

    pour le faire25.

    La rponse dIbn Badis se fit dure et pleine de sarcasmes. Dans une srie darticles portant le titre : Sheikh-al-Islam de Tunis soppose la Sunna, encourage la bida et monte les autorits contre les musulmans , il

    dfend son ide matresse : Si sabstenir de la rcitation (du Coran) relve de la Sunna, sa pratique ne peut tre que de lordre de la bida . Vouloir faire plus que le Prophte revient lgifrer aprs lui et prtendre

    lui tre suprieur. Ben Badis refuse linterprtation faite par Ben Achour de lusage du terme karaha chez Malik. Pour lui, lImam entendait bien signifier le blmable-interdit (karahat tahrim) et non le makrouh

    selon lusage des fouqahas. Dans ce cas linnovation est signe de dperdition (dhalla) et mrite dtre change conformment lchelle stipule par la sharia. Autrement dit, si un musulman est en mesure duser de moyens physiques pour la combattre, il na pas le droit den rester au degr infrieur, celui du blme oral. Prtendre le contraire revient

    encourager la corruption (fasad)26

    .

    Au-del de laspect canonique de cette confrontation, cest sa dimension sociologique qui nous intresse en premier lieu. Sur ce plan, la

    position occupe par les deux protagonistes dans le champ religieux revt

    une importance capitale. Ben Achour, avons-nous remarqu, tait la tte

    dun corps officiel grant le sacr tel quil est vcu par la majorit de la population tout en veillant ce quil ne scarte pas trop de lorthodoxie. Son rformisme et celui de ses pairs une pouvait aller jusqu laffrontement avec sa base sociale. En revanche Ben Badis a cre avec ses collgues un corps parallle linstitution officielle, une organisation qui a difi sa lgitimit en difiant les masses musulmanes sur la

    religion dbarrasse de tous les ajouts et en cherchant rompre les liens

    qui les attachaient au systme confrrique. Diffrence de taille qui est

    lorigine dattitudes opposes. En effet dans cette affaire, Ben Achour refuse de voir dans la fidlit la Sunna du Prophte un critre de

    sparation entre lislam et la dperdition : les bidas ne se ressemblent pas et la bida dans le cas despce ne relve pas de lInterdit. Le faqih est donc appel une attitude souple et tolrante, cest--dire laisser une marge de libert aux gens et chercher une issue sharaque leurs us et

    coutumes. Ben Badis, au contraire, peroit dans la rcitation du Coran sur

    les morts un lment dun systme religieux auquel la raison salafite

    25 Souissi, Mohamed- Ben Youns, Al-Fatwa at-Tounissiyya fi-l-Qarn ar-Rabi Ashar

    Higri, Thse de Doctorat dEtat. Tunis. Facult de Thologie, 1986, Voir texte de la fatwa: p.501-502 et argumentaire. pp. 511-528. 26

    Athr al-Imam A .b.Badis , Op.cit, T3, pp. 273-302.

  • Abdellatif HERMASSI

    32

    dnie toute lgitimit, surtout quil est la base de linstrumentalisation de la religion des fins utilitaires. Cette conviction le pousse vers une

    attitude intransigeante : le rle du faqih nest pas dadapter les normes sharaques aux croyances et aux habitudes des gens, mais plutt dappeler leur stricte observance, et, le cas chant, les imposer par la contrainte.

    La bataille pour un islam purifi et la conqute de la domination

    religieuse lgitime ne faisaient quun.