A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

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Érigée par un bref du pape Clément VII le 7 avril 1604, la congrégation bénédictine de Saint-Vanne et Saint -Hydulphe, du nom des saints tuté­laires des abbayes de Verdun et de Moyenmoutier, d'où était partie la réforme, compta au moment de sa plus grande extension ( 1672- 1684) 54 monastères regroupant plus de 600 religieux répartis dans les trois provinces monastiques de Lorraine, de Champagne et de Franche­Comté. Cette assise géographique explique donc que l'on puisse parler

dès l'origine, puis durant les trois quarts du XVIIe siècle, d'une congré­gation internationale, avec la Lorraine, État ducal indépendant bien que longuement occupé par la monarchie française, la Champagne régnicole et la Franche-Comté espagnole. C'est une fondation tridentine dans sa genèse, son organisation et son esprit, qui s'inscrit plus largement dans le contexte général de la Réfor­me catholique, qui s'est manifestée en particulier par un renouveau généralisé de l'Eglise régulière. Parmi les congrégations monastiques apparues en France à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, la congrégation de Saint-Vanne est la première promise à un avenir stable et durable. En effet, la congrégation des Exempts, dite « gallicane », née en 1 580, n'eut qu'une brève existence et la congrégation de Bretagne, créée en 1604, fut absorbée par Saint-Maur en 1628. Saint-Vanne ne s'éteignit qu'avec les décrets révolutionnaires de février 1 790. Elle fut en outre le berceau de toute la réforme bénédictine qui se développa en France à l'aube du Grand siècle.

1 - L E CAD R E G É N É RAL.

A. POU RQUO I LA R ÉFORME DES ORDRES R E L I G I EUX ?

(1) - Bibl. Vaticane, fonds latin, 7923,

f" 459 . Relation de la visite de dom Lucalberti

dans les monastères de Lorraine, 1605-1606.

Dans leur vingt-cinquième et dernière session, le 3 décembre 1 563, les Pères du concile de Trente légiférè­rent sur la réforme des ordres religieux. Ils entendaient par là apporter une réponse aux problèmes con­temporains, et en premier lieu à ceux posés par Luther puis par Calvin. Ils prirent alors deux grandes séries de mesures, les unes d'ordre disciplinaire et les autres structurelles. Les premières ne faisaient que reprendre un programme déjà défini par les réformateurs du siècle précé­dent. En effet, le renouveau bénédictin post-tridentin plonge ses racines dans le mouvement de réforme engagé dès le XV' siècle, au temps de la Préréforme. On commença par réaffirmer le respect de la règle. Cette évidence n'était pas superflue quand on sait qu'à l'abbaye de Saint-Mihiel par exemple, en 1606, plusieurs moines peu enclins à la réforme se défendaient en faisant valoir « qu'ils n'avaient jamais fait profession ni tacite, ni expresse et qu'ils avaient été placés là dès leur enfance » (1) .

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(2) - Sur le concile de Trente et ses décrets,

on pourra consulter L. Cristiani, L'EGLISE

À L'ÉPOQUE DU CONCILE DE TRENTE, Paris, 1948

(HISTOIRE DE L 'EGLISE, Fliche et Martin, t. XVII) et

L. Willaert, APRÈS LE CONCILE DE TRENTE.

LA RESTAURATION CATHOLIQUE (1563-1648),

Paris, 1960 (IBIDEM, t . XVI I I) , p. 96.

(3) - IBIDEM, p. 107·

(4) - Réformateu r de la congrégation

bénédictine de Sainte-Justine de Padoue

(5) - Réformateur des ermites de Camaldoli

(6) - Sur les débuts de la congrégation de

Saint-Vanne, voir G. Michaux, « Une fondation

tridentine : la congrégation de Saint-Vanne ",

dans REVUE D 'HISTOIRE DE L 'EGLISE DE FRANCE,

t. LXXV, nO 194, p. 137-148, et du même,

« Dom Didier de La Cour et la réforme

des bénédictins de Saint-Vanne " , dans LES

PRÉMONTRÉS ET LA LORRAINE (XII'-XVlI/' SIÈCLES),

éd. D. -M. Dauzet et M. Plouvier, Paris,

Beauchesne, 1998, p. 125-144.

Les Pères conciliaires insistèrent également sur le respect des offices sous la direction du supérieur et le rétablissement du jeûne conventuel, là où il avait été abandonné. Ils condamnèrent sans détour le pécule et rappelèrent l'obligation de la clôture. Leur attention se porta tout spé­cialement sur la place et le rôle des supérieurs dans la communauté. Mais la nouveauté principale réside toutefois dans leur insistance à vouloir restaurer les études. Ils disposèrent que chaque monastère devait posséder un cours de théologie, enseigner le catéchisme de Pierre Canisius et dispenser une instruction à tous les religieux les dimanches et jours de fêtes (2) .

Au plan institutionnel, le concile de Trente entendait accentuer la cen­tralisation des ordres monastiques et il stipula que les familles exemptes devraient se réunir en congrégations « dans l'année qui suivra la clôture du concile et ensuite, tous les trois ans » (3) . Bien que le décret ne pres­crive qu'une réunion triennale, il aboutit en fait à faire des abbayes et prieurés des groupements permanents et organisés. Ces mesures furent appuyées avec une vigueur tenace par le Saint­Siège. L'attention particulière accordée à l'Église régulière par la papau­té tenait à plusieurs raisons. La Réformation avait fortement ébranlé les réseaux monastiques, provoquant leur étiolement, voire leur dispari­tion complète comme en Angleterre ou dans certaines régions de l'Empire. Rome prenait acte que le luthéranisme avait bénéficié d'un accueil largement favorable dans les couvents. Il lui importait donc de parer au retour d'une crise semblable et l'application des mesures tridentines devait y contribuer.

Les monastères constituaient en outre l'Église savante. Ils devaient donc aux yeux de Rome fournir les trou­

pes idéales pour lutter contre les protestants sur le terrain de l'exégèse et de la controverse. Enfin, par leur exemption, la plupart des Ordres relevaient directement du Saint-Siège. Les papes disposaient ainsi de bataillons de choix pour leur politique de reconquête catholique.

B. LA LOR RAI N E , TERRE DE R É FORMES MONAST IQU ES.

Dans cette stratégie de reconquête, l a Lorraine occupa à l'extrême fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle une place privilégiée_ Au contact de pays gagnés au protestantisme, en région de « frontière de catholicité » (Pierre Chaunu) , implantée au centre de « la dorsale catholique » (René Taveneaux) , cette longue bande de terres prenant l'Europe en écharpe du sud-est au nord-ouest, de l'Italie aux Pays-Bas, en passant par la Provence, la Savoie et la Franche-Comté, la Lorraine fut alors un des bastions essentiels de la Réforme catholique. L'esprit tridentin s'y répandit très tôt grâce à l'action personnelle des évêques qui se chargèrent de la diffu­ser, Nicolas Psaume à Verdun, le cardinal Charles II de Lorraine à Metz et Jean des Porcelets de Maillane à TouL La famille ducale de Lorraine apporta en permanence son soutien le plus actif. La création en 1 572, à l'initiative du cardinal de Lorraine et de Nicolas Psaume, de l'université de Pont-à-Mousson, aussitôt

confiée aux jésuites, lui fournit l'armature intellectuelle indispensable à toute réforme et qui lui faisait cruellement défaut jusqu'alors. On avait d'ailleurs pu constater au temps de la Préréforme que la plupart des mouvements qui avaient connu quelque succès étaient nés à l'ombre d'une université. Celle de Padoue était fréquentée par Louis Barbo (4) et Paul Giustiniani (5) , celle de Vienne eut comme recteur le conseiller du duc Albert V d'Autriche, un ami de Nicolas de Matzen, réformateur de Melle La congrégation de Burs­feld entretenait un collège pour la formation des novices aux universités de Trèves et de Cologne_ Il en allait de même pour l'université d'Alcala en faveur de la congrégation Saint-Benoît de Valladolid.

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Les religieux jouèrent un rôle de tout premier plan dans la Réforme catholique. Des ordres anciens se réformèrent et des ordres nouveaux s'implantèrent. Dès lors, la Lorraine devint terre de réformes monasti­ques, donnant naissance à des congrégations qui se distinguèrent par

leur durée dans le temps, leur assise territoriale et la qualité de leurs membres. En 1604, dom Didier de La Cour réforma les bénédictins de Saint-Vanne. En 16 12 , le prémontré Servais de Lairuels créa la congré­gation de l'Antique Rigueur, approuvée en 162 1 par le pape Grégoire XV, et en 1628, fut érigée canoniquement par Rome la congrégation des chanoines réguliers de Notre-Sauveur instituée par Pierre Fourier. Ce dernier avait fondé auparavant, en 1 597, avec l'aide d'Alix Le Clerc, la congrégation de Notre-Dame, ordre féminin destiné à l'éducation gratuite des filles. Dans la mise en place des réseaux monastiques post-tridentins, le début du XVII< siècle apparaît bien comme le temps des réformes lorraines.

2 - D O M D I D I E R D E LA CO U R ET LA N A I SSAN CE D E LA CO N G R ÉGAT I O N D E SAI N T-VAN N E.

(7) - Sur dom Didier de La Cour, on consultera

les biographies de dom Hubert Rollet, « La vie

du R .P.D. Didier de La Cour », dans Yepez,

CHRONIQUES GtNtRALES DE L'ORDRE DE SAINT

BENOÎT, traduction française de dom Martin

Rethelois, Toul, 1647-1684, t IV, p. 172-197, et

HISTOIRE DU vtNtRABLE DOM DIDIER DE LA COUR,

par un religieux bénédictin de la congrégation

de Saint-Maur [dom Charles-Michel Haudiquer],

Paris, 1772. On se reportera également à l'étude

de dom E. Didier-Laurent, « Dom Didier de La

Cour de La Vallée et la réforme des bénédictins

de Lorraine (1550-1623) » , dans MtMOIRES DE LA

SOCltTt D 'ARCHtOLOGIE LORRAINE, t L I l i , 4e série,

Nancy, 1903, p.265-502. Ce travail reste

toutefois très hagiographique. Voir aussi F. Moyne, LES DtBUTS DE LA CONGRtGATION DE

SAINT-VANNE ET SAINT-HYDULPHE (1595-1622),

DES, un iversité de Nancy, 1963, p. 47 et su iv.

La réforme vanniste bénéficia de l'action conjuguée de personnalités déterminées. Sa mise en oeuvre asso­cia durant trois décennies des religieux réformateurs, les prélats lorrains, les jésuites et le Saint-Siège (6) .

A. DOM D I D I ER D E LA COUR : FORMAT ION ET I N FLU EN CES S P I R ITU ELLES .

Mais elle naquit d'abord de l a volonté tenace d'un moine de l'abbaye verdunoise de Saint-Vanne, dom Didier de La Cour (7) . Celui-ci enten­dait réagir contre les abus qui s'étaient insinués dans les cloîtres et voulait rétablir dans sa rigueur originelle la règle de saint Benoît. Né en décembre1 550 à Montzéville dans le diocèse de Verdun (doyenné de Forges-sur-Meuse), il était issu d'une très ancienne famille de la no­blesse lorraine, qui avait beaucoup perdu de son lustre, au point de cultiver elle-même ses terres comme de simples laboureurs. L'éducation profondément chrétienne dont il bénéficia développa chez lui une grande piété. A la mort de son père en 1 567, il fut placé à Verdun, dans sa famille maternelle. L'influence qu'exerça alors sur le jeune homme le milieu dévot local devait décider de sa vocation. Grâce à l'appui de l'évêque du lieu, le prémontré Nicolas Psaume ( 1 5 1 8- 1575), il entra en 1 568 à l'abbaye Saint-Vanne de Verdun (8) .

Le jeune moine fut immédiatement en butte aux sarcasmes et à l'hostilité de la plupart de ses confrères, qui avaient quelque peine à admettre parmi eux un moine soucieux de mener une vie régulière. Didier de La Cour sut résister aux assauts et fit preuve d'une grande opiniâtreté, traduisant une force de caractère peu commune et une patiente ténacité. De lui-même, il se mit aux études, mais la décaden­ce des études monastiques rendit très vite nécessaire le recours à un maître extérieur. Le prélat le confia alors à son oncle, Christophe de La Vallée, futur évêque de Toul ( 1 587- 1607) et précepteur du prince Erric de Lorraine. Après un assez long noviciat, il fit enfin profession le 2 1 mars 1 575.

NO 2/3 - J U I N 2005 . UNE GRAN D E R ÉFORME MONAST IQUE DU XVI I E S I È C L E

(8) - S u r Nicolas Psaume, voir Bernard Ardura,

NICOLAS PSAUME, tvfQUE ET COMTE DE VERDUN.

L'lDtAL PASTORAL DU CONCILE DE TRENTE INCARNt

PAR UN PRtMONTRt, Paris, 1990.

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(9) - Sur Pierre Fourier, se reporter

à la substantielle introduction de René

Taveneaux dans H. Derréal, SAINT PIERRE

FOURIER. CORRESPONDANCE (1598-1640),

t. l , Nancy, 1986, p. IX - XXXVI I I .

Pour Servais de Lairuels, voir. B. Ardura,

« La congrégation de l'Antique Rigueur de

l'ordre de Prémontré. l'établissement d'un

réseau de réforme aux XVIe - XVII" siècles " ,

dans NAISSANCE ET FONCTIONNEMENT DES RtSEAUX

MONASTIQUES ET CANONIAUX, Actes du colloque

de 1985, Saint-Etienne, CERCOR, 1991,

p.687-704, et du même PRtMONTRtS.

HISTOIRE ET SPIRITUAL/Tt,

Saint-Etienne, CERCOR, 1995, 622 p.

(10) - Chapelle Saint-Christophe. Rarécourt

appartenait au doyenné de Clermont.

(11) - Règle de Saint-Benoît, chapitre le"

« Des diverses espèces de moines » .

(12) - Sur le renouveau de l'érémitisme,

voir René Taveneaux, LE CATHOL/CISME

DANS LA FRANCE CLASSIQUE, Paris, SEDES, 1980,

t. l , p. 84 -91, et LE JANStNISME EN LORRAINE,

Paris, 1960, p. 83-86.

Tout aussi déterminante pour dom Didier de La Cour apparaît la fréquentation de l'université de Pont-à-Mousson ( 1 577- 1 584), où il fit ses humanités, suivit les cours de philosophie et de théologie et prit le grade de maître ès arts. En 1 58 1 , il fut ordonné prêtre. Durant ces années à Pont-à-Mousson, dom Didier de La Cour découvrit la spiri­tualité ignacienne et se lia d'amitié avec deux étudiants appelés à un grand avenir ecclésiastique : Pierre Fourier ( 1 565- 1640) et Servais de Lairuels ( 1 560- 163 1 ) (9) . Demeurant un temps sous le même toit ( 1 58 1 - 1 584), dans la maison d'un bourgeois mussipontain nommé Munier, dans la grand-rue Saint-Martin (aujourd'hui 2 1 , rue du Camp), les trois futurs réformateurs s'adonnaient ensemble aux exerci­ces spirituels enseignés par leurs maîtres jésuites.

Ayant retiré des années d'études passées à Pont-à-Mousson un penchant accru pour la régularité et un sentiment d'intériorisation croissante, dom Didier de La Cour s'accommoda fort mal des abus qu'il observa après son retour dans son abbaye de Saint-Vanne. Il fit un nou­veau séjour à l'université pour compléter ses études de théologie, se perfectionner dans les langues anciennes (hébreu et grec) et s'initier à la prédication ( 1 585- 1 586). A son retour, il fut nommé maître des novices et tenta d'insuffler aux jeunes postulants un esprit de stricte observance. Cette orientation déplut aux religieux qui l'entouraient. Ils réussirent à l'éloigner en l'envoyant négocier avec le Saint-Siège le retour à la règle de leur abbaye, en commende au profit de l'évêque de Verdun depuis 1 572.

Durant cette mission à Rome (novembre 1 587-printemps 1 589) , dom Didier de La Cour séjourna chez les minimes de la Trinité-des-Monts où il reçut le meilleur accueil. Ses hôtes l'assurèrent de leur efficace soutien dans ses démarches auprès de la congrégation consistoriale et lui, en contrepartie, enseigna la philosophie aux postulants pendant près d'une année (printemps 1 588 - mars 1 589). L'influence exercée sur le religieux lorrain par cet ordre réformé fut réelle. La vie édifiante des minimes de la Trinité-des-Monts contrastait avec celle des bénédictins verdunois et on peut sérieusement se demander dans quelle mesure il ne songea pas dès cet instant à rester dans cet ordre. N'était-ce pas là le cadre propice à l'épanouissement de sa vocation ?

A son retour, il fut mal accueilli par ses confrères et il encourut les reproches du nouvel évêque de Verdun, Nicolas Boucher, nommé le 30 mars 1 588 et qui ne pouvait qu'être mécontent de la démarche romaine de dom Didier de La Cour, puisqu'elle avait pour but de lui enlever la commende de Saint-Vanne. Rejeté par ses confrères et méprisé par l'évêque-abbé, dom Didier de La Cour chercha assurément une autre voie pour vivre pleinement sa vocation religieuse. Il décida alors (août 1 589) de se retirer à Rarécourt, dans une cha­pelle de campagne appartenant à l'abbaye de Saint-Vanne, pour y mener une vie d'ermite (10) . L'érémitisme que la règle de saint Benoît permettait aux moines « déjà exercés dans les combats de la vie cénobiti­que » (11) (mais était-ce vraiment son cas n, commençait à connaître un regain de ferveur en Lorraine (12) .

Il vécut là, dans la solitude, jusqu'à ce que, en avril 1 590, deux jésuites viennent le tirer de son isolement.

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Il obtint alors de son évêque ( l 8 avril 1 590) l'autorisation d'entrer chez les minimes de Verdun. Ce choix s'explique sans nul doute par le souvenir qu'il gardait de son séjour romain et de l'expérience positive qu'il avait vécue à la Trinité-des-Monts. A quarante ans, il se fit novice. Mais après quelques mois d'une vie d'obéissance, qui faisait l'admira­tion de ses nouveaux confrères, ayant mûri sa décision, il rentra dans son abbaye (décembre 1 590) . Des scrupules de conscience l'avaient-ils envahi au moment d'entrer dans un ordre autre que celui pour lequel il s'était engagé en 1 575 ? Craignait-il que ce changement d'habit passât pour un reniement de la parole donnée ? Ou bien l'a-t-on pressé de revenir chez les bénédictins ? Il est difficile de se prononcer en l'absence de documents précis. Ce qui est sûr c'est que le temps des hésitations s'achève et que c'est un homme conforté dans son engagement religieux, nourri à la fois de la spiritualité des jésuites et de celle des franciscains, soit les deux courants qui marquèrent en profondeur la Réforme catholique lorraine, qui allait s'employer à réformer son abbaye de l'intérieur.

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B. LES SOUT I E N S D E DOM D I D I E R D E LA COUR.

Dom Didier de la Cour bénéficia dans son entreprise de concours efficaces. Il reçut tout d'abord l'appui de deux prélats réformateurs de la famille ducale de Lorraine. Le premier est le cardinal Charles II de Lorraine ( 1 567- 1607), second fils du duc Charles III, devenu en 1578 évêque de Metz. Promu par un bref de Grégoire XIV, le 1 2 mai 1 59 1 , légat a latere dans les Trois-Evêchés et les duchés de Lorraine pour la réforme des monastères, il remplit scrupuleusement la mission que lui avait confiée le souverain pontife. Il entreprit de restaurer l'ordre bénédictin, en convoquant à Saint-Mihiel, le 7 juin 1 595, abbés réguliers et prieurs conventuels. Il fut aidé par son parent, le prince Erric de Lorraine ( 1 576- 1623) , évêque de Verdun de 1 593 à 16 1 1 . Ce dernier avait été nommé abbé commendataire des abbayes de Saint-Vanne de Verdun et de Saint­Hydulphe de Moyenmoutier. Il avait eu Christophe de La Vallée pour précepteur, le même que Didier de La Cour. Animé d'un esprit tridentin certain, cet évêque plaça une confiance sans faille en dom Didier de La Cour. Il le pria de réfléchir aux réformes à envisager pour les monastères, que lui-même visita dès 1 598. La réforme vanniste doit beaucoup aussi à l'aide efficace des jésuites. On a déjà souligné la place essentielle qu'ils occupèrent dans la forma-tion intellectuelle et spirituelle de dom Didier de La Cour. Lorsque les circonstances l'exigèrent, les pères de la Compagnie n'hésitèrent pas à peser directement sur ses décisions. Ainsi en avril 1 590, deux d'entre eux vinrent le chercher dans sa retraite de Rarécourt et, fin 1 598, deux

autres assistèrent au chapitre de Saint-Vanne au cours duquel dom Di-dier de La Cour fut élu prieur de l'abbaye. Ils l'obligèrent à accepter cette charge en dépit de l'hostilité d'une partie de la communauté (13).

Les deux années suivantes, les pères Toronce et de La Tour contribuè-rent au succès de la réforme monastique à Verdun, en dirigeant des retraites destinées aux anciens religieux que l'on voulait réformer et en recrutant de jeunes postulants. Le Saint-Siège enfin soutint avec une vigueur jamais démentie l'œuvre du réformateur lorrain. De sa réussite dépendait en partie le succès de la Réforme catholique dans cette région. La correspondance régulière entretenue par dom Didier de La Cour avec la congrégation des évê­ques et des réguliers (14) atteste des liens étroits qui se nouèrent alors entre Rome et Saint-Vanne, vivifiés par les visites ad limina de dom C. François en 1600 et de dom P. Rozet en 1604- 1605, l'un et l'autre fu­turs présidents de la congrégation (1 5). Forts du soutien pontifical, évê­ques et bénédictins lorrains sollicitèrent et obtinrent sans retard les approbations nécessaires à l'implantation de la réforme à Moyenmou­tier (bref du 19 mai 160 1 ), à l'institution de la congrégation (bulle de Clément VIII du 7 avril 1 604) ou encore à l'extension de celle-ci (bref de Paul V du 27 septembre 1605) . C'est précisément pour faciliter cette extension de la congrégation que Rome nomma, en 1605, un visiteur apostolique, chargé de seconder dom Didier de La Cour dans sa tâche.

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(13) - F. Moyne, OUVR. CITt, p. 52 .

(14) - Archivio Segreto Vaticano, congrégation des évêques et des réguliers, du

commencement à 1620, PASSIM.

(15) - Dom C. François devait assumer douze fois la charge de président de la congréga·

t ion et dom P. Rozet, une fois en 1606.

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Le pape choisit dom Laurent Lucalberti ( 1 55 1 - 162 1 ) , religieux de l'abbaye Sainte-Marie de Florence et doyen de la congrégation de Sain­te-Justine de Padoue {16} . Ce choix n'était pas fortuit car il établissait un lien quasi organique entre la jeune congrégation lorraine et celle du Mont-Cassin. En outre, la désignation de dom Lucalberti devait se révéler particulièrement judicieuse, car, par l'étendue de sa science théologique et ses qualités de diplomate prudent, le religieux florentin contribua sans nul doute au développement et à l'enracinement d'une congrégation dont l'avenir était loin d'être définitivement assuré en 1604.

(16) - M. Armel l in i, BIBLIOTHECA

BENEDICTINO-CASSINENSIS, SIVE SCRIPTORUM

CASSINENSIS CONGREGATIONIS ALIAS S. JUSTINAE

PATAVINAE, Assise, 1731'1735,

2" partie, appendice.

(17) - Dom A. Calmet, HISTOIRE DE LORRAINE,

1745-1757, t. VI I , p. 144.

(18) - Sur le détail de cette assemblée,

voir F. Moyne, OUVR. ClTl, p. 37'42.

(19) - Florence, Archivio di Stato, fonds de

l'abbaye Sainte-Marie, TlTULUS REFORMATIONUM,

t. I l , f" 36o, copie en latin du procès-verbal

de l'assemblée de Saint·Mihiel ; reprise

par dom E. Didier-Laurent, art. cit., p. 3°7'309.

3 - P H YS I O N O M I E G É N É RALE D E LA R É FO R M E VAN N I STE .

A. U N E M ISE EN ŒUVRE LENTE ET D I FF I C I LE .

Face à l'opposition résolue des religieux en place, i l ne fallut pas moins d'une quinzaine d'années pour voir la nouvelle congrégation prendre un réel essor ( 1 595- 16 10) . Marquons en les principales étapes. La première véritable tentative réformatrice émane du cardinal-légat Charles II de Lorraine. En juin 1 595, il entreprit de réunir à l'abbaye de Saint-Mihiel, qu'il tenait en commende, tous les abbés réguliers et prieurs conventuels bénédictins de sa légation. Cette assemblée avait pour but de restaurer la discipline monastique et de créer dans l'espace lorrain une congrégation dans l'esprit du concile de Trente. La démarche du cardi­nal ne fut guère couronnée de succès. Seuls en effet huit abbés et prieurs, soit à peine la moitié des religieux concernés, s'étaient déplacés. L'absence des quatre grandes abbayes messines fut particulièrement remar­quée. Cette faible participation limitait par avance la portée des décisions qui pourraient y être prises. Par ailleurs, les supérieurs présents ne manifestèrent qu'une attention limitée aux changements proposés. De plus, ils n'entendaient pas se fondre dans une congrégation, qui leur ferait perdre une autonomie à laquelle ils se sentaient très attachés. On élut certes un président, un visiteur, un secrétaire et on fixa même à 1 598 la date d'un prochain chapitre général, mais tout ceci relevait d'un conformisme convenu, car aucun abbé ou prieur n'envisageait de céder une parcelle de son pouvoir sur son abbaye à un gouvernement central. Dans les trois années qui suivirent, l'attitude hostile « des anciens religieux qui ne quittaient pas leurs anciennes habitudes » {17} triompha sans peine du zèle émoussé des supérieurs. Le projet de congrégation devait à l'évidence être davantage mûri {18} .

L'assemblée de Saint-Mihiel ne fut toutefois pas inutile et son échec, moins définitif qu'il n'y paraissait en 1 598. Les participants avaient en effet rédigé un règlement d'inspiration nettement tridentine {19} .

Les trente-six articles qui le composent, règlent la vie religieuse, la vie commune et le fonctionnement de la future congrégation. Certains articles mettent l'accent sur la célébration de l'office divin, la nécessité d'avoir dans les plus brefs délais un bréviaire commun (art. 2 ) , l'importance à accorder à l'instruction, qui devra se faire trois fois par semaine en langue vulgaire (art. 7) , la confession, etc . . . D'autres articles visent directement les abus spécifiques aux monastères de l'époque, en particulier le non respect des trois vœux majeurs.

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Les dispositions prises par le Concile de Trente devaient être respectées pour l'âge des novices (art.25) . Ces statuts devaient inspirer dix ans plus tard le visiteur apostolique dom Lucalberti, qui les reprit intégra­lement à son compte (20) .

Pour sa part, le cardinal de Lorraine tira les leçons de son échec. Il préféra renoncer, du moins provisoire­ment, à une réforme d'ensemble des monastères bénédictins et décida de faire porter son effort sur une abbaye particulière, qui ensuite servirait de modèle aux autres maisons. Son choix se porta sur Saint-Vanne de Verdun, dont l'abbé commendataire était l'évêque du lieu, son parent Erric de Lorraine. S'ouvre alors une seconde étape réformatrice, marquée par la volonté de rétablir à Verdun la règle de saint Benoît dans sa rigueur première. Fort de l'appui de dom Didier de la Cour, le prince Erric de Lorraine recourut, le 8 avril 1598, à l'efficace instrument de surveillance et de réforme que constituait la visite canonique. Le désordre matériel et la décadence spirituelle qui régnaient dans le monastère le conduisirent à déposer le prieur qu'il remplaça immédiatement par un tout jeune religieux de vingt ans à peine, dom Philippe François ( 1 579- 1635), brillant élève des jésuites de Pont-à-Mousson. Puis, à l'issue de sa visite, le prélat dressa une charte de réforme fortement inspirée par l'esprit tridentin. La vénération du sacré, propre au catholicisme méditerra-néen, y occupait une place de choix. L'évêque-abbé soulignait aussi la nécessité pour les religieux de s'adonner à la méditation et à l'oraison, insistant pour que « tous les vendredis il y ait une exhortation faite par le supérieur ou par quelqu'un d'autre député par lui » (21) . Pour les autres points, il s'inspira de ce qui avait été mis en avant à Saint-Mihiel en 1 595. Pour être bien sûr que tous les religieux s'imprègnent des nou-velles consignes, il ordonna le renouvellement de leur lecture tous les quinze jours. Seulement, se sentant en proie à une opposition assez vive, le jeune prieur dom Philippe François dut renoncer et se retira en décembre 1 598. L'élection de dom Didier de La Cour en qualité de prieur de Saint-Vanne allait ouvrir de nouvelles perspectives. Poursuivant son œuvre réformatrice, le prince-évêque Erric de Lorrai-ne usa d'une méthode comparable à l'abbaye Saint-Hydulphe de Moyenmoutier, dont il était également abbé commendataire. Muni d'un bref pontifical ( 1 9 mai 160 1 ) lui conférant de larges pouvoirs (22) ,

il se présenta à la porte du monastère vosgien en novembre de cette même année 160 1 (23) . Fort de son expérience verdunoise, il prit aussi-tôt des mesures radicales. Le prieur jugé indigne fut déposé, un reli-gieux fut condamné à trois ans de prison pour conduite indigne et plusieurs autres furent dispersés dans diverses maisons. La charte de réforme qui fut établie calquait celle de Saint-Vanne avec cependant une mention importante.

> 100

(20) - Bibl. Vaticane. fonds latin. nO 7923. F 459 et suiv . • Relation . ... PASSIM.

(21) - Dom Didier-Laurent. ART. CITt. p. 314 -316.

(22) - F. Moyne. OUVR. ClTt. p. 160-162.

(23) - Archivio Segreto Vaticano. IBIDEM. année 1601. Verdun.

(24) - Dom H . Belhomme. HISTORIA MEDIANI MONASTERII . . .. Strasbourg. 1724. p. 321.

(25) - Arch. Dep. Moselle. H 1392. abbaye Saint-Symphorien de Metz.

(26) - Dom Calmet. OUVR. CITt. t. V I I . p. 148.

(27) - Dom Didier-Laurent. ART. CITt. p. 351.

U N E GRANDE R É FORME MONAST IQUE D U XVI I E S I ÈC L E . N O 2/3 - J U I N 2005

Page 10: A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

Il était explicitement stipulé que la réforme se ferait sur le modèle de la congrégation bénédictine de Sainte-Justine de Padoue et que « désor­mais les religieux pourraient se servir du bréviaire de cette congrégation, soit dans le chœur, soit hors du chœur » (24) . Cette troisième étape mar­quait la progression de l'idée de réforme en Lorraine, mais il n'était pas encore question de congrégation, car les résistances demeuraient fortes. L'opposition émanait autant des supérieurs que des simples religieux et tenait à de multiples raisons. La résistance des abbés commendataires s'explique aisément. Ils craignaient d'assister à un mouvement qui, après les avoir dépouillés du gouvernement spirituel du monastère, les prive de leurs bénéfices temporels. Des mobiles politiques purent également jouer. Les quatre grandes abbayes bénédictines de Metz firent savoir en 1595 qu'elles ne pouvaient participer à l'assemblée de Saint-Mihiel, car « défense leur a été faite par le roi » de se rendre en territoire ducal. Elles déclarèrent qu'elles « recevraient ce qui serait pieusement décidé pour la réformation de l'Ordre et le feraient observer très religieusement » (2 5) ,

mais elles s'entendirent aussitôt pour instituer ente elles un règlement qui les soustrayait à la volonté du cardinal-légat, également évêque de Metz. L'interdiction royale les mettait à l'abri d'une réforme dont elles ne voulaient pas et la monarchie française trouvait là prétexte à s'oppo­ser à une initiative ultramontaine. L'introduction de la réforme se heurtait aussi aux nombreux abus qui avaient pénétré les cloîtres lorrains. Le rapport de visite de dom Lucal­berti, en 1606, est sans concession à cet égard. Aucun monastère n'échap­pait à la décadence. Aussi les religieux installés dans leur vie relâchée étaient-ils peu enclins à en changer, n'hésitant pas le cas échéant à user de la violence pour refuser la réforme, comme en 1 598 à Saint-Mihiel, quand des moines armés menacèrent les représentants du cardinal de Lorraine (26) . Par la suite, les moines s'en prirent à ceux des leurs qui avaient accepté les réformes. A Saint-Vanne de Verdun, ils allèrent jus­qu'à les priver de vivres, à multiplier les humiliations à leur égard et à les tourner en dérision. On peut même se demander si l'épidémie qui coûta la vie à sept religieux réformés de Moyenmoutier, en 160 1 , et en contrai­gnit six autres à quitter l'abbaye, n'était pas d'origine criminelle (27) ?

s) M ÉTHODE R ÉFOR MATR ICE ET ORGAN I SATI O N D E LA CONGR ÉGAT ION .

Les réformateurs eurent donc à se préoccuper de tous ces réfractaires que le droit leur interdisait d'exclure et qui ne devaient pas pour autant entraver l'avancée de la réforme. Ils passèrent par une phase d'indéci­sion, hésitant jusqu'en 160 1 sur la conduite à tenir. Erric de Lorraine et les jésuites pensaient qu'il était possible de convertir les opposants à condition de ne pas leur appliquer la règle immédiatement dans toute sa rigueur. Dom Didier de La Cour ne les suivait pas sur cette voie. Il préférait renoncer à réformer les an­ciens religieux, irrécupérables selon lui, et constituer deux communautés parallèles et séparées, sachant que

les années passant, l'ancienne observance s'éteindrait d'elle-même faute de recrutement. En 1 599, les jésui­tes tentèrent d'appliquer leur méthode, qui ne produisit pas les résultats escomptés. Restait la solution du réformateur bénédictin, qui, en 160 1 , reçut l'accord de Rome. Elle impliquait, au début du moins, le dépla­cement autoritaire des religieux les plus récalcitrants. Dès lors, pour garantir un succès durable à la réforme, il fallait résoudre au plus vite la question des structures. Créer une congrégation dotée d'institutions solides allait requérir une décennie supplémentaire ( 160 1 - 1 6 10) .

NO 2/3 - J U I N 2005 . U N E GRAN D E R É F O R M E MONAST IQUE D U XVI I E S I ÈCLE 101 •

Page 11: A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

Quatre problèmes majeurs se posèrent d'emblée aux réformateurs. Le premier concernait la stabilité des

religieux. Par tradition, le moine fait profession pour un monastère et il s'engage à y demeurer. En consé­quence, pouvait-il passer d'une abbaye à une autre ? La question fut posée en 160 1 aux juristes de l'univer­sité de Pont-à-Mousson, qui répondirent par la négative, se conformant en cela à la tradition monastique. Pour contourner cet écueil juridique, qui pouvait sonner le glas de la réforme en l'empêchant de s'étendre, il fut décidé d'unir en une congrégation les deux abbayes réformées de Saint-Vanne de Verdun et de Saint-Hydulphe de Moyenmoutier. Le 30 avril 1603, supérieurs et religieux des deux monastères signèrent un traité d'union, créant une même famille monastique avec un supérieur unique. La question de la stabi­lité religieuse était réglée, mais il ne s'agissait encore que d'une ébauche de congrégation.

(28) - Sur les réseaux monastiques au temps

de la Préréforme, voir Gérard Michaux,

« Les nouveaux réseaux monastiques à

l'époque moderne ». dans NAISSANCE

ET fONCTIONNEMENT DES RtSEAUX MONASTIQUES

ET CANONIAUX, Actes du col loque de 1985 .

Sai nt·Etienne, CERCOR, 1991, p. 603.623.

(29) - Sur la congrégation de Sainte'Justine

de Padoue. voir G.B.F. Trolese. LUDOVICO

BARBO E SAN GIUSTINA. Rome,

un iversité pontificale d u Latran, 1983.

(30) - La congrégation de Sainte·Justine

de Padoue est ainsi appelée depuis 1504.

Le très court délai entre le traité d'union des

deux abbayes lorraines et l'établissement

de la confraternité montre bien q ue la q uestion

avait été négociée avant 1603. Des liens étroits

s'étaient noués dans les années 1599'1600.

(31) - BibLmun. Verdun, ms. 431, HISTOIRE

DE L 'ABBAYE SAINT' VANNE DE VERDUN, P.138'141 :

« . _ _ congregationem perpetuam dictorum

monasteriorum S. Vitoni et S. Hydulphi

ad instar Congregationis Cassinensis seu

S. Justinae de Padua _ _ .erigimus et instituimus ».

Il fallait également songer au mode d'organisation, problème tout aussi délicat. Dans ce domaine, il existait deux grands modèles, mis en place au XV siècle, au temps de la Préréforme. Le premier, de type fédéral ou abbatial, prédominait dans le monde germanique. La congrégation de Bursfeld, établie en 1 446, en est le meilleur exemple. Les abbés élus à vie par leurs communautés demeuraient les maîtres au spirituel comme au temporel, mais ils devaient prêter serment à l'observance de Bursfeld (28) . Le second, de type plus centralisateur, s'incarnait dans la congrégation bénédictine de Sainte-Justine de Padoue, fondée en 14 19 par Louis Barbo et approuvée par l e pape Eugène IV en 1432 (29) . Elle

avait déjà largement servi de référence aux congrégations de la chré­tienté occidentale dès avant le concile de Trente. Plusieurs religieux vannistes avaient pu en apprécier la spiritualité et en étudier le fonc­tionnement lors de séjours en Italie. Une confraternité fut même établie dès le 1 3 mai 1603, entre les deux abbayes lorraines réformées et la con­grégation du Mont-Cassin (30) . Aussi est-ce naturellement de cet exem­ple que s'inspire dom Didier de La Cour, quand il sollicite de Rome la reconnaissance de la congrégation, et la bulle pontificale du 7 avril 1604, créant la congrégation de Saint-Vanne et Saint -Hydulphe, fait explicitement référence à la congrégation cassinienne (31) .

Restaient à la jeune institution deux problèmes urgents à résoudre. L'un concernait la participation des abbés et surtout celle des abbés com­mendataires au gouvernement de la congrégation. Afin de réagir contre la pratique de la commende, les réformateurs entendaient dépouiller les abbés de toute autorité juridictionnelle au profit des prieurs con­ventuels désignés par le chapitre. Un bref du pape Paul V, en date du 23 juillet 1605, leur donna entière satisfaction. L'autre avait trait à la durée des supériorités. Ce sujet devait longtemps poser problème aux vannis­tes. Les premières constitutions, publiées en 16 10 du vivant même de dom Didier de La Cour, retinrent le principe de la quinquennalité pour

les supérieurs des monastères. Ces constitutions sont en quelque sorte une synthèse des textes fondamentaux qui ont jalonné les débuts

de l'histoire de Saint-Vanne : les statuts de Saint-Mihiel de 1 595, les règlements d'Erric de Lorraine à Saint­Vanne ( 1 598) et à Moyenmoutier ( 160 1 ) , les recommandations de dom Lucalberti ( 1606) et les décrets du cardinal Charles II de Lorraine, calqués sur les constitutions du Mont-Cassin ( 1606) . Leur principe majeur réside dans la grande autorité dévolue au chapitre général annuel. Composé du prieur de chaque monastère et d'un conventuel par maison élu par la communauté, cette assemblée détient la réalité du pouvoir, élisant le président de la congrégation et les supérieurs généraux, nommant à toutes les supériorités et répartissant les religieux entre les monastères. Les moines faisaient vœu non pour un monastère particulier, mais pour l'ensemble de la congrégation.

102 U N E GRANDE RÉFORME M O N ASTIQUE DU XVI I E S I ÈC L E . NO 2/3 - J U I N 2005

Page 12: A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

Ce système assura une grande mobilité des moines et parut, au moins en apparence, très démocratique. La fréquence des élections et des cha­pitres généraux intensifiait les débats idéologiques et rendait la congré­gation très réceptive aux différents courants de pensée (32) . Dom Didier de La Cour insista également sur la nécessité du travail intellec­tuel et accorda une attention toute particulière à la formation des jeunes profès, estimant « qu'un bénédictin ignorant est un être indéfi­nissable, une espèce de monstre qui privé de lumière ne peut aller qu'à

tâtons » (33) . Les ordonnances de 1622 relatives aux étudiants et à leurs professeurs portent sa marque. Au total, comment caractériser la réforme de Saint-Vanne ? Trois traits dominants se dégagent. La réforme vanniste est d'abord un retour à l'observance stricte de la règle de saint Benoît. Les textes fondateurs in­sistent avec force sur le respect de la clôture, le retour à la vie commune et la pratique de la pauvreté volontaire. S'agissant du premier aspect, les statuts de Saint-Mihiel de 1 595 rappellent l'interdiction absolue de sortir sans l'autorisation du supérieur et la réglementation sévère res­

treignant les séjours prolongés hors du monastère. Des préoccupations identiques se lisent dans les recommandations de dom Lucalberti en 1606. Le règlement d'Erric de Lorraine à Saint-Vanne de Verdun, en 1598, oblige les moines à rétablir le mur de clôture, impose la destruc­tion des cellules bâties dans les jardins et enjoint aux religieux de regagner leur dortoir. La pratique de la vie communautaire, l'assistance obligatoire à tous les offices liturgiques et la prise des repas en commun au réfectoire figurent dans les statuts de Saint-Mihiel, chez dom Lucal-berti et dans les Déclarations sur les constitutions de 16 10. A la vie commune est associée la pratique de la pauvreté volontaire. La gestion des biens, la circulation de l'argent et la possession par les moines de menus objets sont minutieusement réglementées par dom Lucal-

berti et dans les Déclarations. Il en va de même pour l'habillement dans le règlement donné par Erric de Lorraine pour Moyenmoutier en 1 60 1 , qui préconise l'usage de la toile à la place de la laine et insiste sur l'abs-tinence de la viande (34) .

(32) - En 1741, une réforme instaura

la triennalité des chapitres généraux,

conférant à la congrégation une stabilité

plus grande. Entre les chapitres,

le gouvernement était confié au « régime »,

réunion des supérieurs majeurs qui

comprennent le président, les trois visiteurs,

trois diétaires (un par province) et les

deux procureurs généraux.

(33) - Ch.·M. Haudiquer, OUVR. CITÉ, p. 194·19S .

(34) - Voir l'analyse de dom Thierry Barbeau,

« I ntroduction aux auteurs spirituels van nis·

tes », dans LETTRE AUX AMIS DE SOLESMES,

2004, nO l, p.2S·29.

Toutes les mesures prises témoignent d'une volonté évidente de lutter contre les abus qui s'étaient insinués dans les cloîtres. Ceux-ci firent l'objet de nombreux textes qui décrivent l'état de grand délabrement maté­riel et spirituel des monastères. Les témoignages ont cependant besoin d'être nuancés, car ils émanent le plus souvent des réformateurs eux-mêmes et les jugements qu'ils portent sur l'état des monastères, avant leur arrivée, assombrissent, parfois de façon excessive, la situation. De même serait-il exagéré de prétendre que tous les commendataires se soient désintéressés de la vie spirituelle de leurs abbayes, l'exemple d'Erric de Lorraine tend à prouver le contraire, mais d'autres également. En second lieu, la réforme vanniste s'inscrit dans la tradition de réforme monastique du temps de la Préré­forme. Son organisation institutionnelle, on l'a vu, est calquée sur celle de Sainte-Justine de Padoue. L'accent mis sur la retraite intérieure par les statuts d'Erric de Lorraine à Verdun en 1598, la recommanda­tion faite au moine par dom Lucalberti de méditer chaque jour la passion du Sauveur et de faire son examen de conscience, la place importante accordée aux exercices spirituels de la devotio moderna dans le déroulement de la journée, telle que la décrit dom Didier de La Cour, lui-même influencé par la pensée ignacienne, étaient déjà présents chez Louis Barbo.

NO 2/3 - J U I N 2005 . U N E GRAN D E R É FO R M E MONAST IQUE DU XV I I E S I ÈCLE 103

Page 13: A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

La réforme vanniste est enfin profondément imprégnée de l'esprit défini par les Pères du concile de Trente. La vénération du sacré, la place primordiale à accorder à l'étude et à la vie intellectuelle, le soin particulier à apporter à la formation des novices, les prescriptions touchant aussi bien les observances que la discipline, autant de recom­mandations tridentines présentes dans tous les textes fondateurs de la congrégation de Saint-Vanne. La spécificité de la réforme vanniste réside finalement dans la synthèse qu'elle a su réaliser entre la tradition du monachisme et les inflexions imposées par la modernité, permettant à la congrégation de tenir toute sa place dans la régénération interne du catholicisme au XVIIe siècle, mais aussi une fois le temps de la réforme tridentine passé, de répondre aux défis lancés par le siècle à l'Eglise régulière. Elle devait ainsi démontrer que la règle et la tradition bénédictines n'étaient nullement incompatibles avec l'évolution dictée par la modernité.

4 - EXT E N S I O N ET I N F L U E N C E D E LA N O U V E L L E CO N G R ÉGAT I O N .

Dès la réunion du second chapitre général en 1605, les religieux envisa­gèrent « les moyens d'étendre la nouvelle congrégation » (3 5). Il fut demandé au cardinal-légat d'intervenir pour obtenir une autorisation du Saint-Siège. Le négociateur dépêché à Rome obtint sans difficulté du souverain pontife le bref souhaité, le 27 septembre 1605. Le pape recommandait à Charles II de Lorraine d'étendre la réforme à tous les monastères bénédictins d'hommes de sa légation et d'interdire la réception de nouveaux novices à ceux qui opposeraient une résistance. La visite des monastères commença aussitôt, marquant le début d'un vaste élan réformateur qui agrégea, de 1606 à 1623, dix-huit abbayes et prieurés à la nouvelle congrégation. A la mort de dom Didier de La Cour, la congrégation comptait vingt maisons (36) . Deux adhésions revêtirent une importance particulière, celle de Saint-Vincent de Besançon, en 1 6 1 1 , bientôt suivie par celle de Faverney, en 16 13. Elles ouvraient la voie de la Franche-Comté espagnole à la réforme lorraine. En 16 19, grâce à l'agrégation de Saint-Arnould de Metz, la réforme de Saint-Vanne pénétrait en territoire évêchois, sous protec­tion française depuis 1 552. Ce succès ne doit pas occulter les difficultés rencontrées lors de l'introduction de la réforme dans les diffé­rents monastères. Pour les saisir, prenons un exemple précis. Cette étude résultant d'une communication prononcée dans le cadre des Journées d'études mosellanes tenues à Bouzonville en octobre 2004, nous retiendrons le cas de l'abbaye locale. L'abbaye Sainte-Croix de Bouzonville fut le douzième monastère réformé qui s'agrégea à la congrégation en 16 12, après, entre autres, les abbayes de Longeville-lès-Saint-Avold ( 1 606) et de Saint-Avold ( 1607) . C'est après avoir examiné ces deux maisons (décembre 1605 - début 1606) que le visiteur apostolique dom Laurent Lucalberti arrive à Bouzonville. La relation qu'il a laissée de son passage donne une idée de l'état du monastère (37) :

« L'abbaye Sainte-Croix de Bouzonville, au diocèse de Metz, écrit-il, est sous le patronat du duc de Lorrai­ne ; elle a maintenant pour abbé dom Jean Sellier, moine profès de l'ordre de Saint-Benoît ; elle est en assez bon état en ce qui concerne les bâtiments et en ce qui concerne le service de l'église.

104 U N E GRANDE R ÉFORME MO NASTIQUE DU XVI I E S I ÈCLE . NO 2/3 - J U I N 2005

Page 14: A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

Les moines, au nombre de douze, observent les prescriptions essentiel­les de la Règle ; on doit les laisser dans la même situation, les Pères ré­formés n'ayant pas le nombre suffisant de moines pour remplir actuellement cette abbaye.» Malgré cette description plutôt favorable, en comparaison de celle de l'abbaye voisine de Longeville-lès-Saint-Avold (38) , la réforme fut diffi­cile à mettre en œuvre, principalement à cause des réticences des reli­gieux, peu enclins à changer de vie. Le 26 janvier 16 12 , soit six ans plus tard, l'évêque de Toul, Mgr Jean des Porcelets de Maillane, se rendit en personne à Bouzonville pour signifier aux 8 religieux composant alors la communauté (faut-il rappeler qu'ils étaient 1 2 en 1606 ! ) l'introduc­tion de la réforme vanniste. Il leur signifia la volonté résolue du duc de Lorraine Henri II de réformer l'abbaye, ce qui devait être confirmé par décret quelques jours plus tard, le 3 1 janvier 16 12 . Le duc de Lorraine attachait une grande importance au succès de la réforme, car l'abbaye de Bouzonville demeurait, il est vrai, le lieu de sépulture du fondateur Adalbert, de son épouse Judith et de leur fils, ancêtres de la famille ducale de Lorraine. La plupart des religieux opposèrent une résistance à la transformation et seul l'abbé régulier Jean Sellier se déclara favorable à la réforme. L'évêque de Toul et les supérieurs majeurs usèrent alors de moyens ra­dicaux pour faire triompher l'idée de réforme. Plutôt que d'attendre que le groupe fidèle à l'ancienne observance s'éteigne, ce qui aurait réclamé du temps, ils décidèrent d'expulser les réfractaires qui empê­chaient la progression de la réforme au sein du monastère. L'un d'entre eux fut envoyé à Moyenmoutier, un autre à Saint-Avold, et quatre reçu­rent une pension avant d'être transférés dans d'autres monastères. En 1 6 16, la réforme était effective à Bouzonville, mais son succès avait nécessité le recours aux autorités épiscopales et politiques. Cette même année 16 16, l'abbé Jean Sellier décéda et l'abbaye tomba en commende, au bénéfice du fils naturel du duc Henri II. La vigueur de la jeune congrégation s'affirma aussi par le nombre tou­jours croissant des professions et par le dynamisme de ses religieux. De 1604 à 1623, elle reçut 229 profès, dont 183 pour la période 161 1 - 1623, ce qui portait à 252 le nombre total des religieux vannistes à la mort du fondateur. Ceci est d'autant plus remarquable que l'accès au noviciat était devenu beaucoup plus rigoureux. Les chapitres généraux succes­sifs, redoutant toujours l'introduction dans les couvents de personnes dépourvues de vocation ou de capacités, renforcèrent donc les contrô­les des aptitudes intellectuelles et physiques des jeunes profès (39) . Près de la moitié des religieux venaient du duché de Lorraine (47 %), un tiers de territoires régis par la France, 14 % de Franche-Comté et 6 % de pays circonvoisins et d'Angleterre.

NO 2/3 - J U I N 2005 . U N E GRANDE R ÉF O R M E MONAST IQUE DU XVI I E S I ÈCLE

(35) - Bibl . Saint·Dié, ms. 80·XVI I I , f" 74,

pièces concernant la réforme des bénédictins.

(36) - A la suite de Saint·Vanne de Verdun et

de Saint·Hyd ulphe de Moyenmoutier furent

ainsi réfo rmés, Saint·Mihiel et Longeville·lès­

Saint-Avold (1606) , Saint-Avold (1607),

Sainte-Croix de Nancy (1608) , Saint-Mansuy

de Tou l (1609), Beaulieu-en-Argonne (1610) ,

Saint-Vincent de Besançon , Saint-Airy de

Verdun et Saint-Evre de Toul (1611), Bouzonville

et Saint-Nicolas-de-Port (1612), Faverney (1613),

Senones (1618), Saint-Arnould de Metz (1619),

Saint·Mont de Remiremont et Lay-Saint·

Christophe (1620), Le Breuil à Commercy (1621)

et Moiremont (1622) .

(37) - Sur dom Lucalberti, voir ci-dessus.

Pour la relation de la visite,

cf ci-dessus notes 1 et 20.

(38) - Sur celle-ci, voir G. Michaux,

« Les débuts de la réforme van niste

à l'abbaye de Longeville-lès-Saint-Avold »,

dans LES CAHIERS LORRAINS, 1988,

nO 4, p. 387-396.

(39) - G. Michaux, « Les professions

dans la congrégation de Saint-Vanne

et Saint Hydu lphe aux XVI I' et XVI I I' siècles " ,

dans ANNALES DE L 'EST, 1975, nO 1, p. 63-78.

105 <

Page 15: A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

(40) - Bibl. Verd un, IBIDEM.

(41) - F. Moyne, OUVR. CITÉ, p. 90·96, et dom

Did ier·Laurent, ART. CITÉ, p. 451·471.

(42) - Le chapitre général constitutif

de la congrégation de Saint·Maur, réuni

à l'abbaye des Blancs·Manteaux,

le 2 novembre 1618, était présidé par

dom Claude François, président en exercice

de la congrégation de Saint·Vanne.

(43) - Dom Martène, HISTOIRE

DE LA CONGRÉGATION DE SAINT·MAUR,

T. l, Paris-Ligugé, 1928, p. 61.

(44) - Arch. Dep. Moselle, H187- I I ,

fonds de l'abbaye Saint-Arnould de Metz.

(45) - Traité qui ne survivra pas

à la mort de Richelieu en 1642.

(46) - Voir dom U. Berlière, « La congrégation

bénédictine de la Présentation

Notre-Dame (1628-1654) " , dans

MÉLANGES D 'HISTOIRE BÉNÉDICTINE,

Abbaye de Maredsous, 1ère série, 1897.

(47) - Dom Y. Chaussy, LES BÉNÉDICTINS ANGLAIS

RÉFUGIÉS EN FRANCE AU XVII' SIÈCLE (1611·1669),

Paris, Lethiel leux, 1967, p. 30.

(48) - IDEM, LES BÉNÉDICTINES ET LA RÉFORME

CATHOLIQUE EN FRANCE AU XVII' SIÈCLE, Paris,

Editions de La Source, 1975, PASSIM.

(49) - Catherine de Bar était annonciade et e l le

fit profession le 11 jui llet 1640 chez les

bénédictines de Rambervillers (Vosges) ;

voir CATHERINE DE BAR (1614-1698). DOCUMENTS

HISTORIQUES, Rouen, Bénédictines du Saint-

Sacrement, 1973, pp. 181-185, 220-231.

(50) - La province de Franche-Comté compta

un moment quatorze monastères, mais suite

à un arrêt royal du 12 septembre 1684,

la congrégation de Saint-Vanne dut restituer

à Cluny sept maisons qu'elle avait réformées.

Peu à peu, à partir de 16 10, la part prise par les profès français s'ampli­fia. Le rayonnement de Saint-Vanne s'étendit. De toutes parts (Paris, Toulouse, Normandie) , on fit appel aux vannistes pour réformer des monastères français. Le roi, par lettres patentes du 18 septembre 16 10, autorisa leur venue sur son territoire, afin de rétablir la discipline monastique (40) . La décision royale consacrait la notoriété de la jeune congrégation, mais paradoxalement elle constitua un frein à son extension en direction du royaume, car le monarque n'autorisa aucun monastère français à s'unir à la congrégation lorraine. Forts de la noto­riété récemment acquise, les vannistes répondirent favorablement aux sollicitations des monastères français. En 16 12, dom Didier de La Cour assista en personne au chapitre général qui réforma le prieuré-collège de Cluny à Paris. Par la suite, les bénédictins lorrains réformèrent les

abbayes de Saint-Augustin de Limoges en 16 13, de Saint-Faron de Meaux et de Saint-Julien de Noaillé en Poitou, en 16 15, de Jumièges et de Notre-Dame de Bernai en 16 16, de Saint-Remy de Reims en 1 6 1 7 et l'abbaye des Blancs-Manteaux à Paris en 16 18 (41) . Saint-Vanne devait enfin donner naissance à la congrégation de Saint-Maur, autorisée par le roi en 16 18 et instituée canoniquement par le pape Grégoire XV le 1 7 mai 1621 (42) . Dès lors, le succès de cette fille de Saint-Vanne conduisit la congrégation lorraine à limiter ses ambitions du côté de la France. Les relations entre Saint-Vanne et Saint-Maur devaient rester privilé­giées. Elles avaient été définies dès les origines. Le 9 novembre 16 18 avait été établi un contrat stipulant « que tous les religieux de l'une ou l'autre congrégation seraient reçus réciproquement dans tous les monastères comme s'ils en étaient religieux et y garderaient leur rang de profession » (43) . Etait donc instaurée dès la fondation de Saint­Maur une union de prière, véritable confraternité entre les deux con­grégations. En 1635, un traité régla les échanges entre les deux familles monastiques. Il semble confirmer une convention passée le 16 octobre 1634 (44) . Nous sommes alors dans une période de tension au lende­main de l'échec d'une tentative d'union entre Saint-Maur et Saint-Vanne ( 1 628) , et alors qu'en revanche vient d'être scellée une union entre Saint-Maur et Cluny (45) . Ce traité de 1635 venait donc apaiser les esprits. A partir de 1660- 1670, les échanges intellectuels se multi­plièrent entre les deux congrégations et durèrent jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, atteignant leur apogée dans les années 1690- 1 730.

Les moines de Saint-Vanne reçurent également des sollicitations de pays étrangers plus lointains. Plusieurs religieux de Bavière et de Souabe vinrent observer le fonctionnement de la congrégation. Mais ce sont les Pays-Bas espagnols qui se montrèrent les plus réceptifs à la réforme lorraine. En 16 12, l'abbaye ardennaise de Saint-Hubert l'adopta, bientôt suivie par Saint-Denis de Mons, en Hainaut, Saint-Adrien de Grammont et Notre-Dame d'Afflighem. S'inspirant du modèle vanniste, elles formèrent en 1627 la congrégation de la Présentation Notre-Dame, qui se dit officiellement fille spirituelle de la congrégation de Saint-Vanne (46) .

106 U N E GRAN D E R ÉFORME MO NAST IQU E DU XVI I E S I ÈC L E . N° 2/3 - J U I N 2005

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Des bénédictins anglais exilés sur le continent furent aussi formés dans les monastères lorrains avant de rentrer dans leur pays comme mission­naires (47) . Les vannistes contribuèrent également à la réforme des mo­niales bénédictines. Ce fut d'abord Saint-Maur de Verdun qui bénéficia de leur aide en 1608, puis quelques unes des grandes abbayes du royau­me, telles que Montmartre ( 1 608- 16 1 1 ) , Chelles ( 1 6 1 3- 1 6 14) et La Trinité de Poitiers ( 16 1 5) (48) . En 1640, ils encouragèrent Catherine de Bar, fondatrice de l'Institut des bénédictines du Saint-Sacrement, dans son choix de la règle de saint Benoît (49) .

A sa mort, survenue le 14 novembre 1623, dom Didier de La Cour lais­sait une congrégation dont le succès paraissait assuré. Son rayonnement dépassait, et de loin, les limites de l'espace lorrain. Fidèles à l'idéal tri­dentin, ses monastères allaient constituer très vite, et pour longtemps, les centres d'étude et les foyers de rayonnement intellectuel, garants du succès de la Réforme catholique dans les pays d'Entre-Deux.

(51) - 1 1 convient de rappeler q ue la guerre

ne prend fin en Lorraine q u'avec le traité de

Vincennes (28 février 1661) .

(52) - Sur l'évolution des professions

dans la congrégation, voir G. Michaux, ART. CITt.

(53) - Estimant q ue les jeunes religieux

n'étaient pas suffisamment longtemps occupés

aux travaux de l'esprit, le chapitre général de

1681 fixa un programme d'études pour les

novices. 11 le précisa en 1691 en déterminant

exactement la matière de l'enseignement.

Voir Arch . Dep. Meurthe-et-Moselle, H 109.

5 - L E D EVE N I R D E LA CO N G R ÉGAT I O N AUX XVI I E ET XV I I I E S I È C L ES .

De deux siècles d'histoire vanniste, que retenir d'essentiel pour caractériser la congrégation et qui ne soit pas réducteur ? A coup sûr le dynamisme jamais démenti de son recrutement, l'affirmation de sa vocation intellectuelle et son engagement dans les débats d'idées.

A. LE DYNAM ISME DU RECRUTEMENT.

Celui-ci se mesure tout à la fois au nombre de monastères agrégés et à celui des professions enregistrées. Durant le demi-siècle qui suivit la disparition de dom Didier de La Cour, le nombre des monastères réunis à la congrégation de Saint-Vanne augmenta d'une trentaine d'unités. Dans la province de Champagne, il passa de cinq en 1623 à treize en 1650. Puis, dix autres maisons sollicitèrent leur union entre 1650 et 1672, ce qui porta à vingt-trois le nombre des monastères champenois. La province de Lorraine qui comptait déjà treize maisons en 1623 accueillit un nouveau monastère en 1634, puis trois autres entre 1650 et 1658. Elle devait s'en agréger deux autres en 1 738 pour atteindre un total de dix-neuf maisons. Plus réduite, la province de Franche-Comté enregistra l'adhésion de quatre monastères entre 1628 et 1640, puis d'un autre encore en 1657, d'un dernier enfin en 1 738, pour finalement constituer un groupe de huit maisons (50) .

Cette expansion est d'autant plus remarquable que l'espace lorrain et la Franche-Comté eurent à souffrir cruellement de 1635 à 1655 de la guerre de Trente Ans et de ses effets (51) . La guerre achevée, la congréga­tion de Saint-Vanne reprit son bel essor et connut une remarquable période d'expansion avec l'union de quatorze monastères entre 1654 et 1672. La courbe des professions reflète plus encore la vitalité de la congrégation. Après des années de guerre diffi­ciles, Saint-Vanne connut une floraison de professions qui montre que son dynamisme interne n'avait pas été affecté en profondeur par la conjoncture politico-économique. De 1655 à l 700, la congrégation reçut en moyenne 1 8 religieux par an, avec des pointes à 30 en 1659, 166 1 et 168 1 . A la fin du XVII' siècle, la congrégation comptait environ 550 religieux répartis dans 47 maisons (52) .

Ce grand développement de la congrégation s'explique par la profonde ferveur religieuse spécifique du XVII< siècle. Mais le rayonnement de Saint-Vanne tient aussi à un autre facteur : la vie spirituelle et la recherche intellectuelle connaissent alors un épanouissement remarquable. Emanant de maisons où les études étaient particulièrement bien organisées, elles contribuent à drainer vers les cloîtres vannistes un nombre croissant de vocations (53) .

NO 2/3 - J U I N 2005 . U N E G R A N D E R É FORME MO NAST IQU E DU XVI I E S I ÈC L E 107

Page 17: A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

Le XVIIIe siècle s'inscrit dans la même ligne dynamique, enregistrant une moyenne annuelle des professions comparable à celle du siècle précédent. Cette grande stabilité du recrutement devait durer jusqu'à la Révolution. Ce n'est pas là un des moindres paradoxes présentés par Saint-Vanne, tant le siècle des Lumières est considéré, selon une opinion communément admise, comme « desséchant les âmes et étei­gnant la foi chrétienne » (54) . Elle témoigne de la maturité acquise par la congrégation, qui lui permit de résister à l'esprit du temps peu favorable à la vie claustrale. Cette stabilité des professions se maintint jusqu'en 1 775 à un haut niveau de recrutement de 1 5,25 religieux par an (55) . Par ce rythme d'entrées, la congrégation conserva ses effectifs jusqu'aux événements révolutionnaires : 628 religieux répartis dans 50 monastères en 1 766 pour 627 en 1 789. Lorsque la commission des réguliers, en 1 766, entreprit de supprimer un certain nombre de mo­nastères en France, elle ne toucha pas à la congrégation de Saint-Vanne. Celle-ci échappe donc bien à la crise des effectifs vécue par le clergé régulier en général à partir de 1 730- 1 740.

Le dynamisme vanniste est confirmé par l'âge moyen des religieux à la fin de l'Ancien Régime, comme le souligne le tableau suivant.

Age moyen des religieux vannistes à la fin du XVIIIe (56)

Age 1 768 1 789 <40 ans 34,9 % 38, 1 % 40-60 ans 42,9 % 40 % > 60 ans 22,2 % 2 1 ,9 % <50 ans 58,4 % 60, 1 %

On est loin avec Saint-Vanne des monastères en crise, n'arrivant pas à se renouveler. On assiste même dans les dernières décennies de l'Ancien Régime à un rajeunissement de la population vanniste. Avec moins de 40 % de religieux quinquagénaires et plus, la congrégation de Saint-Vanne se distingue dans le monde monastique prérévolutionnaire : 44,5 % des clunisiens, 46,5 % des mauristes et 5 1 % des prémontrés dépassent cet âge. Le nombre de religieux de moins de 40 ans s'accroît sensiblement. Ce fait mérite d'autant plus d'être souligné que les 239 vannistes qui ont moins de 40 ans en 1 789 ont tous prononcé leurs vœux après l'édit royal de 1 768 repoussant à 2 1 ans l'âge minimum des vœux.

B. U N E VOCAT ION I NTELLECTU ElLE V ITE AFF I RMÉE.

La congrégation de Saint-Vanne connut au cours des deux siècles de son existence une vie intellectuelle particulièrement brillante. Très réceptives aux grands courants de pensée : cartésianisme, jansénisme, richerisme, Lumières françaises, Aufklarung germanique, les abbayes vannistes dotées de riches bibliothè­ques (en particulier celles de Metz, Moyenmoutier, Senones, Saint-Mihiel, Besançon) se distinguèrent dans les activités de l'esprit les plus diverses (57) . Elles s'adonnèrent tout à la fois à la controverse, à l'exégèse, à la théologie, à la spiritualité, aux travaux historiques et scientifiques. En fait, aucun grand domaine de la connaissance de son temps n'a été étranger à la congrégation de Saint-Vanne.

> 108 U N E GRANDE R ÉFORME MO NAST I QU E DU XVI I E S I ÈC LE . NO 2/3 - J U I N 2005

Page 18: A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

HIRSON

Diocèse de Laon

Aisne

• Maisons de la province monastique de Lorraine

g Maisons de la province monastique de Champagne

() Maisons de la province monastique de Franche-Comté

o Villes importantes où ne se situe aucun établissement vanniste

....,... Riviéres

= Principales routes pavées

....... limites de diocèses

� METZ

� VERDUN

� TOUL

SAINT-ARNOULD SAINT-VINCENT SAINT-CLEMENT SAINT-SYMPHORIEN

SAINT-VANNE SAINT-AIRY

SAINT-EVRE SAINT-MANSUY

LA CONGREGATION DE SAI NT-VAN N E E T DE SAI NT-HYDULPHE EN 1 766

SO km

(S4) - P. Cousin , PRlcIS D'HISTOIRE MONASTIQUE, Paris, 1956, p. 424.

(SS) - G. Michaux, ART. CITl, p. 73-78.

• MUNSTER

Diocèse de Bâle

(S6) - Voir G. Michaux, LA CONGRlGATlON BlNlDICTINE DE SAINT-VANNE ET SAINT-HYDULPHE

DE LA COMMISSION DES RlGULlERS À LA SUPPRESSION DES ORDRES RELIGIEUX (1766-1790),

thèse, un iversité de Nancy 2, 1980, t. l, p. 180-187.

(S7) - Sur les bibliothèques vannistes, on pourra se reporter à G. Michaux, ({

Les bibliothèques de l'ordre de Saint-Benoît en Lorraine au XVI I I' siècle »,

dans PATRIMOINE ET CULTURE EN LORRAINE [d ir. F.Y. Le Moignel, Metz, 1980, p. 465-482,

et du même {( Bibliothèques monastiques et conventuelles de Lorraine aux XVII' et XVI I I' siècles », dans TRlsORS DES BIBLIOTHÈQUES DE LORRAINE [dir. Ph . Hochl,

Paris, édit. ABF, 1998, p. 96-115 .

NO 2/3 - J U I N 2005 . U N E GRANDE R ÉF O R M E MONAST IQUE DU XVI I E S I ÈC L E 109 <

Page 19: A. POURQUOI LA RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX?

(58) - Sur les académies vannistes,

voir R. Taveneaux, LE JANStNISME EN LORRAINE,

Paris, Vrin, 1960, p. 148 et suiv.

(59) - Voir F. Streiff, « Dom Robert Desgabets,

bénédictin lorrain « inventeur » de la transfu­

sion sanguine en 1650 " , dans LE PAYS LORRAIN,

1996, n04, p. 265-276. l: importante contribution

apportée par dom Desgabets aux premiers pas

de la transfusion sanguine ne permet

néanmoins pas de faire de lui l'inventeur

de la transfusion sanguine,

comme l'affi rmait dom Calmet.

(60) - G. Michaux, « Un bénédictin lorrain auteur

d'un « Traité d u cancer » en 1698 »,

dans MtMOIRES DE L 'AcADtMIE NATIONALE

DE METZ, année 1996,

Metz, 1997, série VI I , t.9, p. 9-24.

(61) - Sur ces échanges, voir G. Michaux,

« La vie intellectuelle dans la congrégation

de Saint-Vanne dans la seconde moitié

du XVI I I' siècle », dans SOUS LA RÈGLE

DE SAINT BENOÎT_ STRUCTURES MONASTIQUES

ET SOCltTtS EN FRANCE DU MOYEN AGE

À L 'tpOQUE MODERNE, Paris-Genève, 1982,

P.325-344, et du même « Echanges culturels

et circulation des idées dans la congrégation

bénédictine de Saint-Vanne (1750-179°) »,

dans LA COMMUNICATION DANS L 'HISTOIRE,

Travaux de l'Académie nationale

de Reims, actes du colloque de 1983,

Reims, 1985, p. 211-233.

(62) - Sur le XVI I I' siècle, voir G. Michaux,

OUVR_ C/Tt, thèse, 2 vol., 703 p.

110

Au XVIIe siècle, elle se distingua par la place accordée à la recherche théologique et par sa prédilection pour la théologie positive. De 1670 à 1 720, les foyers les plus actifs furent les académies monastiques, institu­tion originale propre à Saint-Vanne. Il s'en ouvrit dans les abbayes de Saint-Mihiel, de Moyenmoutier, de Saint-Mansuy de Toul, de Beaulieu­en-Argonne, de Munster et de Hautvillers. Véritables centres de recher­che, elles réunissaient de jeunes religieux sous l'autorité d'un moine confirmé dans l'étude. Ils participaient pendant plusieurs heures par jour à des débats sur des problèmes de théologie, d'exégèse ou de patristique. L'ordre des débats était fixé à l'avance par le président (58) .

Des liens étroits furent noués avec les abbayes mauristes de Sant­Germain-des-Prés et des Blancs-Manteaux, l'abbaye cistercienne de Hautefontaine, l'université de Louvain et l'Eglise d'Utrecht. Ces académies monastiques furent entre 1670 et 1 705 des foyers actifs de théologie positive et d'études augustiniennes. Elles contribuèrent à la diffusion dans la congrégation du jansénisme, qui après 1669 impré­gna progressivement tous les domaines de la pensée et de la pastorale de Saint-Vanne. A partir de 1 7 1 3, elles forgèrent les armes de la polémi­que dans la lutte contre la bulle Unigenitus, combat qui devait profon­dément diviser la congrégation à l'aube du siècle des Lumières. Les travaux d'exégèse et d'érudition biblique, les études scripturaires et patristiques ont également concouru à la renommée de quelques religieux. Parmi les plus importants, citons dom Augustin Calm et ( 1 672- 1 757) et dom Rémi Ceillier ( 1688- 1 76 1 ) . Ces travaux trouvèrent souvent leur application au XVIIIe siècle dans la publication de livres liturgiques, repris par d'autres. Dans la grande tradition bénédictine, les vannistes s'attachèrent natu­rellement aux grands travaux collectifs d'érudition et d'histoire. Ainsi, dom Martin Rethelois, avec l'aide de plusieurs confrères, traduisit en français, puis augmenta les Chroniques générales de l'ordre de Saint­Benoît, de l'Espagnol dom Yepez ( 1 647- 1684). Sur les conseils de dom Mabillon, les vannistes travaillèrent à l'histoire de leurs monastères. Dom Calmet publia une Histoire ecclésiastique et civile de Lorraine ( 1ère édition en 1 728) , tandis que dom Jean François et dom Nicolas Tabouillot publiaient une Histoire de Metz ( 1 769- 1790) . Très imprégnés des idées de Descartes et de Malebranche, les vannistes portèrent également un intérêt particulier aux sciences. L'un des leurs, le philosophe dom Robert Desgabets, promoteur de l'enseignement dans la congrégation de la théologie positive et de l'union du jansénis­me et du cartésianisme, fut l'un des pionniers de la transfusion sangui­ne qu'il enseigna à l'abbaye Saint-Arnould de Metz en 1650 où il exposa « la pensée de la communication du sang » (59) . Dès 1658, il avait ima­giné des petits tuyaux d'argent qui devaient permettre de réaliser la transfusion. Il les fit fabriquer à Mâcon en 1 660. Son invention fut expérimentée à Moyenmoutier par l'abbé dom Hyacinthe Alliot l'aîné ( 1 635- 1 705), qui pratiquait le transfert du sang d'un animal vivant dans un autre. Le neveu de ce dernier, dom Hyacinthe Alliot le jeune ( 1 663- 1 70 1 ) , publia avec son père, médecin du roi Louis XIV, un Traité du cancer, daté de 1698 (60) .

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En outre, est-il besoin de rappeler la part déterminante de dom Péri­gnon ( 1638- 1 7 1 5) , moine de l'abbaye de Hautvillers, dans la mise au point du procédé de champagnisation des vins dans les années 1675 ? Au XVIIIe siècle, cette tradition scientifique s'amplifia, alors même que la théologie cédait le pas à l'histoire des provinces et des maisons de la congrégation. Sous l'impulsion de dom Calmet, les vannistes élargirent leur vie intellectuelle aux dimensions de l'Europe. Se constituèrent alors avec l'Italie, l'Empire germanique et les Pays-Bas autrichiens de denses réseaux de relations, vivifiés tout à la fois par les correspondan­ces, le commerce des livres, les échanges de cours et de religieux (61) .

Contemporaine des origines de la congrégation, cette tradition intel­lectuelle se perpétua jusqu'à la Révolution. La fondation de la congrégation de Saint-Vanne et Saint-Hydulphe était organiquement liée à la Réforme catholique, elle avait puisé en elle le ressort de son dynamisme. Mais quand vers 1 730 celle-ci s'estompa et que s'ouvrit une ère moins favorable à la vie monacale, comment devait-elle réagir ? Comme à ses origines, lorsqu'elle avait su faire la synthèse entre les apports de la Préréforme, les injonctions tridentines et la tradition bénédictine, la congrégation montra sa capacité à s'adap­ter et à répondre aux défis du siècle des Lumières. Sous l'influence d'une nouvelle génération de religieux, issus majoritairement de la moyenne bourgeoisie, elle régénéra les études, s'ouvrit aux questionne­ments du siècle, tenta non sans succès une synthèse entre les Lumières françaises et l'Aufkliirung germanique, montra son utilité, sans jamais renoncer à la vie de prière (62) .

Quand en février 1 790 furent publiés les décrets révolutionnaires qui supprimaient les ordres religieux, la congrégation de Saint-Vanne était tout le contraire d'une congrégation décadente ou même en repli. La crise des vocations monacales ne l'atteignait pas et elle n'avait subi aucun effondrement de ses effectifs. Certes, à la différence de l'Etroite Observance de Cluny, elle n'émit pas de protestation officielle contre sa suppression, mais cela ne saurait laisser préjuger d'un sentiment de faiblesse ou d'un quelconque renonce­ment, car se multiplièrent les appels individuels et ceux des communautés. Contrairement à ce qui a sou­vent été dit, Saint-Vanne ne connut aucune débâcle. En fait, dès février 1 790, la vraie vie monastique n'était plus guère possible. L'assemblée nationale n'offrait qu'un faux choix aux religieux : ou profiter des décrets pour se libérer de leurs vœux, ou par fidélité à ceux-ci, poursuivre la vie commune dans des « maisons de réunion )}, c'est à dire non pas dans un monastère de leur ordre, mais dans une maison où s'amalgamaient règles et costumes divers. La fidélité à leur profession ne contraignait pas les moines à ce choix. Les vœux monastiques n'engageaient pas seulement le moine à mener une vie commune, mais à la mener dans tel ordre et sous telle règle déterminée. Il fallait dès lors une foi peu commune, être naïf, dépité ou moribond pour se retirer dans ces maisons de réunion, transformées en banal domicile pour pauvres gens déracinées. Le choix de la vie privée ne fut pas nécessairement un indice de renoncement à tout sentiment religieux et ne remettait pas non plus en cause la vocation monastique.

En revanche, un fait est certain. Avec la suppression de la congrégation de Saint-Vanne et Saint-Hydulphe, c'est une des assises les plus solides de l'Eglise régulière du quart nord-est du royaume de France qui s'ef­fondrait et l'un des pôles les plus florissants du monachisme occidental d'Ancien Régime qui disparaissait.

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