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Le politique et l’homme Principes de l’ontologie sociale de Panajotis Kondylis Thèmes divers, par A. Loepfe La philosophie de l’histoire Les idéologues de la démocratie de masse rejettent la métaphysique et ils annoncent la fin de l’idéologie, mais ils reprennent le topos du libéralisme initial, celui du contrat social et de la main invisible. Avec le remplacement polémique des substantialismes bourgeois par le fonction-nalisme, le thème de la “différenciation” et de la “complexité” est devenu central. « En effet, la différenciation extrême ne peut se trouver qu’à l’intérieur d’un tout qui est complètement atomisé, c'est-à- dire décomposé en ses derniers éléments échangeables - et c'est uniquement à l’intérieur d’un tel tout désubstantialisé qu’à leur tour les fonctions représentent la seule façon possible de communiquer et par conséquent de créer de systèmes complexes » (37). La “différenciation” et la “complexité” de cette fonctionnalité seraient le but d’une évolution. Il s’agit d’une projection rétrospective du point de vue fonctionnaliste sur le passé. Qu’y a-t-il d’autre ici si ce n’est la réappropriation d’une philosophie de l’histoire par le point de vue fonctionnaliste ? L’interprétation de l’histoire et celle du présent se démontrent ainsi mutuellement dans la plus belle harmonie tautologique. Encore plus : « Si la “différenciation” et la “complexité” sont en effet non seulement des faits constatables, mais déjà des postulats de la manière de voir les choses, elles apparaissent alors de manière autonome (…) comme des conquêtes définitives et en même temps des moteurs du mouvement historique, explanans et explanandum ». L’on fait ainsi disparaître les conditions idéologiques matérielles et mentales : triomphe sur la pénurie, le manque, et la division

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Le politique et l’homme Principes de l’ontologie sociale

de Panajotis Kondylis

Thèmes divers, par A. Loepfe

La philosophie de l’histoire

Les idéologues de la démocratie de masse rejettent la métaphysique et ils annoncent la fin de l’idéologie, mais ils reprennent le topos du libéralisme initial, celui du contrat social et de la main invisible.

Avec le remplacement polémique des substantialismes bourgeois par le fonction-nalisme, le thème de la “différenciation” et de la “complexité” est devenu central. « En effet, la différenciation extrême ne peut se trouver qu’à l’intérieur d’un tout qui est complètement atomisé, c'est-à-dire décomposé en ses derniers éléments échangeables - et c'est uniquement à l’intérieur d’un tel tout désubstantialisé qu’à leur tour les fonctions représentent la seule façon possible de communiquer et par conséquent de créer de systèmes complexes » (37). La “différenciation” et la “complexité” de cette fonctionnalité seraient le but d’une évolution. Il s’agit d’une projection rétrospective du point de vue fonctionnaliste sur le passé. Qu’y a-t-il d’autre ici si ce n’est la réappropriation d’une philosophie de l’histoire par le  point de vue fonctionnaliste ? L’interprétation de l’histoire et celle du présent se démontrent ainsi mutuellement dans la plus belle harmonie tautologique. Encore plus : « Si la “différenciation” et la “complexité” sont en effet non seulement des faits constatables, mais déjà des postulats de la manière de voir les choses, elles apparaissent alors de manière autonome (…) comme des conquêtes définitives et en même temps des moteurs du mouvement historique, explanans et explanandum ». L’on fait ainsi disparaître les conditions idéologiques matérielles et mentales : triomphe sur la pénurie, le manque, et la division du travail coopérative extrême. « Le rejet de la téléologie évolutionniste ne doit évidemment pas entraîner une remise en question de l’évolution dans le sens historique général » (37).

Le concept de différenciation forgé par Herbert Spencer est en fin de compte de nature quantitative, même si l’émergence de nouvelles quantités est postulée. « Il est par conséquent très douteux que le schéma de pensée évolutionniste puisse trouver une application satisfaisante dans le cours historique en tant que tout ». En effet le concept de différenciation qui est appliqué est lui-même indifférencié ! Reste en suspens la question de savoir ce qui est considéré comme une différenciation importante, quelle augmentation de la complexité est jugée comme essentielle, et avant tout : qu’est-ce qui devient indifférencié ; en effet il n’y a pas de différenciation sans indifférenciation. Chaque époque historique lui donne sa réponse particulière, idéologiquement fondée, en fonction du caractère global de sa formation sociale. Mais cet indifférencié a pour sanction une cécité en ce qui concerne l’avenir : ce qui n’est pas pesé, c'est que la différenciation pourrait être un jour définie tout à fait autrement que dans la société démocratique de masse avec son abondance qui n’est pas remise en question et qui porte à maturité des excroissances luxuriantes d’“originalité” individuelle.

Le thème fameux de l’idéologie du progrès relative à la philosophie de l’histoire, c'est le passage de la “pré-modernité” à la “modernité”, c'est-à-dire « la comparaison entre la société

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principalement agraire-féodale et la société principalement industrielle (…) ». La pré-modernité connaissait « une diversité presque infinie, et se reproduisant elle-même depuis des siècles, de modes de vie et de mœurs locaux (…) » (38). Une réalité ressentie par la plupart des hommes comme parfaitement digne d’être préservée. Les processus de différenciation de la société industrielle ont eu pour condition l’élimination de cette « diversité de la societas civilis », et donc de la société féodale médiévale : centralisation et unification de l’État national. « Ce qui était vu ici d’une part comme la création d’un espace d’épanouissement pour une différenciation “authentique”, et donc conçue de manière individualiste, voulait dire d’autre part indifférenciation (“uniformité”, “nivellement”), et c'est justement sur ces mots d’ordre que des luttes longues et dures de philosophie sociale ont été menées (…) ».

L’évolutionnisme ainsi que la théorie des systèmes sont creux avec leur critère formel de l’“augmentation de la complexité” et ils ne permettent pas de comprendre dans leur particularité les passages sociaux-historiques réels des sociétés préhistoriques aux sociétés hautement civilisées, de la “pré-modernité” à la “modernité”.

« Un niveau supérieur de différenciation en tant que tout peut présenter, vis-à-vis d’un niveau inférieur, de nouvelles caractéristiques qualitatives, mais cela ne veut dire en aucun cas que la nouvelle qualité spécifique consiste en une richesse qualitative plus grande, et donc en une quantité plus grande de qualités. L’évolution peut faire des sauts qualitatifs sans que le nouveau niveau sur lequel elle doit dorénavant se mouvoir doive produire, de par sa constitution, des qualités plus nombreuses que le niveau précédent (…) » (39). Les lois du niveau le plus bas continuent à agir entièrement au niveau le plus haut de la complexité. Les théoriciens des systèmes et les évolutionnistes confondent volontiers différenciation avec atomisation. « La création constante de nouveaux atomes rend en apparence le tout plus complexe (…) mais cela ne coïncide pas avec un enrichissement structurel qualitatif » (40). Les atomes admis correspondent dans leur structure au type du système. C'est la même chose qui est reproduite au niveau supérieur qu’au niveau inférieur mais, nécessairement, le tout qui fonctionne a éclaté autrement. C'est également un fait appréhensible de manière quotidienne : l’informatisation de la société dans un réseau de communication homogénéise et rend indifférencié dans une mesure telle que les cybernéticiens sont employables aussi bien en biologie qu’en gestion des transports, à Singapour aussi bien qu’à Reykjavik.

À cela s’ajoute la centralisation dont l’action des monades humaines, décrite comme étant si créative, dépend dans la société démocratique de masse : ce réseau social connaît les nœuds et les centres indispensables qui peuvent être alimentés grâce aux courants d’énergie, de matière, d’argent et d’information. Le bien-être général, avec son euphorie, ne tient qu’à quelques fils.

Il en est de même pour la sphère des idées : « Le pluralisme relativiste ne constitue que l’envers des principes universalistes. De même que la société féodale compensait son morcellement intérieur par une religion et une morale universalistes, de même, à l’intérieur de la société démocratique de masse occidentale, des différenciations, qui proviennent du polythéisme idéologique et qui favorisent les forces centrifuges, contrebalancent les universalismes éthiques et anthropologiques qui ne différencient pas, c'est-à-dire qui sont indifférenciés. » (40-41).

« Il n’existe pas d’indices selon lesquels la différenciation et la complexité (…) influencent les données fondamentales de l’ontologie sociale », et donc modifient le spectre (en gros : la différence entre ami et ennemi) et le mécanisme (par exemple : la prise en compte des perspectives). Un thème affectionné qui est destiné à étayer l’évolution et l’augmentation de la complexité au niveau des individus, c'est la référence au prétendu abandon de la vision mythologique du monde au profit de sa vision rationnelle. L’homme du mythe croit en l’autorité, mais l’homme moderne, rationnel, s’en tient aux faits. Au commencement, l’homme sans réflexion, poussé spontanément par ses pulsions, se serait

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conduit sans normes. Cela est faux. Il n’y a « jamais eu jusqu’à présent de vie en communauté sans normalisation et ritualisation spécifiquement sociales [c'est-à-dire de mythes] » (42). Mais ces dernières sont impensables sans réflexivité. Même la conquête la plus récente de l’évolution, à savoir celle de la différence entre l’individu et le rôle social est un mythe évolutionniste. La contradiction entre l’individu et son rôle social a été seulement interprété d’une autre manière.

La normalisation est un concept formel avec des contenus très différents. Ce qui est la norme obligatoire dans la société A n’est pas normalisé dans la société B, et est donc une liberté d’action. La liberté d’un côté réclame la coercition sociale de l’autre et « (…) les normalisations par les différentes sociétés ne concernent pas les mêmes aspects de la vie sociale de la même façon » (43) ; l’on ne peut pas tracer réellement une ligne ascendante de la normativité qui aboutirait à un sommet dans la société moderne complexe d’aujourd'hui.

L’éthique hédoniste-individualiste de la jouissance immédiate est contrecarrée dans la société démocratique de masse par l’insertion exigée de l’individu dans les actions hautement rationalisées dans l’industrie et l’administration. La complémentarité de l’hédonisme de l’individu avec la discipline normative de la part de la communauté est une constante de l’ontologie sociale, et la seule chose qui a changé, c’est la répartition de la rationalité et de l’irrationalité : dans les sociétés du manque, c'est l’irrationalité qui se situe encore du côté de la société dans son ensemble avec les représentations ascétiques-religieuses de la vertu, et des hiérarchies sociales légitimées de façon mythique.

L’optimisme de la philosophie de l’histoire met l’accent sur l’objectivation des rapports, la formalisation des règles dans la démocratie. De facto, cela se révèle être une façade et l’on a même parlé de reféodalisation. Le fait que des relations personnelles soient aussi cruciales aujourd'hui dans l’administration, ou dans l’industrie extrêmement rationalisée, que dans des conditions féodales est prouvé jour après jour par le scandale du népotisme, de la corruption et de la criminalité au niveau politique le plus élevé. Les sombres manipulations y ont une grande latitude.

Et qu’en est-il du schéma Piaget-Kohlberg du développement intellectuel par étapes des individus avec sa répercussion sur leurs sociétés ?

Les étapes de mentalité soi-disant supérieures n’existent pas sans leurs conditions préalables, et donc elles ne peuvent pas être séparées du contexte de leur naissance. « Aussi bien sur le plan historique qu’individuel, on va trouver à chaque fois, à chaque étape de développement, tous les éléments mentaux, mais dans des dosages différents et variables. Ceci est vérifié empiriquement par l’effet très perceptible et largement répandu des façons de penser carrément magiques dans la vie et le comportement quotidiens des hommes vivant dans des sociétés hautement complexes et technicisées » (45).

Le “saut” cognitif est aussi espéré grâce à l’informatisation des sociétés actuelles : une information de plus en plus dense et détaillée est mise à notre disposition. Sous la forme d’une sorte de “clarification”, cela doit favoriser la rationalité des hommes. Il faut faire remonter l’arriération archaïque des sociétés précédentes (ou provinciales, celles qui sont restées à l’écart) à la capacité d’être informé et au manque de nouvelles idées. « Le premier court-circuit de cette syllogistique est évident : ce n’est pas le simple usage de l’information, mais le genre et la qualité de cet usage qui la transforme en fondement cognitif de l’action rationnelle (…) ». L’on doit donc être déjà rationnel pour faire un usage rationnel de l’information. « La seconde erreur est une erreur pragmatique. L’établissement d’une relation entre une masse d’informations plus grande et un potentiel cognitif-rationnel plus élevé implique la supposition que l’on utilise réellement cette masse, que l’on ne prenne par conséquent pas de décision pratique avant que l’on n’ait examiné toutes les informations disponibles » (46).

Le problème réside cependant dans le temps (qui est mesuré) passé à la vérification de l’information alors que le flux d’informations est de plus en plus rapide et volumineux dans la

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situation d’une société qui est globalement pressée. « Nous pensons ici à la connaissance du résultat d’ensemble et à long terme des processus partiels à court et à moyen terme qui se déroulent en ce moment (…), la connaissance de l’avenir. La direction générale de l’ensemble des événements ne peut pas et ne doit pas si possible être perdue de vue, d’autant plus que la connaissance des contextes particuliers s’approfondit, ce qui produit la considérable différenciation des contenus ou bien le croisement purement occasionnel des perspectives (…). La complexité du social rend plus vraisemblables les conséquences d’ensemble accidentelles et insoupçonnées de l’action collective, elle intensifie l’effet de l’hétérogonie des buts. » (47). Il faut faire entrevoir à la croyance dans la rationalité du système, et donc dans la main invisible, laquelle intègre dans l’ensemble rationnellement et mène correctement les actions irrationnelles, l’irrationalité d’une évolution irrationnelle éventuellement catastrophique, qui résulte des innombrables décisions particulières prises pourtant rationnellement dans la mer de la complexité et de l’absence de vue d’ensemble ! Jusqu’à ce que l’on arrive à cette catastrophe, dans l’attente des conséquences des actions partielles additionnées, il ne reste rien d’autre que le désarroi.

Une sociologie plus ancienne (Durkheim) avait espéré une solidarisation salutaire de la mentalité sociale en raison de l’effet d’intégration des interactions élargies et intensifiées entre les citoyens d’une société.

En tout état de cause, l’on fait appel cette bonne vieille eschatologie du happy end. Habermas voit dans le moment historique présent la possibilité d’un accès privilégié à la saisie et à la solution des dernières questions de la théorie sociale. Le domaine de la cognition, dans lequel la rationalité s’est fait jour avec les Lumières, devait gagner l’éthique et la politique et surmonter le caractère unilatéral de l’idée de la rationalité scientifique (mot-clé : raison instrumentale) dans l’action de communication.

« (…) des indices pour la possibilité de réalisation des espoirs éthiques-normatifs dans l’évolution historique sont trouvés dans l’évolution historique elle-même (..) » : et donc il sera ainsi procédé de manière tout à fait conforme à la philosophie de l’histoire. Dieu est remplacé par “la nature”, “les hommes”, “l’histoire”. La nature par exemple est aussi bien le lieu de l’existence humaine que la norme et le devoir. La pensée théorique (dans le cas présent de la philosophie de l’histoire) met sur le même pied le fait d’être et de devoir. Illusion !

Et donc, la philosophie sociale explicitement antimétaphysique (par exemple celle de l’École de Francfort) se présente de manière si ouvertement téléologique qu’il n’y aurait plus que des processus de formation inaboutis, interrompus et s’égarant sur la mauvaise voie. Mais selon quels critères cette appréciation est-elle portée ? : l’on suppose à bon droit qu’elle l’est dans des représentations idéales d’un processus abouti, achevé, atteignant son but - et donc d’une téléologie.

Communauté et sociétés

La philosophie optimiste de l’histoire a trouvé son pendant (ambigu) dans la différenciation, marquée par l’époque, entre la “communauté” (villageoise, simple, stable, reposant sur un consensus implicite, affective, “authentique”) et la “société” (complexe, urbaine, dynamique, reposant sur la convention et le contrat entre les individus, rationaliste, ayant un caractère artificiel). C'est à la fin du XIX° siècle que, postulée notamment par le sociologue Tönnies, cette théorie polarisée décrit la fracture entre le monde agraire et le monde industriel. C'est de manière nostalgique que les utopistes et les critiques du capitalisme et de l’industrialisme (rétro-)projettent dans la “communauté” les plans d’avenir, comme par exemple le rêve d’une vie autonome qui n’est pas livrée à des forces difficiles à cerner, de sorte que l’épanouissement créatif de soi devienne possible - l’empreinte de l’avant-garde

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artistique, apparue déjà (au tournant du siècle), de la démocratie de masse naissante est indéniable ; celle-ci recherche la réalisation individuelle de soi et elle la “trouve” dans la “communauté” villageoise à taille humaine. C'est cependant un grand malentendu de penser que la possibilité de réalisation de l’individu ait été plus grande dans les civilisations pré-modernes !

Les évolutionnistes de la différenciation prennent en revanche parti pour la “société” et ils considèrent la “communauté” comme bornée, non développée et historiquement dépassée ou devant être dépassée. En effet, ce qui reste peu clair des deux côtés, c'est la question de savoir si, avec la polarité communauté/société, il s’agit somme toute de deux formes qui font date et qui se succèdent dans le temps, ou bien s’il s’agit de deux formes sociales qui coexistent : la campagne et la ville, de deux possibilités de vie humaine (spontanée-solidaire-familiale/réfléchie-juridique-publique). Mais qu’est-ce qui lie la société sociale à la société communautaire ? Leur dénominateur commun, c’est la relation sociale et l’action sociale d’hommes soumis à une invariance anthropologique. Cela reste inaperçu.

La critique de la civilisation, accompagnée d’une touche de nostalgie à l’égard de la communauté, est l’héritière de la confrontation anticapitaliste entre la communauté et la société. La théorie des systèmes et celle de la communication soutiennent en revanche le progrès par rapport à la niaiserie ennuyeuse du “communautaire”. Dans les deux cas, le sujet, c'est la complexification, la différenciation croissante, ce qui est regretté par les premiers et salué par le seconds. Ce qui est laissé de côté, c’est ce qui est différencié, déployé de manière radiante, et ce qui, au contraire, ne l’est justement pas, c'est-à-dire qui est indifférencié (voir dans le paragraphe “Philosophie de l’histoire”) !

Le fait n’est pas que l’on ne puisse pas différencier le “communautaire” du “social” ; mais ils coexistent, ils s’intriquent réciproquement et ils ne se succèdent pas du tout comme étapes de l’évolution historique. Bref, ce sont deux catégories qui sont postulées là où il n’existe que deux variantes ou formes du social (relation sociale, action sociale).

Si le consensus implicite est associé à la communauté et le contrat explicite à la société, ce qui est à la base de cela sur un plan plus profond, c'est un principe fondamental de vie fondateur d’identité la plupart du temps inexprimé, et qui peut connaître les deux formes, le consensus et le contrat, en fonction de la situation, même si, par exemple, la croyance libérale est que la vie en commun obligatoire des hommes reposant sur le contrat connaîtra moins d’éléments communautaires dans la vie sociale. Et en effet, les éléments “communautaires” dans la “société” ne constituent pas toujours des vestiges de structures sociales plus anciennes. « De tels éléments sont constamment produits sur une nouvelle base interactive et symbolique au sein de la “société” elle-même (…) et ils peuvent susciter des tensions dans son tissu » (54). La réciproque est également vraie : des résultats ethnologiques démontrent que l’élément réflexif (une caractéristique de la “société”) se retrouve aussi déjà dans des sociétés archaïques (“communautés”). «  (…) le moi différencié ne se dissout même pas à l’intérieur de la solidarité de groupe apparemment absolue du culte religieux, lequel au contraire offre l’occasion de développer un style individuel » (55). « L’on peut tracer une ligne de séparation » entre la pré-modernité (depuis la civilisation archaïque des chasseurs-cueilleurs, en passant par le despotisme asiatique et l’esclavage antique, jusqu’au féodalisme) et la modernité (avant tout l’industrialisme), « mais cela ne peut se faire qu’à l’aide d’un seul critère qui ne concerne en aucun cas le cœur du social ou le social en soi et en général, ainsi que les évolutionnistes partisans de la différenciation le croient (ou veulent le faire croire) directement ou indirectement » (55). En résumé : la solidarité mécanique et organique, le “communautaire” et le “social”, ont toujours été étroitement liés dans l’histoire des sociétés jusqu’à présent.

L’hétérogonie des buts

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« Aucune éthique de responsabilité ne peut exister si les conséquences de l’action ne peuvent pas être pesées à l’avance… » (144). Où est la liberté de l’individu, où est son programme linéaire appliqué ? Les grands théoriciens libéraux de l’individualisme méthodo-logique reprochent au collectivisme ce qui « est causé par un facteur (…) du fait de l’hétérogonie des buts ». S’il existait une relation en ligne droite entre la volonté des individus appliquée dans des actions et le dénouement de ces actions, une analyse psychologique des sujets suffirait. Or il naît de l’interaction des multiples aspirations les phénomènes sociaux qui sont l’objet de la sociologie. Et comme l’on ne trouve pas de psyché collective, tout psychologisme est exclu.

Mais le psychologisme n’est pas surmonté par le fait que l’on trouve l’objet de recherche “société”, à savoir un résultat qui apparaît derrière le dos du sujet agissant ; et cet objet se dérobe à la recherche psychologique, mais il modifie l’attitude du chercheur. C'est ainsi que Max Weber jauge un sujet agissant, construit sur le type idéal, d’après la logique objective de la situation ; il renonce donc a priori au déchiffrement des motivations psychologiques insondables des individus. Ou bien Hegel : « La matière sur laquelle la raison ou bien l’idée de l’histoire travaille pour créer ses propres œuvres par-delà le mécanisme de l’hétérogonie des buts est de type psychologique » (145), elle se compose de pulsions, de passions et de besoins. Hegel ne construit donc pas de sujets de type idéal dans des situations objectives, mais il postule une hétérogonie de la réalité, qui naît de la volonté des nombreux sujets agissant historiquement et qui est obtenue par une puissance supérieure.

Mais l’individualisme méthodologique implique en principe, dans le domaine de la volonté et de l’action individuelles, le psychologisme de la maximalisation directe ou indirecte du plaisir, c'est-à-dire le rational choice. S’il le combat malgré tout, dans un double dessein politique et polémique, par volontarisme révolutionnaire du mouvement socialiste, il doit y mettre le holà. Le marxisme se comprend bien sûr comme une énigme de l’histoire qui a été résolue, comme un plan enfin trouvé pour l’humanité mondiale. C'est cela que réfute le (“néo”-)libéralisme d’un Hayek, d’un Popper. Si naturellement les institutions sociales (État, nations) sont des actes contractuels, la société dans son ensemble - et l’on pense naturellement à l’économie - est non seulement pilotée, mais elle est le produit de l’hétérogonie des buts des parties prenantes du marché libre qui cherchent à maximiser leur profit. Cette contradiction n’attire pas l’attention de nos libéraux susnommés, ils ne voient pas que, avec cette “société” autonome, ils postulent un holon, eux les ultra-individualistes…

La colère a nui à la pensée logique. L’individualisme méthodologique des libéraux condamne les interventions de l’État dans l’économie et dans la société ; en effet, « par le libre jeu d’innombrables forces et l’effet des conséquences involontaires de l’action, elle [c'est-à-dire la société] se soustrait à un pilotage volontariste » (146). L’État est le produit contractuel d’un groupe d’individus, mais pas l’ensemble des forces de la société. La logique salvatrice se trouve dans la main invisible qui crée l’ordre spontané dans la société, c'est-à-dire sur le marché libre.

L’État, en tant que produit de la raison humaine (des individus), s’affronterait donc au marché mondial « dirigé par Dieu », que les libéraux dénomment “société”. Une fois de plus, la question suivante se pose ici : comment quelque chose d’aussi mauvais que l’État, qui intervient délibérément dans le jeu qui se régule spontanément du marché libre, a-t-il pu naître de l’ensemble divin qu’est la “société” ? L’on se souvient de la question sous forme de devinette : « unde malum ? ». « D’où vient le mal dans le cosmos divin, dans la création parfaite de Dieu ? ».

Les libéraux voient finalement dans les conséquences involontaires de l’action quelque chose de bienfaisant, et dans les “institutions bienfaisantes” qui sont nées consciemment et contractuellement, mais de toute façon dans le dos des acteurs, « quelque chose de “supérieur” à ce qu’une raison individuelle pourrait concevoir ou prévoir » (147). Les

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mauvaises institutions, qu’il ne faut cependant pas oublier, sont - en dépit de toute la polémique contre l’interventionnisme de l’État - minimisées. C'est ce à quoi s’emploie un “fonctionnalisme téléologique”.

« Cela fait, relativement à l’histoire et à la théorie de l’action, une différence essentielle de savoir si l’action manque ses objectifs initiaux et en atteint d’autres au lieu des siens, ou bien si justement l’obtention des objectifs fixés met en mouvement le mécanisme de l’hétérogonie des buts. Et n’est pas moins importante la différence entre les conséquences de l’action qui sont involontaires et celles qui sont imprévues » (148). Toute institution est précisément un exemple de la création de quelque chose de nouveau (= quelque chose de non seulement involontaire, mais d’imprévu). L’individualisme méthodologique ne sait rien de cela. Il admet toujours l’existence d’une main invisible qui manipule les choses correctement et qui oriente les multiples actions - même contraires - dans la direction du bien commun, comme si tous les participants voulaient en fin de compte la même et unique chose : le bien.

Le fait que l’hétérogonie des buts puisse finalement mener à la catastrophe demeure (également) chez les libéraux un tabou. Elle dissimule l’incohérence logique de l’individu-alisme méthodologique : le refus de l’holisme, d’un fait supra-personnel comme point de départ de la théorie, et la téléologie fonctionnelle de l’harmonisation finalement bienfaisante, par la main invisible, de toutes les contradictions sur le marché libre de la société.

Le behaviourisme et la microéconomie ne changent rien non plus au rational choice. Ils pensent pouvoir renoncer à la main invisible et faire totalement confiance à la logique d’optimisation calculée du plaisir du participant individuel au marché libre. Ce dernier peut s’adonner à ses lubies et laisser son État intervenir aussi sur le marché libre en tant que joueur secondaire.

Le triptyque théorique de l’ontologie sociale : les trois aspects du social

La nature du social est triple, elle présente trois aspects qui ne peuvent pas être pensés indépendamment l’un de l’autre. Ce sont les trois facteurs qui interviennent dans le champ de l’ontologie sociale :

- la relation sociale,- le politique et- l’homme.La relation sociale : les relations humaines ne peuvent se développer que dans et devant

l’arrière-plan de la société, et elles sont donc toujours sociales. Le social est le champ pour des relations spéciales entre les hommes de cette société dans leur spectre et leur mécanisme.

Le politique est le cadre obligatoire des interactions, il est le pilotage des interactions, comme de leur somme et de leur portée.

L’anthropologique est la spécification du spectre et avant tout du mécanisme des relations sociales en ce qui concerne leur support, l’homme. Celui-ci est, contrairement à un animal social, capable de faire du politique. L’homme naturel est l’homme culturel. La culture est l’exigence nécessaire de la condition humaine.

La nature du social est un champ sans centre et sans bord : la relation sociale, le politique et l’anthropologique, se présentent l’un à côté de l’autre, égaux en droit et ayant la même origine.

Tandis que la sociologie analyse les cristallisations historiques (passagères) dans le spectre des relations sociales, l’ontologie sociale veut définir vraiment le spectre des relations qui se déploie entre les deux pôles de l’amitié et de l’inimitié.

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L’anthropologie doit expliquer à partir de la nature (= culture) de l’homme pourquoi ce spectre comprend ces deux pôles. Ce spectre ami-ennemi est en mouvement (de lutte) permanent ; c’est la raison pour laquelle il est impossible d’établir une base solide de type logique pour lui.

En revanche, ce qui est constant, c’est le mécanisme des relatons humaines-sociales : le fait d’agir, de comprendre, la rationalité et la langue.

Le politique, c'est ce que l’ordre social crée. L’analyse du politique par l’ontologie sociale concerne ce qui est valable pour tous les ordres politiques dans toutes les sociétés. Si le politique comporte, comme la relation sociale, la possibilité de l’amitié et de l’inimitié, la zone d’action du politique va moins loin : toutes les relations sociales ne sont pas politiques : ce qui était insignifiant politiquement hier en matière de relation sociale peut être important aujourd'hui. La différence ami-ennemi n’est donc en rien spécifiquement du politique !

Le politique définit ce qui est généralement valable, et il le fait ressortir parmi tout ce qui est spécifique ; il présente le social dans le sens le plus complet.

La politique, qu’elle soit ou non ancrée dans l’État, est la dimension, historiquement concrétisée d’une époque, du politique. Le politique se comporte à l’égard de la politique comme le champ de possibilités à l’égard de l’actualité cristallisée.

Le politique comporte toujours la revendication socialement obligatoire que toute politique concrète doit présenter un programme au nom de tous, ou bien elle n’est rien. Mais jamais la politique n’est simplement une partie quantitative de la société comme le théâtre ou le sport. Il n’existe pas de société sans le politique, et donc sans une politique concrète - l’utopie funeste des libéraux et des socialistes qui veulent abolir le politique (l’“État”, la “dictature”, l’“idéologie politique”) au profit du social (= de l’économique).

C’est dans le même sens que des questions comme : « Qu’est-ce qui permet la société ? », « Comment naît-elle ? » ou « Qu’est-ce qui fonde l’ordre social, qu’est-ce qui le détruit ? », sont ineptes. Il n’y a pas de condition humaine en dehors de la société et pas de société sans l’aspect intégral du politique. Il y a derrière les questions posées plus haut des recettes pour de nouvelles formes de société, et donc la prétention politique latente au pouvoir de la part surtout du libéralisme (et aussi de l’anarchisme !). Celui-ci voit dans la “société” un contrat (résiliable) entre des individus libres. « Les normes qui trouvent leur origine dans les face-to-face relations se différencient cependant d’avec les relations sociales non seulement quantitativement (…) mais aussi par un élément qualitatif, ce qui renvoie (…) à la dimension du politique relative à l’ontologie sociale, et ce qui se rapporte donc à la question de la cohésion sociale et de l’ordre social » (211). Une société ne peut pas être fondée à volonté comme une association, car le caractère obligatoire doit demeurer à l’occasion de tout changement de normes. Un élargissement purement quantitatif de ce qui est personnel au niveau de la société dans son ensemble suppose l’égalité absolue des hommes : un tas de cinq grains de sable serait structurellement identique à tout un désert de sable. Si la société veut dire directement aussi le politique, cette société veut dire : cette politique. Dans la société primitive, le politique n’était pas un sujet, parce que la cohésion et l’ordre n’étaient pas encore un problème. Cela a été ensuite le cas avec la différenciation de cette société primitive, au plus tard avec la révolution néolithique, lorsque la politique se transforma en une partie spécifique du social. C'est ici que « se manifestent des sujets qui légitiment leur activité et leur existence propres, en se référant au caractère et aux besoins de la société en tant que tout auquel il faut donner de la cohésion et de l’ordre » (212).

Le bien commun est interprété d’une manière ou d’une autre par les individus (politiciens) en fonction de leur prétention au pouvoir, étant donné que celui-ci n’est pas formulable comme un tout par la société (pas plus que la société ne peut agir en tant que tout “comme un seul homme”). « Le revers de l’interprétation particulariste du bien commun, c'est le caractère obligatoire de la référence à celui-ci » (213). En effet toute politique doit vouloir

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l’intérêt général et la cohésion sociale, même si derrière chaque politique se trouve une prétention particulière au pouvoir. Si celle-ci s’exprimait sans détour, elle passerait à côté de la fonction du politique : l’instauration ou la préservation de l’ordre général dans telle ou telle forme.

La manière d’interpréter l’ordre, l’intérêt général, la cohésion, bref : le social, est l’affaire de chaque “associé” ; mais l’interprétation qu’en donne le pouvoir est en revanche l’objet de la lutte politique.

Il n’y a donc pas de sens civique unique, collectif, pas de conscience collective(*)(*) (selon Durkheim) qui créerait les institutions. En revanche, il y a des interprétations du sens civique par des groupes/individus particuliers dans la société concernée.

Mais qu’en est-il du désordre (guerre civile, révolution par exemple) dans une société ? Cette question émane de manière subliminale d’une société avec ce but, cette intention, ce mot d’ordre(**)(**) - comme si le but, l’intention, le mot d’ordre(***)(***) n’étaient pas toujours l’objet de la discussion dans les partis sur ce qu’ils signifiaient concrètement ! En effet il faut absolument faire la différence entre les idées et les conceptions à leur valeur nominale et la pratique de leur interprétation. Et il règne toujours du “désordre” à ce sujet. Ce qui est en vigueur dans la pratique des jours ouvrables de la semaine ne l’est pas en ce qui concerne les “jours fériés” de concorde sociale, moment où les devises et les objectifs sacrés du salut commun sont proclamés ; mais si cette proclamation était du common sense défini par les dirigeants, ce qui se passe pendant les jours ouvrables est une affaire d’interprétation de beaucoup d’hommes. Cela est valable aussi bien pour les nations que pour les Églises et les groupes idéologiques.

Le lien entre l’anthropologique et l’ontologie sociale : une anthropologie fondamentale clarifie le rapport entre la nature humaine, la relation sociale et le politique. Le spectre de la relation sociale est borné par les deux pôles : amitié et inimitié, entre lesquels tout ce que la réalité anthropologique balise est possible : la socialité de l’homme d’une part et son contraire : la mortalité réelle et la “létalité” potentielle de l’homme ; par létalité, l’on comprend le fait qu’un homme est capable de tuer.

Le champ relationnel n’installe pas l’homme à sa place de manière définitive, non, car il y a fluctuation d’une place à l’autre, laquelle est provoquée par le mécanisme du champ social : compréhension, rationalité, langue. Nous avons ici des éléments culturels qui aident à la satisfaction des besoins en fonction d’une identité judicieuse (et donc : de la conservation “spirituelle”). L’identité, et donc la puissante valorisation personnelle, est possible dans de nombreuses manifestations.

Le terme de “nature de l’homme” est pollué par une anthropologie rationnelle comme par une anthropologie instinctuelle. La première s’en tient au “sermon du dimanche” où une image idéale et abstraite de l’homme est entretenue, où des normes sont prêchées auxquelles le sujet autonome doit se convertir (parce qu’il est déjà raisonnable !). Or, le jour ouvrable a toujours eu un autre aspect pour l’homme. L’anthropologie instinctuelle voit dans l’action historique les instincts à l’œuvre, et donc l’irrationnel. Selon le cas, c'est telle ou telle pulsion qui en a été le moteur. Mais une image réelle de la nature humaine ne peut pas être déduite d’une image stable de l’homme car le champ (spectre) des relations humaines est ouvert. Le point de départ d’une anthropologie fondée sur l’ontologie sociale n’est donc pas “l’homme”, mais la variété des phénomènes historiques et sociaux : est humain tout ce que les hommes font ou ont fait. « Comment, en tant qu’être générique, l’homme doit-il être conformé afin que sa nature s’accorde, apparemment sans contrainte, avec cette variété ? » (216), telle est la question fondamentale.

(*) (*) En français dans le texte. (NdT).(**) (**) Idem.(***) (***) Idem.

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Mais si l’anthropologie sociale prend donc congé du substantialisme anthropologique qualitatif, ce n’est pas pour tomber dans un pur fonctionnalisme, dans une métaphysique quantitative.

Concernant la relation nature-culture : la nature de l’homme, c’est la culture, mais pas dans le sens où l’homme pourrait s’abstraire des déterminations de la nature et modeler son existence terrestre selon son bon plaisir idéel. La confrontation de la nécessité aveugle de la nature et de la liberté culturelle est fausse. La liberté de l’aménagement de l’existence, qui s’exprime dans les différentes cultures, ne peut pas se défaire simplement des déterminations causales qui se situent de la nature et de l’histoire. Tout ce qui est réprouvé de manière éthique-normative comme étant inhumain, animal, se déroule dans le cadre de la culture. Les camps de concentration par exemple sont une pure œuvre de la culture. Un concept de la culture connoté éthiquement est par conséquent nul. « (…) l’homme devrait devenir, sous la pression de la (sa nature), un être de culture » (218). La culture est en outre à assimiler à la société. La lutte de l’être générique contre la nature extérieure détermine la structure de la cohésion humaine. Dit de manière marxiste : le niveau des forces productives détermine les rapports de production. Inversement, l’influence du milieu naturel (avec ses lois naturelles) sur la forme historique du moment est aussi variable. C'est précisément aujourd'hui que le progrès technique très rapide met en lumière dans quelle mesure la culture est insérée dans la nature : la rareté des ressources et la destruction de la nature sauvage menacent la culture de la société démocratique de masse (dans toutes ses variantes et à tous stades de développement).

Une anthropologie fondée sur l’ontologie sociale ne définit que les conditions nécessaires de l’action humaine, mais jamais toutes. Même si les phénomènes historiques et sociologiques sont inventoriés à partir de la nature de l’homme, les prévisions historiques-sociologiques n’en sont pas possibles pour autant, car l’on tomberait alors dans une anthropologie instinctuelle qui distinguerait les bonnes et les mauvaises impulsions. Par exemple si l’on prétendait que les impulsions mauvaises et asociales menaient à la guerre, et les bonnes à la paix. « Pas plus que l’homme ne mène la guerre parce qu’il est mauvais - et cela doit être peut-être dit de manière encore plus insistante - il ne lie pas des amitiés et ne vit pas dans des sociétés par suite de sa bonté naturelle » (218). L’on se heurte ici à la limite de la possibilité d’explication d’une anthropologie qui pense ses coefficients d’une façon de plus en plus conjointe avec les autres aspects relatifs à l’ontologie sociale : la relation sociale et le politique.

Le triptyque de l’ontologie sociale : la relation sociale, le politique et l’homme, peut ainsi constituer les prémisses conceptuelles de la recherche empirique en histoire, en sociologie et en anthropologie. Inversement, elle se préserve et se corrige à partir de leurs résultats.

La mortalité de l’homme

La polarité fait partie du spectre des relations humaines. Elle délimite la variété de ses formes avec ses extrêmes. Ces pôles doivent être mis en relation avec les données anthropologiques, et logiquement avec les dernières, les extrêmes, peu importe que l’on reconnaisse à l’homme une disposition instinctuelle ou rationnelle ou bien qu’on le considère de manière formelle-fonctionnelle, pessimiste ou positive.

Il s’agit de la chose ultime et de la plus élémentaire : sa vie, la conservation et la fin de celle-ci. Et donc de la mortalité. « La contingence de la vie est appréciée jour après jour en rapport avec la nécessité de la mort (…) » (240). Toute action est soumise à l’ultime critère de la proximité ou de l’éloignement de la mort. La mort est la mesure de la vie, car tout homme vivant en est conscient, pour lui et pour les autres.

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Si le fait de mourir, la fin de la vie, n’était tout simplement qu’une chose naturelle ou une chose d’une violence supérieure, la mortalité et la mort seraient vraisemblablement de peu d’importance pour le spectre des relations sociales possibles. Or la société et l’individu peuvent y être pour quelque chose dans une mort. Comment et quand l’on meurt, la mort est-elle proche ou lointaine, cela peut faire la différence dans le domaine de la relation sociale. Chacun sait ou trouve ce qu’il peut faire pour provoquer sa propre mort ou celle d’un autre quand il le faut. S’il n’y avait pas la mort pour l’homme, il n’y aurait pas non plus de meurtre et pas non plus le fait d’être prêt à mourir. Or l’inimitié et l’amitié comportent : la première, la propension à tuer l’ennemi, et la seconde à mourir pour l’ami.

Et donc la mort est pour l’homme non seulement un phénomène biologique, mais aussi un phénomène culturel. Si la mort violente (celle qui est donnée à l’ennemi ou celle qui est reçue pour l’ami) a un sens, la mort naturelle n’a de sens qu’en relation avec un au-delà métaphysique. Mais, avec le fait de tuer ou bien de sacrifier sa vie, l’intention et le sens sont toujours associés. De même que l’auto-préservation implique une identité puissante, de même la lutte avec l’ennemi implique la propension à affirmer l’identité de son propre groupe, ce qui peut vouloir dire tuer ou être tué. Supprimer l’ennemi laisse davantage de champ libre dans le domaine des relations au déploiement de son propre groupe et à sa prétention à être l’unique forme de vie intéressante.

Puisque l’instinct de conservation chez l’homme et dans les sociétés signifie davantage que la préservation de la vie biologique, à savoir : l’affirmation et l’extension du pouvoir de vivre selon sa conception du monde, le seuil de blocage du meurtre est bien plus bas que chez les animaux, par exemple que chez les mammifères supérieurs. Le sentiment d’insécurité des hommes est infini, la forme culturelle de la cohésion est menacée par d’autres cultures ; c'est pourquoi il y a également, à côté de la lutte physique (avec le fait d’être prêt à tuer ou à mourir), une lutte idéelle pour la conception correcte de la bonne vie. Sauf que cette lutte idéelle peut devenir aussi finalement physique (la guerre est un affrontement physique en vue aussi de l’hégémonie idéelle).

Dans la pratique, l’acceptation de la mort violente est intégrée dans la disposition d’esprit de toutes les collectivités politiques connues. Aucune ne peut être privée de la loyauté, et donc de l’amitié pour le bien commun, ainsi que de la propension des individus à combattre pour elle contre l’ennemi au risque de leur vie.

Il y a de l’inimitié et de l’amitié sur tous les plans de la relation sociale, et pas seulement dans la politique, ou alors il n’y aurait aucune opération privée de sacrifice (par exemple, les sauvetages au péril de la vie) et pas de meurtres (par exemple d’un ennemi personnel).

L’inimitié (être prêt à tuer) et l’amitié (être prêt à mourir) n’ont rien à voir avec le jugement moral (par exemple, la première attitude = mauvaise, égoïste, et la seconde = bonne, altruiste). « L’homme peut mener des actions que les autres hommes tiennent pour agréables et/ou utiles, ou bien pour désagréables et/ou nocives » (244). Il n’y a donc pas pour nous les hommes de “bien” et de “mal” absolus et par conséquent extrahumains. La situation humaine n’est pas à juger de l’extérieur. C'est pourquoi un homme qui s’isole socialement n’est pas absolument un égoïste, et celui qui en tue un autre n’est pas absolument mauvais. Celui qui donne sa vie pour la patrie ou pour un ami peut agir de manière criminelle, par exemple quand il s’agit d’un État impérialiste en guise de patrie ou quand l’ami est un assassin d’enfant.

La réflexion privée sur sa propre mortalité n’a pas d’importance pour ce qui concerne les relations sociales. L’on ne peut en penser ou en dire vraiment que peu de choses. Il est démontré du point de vue de l’histoire des mentalités que le rapport social à la mort prime sur le rapport privé à la mort. Si le christianisme individualiste a confronté pour la première fois l’individu au souci de la mort, il n’y manque cependant pas de références sociales : en effet, c’est le devoir de l’amour du prochain qui est la pierre de touche relative au souci du salut de

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l’âme après la mort ; derrière le prochain, il y a Dieu (ou de facto bien plutôt son représentant sur terre).

Hobbes confia à la religion la préoccupation qu’a l’individu de sa propre mort et il plaça la peur de la mort violente au centre de sa théorie de la société et de l’État. Il part donc lui aussi d’un sentiment subjectif, de la peur de devenir une victime. Il ne connaît pas d’autres combinaisons de la mort propre et de la mort d’autrui, ainsi que du fait de donner la mort ou de la recevoir. Et il néglige donc de manière tout à fait individualiste le fait que l’on puisse tuer ou mourir pour le bien d’autrui et non pas directement pour soi. Et en effet, pour Hobbes, la fuite devant l’ennemi est simplement (pour la société dont on fait partie) déshonorante, mais ce n’est pas une désertion condamnable. Il en reste à une préservation comprise de manière naturaliste, et il ne reconnaît pas que cet instinct de conservation s’associe toujours chez l’homme à une composante idéelle, la conception d’une “forte” vie en communauté juste et digne d’être vécue.

La peur de sa propre mort, des souffrances et de la dégradation de la vie considérée comme une vie correcte, est le moteur de la recherche qui n’en finit jamais de la sécurité que le pouvoir apporte. Le pouvoir est tout de même capable à certaines époques d’augmenter la conscience de soi (des individus, des groupes ou des collectivités) de telle manière que la lutte pour davantage de pouvoir fait accepter parfaitement le risque de la mort. À côté de la certitude de défendre la cause la meilleure, la certitude d’être moins mortel que l’ennemi à affronter enflamme le courage.

Encore une fois : les extrêmes de la relation sociale : amitié versus inimitié, ne sont ni de nature psychologique (amour versus haine), ni éthique (bien versus mal), mais ils sont fondés sur le fait objectif de la mortalité de l’homme et de la capacité humaine à tuer. Cela ne signifie pas que de facto que l’on va se trouver dans une situation confuse concernant les motivations : il est moins coûteux pour le budget psychologique de haïr un ennemi qui représente une menace existentielle-identitaire et, de la même façon, il est plus facile pour le budget éthique de le taxer de scélérat.

Dans le règne animal, haine et inimitié, sympathie et amitié, coïncident (comme également pouvoir et violence) ; mais pas dans le spectre des relations sociales entre les humains. Ce qui vaut pour le psychique vaut également pour l’éthique : l’inimitié ne naît pas du dégoût moral ; elle représente plutôt une rationalisation après coup. Le vecteur dans la dynamique du pouvoir, dans la distribution des rôles constamment changeante entre ami et ennemi, est décisif. La logique de la préservation et du renforcement de l’identité pose le cadre dans lequel le sentiment affectif et moral doit trouver ses repères. La stratégie et la tactique du principe de réalité et de pouvoir subordonnent le comportement concret du sujet. Les situations qui exigent une action sont interprétées suivant la logique mentionnée, les affects et les sentiments moraux sont modifiés.

Tout prend sa source dans le fait reconnu que la préservation et le renforcement de l’identité ne doivent pas être confondus avec l’instinct de conservation physique, mais avec leur traduction dans le domaine spirituel ; l’identité est la devise du bon art de vivre revendiqué. Le fait de donner la mort et celui de la recevoir sont des questions d’identité sur le plan de l’humain. « L’inimitié extrême est la négation absolue de l’identité de l’autre qui va jusqu’a son anéantissement spirituel et physique (…) », et inversement pour l’amitié : l’affirmation de l’identité de l’autre va jusqu’à l’abandon de soi.

Amitié, inimitié

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Il est connu que l’action altruiste (avec la forme d’amour la plus élevée : mourir pour d’autres) a justement son apogée dans la guerre. L’altruisme cherche à assister l’ami dans le combat contre l’ennemi au risque de la vie. D’un autre côté, le pur égoïsme (la lâcheté devant l’ennemi) peut se dissimuler derrière la sociabilité et la coopération conventionnelle. L’on ne peut pas donc dire que la proximité et la tendresse personnelles fassent partie de ce qu’est l’amitié au sens de l’ontologie sociale. En général, les amitiés à distance sont davantage fondées sur une base d’intérêt que sur une proximité personnelle. Les conflits qui y naissent font montre d’une force explosive particulière ainsi que les guerres civiles ou les persécutions des hérétiques le prouvent. C'est comme avec la ressemblance : l’intimité n’est pas le point de départ de l’amitié, ce qui ne signifie pas que l’intimité (et la constatation de la ressemblance) résulte de l’amitié. Inversement : l’amitié/inimitié provoque le rapprochement/éloignement ! Un ennemi reconnu comme identitaire et seulement comme identitaire n’exclut pas entre autres l’intimité et la proximité (des affects de sympathie).

La tradition philosophique antique a affirmé qu’il n’y avait d’amitié qu’entre semblables, qu’entre vertueux ; la dépendance d’un rapport hiérarchique exclurait aussi bien l’amitié que la méchanceté. La ligne traditionnelle scélérate (celle des sophistes) soutenait au contraire que c'est l’intérêt propre qui se trouve en fin de compte à la base de l’amitié. Une médiation entre les prétentions excessives et irréalistes de la vertu et de l’égalité et l’utilitarisme cynique a été trouvée sous la forme de l’aide mutuelle.

La thèse de la vertu, et respectivement l’amitié, se sont vu infliger un camouflet avec la définition classique de la vertu comme perfection et modestie : est-ce qu’un homme vertueux cherche encore des amis dans son autarcie ? Et qu’en est-il de l’égalité ? Il y a derrière la vertu des qualités individuelles qui sont très inégales ! En outre, les envieux, les arrivistes et les impatients, se ressemblent, mais ils ne trouveraient pas l’amitié sur la base de tels traits de caractère.

Pour remédier à ce dilemme, il faut analyser la situation et les circonstances qui sont la condition d’une amitié possible : et donc à proprement parler la situation tactique sur le champ de batille des identités, lesquelles, dans le cas de l’amitié, cherchent des alliés qui les confirment. Peu importe qu’elles soient semblables ou également vertueuses, c'est la situation objective qui révèle si l’on peut ou non s’allier avec elles. « Étant donné la personnalité unique de chaque homme, l’égalité ou la similarité ne peut porter que sur un aspect ou tout au plus quelques traits du caractère » (257) : et donc des spécificités comme l’âge, l’origine, la formation, des valeurs particulières, des préférences, etc. Si, à un moment donné A de la relation qui a été nouée, la situation peut faire apparaître des aspects réjouissants à l’autre, à un moment donné B, avec une situation qui a changé stratégiquement, ce sont plutôt des qualités qui ne vont pas dans le sens du plan d’identité qui peuvent l’emporter.

Il ne faut pas oublier à ce sujet que l’identité n’est en rien quelque chose de monolithique : les devises du bon art de vivre, qui « ont une validité absolue » et sous lesquelles les hommes se placent (collectivement ou bien individuellement), sont malléables : elles sont interprétées à l’intérieur de l’interaction sociale. « Toute identité se remet de manière dynamique au diapason de toute nouvelle relation (…) » (257). L’identité cherche la reconnaissance et elle soupèse les possibilités qui vont dans ce sens. Et donc il ne s’agit pas que le propre programme d’identité soit comparé unilatéralement de manière stratégique à celui de l’autre, mais il est possible que l’interprétation de ce programme soit adaptée de manière opportuniste. En tout cas, devant le spectre des options de la relation sociale, la question de la similarité se décide entre agression et défense. L’on trouve quelque chose de semblable à soi chez l’autre parce que cela conforte (et étend) sa propre identité. « (…) l’insistance unilatérale sur les ressemblances et les points communs sert des objectifs agressifs ou défensifs : le supérieur légitime ainsi son droit à faire disparaître l’indépendance, et respectivement la différence, du subordonné, ou bien le subordonné rappelle de la sorte son

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supérieur à ses devoirs lorsqu’il se comporte “comme un étranger” » (258). Il n’y a rien de plus erroné que de rappeler à des parties brouillées l’existence de points communs afin qu’ils enterrent la hache de guerre ! Au contraire, une certaine proportion de similarité est la condition pour le déclenchement des hostilités ; ce qui est totalement étranger n’intéresse en aucune manière. C'est toujours la différence spécifique entre des parties ennemies ayant la plus grande “parenté” qui est soulignée.

L’on constate fréquemment que, dans le combat idéologique entre deux sujets ennemis, il existe des structures de pensée communes malgré des contenus de pensée opposés. Que l’on pense à la structure de pensée eschatologique dans l’affrontement des Lumières avec l’Église. Là où il y avait Dieu du point de vue théologique, il devait y avoir sur le fond l’homme (et/ou la nature, l’histoire, la raison).

Des objectifs positifs, visés, ou négatifs, évités, qui sont partagés avec d’autres parties, ne sont pas des garants de la paix. Le fait qu’une femme soit aimée en même temps par deux hommes a bien mené au duel… L’amitié stratégique résulte de la poursuite de ce même but contre un troisième concurrent.

L’identité est une affaire d’interprétation ; deux partis qui défendent les mêmes valeurs (la même vision du monde) peuvent en arriver à être à couteaux tirés : ils interprètent de façon différente un mot d’ordre général qu’ils ont en commun, et à partir de là se développe une guerre idéologique qui dissimule les intérêts du moment opposés sous-jacents.

Des peuples avec une éthique qui cultive en premier lieu les vertus guerrières (l’“honneur national”, etc.) ont besoin, dans leur légitimation éthique, de moins de travail de rationalisation que ceux qui ont une éthique plus civile, “supérieure”. Nous avons déjà remarqué que l’association de la tranquillité/amitié avec une morale supérieure, et l’hostilité belliqueuse avec une morale primitive, n’est pas admissible. L’hostilité rationnelle-éthique fait appel à des universaux comme la justice et la paix et elle rassure la conscience malgré l’intensification des hostilités et des mesures de guerre (“mesures de répression”) : c'est ainsi que l’ennemi est dépouillé de toute personnalité et qu’il est un simple défenseur de ce qui est faux, injuste, tandis que la lutte pour l’hégémonie identitaire est édulcorée sur le plan de l’éthique universelle. L’on connaît cela non seulement de la part de communautés établies, mais aussi de la part de groupes ambitionnant l’hégémonie, par exemple des groupes révolutionnaires.

Dans la société démocratique de masse, l’idéal guerrier est plus éloigné que jamais de la norme éthique. Les guerres sont certes légitimées du point de vue éthique-rationnel (selon le modèle présenté plus haut). Mais, d’habitude, la guerre est connotée de manière explicitement négative comme une forme primitive “irrationnelle” de la résolution des conflits. Il en était autrement dans l’Antiquité ; un homme éthique n’est pas un homme s’il n’a pas d’ennemis ; mais il en est un s’il est « quelqu’un qui se montre de manière “noble, juste et vraie” (Plutarque) », comme un ennemi vis-à-vis de l’ennemi, en privé comme en public, dans la guerre. Celle-ci est dénuée d’animosité personnelle, elle est le lieu de la générosité ainsi que de la bravoure/vertu. Dans l’image de l’ennemi, nous pouvons avoir la possibilité de reconnaître notre propre faiblesse et ainsi nous donner l’occasion d’augmenter notre contrôle de soi et de nous améliorer. Schiller : « Si mon ami me montre ce que je puis faire, mon ennemi m’enseigne ce que je dois faire ». L’on porte avec soi une image embellie de soi.

Quintessence : les facteurs éthiques et psychologiques sont neutres à l’égard de l’amitié et de l’inimitié.

[Comprendre :3. La continuité dans le spectre de la relation sociale

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A) Sens et étiologie de la continuité- Les pôles amitié/inimitié ne sont pas des catégories d’ordre polarisées- La mortalité/létalité, c'est la chose la plus réelle qui détermine la relation sociale- Pas de ou/ou classificatoire (pas d’entre les deux)- Mourir/donner la mort sont les extrêmes rares, mais ils réduisent de moitié l’amitié/inimitié dans toutes leurs formes et intensités- Le spectre de la relation sociale est un continuum coloré par les extrêmes : derrière l’amitié, il y a la possibilité d’un altruisme extrême : le sacrifice de soi pour des amis- La polarité amitié/inimitié permet de classer toutes les formes connues historiquement de relation sociale indépendamment des motivations psychologiques, économique, biologiques- Le classement de la relation sociale sur l’axe amitié/inimitié concrétise la société comme le lieu de la relation d’identité ami/ennemi ainsi que de sa variabilité- Le passage flou ami/ennemi dans le spectre de la relation sociale a pour base les extrêmes amitié/inimitié- La base de la continuité dans le spectre de la relation sociale a trois caractéristiques :a) Intensité : symétrie réciproque de la mi-amitié/mi-inimitié. Ces moitiés contiennent des nuances infiniment nombreuses d’intensité de l’amitié et respectivement de l’inimitié. Il est possible de passer d’une intensité à l’autre et même de traverser la ligne de neutralitéb) Extension : l’amitié, et respectivement l’inimitié, peut se rapporter à une petite et même négligeable partie de l’intérêt de l’acteur, mais aussi à un intérêt essentiel de ce dernier. Le domaine d’intérêt est pour le premier une conquête érotique, et pour le second le bien de l’humanitéc) Petit et grand domaine : l’amitié et l’inimitié structurent aussi bien le domaine privé que le domaine public, et donc le spectre de la relation sociale des individus aussi bien que des collectivités. Cela constitue une uniformisation remarquable de l’étude du social ; elles présentent la même morphologieCela vaut aussi pour les différents domaines du social : économie, science, politique, religion. Les religions par exemple se constituent et se dissocient sur la base de la même dynamique d’association et de dissociation que les partis politiques- Ce ne sont pas les idées, les mèmes, les caractéristiques raciales, les caractères nationaux, ni les téléologies et les malédictions qui déterminent la marche de l’histoire, mais les configurations concrètes d’hommes concrets avec leurs hypostases : slogans, idées directrices, maximes, visions du monde (idéologies)].

Altérité et confiance

Le caractère étranger n’est pas égal à l’imprévisibilité, et l’amitié n’est pas égale à la familiarité. L’altérité ne doit pas entraîner nécessairement l’hostilité, et le dépassement de l’altérité ne veut pas dire nécessairement l’amitié. Naturellement, « il y a en effet la possibilité que ce qui est étranger et bizarre comporte de l’hostilité, et aussi que la tension qui lui est inhérente éclate en hostilité. Elle ne le doit pas tant que les intérêts vitaux de l’identité ne sont pas menacés, car ce qui est préjudiciable à ces intérêts n’a (…) que dans de très rares cas le caractère du bizarre » (326).

L’on ne doit pas non plus concevoir l’altérité uniquement de manière culturelle. « Dans certaines circonstances, l’altérité ou l’éloignement “humain” s’accroît pour devenir plus une hostilité qu’une distance culturelle. En effet, ce qui est culturellement étranger est ressenti normalement comme une provocation étant donné qu’il prouve de par sa simple existence le

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contraire de l’évidence de ses propres valeurs culturelles » (326). Cela est également valable pour un comportement (novateur) déviant.

Deux valeurs (culturelles, sous-culturelles) prises de manière absolue peuvent entrer en conflit si l’on admet que des actes agressifs pourraient être la conséquence de la provocation (par le seul “fait d’être”). « Sinon, l’écart culturel entre deux sujets individuels ou collectifs ne représente pas une raison nécessaire ou suffisante pour susciter l’hostilité (…) » (327). Ceci est attesté par des conflits extrêmes qui se produisent sur un terrain culturel commun et par la fonction de modèle occupée par des personnes ou des institutions de culture étrangère.

Ce qui provoque l’impression spontanée à l’égard du contenu “de ce qui est étranger” dépend moins de son caractère étrange et beaucoup plus de la disposition d’esprit momentanée. Celui qui est en train de se noyer acceptera avec reconnaissance l’aide de n’importe quelle personne, même si elle est dissuasivement étrange-étrangère. Mais lorsque cet étranger surgit brusquement dans son “pré carré”, cela semble être spontanément menaçant. Le préjugé est naturel, il est pour ainsi dire une estimation sommaire de la situation, estimation qui soulage ; mais la dynamique de la relation sociale peut dépasser cette estimation - et le premier jugement fait à la va-vite peut devenir un jugement bien pesé. Et donc la rencontre de ce qui est étranger est soumise à la logique de la relation sociale avec ses deux pôles extrêmes et le champ qui se situe entre les deux.

L’étranger se situe provisoirement à l’extérieur du spectre, il n’est pas encore “classé”. C'est cela qui produit la tension. « Lors de la rencontre avec quelque chose de familier qui était imprévisible, c'est en revanche la surprise après coup qui prédomine (…) ».

L’“étranger” n’est pas une catégorie statistique. Chacun peut apparaître comme étranger à quelqu’un d’autre. La désaffection est partout possible, et il est possible d’entrer en relation de familiarité avec tout étranger. Il y a quelque chose d’étranger dans tout ce qui est familier, sauf que pour l’instant cela n’a pas d’importance vitale. Lorsque les identités s’accompagnent d’autres besoins et qu’elles se modifient, elles peuvent alors toucher des points qui sont soudain devenus vitaux alors qu’ils étaient jusqu’à présent des éléments de peu d’importance dans le domaine familier, ce qui crée des hostilités.

L’on peut faire ressortir différentes attitudes (historiques-ethniques) à l’égard de l’étranger. Celles-ci dépendent de la phase de l’évolution sociale et du caractère d’ensemble de la formation sociale : l’étranger peut être tué, mais il peut aussi être traité pour ainsi dire comme un dieu ; entre les deux, il y a tout le spectre de la relation possible : partenariat, échange de cadeaux, adoption, pacte du sang. Un peuple donné peut connaître l’hospitalité inconditionnelle, mais il espère que l’hôte repartira ; un autre peuple peut admettre que les lois de l’hospitalité soient motivées plutôt personnellement, et non pas par principe. La pression d’intégration peut être d’intensité différente. La personne naturalisée peut répondre par un excès de conformité ou bien par un ressentiment latent et, dans ce cas, accentuer sans cesse sa différence.

La confiance ne doit pas nécessairement accompagner la familiarité, et la défiance le caractère étranger. Une méfiance peut être toujours présente en dépit de toute la familiarité, et de même une confiance malgré toute l’altérité ; ici aussi, la logique de la relation sociale exerce une influence sur le matériel malléable des contenus concrets. La confiance grandit et disparaît dans la vie sociale. La confiance est toujours particulière, elle se réfère toujours à des aspects particuliers de la vie sociale, à des sujets déterminés, à certaines qualités de ces derniers. Et corrélativement, la méfiance existe elle aussi de manière toujours particulière. La confiance/méfiance à un égard peut parfaitement coexister avec la méfiance/confiance à un autre égard. La possibilité de la direction d’évolution des sujets est trop grande pour que l’on puisse établir un chèque en blanc. Du reste, les criminels doivent pouvoir avoir aussi une forte confiance mutuelle. Le but demeure toujours une organisation du spectre de la relation sociale : la confiance se situe plutôt du coté amical du spectre, et la méfiance du côté opposé.

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On ne doit pas nécessairement répondre à la confiance par la confiance ; mais elle peut relever de la spéculation et être accordée à l’avance. L’identité de quelqu’un peut confirmer en toute confiance une chose dans son intérêt, mais il est possible aussi que ce ne soit pas le cas ou bien que cela n’ait pas d‘importance.

La confiance est normativement indéterminable ; elle existe par exemple, comme cela a été vu, parmi les criminels sous un signe qui n’est pas normatif.

«  (…) la confiance n’a pas (…) comme périmètre ou référence la société tout entière, et elle ne relie pas non plus à un instant donné tous les membres de la société à tous les membres de cette même société » (331). La confiance existante favorise et renforce certes l’amitié et la coopération, mais elle ne garantit pas un parcours sans accroc. Des surprises sont toujours possibles. La confiance entre les hommes d’une société se manifeste de préférence là où il existe une institution impersonnelle de méfiance rationnelle (chez tous, les justes et les injustes) qui contrôle la société, et donc si chacun doit avoir du respect, si ce n’est même de la peur, vis-à-vis d’une institution sociale. Celle-ci représente la volonté sociale, constituée de façon impersonnelle, de réduction de l’imprévisibilité, volonté à laquelle tout un chacun peut (et doit) se tenir. La pacification, la paix prescrite, est la mère de l’amitié et non l’inverse : les institutions autoritaires supra-personnelles bien ordonnées créent des rapports de confiance. Pacta sunt servanda(*)(*) - et donc je te fais confiance. Inversement, la confiance devient une affaire très personnelle là où ces garanties de la méfiance rationnelle, et donc des institutions respectées, font défaut.

Nous constatons donc que ce n’est pas la confiance qui est à la base de la société. C'est uniquement là où il existe des institutions impartiales créatrices de confiance, et éventuellement violente-répressives, que la confiance fait son apparition de manière suffisante. Les recommandations morales telles que : « Fais confiance et l’on te fera confiance » ne font que prouver le fait que, si on les exprime, c'est que la réalité est autre. L’image idéale que la société se fait d’elle-même, et qui s’expose dans les principes moraux, crée la conscience de soi de la société sans laquelle la société ne pourrait pas fonctionner. « Trau, schau, wem »(**)(**) devient quelque chose de plus juste pour la réalité du danger qui émane de l’homme pour l’homme. Pas de sagesse sans méfiance !

Dans la situation actuelle de la société démocratique de masse saturée avec sa pluralité de valeurs, un ciment social liant est très demandé. À côté de la “rationalité objective”, on a déjà fait aussi usage de la “communication non-violente” et de la “confiance”. La sentimentalité de ces deux derniers “liants” théoriques a trouvé un large écho favorable. Les formulations et les théorisations sont, comme chacun le sait, d’autant plus emphatiques que les lacunes intellectuelles qu’elles doivent couvrir sont grandes. Si nous comparons, du point de vue de la “confiance”, les rapports sociaux démocratiques avec les rapports autoritaires-hiérarchiques, nous constatons ceci : « La probabilité que la confiance soit placée en quelqu’un croît avec la différence relative de pouvoir (...) » (335). En effet le plus fort peut contrôler le plus faible. « En cas d’égalité de pouvoir, il devient très probable que l’on réponde assez souvent, en tout cas à long terme, à la confiance inconditionnelle d’une partie par un comportement d’exploitation, tandis que la confiance conditionnelle est suspecte » (335). Et qu’en est-il pour le plus faible ? Il n’a aucune chance de contrôler le plus fort ; mais, en faisant son devoir, il acquiert la bonne conscience que lui crée l’autorité morale. De même que la sagesse est associée dans les dictons de tous les peuples à la prudence et à la saine méfiance, l’inconscience l’est toujours à la naïveté et la frivolité morale.

(*) (*) Les conventions doivent être respectées. (NdT).(**) (**) Vieux proverbe allemand, qui viendrait du latin : Fide, sed cui vide ! qui veut dire : fais confiance, mais fais attention à qui tu l’accordes. (NdT).