40878 MARGUERITE WUNSCHER Archives Hongroises [InLibroVeritas.net]

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Marguerite Wünscher Archives hongroises - Collection Biographies / Témoignages - Retrouvez cette oeuvre et beaucoup d'autres sur http://www.inlibroveritas.net

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Marguerite Wünscher

Archives hongroises

- Collection Biographies / Témoignages -

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Table des matièresArchives hongroises....................................................................................1

Cantate familiale..................................................................................2Voix croisées.....................................................................................24Accusé, levez-vous!.........................................................................188Finale...............................................................................................218Bibliographie...................................................................................264

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Archives hongroises

Auteur : Marguerite WünscherCatégorie : Biographies / Témoignages

Le destin embarque un jeune Hongrois dans les turbulences de l'Europe dela première moitié du 20e siècle.

"Archives hongroises" raconte la vie de Frigyes Wünscher, un homme quia affronté une guerre de 30 ans moderne, dans un petit pays aux frontièresincertaines tiraillé entre des grandes puissances aux visées hégémoniques,la Hongrie.

C'est l'histoire vraie d'une famille européenne qui a dû faire face auxévénements tragiques de la grande Histoire.

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Cantate familiale

Géopolitique simpliste

Dans le Mallet et Isaac de mon enfance, j'ai appris qu'à l'aube du 20esiècle les alliances stratégiques divisaient l'Europe en deux. D’un côté, LaFrance, la Grande- Bretagne et la Russie. De l’autre, l’Italie, l’Allemagneet l’Autriche-Hongrie. Quand la Hongrie se libère d’un siècle et demi dedomination turque, elle tombe sous la domination des Habsbourg. Délivréede cette tutelle, de quelle puissance deviendra-t-elle la proie ? Quandl'Autriche-Hongrie, le centre de gravité de l'Europe, bascule, quel est lebon côté de l'histoire ? Quand la France est en guerre contre l’Allemagnequi envahit la Hongrie, quand l’Armée rouge chasse les nazis, quandl’occupation militaire soviétique couvre l’installation durable d’un régimetotalitaire, comment se faufiler dans les méandres de la géopolitique ? Celui qui porte haut un nom allemand comme Wünscher, n’est-il pasl'otage de ses origines ? N'est-il pas avéré que les citoyens d'origineétrangère sont, en cas de conflit, traités de traîtres dans leur paysd'adoption, quand bien même leurs actes auraient prouvé le contraire?

Suite allemande

En Europe centrale, les généalogies sont très compliquées. Le berceaude la famille Wünscher se trouve dans le duché de Saxe-Meiningen, aucœur de la Thuringe. Une tradition saxonne de la fin du 15e siècleconsistait à partager l’héritage entre les héritiers masculins, ce quientraînait la formation de micro Etats. La famille est originaire deMeiningen, la capitale de l’un de ces duchés, sise sur la rivière Werra. Ellea émigré au fil des siècles de la Saxe vers la Bohême qui faisait partie del’Empire austro-hongrois (aujourd'hui la République Tchèque), et enfin àBudapest.

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Longtemps, la Saxe fut liée à la Hongrie. Au 9e siècle, les tribusmagyares venues de l’est de l’Oural, conduites par Árpád, soumettent lespopulations locales de la plaine pannonienne et se livrent à des razzias àl'ouest. Peu à peu, elles se sédentarisent. Un descendant d'Árpád reçoit lebaptême en 980 avant d'être sacré roi de Hongrie en 1001 sous le nomd'Etienne 1er (István), plaçant son pays au rang des grandes nationschrétiennes. Sous son règne, le pays prend alors, pour l'essentiel, laconfiguration qu'il conservera jusqu'en 1918. Son petit-fils, Géza II, voulutconsolider le royaume en faisant appel à des Saxons qui s’installèrent au12e siècle sur tout le territoire transylvain. Ces colons venaient de l’ouestde l’Allemagne, mais aussi du Luxembourg, de Lorraine et de Moselle. Onles surnomma " Saxons ". Cinq cents familles reçurent des terres. Choisispour leurs compétences, ils reçurent du Roi la mission de développerl’agriculture et les activités minières, de fonder des cités marchandes et dèsle 13e siècle de faire face aux invasions des Tatars.3 Une fois la Hongrielibérée des Turcs en 1699, le Roi Léopold Ier voulut repeupler le paysdécimé par cent cinquante ans d'occupation ottomane. Son plan decolonisation attira de nouvelles implantations d'origine germanique à l'estdu lac Fertö (Neusiedler See), dans le Burgenland. Les grandes famillesfirent venir des milliers de paysans pour assécher les terres et cultiver leursdomaines. Ainsi, les Saxons étaient déjà fortement implantés à l'ouest et àl'est du royaume de Hongrie depuis le Moyen-Âge, et les échanges avecleur pays d’origine ont toujours été étroits. Une troisième vagued’immigration fut initiée au 18e siècle par l’Impératrice Marie-Thérèse quienvoya des fils de serfs originaires de Thuringe, de Franconie ou deSouabe pour développer la plaine du Banat, dans cette région aujourd’huipartagée entre la Hongrie, la Roumanie et la Serbie. La famille Wünscher ne fit pas partie de ces trois importantes vaguesd’immigration. Mais elle s’expatria bel et bien au 19e siècle, probablementpour répondre à des opportunités de promotion, professionnelle et sociale. Quand mon grand-père fit des recherches généalogiques pour prouveraux autorités les origines aryennes de notre famille, il remonta jusqu’audébut du 18e siècle, à la quatrième génération. Mon grand-père et magrand-mère paternels descendaient tous deux d'Anton HeinrichWünscher, pâtissier-confiseur à la cour du duc de Meiningen, un luthérien

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marié à une demoiselle La Rochelle. Son fils, Abraham Ernst, né en 1767,sera chef de cuisine du duc. J’aime l’idée que mes ancêtres étaient artisansdans les métiers de bouche.

Abraham Ernst Wünscher eut deux fils, Karl, bisaïeul de magrand-mère, et Friedrich, bisaïeul de mon grand-père. Tous deux naquirentà Meiningen. Le premier, Karl (1805-1873), était musicien de chambre du duc deMeiningen. Il donna naissance à mon arrière-grand-mère, Anna ElisabethWünscher, née en 1833 dans la même ville. Celle-ci épousa FranzMorawek, originaire de Moravie (actuelle Slovaquie). Il exerçait laprofession de Directeur de l’office des dépôts. Mort en 1906, il est enterréau cimetière de Smichov à Prague. Sa fille était ma grand-mère, ElisabethPhilippine Karoline Morawek qui naquit à Prague le 20 janvier 1867.Cette année 1867 est celle du compromis austro-hongrois qui voit aussi lanaissance de la double monarchie. Elisabeth qui avait fait des étudesd'institutrice, et sa sœur Emmy, vécurent avec leur mère à Prague, àVienne et enfin à Budapest où elles se marièrent. Elisabeth épousa mongrand-père, son cousin issu de germain. Emmy épousa un veuf, un certainMaixmer qui s'éteignit en 1939. Les deux sœurs moururent à quelquesjours de distance, respectivement le 25 juillet et le 1er août 1940.

Friedrich (1809-1894), le second fils d’Abraham Ernst, épousaElisabeth Waldorf, dont il eut un fils, Franz, le père de mon grand-père.Elisabeth mourut en couches en 1835. Friedrich fit un second mariage avecJulie Pfleger, dont il eut cinq autres enfants. Jardinier-paysagiste du PrinceKinsky à Prague, il dessina le parc de son château. Pour le remercier de sesbons services, l'Empereur François-Joseph l'anoblit et lui donna le titre decomte de Werra. Il reçut une montre en or dont ma sœur, Martine a hérité,ainsi que de sa chevalière. Sur le camée bleu, l’écusson représente unbouquet de fleurs et un homme travaillant la terre. Armes familiales ôcombien pacifiques ! Friedrich Wünscher Von Werra est mort en 1894.Franz, son fils aîné, mon arrière-grand-père, était commandant du 38erégiment d’infanterie du baron de Mollynary. Il avait épousé Emmy Paldt,fille d'un magistrat municipal, qui lui donna un seul fils, Frigyes FranzJosef. Lors d'une chute de cheval durant la guerre en Croatie, Franz fut tué

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accidentellement. Son fils avait alors 14 ans.

Frigyes Franz Josef Wünscher, mon grand-père, est né à Budapest en1862. Après des études d’ingénieur des chemins de fer, il prit la directionde l’exploitation de la ligne ferroviaire austro-hongroise qui reliait Kassa(aujourd’hui Košice en Slovaquie) à Oderberg, à la frontière allemande,sur environ 400 km. A Prague, il rencontra la jeune Elisabeth Morawek etl'épousa en 1890 à l’église Saint Mikulas. Il avait 28 ans, elle juster 23. Ilshabitèrent un temps dans le même quartier, au 14 rue Vlasska, puiss'installèrent à Budapest, dans la vieille ville de Buda, sur la colline duchâteau, dans le 1e arrondissement. C’est là que naquirent leurs trois enfants : Ferenc, en 1890, qui mourutl'année suivante, Frigyes en 1892. Le dernier était une fille, Erzsébet néeen 1893. Frigyes était mon père, Erzsi était ma tante. Frédéric et Elisabethen français.

J'apprécie que ma famille paternelle ne soit pas d’origine prussienne. Eneffet, la Saxe-Meiningen n'était pas intégrée à la Prusse même lorsquecelle-ci constitua le noyau d’un royaume qui pesa sur l’histoire de l’Europeentre 1701 et 1918. D'ailleurs, il est avéré que ma famille n'a jamaismanifesté d'attirance pour les armes et ne compte ni généraux ni grandsguerriers. A croire que nous n'aimons pas plus la gloire militaire que ledestin politique. Au Congrès de Vienne, les trois duchés de Saxe rejoignent les Etatsconfédérés de l’Empire allemand. Ces trente-huit Etats souverainsconstituant la Confédération germanique, sont présidés par l'Empereurd'Autriche qui règne par ailleurs sur les pays autrichiens, la Bohême et laHongrie. A Meiningen, la mort du dernier Wünscher est signalée en 1873et la dernière, une fille, y naquit en l’an de grâce 1833. En 1920, sous larépublique de Weimar, la Saxe fut incorporée au land de Thuringe, dont lacapitale était Weimar, qui fut à son tour intégrée à la RDA de 1947 à 1989jusqu’à la chute du Mur.

J'aime que ma lignée paternelle vienne d’une région de fleuves et deforêts. La Thuringe est le cœur vert de l’Allemagne, autrefois grande

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productrice de guède ou pastel. Les boules de cette plante formaient des "coques " que l'on utilisait comme colorant artisanal, d'où le nom de pays decocagne. Au 14e siècle, l'or bleu commençait à illuminer les vitraux descathédrales. Le bleu, couleur des barbares, des étrangers et des Germains,devenait couleur divine. La Thuringe est aussi une terre de musiqueclassique. J.S. Bach y vécut une grande partie de sa vie. Johannes Brahmsfit de nombreux séjours à Meiningen et y créa sa 4e symphonie. Cette région étant limitrophe de la Bohême, notre famille a pu émigrer àPrague dans les années 1820. Puis, le même glissement s'est fait de Pragueà Budapest avec mes arrière-grands-parents, comme il s’était fait deMeiningen à Prague, la génération précédente. J’aime cette idéed’appartenir à une famille de transeuropéens, à des époques où lesfrontières étaient provisoires. Aujourd'hui, un grand nombre de Wünschervivent en Al lemagne. Dans l ’annuai re , on en dénombre 183,principalement à Berlin, Leipzig, Stuttgart, Weimar, sans compter ceuxd’Autriche. Quant aux statuts sociaux-professionneles, on dénombre, du côté demon père, un confiseur, un cuisinier, un musicien, un jardinier. Ce n’estqu’au 20e siècle que les professions se modernisent avec Grand-père, uningénieur, directeur d'une compagnie de chemin de fer. Côté religion, desluthériens comme il se doit, puisque la Thuringe devint protestante aucours de la réforme qui interdit le catholicisme en 1520. Mais au 18esiècle, quand la famille s’installa à Prague, le catholicisme réapparut avecElisabeth Waldorf, épouse de Friedrich Karl (du côté de mon grand-père)et Franz Morawek, époux de Anna Elisabeth Wünscher (du côté de magrand-mère). Leurs actes de naissance mentionnent qu’ils sont de religioncatholique.

A Budapest, mes grands-parents quittèrent leur appartement de Alkotásutca, pour s’installer avec leurs deux enfants dans le quartier deKriszstinaváros, derrière le Palais-Royal. Ils y firent construire, en 1901,une belle maison de ville, au 15 Pálya utca. Grand-père perdit sa situationen 1918 lorsque la Haute-Hongrie revint à la Tchécoslovaquie. La ligne dechemin de fer qu'il dirigeait fut alors nationalisée et il fut pensionné par legouvernement tchèque.4 Incapable de supporter l'inaction, il se mit à gérer

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une librairie « Csathy Ferenc Könyvkereskedés », à Krisztina Köröt. En1919, lors de la révolution de Béla Kun, tous ses avoirs bancaires furentconfisqués. Il mourut à82 ans, le 22 mars 1944. Il ne sut jamais que l'armée allemande venaitd'occuper Budapest trois jours auparavant.

La société all'ongarese

Mes grands-parents faisaient partie de la bonne société budapestoise,d'origine étrangère et magyarisée. Comment se représenter la société hongroise en cette toute fin du 19esiècle ? La capitale hongroise était née en 1872 de la fusion de trois villes.Sur la rive droite du Danube se trouvaient Buda, très ancien siège royal, etÓbuda fondée par les Romains, capitale de la Pannonie. Sur la rive gauche,Pest, centre administratif, commercial et industriel, se développaitrapidement grâce à la population industrieuse qui s’y était installée :marchands grecs, serbes, arméniens et surtout commerçants et techniciensallemands. Ces derniers s'étaient très bien intégrés à la société hongroise etavaient pris des positions dans la banque et le commerce, délaissés par lesMagyars. Ce n'est que lors de la 2e guerre mondiale que le terme génériquede " souabes " par lequel on les désignait, devint extrêmement péjoratif. 5 Et la campagne ? Dans la plaine hongroise, la terre était fertile et la viefacile pour les grands seigneurs et la petite noblesse terrienne. Les magnatscomprenaient trois familles princières et environ deux cents comtes etbarons. Six cents familles possédaient de grands domaines fonciers de plusde 600 hectares, près de deux cents avaient des propriétés supérieures à 6000 hectares. Des milliers d'ouvriers agricoles misérables cultivaient cesterres, maintenus dans des conditions de survie héritées du servage duMoyen-Âge. L'aristocratie, en revanche, occupait les postes de premierrang, politiques, diplomatiques et militaires. Elle présidait aussid’importants secteurs économiques. Menant grande vie dans leurschâteaux, ces aristocrates s'alliaient par mariage et vouaient une fidélitéinconditionnelle à la dynastie des Habsbourg.

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Plus que les grands magnats, la noblesse terrienne qu'on désignait dunom de " gentry ", eut particulièrement à souffrir de l'abolition du servage1ors de la révolution de 1848. Elle perdit une main-d'œuvre bon marché etaussi des terres, puisqu'il fallut les partager avec les serfs émancipés.Beaucoup d'entre eux affluèrent à Budapest pour prendre des fonctions ausein de l'administration. Dans les ministères, ils purent poursuivre une vieoisive et continuer à bénéficier de leur prestige social, tout en restantattachés aux valeurs nationales traditionnelles. Beaucoup confièrent leur domaine à un intendant ou un fermier d'originejuive, désigné comme le " házi zsidó " du domaine. Nombre de cesimmigrés venaient de Ruthénie et de Galicie (sud de l'Ukraine et sud-ouestde la Pologne) fuyant les persécutions et la misère, attirés par la traditiond'hospitalité de la Hongrie. Peu à peu, ces travailleurs habiles se rendirentindispensables dans les campagnes. Les petits nobles leur confièrentl'exploitation de leurs terres qu'ils firent prospérer à leur profit. Intendantsdes domaines, ils faisaient office de banquiers pour leurs maîtres et leurprêtaient l'argent nécessaire pour maintenir leur niveau de vie à la ville. Aleur mort, ils pouvaient racheter les propriétés souvent grevées de dettes,dont les héritiers voulaient se débarrasser. Avec les biens fonciers, ilss'achetaient une généalogie. François-Joseph en anoblit beaucoup. Leursfils firent à leur tour le voyage vers Budapest. Mais au lieu de s'enterrerdans l'administration, ils se consacrèrent aux activités nouvelles de lafinance et de l'industrie, méprisées, on l'a vu, par les fils de la " gentry ".Leur sens des affaires fit merveille. Cette nouvelle élite représentait 300000 personnes vers 1914, banquiers, industriels et entrepreneurs aussiriches et influents que les magnats fonciers.6 Elle contribua à lamodernisation de l'économie hongroise, au développement de l'industrie etdu crédit, tout en maintenant le système social traditionnel, favorable à leurenrichissement. A Pest, plusieurs communautés, à forte identité juive, allemande,arménienne ou serbe, se retrouvaient donc au coude à coude avec lesHongrois d'origine dans la course à la réussite. Leurs enfants, à leur tour,délaissèrent leurs négoces, pour s'investir dans la fonction publique et lescarrières libérales dédaignées par la noblesse. On les retrouve avocats,médecins, professeurs. Une certaine rivalité animait ces groupes d'origine

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et de culture différentes, aux intérêts concurrents. Les " vrais " Magyars, eux, ne voyaient pas d'un bon œil les nouveauxarrivants, travailleurs et tristement disciplinés, qui ne faisaient pourtant queprendre les places qui leur répugnaient, tandis qu'eux-mêmes seconsacraient aux plaisirs de la vie mondaine, dans les clubs, les cercles etles cafés. Cultivant une certaine nonchalance orientale qui fait le fonds dutempérament hongrois, ils préféraient parler de politique que d'en faire.Qui sait si, dans leur esprit, ils n'assimilaient pas secrètement tous cesparvenus, quelle que fût leur origine ? Commerçants, négociants,entrepreneurs, voire banquiers, se substituaient à eux pour les bassesœuvres des affaires, incompatibles avec leur vie d'aristocrates. Loin deremettre en cause leurs privilèges ancestraux, ces nouveaux venus leurdonnaient l'illusion de participer à la modernisation du pays. Pourtant, ilscontinuaient de regarder avec condescendance ces parvenus et d'en parleravec un certain mépris." Német " ou " zsidó " (allemand ou juif), ces gens-là n'avaient ni terre, nititre. Ainsi, ces élites apparues dans la société de l’ancien Régimesuscitaient de l’hostilité et finirent par devenir les boucs émissaires de lamodernisation.7 Car les rouages économiques et financiers étaient bienentre les mains de cette nouvelle bourgeoisie hongroise. Ces confrontations jouaient pourtant en faveur de la prospérité et del’originalité de la Budapest de François-Joseph : " La verve asiatique de larace magyare (s'alliait à) la soif de science et la passion de construire de laminorité allemande, et à l’ardeur commerciale des juifs. Le rêve deCharlemagne et de l’Impératrice byzantine, Irène, s’était réalisé :l’Occident avait à Budapest opéré sa jonction avec l’Orient, comme jamaisauparavant dans l’Histoire. " 8

Réforme ou révolution ?Sforzando

Pendant que la société civile hongroise s'affaire, se modernise et secapitalise, la politique hésite. La fin du siècle avait cristallisé deuxtendances opposées : les libéraux et les démocrates.

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Le premier courant jugeait que le progrès économique devrait générer leprogrès social. Son leader était un grand mécène aristocrate, IstvánSzéchényi, réformateur à l'anglaise, fondateur de l'Académie des Sciences.Son programme de réforme passait par la transformation de l'ordre social,l'abolition du servage, l'accès de tous aux charges publiques, le droit depropriété pour les paysans, l 'égalité devant la loi. Il défendait lalibéralisation de l'industrie et du commerce. Ce philanthrope entreprit degrands travaux pour permettre la navigation à vapeur sur le Danube ; ilcréa une usine navale, un port, une minoterie, implanta la sériciculture. Ilfit construire le premier pont reliant Pest à Buda, le Pont des Chaînes. Sonœuvre magnifique fut même saluée par l'un des principaux protagonistesde la révolution de 1848, Lajos Kossuth. Kossuth pensait au contraire qu'il fallait mener de front le combat pourle développement industriel et celui pour la liberté nationale. Il tentad'engager la Hongrie dans une troisième voie, sur des bases à la foislibérales et démocratiques. Ce fut un échec. Il ne réussit qu'à préparer lesesprits à la fin de la tutelle des Habsbourg. La guerre de libérationnationale amena la proclamation de l'indépendance de la Hongrie. Maiselle entraîna également une alliance entre les Habsbourg et les Russes. LaHongrie n'oubliera jamais cette trahison et les Russes deviendront pourlongtemps des ennemis à leurs frontières. Si profondément ancrée dans lesmentalités collectives hongroises, la russophobie s'enracine dans lesouvenir de cet te in tervent ion russe qui a mis f in à la guerred'indépendance de 1848-1849. Beaucoup de familles conservaientpieusement l'image représentant le poète Petöfi, blessé à mort par unlancier cosaque, écrivant avec son sang dans la poussière, le mot " Liberté".9 Parallèlement, une intense réflexion animait l'intelligentsia, cercles depoètes et sociétés de sociologues. La Hongrie était à l'époque un chantierd'idées et d'actions novatrices. Le même clivage que dans les milieuxd'affaires se retrouvait chez les intellectuels, issus pour moitié de lacommunauté juive. Tous se démarquaient des mouvements ouvriersd'influence marxiste. Ils ne parvenaient pas non plus à attirer la bourgeoisievers des réformes sociales qui auraient porté atteinte à ses privilèges. Cettesociologie politique particulièrement complexe doit être présente à l’esprit

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de qui veut comprendre les événements qui vont suivre.

Par ailleurs, la question des nationalités commençait à travailler lesesprits. Il est vrai que Vienne avait eu tout intérêt à dresser ces populationsles unes contre les autres pour affaiblir l'orgueil national magyar. " Lagénération libérale des Kossuth, Széchényi, Deák, prit pour règle deconduite que la Hongrie ne pouvait vivre sans le bon accord de sespeuples. Mais peu à peu, on vit se développer un nationalisme outrancierqui suscita la zizanie entre des populations habituées depuis très longtempsà vivre en bonne intelligence. " La montée d'un chauvinisme hongrois se traduisait surtout parl'indifférence manifestée pour le développement des populations nonmagyares. " Les Hongrois avaient mis trop d'espoir dans le loyalisme deces peuples qu'elles avaient tant négligés. "10 En Transylvanie parexemple, les paysans gardaient l'amer souvenir de la domination desgrands seigneurs hongrois. Il faudrait peu de temps pour que lespopulations allogènes, Serbes, Roumains, Ruthènes et Slovaques,réclament leur indépendance et menacent les frontières de la GrandeHongrie. En 1896, la célébration en grande pompe du millénaire de laconquête du pays par Árpád aggrava encore les tensions.

Un jeune homme brillant

Le décor est planté. Dans ce petit pays aux frontières incertaines oùmontent les nationalismes, sur cette terre composée d’une mosaïque depopulations, partagée entre l’Orient et l’Occident, dans cette société encoreféodale qui résiste à la modernité, dans cet Empire austro-hongrois quin’arrive pas à finir, quel peut être le destin de la nouvelle génération ? Pourelle, en cette fin de siècle, le sac est lourd à porter. Frigyes Wünscher naît à Budapest d’Elisabeth Morawek, 25 ans, et deFrigyes Wünscher, 30 ans. Cette naissance survient à peine un an après ledécès du premier né, le 28 janvier 1892. Sa famille appartient à labourgeoisie industrieuse puisque son père est ingénieur. On sait peu dechoses sur son enfance, mais probablement que ses parents investirent

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beaucoup d’espoirs sur ce deuxième garçon devenu l’aîné, par la force dudestin. On sait que vers 8 ans il passait les mois d'été à Prague, chez sesgrands-parents maternels, Ana-Elisabeth Wünscher et Franz Morawek.Nous avons conservé des cartes postales écrites à ses parents, postées dePrague en 1900, 1901, 1902. Il se plaisait à rechercher des dictons qu'ilnotait sur une feuille et monneyait de quelques pièces auprès de songrand-père contre des reçus en bonne et due forme. Ainsi, de son écritureenfantine, il note : " Celui qui ose, gagne " (La chance sourit auxaudacieux), " Ne gaspille ni le temps ni l'argent ", " La faim est le meilleurdes cuisiniers ", " Si tu fais le bien, n'attends pas qu'on te le rende " ou " Leparesseux voudrait que la récréation dure toujours". Il est amusant de constater que ces maximes choisies par un enfant de 10ans resteront des règles de vie qui se transformerons, à force, en traits decaractère. Après de solides études classiques, il commence son droit à Budapest, ets'inscrit à l’école supérieure de commerce de Berlin, dont il suit les cours.Parallèlement, il poursuit sa formation juridique. " Il est en vacances ",dit-on dans la famille quand il revient passer ses examens à Budapest. Ilobtient son diplôme de droit en juin 1914. Cette double formation constitueune excellente carte de visite pour se lancer dans la vie active. Il travaillequelque temps à Budapest dans les bureaux d’une usine de câbles dePozsony (actuelle Bratislava). Il fait son service militaire dans la cavalerie,à Székesfehérvár. Là, il rencontre l'évêque de cette ville, Mgr OttokárProhászka, qui restera jusqu'à la mort de ce dernier, en 1927, un modèle etun guide spirituel. Il lit son livre parut en 1911 à Eztergom : Laphilosophie victorieuse, qui produit sur lui une influence si décisive qu'il lecitera en exergue de son livre posthume écrit en 1945.57 Jusqu’à 23 ans, ce jeune homme plein de promesses a vécuconformément aux règles de son milieu. Il habite chez ses parents, Pályautca, cette vaste maison à cinq travées, avec une jolie cour intérieure surlaquelle s’ouvrent les galeries qui courent le long de deux étages. Sachambre est au deuxième. Les études lui permettent de s’inscrire dans lemilieu social et professionnel qui déterminera sa carrière. Il séjourne àBerlin, plaque tournante de la vie économique et commerciale de l’époque.Il parle et écrit l'allemand couramment. On note que ce déjà grand

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travailleur s’emploie à abréger les étapes les plus fastidieuses de sonparcours. Il s’initie aux sports qu’il pratiquera plus tard : aviron, tennis,escrime. L’armée développera ses dispositions à l’équitation. Les photos sépia de 1913-14 montrent un jeune homme grand et mince,au visage rond, à l'air sérieux, aux cheveux clairs très courts, entouré de safamille. Sa jolie sœur cadette et sa mère couronnée de tresses, ou les deuxmêmes coiffées d’invraisemblables chapeaux décorés de plumes ou derubans. Son père est un bel homme à l'élégance habsbourgeoise, moustacheet barbe blanches, faux-col cassé et cravate à nœud plat, feutre mou poséde côté sur les cheveux. La chaîne de sa montre à gousset en or est fixée àson gilet étroitement boutonné. A sa main droite, il porte la chevalière deson grand-père Friedrich Karl. Nous n’en savons pas plus sur cette première période de la vie deFrigyes, surnommé Frici *, sinon une brève confidence qu’il écrivit trenteans plus tard à l’adresse de ses enfants : " Dans ma jeunesse, on ne s'estguère préoccupé de mon âme ; aussi, ai-je beaucoup souffert plus tardjusqu'à ce que j'aie trouvé la voie de la vérité, et cet équilibre spirituel,cette paix qui seule aide à trouver le bonheur."

Cette jeunesse sans histoires est le prologue d’une grande Histoirecataclysmique.

Une guerre interminableAgitato e furioso

Le 28 juin 1914, l'héritier de l'Empire austro-hongrois et son épouse sontassassinés à Sarajevo par un terroriste serbe de 19 ans, Gavrilo Princep.Imputé à la Serbie par le gouvernement autrichien, cet événement va servirde prétexte au déclenchement de la Première Guerre mondiale.François-Joseph envisage " une expédition punitive contre la Serbie ". Lasituation est jugée plutôt favorable : la Russie n'étant pas prête, le guerreserait brève et la victoire certaine. C'est l'engrenage. Seul, le chef dugouvernement hongrois, le comte István Tisza est réticent car il craintl'irréparable si l'implication de Belgrade dans l'attentat de Sarajevo ne peut

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être démontrée et si les conditions militaires et diplomatiques del'opération ne sont pas assurées. La première réaction de la population estenthousiaste. Comme dans tous les autres pays belligérants, la mobilisationet le départ des soldats se déroulent dans un climat de ferveur patriotique.L'unité semble se ressouder en un élan de loyauté envers l'Empereur. Fortede ses53 millions d'habitants, l'Autriche-Hongrie disposera en permanence de 4millions de soldats. Ils seront 8 millions à participer à la guerre, Hongroispour la moitié.11 Par décret, le gouvernement exempte de service militaire lespropriétaires des grands domaines pour les laisser à la gestion de leursterres. Seuls quelques patriotes refusent ce privilège. Ainsi, on sait que ___________________________ * Prononcer Fritsile Prince Paul Esterházy fut mortellement touché alors qu'il donnaitl'assaut, à la tête de ses soldats.12

Les armées austro-hongroises s'engagent d'abord au sud, contre laSerbie, puis au nord après le début de l'offensive russe, et enfin sur le frontitalien. Elles récoltent plus de revers que de victoires malgré la bonnetenue des soldats et du corps des officiers. Les déficiences du hautcommandement y ont leur part de responsabilité et, davantage encore, lesdéfauts d'organisation, d'équipement et de ravitaillement. Les pertes de lamonarchie sont extrêmement lourdes. On comptera donc 661 000 soldatshongrois morts, plus de 700 000 blessés et autant de prisonniers.13 Mobilisé dans l’armée austro-hongroise sur les fronts russe, roumain,puis italien, F. Wünscher est bientôt envoyé dans les Dolomites. L'Italie etl'Autriche se déclarent la guerre en mai 1915. Le front des hostilités s'étalele long de la frontière qui sépare l'Italie de l'Empire austro-hongrois. Enoctobre 1917, il participe à la bataille de Caporetto, sur l'Isonzo. Lestroupes étaient confrontées à de nombreux obstacles physiques, ce fleuvequi serpentait le long de la frontière étant surplombé par des montagnesabruptes . Le but de ces engagements é ta i t de capturer le portaustro-hongrois de Trieste, dont les deux tiers des habitants étaient italiens.Les Austro-Hongrois l'emportent sur les Italiens.

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Cette bataille provoqua un sursaut patriotique en Italie. Les combatss’engagent ensuite sur les hauteurs de Trentino, dans le Frioul et dans lesDolomites. Pour la première fois, une guerre se déroule en hautemontagne. La ligne de défense se confond avec un front de rochers et deglace, à plus de 2000 mètres d'altitude, dans des zones impraticables. Dansles entrailles de la montagne, des dizaines de kilomètres de tranchées ontété creusées, à même les roches et les glaciers. Les combattants, soldats etofficiers, se terrent comme des rats, dans cette ville souterraine, invisible etindestructible. Ils ne reçoivent que peu d'orientations tactiques, se fiant àeux-mêmes et à leur endurance. Innovation de cette drôle de guerre dufroid, l'artillerie, arme n°1, permet d'éviter le corps à corps. On transporteles canons sur des bêtes, puis des centaines de soldats les hissent le longdes parois glacées. Tous craignent plus que tout, la Mort blanche,l'avalanche provoquée par les tirs de canon, qui écrase tout sur son passageet défigure la montagne. Dans cette prison de glace, les hommesapprennent à vivre de l'essentiel. La série finale des débâcles commence en juin 1918, au pied desmontagnes, dans la plaine du Piave, ce fleuve de Vénétie qui séparait lesfronts italien et austro-hongrois. Cette grande attaque destinée à prendreles Italiens en tenaille constitue le cadre où se déroule le roman d'ErnestHemingway, L'adieu aux armes. Le coup final sera porté le30 octobre 1918 avec la prise de Vittorio-Veneto et la déroute de l'arméeaustro-hongroise. Les pertes s'élèveront à 300 000 hommes, morts, blessésou prisonniers. F. Wünscher parlait pudiquement " des conditions très difficiles " qu'ilavait connues dans les Dolomites. Bien que certain de s'être battu pour labonne cause, le jeune lieutenant de 22 ans sait désormais comme touteguerre est vaine et cruelle. C'est une expérience qui l'a transformé.Héroïque ? Peut-être pas, mais brave, oui. Par obligation." Dans nos cœurs,nous avons été touchés par le feu. "14 Dans cet enfer de près de cinq ans,les êtres humains se sont révélés dans ce qu'ils avaient de pire et demeilleur. Le jeune officier à peine sorti de l'adolescence aura appris le prixde la camaraderie et de l'amitié. C'est là qu'il rencontra les deux frères del'Impératrice Zita, Sixte et Xavier de Bourbon-Parme et l’Archiduc Joseph,Palatin de Hongrie. Il fut aussi sous les ordres de deux officiers, Miklós

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Kozma et le capitaine Gyula Gömbös. Ces hommes, auxquels le liait unerelation presque filiale en raison de leur différence d'âge, se souviendrontde lui à l'heure des responsabilités. Au cercle des Dolomites, il faut ajouterun certain Seidle dont le parent Tibor Tuzson, d'origine transylvaine, seral'un de ses proches collaborateurs à la Hangya.15 De ces années de guerre, F. Wünscher gardera une empreinteparticulière. Comme s'il cherchait confusément à se définir par ce qu'iln'était pas et ne voulait pas être. Comme s'il se percevait par une différenceplus que par une identité. Comme si, avant d’agir, il cherchait toujours lemeilleur moyen d’éviter le pire. A ses yeux, aucune fin ne pourraitdésormais justifier n’importe quel moyen.

La débâcle Gemendo

La monarchie austro-hongroise est moribonde. A l 'EmpereurFrançois-Joseph mort en 1916, succède son petit neveu sous le nom deCharles 1er d'Autriche et Charles IV de Hongrie. Il a 29 ans et l'avènementde ce jeune souverain suscite beaucoup d'espoir. Mais la guerre engagéedepuis deux ans, n'est pas près de finir. Au printemps 1917, il tente, parl'intermédiaire de Xavier et Sixte de Bourbon-Parme, frères de son épouse,l'impératrice Zita, de négocier avec le gouvernement français présidé parAristide Briand. Mais la tentative n'aboutira pas. En Hongrie, la situation est catastrophique, et pourtant les Premiersministres successifs entretiennent une politique belliciste. Les malheurss'abattent sur le pays, en ce terrible hiver 1917. A la boucherie sur le front,s'ajoutent les grèves, mutineries, répression et les disettes. Dans une lettresaisie par la censure, une paysanne écrit à son mari en captivité : " Nousnous couchons en pleurant… nous nous levons en pleurant, nousmangeons en pleurant et, en pensant à notre vie, nous souhaitons que laterre s'ouvre, pour engloutir tous les pauvres gens. " En août 1918, les armées de l'Entente ont déjà enfoncé les lignesallemandes qui subissent une défaite mortelle près de la Somme. LesBulgares déposent les armes, puis les Turcs. Commandée par un général

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français, Franchet d'Esperey, l'armée balkanique des alliés se dirigemaintenant vers la Hongrie qu'elle prend à revers. C'est la défaite. CharlesIV, trop tardivement, démet le Premier ministre Tisza, qui sera d'ailleursassassiné. Le 3 novembre, l'Autriche-Hongrie capitule devant l'arméealliée. Pour conclure une paix séparée, Mihaly Károlyi forme un Conseilnational. Après la fin du conflit, les hostilités reprennent en Transylvanieentre unités yougoslaves et roumaines. Des détachements français, chargésde les séparer, occupent la ville hongroise de Szeged. Issue de la révolutionrusse, la République hongroise est proclamée et Károlyi devient Présidentle 16 novembre 1918. La population l'accueille avec confiance etenthousiasme. L'espoir renaît. Le comte Mihaly Károlyi, aristocrate libéral et francophone, député à 25ans, oeuvra toute sa vie pour tenter d'arracher son pays au modèleallemand et donner ses chances à la démocratisation de l'Europecentrale.12 Il mène une politique active de pacifisme. A la mort deFrançois-Joseph, Charles IV le soutient dans sa politique anti-germanique.Propriétaire de 100 000 hectares de terre, il les partage avec les paysans etimpose cette mesure à tous les propriétaires de plus de 500 hectares. Maisce mouvement agraire trop brutal et mal maîtrisé entraînera une débâcleéconomique.

En novembre 1918, le lieutenant Wünscher est décoré et démobilisé. Ilreprend l'emploi qu'il avait avant la guerre. Dans le pays, la situation esttragique. L'Autriche-Hongrie a perdu la guerre, et Károlyi a beau refuserles conditions des alliés, la Hongrie est traitée comme un pays vaincu. Lorsdes négociations, les Roumains n'obtenant que peu d'avantages forment unComité national à Arad et réclament leur indépendance. Dans lescampagnes, les paysans prennent la " res publica " à la lettre ets'approprient terres et châteaux, commettant toutes sortes d'exactions. Faceà cette situation qu'il ne maîtrise plus, Károlyi comprend que les alliéstrahissent la Hongrie. Le désarmement ne suffira pas, ce sera ledémembrement du pays. Alors, il annonce son intention de désigner ungouvernement social-démocrate. En fait, c'est un gouvernementsocialo-communiste qui prendra le pouvoir, donnant au parti communisteun coup d'envoi historique, mais ouvrant aussi dans l'histoire du pays un

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chapitre lourd de conséquences. Il est avéré que la proclamation parlaquelle il va laisser le pays aux mains des bolcheviks est un faux. Ilapprend bientôt qu'il est démissionné et que le pouvoir revient à unjournaliste, Béla Kun, rentré de Moscou le19 novembre 1918. Il appartient à ces groupes de prisonniers de guerrehongrois ayant séjourné dans des camps en Sibérie, qui avaient adhéré à larévolution et au parti bolchevique. Ces partisans veulent opérer la jonctionavec les groupes socialistes révolutionnaires clandestins du pays. Le 21 mars 1919, Béla Kun forme avec ses amis le Conseil descommissaires du peuple, qui représente le " prolétariat du peuple deHongrie ". Il s 'appuie sur le parti social-démocrate, " une forceincomparablement plus puissante. " Lénine le pousse à suivre l'exempledes bolcheviks et à se méfier des sociaux-démocrates. Kun décide alors denettoyer ses ennemis par la Terreur.

Révolution et Contre-Révolution Celere

Quelques semaines avaient suffi pour jeter à terre le vieil ordre séculaireet sonner la fin de la monarchie habsbourgeoise. Très vite, les caisses del'Etat se retrouvent vides. Le gouvernement confisque les dépôts bancaires.Les entreprises sont nationalisées, ainsi que les banques et institutionsfinancières, assurances, immeubles locatifs et commerces de gros. Lesvaleurs déposées en banque sont saisies, les dépôts moyens placés souscontrôle, ainsi que le commerce de détail. La grande bourgeoisie estfrappée tout comme les classes moyennes.F. Wünscher est opposé à la Commune qui a chassé Károly par un coup deforce. Sa famille est ruinée. Lui-même continue à travailler, jusqu’à ce que,menacé d’une vengeance personnelle, il décide de partir. L’a-t-onpoursuivi ? A-t-il été obligé de fuir ? Quoi qu’il en soit, il se serait senti endanger face à " la persécution communiste. "16 Il hésite d’abord à gagnerVienne, où un front politique de la contre-révolution se forme autour ducomte István Bethlen. La politique à la hongroise n'est pas son fort. Il sentqu'il n'a rien à faire avec ces Messieurs qui ont fait de l’hôtel Sacher leur

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quartier général, y mènent grande vie, et tuent le temps autour des tablesde jeu du casino. Pour agir, il lui faut donc rejoindre les officiers qu'il aconnus dans les Dolomites. En juin 1919, il prend la route de Pécs. En chemin, il est arrêté par lesSerbes, envoyé à Szeged et présenté au haut commandement. Il y retrouvel'officier Gyula Gömbös qu'il a quitté un an plus tôt. Ce dernier tente deconstituer une petite armée, d'environ 6 000 hommes, menés par lesofficiers qui ont échappé aux révolutionnaires, dans le but de renverserBéla Kun. F. Wünscher n'y reprendra pas du service. Dans ce mouvementd'opposition, il cherche comment il pourrait servir sans porter les armescontre d'autres Hongrois. On sait en effet qu'à Szeged, il côtoiera lesupérieur du couvent des Franciscains, le frère István Zadravecz, officier etaumônier militaire. Vingt-sept ans plus tard, ils seront incarcérés ensembleà la prison politique de Pestvidék. Avec lui, il réfléchit à la meilleure voieà emprunter.

Pendant les 133 jours de la République des Conseils, entre le 21 mars etle 1er août 1919, la conjoncture internationale est instable et chaotique.Les événements militaires et diplomatiques ne manquent pas et les quatreGrands (Wilson, Clemenceau, Lloyd George et Orlando) suiventl'évolution de la situation. La diplomatie française fait montre d'unehostilité irréductible vis-à-vis de la Hongrie, un Etat ennemi qui de plus ainstauré un régime communiste. Longtemps, les Hongrois tiendront rigueuraux Français de leur attitude et les rendront en partie responsables del'humiliation subie lors de la signature du traité de Trianon. C’est alors que Béla Kun décide d'attaquer les Roumains avec l'espoirqu'une victoire lui permettrait de rallier toute la nation autour de lui.L'offensive a lieu le 20 juillet. Mais l'armée, décapitée de ses officiers, nevalait plus grand-chose. A peine a-t-elle réussi à franchir le fleuve Tisza,qu'elle est culbutée par les Roumains qui envahissent la Hongrie. Lespertes hongroises sont très lourdes, plus importantes qu'en quatre annéesde guerre. En somme, les Alliés, et surtout les Français présents dans larégion, ont laissé les Roumains exécuter la besogne pour se débarrasser dubolchevisme.

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La République des Conseils, aussi brève que sanglante, est renversée le1er août 1919. Béla Kun démissionne : " Pour le moment, dit-il, il fautcéder à la nécessité; mais je reviendrai bientôt. Nous ne faisons queremettre à plus tard l'avènement de l'ère communiste, quand le prolétariatsera mieux préparé à recevoir nos idées. "17 Il ne croyait pas si bien dire.

En ce mois d'août 1919, la Hongrie est à genoux. Sans l'Autriche, lastabilité intérieure de ce pays aux structures et mentalités traditionnelles estfragilisée. Les pertes de la guerre ont été lourdes. Le traité de Spa en mai1918 a fait de l'Autriche-Hongrie un véritable satellite de l'Allemagne dontles projets de domination sur l'Europe ne laissent guère de place àl'Autriche-Hongrie. Humilié par les alliés, menacé à ses frontières, divisé àl'intérieur par deux révolutions qui ont exacerbé les nationalismes et lesidéologies contraires, le pays est prêt à accueillir un homme nouveau. Cethomme providentiel, dernier commandant en chef de la marineaustro-hongroise, s'est illustré par ses victoires maritimes en Adriatiquedurant la guerre.18 C'est l'Amiral Horthy. Il sera crédible aux yeux desalliés et de la majorité des Hongrois, pour restaurer l'unité nationale. Le 1eraoût, soutenu par les alliés, Miklós Horthy rejoint les forces réunies àSzeged. Il forme un contre-gouvernement dont il transfère le siège à Siófokau bord du lac Balaton, en Transdanubie. La priorité du nouveau gouvernement est de trouver de l'argent. Aprèscette longue guerre, la Commune a achevé de ruiner le pays. Les besoinssont énormes et les caisses vides. Très vite, F. Wünscher va trouver às’employer utilement auprès du gouvernement provisoire. Il est affecté à lacollecte des fonds. Nommé régisseur militaire, puis officier d’intendance,il a pour mission de lever des capitaux auprès des banques qui devrontpuiser dans leurs bénéfices de guerre. Il se donne sans compter à sa tâche. L'un de ses collègues et amis témoignera : « Quand j'ai pénétré dans lachambre 66 de l'Hôtel Hullam à Siófok, ce jour d'août 1919, j'y trouvai leDr Wünscher, lieutenant de réserve ; c'est là qu'il logeait et travaillait.Quand je t'ai interrogé sur la situation et les conditions de travail, tu m'asdit : " La tâche sera plus difficile pour toi, qui es capitaine. Mais tu doisessayer d'oublier tous les règlements. Ouvre grand les yeux, sers-toi surtoutde ton bon sens, c'est le meilleur moyen d'y arriver. " Mais de quel travail

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s'agissait-il et comment ça marchait ? Les premiers jours, étonné, jeregardai les rapports et les ordres qui sortaient de ta machine à écrire, sansune rature, prêts à être signés. Même pour un officier supérieur, il auraitété inimaginable d'avoir une telle responsabilité. Une nuit, dans l'urgence,tu as rédigé un ordre pour réquisitionner les capitaux de toutes les banquesde Transdanubie. Les plus téméraires n'osaient pas croire que ce fûtpossible. Mais le lendemain, même les plus timorés approuvaientl'opération. Pour toi, tout problème avait une solution. Il ne fallait jamaiss'arrêter. Si tu avais déjà travaillé pendant douze heures sans finir ta tâche,tu y passais la nuit. La pluie diluvienne de novembre frappait aux carreauxcassés de notre chambre sans chauffage. Chambre 66, tard dans la nuit,emmitouflés dans nos couvertures, silencieux, les yeux brillants, nousinterprétions l'hymne du travail.»19

Pendant ce temps, à Szeged, l 'armée nationale continue de seréorganiser. Apparemment, des dissensions existent sur la manière demettre en œuvre la contre-révolution. Alors que les milieux catholiquesprêchent plutôt la modération, les partisans d'Horthy - qui est protestant,sont adeptes d'une répression dure pour nettoyer le pays des bolcheviks etde leurs amis. Une demi-douzaine de détachements d'officiers du hautcommandement organise une violente croisade anticommuniste. Les corpsfrancs, qui ne relèvent pas de l'armée nationale du futur régent, échappent àtout contrôle et se rendent coupables des pires excès. " Parmi leursvictimes, on compte aussi de nombreux juifs, francs-maçons, socialistes etdémocrates. La vague d'antisémitisme est sans doute tolérée, voire mêmeencouragée, par Miklós Horthy qui ne prendra ses distances par rapport àces détachements militaires qu'après avoir été élu régent, en 1920. Il estindéniable que la République des Conseils a contribué à cette émergenceen même temps que celle de l'anti-communisme virulent. "17 Terreur rouge de la révolution, suivie de la terreur blanche de lacontre-révolution. Victimes et bourreaux vont s'inverser, mais les atrocitéset les exécutions ne seront pas vengées ou annulées pour autant. Lestémoignages opposés et extrêmes issus des deux camps permettentd'imaginer les horreurs commises.20

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Le traité de Trianon En mineur

Après le retrait de l'armée roumaine, Miklós Horthy fait, le 16 novembre1919, une entrée triomphale à Budapest, monté sur son cheval blanc, tel lelégendaire roi Árpád, chef des tribus magyares. Suite à l'intervention desgrandes puissances qui dépêchent à Budapest un diplomate britannique,George Clerk, des élections sont organisées. Le 1er mars, une Assembléenationale élit Horthy régent du royaume. Le nouveau gouvernement estobligé de signer le traité de Trianon, le4 juin 1920. Il consacre la fin de l'Autriche-Hongrie, cautionne le dépeçagede la Hongrie, punie par les vainqueurs de s'être alliée à l'Allemagne,amputée des deux tiers de son territoire et privée de son accès vers la mervia la Croatie. Le pays perd la plupart de ses mines de charbon et de sel,ses infrastructures de transport et une bonne partie de ses terres agricoles,de ses vignes et de son cheptel. Un Hongrois sur trois se retrouve endehors des frontières définies depuis neuf siècles par le roi Saint Etiennequi avait fait du royaume un bouclier de l'Occident catholique face auxenvahisseurs. Horthy n'aura de cesse de revenir sur ce traité. Sonrévisionnisme lui valut l'estime et l'appui d'une grande partie de lapopulation, mais l'entraîna aussi plus tard à des compromissions avec lesrégimes fascistes. Le piège se referma sur lui. F. Wünscher, démobilisé en mars 1920, reçoit les félicitations del'état-major du haut commandement pour son implication à accomplir samission. Son retour à la vie civile se fait facilement, car, dès avril, on leretrouve à la Hangya comme employé surnuméraire. Grâce à sescompétences et à son travail acharné, il devient, en quelques mois, chef deservice dans cette entreprise coopérative dont il prendra la direction plustard, en 1934. C'est un homme encore jeune - il a 27 ans -, qui prend unnouveau départ. Cette guerre longue et inutile est finie. La parenthèse BélaKun, traumatisante pour le pays, est refermée. L'unité de la Hongrie, bienque meurtrie et mutilée, semble se refaire autour de l'amiral Horthy.

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Quel chemin va choisir ce brillant officier face à l'impérieuse nécessitéde réussir ?

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Tempo

Un jour de novembre 2007, j'ai lancé une recherche sur Google. En 53 secondes, le nom de mon père est apparu dans 531 occurrences.J'ai déroulé la liste sur mon écran. J'ai cliqué 531 fois. Tous les sites étaienten hongrois. J'ai sélectionné un article récent, qui lui était entièrementconsacré. Il date de 2006, publié dans la revue Múltunk.21 L'auteurs'appelle István Simon. J'ai imprimé les 32 pages et les ai fait traduire.

Il est temps maintenant de laisser la parole à d’autres témoins et decroiser des voix dissonantes. Autant de vérités singulières qui discourrontentre elles. Celles d'historiens, de mémorialistes, d'une anthropologue, dephilosophes ou de poètes. J'installerai la controverse entre les sites Internetoù je me suis faufilée et l'article de István Simon. Ce travail documenté estloin d'être exhaustif. Mais il a le mérite de bien identifier les griefs desaccusateurs et de citer leurs sources. Je citerai mon principal protagoniste,en particulier les textes qu'il a rédigés en prison pour préparer sa défense.Je donnerai aussi longuement la parole à Nelly, le témoin privilégié, pourqu’elle nous raconte au jour le jour, sans retouche, ce qui nous intéresse, encolorant ses lettres de ses opinions et de ses émotions. Remonter le temps. Comme le Petit Poucet, je recherche mon chemingrâce à quelques petits cailloux qui jalonnent cette histoire. Ces caillouxblancs sur ma route ont toujours la forme de questions. Pourquoi cetropisme vers la France, affirmé par son mariage ? Pourquoi ce refusobstiné de s'engager dans tout appareil politique? Comment expliquer cechoix de la maturité ? Pourquoi a-t-il accepté une mission dansl'agriculture à 42 ans, alors que rien ne l'y prédisposait ? Et ce refus de fuirdevant le danger, est-ce de l'héroïsme ou du déni de réalité, du courage ou

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de la naïveté ? Munie de ces questions, je poursuis mon enquête. Il faut essayer demettre en corrélation des dates et des bribes d'histoire européenne,hongroise et personnelle susceptibles d'éclairer sa personnalité, ses choix,ses affinités intellectuelles. Il faut éviter de projeter sur ces événementspassés mes connaissances et principes d'aujourd'hui. Je m'attache àcomprendre en remettant les faits dans leur contexte, en refusant lesexplications lumineuses autant que les énigmes obscures. Surtout échapperau schéma simpliste qui transformerait une histoire particulière en combatdu Bien contre le Mal. Un être vivant n’est jamais simple.L'ambition de réussirMa non troppo

Aurélien Sauvageot raconte sa surprise, quand il débarque de Paris pourprendre son poste de professeur spécialiste des langues finno-ougriennesau Collège Joseph Eötvös. Invité à une réception, le baron Perényi,président de la Commission des Affaires étrangères, lui demande ses titres." Dans quel pays m'étais-je fourvoyé ? J'étais retombé brutalement dans unpassé honni, dans l'avant 1789… Il fallait une particule… pour valoirquelque chose. "22 Cet abus des titres ainsi que les signes de déférence etformules de politesse excessives dont la langue et les usages étaientempreints, l'agaçaient et le mettaient mal à l'aise. Catherine Károlyi note deson côté que " l'arbre généalogique avait beaucoup plus d'importance quela fortune. Un homme bien ne gagnait pas d'argent, il le possédait parhéritage. "23 Et elle entendait parfois dire que telle famille était ruinée,alors que ses membres continuaient de mener leur folle vie de luxe et degaspillage. Cette société n'avait décidément pas connu la Révolutionfrançaise.

Wünscher de Werra sonne décidément trop " habsbourgeois ". A cetteépoque, pour faire sa place en Hongrie, il faut se prévaloir d’un titre denoblesse hongroise. Il ne peut s'en prévaloir et c'est un atout qui luimanque. Frigyes ne porte pas le titre dont il a hérité. Il est trop patriotepour souhaiter le retour des Habsbourg. Il n'a pas de fortune et pas deterres. Il n'appartient ni à l'aristocratie, ni à la noblesse terrienne, ni à

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l'intelligentsia ni à la haute administration. Il ne veut pas faire carrière dansl'armée même s'il s'est rangé aux côtés de Horthy, un homme de lagénération de son père, qu'il respecte. Il entend garder ses distances. Danscet environnement social extrêmement conservateur, où les leaderspolitiques sont de grands propriétaires fonciers, le régent Horthy marque sadif férence. I l ne sor t pas de leurs rangs mais ne contes te pasfondamentalement leur hégémonie. Il donne de la Hongrie, à l'étranger,une image de modernité démocratique. Traditionaliste, adversaire farouchede la révolution et de la Russie bolcheviques, il tient le rôle de médiateurentre les forces antagonistes, et garantit la paix civile. Il aurait pu ouvrir aujeune homme la voie royale d'une belle carrière politique, comme àd'autres officiers qui l'ont amené au pouvoir et restent ses plus fidèlessoutiens. Cependant, la politique n'intéresse décidément pas le jeunehomme. " Les politiciens gaspillaient leur temps en discussion surl'interprétation des événements, sur les paragraphes de la Constitution etsur les questions de prestige national ; ils se querellaient sur la façon laplus efficace de dominer les minorités ethniques du pays, mais lesréformes sociales, l'amélioration du niveau de vie ou l'égalité des droits desminorités étaient pour eux des sujets tabous. "23 Il ne se sentait pas à l'aisedans ce cercle étroit, car " très différent des autres officiers de l'entouragede Horthy. Contrairement à eux, c'était un homme hautement qualifié,doué, couronné de succès et d'une grande humanité. "24 Formé à l'économie, au droit et au commerce, il est avant tout unpragmatique et un homme d'action. Pour lui, la voie de la réussite estétroite et semée d'embûches, car à cette époque, l'indifférence de lamajorité des radicaux (représentés par les intellectuels) à l'égard del'économie, tant théorique que réelle, ne fait que diminuer encore l'espoird'exercer une influence significative sur la société. " Il est difficile de sebattre contre tout un monde; c'est se faire beaucoup d'ennemis et peu departisans. "25 C'est précisément ce défi qu'il va relever. Il choisira la voiede l'économie comme levier de modernisation sociale et, effectivement, ilaura à se battre contre tout un monde, celui du passé.

En avril 1920, Miklós Kozma, lui propose de le seconder pour reprendreavec lui l’Agence télégraphique hongroise. Fondée en 1881, la MTI -

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Magyar Távirati Iroda -, est une société anonyme qui ne diffusaitjusqu’alors que les nouvelles intérieures. Après avoir été nationalisée parle régime de Béla Kun, elle retrouve son indépendance en septembre 1919et reprend ses activités à Szeged. F. Wünscher avait connu Kozma pendant la guerre. Ce dernier était unhomme d'expérience jouissant d'importants appuis politiques. Wünscherétait jeune mais déjà reconnu pour ses talents. A Siófok, tous avaient puapprécier ses résultats et la probité dont il avait fait preuve. Il ferait unexcellent second, un expert économique et financier sûr. Au printemps1921, il entre à la MTI. Il sera le bras droit de Kozma jusqu’en 1934, etrestera son conseiller au-delà. Il aime les innovations. Passionné par la photo, il s’intéresse aussi auxprogrès de la télégraphie. On était à la veille d’une découverteextraordinaire qui allait profondément modifier la vision du monde et cellede la radioélectricité. En effet, en novembre 1923, deux amateurs, unfrançais, Léon Deloy et un américain, Fred Schnell, établissent la premièrerelation bilatérale entre le vieux et le nouveau continent sur des ondescourtes, fréquence délaissée par la science officielle pour son peu deportée. C’est la naissance des premières émissions radio par télégraphie,qui annonce les télécommunications modernes. A cette époque en Hongrie,les informations venaient essentiellement de Vienne et de Berlin,accessoirement de Londres et Paris. Il s’agit de donner à la MTI lesdimensions d’une agence de presse moderne internationale et de créer unegrande radio nationale. Les premières années sont difficiles quand on part de rien. La mairie deBudapest prête des bureaux au deuxième étage d’un modeste immeuble, au10 Városház utca. L’argent manque. Il faut en trouver. Les employés fontdu porte-à-porte pour lever des fonds auprès des firmes chrétiennes. Ilstouchent leur salaire en quatre fois, au fur et à mesure qu'on leur achète desactions. F. Wünscher s'investit totalement dans cette entreprise. Kozma acréé pour lui un poste de directeur commercial. Mais il remplit en fait lerôle de co-directeur. En quelques mois, il deviendra fondé de pouvoir de laSA. Il ne se contente pas d'assumer une responsabilité stratégique, il luifaut être sur le terrain et partout à la fois. Son camarade de Siófok seremémore: " L'hiver 1920, quand je lui ai rendu visite, je l'ai trouvé assis

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sur une table (il n'y avait pas assez de chaises), décontracté, mais avec laprécision d'un expert financier, il donnait les cours de la bourse de Zurich àson client. Ce n'était pas son travail, mais ça aussi il fallait le faire. "19 La première émission de radio a lieu en 1924. Les efforts paient peu àpeu, l'entreprise prospère. En 1928, le siège est transféré dans un belimmeuble de Pest, au 7 Főherceg Sándor utca. 26 Outre l'Agencetélégraphique et la radio, la Société comprend l’Agence du cinémahongrois qui commence à produire des films d’actualité. La Mágyar FilmIroda ouvre des studios de tournage. D’autres activités liées à la pressegravitent autour de ce noyau central : agences d’information et depublicité, imprimerie, librairie. En 1930, la MTI rachète " une sale petitebanque ". Cette opération aurait évité, selon Kozma, un " énorme scandalepol i t ique " impl iquant Gömbös compromis dans des a f fa i resfrauduleuses.27 L'établissement devient la Banque économique nationale,dont F. Wünscher prendra la direction une dizaine d'années plus tard. Nommé directeur administratif, il consolide sa position au sein de lasociété. Sa charge de travail et ses responsabilités sont considérables. Ilreste en outre membre du conseil d'administration et du syndicat desactionnaires, et vice-président de la caisse de retraite de la MTI. Lesrisques qu'il a pris en investissant dans cette entreprise commencentégalement à lui rapporter des dividendes. Son influence va grandissant à latête de l'entreprise, dont l'assise financière s'affermit. Il détient désormais25, 5 % du capital du groupe. C’est à Londres, Berlin et Paris, centres des finances, des idées et deshommes, que se prennent les décisions. Dans un pays où tout est àconstruire, il participe à l'ouverture de la Hongrie vers l'Ouest et auxéchanges économiques et culturels. Il favorise l'implantation de bureaux depresse dans toutes les grandes capitales, où il se rend pour des réunions etdes congrès. Ces relations développent son tropisme vers ces pays. Il parlel'anglais, l'allemand et apprend le français. Il mène une vie brillante,entouré d'amis et tient table ouverte dans les restaurants de la ville. Il faitde l’aviron en semi-professionnel, pratique l’escrime et le tennis dans desclubs. Mais il habite toujours sa modeste chambre de célibataire dans lamaison familiale. L'argent qu'il gagne est à la disposition de ceux qui enont besoin. Son réseau de relations s'étend avec sa fortune.

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Ces succès sont servis par un environnement politique favorable. Eneffet, István Bethlen devient l'un des personnages clés de cette époque,caractérisée par la stabilité et les réformes. Homme d'Etat d'envergure, ildemeure Premier ministre de 1921 à 1931, incarnant un mélange deconservatisme et de libéralisme. Il forge une alliance politique largeincluant les sociaux-démocrates, et interdit le parti communiste. Il rétablitla Chambre Haute afin de faire contrepoids à une Chambre des Députéstoujours tentée par l'extrémisme. L'extrême droite est contrainte de quitterle gouvernement et se retrouve confinée dans l'opposition. Mais ellecontinue à exploiter les tensions sociales propres à exciter unantisémitisme virulent, surtout dans les classes moyennes. Bethlen va encore de l'avant lorsqu'il fait voter une loi sur la déchéancedes Habsbourg. Il crée la Banque nationale de Hongrie. Il tente unepolitique de réforme de la paysannerie en fondant en 1922 le parti unifiéqui revendiquait des droits pour les paysans et projetait une réformeagraire. Il fait promulguer un décret sur la Sécurité sociale pour améliorerle sort de près d'un million de personnes, mais les paysans restent exclusdes assurances maladie et invalidité.

F. Wünscher aura été attentif à ces évolutions sociales. Il aura égalementapprouvé une politique étrangère qui visait à sortir la Hongrie del'isolement diplomatique où elle se trouvait après le traité de Trianon. Acoup sûr, il partageait le diagnostic de Bethlen :" Aujourd'hui, la situation de l'Europe est telle qu'elle veut la paix à toutprix. Si notre politique ne va pas dans le sens des intérêts européens, quandbien même notre position serait juste, nous serons traités comme desperturbateurs et nos efforts ne seront aucunement couronnés de succès. "28Ainsi, l'adhésion de la Hongrie à la Société des Nations, les visitesofficielles à Londres, Paris, Rome, puis la signature d'un traité d'amitiéavec Mussolini en 1927, toutes ces actions vont dans le sens d'unrenforcement des relations avec l'Ouest: " Dans l'intérêt de la nation, nouscherchons et nous devons chercher des contacts avec toutes les grandesnations occidentales. "

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Une inclination française Allegro

La politique culturelle de Bethlen était portée par le comte KunoKlebelsberg, chargé des relations culturelles avec l'étranger : " Dans laHongrie de l'après Trianon, le portefeuille de la culture est étroitement lié àcelui de la défense. Ceci, dans le sens où il faut tout d'abord défendre lapatrie avec les armes de l'esprit et de la culture. Et avec ces moyens, ilnous faut prouver une fois de plus aux nations du monde entier que laHongrie, dans son deuxième millénaire de vie mouvementée, est viable,forte, et que lui nuire serait une injustice historique. "29 La fondation de l'Etat hongrois par Etienne baptisé, puis canonisé aprèssa mort, légitimait l'option de l'ouverture vers les pays et la civilisation del'Occident chrétien. L'héritage asiatique du peuple hongrois aurait pu letourner vers l'Eglise chrétienne de Byzance, mais trop de liens s'étaientrenforcés vers l'Ouest tout au long des siècles, depuis le premier roicatholique. Il fallait œuvrer dans ce sens. " L'importance des relations culturelles avec l'Europe de l'Ouest etl'accueil et l'assimilation des grands courants intellectuels d'Europe devintencore plus évidente après 1919, lorsque après la chute de la monarchieaustro-hongroise, la Hongrie redevint enfin un Etat indépendant. Pour unpetit pays, le vrai sentiment national ne naîtra jamais de l'isolement. Lecontact avec les grandes nations conditionne notre progrès. "30

Klebelsberg commence par créer des Instituts hongrois à Vienne, Berlin,Rome, Zurich, dans le but de faire connaître la culture hongroise etd'accueillir des chercheurs. Il étend et modernise l'instruction publique etuniversitaire. Malgré un environnement politique conservateur, ilcontribue, avec son successeur, Bálint Hóman, à ouvrir la société à tous lescourants de pensée et styles de l'Europe moderne. Il sera d'ailleurs lecoauteur d'une histoire de la Hongrie de plusieurs milliers de pages, dehaut niveau scientifique.31

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Les tensions politiques diminuent entre la France et la Hongrie, lesrelations culturelles s'améliorent, surtout après la visite à Paris de Bethlenen 1929. Le nombre d'étudiants boursiers hongrois en France passe de 2 en1921 à 323 en 1930. La création d'un Centre d'études hongroises en Francejoue un rôle éditorial important. Les recherches en ethnographie, histoire,linguistique et littérature hongroises sont diffusées grâce à la Revue desétudes hongroises. Le professeur Aurélien Sauvageot est l'auteur dupremier dictionnaire français-hongrois et enseigne la langue et la littératurefrançaises au Collège Eötvös de 1923 à 1931. A cette date, il inaugure lespremiers cours de hongrois à l'école nationale des langues orientales. Desévénements artistiques et des manifestations culturelles associant les deuxpays contribuent au rayonnement de la culture hongroise. En témoignentpar exemple les relations entre deux poètes comme Ladislas Mécs et PaulValéry et les traductions de leurs poèmes.

La Nouvelle Revue de Hongrie, reprise en 1932 par József Balogh etrédigée en français, illustre ce rapprochement entre les deux pays.32 Lessujets politiques et sociaux s'imposent à côté des sujets culturels.L'orientation occidentaliste de la revue s'affirme. L'objectif était de sortir laHongrie d'un isolement linguistique préjudiciable à son rayonnementculturel. Le philologue, J. Balogh attribuait de grandes vertus à la culturegréco-latine. Il souhaitait que les élites parlent les grandes langueseuropéennes pour mieux défendre leurs valeurs, leur culture et leurs droits.Il privilégiait les relations avec la France. S'il connaissait l'importance descontacts avec l'Allemagne à cause de son rôle dans le monde et de ses liensavec l'Autriche, il voulait se tourner vers la France car la situation politiqueet économique de l'époque exigeait un changement de cap. La languefrançaise était celle de la diplomatie et des relations européennes. Le siège de la revue devient une annexe du ministère des Affairesétrangères. On y mult ipl ie les contacts personnalisés avec lesgouvernements de Londres, Paris et Washington et avec les missionsdiplomatiques accréditées à Budapest. Son directeur participe aux cerclescommerciaux, politiques, ecclésiastiques influents. Il attire autour de luiécrivains, chercheurs et savants. Il voyage dans toute l'Europe, et se rendrégulièrement à Londres et Paris. Lors de ses contacts, de ses voyages, de

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dîners et de réceptions privés ou officiels, il collecte toutes sortesd'informations et de renseignements utiles à son pays. La revue organise et rend compte d'événements culturels qui animent lacapitale et lui rendent son lustre, comme le concert du Chœurphilharmonique de Paris, donné le 14 avril 1934. Elle s'intéresse aussi auxBeaux-Arts, à l'ethnographie et au folklore hongrois. Elle accueille lescontributions de Paul Valéry, Georges Duhamel, Sacha Guitry, AndréMaurois, Jules Romains, Ramuz. La publication est soutenue par leministère des Affaires étrangères, des groupes et personnalités appartenantà la haute bourgeoisie et des dotations de la Banque nationale hongroise. Ilest possible que la MTI y ait contribué, puisqu'elle finançait initiativesculturelles ou causes d'utilité publique, selon l’usage. Il se peut que F.Wünscher ait rédigé des articles dans ses domaines de prédilection,économie sociale, droit, finances. La revue est ouverte aux hommes delettres hongrois mais aussi à ceux qui portent l'esprit français en Hongrie. De 1932 à 1939, la Nouvelle revue de Hongrie tourne les regards de seslecteurs vers la Suisse, la Belgique, l'Italie, l'Allemagne et l'Autriche. Ellejoue un rôle majeur dans la diffusion de l'esprit européen en Hongrie.33

Patron de presse Brillante

F. Wünscher admirait la France, sa culture et son modèle politique. Ilavait appris le français en prenant des leçons auprès de l'un des nombreuxFrançais qui vivaient de cours privés à Budapest. Il maîtrisait cette langueet fréquentait les milieux diplomatiques et culturels français. Il participaitévidemment à cette aventure franco-hongroise. A cette époque, I. Simontrace de lui le portrait d'un homme brillant, cultivé, polyglotte, curieux,travailleur, réussissant tout ce qu'il entreprenait. " Il aimait la littérature, lethéâtre, la musique. Il était un grand lecteur et collectionnait les disques. Ils'intéressait à toutes les nouveautés. Il était grand amateur de voitures,photo et sport. Il pratiquait le vélo, l'aviron et la randonnée." Passionnéd'avirons, il participait à des régates sur le Danube, de Passau à Budapest.Il créa la Fédération hongroise d'avirons et l'Association d'aviron "

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Hungária ". Il faisait chaque jour une heure d'escrime ou de tennis. Ses amis soulignent son amour du travail dont on le dit " maniaque" etsa soif de connaissances. C'est avec une précision " à l'allemande " qu'ils'attaque à toute découverte nouvelle. Il était boulimique et perfectionniste,les témoignages sur lui sont concordants. Tout son temps - y compris sesvacances - est dédié à ce travail démesuré. Bien qu'exigeant et pointilleux,ses collaborateurs l'apprécient pour sa modestie et son équité. Pour sesquarante ans, les employés de la MTI souhaitent à ce patron " exceptionnel" de rester encore longtemps pour leur " remonter les bretelles. " Ses goûts et ses talents vont s'épanouir dans la presse. En 1931 il estnommé Conseiller spécial du gouvernement pour l’organisation, ledéveloppement et la diffusion de la presse. En effet, il faut dire quel’époque est particulièrement favorable à cet essor. " En dépit del'instauration d'un délit de presse, les journaux de toute tendanceprolifèrent, la censure est supprimée et la radio, qui a commencé sesémissions régulières en 1925 peut conserver son autonomie face augouvernement. "34 A la Radio hongroise, on entend régulièrement la voixd'écrivains et poètes d'opposition, comme celle des écrivains populistes dugroupe Népi et du mouvement urbain issu de la revue Nyugat [Occident],réuni autour de la figure charismatique du poète Attila József. Reconnu comme un grand spécialiste de la presse, F.Wünscher fait desconférences à la faculté des sciences économiques. En 1933, il prononce àAndermatt en Suisse, une conférence remarquée sur les droits de propriétéde la presse écrite. Il crée une revue, La Presse, qui aborde le monde del'information sous tous ses aspects, légal, social, historique, économique,technique. Editeur d'une collection : " La bibliothèque de la presse " , il faitparaître plusieurs ouvrages dont il est l'auteur : L'Almanach de la presse,La presse d'une Hongrie mutilée , réédité trois fois, Portraits dejournalistes, un Who's Who de 126 journalistes. A la fin de 1933, aprèstreize titres parus, le succès n'étant pas au rendez-vous, il vend son fonds àHungária Lloyd pour une bouchée de pain, avec une clause de rachatconditionnel. Cette décennie va lui apporter une notoriété considérable etune belle fortune. Il participe à des Cercles et aux conseils d'administrationde nombreuses banques, entreprises et sociétés scientifiques. Son réseau derelations est très étendu, diplomatique et culturel, mais aussi financier et

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politique.

Menaces et inquiétudes Intermezzo

Bethlen avait été contraint de démissionner sous l'effet du krachd'octobre 1929. Malgré les difficultés économiques, le régime continue àreposer sur l'équilibre parlementaire entre les partis conservateurs et lagauche, alors que dans les pays alliés de l'Allemagne, la gauche a cesséd'être représentée. Le rêve de retrouver la grande Hongrie d'avant 1920 s'éloigne. Lapolitique de Horthy, en dents de scie, ne parvient pas à rallier la majoritéde la population. Les rapports de la Hongrie avec ses voisins restenttendus. L'alliance avec l'Italie initie le rapprochement avec l'Allemagne, etceci d'autant plus que Berlin soutient la révision du traité de Trianon.L'arrivée au pouvoir de Hitler enferme la politique extérieure de la Hongriedans un dilemme permanent. Le régime glisse vers la droite. Des mesuresanti-juives sont prises et l'opposition politique grandit. " La tendancefascisante gagne une partie de la classe ouvrière et des petites gens. "35 Lepouvoir cherche toujours à s'attirer les faveurs d'un grand groupe de presse,et réciproquement. Kozma doit financer les groupes horthystes. En bongestionnaire, F. Wünscher veille à répartir équitablement ces subsides pouréviter que tel ou tel de ces cercles ne se prévale de prérogatives, quipourraient s'avérer compromettantes pour la MTI. Dans ce contexte, lerisque n'est pas négligeable de devenir le porte-voix du gouvernement.Comment rendre compte à l'étranger de cette manifestation du 1erseptembre 1932 où la police a tiré sur les opposants à la politiqueintérieure ? Jusqu'où faut-il censurer les dépêches et cautionner les véritésofficielles ? Autant de doutes, d'inquiétudes, de menaces.36 Certes, Kozmaassume les responsabilités de directeur, comme il en reçoit les honneurs.Mais justement, F. Wünscher a si bien participé à sa réussite qu'ilcommence à se sentir à l'étroit dans son rôle d'éternel second. L’année 1933 marquera un tournant décisif dans la vie de cetentrepreneur de 41 ans à qui tout réussit, mais dont la vie personnelle restedans l’ombre. D’ailleurs, il n’y a probablement rien à cacher. Frigyes mène

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la vie d’un homme de son époque, partagé entre les affaires, les voyages etles relations sociales. Son seul loisir est la pratique assidue du sport. Il n’apas contracté l’union attendue par ses proches. Il n’a pas épousé une belleet jeune héritière. Il n’a pas fait le beau mariage qui aurait consacré saréussite sociale. Si rien n’est dit, c’est peut-être qu’il n’y a rien à dire, oudu moins rien d’important. Jusqu’à cette année-là où tout bascule.

Un mariage d'amour et de raison Con anima

Car il va surprendre tout le monde en allant découvrir sa perle rare àl’autre bout de l’Europe. Dans cette vie sérieuse dominée par le travail,l’inattendu surgit, comme un coup de tête. Ce coup de tête sera un coup decœur. A Budapest, sa famille et ses amis reçoivent un faire-part. Le 12 octobre 1933, Frigyes Wünscher, 41 ans, " Haut Conseiller dugouvernement hongrois ", épouse une française, Nelly, Madeleine,Mathilde Floirat , 26 ans, en l 'église Saint-Pierre et Saint-Pauld'Ivry-sur-Seine, au cours d'une simple bénédiction nuptiale, dans la plusstricte intimité. En France comme en Hongrie, les deux familles qui ne se connaissentpas, sont sous le choc. Rien n’est vraiment conventionnel dans toute cettehistoire. Mais un petit côté " conte de fées " fait tomber les préventions depart et d’autre. Il était une fois un homme et une femme que rien neprédestinait à se trouver sur le même chemin. Et pourtant un beau jour, ilsse rencontrèrent. Ce ne fut ni à Paris, ni à Budapest, mais au fin fond de laBretagne. L’été 1932, Frigyes était venu perfectionner son français enFrance. Nelly était professeur de langue française à l’Institut du Panthéon.Durant les grandes vacances, elle donnait des cours à des étrangers, àSaint-Quay-Portrieux. C’est là qu’ils s’étaient rencontrés. Elle étaitindépendante, lettrée, jeune, jolie, sage, mais avec ce rien de fantaisie quila rendait séduisante. Un certain " Concours de Jolies Jambes " au Casinode Saint-Quay, dont elle remporta le premier prix, ne fut pas étranger à lapassion qu'il lui déclara. Il ne la quitta plus de tout l’été, ils sillonnèrent lesroutes de Bretagne en voiture et à pied, et pratiquèrent la natation qu’ils

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adoraient tous les deux. Ils apprirent à se connaître. Il la suivit à la messepar curiosité, car elle était catholique pratiquante. Il était grand, élégant,svelte, cultivé, prévenant, bref différent. Elle se laissa convaincre par cebel étranger aux yeux clairs. Lui aussi fut, dès la première rencontre, sousle charme. Il la surnomma " Cica." * Ils surent d’emblée l’un et l’autrequ’ils pourraient construire ensemble quelque chose de très fort et dedurable, si la vie leur en laissait le temps. ______________________________ * Prononcer Tsitsa, ce qui veut dire " chaton " Au cours de l'année scolaire qui suivit, à l’occasion d’un voyage enAngleterre, il passa la voir à Calais où elle enseignait. Elle le rejoignit àBruxelles ou à Zurich où il venait pour son travail. Ces retrouvailles lesrendirent bientôt indispensables l'un à l'autre. A Montrouge où sa famillehabitait, elle le présenta à ses parents, des petits bourgeois originaires duPérigord. Cultivateurs à Excideuil jusqu'à la fin de la guerre, ils étaientvenus s'installer à Montrouge où Nelly était née, la quatrième de cinqenfants, Robert l'aîné, suivi de Germaine, Marguerite, et Elisabeth, labenjamine. Nelly était la seule à avoir fait des études supérieures. Elle avait été l'unedes premières jeunes filles licenciée en lettres classiques de la Sorbonne,vers 1929. Elle avait pris très vite son indépendance en choisissant departir enseigner en province, ce qui ne l'empêcha pas de rester sous latutelle parentale, comme il était d'usage à cette époque. Sa mère, Louise,était très réticente à cette union avec un étranger, originaire d'un empireaustro-hongrois déchu, d'un pays inconnu qu'elle qualifiait de " barbare " etde profession non identifiée. Pourtant il lui faisait le baisemain avec uneélégance qu’elle ne connaissait pas. Ses bonnes manières, son expressionfrançaise châtiée, son aisance financière qu'il ne pouvait cacher, sesmarques de respect envers sa future belle-mère, sa sincérité, et enfin ladétermination de Nelly, finirent par l'emporter. Louise donna sonconsentement au mariage de sa f i l le , et son époux n 'y vit plusd'inconvénient. A peine marié, le couple part en Hongrie. Le voyage permet à Nelly dedécouvrir quelques beaux sites d'Allemagne et d'Autriche avec un guidequi connaît parfaitement ces régions et en parle la langue. Ils visitent

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Hambourg, Francfort, Nuremberg, Heidelberg, Munich et la Bavière. DeVienne, ils arrivent à Budapest le 28 octobre au soir. Ils séjournentplusieurs semaines à l'Hôtel St. Gellért, le fameux hôtel des Bains sur larive droite du Danube, en attendant que leur maison soit terminée. Toute lafamille et les amis de Frici font connaissance de la petite Française. Nelly et Frici s'installent à la fin de l'année, au 6 Fodor utca. Dès sonretour à Budapest après sa première rencontre avec Nelly, Frici avaitacheté une parcelle dans cet arrondissement de Buda encore peu habité, leXIIe, dans la circonscription de Orbánhegy (la Montagne urbaine). Dans cequartier excentré, l’Etat encourageait l'urbanisation en exonérant lesinvestisseurs de taxes foncières, pendant une durée de trente années. Sansmême attendre que Nelly lui donne sa réponse définitive, il avait acheté unbeau terrain et commencé la construction d'une grande maison, pour abriterla famille qu'il comptait fonder. Nelly passe donc ses premiers mois àaménager et meubler leur maison. Elle commence à assumer son doublerôle de maîtresse de maison et de représentante du bon goût et de la culturefrançaise, dans la haute société budapestoise. Dès 1934, Nelly et Frici font partie du cercle des hommes d'affaires etdiplomates en poste à Budapest. Nelly s'intègre aisément dans ces milieuxfrancophones et amis de la France. Elle y est très bien accueillie. Le coupleest reçu à l'Ambassade de France où ils rencontrent l'attaché culturel,François Gachot. Ils deviennent amis de l'ambassadeur Robert deDampierre et de son épouse, une artiste libanaise, chez lesquels ilsrencontreront Louise de Vilmorin. Ils connaissent probablement le grandlinguiste, Aurélien Sauvageot, spécialiste des langues finno-ougriennes. Ilssont proches d'un autre professeur du collège Eötvös, Georges Deshusseset de son épouse.37 Nelly devient aussi l'amie de l'épouse belge del'ambassadeur d'Allemagne à Budapest, Madame Werkmeister, et lasoutiendra lorsqu'elle attendra son premier enfant. Elle est aidée dans seslourdes tâches matérielles par un personnel qu'elle forma et dont elleorganisait le travail : une femme de chambre, Mariska, les fidèles Gyuri, lechauffeur, et Julia, la cuisinière à laquelle elle apprit les secrets de lacuisine française si utiles pour s'attirer les sympathies des invités de sonmari. Grâce au jardinier, le beau terrain devient bientôt un magnifiquejardin planté d'arbres fruitiers. Les domestiques se montrent les plus

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exigeants professeurs de hongrois. Cette pratique quotidienne lui permetd'apprendre vite à parler sa nouvelle langue.

Intermède Extraits des lettres de Nelly à sa mère 38

1933

Je ne peux pas te dire pourquoi je suis si sûre que je serai heureuse,absolument heureuse avec lui, c'est trop complexe, ce sont mille choses quile prouvent et qui, prises séparément ou vues par quelqu'un qui n'est pasmoi, ne seraient pas forcément convaincantes… La vie que j'ai menéejusqu'ici me plaisait beaucoup… J'avais un avenir assuré, pas de soucis.Crois-tu que j'irais lâcher tout ça pour avoir de l'argent plus facilementdans mon portefeuille ? Des difficultés, j'en aurai partout, aussi bien iciqu'ailleurs. La plus grande souffrance serait de ne pas pouvoir l'épouser etje sais que si je ne marie pas cette fois, je ne me marierai jamais. *_______________________________________* Les caractèrs gras dans les lettres correspondent à des phrades soulignées

1933

Nuremberg – 19 octobre Le premier contact avec l'hitlérisme a été assez désagréable. Danstoutes les villes que nous traversons, ce ne sont que fêtes, défilés, maisonspavoisées et fleuries, uniformes, uniformes, uniformes, des plus petitsjusqu'aux plus grands, garçons et filles.A Cologne, une manifestation féminine en a réuni 40 000. On a d'abord lecœur serré de voir ça, puis ça devient de plus en plus insupportable, unevéritable hantise. Et je comprends que ce soit intolérable pour tous lesétrangers quels qu'ils soient. Semmering, Autriche – 28 octobre Voici une carte postale du pays où nous sommes allés aujourd'hui. C'està trois heures de Vienne, en pleines Alpes et c'est la chose la plus belle dumonde que de voir ces forêts couleur d'automne se mêler à la neige. Jepense souvent à toi dans toutes ces excursions, toi qui aimes l'automne, tu

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serais heureuse de voir tout cela. Il fait un peu froid, 4°, mais enveloppésdans des couvertures, nous avons fait une longue promenade en voituredécouverte à cheval. C'était infiniment agréable. Nous quittons Viennejeudi matin et comme tu le dis, je suis un peu émue de m'approcher peu àpeu de mon nouveau pays. Hôtel St. Gellért – Budapest – 29 octobre Nous avons quitté Vienne avec la pluie et il ne pleuvait plus lorsquenous sommes arrivés ici. On avait prévenu Frici que des gens bienintentionnés mais importuns devaient nous attendre à la gare, alors noussommes descendus à une station dans la banlieue de Budapest où lechauffeur nous attendait… Arrivés à l 'hôtel, nous avons trouvél'appartement rempli de fleurs. Suit une liste impressionnante des cadeaux, télégrammes et lettres defélicitations qu'ils mirent plus de trois heures à découvrir. Frici m'a dit qu'il avait tellement peur que le mariage ne puisse pasavoir lieu qu'il avait promis de donner 10.000 pengös aux pauvres si celase faisait ; et il m'a prié, puisque maintenant il peut remplir sa promesse,de m'occuper de trouver des œuvres intéressantes où cet argent seraitutilement employé…Ce soir, nous allons voir les parents de Frici. Je suistrès émue, sûrement je ferai une sottise, m'étaler par terre ou quelquechose comme cela.

3 novembre Son père tout à fait " ancien régime ", costume tabac bordé de noir,barbe à la François-Joseph. Sa mère, assez âgée mais très vive encore,

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portant un chignon natté sur le sommet de la tête. Sa tante (Emmy Néni),vieille fille bavarde, mais très gentille. Sa sœur (Erzsi) assez forte etindolente, mais très aimable. Sa nièce (Puci), une énorme fille de 7 anstrès turbulente. Tout ce monde-là m'a très, très bien accueillie. Ses amiscontinuent à m'écrire des lettres enthousiastes autant que poétiques. Ils ontun style très fleuri, c'est curieux. Je suis " une perle, un rayon de lune oude soleil " … Les cadeaux et les fleurs continuent à pleuvoir… Je te donnetous ces détails, pas pour te faire croire que je m'étale avec fatuité sur

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toutes ces marques de sympathie qui, somme toutes, sont plutôt dues àFrici, mais c'est pour te faire voir que de tous côtés, on me reçoit,absolument avec joie et les bras ouverts.

Frici – 24 novembre Chère Mère, Je voulais vous écrire tout de suite après notre arrivée à Budapest pourvous assurer que j'essayais depuis le premier jour de mon mariage d'agircomme je vous ai promis et que ça m'était d'autant plus facile que je suisdepuis le 12 octobre infiniment heureux, beaucoup plus heureux que je n'aijamais espéré de l'être. Je suis le mari d'une chère petite femme passeulement belle, élégante, charmante, mais en même temps infinimentsage, intelligente, bonne, douce et tendre, qui possède une âme et un cœurtout à fait extraordinairement fins… Elle est, comme je l'appelais déjàdepuis St-Quay " mon rayon de soleil ". … Nous n'avons pas encore notre foyer, nous ne sommes pas encoretout à fait chez nous, architectes, entrepreneurs, fabricants nous ennuientencore beaucoup. Pour ma part, et ma Nelly pense aussi de même, nousattendons patiemment de pouvoir entrer dans notre belle maison, la maisondu bonheur et de la paix, comme nous l'espérons.

Changement de cap Adagio

Pour F. Wünscher, c’est l’âge des refondations. Les expériences lui ontbeaucoup appris. Pendant ces treize années à la MTI, il a pu constater queles élites aristocratiques résistaient à la modernisation du pays en évitanttout risque susceptible de menacer leurs positions. Une importante bourgeoisie, riche et influente, forme le cercle fermé desbanquiers, des industriels et des entrepreneurs et aussi des nouveauxpropriétaires terriens. Les réformes structurelles ne viendront pas non plusde ces milieux attachés au maintien de leurs privilèges. La révolution estune méthode trop brutale pour changer les structures sociales enprofondeur. Et la générosité de grands réformateurs comme Széchényi ou

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Károlyi, n'ont pas non plus suffi à faire évoluer les mentalités. Il a mûri. Il est devenu plus exigeant, plus soucieux des intérêts de sonpays et du bien public. Mais il se sent limité dans son action, peut-être àcause de sa méfiance vis-à-vis de la politique. Car elle finit toujours pardévorer ses partisans. Il sait qu'elle recèle des germes d'intolérance et dexénophobie et qu'elle est toujours tentée par les extrêmes. Ce défi nel'intéresse toujours pas. Ses compétences sont juridiques, économiques etfinancières. Il veut continuer de les mettre au service de la modernisationdu pays. Mais il ne se fait pas d’illusions. Il faudra du temps et du travail, de lapatience et de l'énergie, de la rigueur et de l'organisation pour réaliser desréformes en profondeur. Il faudra aussi éviter de s'aliéner tous ceux quidétiennent le pouvoir, garder ses distances sans susciter leur défiance etpuis veiller à maintenir le cap malgré les vents contraires.

Une opportunité se présente à lui. Voilà que M. Horthy confie legouvernement à Gyula Gömbös en octobre 1932. Gömbös, fils d’uninstituteur d’origine souabe, a ceci en commun avec F. Wünscher, qu'ilreprésente un tout autre milieu que celui des hommes politiques issus de lahaute noblesse. Il veut sortir de la crise et lutter contre les inégalités et ladétérioration des conditions de vie. Il poursuit la ligne anticommuniste deses prédécesseurs tout en s'élevant contre les ultraconservateurs de sonpropre parti et en prenant ses distances avec l'extrême droite. Il cherchedonc à s'appuyer sur les classes moyenne et ouvrière pour élargir la basesociale de son gouvernement. En même temps, il se rapproche desintellectuels populistes, partisans d’une réforme agraire, pour tenterd'endiguer la faillite massive des petits agriculteurs. Il veut une politiqueplus dynamique et regarde vers le monde du travail dans le but de " forgerl'unité nationale du travail, du capital et du talent intellectuel ". Tout celane manque pas d'exercer une certaine séduction sur les intellectuelsréformistes ainsi que dans l'opinion publique.39 Le nouveau Président du Conseil propose à F. Wünscher en 1934, unposte-clé au service de l'agriculture, celui de directeur général de laCoopérative Hangya.40 Fondée par le comte Sándor Károlyi le 23 janvier1898, l’organisation avait vu le jour dans le village slovaque (hongrois à

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l'époque) de Barogyan, dans le département de Bars. L'objectif étaitd'élever le niveau économique de la population rurale et de la libérer, par lemouvement coopératif, du système usuraire dans lequel leurs créanciersenfermaient les paysans. Le réseau s’étendit rapidement dans l'ensemble dupays puisqu'en 1911 s'ouvrit la millième coopérative. Mais depuis laguerre, le développement stagnait et la situation financière devenaitcatastrophique. L'endettement de la Hangya ne faisait qu'augmenter. Legouvernement cherche un homme compétent et énergique pour remplacerElémer Balogh, directeur depuis trente-six ans. Balogh sollicite le directeurdu Ministère du commerce extérieur, Antal Kunder. Mais ce dernier récusel’offre, car il ne souhaite pas assumer la charge de ce géant au bord de lafaillite.41

Gömbös, lui, veut absolument Wünscher. A 42 ans, l'heure ne serait-ellepas venue pour lui de réaliser une œuvre plus vaste, qui serait sonchef-d'œuvre, l'œuvre de sa vie ? Il réfléchit, fait son bilan. Il a déjà uneplace éminente dans la société. Son nom, sa fortune, son influence, sonintelligence des affaires, son esprit d’entreprise, sont appréciés. Alors quela Hongrie officielle le récompense pour ses succès au service de la presseet de la communication, il n'est certes pas facile de quitter cette voie royaleoù tout lui réussit. Il faut prendre le risque de s'éloigner de ce microcosmequi le célèbre mais le jalouse aussi. D'un autre côté, Kozma se réservetoujours la place d'honneur à la tête de la MTI devenu un groupeimportant. Il veut avoir la latitude de réaliser des projets selon ses idées etses aspirations. C'est un changement radical qu'il espère.

S'il n'est pas " Magyar pur sang ", sa position sociale éminentecompense largement ce déficit d'origine. Certes, son nom est lié au succèsde la MTI, mais son rôle est reconnu dans les milieux professionnels et ilbénéficie d'un réseau européen. Sa fringale de succès et de reconnaissanceest assouvie. Il a l'âge des décisions de la maturité. Il a déjà une belleexpérience, beaucoup d'amis malgré quelques ennemis dans l'ombre. Sonmariage a donné une nouvelle dimension à sa vie. Sa quête spirituelle va lemener vers la foi. Il découvre en Nelly une catholique convaincue etsincère. Il se fait instruire dans la doctrine de l'Eglise où il entrevoit des

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ferments de progrès social. Il trouve dans son enseignement un appuiphilosophique en accord avec sa formation juridique. Professionnellement,il est prêt à changer et, intellectuellement, il s'est aussi préparé. Alors, pourquoi ne relèverait-il pas le défi, lui qui connaît les missionsimpossibles ? L'invitation de Gömbös le tente mais la décision n'est pasfacile à prendre : " Difficilement, dit-il, je m'y résolus ". Il sait la tâcheécrasante et les responsabilités immenses. Il est conscient des risques del'entreprise. Il renonce à une position confortable et accepte une baisse derevenus notable. Mais d'un autre côté, la beauté de cette tâche, le défi derelever une entreprise à bout de souffle et d'œuvrer pour l'intérêt générall'attirent.42 Il aurait aussi obtenu de Gömbös la promesse de se séparer deson ministre de l 'économie, Béla Imrédy, qui avait failli dans leredressement économique du pays. Bien que Kozma soit contrarié de voirpartir un si brillant second, il accepte de négocier les conditions de sondépart. F. Wünscher continuera à participer aux comités de direction de laMTI et conservera sa participation au capital du groupe. Prudent,maintenant qu'il a des responsabilités familiales, il assure ses arrières aucas où le redressement de la Hangya se révèlerait un échec. En accord avec Nelly, il accepte la proposition. Déjà, en 1920, il avaitfait un bref et remarqué passage par la Hangya. Il y revient donc et sanomination est accueillie par un concert de louanges dans la pressequotidienne et syndicale, qui salue ses dons d'organisateur et degestionnaire, sa vision moderne et européenne, et le qualifie de grandleader de l'économie nationale.43 Désormais, toute son énergie sera mise au service de ce projet, pourlequel Nelly lui apportera un soutien sans faille.

La plaie de la Hongrie Lamento

Quelle situation va-t-il trouver ? Le monde de la paysannerie, les deuxtiers de la population hongroise, reste pauvre alors qu'une poignée degrands propriétaires détient près de 9 millions d'hectares de terre. Le pays a déjà connu des tentatives de réforme agraire qu'une loipromulgua le 16 février 1919. Mais le partage effectif des terres n'eut

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d'abord lieu que sur les propriétés du comte Károlyi. Les paysanscommencèrent à occuper les terres et le gouvernement fut incapable demaîtriser le mouvement. Le gouvernement de Béla Kun qui lui succéda,était lui-même divisé sur le sujet. A son tour, le comte Pál Teleki, permit à400 000 personnes de devenir propriétaires de 7% de la surface du pays, enjuillet 1920. Ces paysans chanceux restèrent pauvres, faute d'une véritableinfrastructure agricole et commerciale. En 1933, la situation de l'agriculture hongroise reste donc mauvaiseglobalement. Même si 60 % des terres sont cultivées, le manque de créditset de capitaux empêche la mécanisation et la modernisation. La criseéconomique au lendemain de la guerre, avec son cortège de misère socialen'a pas permis au marché intérieur de s'améliorer. A son tour mais enretard, la crise de 29 frappe l'agriculture en lui faisant perdre nombre de sesdébouchés à l'exportation. Les magnats, quelques centaines de familles,continuent de posséder un tiers des terres cultivées. Derrière eux, onzemille grands propriétaires exploitent des surfaces allant de 60 à 6 000hectares. Ces deux groupes possèdent près de la moitié des sols. Puis vientune catégorie moyenne supérieure, composée des propriétaires terriens quise sont enrichis et peuvent plus ou moins subvenir à leurs besoins. Maisau-dessous de 8 à 10 hectares, le paysan ne peut plus mener une viedécente. Et pire encore, un million trois cent mille petits paysans nedisposent que de parcelles dérisoires de 1 à 3 hectares. Les ouvriersagricoles eux, journaliers et domestiques, n'ont rien. Au total, un tiers de lapopulation se trouve réduit à la misère ou à la famine. " Mille seigneurs ettrois millions de mendiants. Cet immense secteur rural misérable est lavéritable plaie de la Hongrie. " 44 Un parti populiste, le parti indépendant des petits propriétaires, attirel'attention sur la situation désespérée de la population rurale et prendposition contre le maintien des latifundia. Entre 1930 et 1940, le poèteGyula Illyés et de jeunes écrivains dans la mouvance du populisme,s'intéressent à ce monde rural, écrasé par le système. Ce n'est qu'en 1939que le parti paysan national, proche du mouvement ouvrier et du particommuniste, représentera les intérêts des paysans sans terre.45 La jeunegarde intellectuelle des Népi, dirigée par Lajos Nagy, lance le genrenouveau de la sociographie littéraire. Ce courant à la fois, sociologique,

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littéraire et journalistique, invente les " explorateurs de villages ". Cesreporters parcourent les campagnes hongroises et publient des études suiteà leurs enquêtes sur le terrain, s'attachant à montrer la nécessité desréformes.46

Intermède 1934

C’est l’année de naissance de leur première fille

Février –Voyage à Berlin, Vienne et ses environs. 2 février

Ici, à Fodor utca., on se croirait en pleine campagne, il fait un tempssplendide, les arbres commencent à verdir, tous les environs sont pleinsd'oiseaux et dans le jardin les amandiers sont en fleur. Frici – 25 février Chère Mère, Je me suis aperçu après le mariage qu'elle n'était pas seulement mafemme, elle est en même temps mon amie, elle ne réussit pas seulement àensoleiller ma maison, mais elle est infiniment charmante aussi avec mesconnaissances, tous les gens qui ont l'occasion de lui parler sont ravis…Elle s'intéresse à tout ce qui est beau et noble, mais elle m'aide aussi àsupporter les petits ennuis qui sont inévitables dans la vie quotidienne etles affaires. . 3 avril Frici vient de sortir pour prendre des photos du jardin en fleurs.Qu'est-ce qu'il peut faire comme photos !… A Berlin, il a acheté uncinéma, ou plutôt une caméra, alors il se promène toujours avec ses deuxappareils. Enfin, ça l'amuse ! Samedi, nous avons eu un dîner. Nous étions dix et ça a très bienmarché. Le samedi d'avant, la veille de Pâques, nous avons eu aussi laSainte Famille (la famille de Frici) à dîner avec le menu traditionnel quiest l'agneau aux épinards. Mais moi, j'avais francisé à la fois l'agneau et

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les épinards, qu'on mange ici avec une sauce blanche à l'ail (!) et ils onttous été enchantés. Pour en revenir à Berlin, j'ai été éblouie dès mon arrivée par les bellesrues, les avenues larges et spacieuses plantées d'arbres, les places vastes,partout de la verdure et du gazon, et cela par contraste avec Budapest quifait si petit, si resserré, qui est tellement encombré et

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manque d'air. Et à Berlin, ma seconde impression, au sujet de la structurede la ville, a été l'ennui. Les rues sont vastes, mais vides, très peu decirculation, les avenues sont belles mais toutes semblables, des monumentslourds mais sans style. .. Quant au vieux Berlin, c'est une vieille et laideville de province sans caractère. Et partout règne la plus terrible propreté,l'ordre le plus effrayant.

Nelly est enceinte de cinq mois. Dès le début de 1934, elle avait recherchéune nurse. Elle trouva en Suisse la perle rare, Jeanne Suar, surnomméeMazi qui restera proche de la famille de très longues années.

10 avril Frici a fini le recensement complet de sa fortune (maison, argent, titres,actions diverses estimées au plus bas prix). Cela fait en Francs2 300 000 à peu près. Il va faire maintenant son testament et j'espère quevous serez tout à fait tranquilles… Pour nous promener, nous sommes allés hier à la ferme (Tétény). Il y amaintenant 800 poules et elles font en moyenne 350 œufs par jour… Ilsvendent les œufs uniquement au personnel de la MTI. Ca suffit pour lesécouler tous. Je t'assure qu'ils sont beaux et qu'on peut les manger à lacoque !

Voudrais-tu m'envoyer 1°) la recette du baba, 2e) celle du ris de veau…Oui, je te remercie, je veux bien que tu me tricotes des bas pour le jeuneWünscher (quand je parle de ça à Frici, il en est tout chose)… Mon état vatrès bien, c'est pour ça que je ne t'en parle pas. Je commence à faireélargir mes robes.

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… Nous avons pensé avec Frici que tu pourrais peut-être venir voir leprintemps à Budapest. C'est la saison, paraît-il, où c'est le plus beau. Noust'enverrions ton billet. Tu voyagerais en sleeping et l'employé se chargeraitde toutes les formalités… Tu pourrais même, a dit Frici qui pense à tout,faire une cure pour tes jambes. Il y a des bains pour tout ici. 18 avril Il fait un temps splendide et la maison, toutes fenêtres ouvertes sur lejardin, est un vrai paradis… Nous avons eu aujourd'hui un granddéjeuner, et tout le monde, comme d'habitude, a été ravi de la cuisine,surtout les messieurs… Tout le monde, dans Budapest, sait que chez nous,on mange aussi bien qu'en France. Prendre les gens par l'estomac, n'est-cepas un bon moyen de faire de la propagande ? Mais

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vraiment aujourd'hui, tout était si beau dehors et dedans que les gensétaient ravis et ne voulaient plus s'en aller. Il y avait Kozma qui vientd'être fait sénateur, et sa femme, et il y avait Prasnowsky, l'ancienambassadeur de France qui a épousé une française. Lui, surtout, jubilaiten mangeant des soles, et " un bon rôti au beurre " … Demain, noussommes invités à déjeuner, puis l'après-midi, j'ai un thé pour lesretardataires. Samedi soir, invitation à dîner, puis c'est fini toutes lesréceptions, je n'accepte plus rien … mon état, n'est-ce-pas …

Avec Frici, nous continuons nos promenades quotidiennes chaqueaprès-midi pendant une heure ou deux. Cela lui fait du bien à lui avant des'en retourner au bureau et moi, qui dans la ville ne sors qu'en voiture, çam'empêche de m'ankyloser. Je t'assure que pas un des plus petits sentiersdes environs ne nous est étranger. Fin avril – à Germaine Ci-joint deux photos pour montrer que Frici ne ressemble pas à sonpère. C'est de sa mère qu'il a hérité ce nez terrible !

1er mai Frici depuis quelque temps envoie à différentes personnalités de la listede Papa des livres sur la Hongrie accompagnés d'une lettre et toutes cespersonnes lui ont répondu fort aimablement… Et Kozma était presque

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jaloux de voir que Frici avait de si hautes relations dans le mondepolitique en France. Début mai.

Frici, puisque je ne vais plus dans le monde, s'ingénie à me chercherd'autres distractions pour que je ne m'ennuie pas. Il a une peur terribleque je m'ennuie quand je reste à la maison, mais je n'y songe guère ! Ainsices deux derniers dimanches, nous avons fait en voiture de magnifiquespromenades. Dimanche dernier au Balaton à peu près à 120 km deBudapest, un lac immense, assez grand pour qu'à certains endroits on nevoie pas la terre à l'horizon… Nous avons déjeuné à Siófok et traversé lelac en barque. Avant hier, nous sommes allés beaucoup plus loin en senscontraire à 200 km au nord de Budapest, à Lillafüred, un lac au milieu desmontagnes boisées. Au niveau des costumes et des mœurs, c'est la vraimentvieille Hongrie. On y voit les puits surmontés d'une perche, les bergers engrands manteaux, les bœufs aux longues cornes, les troupeaux de cochonslaineux comme des moutons en liberté. Dans les villages aussi, les femmessont habillées de costume d'une richesse inouïe, elles ont vraiment grandeallure. Les hommes eux, c'est plus rare de les voir dans les costumestraditionnels

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avec ces chemises à larges manches, brodées d'or et de soie voyantes,parce que les prêtres leur ont interdit de s'habiller comme des femmes. 9 mai C'est l'avant-dernière lettre que je t'écris car nous partons le 18. Nousnous arrêtons d'abord en Suisse où nous restons jusqu'au 23. Le 24,voyage à Paris où nous restons une journée. Le 26, départ pour La Baulejusqu'au 9 juin. Puis La Baule-Paris, Paris-Londres, où nous devons êtrele 11 pour la conférence de Frici. Le 21 juin, arrêt à Calais, puis Parisjusqu'au 2 juillet.C'est un beau programme, n'est-ce pas ?

2 juillet Dès le lendemain de notre retour, Kozma est parti à Munich pour uncongrès de je ne sais quels hussards. Il a laissé Frici se débrouiller seulavec les affaires passées et courantes. Aussi est-il déjà fatigué par ce

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retour de vacances un peu brutal. De plus, il a été convoqué d'urgencechez Gömbös qui lui a proposé de quitter la MTI, en échange d'unenouvelle situation, d'un poste pour lequel on ne trouve personne d'autreque lui, paraît-il , capable de le remplir, Directeur général desCoopératives de toute la Hongrie. C'est une organisation qui, autrefois,était libre, mais depuis la guerre, le gouvernement a tellement financépour la soutenir, qu'elle appartient en droit, sinon en fait à l'Etat, tout engardant son administration absolument autonome. Ce qu'il y a d'assezamusant, c'est que c'est dans cette organisation que Frici a débuté après laguerre dans un poste très inférieur, jusqu'au moment où, avec Kozma, il afondé la MTI. Il connaît donc le Directeur actuel qui est le mêmequ'autrefois, et il sait qu'il n'arrive plus à redresser la barre. Il connaîtaussi, les ayant vus à l'œuvre, une partie du personnel, les meilleurs et lespires. Il connaît les vices et les routines de cette organisation qu'il voudraitbouleverser de fond en comble pour la réorganiser sur un nouveau pied. Il a demandé du temps pour réfléchir et je ne sais pas du tout commentil se décidera. Cela le tente beaucoup et cependant il lui en coûte dequitter la MTI qui est son œuvre. Il est évident que puisqu'on le prietellement d'accepter, il a la partie belle pour imposer toutes les conditionsqu'il voudra, liberté absolue d'action, possibilité pendant trois ans deretrouver sa place à la MTI… Et ce qui le tente beaucoup aussi, c'est qu'ilserait seul et unique Directeur, tandis qu'avec Kozma, étant le plus jeune,il est toujours le second et n'a jamais les coudées franches. Et puis, fairedu neuf avec du vieux… Il a déjà des plans très vastes. Bref, il ne sait pasde quel côté pencher.

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10 juillet Frici vient de m'acheter une machine à coudre électrique. C'est uneSinger aussi, mais ils n'avaient pas le même modèle que la tienne. On l'alivrée aujourd'hui et avec Frici, on s'est efforcé de trouver comment çamarchait. Tu vois Frici piquant à la machine ! Quant à la nurse, mon marchandage a réussi et elle accepte 110 Francssuisses par mois. Elle a l'air ravie de venir. J'espère que cela durera !Pourrais-tu m'envoyer la recette pour faire des cornichons et du vinaigre

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avec du vin passé. Demander à Gérard la formule de l'élixir parégoriqueinconnu ici. 18 juillet Ma chère Maman,

Je viens de recevoir ta lettre et j'y réponds tout de suite… Nous avons euune semaine étouffante variant entre 30 et 40° à l'ombre du matin au soir.Des orages passaient mais sans crever tout à fait et rendaient l'air encoreplus lourd. C'est assez fatigant et mes jambes en ont profité pour enfler ànouveau… Chaque soir après le coucher du soleil, je vais faire une petitepromenade avec Frici. Pour lui aussi, les stations à la Sándor utca danscette vapeur brûlante sont assez fatigantes et il les abrège le plus possible.Il n'y va plus que rarement l'après-midi et fait venir à la maison sonsecrétaire, il peut alors travailler plus tranquillement, sans veston et enchemise de tennis.Il a remplacé en partie son escrime de chaque matin parle tennis. Il part ainsi à7 h 1/4 de la maison, mais même à cette heure, le soleil est insupportable,paraît-il. Sur mes instances, il s'est remis aussi à faire de l'aviron et vaparfois en fin d'après-midi se baigner au Danube et ramer pendant 2 ou 3heures… Il est ravi et très fier en ce moment car les jeunes équipesd'aviron de son club, après avoir gagné les championnats de Hongrie,viennent de gagner aussi à Mayence dans les compétitions internationales,se classant ainsi pour concourir aux Jeux Olympiques de 1937. Pour enrevenir à ta lettre, voudras-tu quand tu auras le temps nous fournir uncompte exact de ce que nous avons en banque. Voudras-tu aussi donner 50Francs à Toutoune pour sa fête, pour se payer une petite fantaisie desupplément pour l'été.

Frici a lu les réflexions que tu lui communiquais à propos de cettenouvelle situation. Rien n'est encore décidé, il veut encore avoir des

renseignements complémentaires, mais il vous assure qu'il ne déciderarien à la légère, et que les observations que vous lui présentez sont enpartie cause de ses hésitations. D'autre part, il n'accepterait que si onpouvait lui donner plus de sûreté encore qu'il n'en a à la MTI. De plus,

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il aurait cet avantage, conservant ses actions, de ne pas avoir tous sesœufs dans le même panier, raison aussi pour laquelle il a fait construire lamaison, acheté du terrain, voudrait dans quelque temps acheter aussi unegrande propriété agricole en Hongrie, et amasser peu à peu un petitcapital en France… Frici connaît suffisamment les affaires et les hommes,ses responsabilités maintenant qu'il n'est plus seul, pour ne pas s'engagerdans une affaire qui pourrait mal tourner pour lui, certains risque, guerreetc, étant les mêmes pour cette affaire que pour la MTI. 25 juillet

En ce qui concerne l'Autriche, moi aussi, ça m'a rendue malade.Mercredi dernier, dès 1 heure de l'après-midi, nous avons su par la Radiode Vienne annonçant la démission de Dollfuss, puis cessant brusquementses émissions, qu'il se passait quelque chose d'anormal. Toutel'après-midi, des nouvelles contradictoires sont arrivées à l'Agence. Vers 6h on a appris de Berlin que Dollfuss était blessé, puis à 8 h sa mort*. Noussommes restés très tard dans la nuit entre le téléphone et la radio àécouter les nouvelles que Vienne transmettait tous les quarts d'heure ; ça aété de sales moments. Maintenant l'Allemagne recule à nouveau, maisn'est-ce encore qu'une feinte ? Ils sont vraiment fous à lier dans leurinconscience – et puis cette facilité avec laquelle ils en arrivent à tuer esteffrayante!! Et ils appellent le national-socialisme un redressementmoral…

L'autre jour, Gömbös a rappelé Frici pour lui demander où il en était desa décision. Il lui a dit qu'il accepterait toutes les conditions que Fricidemanderait, qu'il pourrait lui-même faire son contrat, mais il ne se décidepas encore, il veut attendre pour un supplément d'informations, et puisaussi voir les sûretés qu'il pourrait garder du côté de la MTI. Gömbös, enveine d'amabilité, lui a demandé si je parlais déjà hongrois, comment jeme portais, si c'était pour bientôt, et il a ajouté : " Dites-lui qu'il fautbeaucoup marcher, beaucoup." . Pour lui, il va se remarier pour latroisième fois, avec sa première femme. Après la guerre, il avait divorcéd'avec elle pour en épouser une autre qui est morte en juillet dernier. Alorsmaintenant, il retourne à " ses premières amours ". Je suis bien contente que tu continues à te préparer pour le grandvoyage et je fais une liste d'objets que j'aimerais que tu m'apportes si la

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belle valise le permet. _________________________________________________________

* Le chancelier autrichien avait été assassiné par les nazis autrichiens 1934

A Toute Belle – 3 août Ici, il y a eu des avalanches formidables de fruits de toutes sortes dansle jardin, abricots, pêches, prunes, amandes. Frici autant que moi, adoreles fruits cuits ou crus, nous en consommons en quantité industrielle. Lacuisinière travaille comme un ange. Dans la réserve, s'accumulent desrangées imposantes de bocaux de toutes les formes, asperges, pois,haricots verts, conserves de cerises, fraises, groseilles, framboises,abricots, prunes, amandes, poires pour cet hiver, confitures et gelées desmêmes fruits. Il ne reste plus maintenant que les cornichons, tomates,pêches et melons. Après ça, je crois que je pourrai me mettre marchande. J'ai vu le médecin avant hier – il dit que tout va bien et espère que lebonhomme – vu sa position – sera fidèle au rendez-vous, c'est-à-dire quedans une dizaine de jours, il pourrait commencer à arriver. Il faut que jeme dépêche car j'ai fort à faire. En ce moment, je fais le dessus de lit de lanurse, en cretonne, des draps de dessous pour le petit, et je suis en train depeindre l'armoire que j'ai fait faire pour sa chambre. 6 août

Je vous remercie infiniment de votre sollicitude… Quant au point de vuepolitique, je crois que là aussi, vous vous alarmez plus qu'il ne faut. Lapresse française et l'Echo de Paris surtout voient toujours les choses trèsen noir. Certes, il y a un moment où on a frôlé la guerre, elle pouvaitéclater dans cette crise de nerfs universelle, mais maintenant le sang-froidest revenu. L'Angleterre a donné des assurances qui peuvent faire réfléchirl'Allemagne… L'Allemagne a moins d'argent que jamais, et plus de nationssont prêtes à se lever contre elle au moindre signe. Aussi fou que soitHitler, il sait cela et le redoute.

Je te remercie de te mettre à ma disposition pour m'apporter desaffaires… En tout cas pour la douane, ne t'inquiète pas, Frici ira techercher à Vienne et tu n'auras pas ainsi à ouvrir ta malle à la frontière.

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Je viens de finir le dessus de lit pour ma nurse et quatre draps de dessouspour le tucker. Tu verras les beaux ourlets à petits points ! Maintenant, jefais des alèzes et des serviettes de bain. Par exemple, la façon dont j'achètemes tissus n'est pas très économique. Je ne connais pas d'avance lalargeur des tissus, et au magasin, comptant en vitesse, je me trompetoujours et j'en prends toujours plus qu'il ne faut. J'espère que l'expérienceviendra avec le temps, mais je m'embrouille tellement dans les largeurs etles longueurs !! Tu sais, je t'ai trouvé du travail quand tu seras là ; toutes mes robesayant été élargies, toutes coutures dehors, je n'aurai plus rien à me

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mettre en me relevant. Alors, tu pourras m'aider à les rétrécir. Lacouturière me prend un prix fou pour ça, ça n'en vaut pas la peine.

Le 18 août naissance de leur première fille, Catherine, à la clinique du17 Györi utca. Les cinq enfants seront mis au monde par le petit-fils duDr Philippe-Ignace Semmelweis.47

18 août Enfin la fille est sortie à 9 h 10 et s'est mise à crier sans qu'on ait besoinde la gifler. C'est une vraie Floirat avec un grand front, des cheveuxbruns, un nez en pied de marmite et un tout petit menton. Elle pesait 3 kg150 et mesure 50 cm, pas grosse mais belle, pas rouge du tout… Friciavait peur de ne pas savoir quoi faire avec l'enfant, d'être ridicule, maisnaturellement il s'est très bien tiré de son nouveau rôle.

De fin août à fin septembre, Mme Floirat vient pour la première fois enHongrie pour faire connaissance avec sa petite-fille, et voir sa fille et songendre qu'elle estime de plus en plus. Il faut dire que Louise Floirat, estnée en 1881 et n'a donc que onze ans de différence avec Frici, ce quifavorise les échanges.

Les belles années Hangya

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Parce qu’il est apprécié pour sa vision européenne moderne et considérécomme un spécialiste de l’économie nationale, le gouvernement nomme F.Wünscher Directeur Général de la Hangya, le 1er novembre 1934. Sanomination est unanimement saluée par la presse quotidienne et syndicale.Il se met à l'œuvre sans attendre car l'entreprise est au bord de la faillite.Elle ne subsiste que grâce à l'aide de l'Etat qui lui injecte sans cesse denouvelles subventions. Gouvernement et syndicat attendent des résultatsrapides. Quand il accepte la direction de la Fédération des Coopératives deHongrie, F. Wünscher le fait en toute connaissance de cause. Il va présiderau sort de près d'un million de paysans et de leur famille, dans un secteurclé de l'économie du pays. Le chantier est énorme et il est urgent de s’yatteler. C'est dans l'agriculture coopérative qu'il cherchera l'orientation quilui permettra de mettre ses convictions et ses talents d'entrepreneur auservice d'une cause nationale. Hangya veut dire "fourmi". C’est bien connuque les fourmis déplacent les montagnes. L'histoire récente de l'échec de Károlyi puis de la République des 133jours avait prouvé qu'une réforme agraire était vouée à l'échec tant que lestraditions, les structures sociales et les mentalités n'auraient pas évolué.Pourtant, elle pouvait constituer une alternative démocratique à la lutte desclasses et permettre de faire émerger une nouvelle classe moyenne. Lesprogrès économiques ne passeraient que par une réforme profonde desstructures sociales. Deux grandes idées animeront son action : il faut promouvoir une classemoyenne catholique forte pour contrecarrer la tentation d'une nouvellerévolution communiste et réformer l’agriculture par l 'économiecoopérative.48 I. Simon qualifie sa position de " troisième voie entre lelibéralisme et le marxisme ".

Intermède Fin 1934

1er novembreJ'ai été rendre deux visites ennuyeuses : Mmes Nègre et Balogh*. Elle a

parlé pendant 2 h 1/2 en m'accablant de sandwichs. Je ne pouvais même

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pas trouver le temps de dire que je voulais m'en aller. A part cela trèsaimable, des " chère Madame " et " la petite est chou " et " j'espère quenous pourrons aller à l'Opéra ensemble " en veux-tu en voilà. Et puis j'aicommencé à apprendre à conduire, ça va assez bien et c'est très amusant.

Hier, c'était mon anniversaire et toute la Sainte Famille voulait venir me" gratuler ". Ils avaient prévenu Frici qui oubliant complètement, m'offred'aller faire des courses avec lui l'après-midi. Pour marcher à pied, nousenvoyons Gyuri devant avec la voiture et allons à pied jusqu'àKrisztinaváros. Arrivés là-bas, on les trouve tous chargés de paquets, l'airdéconfit autour de l'auto. Alors, on est revenus à la maison ! Frici m'aoffert un adorable service à chocolat ancien en porcelaine blanche à petitsemis de fleurs – de forme exquise. 5 novembre Frici a pris aujourd'hui officiellement possession de son nouveau poste– il était très content, mais assez fatigué. Il était ce matin au bureau à 8 het n'est venu déjeuner qu'à 3 h 1/2. Les employés sont presque tous arrivésaprès lui. Comme l'ancien directeur arrivait après 9 h, ils pensaient sansdoute que ça continuerait. Mais enfin, il a bon espoir de pouvoir mettreassez vite sur pied sa nouvelle organisation. Ce soir, il est au dîner d'adieuque lui offre la MTI. Tous les employés là-bas sont navrés de le voir partir.15 novembre

Je profite pour t'écrire d'une soirée libre où Frici n'est pas là.Malheureusement, cela arrive assez souvent en ce moment. Cette semaine,il aura juste dîné deux fois ici, les déjeuners sont expédiés en unedemi-heure et il repart tout de suite après pour ne revenir que le soir sechanger avant de repartir pour un dîner… Le premier jour officiel à laHangya, Balogh (l'ancien directeur) était venu pour le recevoir. Il étaittrès triste, paraît-il, d'être dépossédé et a gardé un petit bureau pourpouvoir revenir " écrire ses Mémoires sur l'œuvre qu'il a accomplie à laHangya ", car ainsi " il a tous les documents sous la main ".

_________________________ * L'épouse du Directeur de la Hangya que remplace Frici

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Frici, malgré tout, a l'air assez content et il commence à réorganiser sesservices. Il faut qu'il ait dans chaque section des hommes sûrs etresponsables car il lui est impossible de voir tout en détail : l'autre jour,ayant voulu voir tout le courrier, il a lu et signé 543 lettres !! La MTI luisemble maintenant bien petite. A ce propos, Kozma l'a fait appeler pour luidemander des explications et des conseils sur nombre d'affaires en coursqu'il ignore. Il commence seulement à se rendre compte de ce qu'il a faiten laissant Frici partir, à s'apercevoir que Frici a plus de voix que lui auConseil et qu'il peut le mettre en minorité. Alors il a demandé à Fricid'accepter un contrat où il lui promettra de le soutenir. Frici va prendreson temps et après il lui dira qu'il le soutiendra tant que les actions neperdront pas de leur valeur, car dans ce cas il ne pourrait rien promettre. Novembre Frici est très content car il commence à avoir quelques résultats… Il arepris en mains la Direction. Il a commencé à faire des tournéesd'inspection en province, il recueille les doléances, les plaintes, voit lesprix qu'il faut améliorer pour mater la concurrence locale etc…Il a plus detravail certes, mais il le fait plus facilement qu'à la MTI parce qu'il a lescoudées franches. 27 novembre J'ai été terriblement prise ces jours derniers par toutes sortesd'occupation – hélas l'époque des réceptions recommence ! – et par lamaladie de Catherine. Samedi, Monsieur Meynot, Directeur de l'Agence Havas, de passage ici,est venu déjeuner à la maison et je lui ai demandé ce qu'il pensait de laguerre. Il m'a dit que la situation était grave certes, mais qu'il ne pensaitpas que la Sarre doive déclencher la guerre, et qu'en Europe centrale, çane partirait que si France-Allemagne commençait d'abord.

10 décembreDéjà bientôt Noël. Je suis un peu triste de ne pas être parmi vous à cette

époque, d'autant qu'il nous faudra prendre part à des cérémonials variésavec la Ste Famille. Je m'estimerai déjà très heureuse si le voyage queFrici espère pour février est réalisable. Car il espère avoir terminé saréforme en janvier et il pourra ensuite, dit-il, " se tourner les pouces "

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puisque ça doit marcher tout seul … Je ne suis pas inquiète, il trouverabien encore de quoi s'occuper 10 heures par jour. Le nouvel ambassadeur, G. Maugras est très sympathique. Nous l'avonsvu à la dernière réunion de l'Amicale française… J'ai retrouvé

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là-bas un étudiant de mon temps à la Sorbonne. Il est attaché de légation,je ne sais pas trop en quoi cela consiste. J'ai appris que le foie gras "Marie " de Strasbourg était fabriqué à Budapest et M. Giraud, le directeurde la fabrique, assidu aux réunions avec sa nombreuse famille, père, mère,épouse et 6 enfants dont 5 filles qui se ressentent un peu du voisinage detoutes les oies qui passent dans l'usine de leur père…

J'ai rencontré aussi – le monde est petit – une étudiante hongroise,maintenant mariée, qui était aussi à la Sorbonne en même temps que moi.Nous avons évoqué avec délices le Capoulade, le Boul'Mich', le Luco etc…Celle-ci, je l'ai retrouvée à un thé dansant du Hungária, le club d'avironde Frici, qui a eu lieu dernièrement. J'y ai pas mal dansé, mais il y a iciune coutume que je n'aime pas beaucoup : on change de danseur 4 ou 5fois durant une même danse. N'importe qui, après s'être présenté peutvenir vous prendre des bras de votre danseur, quitte à être dérangé luiaussi, deux minutes plus tard par un autre, et ainsi de suite. On passe ainsid'un grand type à un petit, d'un qui danse bien à un qui danse mal, d'unqui parle français à un qui parle hongrois, et à peine est-on arrivé às'entendre que déjà il faut changer. Et quand la danse est finie, chaquedanseur prend le bras de sa danseuse et en rang d'oignons, les unsderrière les autres, tout le monde fait le tour de la salle jusqu'à ce quecommence l'autre danse. Baisers à tous. Nel 15 décembre Il est 4 h 1/4, nous sortons de table, et dans une heure déjà, il me fautpartir. Tu me parles de réceptions, mais vraiment, c'est un peu trop etencore nous en refusons. Tiens ! Voilà notre calendrier de cette semaine,sans compter les choses où Frici va seul. Dimanche, vernissage d'uneexposition de Watteau – soir, concert – mardi, thé à6 h – mercredi, dîner – jeudi, déjeuner – soir, " invitation " Balogh àl'Opéra – vendredi 6 h, thé – 8 h 1/2, re-thé dansant – samedi, dîner –

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dimanche, concert etc… Et c'est un engrenage, plus on sort, plus on voit degens, plus on reçoit d'invitations. Et que faire ? Toujours faire denouvelles connaissances, toujours de nouveaux visages, toujours lesmêmes conversations, et n'avoir même pas la consolation de pouvoirmanger de peur de grossir – je ne me plains pas puisqu'il faut le faire,mais ça ne fait rien, j'aime mieux rester chez moi. Et puis, tu sais, recevoirc'est difficile. Quand ce sont des amis de Frici, ça va, Glock etc, je sais queje fais mieux qu'eux. Mais en ce moment, nous sommes lancés dans lesministres, ambassadeurs, barons, comtes, excellences et généraux, et chezeux, on fait des tas d'histoires, et ils dépensent des

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sommes folles pour un thé… Alors, quand il faudra rendre toutes cesinvitations, j'en ai la chair de poule, j'ai toujours peur de faire des gaffes,ou que quelque chose ne marche pas…

A la Hangya, ça marche bien. Frici est très content de pouvoir présenterau ministre, le 1er janvier un budget en équilibre, après des déficits de 1million 600 000 Pengös par an. 49 Je t'ai dit qu'il allait souvent enprovince voir les succursales – en général, elles marchent toutes bien.Tout le déficit venait d'une mauvaise organisation de la centrale, employésen surnombre, transports mal agencés etc. Il a dû mettre 150 employés àla porte, qui ne donnaient pas satisfaction. Il a fermé quelques succursalesqui marchaient mal, il a réorganisé complètement chaque section enmettant à la tête de chacune un directeur capable et responsable – et enfin,la machine est de nouveau en route à la grande joie des employés qui sontcontents d'avoir enfin une direction ferme et stable.

Il s’agit de faire venir des produits de France à titre d'échantillons pourles faire fabriquer à la Hangya, comme savon de Marseille, cirage ouconserves de sardines : la grande difficulté est d'obtenir des devises pourpayer. L'Etat lui en fournit pour une certaine somme et quand ce crédit estutilisé, il ne peut faire d'achats que sur la base d'échanges, offrant œufs,volaille, bétail contre ce qu'il lui faut. Il est en train de négocier quelquechose de ce genre avec la maison D.M.C., offrant des moutons pour du filà coudre et du coton à broder!! 20 décembre

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Ici les gens sont presque fous à cause de Noël, ils ne parlent que de ça,ils ne pensent qu'à ça. La ville est transformée en forêt tellement il y ad'arbres de Noël partout à vendre… Nous avions offert à la Sainte Famillede venir dîner à la maison le 24. Ils n'ont pas voulu. Je ne sais pour quelleraison, parce que c'était l'habitude que mes beaux-parents dînent chez mabelle-sœur ce soir-là. Alors elle nous a dit de venir aussi, puis s'est plainteque ça lui coûterait très cher. Alors j'ai offert de faire le dîner et del'apporter tout fait – elle a accepté! Alors tu parles d'une combine ! Après, j'ai demandé à Frici d'aller à la messe de minuit – on emmèneraMademoiselle (Mazi, la nurse), ça a l'air de lui faire grand plaisir et on sefera un bon petit réveillon en rentrant - tous les trois- sans huîtres, hélas !

Le 31 décembre, Frici a pris des places à l'Opéra, parce qu'il y atoujours là une représentation extraordinaire. Nous sommes allés l'autrejour entendre Chiliapine dans Faust. Il était splendide – et puis, au moins,il n'est pas seulement chanteur, il est aussi merveilleux comédien. Il achanté en français, et j'étais bien contente de pouvoir un peu comprendrequelque chose pour une fois.

1935 De Frici, le 1er janvier Chère Mère, Très heureux et très fier d'avoir reçu une si belle lettre de vous, je vousen remercie beaucoup ainsi que de vos souhaits à l'occasion de la nouvelleannée 1935, et je vous assure que je désire seulement que l'année 1935 nesoit pas moins belle que l'année passée. C'est juste hier, en me promenantavec Nelly que j'ai parlé des événements de 1934 et nous avons constatéque nous ne sous souvenons de rien de désagréable – au contraire :l'heureuse naissance de Catherine qui complétait notre bonheur si beau etsi grand et la bonne santé de tous ceux que nous aimons, ma nouvellesituation qui m'a mis dans une position beaucoup plus importante, pluslibre, plus agréable que l'ancienne, les bons revenus qui nous rendentcontents et qui nous ont permis de payer toutes les dettes qui nous restaientencore à la suite de l'achat précipité des terrains, de la maison et del'ameublement. Tout ça, ce sont des faits si favorables qu'il ne seraitvraiment pas modeste de désirer plus. Et quand je saisis l'occasion donnée

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par cette journée où, à cause de la neige qui tombe sans arrêt, nous nequittons pas la maison, pour vous écrire ces quelques lignes, je suisvraiment content de ne pouvoir vous raconter que des choses agréables.Vous les comprendrez mieux peut-être aujourd'hui puisque après votreséjour de l'automne, vous connaissez notre foyer et notre vie mieux quel'an dernier… Permettez-moi maintenant de vous raconter deux choses intéressantes :d'abord la correspondance de Nelly avec Le Temps et puis notre soiréed'hier pour fêter le nouvel an. Oui, Nelly est devenue journaliste. LeTemps50 a fait paraître en novembre un feuilleton sur la connaissance de lalangue française en Europe centrale. Nous n'étions pas contents de la partieconcernant la Hongrie et Nelly a adressé une lettre au rédacteur en chef. Pour parler tout franchement, je n'ai pas pensé que cette lettre paraîtrait ;imaginez-vous alors ma surprise quand le 20 décembre, je lis dans lesjournaux de Budapest que Le Temps du 19 décembre fait paraître une lettrede Madame Wünscher rectifiant l'article dont je vous ai parlé. Plusieurs personnes ayant lu cette lettre et M. Gömbös lui-même, ontfélicité Nelly de ce succès. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme on aété sensible ici de ce fait qui nous a donné la possibilité de montrer aupublic français par ce grand journal que la Hongrie n'est pas complètementpleine de" boches " N'est-ce pas que je peux être fier d'une femme si aimable et siintelligente ? Et maintenant, voici l'histoire de la soirée du 31 décembre qui vousintéresse peut-être un peu. Malgré les invitations, on est restés à deux. Onest allés d'abord goûter dans la confiserie d'August en face de l'église deKrisztinaváros (chocolat-crème Chantilly), puis nous avons assisté à lareprésentation de la Chauve-Souris à l'Opéra et enfin, nous sommes alléssouper à l'hôtel Dunapálota. Nous avons mangé du cochon de lait, le plattradit ionnel pour la Saint-Sylvestre que l 'on considère commeporte-bonheur. A minuit, on a éteint toutes les lumières, le tambour a battupendant que les gens se félicitaient en hurlant. La lumière rallumée, desmarmitons sont passés de table en table portant un cochon de lait vivantenrubanné de tricolore : moyennant quelque argent, on grattait le nez ducochon pour avoir du bonheur et on avait droit à un petit morceau de

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ruban. Puis les ramoneurs sont passés aussi en distribuant des morceaux deleur balai plein de suie, ce qui porte aussi bonheur. Tout le monde était gaicomme si l'on sentait l'amélioration des temps. Peut-être… Nous verrons. Les négociations entre la France et l'Italie me donnent beaucoup d'espoirde voir un jour la Hongrie dans le sillage de la politique française : un faitqui changerait peut-être même l'opinion de M. Pertinax.* Malgré cela, jegarderai toujours mon opinion que M. Pertinax ne sera jamais objectif,mais continuera toujours d'écrire ses articles pour plaire aux fabricantsd'armes qui auront toujours besoin de faire voir les choses plus noiresqu'elles ne le sont en vérité. Si le Figaro est ennuyeux, à votre place, jelirais plutôt le Matin ou le Journal. Ne soyez pas fâchée de ce que je vousdis. Vous savez très bien que je travaille sans cesse pour un rapprochemententre notre pays et la France, mais je ne peux pas dire qu'il soit objectifl'homme qui soutient contre un pays vraiment innocent les calomnies d'unpeuple comme les Serbes, qui au siècle dernier ont tué cinq de leurs chefsd'Etat et dont les habitants restent toujours les sauvages des Balkans.Tandis que vous connaissez bien la culture de mon pays qui n'est pas sansdéfaut mais qui ne se servirait jamais des moyens des assassinsbalkaniques. Mais assez de politique, j’aime la paix, et politique et paix ne vont pasbien ensemble de nos jours où on agit trop sans conscience. Mais commeon ne peut pas vivre sans espoir, moi aussi, j’espère la victoire del’intelligence. Recevez, vous et votre chère famille, les meilleurs vœux de la petitefamille de Budapest. Nelly et Catherine vous embrassent mille fois et moi,je vous assure de ma filiale affection. Frici.

Fortissimo

Avec l'autorité de surveillance des finances publiques, le directeurnégocie sa rémunération qu'il demande proportionnelle aux résultats. Ilsouhaite s'appliquer le principe de l'intéressement qu'il défendait, enproposant de recevoir 10 % du chiffre d'affaires global jusqu'à un plafondde 200 000 Pengös, puis 5 % au-delà. Mais on jugea plus prudent de lui

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allouer un salaire fixe d'un montant de 60 000 Pengös par an. 49 Il acceptaces conditions. Le principe de l'intéressement serait réservé aux adhérentsde la Coopérative. Il commence par mettre bon ordre dans la maison Hangya. Quand ilprend la Direction, le bilan laissait apparaître 8 millions de Pengös depertes cumulées. Il lui faut assainir la gestion, en finir avec lespasse-droits, payer les dettes, restaurer la confiance. Sur ce socle, il pourraédifier les réformes nécessaires. Il s'attelle donc au redressement de ______________________________________ * Directeur de l'Echo de Paris que lisaient mes grands parents et quidonnait toujours des nouvelles pessimistes de la situation politique.

l'entreprise en commençant par éliminer les dépenses somptuaires. Ce tourde vis se fait dès 1935. Il faut ensuite rationaliser les effectifs abusivementgonflés car il était déjà en usage de placer amis et obligés àdes postes plus ou moins virtuels. Là, il laisse au gouvernement le soin defaire le ménage. Ce travail d'assainissement est relativement rapide grâce àsa détermination et au soutien de l'Etat. Mais s'il est directeur de fait, il luifaudra encore attendre deux ans avant que Balogh ne laisse sa place deprésident du Conseil d'administration.

Tout en rétablissant l'équilibre financier, il s’attaque à la réorganisation.Il veut s'inspirer des organisations syndicales suisses et allemandes qu'il avisitées lors de ses voyages d'études. Il commence donc par rencontrerchaque syndicat pour entendre sa position par rapport à la crise quetraversait la Hangya. Il entreprend d'inspecter systématiquement lescampagnes. Cette méthode de découverte du terrain était révolutionnairepour l'époque. En dix ans, il visitera près de 2 500 succursales.

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8 janvier Ne m'en veux pas si je te néglige un peu, mais j'ai tellement à faire queje n'arrive pas à écrire – avec les lettres du jour de l'an auxquelles il faut

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répondre et toute la correspondance française de Frici que je rédigemaintenant, au moins 4 ou 5 lettres par semaine, je n'en sors pas.

Le transport du dîner de Noël s'est très bien passé à part la crème aupunch qui a un peu passé par dessus le bord de la coupe. Tout le monde aété très gai et on n'a parlé que quatre fois du mari d'Erzsi. Elle a voulufaire un nouveau procès, et Frici lui a donné 4 000 Pengös comme cadeaude Noël. Il paraît que ce procès-là réussira sûrement et que ce sera ledernier. Je réponds à ta question : non, Frici n'a pas dansé auHungáriaaprès m'avoir à nouveau dit qu'il apprendrait, il a définitivementrenoncé, et préfère me voir danser avec les autres. Des goûts et descouleurs… 22 janvier Nous avons eu hier une conférence extrêmement intéressante etdocumentée de Claude Farrère sur " Japon ancien et Japon moderne ",salle comble – et les places étaient payantes ! Quel succès aurait l'Alliancefrançaise si elle avait des conférenciers intéressants. Ce serait une chose àorganiser ça. On fait bien des abonnements pour les

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concerts, on pourrait en faire autant pour des conférences, on aurait ainside quoi faire venir des gens qui en valent la peine. Nous sommes allés voirl'autre jour Phèdre de Racine en hongrois ; c'était une expérience pourvoir si je comprendrais le théâtre parlé. J'ai relu la pièce à l'avance etainsi j'ai pu assez bien suivre et même repérer des contresens dans latraduction hongroise. Mais quelle différence entre le hongrois et la bellelangue de Racine ! Ce matin, nous avons été nager à la piscine de l'île Marguerite entre 2et 3h. Il y avait peu de monde. C'est très bien installé, mais quand mêmec'est loin d'être aussi amusant qu'à l'air libre.

4 févrierEn principe, nous serions à Paris vers le 7 mars. Je tâcherai de trouver

encore quelques objets qui puissent agrandir ton comptoir hongrois à tavente de charité. C'est en ce moment la pleine saison des bals et si on allaità tous ceux auxquels nous sommes invités, il faudrait y aller chaque soir.

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D'ailleurs, ce n'est pas amusant puisque Frici ne danse pas. Au bal duHungária, il m'a fallu danser la csardas avec un acteur illustre. Nous avons acheté à la dernière exposition de peinture deux tableaux depeintres hongrois modernes, un grand à l'huile qui représente un coin duDanube et une petite aquarelle. On les a mis de chaque côté de lacheminée. Quant à la voiture grand sport, on en parle toujours sans riendécider. En attendant, on vient de racheter à la MTI la Steyer qui venaitd'être remise à neuf. Gyuri a persuadé Frici qu'une voiture décapotablen'était pas pratique et moi, c'est une comme ça que je veux parce que cen'est pas la peine d'avoir deux conduites intérieures. Alors on attend…d'avoir de l'argent. Non, je n'ai pas appris à patiner. J'attends que Frici m'accompagne,mais nous allons chaque semaine 2 ou 3 fois à la piscine. 12 février Il est parti ce matin pour une de ses tournées hebdomadaires enprovince. Il a enfin accepté d'aller par le train. Jusqu'à maintenant,malgré la neige et le grand froid, il allait en voiture pour voir plusieursvillages le même jour. Mais alors, pour gagner du temps, il ne déjeunaitpas, voulant seulement emporter quelques sandwiches et il ne rentraitdîner que vers 10 ou 11 h du soir – ce n'est vraiment plus un métier ! LaDirection précédente se déplaçait rarement dans les succursales deprovince, mais lui ne peut attendre que l'hiver soit passé pour continuerses visites.

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Sais-tu qu'on vient d'avoir une grande peur, qu'il a failli être ministre.Depuis les premiers résultats qu'il a obtenus à la Hangya, on parlait de luicomme ministre du Commerce et l'autre jour… Balogh dit à Frici :" Gömbös va vous appeler au ministère du Commerce ". Et en effet il atéléphoné à Frici de venir le voir et lui a proposé la chose. Il a réponduqu'on venait de le nommer à la Hangya et qu'il ne pouvait pas la laisser enpleine réorganisation. Alors G. a dit qu'il ferait une combinaison enattendant, mais qu'il voulait absolument Frici. J'espère que, d'ici là, ilaura trouvé un autre homme à son goût parce que ça ne nous dit rien dutout qu'il soit ministre. C'est pour le coup alors que je ne le verrais plus du

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tout…Nous sommes allés l'autre jour pour faire à Gömbös la visite que nous

n'avions pu faire l'an dernier puisqu'il était sans femme, alors quemaintenant il est remarié. Sa femme, qui fut sa première femme,… est trèsgentille, très simple, assez effacée, l'air d'une femme qui a beaucoupsouffert. Lui, affectant à la fois le paysan, par sa tenue plus que négligée,et le grand seigneur par ses attitudes condescendantes, même à l'égard desa femme, est un bon bonhomme qui se prend pour Napoléon. Il en prendd'ailleurs le ventre, la lippe et la main dans le gilet. S'ils nous rendent lavisite, on va s'amuser. Fin février Une grande nouvelle ! Cath a deux dents… Elle a maintenant dépassé 7kg. Elle commence à se tenir debout toute seule. Il va bientôt falloir luiacheter un parc.

… A propos d'art hongrois, Frici a en tête un grand projet qu'il veutréaliser par l'intermédiaire de la Hangya. Il voudrait installer à Paris, àLondres et à Rome des magasins qui ne vendent que des objets faits pardes paysannes. Dans chaque village où il y a une succursale, ilorganiserait un comité qui ferait travailler les femmes, en les payant pluscher que les marchands d'ici. D'autre part, il m'a chargé de te demander quelque chose pour la radio.Pour varier un peu leur programme et ne pas donner sans cesse de lamusique allemande ou italienne, il voudrait de la musique française :romances, chansons, extraits d'opérettes, pièces pour orchestre, vieilleschansons de Montmartre ou régionales… programme très vaste, tu vois. Situ pouvais chercher des catalogues, à notre venue, nous pourrions ainsimieux choisir et acheter la musique. Il y a au moins 50 cm de neige et on fait du ski dans la Fodor utca.

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7 mars Voilà le printemps arrivé ! Après 3 jours de bourrasques, vent, neige etpluie mêlés qui soufflaient plus fort qu'à Ker Eole, à croire que la maisonallait s'écrouler, la température est brusquement passée de – 15 à + 10, lesoleil brille, le ciel est bleu, les chiens aboient, les coqs chantent… et Julia

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fait le grand ménage.Finalement, notre voyage va, je pense, être reculé jusqu'au milieu de

mars, parce qu'il faut attendre que l'Assemblée générale de la Hangya soitpassée, et Frici a besoin, pour pouvoir la faire, de pièces que le ministèrene peut se décider à lui donner. Mars

Il est 11 heures passées et j'attends le pauvre Frici qui n'est pas encorerentré. Je l'ai vu aujourd'hui juste pour le déjeuner entre 3 h 1/2 et 4 h 1/2.Il est reparti aussitôt : conférences diverses, dîner d'affaires. Je n'ai pastrop à me plaindre cependant depuis qu'il est à la Hangya, il a sesaprès-midi libres – en principe, après-midi qui commencent bien sûr à 3h1/2, mais il y certains jours où il ne peut respirer une seconde. Nosdimanches aussi depuis quelque temps sont toujours pris et on ne peut plusaller se promener. Il y a 15 jours, c'était un thé chez des Suisses, trèsgentils. Dimanche dernier, la commémoration en province de la fondationde la Hangya et dimanche prochain un bridge dansant chez les Balogh, cequ'on va s'amuser !! Ca fait déjà deux invitations d'eux qu'on refuse, il fautbien finir par y aller. Et le dimanche d'après, nous serons déjà à Bâle oùnous devons rester 2 jours avant Paris. Tu as vu peut-être dans les journaux que le Prince de Galles avait passéquelques jours ici. Quel événement c'était ! Quel enthousiasme !… Danstout le centre de la ville, on ne pouvait plus circuler tant il y avait debadauds qui attendaient qu'il passe. Heureusement qu'il était là incognito.On l 'a surnommé " le Prince charmant " et on a été rempli dereconnaissance de ce qu'il ait eu la bonté de se saouler avec des alcoolshongrois. Pauvres Hongrois ! Ils s'imaginent qu'après, il travaillera pourla révision… C'est dommage que la France n'ait pas de Prince héritier ! Quant au projet de Frici, il n'a pas l'intention de vulgariser l'arthongrois. Justement, il veut faire le contraire de ce qui est arrivé pour leschemisettes non seulement hongroises, mais roumaines, russes etc, il neveut pas d'articles de série, laids et bon marché, mais des objets vraimentartistiques. Il n'aura qu'un dépositaire dans chaque ville qui ne fera que lavente de détail.

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22 avril A notre retour, nous avons trouvé une Catherine splendide et

absolument changée… Il fait un temps magnifique et déjà chaud, aussiest-elle dehors toute la journée, les jambes à l'air.Les grandes vacances(auxquelles Frici commence déjà à rêver, dès qu'il voit le soleil, il veutaller à la mer) sont fixées du 22 juin au 1er août : Paris-La Baule-Paris, etentre temps un voyage de nous deux, seuls, en Angleterre. Avril Voyage d'une semaine en Allemagne (Berlin, Hambourg, visite du portfluvial et du Holstein avec le directeur de la Coopérative de Hambourg,Brême). Quant à " l'atmosphère ", elle est beaucoup plus calme et moinstapageuse que l'an dernier. Plus de défilés en musique à toutes les heuresdu jour, plus tellement d'uniformes, seulement beaucoup de camions,transports d'hommes ou remorques qu'on remarque parce qu'ils sont déjàcamouflés. Beaucoup d'avions. Retour par Vienne, la Bavière, leSemmering.

1er mai A propos de voyage, quels ennuis on a maintenant avec les nouvellesrigueurs financières !!! Contrôle encore plus sévère sur l'achat de devisesétrangères. Impossibilité presque absolue d'acheter des pièces d'or… Tousceux qui reviennent d'un voyage à l'étranger doivent déclarer de quoi ilsont vécu pendant leur absence et où ils ont trouvé cet argent. Pour nous,en France, c'est facile. Avec votre permission, on dira que vous nousinvitez. On ne peut même pas dire que nous vivons sur ma dot, car onserait obligé d'en verser le montant à la Banque nationale. Ainsi, commenous ne voulons pas entamer nos réserves or qui sont les dernièrescartouches, Frici a pensé acheter – ce qui est permis – un ou deux kilos deplatine pour le revendre en France. Vous serait-il possible de savoir lecours approximatif du platine d'une finesse de 990 et où, le cas échéant,nous pourrions l'écouler ? Quelles complications !

1er juin Il fait ici un temps effroyable, gelées tardives, grêles – qui ont anéantien grande partie la récolte de fruits ; cependant, nous avons beaucoup de

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chance, puisque aussi bien à Tétény qu'ici, nous aurons une récolteabondante. Tu savais, je crois, que nous avions loué pour 5 ans à Kozma.Après avoir liquidé les poules qui nous faisaient perdre beaucoup d'argent,Frici a confié ça au maître jardinier qui avait fait le

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jardin à des conditions très avantageuses. Il a remis la terre en valeur enplantant beaucoup d'arbres fruitiers et en occupant les nombreuses établespar l'élevage en petit de volailles diverses, cochons, vaches pour la venteet qui vivent des produits de la terre. C'est bien parti, j'espère que çacontinuera et qu'à la fin Kozma voudra bien nous le vendre. Jeudi après-midi, nous partons en Italie en voiture : Fiume, Trieste,Venise et les champs de bataille où Frici s'est battu pendant la guerre,retour par les Dolomites. Entre temps, visite d'une coopérative italienne etdes entrepôts maritimes hongrois de Fiume. Retour par Vienne. 10 juin Cette traversée des Alpes était très belle et intéressante, parce que nousavons traversé tout le pays où a eu lieu la guerre entre Italiens etAustro-Hongrois et Frici retrouvait les endroits où il avait été : Caporetto,l'Isonzo, le Frioul, je me souvenais de tous ces noms-là. Mais que defor t i f i ca t ions… Toute la l igne de f ron t i è re e t b ien en deçà ,Autriche-Yougoslavie, est garnie de fortifications ; dans le moindrevillage, de très importants cantonnements de soldats, partout d'immensescasernes neuves, des hangars camouflés pour avions, et toutes ces routesneuves, routes stratégiques pour la plupart. Il n'a pas envoyé que destroupes au Brenner, Mussolini !! … Venise, le but du voyage, ville étrange, à la fois semblable etdifférente de tout ce qu'on a imaginé d'après les photos ou la légende. Ellen'est pas du tout ce qu'on attendait, et cependant, elle ne déçoit pas –glissement des gondoles et des bateaux à moteurs – des palais auxintérieurs splendides dont la façade est rongée par l'humidité – une odeurnauséabonde qu'on finit par trouver agréable.

Dentelles, cristaux, cuirs de Venise, on voudrait tout acheter – et voilà,c'est passé si vite et cependant on a tant de choses nouvelles dans la têtequ'on se demande si on n'a pas rêvé. Pour me faire revenir à la réalité, j'ai

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à préparer un dîner pour demain soir – 12 personnes dont les Balogh, Ohjoie!! Des gens avec des tas de titres, je vais encore me tromper dans lesprésentations.

Août 35, Nelly est enceinte de leur 2e enfant

24 août Je vais être naturellement en retard pour te souhaiter ta fête, tum'excuseras, mais ma fille est toujours assez absorbante. Je profite

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maintenant d'un moment où mon beau-père est venu jouer avec elle,comme il le fait assez souvent… Mademoiselle m'annonce qu'elle rentre de Suisse le 2 septembre. Noussommes en pourparlers très sérieux pour la voiture grand sport et noushésitons entre Mercedes-Benz et Horsch – quand je serai libre, on ira jecrois, l'acheter en Allemagne, car ici, il n'y a pas assez de choix.

Septembre En plus de son travail qui croît ou plutôt qu'il accroît lui-même de jouren jour, il est en bute depuis quelque temps à de violentes attaques de lapart du commerce juif, qui détenait jusqu'à présent exclusivement lesexportations, et qui voient les coopératives leur en enlever maintenant unebonne part, mais surtout dévoiler les petits commerces clandestins et lesbénéfices scandaleux opérés sur le dos des producteurs. Catherine, le centre du monde, est de plus en plus mignonne et Frici enest fou. Elle dit déjà pas mal de mots, toujours moitié français moitiéhongrois… Elle continue à bien pousser et aime par dessus tout à sepromener dans le jardin. Elle court après les fruits tombés qu'elle mange sion n'y fait pas attention, prunes, pêches, poires, pommes, noix, peu luiimporte. Elle adore d'ailleurs fruits et légumes.

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Frici est ce soir à son club d'aviron… Il avait été sur le point de mettreen train une nouvelle affaire qui lui aurait donné pas mal de soucis encore,et je suis bien contente que ça ne marche pas. Kozma avait demandé descapitaux chrétiens pour fonder dans un quartier neuf un cinéma. Moi, çane me disait rien car ça nous aurait pris toutes nos disponibilités, et pouracheter les deux terrains à gauche de la maison (le fruitier et celui qui esten-dessous le long du tennis), nous aurions encore été obligés d'emprunterà la banque, et ça je n'aime pas. J'aime mieux vivre sur ce que nousgagnons.

Gyuri est allé chercher la nouvelle voiture en Allemagne. C'est uneMercedes-Benz, 8 cylindres qui pèse 2,8 tonnes. On roule là dedanscomme sur du billard, quelle que soit la route. Elle est tellement longue etlarge qu'elle entre à peine dans notre garage. D'ailleurs, elle reste à laHangya, on garde la Steyer pour la ville. C'est naturellement la Hangyaqui a payé cette belle voiture à son directeur général. Elle est entièrementdécapotable – carrosserie bleu foncé. L'intérieur tout en

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cuir gris beige veiné de bleu – tout le confort, on est là-dedans commedans son lit, tu verras. La semaine prochaine, on va à Prague pour une huitaine de jours. Il y alà-bas une conférence internationale coopérative. Et moi, je passe monpermis de conduire. J'ai très peur, je me demande comment je vais m'ensortir avec les explications techniques en hongrois. Frici m'a promis pourle printemps une petite voiture pour moi seule. Comment vont les affairesavec ces nouvelles histoires politiques ? Ici, tout augmente et les affairessont à plat. 12 octobre En Tchécoslovaquie, on ne voit et on n'entend que de l'allemandpartout… C'est très curieux de voir comme le pays est divisé en deuxparties très nettes. L'une qui dépendait, comme la Hongrie, de l'Autriche,parent pauvre aussi de l'Empire. Pas de villes ou très peu, que des villagesmisérables et sales. Et l'autre partie qui constituait autrefois le royaume deBohême avec de petites villes ou bourgades riches et commerçantes.

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Prague est une ville très belle… Pour en revenir aux Coopérateurs puisque c'est pour eux que noussommes venus ici, ça change des conférences internationales de Radio oud'Agences. Ici les directeurs de coopératives de n'importe quel pays qu'ilssoient, ont tous plus ou moins l'air de vieux garçons épiciers, car ils sonttous vieux, et la plupart socialistes ou communistes. Frici, ignorant lesmœurs de cette caste, avait apporté habit, jaquette, veston, il n'en auraguère besoin. Il est d'ailleurs déjà dégoûté de leurs" travaux ". Le premier jour, ils ont discuté sur les principes de Rochdale,principes édités au 19e siècle par les premiers coopérateurs. La secondejournée s'est passée à rédiger une adresse pour la paix à la Société desNations…Heureusement, cela permet à Frici de me montrer la ville qu'ilconnaît en détail. C'est amusant, parce que à mesure que nous allons, sessouvenirs de jeunesse lui reviennent peu à peu, du temps où il venaitpasser ses vacances chez ses grands-parents. (14 rue Vlasska) 14 octobre C'est mercredi, le jour où Frici va faire ses tournées… Il a vu tout ce quiétait près de Budapest, il faut qu'il aille maintenant plus loin. Et juste, çatombe avec le début de l'hiver, ce n'est pas de chance. Aujourd'hui, il estallé à Nagy-Kanizsa à la frontière yougoslave…et la malchance a vouluque ce soit aujourd'hui le premier vilain jour d'automne, vent terrible,pluie torrentielle, ils n'auront pas pu aller bien vite avec ce temps-là. Et cequi m'ennuie le plus, c'est qu'il 1935

ne veut s'arrêter nulle part pour les repas, pour ne pas perdre de temps,dit-il, et aussi parce que les hôtels de province sont tellement infects,quand toutefois il en trouve, qu'il ne peut se résoudre à y manger. Alors lessandwiches, c'est bien l'été, mais quand il fait froid et humide, ce n'est pastrès réconfortant. Notre retour de Prague s'est très bien effectué avec un arrêt de 24 h àVienne, toujours très agréable, avec un véritable temps de printemps.Notre court passage a été des plus utiles car il a permis à Frici de mettresur pied une affaire très intéressante. La Coopérative autrichienne semontre prête à acheter près de 300 000 têtes de bétail chaque année. A

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Prague aussi, il a fait du bon travail parce qu'il a pu rencontrer lesdirecteurs de toutes les coopératives d'Europe, parler avec eux, et voird'une façon plus directe les possibilités d'échange. Ils ont aussi fait uneadresse à Hitler qui a supprimé les coopératives en Allemagne.

L'accueil qu'on lui a d'ailleurs fait n'a pas été des meilleurs. L'un de sesprédécesseurs, ayant laissé une assez mauvaise impression, parlant à tortet à travers de politique – et germanophile naturellement, préconisant unrégime autoritaire au milieu d'une assemblée en grande partie socialiste,et cherchant à en imposer à tous ces prolétaires par ses façonsd'aristocrate et d'homme distingué. Ce qui s'est traduit par des résultats :zéro. Ou alors quand il entreprenait des affaires avec l'étranger, nousréservant des surprises comme celles que nous avons eues avecl'Angleterre. Quand nous sommes allés en juin visiter le magasin de grosCoop de Manchester, le secrétaire, en l'absence du directeur nous a faittoutes sortes de promesses. Et lorsqu'à son retour ici Frici a fait unecommande de thé, on lui a fait une réponse dilatoire, qu'on verrait, qu'ilfallait en référer au Conseil etc… A Prague, Frici a demandé desexplications au Directeur qui lui a dit : " Excusez-moi de vous parlerfranchement, mais je vois à votre visage que vous avez l'air d'un honnêtehomme. La Hangya a fait il y a trois ou quatre ans une importantecommande de thé. Nous avons fait l'expédition en échange de traites. Al'échéance, on a prétexté qu'on n'avait pas de devises, et quand enfin nousavons été payés, le Pengö avait été dévalué. Alors, nous ne voudrions pasavoir encore de tels désagréments. " Tu parles d'une douche !!! Friciignorait tout de l'histoire. Enfin, tout s'est arrangé et ils sont devenus lesmeilleurs amis du monde.

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20 octobre Ton pauvre gendre traverse une bien mauvaise semaine. Pas une fois iln'aura dîné ici. Hier, au lieu de rentrer à 8h de sa tournée de province, ilest rentré à minuit, ayant eu trois clous, donc trois crevaisons, une panned'essence et quelques autres avatars. Aujourd'hui, il est parti à 7 h 1/2,rentré seulement cet après-midi à 5 h 1/2, il s'est changé et est reparti pourune autre conférence et un dîner. Je ne me plains pas, moi, comme tu avais

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l'air de le penser dans ta dernière lettre. Je sais bien que quand on a unmari qui travaille, on ne le voit guère,- et que je suis encore parmi lesprivilégiés, mais c'est lui que je plains, car je sais combien cette vieprécipitée où il est sans cesse sous pression, le fatigue. Hier, j'ai fait lepremier essai de repas chaud…avec mes boîtes et mes bouteilles thermos.J'avais fait un consommé très fort avec des abatis de dinde et des os deveau, puis il y avait du riz avec des morceaux de foie d'oie et de canard. Ily avait en outre quelques sandwiches, du thé au rhum, des petits gâteaux àdiscrétion et des fruits. Il paraît que c'était très bon et très chaud et que çaleur a fait très grand plaisir; C'est tout ce qu je demande ! J'aurais voulules voir (car il y avait un autre Monsieur) faire leur dînette en voiture etGyuri paraît-il, se léchait les babines. 30 octobre A nouveau, me voilà veuve, ce soir. Frici vient de me téléphoner qu'il nerentrera pas avant deux heures du matin. Ils ont rencontré dans la régionde Debrecen un brouillard très dense qui les empêche d'avancer plus viteque 30 km à l'heure et c'est encore à 250 km d'ici.

De Frici, le 11 novembre Chère Mère Il y a longtemps que je me prépare à vous écrire quelques lignes pourvous remercier des félicitations que vous avez eu la bonté de nous adresserà l’occasion du second anniversaire de notre mariage… Ce n’est pas unmérite d’être un bon mari quand on a la chance d’avoir une femme commej’ai eu la chance d’en trouver une par mon mariage, je suis devenu unhomme absolument heureux qui n’a qu’un désir, c’est que tout restecomme c’est depuis deux ans… Il faut travailler, ce travail est souvent dur, je l'avoue mais c'est dutravail honnête que j'accomplis avec une conscience absolument tranquille. …Nous avons insisté pour vous voir à Budapest au mois de maiprochain. Nous voulons naturellement vous donner l'occasion de voussoigner un peu et il est sûr que le mois de mai est très, très agréable àBudapest… Et puis, au printemps prochain, nous espérons l'arrivée aumonde d'un second petit enfant et je serais très heureux et reconnaissant sivous pouviez venir tenir compagnie

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à Nelly. En attendant, c'est nous qui aurons le plaisir de vous voir lespremiers, puisque nous serons à Paris à la fin de l'année.

Décembre Ces jours-ci, c'est le dixième anniversaire de la fondation de la MTI etje suis une fois de plus dégoûtée et furieuse de l'ingratitude de ces gens. Iln'est question que de Kozma sans qu'il soit question d'un certainWünscher. A cette occasion, dans le journal de la Radio, on publie laphoto de Kozma sous toutes ses faces, entouré de ses plus ancienscollaborateurs – et par hasard, on a oublié d'y mettre celle de Frici…Aurait-on peur de Frici, rival plus jeune, et éviterait-on ce qui pourrait lemettre en lumière ou le faire remarquer ? Et pourtant, mon Dieu, sesambitions ne sont pas d'être président du Conseil. 7 décembre

Les quelques moments que j'ai de libre, je les passe à écrire des lettrespour décliner les invitations qui pleuvent chaque jour en cette période del'année. C'est déjà une bénédiction que je ne puisse pas y aller… Mais l'anprochain, il faudra rendre tout cela.

Encore des actes…

Le paysan hongrois était très fier de son autonomie. Il fallut prouver pardes actes les bienfaits du système coopératif qui favorise la mutualisationdes moyens, une organisation rationnelle des achats et des ventes, ainsi quela modernisation de l'agriculture. On met en œuvre des programmes deremembrement des parcelles, la sélection des semences et des espècesanimales, l’amélioration des techniques de culture et d'engraissement desbestiaux, l’implantation de nouvelles productions comme le lin,l’intensification d’autres. Le cheptel se renouvelle grâce à l’importationd'espèces à viande ou à lait, de vaches hollandaises, poulets d’Australie.Les porcs noirs de la race traditionnelle de Berkshire sont implantés.

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Elevés en plein air, ils donnent une viande rouge excellente pour lacharcuterie. Les reproducteurs sont prêtés aux paysans. Un comitédirecteur se charge de la coordination et de la formation. On crée descoopératives de matériels agricoles. On développe des entrepôtscoopératifs et des usines de transformation du lait, de la viande ou desproduits agricoles, comme à Kalocsa et Szeged pour le paprika, à Kaposvárpour les conserves de fruits et de légumes. Les grottes de Budafok ausud-ouest de Budapest, deviennent des caves renommées où les viticulteursde la Hangya élèvent le vin des coopérateurs. Bâtiments agricoles,fabriques, entrepôts, moulins, magasins maillent le territoire. Ainsi, " lamodernisation pointe à l'horizon dans certains domaines pilotes ",résument les historiens.52 Les fermes expérimentales permettent de mettreau point de nouvelles productions et d'adapter des races animales plusperformantes. Ainsi la Hangya développe le village modèle de Tordas, quidevient une vitrine de l’agriculture coopérative hongroise.51 On yimplante en particulier la traite mécanisée du lait et sa transformation. Leréseau de coopératives jusque dans les villages les plus reculés, permetd'améliorer le standard de la production agricole hongroise.

La Hangya est à la fois une fédération de coopératives agricoles et unecentrale d'achat et de vente en gros. Cette centrale est, elle aussi, unecoopérative à laquelle adhèrent, à titre de membres, les coopérativeslocales. F. Wünscher développe la Coopérative d'approvisionnement, maissurtout, sous son impulsion, la Hangya devient une très importanteCoopérative de vente, organisée à l'échelon national. Les paysans voientleur niveau de vie s'améliorer. Jusqu'à présent les produits agricoles étaientcédés à des marchands qui les revendaient au prix fort et chez lesquels lespaysans eux-mêmes étaient obligés de se fournir. Désormais, ils peuventvendre leurs marchandises à la coopérative à un prix fixe, conforme auxcours mondiaux. A Budapest, le magasin central et, dans chaque village,un magasin coopératif vendent leur production. Ils peuvent s'y procurertoutes les denrées courantes à des prix stables : vin, bière, articles deménage, papeterie, livres, semences, machines et ustensiles agricoles,outils, matériaux de construction, verrerie et porcelaine, confection,parfumerie, cuir, chaussures, etc. Les marchandises sont stockées dans des

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entrepôts situés dans la périphérie de la capitale et aussi en province dansles grands centres ferroviaires, près des usines de production ou detransformation. Les coopératives achètent à la centrale 70 % des produitsqui leur sont nécessaires. Outre le développement du marché intérieur, laHangya f avor i se l ' ex tens ion des réseaux de t ranspor t s e t decommercialisation vers les pays étrangers. Tous les ans, à l’occasion de laConférence annuelle des Coopératives, les relations commerciales serenforcent avec les pays d'Europe de l'Ouest. Des contrats d'exportation debétail, porcs, chevaux, volailles, œufs, plume, fruits, légumes, miel etproduits manufacturés agricoles, permettent de diversifier les débouchés.

Tout en menant cette tâche gigantesque avec son équipe decollaborateurs, F. Wünscher continue d'associer les syndicats à la politiqueéconomique de valorisation agraire. Une fois par an, 5 % des bénéficessont redistribués aux adhérents suivant le nombre de parts qu'ilsdétiennent. Le reste de l'excédent est partagé entre les membres. Lesproducteurs bénéficient donc d'une ristourne lorsque leurs marchandisesont été vendues par l'intermédiaire de la coopérative. Des réunions organisées dans les districts ruraux permettent de répandreles principes coopératifs, d'informer les paysans et de propagerl'enseignement agricole. En 1936, un programme social ambitieux est misen place dont l'axe principal est l'amélioration de l'habitat paysan. Dès1937, les nouvelles maisons paysannes avec leur petit jardin privatifpoussent comme des champignons dans les vi l lages. Les fêtesd'inauguration du directeur prennent le pas sur les visites d'inspection. Lapresse s'en fait l'écho ainsi que les premières actualités filmées quidiffusent ces réalisations. En 1936, la Hangya lance l'association coopérative féminine dans 130coopératives, pour informer les femmes et contribuer à leur éducation.Nelly en devient la présidente. Désormais, chaque village va développer unartisanat traditionnel de qualité, destiné à l’exportation. A Paris, s’ouvre unmagasin d'artisanat d'art de la Hangya, 1 place du Théâtre Français. Descentres sociaux pour la mère et l'enfant sont créés. La Ligue, relayée pardes assistantes sociales, s’emploie à améliorer l’état sanitaire desnourrissons, fournissant aux mères le lait pour les bébés ainsi qu'un

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trousseau complet prêté pour deux ans. Cette action s’étendra bientôt auxfemmes qui n’adhéraient pas à la coopérative. Chaque usine a son servicesocial. A Budapest, dans le IXe arrondissement, l'hôpital Ste Elisabeth,Knézich utca, près de la place Bakáts, soigne gratuitement le personnel dela Hangya. F. Wünscher commandera, en 1942, une étude sur le " bien-être " despaysans, puisque, à ses yeux, le progrès social doit accompagner ledéveloppement économique. Ses succès sont reconnus : le directeur est nommé Vice-Président de laHangya en 1938, tandis que le gouvernement lui donnera le titrehonorifique de conseiller à la Bourse du Commerce. Horthy le récompensepour " son travail exceptionnel dans le domaine syndical ".

Intermède 1936

15 février Le médecin m'a prédit un garçon, car, dit-il, le cœur bat d'une allure

très martiale – enfin, on verra. Pour l'instant, le pauvre Frici est bien enpeine. Voilà le programme de sa soirée : 7 h conférence, 7 h 30 autreconférence, 8 h présidence d'un concert, 9 h dîner officiel – à quelle heureva-t-il rentrer ? Heureusement, il l'a échappé belle – il devait avoir cetaprès-midi un conseil de 4 à 7 avec Kozma. Il a été décommandé audernier moment. Aussi a-t-il passé son après-midi à jouer avec sa fille. Ilfallait les voir tous les deux, aussi rouges, aussi décoiffés, à moitiédéshabillés l'un et l'autre, se rouler sur les fauteuils et les tapis, en faisantassaut de cris d'animaux et d'éclats de rire – jouant au cheval, se lançantun ballon dégonflé ou faisant mille autres folies. Ma Catherine, qui n'estpas souvent à pareille fête, n'en perdait pas une seconde et dès que sonpère voulait s'échapper, elle s'accrochait à ses jambes en criant de sa voixpointue : " Nem, nem, encô… "

21 mars De toute cette semaine, j'ai à peine vu Frici deux ou trois heures parjour. C'est en ce moment la Foire agricole à Budapest et les délégations

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étrangères ou hongroises se succèdent. Alors, ce sont déjeuners, dîners,visites de l'exposition, des exploitations coopératives, discours. C'est aussil'époque de l'Assemblée générale. Il faut préparer compte rendu, bilan,résultats etc… qui heureusement sont encore infiniment plus favorablesqu'on ne l'espérait – et puis les attaques incessantes d'adversaires que saréussite inquiète. Et puis, de nouvelles offres du ministère qu'on lui fait, etdont il ne veut pas. Tout cela ajouté, l'occupe, le préoccupe, le rendnerveux, il aurait bien besoin de secouer la poussière de ses semelles pourquelques jours.

Dans le jardin, on travaille fébrilement, et tu trouveras de grandschangements*. Dimanche, à la grande joie de Frici, nous avons emmenéCatherine se promener avec nous pendant une heure et demie… En cemoment, elle est en pleine forme. Il dit qu'elle sera championne de tennis à5 ans.

________________________________ .* Le jardin s'est agrandi avec l'achat de deux nouveaux terrains àgauche de la maison, de Fodor utca.

1936 10 avril Je te mets un mot pour ne pas que tu t'inquiètes une fois de plus, maisdéjà, sachant que tu arrives bientôt, je ne trouve plus rien à te dire.

5 mai : Naissance de Martine. Séjour à Budapest de Bonne-Maman deParis. Juillet : Vacances en famille à La Baule.

28 aoûtJe passe le plus clair de mon temps dans le jardin à ramasser fruits et

légumes et à préparer des paniers assortis pour tout le monde. En cemoment, prunes, poires et pêches donnent à foison et je vais me résoudre àen vendre plutôt que les laisser perdre. Quant aux légumes, tomates,haricots verts, oseille, épinards, radis, poireaux, carottes, ail, salsifis,choux, navets, melons, concombres, voilà ce qu'il y a pour le moment.Petits pois et salades, 3e série, commenceront à donner la semaine

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prochaine. Enfin, j'ai 5 plants d'artichauts qui poussent très bien. Il n'y aque les choux-fleurs qui n'ont pas réussi. La terre est trop dure pour eux.La semaine prochaine, on va construire la serre.

SeptembreNous sommes à la Wartburg où l'on retrouve les souvenirs de

Tannhäuser et de Luther. Avant, nous avons traversé la Thuringe, berceaude la famille Wünscher. La route qui traverse les forêts est très belle etaccidentée. 10 septembre Quant à Toute Belle, elle a dû aussi passer de tristes vacances… Quandje pense à tout cela, j'ai toujours des remords de vivre si tranquille et sanssouci, Frici faisant de plus tout ce qui est possible pour me rendre la viedouce et paisible. Peut-être mon temps viendra-t-il aussi puisqu'il semblequ'il faille payer chaque heure de bonheur… Heureusement, comme tu ledis, que le temps s'il apporte les peines, les emporte aussi. … Nous avons salué avec joie l'exclamation de Papa " avant qu'il nesoit trop vieux ". Ainsi…, nous l'invitons pour l'automne prochain àt'accompagner pour venir planter la crémaillère dans notre maisonagrandie. D'ici là, qu'il y pense, ça ne coûte rien, j'aimerais mieux l'anprochain car la propriété de 500 hectares pourrait se faire attendre encorequelques années. Pour en venir au présent, nous avons fait un très bon voyage dimancheen voiture en comptant les arrêts variés, pipi, tétées etc. Comme Catherineavait un commencement de diarrhée, je l'ai renvoyée

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à Budapest avec Mademoiselle. Je suis restée avec Martine. Quant à Frici,en fait de villégiature, c'est un peu fatigant. Il part chaque matin à 6 h,visite 10 à 12 coopératives, revient déjeuner à 3 h 1/2, voit le courrierarrivé de Budapest, dicte les lettres nécessaires à sa secrétaire. Parfois, ona le temps de faire une petite promenade d'une demi-heure avant le dîner.Après le dîner, signer le courrier, donner les ordres pour le lendemain etau lit. C'est ainsi qu'il arrivera à boucler ses 400 coopératives pour cetteannée. Mais il en reste encore 1 100 !! Je passe donc toutes mes journées

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avec Martine profitant de ses sourires et de ses gentillesses qu'elledistribue si largement. Nous serons vraisemblablement à la maison le 15, mais nous partons le24 pour le Danemark. 20 septembre Nous partons en voiture le 26 et ferons Budapest-Nuremberg le premierjour, le deuxième Nuremberg-Berlin et serons lundi à Copenhague (soit 1609 km). Nous resterons 3 jours et repartirons pour Berlin ou nousresterons du 4 au 9 octobre. Puis nous rentrerons plus lentement envisitant quelques villes d'Allemagne.

Martine est complètement sevrée et s'en porte fort bien. Un grand événement. On a acheté ma " belle voiture". Je l'auraidemain, une deux places décapotable, de couleur gris bronze, 13 chevaux,2 litres, 6 cylindres. 27 septembre Nous avons eu des routes splendides, entre autres un autostrade où rienque dans le sens aller, 4 voitures pouvaient tenir de front – quelque chosede splendide. Gyuri se pâmait en faisant du 120 à l'heure.

1er octobre Kobenhavn-Danemark. Pays très sympathique où le bicycliste est roi. Ilsse faufilent partout par centaines sur la route comme dans la ville. Ondirait des fourmis. 3 octobre Berlin puis Dresde. La ville est très belle et les musées très riches. Nousrestons demain pour voir tout ça et repartirons dimanche via Prague etVienne. 15 octobre Gömbös est mort ce matin. Il était déjà malade depuis longtemps et onle savait perdu. Sa disparition laisse un vide qui sera difficile à combler,car pour le moment, on ne voit pas de " tête " qui pourrait efficacement leremplacer. Avant de partir, comme on parlait encore

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beaucoup de lui, Frici a répété son intention de ne vouloir entrer dansaucune combinaison. Espérons qu'on nous laissera en paix. 23 octobre Frici a appris de source officielle que les Allemands n'avaientaucunement l'intention d'attaquer la France d'ici plusieurs années.L'Alsace ne les intéresse plus paraît-il. Mais avant deux ans, ilsmarcheront contre la Tchécoslovaquie, si d'ici là, ils ne peuvent obtenirpar voie de plébiscite la partie des Sudètes qu'ils revendiquent. Donc, encas de guerre, ils donneraient (après la victoire qu'ils escomptent), à laHongrie la partie hongroise de la Tchécoslovaquie et ils voudraient que laHongrie signe avec la Roumanie et la Yougoslavie un pacte de paix de dixans pour qu'elles ne viennent pas attaquer la Hongrie par derrière, alorsque celle-ci soutiendrait l'attaque allemande. C'est ce projet que Hitleraurait exposé à Horthy lors de leur dernière entrevue, mais Horthy ne veutpas accepter car il voudrait qu'on restitue à la Hongrie tout ce qui lui a étéenlevé par la Tchécoslovaquie. Les Tchèques s'attendent un peu à quelquechose car leur frontière du côté allemand est très fortifiée. Mais àsupposer une attaque allemande brusque, partant à 6 h du matin de chezeux, ils pourraient arriver à Prague pour déjeuner, tellement vont vite tousleurs engins de guerre. Nous avons vu une manœuvre au cours de laquelleleurs tanks faisaient plus de 50 km à l'heure. Un soir, sur une route, nousavons croisé tout un train motorisé. J'ai compté 350 véhicules ou tracteurs,motos, side-cars, camions, transport de troupes, automitrailleuses, canons,ambulances etc… Tout cela n'est pas très gai quand on y pense, c'est pourquoi je me senstoujours mal à mon aise quand je suis en Allemagne en présence de cesgens fanatisés par la force. Ils ont le sens de la grandeur dans tous lesdomaines et lorsqu'ils construisent, par exemple, ils font des choses très,très belles, comme d'ailleurs leurs autostrades qui sont beaucoup plusbeaux et vastes que les italiens, ou bien des constructions comme celles oùse sont déroulés les Jeux Olympiques. Je t'assure que le grand stade estaussi beau que les arènes romaines de Nîmes – matière très belle, pureté etsimplicité de lignes, espaces immenses qui laissent les perspectives sedévelopper.

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Rome, 5 novembre Je suis tellement fatiguée de courir toute la journée que le soir, je n'aipas le courage de t'écrire.

Pavie, Milan, Pompéi, Capri. 1936

7 novembre On voudrait passer sa vie ici et ne pas retourner à Budapest. 20 novembre Nous sommes allés à une soirée dansante chez les Balogh. Lundi, cesera un dîner avec les Kozma, et moi, jeudi, un déjeuner de 12 couvertsavec l'ambassadeur allemand Von Mackensen. Heureusement, il n'y auraque des gens sympathiques. Je vais tâcher de trouver des langoustes etleur ferai boire le Bourgogne de Papa pour leur montrer que la France aencore quelque chose de bon.

1er décembre Nouveau déjeuner dans une dizaine de jours avec l’Ambassadeur deFrance. Nous partirons le 19. Nous nous arrêterons deux jours à Bâle etserons à Paris du 22 décembre au 2 janvier.

Dimanche, il y a 15 jours, Frici est parti à 5 h du matin à 300 kminaugurer trois magasins Hangya dans un bourg de 15 000 habitants, unmagasin hongrois, un allemand et un slovaque parce qu'il y a ces troissortes d'habitants dans le village. Mercredi, il est aussi parti, vendrediaussi, et cette semaine, ce sera mercredi, samedi et dimanche. Et comme,quand il manque un jour au bureau, le lendemain il a le double de travail,je n'ai pas besoin de te dire qu'il est fatigué. Comme il a un début degrippe, j'ai obtenu qu'il n'aille pas ce soir à l'Opéra pour la fête de Horthy.Il faudra que j'y aille seule – ça va être très amusant !!

Fin de l'année 1936 Nelly et Frici passent les fêtes à Paris.

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3 janvier : De Paris à Vienne

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Le train est bondé de femmes en pantalon et d'hommes à l'alluresauvage qui reviennent de faire des sports divers (sic). Où ? Je ne sais caril n'y a pas de trace de neige. 21 janvier Ci-joint une photo faite avec le nouvel appareil ultra perfectionné queFrici s'est acheté pour son prochain anniversaire. …Sais-tu ce que nous propose l'architecte : vendre notre maison, notrejardin et ne garder que la parcelle de Kovacsevics sur laquelle nousconstruirions une maison neuve. Ce serait beaucoup mieux qu'une maisonagrandie !! Il est un peu fou, je crois.

1937

01 févrierJe t'ai parlé de cette fille d'un employé de la Hangya qui attendait deux

jumeaux et avait demandé que Frici soit le parrain. L'autre jour, jedemande de ses nouvelles à son père qui me dit qu'elle ne va pas à la selle.Je lui explique qu'il faut qu'elle fasse des lavements. En rentrant à lamaison, Mademoiselle me dit qu'il ne faut pas abuser des lavements et qu'ilvaut mieux chaque jour donner du jus d'orange. J'en parle à Frici et lelendemain, il me dit : " J'ai fait venir le père dans mon bureau et je lui aitout expliqué. Je lui ai donné 10 pengös pour qu'il achète des oranges. "Dis-moi, crois-tu qu'il y ait beaucoup de directeurs qui expliqueraientt audernier de leurs employés comment il faut soigner la constipation de leurgamine. Jeudi 15 février J'ai été terriblement occupée ces temps derniers et vraiment, je nepouvais trouver le temps de t'écrire. C'est en ce moment la grande saisonet on reçoit tellement d'invitations que même en en refusant la moitié,chaque jour on a quelque chose. Voici cette semaine par exemple : Lundi : déjeuner avec des Français – le soir, concert Mardi : grand déjeuner ici Mercredi : thé chez un ministre Jeudi : dîner à la Légation d'Allemagne Vendredi : concert

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Samedi : dîner à la Légation de France Dimanche : dîner – je ne sais où Lundi : soirée chez les X En plus de ça, mon beau-père est malade, et comme il s'ennuiebeaucoup, presque tous les jours, je vais le voir. Et puis, avec ce froid,nous avons reçu beaucoup de lettres de gens nous demandant de les aider.Alors il faut aller voir (parfois, assez loin de Budapest), ce dont ils ontbesoin, aller acheter tissu, chaussures, alimentation et leur porter,chercher des logements mieux ou meilleur marché. Dans le dernier lot, j'aiainsi récolté 12 enfants. Dans les six prochaines semaines, je serai troisfois marraine, et je donne à chaque fois un trousseau. Nous avons donnéça et là plus de 1000 pengös ce mois-ci. On ne peut pas y suffire, c'estimpossible – et il y en a toujours qui ne sont jamais contents et qui voustrouvent radins. Enfin, si l'on fait ce que l'on peut, je crois que cela suffit !

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22 février Pour en revenir aux photos, ça n'est pas étonnant que Frici ait une si

drôle de tête. Il aurait mieux aimé dormir que parader, et ses yeux aubeurre noir sont tout simplement cernés. Il a une mine terrible en cemoment et chaque nouvelle semaine est pire que la précédente. Sousprétexte qu'il ne peut se fier à personne, que tous les directeurs sabotent letravail, il veut faire tout par lui-même, et être partout en personne. Ca nepeut pas continuer comme cela, c'est impossible. Il le reconnaît lui-mêmequand il est à bout de force, et après s'être reposé deux heures, il repart deplus belle. Aujourd'hui, après une matinée très lourde, il avait réservé sonaprès-midi pour se reposer un peu, car ce soir il partait en provincejusqu'à demain soir. Et avant le déjeuner, Kozma lui téléphone qu'il aabsolument besoin de le voir une heure après pour une chose très urgente.Et il l'a gardé presque jusqu'au départ du train… Figure-toi qu'il a dûdémissionner de son poste de ministre du Commerce. Il retourne où il étaitavant (Directeur de la MTI). Heureusement que Frici n'y est plus du tout,mais il a quand même ses actions à surveiller, et c'est pourquoi il y vaquand même dès qu'il le fait demander toutes affaires cessantes.

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1er mars Voilà que la neige recommence à tomber. Et Frici qui est en provinceaujourd'hui ! Ils n'ont pas emporté les chaînes pour la voiture, pourvuqu'ils n'aient pas trop d'embêtements. Demain encore, il va à Debrecen, çafera trois jours cette semaine qu'il aura été en voyage. Et lorsqu'il reste ici,il faut rattraper au bureau le travail en retard. Voici deux semaines qu'iln'a pas passé deux heures par jour à la maison, et tous les soirs quelquechose – se coucher après 1 h du matin, se lever à 6 h 1/2, ce n'est pas unevie. C'est un engrenage, plus il en fait, plus il faut en faire. Et tous les gensqui lui reprochent ce qu'il gagne, ne pourraient pas, j'en suis sûre,supporter cette vie-là plus d'un mois. J'ai fait refaire cinq fois les plans de la maison avant qu'ils ne soient ànotre goût. Je suis anxieuse de voir comment sera la réalisation. A Tétényaussi, ça recommence. Le fils de Jozsi s'est disputé pour une vétille avec lecocher, et ça nous a fait découvrir que tous les deux nous volaient, noix,lait œufs, betteraves. 6 mars Les routes hebdomadaires ont recommencé pour Frici et je profite dema solitude – les enfants sont dehors, il fait un temps splendide – pour terépondre.

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8 marsNous avons fait aujourd'hui l'exposition des objets fabriqués par la

Hangya que nous enverrons à Paris pour les présenter. Il y en a pour 50000 pengös. Nous avons eu une très belle assistance qui a admiré en détailet beaucoup de commandes. On a fait beaucoup de progrès depuis tonpassage, on s'est développé dans beaucoup de branches, entre autreslingeries, broderies, cuirs – et vraiment il y a des choses splendides. Depuis 10 jours, on a commencé les travaux d'agrandissement de lamaison. On en est encore aux terrassements et ça n'avance pas vite car ilpleut sans cesse. Par jeu, ils appelleront cette maison " Le dernier sou ", du nom d'unlieu-dit qu'ils avaient connu ensemble durant l'été de Saint-Quay-Portrieux.

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9 mars Frici était dans un tel état d'énervement que je lui ai proposé de partirdeux jours à Vienne…Le dimanche, il a fait très beau et doux et noussommes allés faire le tour des collines de Vienne. C'est vraiment très beau.Nous avons déjeuné là-haut et nous sommes redescendus en partie à pied,puis rentrés tranquillement à Vienne, nous avons repris dans la soirée laroute de Budapest. Samedi, nous allons repartir pour deux jours. Il faut qu'il aille voir unévêque là-bas et comme c'est une région que je connais à peine (Eger –derrière Lillafüred), Frici m'a demandé de venir avec lui. Et le samedi d'après, le 20, nous partons pour l'Italie – Fiume etLaurana – pour une huitaine de jours, et cette fois, se reposer vraiment.

Le correspondant de l'Agence Havas ici, qui en a la spécialité, a encorelevé un beau lapin empaillé. La semaine dernière, le bruit s'est répandu àBudapest, - venu d'où ? – que Frici, ayant reçu de l'argent des Allemands,et soutenu par trois députés germanophiles et leur groupe politique,voulait à la tête des employés de la Hangya faire un putsch contre legouvernement. Avec différentes variantes, cette histoire s'est répanduedans la presse étrangère et française aussi. Et Frici m'a dit de vousprévenir aussi que si vous lisiez quelque chose là-dessus, vous n'en croyiezrien. D'ailleurs, hier soir, le gouvernement a formellement démenti toutel'histoire. J'ai encore récolté d'autres " clients ". Il y a près de Budapest un asilede vieillards tenu par des Petites Sœurs des pauvres venues de France en1902. Elles entretiennent leur asile avec ce qu'on leur donne. Alors, on afait appel à moi en tant que Française.

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18-26 avril Nous sommes partis de Budapest hier après déjeuner. Nous coucheronsce soir à Innsbruck après avoir traversé l'Autriche de bout en bout…Nousfaisons la tournée des lacs italiens. Pavie, Vérone, Milan. Il fait un tempssplendide et le voyage se termine bien. On ne sait pas quoi admirer le plusdans ce pays…

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4 mai Frici a repris le travail très dur et il est à nouveau très fatigué. Je ne levois plus guère et nous n'avons encore commencé ni tennis, ni vélo, ninatation. Qu'est-ce que tu penserais de venir passer 8 jours avec nous enSuisse au mois de juillet – avec Papa naturellement, car nous n'amèneronspas les enfants en France cette année. 28 mai Je t'écris de Pécs où je suis venue accompagner Frici dans une tournéede trois jours. Voyage d'agrément ? pas précisément, quand on part lematin à 7 h et qu'on arrive le soir à 9 h après avoir fait maints détours surdes routes impossibles, la poussière, la chaleur, mieux vaut n'en pasparler. Il est certains villages où il faut aller auxquels on ne peut pasaccéder avec la voiture. Alors des voitures à chevaux – de simplescharrettes où l'on a mis des chaises viennent nous chercher. Aujourd'hui,le chemin est dans un tel état que les chevaux eux-mêmes ne peuvent leprendre. Frici a dû s'appuyer deux heures à pied pour y arriver. J'imagineque depuis des années, il est sûrement le premier homme venu de Budapestqui a été dans ce village. Avant-hier, nous suivions un chemin de charrette,qui malgré ses ornières avait l'air solide. A un moment, la croûte a crevéet l'arrière de la voiture s'est enfoncé dans la boue. Heureusement levillage n'était pas loin. Hommes, chevaux, bêches sont arrivés et aprèsplus d'une heure, on a pu tirer la voiture de là. Malgré tout, c'estintéressant de voir les villages de près, et comme ils attendent Frici etespèrent tout de lui. Et puis, ça fait plaisir à Frici que je l'accompagne. Calui change les idées. Pendant ce temps, je tricote des culottes en cotonpour Martine.

3 juin Je suis veuve ce soir et en profite pour t'écrire. Frici a été élu président du Conseil curial. Cet après-midi, il a dû prêterserment devant l'évêque et ce soir il dîne avec le dit évêque et tous cesmessieurs. Demain, il a un autre dîner. Samedi, il va en province.Dimanche, il va en province. Tous ses dimanches de juin sont

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occupés par des voyages. Heureusement que les vacances ne sont plusloin… Nous partons d'ici le 26, nous avons retenu nos places dans un hôtelde Lausanne et nous vous attendrons. Vous viendrez quand vous voudrez.Tu me demandes des nouvelles de la construction. Ca avance lentement.Ils pensent commencer le toit la semaine prochaine alors qu'il aurait dûêtre terminé le 1er. Et puis, on n'en finit pas de se disputer avecl'architecte. A chaque instant, je m'aperçois qu'il n'a pas tenu compte demes demandes. Que faire ? Ce sont des gens têtus qui croient qu'on leurdemande telle ou telle chose pour les embêter…Avec le bruit et lapoussière, heureusement que vous n'êtes pas venus. En attendant, Julia estcouchée ainsi que la concierge. Et c'est moi qui suis passée cuisinière enchef. J'ai une nouvelle femme de chambre qui m'a fait très bonneimpression. Le jardin est très beau et nous ne savons plus que faire descerises. 10 juin Journée fatigante de ramassage de fraises et de petits pois. La grandesaison des compotes et conserves bat son plein. J'ai vendu pour 12 pengösde cerises et on a seulement cueilli deux arbres. Il en reste encore quatre.Les fraises et les groseilles donnent aussi formidablement. J'espère qu'onpartira à temps, mais j'ai bien peur que le pauvre Frici doive rester iciplus tard. Les députés ne se pressant pas de régler l'exportation du paprikaet du vin, il lui faut attendre avant de partir que ce soit arrangé. Etpourtant le pauvre vieux, dans quel état il est !... Hier, il est allé enprovince. Après avoir travaillé au bureau jusqu'à 2 h, il est parti sansdéjeuner. Il a déjeuné à 5 h de l'après-midi et dîné à 10 h 1/2 du soir etrevenu ici à 1 h du matin. Ce matin, il est parti à 7 h. Je ne l'ai pas encorerevu et il est minuit et quart. Et il trouve malgré tout le moyen d'être debonne humeur. Il a de la vertu, tu sais. 20 juin

Nous partirons de Lausanne le 1er août pour rentrer à Budapest (lesenfants restant avec la nurse, Mazi, chez elle à Progens), et ce n'est que du4 au 11 septembre que nous irons à Paris car le Congrès des Coopérativesqui nous y amène a été retardé d'un mois.

Août 1937, Nelly est enceinte de leur 3e enfant.

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12 septembre Nous avons trouvé les enfants absolument méconnaissables tant ellesétaient rouges et joufflues. Kati nous a fait la fête, mais Martine malgréses beaux sourires n'a pas particulièrement montré qu'elle nousreconnaissait. Elles sont arrivées à midi à Zurich et nous sommes repartiesà 4 h. Mazi a bien pleuré, la pauvre, et m'a dit qu'elle se rendait compteseulement maintenant combien elle tenait à " ses " petites et que s'il n'yavait pas sa mère, elle reprendrait le train avec nous. La nouvelle nurse ?Je ne peux pas encore donner mon avis définitif. Ce qui est sûr, c'estqu'elle manque beaucoup d'autorité.

30 octobreJ'ai aujourd'hui 30 ans et pour ce joyeux anniversaire, ma femme de

chambre m'a donné congé pour le 1er décembre. Et Jozsi est parti enclaquant la porte parce que Julia l'avait traité de " traître " et qu'il l'avaitappelée" vieux scorpion ". Il nous laisse en panne avec le jardin toutbouleversé par les travaux !! Il ne fait pas bon avoir affaire à tous cesgens-là !! Il y a de quoi en pleurer. Enfin, ça passera.

15 novembre Nous allons bien et l'ère des voyages recommence. Jeudi, nous partons àVienne pour 4-5 jours. Et il est question de partir dans un mois pourLondres. Nous irons par Ostende et reviendrons par Calais, Paris où nousserions le 23. En janvier, ce sera Berlin. Le temps a passé très vite depuis les vacances… J'ai été très occupéeavec la maison à remettre en ordre et à aménager peu à peu… Nous avonstrouvé un jardinier mais qui n'est pas trop dégourdi et sait à peinereconnaître un dalhia d'un chou-fleur. Quant à la femme de chambreidéale, je la cherche encore.

Une petite entreprise prospèreVivace

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La famille augmentant rapidement, ils achètent en 1935 deux nouvellesparcelles à gauche de la maison, qui vont leur permettre de s’étendre. Cettedeuxième parcelle de 2 099 m2 va jusqu’au 45 et 45a de la Gyimes utca.Ils y plantent des arbres fruitiers en quantité. Ils entreprennent des travauxd’agrandissement de la maison en avril 1936, qui dureront jusqu’enoctobre. Tous deux aiment la terre. Déjà, avant son mariage, Frici avait loué àTétény au sud-ouest de Budapest, une partie d’un terrain appartenant àGömbös, et plus tard l'autre partie qu'avait rachetée Miklós Kozma. On yélevait des poules. Mais l'intendant les volait copieusement. Lorsqu’ils serendirent propriétaires de ce terrain en 1935, ils remplacèrent l'élevage depoules par des fruitiers, et recrutèrent un jardinier qui restait à demeure etdes journaliers au moment des récoltes. Pourtant amandiers et pêchersn'étaient pas d'un bon rapport. Ce fut en vain qu'ils tentèrent de valoriserces terres. Ils ne réussirent à s'en débarrasser qu'en 1942. Peut-être pour se donner une plus grande crédibilité aux yeux de cespropriétaires terriens qui pouvaient prendre ombrage de son action auprèsdes paysans, et sûrement pour acquérir une expérience pratique qui luimanquait, F. Wünscher achètera le domaine de Somlyó, en 1939. Pourinvestir durablement et utilement sa fortune, pourquoi ne pas miser surl'agriculture, puisqu'il y travaille ?

Somlyó se trouve sur la commune de Szabadbattyán, entre Budapest et lelac Balaton. Tout était à faire. Nelly et Frici demanderont à leur architectede Budapest, Aladár Munich, de transformer la maison existante, villa destyle palladien très à la mode en Hongrie. Ils la feront agrandir en ajoutantune aile de chaque côté et supprimeront le fronton. Quand l'architecte seramobilisé, Nelly se chargera de la réalisation des travaux. Elle la fera à songoût. Elle achètera des meubles et des objets dans les salles de vente, ladécorera dans le style Arts déco en vogue à l'époque et fera confectionnerdes tissus d'ameublement sur des modèles français. L’élégante et vastemaison de plain-pied, blanche, aux volets verts et au toit de tuiles brunessera enfin inaugurée à la Pentecôte 1941.

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La propriété d’environ 283 hectares53 leur avait été vendue par unefamille juive qui immigrait en Grande-Bretagne. Ils l'avaient achetée 450000 pengös dont 250 000 payés cash. Elle était en piteux état et les paysansqui la cultivaient y vivaient misérablement. Une quarantaine de famillestravailleront désormais sur l'exploitation dans des conditions décentes.Fidèle à ses principes en faveur du bien-être social, Frici fera construiredes maisons ouvrières. Il commence par planter des arbres. A une modesteéchelle, il se fait agriculteur, produisant blé, betteraves à sucre etfourragères, maïs, lin, melons, paprika et élevant bœufs, porcs, poulets etreproducteurs. Somlyó serait la petite sœur de Tordas, le village pilote de la Hangya.

Docteur Wünscher Ardente

Dans le même temps, il continue toujours à approfondir et à promouvoir lesystème coopératif. En 1937, il avait déjà publié un ouvrage : La moralechrétienne et la pensée nationale dans la vie économique, dans l'intentionde briguer un doctorat universitaire. Il y développait ses projets de réformede l'administration et de l'Etat, inspirés de la doctrine sociale de l'Eglise.Pour être reconnu comme un spécialiste de l’économie, il lui faut un titreuniversitaire. L’année suivante, il fait donc une demande d'admission aucours de droit coopératif et sciences politiques à l'université István Tiszade Debrecen. Le jury accepte sa candidature bien qu'il manque de basesthéoriques et qu'il ne puisse se prévaloir d'aucun travail scientifique. Sesexaminateurs considèrent cependant que son expérience et ses hautesresponsabilités compensent cette lacune.54 Il est admis comme professeurinvité et nommé à la chaire d'économie coopérative. Chaque trimestre, ilfait 350 km pour se rendre à Debrecen donner un cycle de cours. Ennovembre 41, il sera reçu Docteur Honoris Causa et commencera àenseigner deux fois par semaine au printemps suivant. Il pratique déjà l'enseignement par alternance en organisant des travauxpratiques sur le terrain. Les étudiants se forment à la Centrale deproduction de la Hangya et au village expérimental de Tordas. Il rassemble

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une bibliothèque spécialisée de cent cinquante volumes. La sociétéscientifique de l’université reconnaît son travail en le nommant membre deleur centre de recherche.

L'autre Gide

En 1941, il présentera sa thèse de doctorat sur les principes del'économie sociale selon Charles Gide et le mouvement coopératif, devantun nombreux et prestigieux auditoire de l'université. Charles Gide, oncle de l'écrivain, André, est né à Uzès en 1847 et mort àParis en 1932. Il fut le dirigeant historique du mouvement coopératiffrançais, théoricien de l'économie sociale, président du mouvement duchristianisme social, propagandiste des mouvements associatifs etcoopératifs, animateur des universités populaires, dreyfusard. Son livre,publié en 1884 Les Principes d'économie politique, fut le manuel degénérations d'étudiants, véritable phénomène éditorial avec vingt-sixéditions françaises jusqu'en 1931, dix-neuf traductions en languesétrangères jusqu'à sa mort, et des rééditions en persan et en anglais par lasuite.

Le mouvement de l’économie sociale, issu du socialisme utopique deFourier, était très vivant en cette fin du 19e siècle. Gide découvre sa penséegrâce à son ami, Auguste Fabre. Il collabore avec Edouard de Boyve,fondateur d'une fédération de coopératives, " l'Abeille ". Puis, en 1886, ilrejoint le mouvement coopératif et va lui donner une doctrine, rapidementcondamnée par les libéraux qui y voient une dangereuse " dérive socialiste", tandis que les socialistes la jugent trop " bourgeoise ". Pendant cinquanteans, il écrira dans le journal L'Emancipation, organe de l'Ecole de Nîmes,près de mille articles pour défendre cette voie originale, entre libéralismedébridé et domination étatique, une voie qui permette à la société de sedévelopper dans un sens à la fois efficace, moral et respectueux de laliberté individuelle. La solidarité en est le principe, la coopération etl'association en sont les moyens.

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Pour réaliser la coopération économique, il préconise d'associer capitalet travail et de faire du travailleur le propriétaire de sa production enrespectant trois étapes. En premier lieu, il s’agit de grouper les sociétésd'achat entre elles pour créer des centrales capables d'acheter en gros et dediminuer les coûts. Il faut ensuite utiliser les capitaux pour organiser laproduction de tous les biens nécessaires aux sociétaires. Et enfin, acquérirdes domaines pour développer la production agricole. Précurseur de Léon Bourgeois et de Durkheim, son enseignement à laFaculté de droit et au Collège de France de 1923 à 1928, fera autorité. L'unde ses cours en mars 1923 portera sur le " Familistère " de Guise, cettecoopérative ouvrière fondée dans l'Aisne, en 1859, par Godin, pour réaliserle programme que Fourier n'avait fait que rêver. Ce prototype de "République ouvrière ", était devenu un lieu de pèlerinage pour lescoopérateurs de tous les pays. Son exemple attirait des étrangers, surtoutanglais et américains.55

Rêvons… Et si l'expérience du village de Tordas avait débouché sur unfamilistère paysan à la hongroise ? Qui sait si F. Wünscher n'a pasrencontré Charles Gide au cours de ses nombreux voyages en France avant1932, et écouté l'une de ses conférences ? En tout cas, il a lu ses ouvrages,s'intéresse à ses idées, et les divulgue à partir des livres qu'il rédigera aprèsson doctorat : Coopératives dans l'ordre de l'économie chrétienne en 1943,Amour et justice, les idées directrices de l'économie politique chrétienneen 1944. Et pourtant, quand il sera arrêté en 1945, ces ouvrages serontinscrits sur la liste des écrits fascistes et antisoviétiques.56 On se demande ce qu'aurait pensé Charles Gide de cette requalification,lui qui disait : " Entre notre socialisme coopératif et le socialismecollectiviste, même le plus sympathique, il restera toujours cette différenceessentielle que le premier est facultatif et volontaire tandis que le secondest coercitif. "

Réformer sans violenceMode majeur

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Pendant dix ans, il bataille pour que la Hangya, cette union decoopératives, s'exonère de la puissance publique. La première réforme,d'ordre économique, conditionne les suivantes, parce qu'elle lui rendra sonindépendance. " Selon moi, la Hangya pouvait s'autofinancer et se passerdes subventions publiques. " Pour rembourser la dette, il emprunte de l'argent aux banques, mène unegestion rigoureuse et développe les exportations. En 1943, le capital socialdépasse les 40 millions de pengös, et le chiffre d’affaires les 400 millions.Avant la fin 44, tous les fonds publics sont remboursés. La Hangya nereste bénéficiaire que des primes à l'importation, comme n'importe quelleentreprise. Malgré les pertes importantes qu'elle endura pendant la guerre,elle continua jusqu'au bout à vivre de ses fonds propres.

Très tôt, F. Wünscher met en place une nouvelle organisation avec deshommes sûrs dans chaque secteur et chaque filiale. Bien sûr, tout le monden’apprécie pas son action. Quand la Coopérative commence à concurrencersérieusement certains monopoles de distributeurs et d'exportateurs, sondirecteur subit de violentes attaques. Mais le gouvernement reconnaît sibien ses succès qu'il le sollicite plusieurs fois pour accepter un portefeuilleministériel, dont celui du commerce. A la mort de Gömbös, le 15 octobre1936, on lui propose de former le nouveau gouvernement. A chaque fois, ildécline la proposition, car il répète qu'il ne veut pas entrer dans ce qu'ilappelle des " combinaisons ". Décidément, il n’est pas l’homme descompromis ni des marchandages politiques. Il préfère remplir sa mission.Début mars 1937, une certaine presse l’accusera même de vouloir fomenterun putsch contre le gouvernement, au sein de la Hangya. Il s'agissait en faitd'une tentative séditieuse, ourdie par l'ambassade allemande de Budapestqui eut pour conséquence de ranimer l'agitation d'une minorité germaniqued'extrême droite. Celle-ci se constituera en une ligue nazie, le Volksbund, àpartir de novembre 1938. En 1940, c'est l'extrême droite qui l'attaque,l'accusant de mener à la Hangya une politique de monopole. On voit quedès cette époque, ses ennemis de tous bords, tentaient de le compromettre.Il était accusé tantôt d'actes subversifs contre l'Etat, tantôt de collusionavec les intérêts allemands, tantôt de trop d'indépendance, tantôt d'êtregermanophile, tantôt pas assez. Ce qui est clair, c'est que lorsque les Croix

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fléchées130 se sont rendu compte qu'il ne serait jamais l'un des leurs, ils sesont acharnés à mener campagne contre lui pour mieux discréditer sessuccès économiques et commerciaux.

Sur le plan théorique, il a travaillé pour acquérir une reconnaissanceuniversitaire. Mais sa légitimité lui vient surtout de son expérience de lapaysannerie hongroise et de sa connaissance approfondie de la situation del’agriculture. Ses tournées hebdomadaires lui permettent de sillonner laprovince jusqu’aux villages les plus isolés. Expliquer, promouvoir,encourager ces nouvelles pratiques, c'est une mission d'animation que ledirecteur de la Hangya n'aura de cesse d'assurer. Avec ses collaborateurs, ily consacre deux jours par semaine en moyenne, sauf pendant les périodeshivernales où le froid et la neige rendent les routes impraticables. Nellytémoigne qu’en décembre 1941, il a déjà visité 1935 coopératives. Un petitlivre de photos montre les conditions pittoresques, voire périlleuses decertaines de ces équipées. Avec ses compagnons de route, il lui arrive depousser la voiture embourbée jusqu'aux essieux ou de dégager la neige duchemin pour lui permettre d'avancer. Parfois, ils traversent une rivière surune passerelle de planches précaires ou bien en barque, sous la pluiebattante, abrités par des sacs. On les voit aussi, en bras de chemises,grimper une pente raide en plein soleil. Sur les chemins de terre, on voyagedans des carrioles sommaires où des chaises sont censées rendre le voyageplus confortable. Parfois, ce sont des charrettes qui s’embourbent ou serenversent. Alors on finit le voyage à pied. Et quand l'hiver, il préfèrevoyager en chemin de fer, c'est la neige encore qui immobilise le train. Illui arrive alors de passer la nuit sur le banc de la gare. Evidemment, ce travail de terrain qu'aucun autre responsable de laHangya n'avait fait avant lui, était harassant mais payant. En 9 ans, il auraparcouru 238 000 km et totalisé 498 jours de déplacements. Pour avoirvisité 2 950 coopératives, dont certaines plusieurs fois, il connaît mieuxque quiconque le terrain Mais la réforme la plus longue, celle qui demande le plus de patience,c'est celle des mentalités. Pour transformer en profondeur et de manièredurable l'ancien système, il lui faudrait du temps encore, et une stabilitéintérieure qui semble de plus en plus menacée. Dans la préface de son livre

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posthume, F. Wünscher affirme qu'il s'appuie " sur une conceptionchrétienne et hongroise de la société." Et il précise :" La reconstruction del'économie nationale ne pourra se faire que par étapes…La réalisation de laréforme doit être inspirée de l'amour mutuel… Notre philosophie répudieles méthodes violentes et révolutionnaires. "57 Son idéal de justice sociales'inspire du messianisme catholique, tout comme le communisme. Parcontre, la méthode proposée est radicalement différente, car il sait trop quel'usage de la force tend aux extrêmes. Lui, croit qu'il existe une autre voiepour réaliser les réformes. L'éducation, la connaissance et l'expériencepartagées sont les seules méthodes capables de transformer les mentalités.Il rappelle à ce propos les idées de Széchényi, initiateur de la Hongriemoderne : " Ses réformes nécessitaient des fondements solides. Lefondement le plus solide sur lequel on peut reconstruire, c’est l'esprithumain éclairé. Il va sans dire que pour Széchényi, l’intelligence et le cœursont indissociables. " Avec lui, il partage l'idée selon laquelle le progrèséconomique transformerait la nation tout entière, grâce à " une multituded'hommes cultivés ". Il est convaincu que mettre fin brutalement à unsystème féodal millénaire est une illusion. Ce sont les mentalités qu’il fautchanger très " progressivement ". Ce mot revient souvent sous sa plume. Ilne croit pas au grand soir. Ce qu’il faut faire pour réussir, c’est mettre peuà peu en place les conditions d’une agriculture moderne basée sur unmodèle rationnel et des connaissances scientifiques, en même tempsqu'adossée à un puissant réseau coopératif. Il faut créer de la richesse grâceà l’agriculture. La transition vers un nouveau modèle social de lapaysannerie doit se poursuivre avec fermeté mais sans brusquer les choses.Car il faut rendre compatible l'intérêt général et celui des producteurs. Ettout cela ne peut se faire que par une action cohérente, volontariste etprogressive. Se hâter lentement.

Bien sûr, au fur et à mesure que l'entreprise devient florissante, l'Etattente de s'immiscer dans les affaires courantes. Si on ne réussit pas à fairevenir Wünscher à la politique, on tentera de lui imposer les représentantsde l'Etat à la direction et au conseil d'Administration pour interférer dansses décisions. Il résiste à cette pression qui va à l'encontre de ses objectifs.La mainmise de la puissance publique menace le pouvoir des syndicats

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qu'il avait très tôt associés à la gouvernance de l'entreprise. Elle menaceégalement son autonomie, condition de réussite d'une économie sociale,protectrice des intérêts des adhérents. Et enfin, elle renforce sa tutelle surles politiques de développement et d'exportation de la coopérative. Del’autre côté, la réussite de la Hangya fait aussi de l'ombre à ce lobbyflorissant de commerçants, des milieux bancaires et d’affaires,essentiellement d'origine juive.58 Ils avaient été le principal vecteur de lamodernisation du pays, bien assimilés, plus aptes à la mobilité sociale etprofessionnelle que les Hongrois de souche. Mais ils avaient constitué desmonopoles et bloquaient l'économie en concentrant les capitaux entre leursmains.59 Dans les structures rurales comme dans l’administration de lacoopérative, il est donc urgent de promouvoir les nouvelles élites, depermet t re l ’accès aux responsabi l i tés d’une c lasse moyenne,traditionnellement catholique, sous-représentée jusqu'à présent.60 Lestensions sont vives : " Nos concurrents ont réagi en essayant de nousattaquer, ce qui est compréhensible. Il n'en reste pas moins que nous étionsmeilleurs. La preuve en était que notre clientèle ne cessait d'augmenterdans nos magasins. "61 Avec obstination, F. Wünscher gagne du terrain. Sa reconnaissancesociale est à la mesure de ses résultats. Les entreprises et organisations sedisputent son nom et ses conseils. Au printemps 1944, il sera au conseild'administration de 36 entreprises et membre de 72 fondations ou clubsprofessionnels. Parallèlement, il joue un rôle de plus en plus actif dans lavie de son Eglise. Président de l'association catholique de son quartier, ilengage un projet de construction de l'église, du presbytère et de logementssociaux. Considérant son engagement, les évêques lui proposent en 1941les charges de Vice-Président de l'Action catholique et responsablenational de sa section sociale. 62 Cette fois, il accepte. Il va pouvoirœuvrer de l'intérieur de l'Eglise et encourager les catholiques à jouer unrôle en rapport avec leur poids réel dans la société.

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27 janvierPourrais-je encore te demander quelques services ? Je désirerais pour

Frici (il doit préparer ses cours d’économie sociale à l’Université deDebrecen) : ".Une histoire du Modernisme", exposé de la doctrine etcritiques des erreurs de ceux qui ont été condamnés, " .Une histoire de laphilosophie française moderne et contemporaine ", " Une histoire des

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Etats-Unis ". Je te demande seulement des titres. D'ici on peut faire venirtous les livres qu'on veut.

1er février Rassure-toi pour le n°3. Il existe et est bien vivant. Seulement, c'est unenfant modeste qui se cache comme la violette… Je suis ravie car à la place du petit voyage que nous avions l'habitudede faire pendant la Semaine Sainte, Frici prendra huit jours de congé(relatif), c'est-à-dire qu'il n'ira pas au bureau mais son secrétaire viendrachaque jour avec son courrier et il aura quand même quelques réunionsl'après-midi ou le soir… Il a recommencé le tennis 3 heures par semaine etil en est si heureux ! 5 février

Frici est au bal ce soir, au bal de la Hangya, il n'y restera paslongtemps et je me dépêche de t'écrire pendant ce temps. Nous partonslundi matin pour Berlin d'où nous reviendrons samedi. Il y avait longtempsque nous n'avions pas voyagé mais je pense que ce sera la dernière foisd'ici les vacances. Il n'y aura pas d'Italie cette année à Pâques. Ci-joint lesphotos de l'inauguration des huit premiers logements ouvriers (quatremaisons jumelles) que Frici a fait construire pour les familles nombreusesde la Hangya (à Budafok, là où se trouvent les entrepôts de la Hangya).Elles comprennent une grande chambre, une plus petite, une grandecuisine, salle de bain et buanderie communes. Devant chaque logement unassez beau jardin planté de fruitiers qui rapportent et obligatoirementcultivable. L'intérieur de la maison est sommairement meublé et tout celapour 2 pengös par semaine.

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12 février Pour ton billet, renseigne-toi. Il doit y avoir des réductions intéressantesà cause du Congrès Eucharistique. Quant à Papa, nous comptons bienqu'il viendra quelques jours. Notre voyage à Berlin s'est très bien passé, malheureusement assezfatigant pour ce pauvre Frici. Ces Allemands sont terribles. Ils font desprogrammes de 8 h du matin à minuit passé, et il faut aller marcher,discuter, visiter sans une minute de répit. Grâce au ciel, j'ai été dispenséede toutes ces sorties et j'en ai profité pour lire et tricoter. J'ai commencé àvisiter la Galerie Nationale qui est la plus riche du monde en primitifsitaliens et hollandais.

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10 mars J'ai peur que les folles entreprises des nazis nous entraînent loin.*Quand nous avons appris hier que le chancelier Schuschnigg lâchait etque ces brutes marchaient sur l'Autriche, j'en ai eu froid dans le dos.Faut-il bénir le ciel que la nouillerie des Anglais et la lamentable pagaillefrançaise ne leur permettent pas de faire front – peut-être si ça doit nouséviter la guerre, mais en tout cas ce n'est pas la dernière couleuvre quenous devrons avaler sans ciller – aussi bien au nord qu'au sud, parce queMussolini va réclamer sa part maintenant. Ainsi, vous, plus pessimistes,vous aviez raison quant à cette question d'Autriche. Ici, nous pensions quela fameuse entrevue avait tout réglé, mais peut-on jamais se fier à lamauvaise foi. Enfin, ne parlons plus de ces choses sinistres, mais de penserqu'ils sont là, à trois heures d'ici, brrr!! 17 mars Au sujet de tes réflexions politiques, dire que la Chambre hongroise adansé la danse du succès est un peu exagéré (à part pour les partisd'extrême droite), mais je suis comme toi, c'est tout juste si leur attitude nem'a pas choquée.** Enfin, ils ont été prudents en essayant de préserverl'avenir en restant bien avec le nouveau voisin, puissant du jour. Leursituation était délicate, ils s'en sont sortis sans élégance, mais que faire ?Des protestations indignées auraient pu leur coûter bien cher mais leurtiendra-t-on gré de leur acceptation ? En tout cas, l'opinion est bien agitée

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et troublée par toute cette affaire.Les gens en général se divisent en trois groupes : les forcenés d'extrêmedroite, partisans avoués du nazisme, ceux-là naturellement ont crié Heil!!tant qu'ils ont pu, et continuent. Il y a les ingénus, ceux qui ont encore desillusions et que leur idée fixe de révision (du traité de Trianon) empêche devoir plus loin que le bout de leur nez. Ils disent : Vive Hitler qui a délivrél'Allemagne des chaînes de Versailles, et l 'Autriche de celle deSaint-Germain.*** Maintenant viendra le tour de la Hongrie et le grandFührer, pour montrer la noblesse de son cœur au monde entier va nousrendre le Burgenland****!!! Voire…

__________________________ * Elle parle du début de l'Anschluss, l'annexion politico-militaire del'Autriche par l'Allemagne nazie qui aura lieu les 12 et 13 mars.

** Nelly parle probablement de la première loi anti-juive présentée auParlement par Kálmán Darányi sous la pression de l'Allemagne. *** Qui a consacré l'effondrement de la monarchie austro-hongroise en1919. **** Petite enclave à l'ouest de la Hongrie à la frontière avec l'Autriche.

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Enfin, il y a les gens comme toi et moi qui sont révoltés, écoeurés, etdisent : Gare à nous, et ceux-là, c'est le peuple, la petite bourgeoisie qui nese mêle pas de grande Politique, et juge les événements avec leur bonssens tout simplement – mais le bon sens, que vaut-il dans la politiqueactuelle ? Les petits commerçants achètent toute la marchandise qu'ils peuvent, àcrédit, et lorsqu'ils l'ont revendue, ils gardent l'argent pour eux. Les" gros " cherchent à liquider leurs affaires honorablement pour allers'installer à Londres ou en Suisse. Ainsi, il y en a déjà trois (Corvin, unegrande fabrique de chaussures, une mine de charbon) qui ont offert à Fricide racheter leurs affaires ou leurs actions. En tout cas, les fous qui acclament ne pensent pas que le premierrésultat de tout cela sera de ruiner le commerce hongrois vers l'ouest – parchemin de fer en prenant des tarifs prohibitifs pour les transports – par

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eau en disant que le Danube n'est plus fleuve international. C'est beaucoupde poli t ique pour une seule fois , mais ainsi tu auras quelquesrenseignements sur la situation d'ici. Pour ce qui concerne la France,mieux vaut ne pas en parler, c'est trop lamentable.

La mère de Nelly vient à Budapest pour la naissance de Christine, le 28avril.

Juin Mardi, grand branle-bas. Nous donnons cette fameuse garden-partydont il est question depuis si longtemps pour rendre d'un seul coup toutesles invitations de cet hiver. Nous serons environ 70… C'est dommage quetu ne sois plus là pour m'aider à faire les canapés. Il en faudra à peu près500, de quinze sortes, des gâteaux au fromage ou salés, des tartelettes auxfruits, des glaces, etc.

14 août Vevey (Suisse) Le pauvre Frici a dû repartir hier soir pour Budapest. Balogh est morthier soir d'une attaque d'apoplexie. Ce n'était pas la peine de prendretellement soin de soi pour partir si vite (relativement, il avait 67 ans). Lesenfants vont bien et se sont baignées plusieurs fois. Christine est toujourstrès sage et très aimable.

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14 septembre On ne sait trop que penser des bruits de guerre qui circulent commetoujours mais je ne pense pas qu'il faille s'en préoccuper davantage. Toutdépend de la digestion de ces Messieurs. Et ça ne vaut pas la peine de sefaire du mauvais sang à l'avance. S'il ne nous reste que huit jours à vivreen paix, du moins ne les gâchons pas par des soucis de guerre. Ce qui nela rendra ni plus ni moins terrible.

Il fait très beau et même assez chaud. C'est la bonne période ici, celleque j'aime par dessus tout. Le jardin est vert, plein de fleurs et de fruits etles enfants y passent de bonnes journées entre leur balançoire et leur tas

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de sable. Julia en est à son 42e bocal de compote de pêches… T'ai-je ditqu'en notre absence, les femmes ont vendu 400 kg d'abricots du jardinpour 220 pengös. Ce n'est pas mal, n'est-ce pas ? 23 septembre Ici les gens sont terriblement énervés et racontent ou propagent leshistoires les plus abracadabrantes. On redoute de parler à qui que ce soit,de peur d'entendre toutes ces âneries. Ils s'excitent tellement, car ilspensent que c 'est le moment de récupérer leurs terri toires deTchécoslovaquie. Hier encore, Kozma fait téléphoner à Frici qu'il voulaitvoir le jour même pour une affaire urgente dont il ne pouvait lui parlerqu'en tête-à-tête. Frici bouscule son programme déjà très chargé pourfaire place à cette conversation urgente. Et en fin de compte, Kozmavoulait lui demander quel directeur il faudrait nommer à sa place, car encas de guerre, il voulait lui, se rengager. Je suis veuve ce soir, il est en province jusqu'à demain soir. Je suis trèstriste parce qu'il a téléphoné dans la soirée et je n'étais pas là. J'ai essayéde le ravoir au bout du fil, mais sans y réussir. J'étais chez Bobotte… Lapauvre femme est bien déprimée et pour comble, on a rappelé sous lesdrapeaux son fils qui était sa seule compagnie. 29 septembre Aujourd'hui, Frici a reçu sa convocation – on le priait de se présenteren uniforme d'officier – il était lieutenant. Mais il n'a plus que son casqueet son sabre comme équipement, je ne crois pas que ça suffirait. Enfin, il arépondu qu'il n'avait pas le temps d'aller à la caserne. Il est évident qu'ilest plus utile là où il est que là où on pourrait le mettre, et quoi qu'ilarrive, il ne partira pas. Chaque fois que je t'écris, je me dis que c'est peut-être la dernière foisque je t'écris librement, et puis ça continue tout de même. Tout à l'heure, jevais écouter à la radio ce qu'ont décidé les grands hommes cet après-midi,s'ils veulent faire de nous de la chair à pâtée ou s'ils

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Préfèrent laisser nos cheveux blanchir. Je sais déjà qu'à leur arrivéeHitler leur a offert à déjeuner.

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Sais-tu où est Frici ce soir ? Il a invité tout le clergé de la paroisse etdes environs à visiter les usines, les entrepôts et les caves de Budafok.Là-bas, il a fait installer une salle à manger rustique, avec une peinturemurale représentant sa fable favorite, " Le meunier, son fils et l'âne ". Et iltraite là à déjeuner et à dîner tous les gens qu'il ne veut pas inviter à lamaison et que cependant ce ne serait pas poli d'inviter au restaurant.Naturellement, vins et liqueurs sont servis en abondance et les affaires nes'en traitent que plus facilement. Mais pour Monsieur le Curé, je ne saispas s'il aura les idées très claires pour dire sa messe demain matin.

6 octobre Frici est parti faire sa tournée en province hier après-midi et cetaprès-midi, il est à Debrecen jusqu'à demain soir. As-tu su qu'il avait éténommé professeur, ce qu'on appelle ici " privat-docent ", ce qui l'engage àaller chaque trimestre faire une série de cours là-bas – il n'a bien sûr pasassez de travail – et naturellement, il n'accepte pas ses honoraires, maisles met à la disposition des étudiants pauvres.

Les gens sont tous fous ici et le désordre dans l'administration est sansprécédent. Hier par exemple, on téléphone à la Hangya d'envoyerimmédiatement par le premier train rapide 1000 kg de sucre, autant defarine, lard, lentilles distribués en paquets de 1 kg pour répartir parmi lesréfugiés arrivés en masse de Tchécoslovaquie, à une ville frontière. Cematin, le wagon spécial arrive, accompagné de plusieurs employés pourrépartir les paquets. Et enfin, on découvre qu'il n'y a pas de réfugiés. Etdes choses de ce genre arrivent tous les jours. Tout le monde commande etpersonne n'est au courant de rien. Frici m'avait offert de partir en Suisse avec les enfants, mais pour rienau monde je ne veux le laisser seul en des moments pareils. Envoyer lesenfants seuls, c'est une responsabilité trop grande que je n'aurais pudemander à Mazi en de pareilles circonstances. Aller en province ? Ons'éloigne d'une frontière pour se rapprocher d'une autre, autant rester ici. Mais dis-moi, je ne pense pas comme toi que l'Angleterre et l'Allemagnese soient accordées sur notre dos. Au contraire les Anglais ont vu de prèsce qu'est la parole d’Hitler qui change toutes les 24 h. Je crois que ça a dûles dégoûter un peu. Et puis, plus l'Allemagne est forte, plus l'Angleterre

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est forcée de s'unir contre elle à la France. Et 1938

puis même si c'est sur notre dos qu'on fait la paix, c'est quand même laPaix !!! 27 octobre Frici a eu une sale grippe qui l'a beaucoup fatigué, mais depuis deuxjours, il a repris ses habitudes régulières. Il a beaucoup de travaild'ailleurs : c'est la Hongrie qui est chargée de l'approvisionnement desterritoires retrouvés où nous pensons pénétrer demain ou après-demain.*Ce fut tout un roman.

Lorsque nous étions à Debrecen la semaine dernière et que Frici a suqu'il était question qu'on nous rende des territoires, il a adressé un projetdétaillé au gouvernement lui demandant que la Hangya en soit chargée.On lui a répondu que ce serait le ministère des Affaires étrangères qui s'enoccuperait. Ce dernier ne sachant comment s'y prendre a dit que çaregardait l'armée qui n'a rien fait. Dimanche, Imrédy 63 demande où ensont les préparatifs, et quand il a vu que rien n'était prêt, il a rappeléFrici. Sur un autre sujet : on dit ici dans les journaux que les Allemands ont,sur les territoires des Sudètes, des fortifications que des ingénieursfrançais ont bâties sur le modèle de la ligne Maginot.

8 novembre Notre programme de Noël a changé. Nous ne serons pas à Paris pour lamesse de Minuit comme je l'espérais, mais seulement le 25 au matin. Celaparce que la Conférence des Coopératives qui devait avoir lieu à Pragueen octobre a été remise à cause des évènements politiques, et aura lieu àZurich le 10 janvier. 15 novembre

Je t'ai envoyé de Kassa et de Komárom des cartes qui te montraient quenous étions en route. Nous avons fait 2 100 km la semaine dernière. Lespremiers derrière les soldats, nous sommes rentrés dans les territoiresrecouvrés. La joie et l'enthousiasme étaient grands partout. C'était très,très émouvant. Tu te souviens du pont d'Esztergom ? Maintenant, on peut

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le traverser !! C'est en effet entièrement hongrois, toute cette rive duDanube que l'on voyait de l'autre côté. Tout le monde parle hongrois et lesquelques inscriptions tchèques qu'il y avait ont été arrachées ou effacées.Ce n'était que fleurs et drapeaux aux couleurs hongroises, fait avec destissus et rubans cousus ensemble ou des ___________________________ * Le sud de la Tchécoslovaquie et de la Ruthénie, constituant la minoritéhongroise est rendue à la Hongrie par Hitler.

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papiers peints. Les Tchèques ont évacué une heure avant l'arrivée destroupes hongroises. Ils se sont conduits très vilainement avant de partir.Dans certains villages, ils ont brûlé toute la paille et emporté le blé despaysans – dans d'autres où il y a des vignes, ils ont ouvert les robinets destonneaux dans les caves. Ils ont emporté tout ce qui était transportable,depuis les bancs des écoles jusqu'aux statues dans les villes en passant parles lavabos, les lits, les médicaments et les instruments de chirurgie dansles hôpitaux, laissant les malades à même le sol, sans soin, sans personne.Les villes sont en bon état mais à peu de choses près, elles sont restées cequ'elles étaient. Mais dans les villages, la misère est encore pire qu'ici etles routes encore plus mauvaises. Ils étaient bien préparés pour la guerre.Du côté de Kassa aussi, il y a une ligne Maginot. Tout le long des routes età travers champs, des tranchées, des pièges à char, l'entrée et la sortie desvillages barrées par des amoncellements de pierres, de terre et de troncsd'arbres. Et partout, nous avons eu la joie de voir les camions de laHangya chargés de provisions, circulant entre les villages récupérés. Ca avite et bien fonctionné. 30 novembre Nous avons été invités par le gouvernement allemand. Nous étions logésdans un ancien monastère très pittoresque, mais très peu confortable….Ilsne veulent rien importer de ce qui est nécessaire à l'alimentation pourmontrer au peuple qu'il doit produire davantage s'il veut être indépendanten cas de guerre et cependant avoir de quoi manger. Göring, Ministre del'Industrie, enlève au ministre de l'Agriculture toute sa main-d'œuvrepaysanne pour l'employer dans les travaux publics ou les usines. Si bien

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que cette année, la production agricole a bien baissé. Malgré tout, cesgens forcent l'admiration par le travail qu'ils accomplissent, et le sérieuxet la méthode avec lesquelles ils travaillent. Pas de gaspillage, pas dedésordre, pas de grandes promesses : des paroles précises, des chiffresexacts et des réalisations immédiates. Ils sont constamment tenus souspression par une propagande intensive et très intelligente, on leurdemande sans cesse de nouveaux sacrifices, mais ils voient tout de suite lerésultat de leur action. C'est une machine terriblement bien remontée,mais qui ne donne pas envie de rentrer dans l'engrenage. Quant à l'Autriche, elle est méconnaissable – des tas de routes nouvelleset sur ces routes un trafic incessant de camions. Dans les villes, plus unnom juif sur les devantures mais partout la croix gammée avec ces mots : "commerce aryen " ou " aryanisé ". A Vienne, dans les faubourgs, deuxmagasins sur trois sont fermés. Dans le centre de la ville, tous lesmagasins de luxe tenus par des juifs portent une croix gammée, mais leshôtels sont vides, les magasins de luxe sans clients. Les étrangers ontdisparu.

18 décembre, de Frici Chère Mère, A l'occasion de votre anniversaire, nous pensons à vous et vousenvoyons nos meilleurs vœux, que nous pourrons détailler dans quelquesjours de vive voix quand nous serons à Paris.

Les années grises, 1939-1944 Decrescendo

La guerre a paru imminente en 1938, au moment où l’Allemagne aannexé l’Autriche et revendiqué le territoire des Sudètes. Quand les Alliésont signé les accords de Munich, ils ont abandonné la Tchécoslovaquie àHitler en pensant reculer l’échéance de la guerre. Ils n'ont faitqu’encourager Hitler dans sa politique d’expansion. Le 15 mars 1939, lestroupes allemandes entrent à Prague. La Pologne à son tour est envahie le

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1er septembre, parce qu'elle refuse que Dantzig soit incorporé au Reich. LaFrance et la Grande-Bretagne adressent un ultimatum à Berlin. Sansréponse de sa part, elles déclarent la guerre à l’Allemagne le 3 septembre. A l’Ouest, les menaces de guerre se réalisent. L’horrible nuage quiassombrit la France file aussi vers l’Est, poussé par le vent de la folie et dela haine. Car, en fait, la Hongrie est prise en étau depuis la signature dupacte franco-soviétique. Mussolini a rejoint Hitler qui a remilitarisé laRhénanie. L'Allemagne entretient chez les Hongrois l'espoir de la révisiondu traité de Trianon mais, en contre-partie, exige l'alignement de leurpolitique sur celle du Reich. Les mouvements fascistes se développent.Mais loin des épouvantables catastrophes qui frappent ailleurs, la vie restenormale dans le pays. Le ciel semble encore serein pour la famille Wünscher, ou du moinsfont-ils semblant d'y croire. Tant que l’orage n’a pas éclaté au-dessus deleurs têtes, ils espèrent toujours. Mais Noël 1938 a été le dernier passéensemble à Paris. Ils s'organisent pour résister au défaitisme. Chaquejournée qui passe permet à Frici et Nelly d’enraciner un peu plus leursprojets qui s’épanouissent et se développent. Ils essaient de gagner dutemps et de contrer l’adversité par tous les moyens. On dirait qu’ils mettentles bouchées doubles. Travailler, développer la Coopérative, agrandir lamaison, planter des arbres, récolter, mettre des enfants au monde, faire lesfourmis en prévision des temps difficiles qui s’annoncent. Ils sentent que letemps leur est compté. C’est maintenant ou jamais qu’ils doivent réaliserleurs rêves communs. Allons ! Il n’y a pas de temps à perdre ! Si l'on courtà la catastrophe, autant vivre intensément…Ce n’est qu’après-coup quel’espérance pourrait être perçue comme de l’inconscience.

Intermède

1939 20 janvier Nous sommes rentrés avec joie à la maison. La voiture nous attendait àVienne et nous sommes arrivés ici vers 7 heures, impatiemment attenduspar les enfants qui attendaient encore plus impatiemment les surprises...avant de se coucher. La seule tache au tableau, c'est que la femme de

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chambre qui devait venir est malade et ne pourra venir que le 12 février.La pauvre Mariska assume tout le travail avec le sourire, - et c'est quandmême un peu beaucoup pour elle. 30 janvier Nous avons depuis 15 jours un programme d'invitations très chargé carles gens se dépêchent d'en finir avant le Carême. Et ça traîne, ça traîne lesoir, on ne peut guère jamais rentrer avant 1 ou 2 h du matin. En cemoment la formule à la mode, c'est le " thé " du soir, appelé comme ça jene sais pourquoi, parce qu'on y boit tout sauf du thé. C'est en réalité uneréception avec buffet froid par petites tables. L'autre soir, nous étionsinvités pour 8 h avec smoking, robe du soir etc. Le pauvre Frici avait eudes conférences tout l'après-midi. Il rentre en vitesse à8 h, se change, bref nous arrivons chez les gens en nous confondant enexcuses… Nous étions les 3e et il en est arrivé jusqu'à 11 h 1/4 !! Et onrestait là à attendre ne sachant plus quoi se dire ni pourquoi on attendait –et on n'a commencé à servir qu'à 10 h 1/2 – Tu vois comme on peuts'amuser.

10 marsFrici, excédé de tant de travail m'a dit ce soir qu'il voulait absolument

partir incognito pour Pâques, où, je ne sais pas encore. Pâques est dans 4semaines, supposons que tu viennes après, ça te fait encore 5 semainespour te décider. 23 mars Un membre haut placé de la Légation d'Allemagne m'a dit : " C'est uneerreur de croire que nous voulons aussi occuper la Hongrie.* LesHongrois sont de trop mauvaises têtes (sic) et nous ne saurions qu'en faire." Maintenant que la première effervescence est un peu passée, c'est l'avisde toutes les personnes autorisées que le serpent boa met toujours quelquetemps à digérer sa proie, et qu'il se peut fort bien que la dernière assezcoriace lui reste sur l'estomac, qu'il est très probable

____________________________ * Après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne.

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que nous aurons un automne assez mouvementé mais que jusque là iln'arrivera rien. C'est pourquoi, je t'engage vivement, ainsi que Frici, àprofiter de ce calme approximatif plutôt que de remettre ton voyage àl'automne. Nous nous préparons à partir pour Pâques à San Remo. C'est àdeux pas de la frontière et on peut passer en France tous les jours. Samedi,nous allons en province pour voir des propriétés à vendre. Nous avons unpeu d'argent et Frici voudrait le mettre à l'abri. J'ai un peu peur enpensant à tout ce que nous avons déjà perdu à Tétény.

Mme Floirat est venue séjourner à Budapest au mois de mai. Ce sera sondernier voyage en Hongrie.

9 juin Carte postale de Dresde où ils sont venus à une conférence. J'espère que la fatigue du voyage a complètement disparu et que tu asretrouvé le bel équilibre que tu avais à Budapest. Nous repartons versBrême, Munich, Graz, Budapest. 14 juin A propos de la propriété, nous avons été bien déçus. Malgré qu'avant designer, on se soit renseigné partout s'il n'y avait pas des paysans désireuxd'acheter des parcelles, ils ne se sont réveillés que la semaine dernière etveulent ne nous laisser que 300 arpents. Naturellement, Frici est furieux etfait des démarches auprès du ministre pour qu'on lui laisse le tout…. Enattendant, je fais de grands projets de transformations et d'ameublement. 17 juin Nous sommes revenus ici, à Radvány, pour continuer les tournées enRuthénie et nous sommes de plus en plus satisfaits de cet hôtel (KastélySzálloda). 20 juin Dimanche en revenant de province avec deux autres directeurs, Frici aeu un accident d'auto. La voiture est rentrée dans un arbre après avoirglissé dans un fossé à cause de la boue. Heureusement, l'accident a eu lieudans le parc de l'hôtel et on a pu leur porter secours très rapidement. Il n'ya pas eu trop de gros dommages à déplorer, bien que Frici pour sa part ait

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assez bien écopé, deux dents et le bras droit cassés, la lèvre inférieure et lementon tout couturés sans compter de nombreuses ecchymoses sur tout lecorps qui rendent chacun de ses mouvements douloureux…Le pauvre estbien malheureux d'être ainsi assujetti mais il supporte cela trèspatiemment.

1939 28 juin Frici va mieux et a assez bien supporté le voyage de retour, seulement,dès le lendemain, il a recommencé à travailler. Il ne va pas au bureau,mais les gens viennent ici, c'est la seule différence. Le secrétaire est ici àdemeure et le défilé des visites d'affaires et de sympathie n'arrête pas de 10h du matin à 7 h du soir. Si bien que le soir, il n'en peut plus. On lui enlèvera son plâtre dans deux semaines et demie. Nous partironsen Suisse vers la fin de juillet par le train parce que je ne veux pas prendrela responsabilité de conduire seule sur une si longue route avec lui encoreinvalide, et nous enverrons ma voiture par le train. Elle est arrivée enfinhier ma voiture, et elle est très belle. Ce dont Frici est très triste aussi,c'est qu'il ne peut plus faire aucun sport, tennis, escrime, natation,bicyclette, interdits jusqu'à l'automne, et il a terriblement peur de grossirpendant ce temps.

4 août, Vevey Nous avons ramené les enfants avant-hier de chez Mazi. 10 août Bab* est arrivée et elle a fait bon voyage. Je suis bien contente qu'àdéfaut de Papa, de toi ou de mon frère, elle ait pu profiter de ce petitchangement d'air.Excursions à Bâle, Zurich, le Grand St Bernard,Lucerne, baignades dans le lac Léman. 20 août

Frici vous envoie cette découpe du Temps qui expose très exactement lasituation de la Hongrie. Avec le gouvernement actuel et tant que Horthysera là, les Allemands n'obtiendront rien de plus substantiel de la Hongrie.Ils nous ont déjà offert 2 fois la Slovaquie pour que nous les laissionslibres sur notre frontière polonaise. On l'a déjà refusée 2 fois à ce prix-là.Pourquoi pas la refuser encore ainsi que les espoirs sur la Transylvanie

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avec lesquels ils essaient sûrement maintenant de gagner à tout prix unaccord solide. 30 août Je t'écris un peu au hasard, ne sachant si tu recevras cette lettre niquand. Les communications postales et autres étant en ce moment on nepeut plus troublées. Depuis notre arrivée, j'ai essayé plusieurs fois de tetéléphoner, mais les lignes sont tellement encombrées que malgré

* Elisabeth, dite Bab, est la plus Jeune sœur de Nelly. 1939

plusieurs heures d'attente, je n'ai jamais pu t'avoir. J'espère que tu as reçul'argent que nous t'avons envoyé de Vevey. Le voyage a été quelque peuépique, très retardé, les trains étaient bondés. Madame Balogh a de nouveau perdu la tête et me téléphone toute lajournée pour me demander ce que je pense de la situation. Moi, je n'enpense rien, car je ne lis plus les journaux ni n'écoute la radio. Comme ça,je peux m'imaginer que tout va bien.

1er septembre L'Allemagne déclenche la guerre en envahissant la Pologne. Depuis ma dernière lettre, le téléphone est coupé. Enfin, il fauts'habituer maintenant à ce que nos lettres soient plus lentes à parvenir ouse perdent. En tout cas, ne te fais pas de mauvais sang pour nous, je t'enprie. Nous sommes complètement en dehors de la bagarre et j'espère quenous y resterons. Frici ne sera mobilisé que sur place et avec lui, tu saisque je suis en sûreté…Donc malgré tout, c'est moi qui suis encore la mieuxpartagée de vous tous… Je te félicite de la belle installation de ton abri.J'espère comme toi, que vous n'aurez pas trop à vous en servir. Ici tout est calme en général. Les gens se tiennent beaucoup mieux quel'an dernier. On écoute les diverses radios contradictoires – on essaie dese faire une opinion – mais à quoi bon – ce qu'on y raconte, au moment oùon l'écoute n'est déjà plus vrai. Je prie le Bon Dieu de vous épargner desépreuves trop dures et trop longues. 3 septembre

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Déclaration de guerre de l'Angleterre et de la France à l'Allemagne. 11 septembre Je t'ai envoyé deux lettres dont la dernière par la valise diplomatique.Tu me dis que tu te fais du souci pour nous. Pourquoi ? N'est-ce pas nousqui sommes les mieux placés – nous ne sommes pas mêlés au grabuge, et -Dieu le permet - nous n'y serons jamais. Toutes les légations étrangèressont ici au grand complet, même la française, ce qui prouve que noussommes plus en sûreté que vous. C'est moi qui pourrais me faire du souci en lisant presque chaque jourdans le journal que vous avez des alertes de nuit – c'est ça qui m'inquiètele plus, comment pouvez-vous supporter les nuits sans sommeil. On se faità tout mais pas à ça. Et puis quand il commencera à faire froid, vousgèlerez dans votre cave. 17 septembre Entrée des troupes soviétiques en Pologne orientale.

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19 septembreNous sommes partis vendredi en tournée en Ruthénie jusqu'à la

frontière polonaise. C'est une très belle contrée boisée et montagneuse eton a choisi le village où Frici veut faire construire une maison de repospour les employés de la Hangya. C'est très triste de parcourir des contréesoù les " habitants " dévorent tout. Ils prêtent de l'argent aux paysans quinaturellement ne peuvent leur rendre. Alors, ils se saisissent des terres.Nous sommes rentrés à Radvány à 8 h du soir. Nous retournerons là-bastoute une semaine entre le 9 et le16. Frici va tout à fait bien maintenant. Il a grossi un peu ce qui l'a désolé,mais ça lui a remis les nerfs tout à fait en place, ce dont il a bien besoinavec tout le travail qui lui échoit – et malgré tout, il n'a jamais été aussigai que maintenant. 23 septembre Je reste assez optimiste et pense que si les choses continuent commecela, nous pourrons aller comme d'habitude vous voir à Noël…Mais c'estencore loin !

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Septembre 1939 : le couple met en route son 4e enfant. Ce sera une fille : Agnès. Ils achètent la propriété de Somlyó. 28 septembre : signature du pacte germano-soviétique qui permetl'invasion et le partage de la Pologne.

1er octobre Frici te fait dire qu'il est très fier de t'annoncer que depuis hier, il esteffectivement propriétaire de Somlyó. Nous y allons assez souvent depuisquelque temps (1 h 1/2 de voiture) pour prendre contact et visiter en détail.Ce sera assez difficile je crois, d'apprendre au régisseur ce que nousappelons ordre et propreté. Avec le temps, espérons que ça viendra. Lapremière chose que nous faisons est de planter des arbres tout le long deschemins dans la ferme. Hier, nous sommes allés avec l'architecte pourétudier comment on pourrait remettre la maison en état et l'embellir unpeu car les ex-propriétaires l'ont laissée dans un bien triste état. J'ai commencé avec ma voisine, la belle ex-ministresse blonde (!!) laquête à domicile pour la construction de la nouvelle église. C'est Frici quiorganise tout car le curé n'a pas la moindre idée de tout ça. Mademoiselle s'en va. J'ai téléphoné à Mazi, suprême ressource pourqu'elle me trouve quelqu'un.

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10 octobreNous sommes à Radvány. Ici la vie est calme et on oublie tout le reste.

Le temps est beau et la forêt dans son habit d'automne ferait ta joie, avecles petits lièvres qui trottent dans les fourrés, leur petit bout de queueblanche relevé. C'est un grand luxe en ce moment que j'appréciepleinement de bâiller au soleil en regardant les nuages se faire et sedéfaire. 17 octobre Tout est calme. Les Allemands ont, je crois d'autre chose à faire qu'ànous créer des embêtements – ils ont déjà assez à " nettoyer " en Autricheet autres lieux sans se mettre encore d'autres indisciplinés sur le dos. LesRusses – il faut attendre et se tenir sur ses gardes – comme tu dis, tant

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qu'Horthy sera là, nous n'aurons rien à craindre. 23 octobre

C'est un triste jour aujourd'hui. Il est parti en province pour 8 jours etnaturellement, je ne peux pas l'accompagner.

6 novembre Voilà deux semaines que nous n'avons pas dîné ensemble, saufdimanche, et avec celle-ci cela fera trois car il part mercredi en provincepour plusieurs jours. Sa tâche est rendue de plus en plus difficile avectoutes les difficultés qu'on fait à propos de tout et de rien et surtout pourles importations et les exportations. – et Noël est si loin encore ! 13 novembre J'ai été bien triste de lire dans les journaux que vous aviez eu denouveau une alerte de nuit, il y deux jours. Je tremble toujours que vous nereveniez de ces expéditions nocturnes avec quelque chose de plus sérieuxqu'un rhume. Frici était le mois dernier dans un village, le centre du paprika(Kalocsa), où on lui a décerné le titre de " citoyen d'honneur " pour leremercier de l'aide qu'il a apportée aux producteurs. 20 novembre Je n'ai jamais eu tant de correspondance à entretenir que depuis laguerre – Tout le monde est inquiet sur mon sort, alors que je peux dormirbeaucoup plus tranquillement que tout le monde. Nous allons tous bien.Frici m'a défendu de te dire quand il était fatigué ni ce qu'il faisait sousprétexte que tu as bien assez de raisons pour te faire du mauvais sang.

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26 novembre Noël est dans un mois et Frici pense que nous n'irons pas en Franceparce que c'est trop dangereux. Il a plutôt choisi la Suisse où nousexportons énormément et où il a des tas de gens à voir. Or la Suisse, c'estbien près de la France et il a pensé que vous pourriez venir nous voir.

La semaine dernière, Furtwängler a dirigé un concert et les Dolnányiont donné un dîner en son honneur. Nous y étions invités et j'étais placéeentre l'ambassadeur de Finlande et celui d'Allemagne – mission

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diplomat ique ! – e t naturel lement nous parl ions en français .L'ambassadeur d'Allemagne, qui d'habitude me disait à peine bonjour aété avec moi d'une amabilité inouïe et m'a tenu le crachoir pendantpresque toute la soirée, me racontant entre autres qu'on pouvait aller enSuisse tranquillement parce que la femme de Göring attendant un bébéétait allée se faire soigner en Suisse – et que c'était bien triste queFrançais et Allemands soient en guerre parce qu'il n'y avait absolumentrien entre eux comme en 14. En tout cas, je me demande ce qu'on attendpour faire disparaître le chef d'orchestre en question parce qu'il ne s'estpas gêné pour donner son opinion sur le régime et ses dirigeants.

9 décembre : Signature de l’acte d’achat de la propriété de Somlyó.

11 décembre Nous n'avons pas l'intention de passer par l'Allemagne, mais par laYougoslavie et l'Italie, parcours sur lequel un service très rapide a étéétabli (24 h) – wagon-lit direct entre Budapest et Lausanne…. Et si nousallons vous voir le 28, arrivée le matin, départ le soir. Ne t'en fais pas pournos petits trésors. Du moment que nous partirions, c'est que nous serionssûrs qu'ils n'ont rien à craindre.

17 décembre, de Frici Chère Mère, Nous pensons toujours avec tant d'angoisse à vous et à toute votre chèrefamille en France, et nous attendons toujours avec beaucoup d'inquiétudeles nouvelles qui viennent de nos voisins parmi lesquels il y en a qui sontennemis de tout ce que nous estimons. Tout ça est la cause de luttes et dedifficultés au milieu desquelles il faut vraiment rester vaillant, habile, frais,prêt à lutter quand il le faut. Et cependant, on en a assez. Depuis 1914, toujours des luttes, toujoursl'incertitude. On voudrait se reposer un peu. Et si nos sentiments sontcomme ça, nous pouvons bien comprendre les vôtres.

La Hangya dans la tourmente

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L'activité de la Hangya s'élargit aux coopératives récupérées sur lesterritoires enlevés à la Hongrie en 1920 et que les initiatives d’Hitler luirestituent. En novembre 1938, c'est le sud de la Slovaquie et de laRuthénie, en mars 1939 c'est la partie nord-est de la Ruthénie. Surtout, le30 août 1940, la Hongrie récupère la Transylvanie du Nord et en avril1941, deux provinces yougoslaves, la Mur et la Bácska.64 Ces régions,peuplées de minorités hongroises, doivent être approvisionnées par laHangya et s'intégrer à la nouvelle organisation. De 1500 coopératives, leréseau passera à 2000, progressivement. Il comptera jusqu'à 4000 magasinset 80 usines de transformation.

F. Wünscher anticipe, planifie, organise, se rend sur place, toujoursproche du terrain. Il faut que tous soient partie prenante et sentent leursintérêts protégés des décisions bureaucratiques. En effet, avec la guerre, lesréglementations et les restrictions commerciales se faisaient de plus en plusnombreuses, et formaient autant d'entraves à la croissance. Car du côté de l'Etat, c'est très clair, son intérêt passerait toujours avantceux de la Coopérative. Même si le ministre de l 'Industrie et duCommerce, Géza Bornemisza, est un ami, il faut batailler sans relâche pourconserver la marge de manœuvre nécessaire au développement del'agriculture coopérative. L'Etat revendique son droit d'ingérence parcequ'il ne veut pas perdre la main sur les bénéfices que réalise la Hangya.Q u a n d s o n d i r e c t e u r p o s e a u m i n i s t r e d e s F i n a n c e s , L a j o sReményi-Schneller , la quest ion de l 'autonomie de principe del'organisation, la réponse est catégorique. Si l'Assemblée générale de laCoopérative vote une mesure désapprouvée par la puissance publique, " legouvernement usera d'autres moyens ".65 La guerre déséquilibre encore le rapport de forces. A partir d'octobre1940, le gouvernement met fin à la liberté d'importer. Les destinations, lanature, la quantité et le prix des marchandises ne sont plus du ressort de laHangya à laquelle ne reste que le soin de l'acheminement.66 Cependant, dela même manière qu'il a réussi à se désengager de l'Etat financièrement, ledirecteur cherche à éviter le piège. Certes, il ne peut faire état de sonopposition à des relations commerciales exclusives avec l'Allemagne. Parcontre, d'un point de vue strictement économique, la lourdeur des

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réglementations allemandes, la chute du Mark et la nécessité de se procurerdes devises fortes pour payer les importations, constituent autant dehandicaps qu'il faut contourner. Il faut aussi finir de rembourser les banques auprès desquelles laHangya s'était endettée, pour se désengager de l'Etat. La recherche dedébouchés vers de nouvelles destinations devient un enjeu capital. Legouvernement laisse faire lorsque la Coopérative exporte vers la France etses alliés, Grèce, Suède, Angleterre et Portugal. Ainsi, malgré lesdifficultés, le travail continue et F. Wünscher n'hésite pas à courir desrisques pour sauvegarder l'autonomie et les intérêts de l'entreprise. En1942, il n'attend pas pour réduire les exportations vers l'Allemagne aumoment où la Hongrie " montre des réticences devant les exigencesallemandes en troupes et en livraisons ".67 Sur suggestion du Premier ministre, László Bárdossy, il est nommé enjanvier 1942 membre à vie du Sénat. A l'époque, ce type de nominationétait plutôt honorifique. Les membres de la Chambre Haute n'étant pasdémocratiquement élus, ne participaient pas directement au pouvoir. Ilsavaient un avis consultatif sur des dossiers qu'ils travaillaient encommission et discutaient en assemblée plénière. Ils pouvaient exercer unrôle critique vis-à-vis du gouvernement, comme le fit F. Wünscher le jourde son intronisation en protestant contre une politique financièredésastreuse. Il fit aussi des propositions sur les sujets de sa compétence.Ainsi, il préconisa que la gestion des fonds de la protection sociale soittransférée de l'Etat vers les organisations représentatives, pour permettreaux paysans d'en bénéficier. 68 Par contre, il s'abstenait de participer aux débats politiques, considérantque ce n'était pas de son ressort.

Intermède

1940 4 janvier, Zurich

Je suis tellement occupée à ne rien faire que je suis obligée de t'écrirependant l'entracte du Mariage de Figaro. Les jours passent trop vite

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malheureusement et il faut déjà partir après-demain. 19 janvier

Depuis que nous sommes rentrés, nous avons reçu toutes sortesd'invitations. Heureusement que je prends ma retraite le 1er février….Hier, moi-même j'ai dû donner un déjeuner de 14 personnes aux gens à quic'était le plus pressé de rendre leurs invitations, ambassadeur de Franceetc. et comme tu sais que j'aime tout faire à la maison avec l'aide de Juliaet que ce soit le mieux possible, cela me demande plusieurs jours depréparation et de travail. Nous sommes transformés en ce moment en pays boréal -12,-15°, depuis3 jours, il neige sans arrêt, il y en a au moins 50 cm. Kiti et Mati

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font du traîneau et de la luge toute la journée. On circule en ski au centrede la ville. Le Danube est couvert d'icebergs qui ne peuvent même plusbouger. 23 janvier Une histoire allemande : l'un des délégués allemands aux actuellesconférences commerciales hungaro-allemandes déclarait l'autre jour àtout venant : " J'ai parié 100 000 marks avec l'un de mes collègues que le15 septembre de cette année, j'irais inaugurer dans Londres devenueallemande une succursale de ma maison. " Il est vrai qu'il ne perdra pasgrand chose car il est probable qu'à cette date, 100 000 marks ne vaudrontmême pas le papier sur lequel ils seront imprimés.

12 févrierQue je te raconte la dernière aventure de Frici. Samedi matin, il part parle train, puisque les routes sont encore impraticables, pour une ville situéeà la frontière yougoslave. Il devait revenir le soir-même à11 h par le train international, celui par lequel nous sommes rentrés deSuisse. La température était au dégel. On pataugeait dans la boue. Vers lafin de l'après-midi, la température plonge brusquement à - 15°, un violentvent du nord s'élève qui n'a cessé de hurler, siffler, aboyer toute la nuit.Naturellement les rues devenues des marécages sont transformées enpatinoires. Aussi je pense que le train va avoir un peu de retard…. A 1 h

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du matin, le chauffeur, qui attendait toujours à la gare, me téléphone quele train est arrêté par la neige à une trentaine de kilomètres de Budapest,qu'on a envoyé des locomotives de secours et qu'il va essayer de gagner letrain par la route. Mais les routes étaient impraticables. J'imaginais monpauvre Frici rongeant son frein, dans l'impossibilité de me prévenir, dansun train non chauffé par cette nuit glaciale. A 3, 4, 5, 6 h du matin, jetéléphone à la gare, avec toujours la même réponse. Enfin seulement à 8 h,on me dit : " On a envoyé un train de secours. " Vers 11 h, Frici est arrivé,le pauvre, avec quel visage !!! Et je suis à nouveau bien inquiète parce quevoyant le temps redevenu normal, il est reparti ce matin pour Kassa, maiscet après-midi, la neige s'est remise à tomber très fort. Pourvu qu'il nereste pas à nouveau bloqué plusieurs jours… 17 février Il a reneigé terriblement et le froid est revenu plus vif que jamais. Laville est très belle ainsi sous sa couverture blanche, même les amateurs depittoresque commencent à en avoir assez – on peut à peine circuler dans laville – les approvisionnements se font de plus en plus

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difficiles… Au cours de son dernier voyage à Kassa, ça n'a pas manqué,Frici est resté en panne 29 heures qu'il a passées dans la gare d'un petitvillage, dormant sur un banc de la salle d'attente.

12 mars J'ai reçu ce matin ton télégramme m'annonçant que toi, tu reçois meslettres – c'est l'essentiel – mais moi, je suis privée des tiennes depuis 3semaines. C'est pourquoi je t'ai envoyé un second télégramme, pensant queles coupures de journaux devaient indisposer cette " chère Anastasie "* etqu'il valait mieux éviter de piquer sa sensibilité.

Hier soir, nous avons eu un grand plaisir. La Comédie Française adonné une représentation – " On ne badine pas avec l'amour " et " Levoyageur et l'amour " de Paul Morand. Que cela fait du bien d'entendreparler du vrai français. Jamais la belle langue de Musset ne m'a paru sibelle ; et le fameux décor gris qui a tellement scandalisé certains critiquesparisiens était joli bien qu'un peu mélancolique. J'en ai pardonné à Marie

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Bell ses bouches tourmentées et ses têtes altières et remuantes, tant elleétait belle. Une salle bondée et extra gratinée, couronnée par la présencedu Régent et de toute sa famille, leur a fait le plus beau succès. J'ai faitenvoyer à chacun des acteurs – ils étaient 10 – de très beaux cadeaux,poupées, cuirs, bois peints etc. leur rappelant qu'à Paris, sous leursfenêtres ils trouveront les mêmes objets. ** 19 mars Frici, que tous ces voyages d'hommes politiques remplit d'espoir etd'optimisme, me prie de te dire que sûrement d'ici le 15 juin, date àlaquelle j'attends éventuellement mon bébé, tout sera rentré dans l'ordre etque tu pourras venir comme de coutume faire ta petite cure aux bainsturcs. Il a précisé qu'il irait te chercher à Milan où vous resteriez un jourou deux pour que tu aies le temps de te reposer. Tu sais ce que tu peuxfaire ou non, à toi de décider et si je n'insiste pas, ce n'est pas que je n'ytiens pas plus que les autres années. Au contraire. Avant-hier, dimanche des Rameaux, il est encore tombé plusieurscentimètres de neige. Il fait continuellement quelques degrés au-dessous dezéro. Le Danube s'est remis en marche par endroits, transportant sesglaçons que l'on casse à coup de bombe, mais il se venge en débordantpartout où il peut. A Budapest, tous les quais sont submergés.

______________________________ * La censure allemande ** La Hangya avait ouvert un magasin place du Théâtre-Français

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Je voudrais être plus vieille de trois mois de plus. Enfin, c'est moi quil'ai voulu…dit Frici. 26 mars Depuis Noël, nous n'avons pas bougé. Jusqu'ici Frici se fait tirerl'oreille, il prétend que la situation ne lui permet pas de quitterBudapest….Dès que le soleil se décidera à briller un peu plus d'unedemi-heure à la suite, alors je ferai une offensive dirigée vers les lacsitaliens... Si je réussissais dans mon dessein, est-ce que ça te dirait devenir nous rejoindre à Locarno, partie suisse d'un de ces lacs où je fixerai

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probablement mon choix ? Rêves-y…

1er avril Je suis bien heureuse, ma tactique a réussi du premier coup. J'ai choisisur le calendrier la semaine du 13 au 20 avril où Frici n'avait rien deprévu, je lui ai exposé tout mon projet… Il a dit tout de suite oui et uneheure après il me disait que s'il ne pouvait pas encore se baigner dans lelac, il louerait un vélo pour faire un peu de mouvement, etc, etc. Lui aussimourait d'envie de partir, mais il n'avait ni le temps ni le couraged'organiser quelque chose. Pourvu que rien n'arrive entre temps… Lesautres années quand il était fatigué, ça se traduisait par de l'énervementqui lui faisait critiquer tout, mais il gardait toujours son ardeur et son goûtau travail. Depuis un mois, tout le dégoûtait, les enfants le fatiguaient, dèsqu'il avait un moment de libre, il allait dormir, le bureau, le travail, toutlui était à charge, il ne rencontrait partout que matière à pessimisme. Jesuis bien triste en tout cas que tu ne viennes pas tenir compagnie à Fricicomme d'habitude quand je serai à la clinique. Aujourd'hui, Kati a pris sa première leçon d'allemand. 8 avril Tous les champs de fraises le long du Danube, après avoir été gelés cethiver, sont maintenant sous plusieurs mètres d'eau. Pêchers, abricotiersont été gelés en grande partie. A Téteny, il nous a fallu couper deux centsarbres environ. 29 avril Il me dit qu'après 8 jours de vacances il a double de travail… Mais il areconnu lui-même qu'après 8 jours à Radvány, il ne pouvait plus tenir. Cequi a quand même signifié huit jours complets de calme, de vie réglée etsans hâte, de longues promenades au grand air, de flâneries et de lectures,de repas pris à heures fixes, tranquillement et aussi de bavardages etd'intimité à deux dont nous étions bien privés depuis

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longtemps… Il est vrai que la Hangya ne l'a pas laissé complètementtranquille, c'est ce que je craignais et c'est pourquoi je voulais partir àl'étranger.

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La semaine dernière, juste à notre retour, s'est ouverte une grande venteaux enchères de meubles, tapis, argenterie etc… J'y suis allée assezsouvent (j'aime ça avec passion) pour glaner quelques objets, meublespour Somlyó dont la construction de la villa et l'ameublement sont une demes grosses préoccupations. Je parle de construction, mais nous n'ensommes pas encore là, c'est terrible ce que ça va lentement. Frici, n'ayantpas le temps de s'en occuper, m'a chargée de toutes les discussions avecl'architecte et les entrepreneurs… Quoi qu'il en soit, j'espère que nouscommencerons la démolition dans deux semaines et que lorsque tuviendras, tu ne reconnaîtras plus la belle horreur (le hall et le temple grec)que tu as vue. Il n'y a que les quatre murs et le toit qui resteront. Toute ladistribution intérieure sera changée et la maison prolongée vers la droiteet la gauche. Quand ce sera fait, chaque semaine, j'habituerai Frici auweek-end là-bas, pour qu'on ne lui vole pas son samedi après-midi et sondimanche matin. … Je peux t'assurer que l'intention de Frici est de partir sans tambour nitrompettes s'il voit que la situation devient sérieuse, et il est assez bienplacé pour la voir venir. Ne vous inquiétez pas…

6 mai Peux-tu m'envoyer mon certificat de baptême ?* C'est tellementimportant ici. 13 mai

Frici est parti en province…et comme les froids de l'hiver, puis lesinondations l'ont beaucoup retardé, il faut maintenant qu'il mette lesbouchées doubles. Dans un sens, je ne le regrette pas. C'est plus fatigantphysiquement, mais moralement il se repose. Ici il est constammentaccroché à la radio et aux journaux… ce sont des hauts et des bas, desalternatives d'espoirs et de découragement. Puis en ville, au bureau, c'està qui sera le mieux informé et apportera les nouvelles les plussensationnelles… Quand il arrive pour déjeuner, alors il me raconte toutesces histoires…et ce n'est pas pour me donner de l'appétit, je t'assure… laseule chose que j'ai trouvée pour le calmer un peu, je te le donne en mille,c'est de jouer aux dominos ou à la Russian Bank. Je ne me défends pas, ilgagne toujours et au bout d'une demi-

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_________________________ * Elle ne dit pas que c'est une preuve d'aryanité.

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heure il a retrouvé sa sérénité jusqu'à la prochaine émission de radio….Moi, j'aime mieux ne rien savoir, j'ai besoin de garder mon calme, je n'aipas envie que mon enfant soit hystérique… Et voilà pourquoi votre fille estmuette…

Tu sais qu'on a des cartes depuis un mois : 240 gr de sucre par semaine.Mais le plus grave, c'est le beurre qui disparaît presque complètement.C'est dû en partie au manque de fourrage, un grand nombre de prairiesétant encore sous l'eau. 23 mai Nous avons eu bien peur pour vous… Ne m'en veuillez pas de vous avoirfourni par mon éloignement un sujet de souci de plus. J'ai eu jusqu'àprésent ici six belles années qui valaient bien la peine de courir un risque– et peut-être en aurai-je encore d'autres, mon Dieu, il faut espérer malgrétout que ce rouleau compresseur laissera quelque chose debout. 29 mai

Je te remercie des impressions vécues que me donnent tes lettres qui merapprochent un peu de votre communauté – on se sent si isolée ici, sidésemparée devant les nouvelles tristes qui se succèdent. Je ne dis pas queje ne trouve pas de sympathie autour de moi, mais ce ne sont que des gensqui ne sentent pas comme moi, à qui ça ne fait pas mal comme à moi,parce que ce n'est pas de leur terre qu'il s'agit. Le pauvre Frici n'ose pastrop me parler non plus, lui aussi a le cœur serré.

20 juin Télégramme annonçant la naissance d'Agnès. A peine accouchée, Nelly reprend ses navettes entre Budapest et Somlyópour activer des travaux qui lui paraissaient interminables.

10 juilletNous n'irons nulle part cet été, ainsi tu peux continuer à m'écrire ici,

trop de choses nous retiennent en dehors de l'incapacité où nous serions

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tous deux de prendre un vrai repos, à jouir d'une vraie détente tant quenous ne serions pas rassurés sur votre sort. D'autre part, Frici a trop detravail au milieu de la situation encore instable, il ne peut songer à laisserla Hangya aux mains de subalternes. Il continue chaque semaine seséreintantes tournées en province qui sont de véritables épreuves à causede la chaleur et de la poussière. La construction de Somlyó est bien entrain et il me tarde d'avoir atteint

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ma quatrième semaine pour aller voir ce qui s'y passe. La petite Agnès esttrès sage, mange très bien et nous laisse dormir la nuit.

1er août Je t'annonce le décès de Mère et d'Emmy Néni, parties toutes deux àhuit jours d'intervalle. 22 août Le 5 septembre, nous partirons à Radvány jusqu'au 15. J'emmèneraiprobablement toute la smala si le temps n'est pas trop mauvais, car lesenfants sont vraiment trop pâlottes de leur été sans changement d'air. Fricia là-bas huit jours de voyage en Subcarpathie, il doit revenir chaque soircoucher à Radvány.

3 septembreNous devions partir demain pour Radvány. Et voici que les Hongrois

ont recouvré la Transylvanie. Frici doit rester ici pour organiserl'approvisionnement des 300 coopératives que la Hangya retrouve de cefait.

17 octobre Nous sommes finalement allés à Radvány quand même au débutoctobre. Frici a repris ses visites, mais dans les montagnes, il faisait untemps affreux et il partait de 6 h du matin à 10-11 h du soir…

J'ai beaucoup de travail à cause de Somlyó. L'architecte étant mobilisé,j'ai presque entièrement dirigé les travaux. L'ameublement aussi se faitpeu à peu. J'aimerais que ce soit très bien, que ce soit vraiment ma

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maison, parce que celle de Budapest a plutôt été construite au goût del'architecte qu'au mien. Frici me laisse en tout cas carte blanche et il n'a letemps de s'occuper de rien. Lui, s'il va là-bas, c'est pour inspecter sesétables, soupeser son blé, faire planter des arbres, et mettre de l'ordre. Le12, nous avons eu notre 7e anniversaire de mariage, déjà !!!

27 novembre Frici a repris l'escrime ce qui lui fait beaucoup de bien. Il avait pas malgrossi depuis son accident et est bien content de pouvoir faire un peu demouvement. Le dommage, c'est qu'il n'a le temps que le matin à 7 h, ce quile fait se lever très tôt.

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10 décembre Frici, pour changer, est en voyage. Il paraît que c'est le dernier jusqu'àla mi-janvier, on verra. Il aurait bien besoin de se reposer, mais plus çava, plus c'est impossible, plus les affaires sont difficiles et compliquées.Plus que jamais on a besoin de lui pour conduire la barque au milieu desaccumulations incessantes de réglementations et de restrictions.Je ne saispas si je t'ai dit qu'on a un nouvel ambassadeur, le comte de Dampierrequi est très sympathique ainsi que sa femme. Avec eux, nous avons desreprésentants à la hauteur, dommage qu'ils soient venus si tard… Elleavait pris la tête de l'organisation de la vente de charité et elle a travailléadmirablement. Elle est très active et industrieuse. Elle est peintre, poèteet libanaise. Elle s'appelle Leïla. J'espère que Somlyó sera prêt au printemps. Et moi qui voulais qu'onaille y passer Noël !

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1er janvier C'est assez de penser que c'est aujourd'hui le jour de l'An, et que vousêtes là-bas tous réunis sûrement comme d'habitude, et que je suis seule iciet pour la première fois, sans espoir proche d'aller vous revoir. 30 janvier

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Frici demande les noms et prénoms du père et de la mère de Maman,leurs lieu et date de naissance, la même chose pour les parents de Papa. Ilfaut prouver que je suis " propre aryenne " …A propos, tu disais que des volailles d'ici ont été vendues chez vous. Ehbien, non ! Frici s'est renseigné. Pas un kilo de marchandise quelle qu'ellesoit n'est sorti vers la France. Les" résédas " * nous achètent de lamarchandise à prix faible et vous la revendent à prix fort, mais ils nepermettent pas les échanges directs.

En lisant tes lettres, le Temps, l'Illustration, nous sommes à peu près aucourant de ce qui se passe chez vous et par les journaux suisses, noussavons aussi d'autres choses qu'on ne doit pas vous dire. En tout cas,méfiez-vous du " bougra "** qui cherche à vous bourrer le crâne pour êtrebien avec les " résédas ".

___________________ * Les Allemands. * Le gouvernement de Pétain ?

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2 avril, dimanche des Rameaux,Sais-tu où nous sommes ? Nous sommes à Somlyó ! Oui enfin ! C'est unévénement, n'est-ce pas ? Ca a été long et pénible, nous sommes encore unpeu campés, tous les meubles ne sont pas là, il n'y a ni rideaux, ni tapis,mais on a l'eau, le chauffage et l'électricité, sans compter le soleil, lesfleurs et le bon air. Nous sommes arrivés vendredi avec Frici. Les enfantssont restés à la maison, je ne voulais pas les amener avant d'être un peuinstallés, mais les événements pressant, j'aime mieux qu'elles soient là leplus vite possible. En tout cas, nous sommes très heureux d'être très loin dela grande route et du chemin de fer. Frici fera la navette. Il est trèsheureux ici. Il fait chaque jour le tour du propriétaire, inspecte, s'instruitet même s'il ne peut passer que peu de temps ici, cela lui fait du bien etvaut largement l'heure et demie de route que ça lui coûte… Pour moi, jesuis très heureuse ici. … Merci pour mes ancêtres. 26 avril

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Nous sommes à nouveau à Radvány pour deux semaines avec la smala,car Frici avait de nouveau des tournées à faire dans la région. Je ne levois guère.Kati lit couramment en français et en hongrois, parle assez bienallemand et commence à lire assez bien les caractères gothiques. Malgrél'écriture extravagante qu'on leur impose, elle s'en tire pas mal quand elleest bien disposée. Mati aussi commence à lire en français. Quant à Kiti,elle a encore le temps, elle aura 3 ans demain. Agnès est belle et rose.

A partir du printemps 41, ils passent week-end et vacances à Somlyó et s'yretrouvent seuls ou avec les enfants pour jouir de la nature et du calme.Frici ne se fait pas prier pour y venir chaque fin de semaine et les périodesde fêtes, appréciant de se trouver loin des rumeurs, des tracas des affaireset des bruits de bottes. Cette maison de campagne leur permettra de fuir lesétés caniculaires de Budapest, et bientôt de protéger les enfants des raidsaériens sur la capitale. Car le 26 juin, les premières attaques aériennesfrappent Kassa et Munkács.

15 juin Ici à Somlyó, Frici est heureux, le téléphone ne sonne pas toute lajournée, les gens ne viennent pas l'empoisonner, il peut flâner, jouer avecles enfants, se promener, toutes choses qui lui sont depuis longtempsinconnues. Les enfants aussi sont très heureuses…Les femmes de chambre,Julia et Mademoiselle s'y plaisent beaucoup. Ainsi

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tout le monde est de bonne humeur. Julia passe ses journées à mettre fruitset légumes en conserve. Elle a toujours peur qu'il n'y en ait pas assez. Ellene veut pas qu'on fasse venir le pain du village, mais veut le cuireelle-même. On a tout ce qu'on veut ici. On cueille les fraises des bois aukilo, les fraises normales à la tonne, les petits pois de même. Il y a enabondance concombres, aubergines, navets, carrottes. Frici a en principe fini de voir tous ses villages. Il espère qu'après ça ilaura une vie moins bousculée.

16 novembre

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Frici et moi sommes allés à la Toussaint à Somlyó… J'ai fait la cuisine,ça m'a bien amusée, Frici en a été très satisfait. Nous faisions à traverschamps des promenades sans fin jusqu'à la nuit, on regardait les labours,on suivait les charrettes pleines de betteraves, on allait voir si le blépoussait bien. – et en rentrant, une belle flambée nous attendait dans lacheminée du hall. C'était bien bon et Frici en a beaucoup joui.

3 décembre Frici fait demander un certificat plus complet et plus officiel de mesorigines aryennes que celui que tu nous as envoyé. Je ne sais pas si je t'ai dit qu'il est définitivement professeur à Debrecen.Quand je vous en avais parlé, il y a bien longtemps, il venait d'êtreproposé. Et c'est seulement il y a un mois environ que la Faculté a donnésa réponse. Ils ne sont pas pressés. En tout cas, on a gagné à ça qu'il nedevra pas faire ses cours en hiver mais seulement commencer auprintemps. Tant mieux car ce n'est guère amusant de faire le voyage enhiver deux fois par semaine. C'est quand même 350 km. Je ne t'ai pas ditnon plus qu'il avait fini seulement cet été ses tournées en province. Il a vuainsi 1935 coopératives et a voyagé 245 jours. Il a publié un petit livrelà-dessus avec des photos instructives. 26 décembre Je ne sais pas s'il a paru par hasard dans vos journaux que Kozma estmort dernièrement. Il s'est passé d'ailleurs des choses bizarres autour desa mort, avant et après. Pendant sa maladie, l'entrée de sa chambre étaitgardée par les amis qui l'avaient entouré ses dernières années et qui ontinterdit toute visite, même semble-t-il, celle du prêtre, à son chevet. Bref,des tas de gens qui avaient mis leur fortune entre ses mains se retournentvers Frici voyant que le vent avait tourné. Les femmes viennent me rendrevisite, et me prient au cours de la conversation d'intercéder pour que leurépoux reste en bonne place. Intermezzo allemand

Sur le plan international, la Hongrie sent les menaces s'accumuler. Lesaccords de Munich, en septembre 1938, signifient, comme on le dit, que "l'Europe occidentale a abandonné les pays de l'Europe de l'Est. " Les

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démocraties acceptent les exigences allemandes prévoyant l'évacuation duterritoire des Sudètes par les Tchèques et son occupation par les troupesallemandes. Horthy essaie de se tenir à l'écart des préparatifs de guerre etson nouveau premier ministre, Pál Teleki, refuse de se joindre à l'attaquede la Tchécoslovaquie. Mais l'occasion est aussi donnée à la Hongrie derevenir sur le traité de Trianon en récupérant certains territoires. Pendantce temps, le pacte de non-agression germano-soviétique renforce enHongrie le sentiment de trahison. Le 1er septembre 1939, la Wehrmacht etl'Armée rouge entrent en Pologne pour se partager le territoire.

Pendant ces années, le gouvernement hongrois n'a cessé de tergiverserpour éviter de se soumettre aux conditions du Führer. Les avancées etreculades de la politique de Horthy lui valent les foudres d’ Hitler et laméfiance des Alliés. Teleki cherche en vain à éviter que l'Allemagne netraverse la Hongrie pour envahir la Yougoslavie. Il sait que cetteacceptation entraînerait la rupture des relations diplomatiques avec laGrande-Bretagne et l'entrée en guerre contre les Alliés. Il est déchiré parun " choix cornélien ". Il mourra d'une balle dans la tête. Son suicideressemble à un assassinat. " Je suis coupable, écrira-t-il dans sa lettred'adieu à Horthy. Nous nous sommes mis aux côtés des scélérats. "69

En juin 1941, Kassa est bombardé par des avions apparemmentsoviétiques, mais plus probablement allemands ou slovaques. La Hongriese trouve entraînée dans la guerre contre l'URSS, qu'elle lui déclare le 27juin. Au début de 1943, l'armée hongroise perd des dizaines de milliers desoldats près de Moscou. Le Président du Conseil, Miklós Kállay, cherche àentrer en pourparlers avec les Alliés. Pour contrer cette tentative, Hitler faitpression pour qu'il soit remplacé par Döme Sztojay, un généralpro-allemand qui avait été ambassadeur à Berlin. Kállay est arrêté ainsique les communistes encore en liberté, aristocrates, sociaux-démocrates,officiers anti-allemands sur la base d'une liste établie à Berlin.69

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Oui, nous avons bien pensé à vous pendant " les fêtes". Même devantune table vide, même sans cadeaux ni jouets, vous avez pu vous réunir,vous serrer les coudes. Pour moi, ces jours m'ont paru les plus vides, lesplus tristes de toute l'année – jamais la pénitence comme tu dis ne m'asemblé plus lourde. Si tu savais comme on peut avoir mal à la France !!!En fait, de Suisse, nous sommes allés à Somlyó – partis le 23, nous sommesrentrés le 6.

26 février Tu me parles du professorat de Frici – à ce sujet, une belle histoire deBobotte. Frici avait fait, comme cours d'inauguration, un cours surCharles Gide et la solidarité. Bobotte me téléphone pour me dire :" Mais pourquoi votre mari a-il fait l'apologie d'un communiste ? Maisoui, il a été en Russie, n'est-ce-pas, cet homme, et il aimait beaucoup lesbolchevistes. " Bref, j'ai eu toutes les peines du monde à lui fairecomprendre qu'il s'agissait de l'oncle et non du neveu, neveu qui ad'ailleurs depuis longtemps de nouveau changé de couleur politique. Lapauvre Bobotte d'ailleurs est dans tous ses états : son fils chéri a épousé lafille de Gömbös qui vient d'avoir une petite fille – et Bobotte, enrhumée,n'a pu aller à la clinique tenir compagnie à sa bru !! La Providence a deces attentions !

24 mars J'ai reçu les actes de baptême de Papa et de son père. Frici vousremercie beaucoup de vous déranger ainsi, il aura ainsi grandement dequoi combler les désirs et les curiosités des Hongrois au sujet de mesorigines.

22 avril Tu me demandes des nouvelles de Tétény. Elles ne sont pas fameuses,malheureusement. Le bonhomme là-bas est honnête. Mais ce sont lesarbres fruitiers qui vont souffrir. L'an dernier, un tiers des arbres a gelé,cette année de même. Depuis deux ans, Frici, découragé par cettemonoculture fruitière qui coûte fort cher sans rapporter, avait décidé demodifier le tout. Chaque année, on a remanié le terrain, ne gardant parmi

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les arbres que des rangées rectilignes espacées de 15 m et les arbresmanquants ou trop vieux, les remplaçant par pruniers, pommiers, poirierspour n'avoir pas ce seul risque à courir, le pêcher.

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Entre les rangées d'arbres, pommes de terre, haricots, luzerne,betterave, de quoi aider à nourrir les douze vaches que nous avons aussilà-bas, et dont le lait, avec les œufs des 200 poules, sont presque seuls àcouvrir les frais et cette année pour la première fois depuis 8 ans, nous ontdonné 2 000 pengös de revenu net. D'ici que nous retrouvions les milliersde pengös que nous avons mis là-bas chaque année, nous pouvons attendreencore. Ce qui nous coulait, c'était l 'innombrable main-d'œuvresaisonnière que cela nécessitait : 5000 pêchers à tailler, à sulfater toutesles 3 semaines, 4 fois sarcler depuis le printemps à l'automne – lacueillette des fruits si fragiles et le déchet immense, et le calibrage desfruits, l'emballage… Les gens ici sont si peu soigneux pour un travail sidélicat… Somlyó, c'est mieux et ce sera tout à fait bien quand il n'y aura plus laguerre, les réglementations, les réquisitions etc, etc.

Mai A Somlyó, les étables sont presque vides de leurs beaux chevaux qui ontété réquisitionnés. On va en racheter d'autres, et dans quelques mois, cesera à recommencer – puisque cela fait déjà la deuxième fois. Enfin, il fautbien que nous supportions d'une manière ou d'une autre le poids de cetteguerre qui nous a déjà tellement épargnés jusqu'à maintenant. En tout cas,on se sent à des lieues et des lieues de ce grabuge. A partir de maintenant,si le temps est beau, nous viendrons ici chaque fin de semaine – et dès queKati aura fait sa première communion, nous enverrons ici les enfantsdéfinitivement. Elles s'en sont tellement bien portées l'an dernier. 23 mai A nouveau, nous avons laissé les enfants à la maison et nous sommesvenus ici pour nous retaper un peu. Il fait très beau, pas très chaud. Il y aune panne d'électricité et Frici ronge son frein dans l'obscurité. C'est moiqui accapare l'unique bougie de la maison, et il est inquiet, il a peur de

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manquer l'heure bénie de la radio… Pour moi, je me tiens à peu près,d'assez loin, au courant des choses, car pour la même raison que je n'aipas le temps d'écrire, je n'ai pas non plus le temps de lire, et j'en suis à lireles journaux de fin mars. Mon Dieu ! Que je me fasse plus ou moins de mauvais sang à cause dela tournure des choses, cela ne change rien à rien, et le pain quotidien despetits événements est bien assez amer comme cela. Notre vie si facilejusqu'alors le devient chaque jour un peu moins. Il est évident qu'à côté devous, ce n'est rien, mais nous ne sommes pas

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encore " habitués " – et quand il faut, dans ces conditions, continuer àrecevoir, en tant que maîtresse de maison, cela me donne du fil à retordre.Par exemple, le 3 juin, le Prince Primat vient donner la confirmation à laparoisse et il a exprimé le désir de déjeuner à la maison…et avec sa suiteet certaines autres personnes qu'il faut inviter, cela fait 12 personnes.Heureusement qu'on a Somlyó ! Chaque semaine, je reçois un colis delégumes, j'ai installé une grande basse-cour bien fournie, et je vais memettre à tuer le cochon.

Cette année, les enfants passeront huit mois à Somlyó.

28 juin Je continue le 30 ma lettre commencée à Somlyó. Ce soir, il est 10 h 1/2,j'ai profité que Frici n'était pas là pour faire des conserves et desconfitures. On a travaillé à 3 depuis ce matin et on vient seulement definir : 10 kg de conserves de haricots verts, 12 kg de confiture de cerises, 5kg de gelée de groseille. C'est ainsi que je passe mes journées libres en cemoment : 40 litres d'asperges, 40 de petits pois, 40 de cerises dénoyautées,40 de cerises ent ières (compotes) , 10 de confi tures de fraise.Naturellement rien que des produits de la maison… Comme nous sommesproducteurs de sucre à Somlyó, nous avons droit à une rationsupplémentaire très appréciable… Le 25, à Fodor utca, nous avons eu la garden party traditionnelle. Il yavait 170 invitations, 105 sont venus. On avait tout installé dehors avec

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des tables réparties sur les pelouses, malheureusement, à 6 h, il s'est justemis à pleuvoir et on a dû rentrer. C'est dommage car on était un peu àl'étroit. …Mon Dieu ! J'ai bien sommeil. Je me demande si j'aurai le courage definir encore ce soir. Et je pense à cette lettre que tu m'as écrite au coursd'une alerte! Ta plume ne tremblait pas pourtant !

19 juillet J'ai l'occasion prochaine d'un petit paquet. Je t'envoie 2 kg de sucrepour tes confitures.… Je t'envoie deux photos de Frici. La première temontre qu'il continue ses voyages en province – moins fréquents mais nonmoins fatigants, avec des routes…où il y a de la boue jusqu'aux essieux oude la poussière à pleins bords. L'autre, c'est à une course d'avirons où ilcause avec les deux représentants des " nations amies " dont les deuxrameurs qui participaient à la course ont été battus à plate couture. Ca aété fait très habilement; ils ont été reçus avec

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l'habituelle et copieuse hospitalité d'ici – eux, habitués à une diète forcéeet sévère se sont baffrés – mais dame! Au moment de la course… cejour-là, je t'assure que j'ai bien ri… Les enfants sont à Somlyó maintenant depuis plus d'un mois et nousallons les voir chaque week-end.

8 aoûtA propos, je voudrais bien cette année tuer des cochons. Je dis " des "

car pour 10 personnes, on a droit à 3 cochons. Je ne les tuerai pas enmême temps, naturellement, mais je n'ai aucune idée de la préparation desdifférentes choses. Comment fait-on ?

Nelly espérait donner à Frici le fils qui lui manquait. En août, elle estenceinte de Marguerite, une cinquième et dernière fille qui viendra aumonde le 19 mai 1943.

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Nous sommes à Somlyó. Le commencement des bombardements achangé nos projets. Nous devions tous rentrer le 1er septembre, mais pouréviter aux enfants les nuits mouvementées, nous les avons laissées ici. Celacomplique pas mal l'existence d'avoir deux maisons à entretenir, et unebonne partie m'en retombe sur le dos. Mais que faire ? A la guerre comme à la guerre ! Mais j'aime mieux nepas laisser Frici seul car il est très déprimé, et trop surmené. Les gens sonttous tellement nerveux qu'il doit prendre beaucoup pour conserver soncalme et sa tête libre. Ici, les deux jours qu'il passe chaque semaine luifont un bien fou. Il apporte du travail en quantité mais au moins, il peut lefaire tranquillement. Et puis, il fait si beau encore. La fin de l'été a été plusbelle que le début. Il peut encore faire du cheval à travers champs, ce qu'ilaime beaucoup. Ici, on a l'impression d'être sur une île déserte. 18 septembre Oui, l'absence devient de jour en jour, de saison en saison, plus dure àsupporter au fur et à mesure que nos calculs se révèlent faux et que nosespoirs se voient culbutés… Que faire ? Attendre… attendons… les nerfstendus, le dos tendu, s'efforçant de rester tout petits et invisibles dans lamêlée. Nous sommes arrivés ce soir à Somlyó, il n'y a que là que je peuxt'écrire tranquillement…Depuis que les Russes sont venus nous visiter, onne dort guère que sur une oreille attendant toujours le hurlement des

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sirènes. Grâce au ciel, ils ne sont venus que deux fois, mais c'est assezpour chasser le sommeil… ce n'est pas eux d'ailleurs qui font le plus debruit, c'est la DCA, et à ce sujet, nous sommes bien placés, derrière leSvábhegy, devant le Gellért, à droite le Sashegy, à gauche le petitSvábhegy* et quand tous les quatre donnent en même temps, ça fait dupétard. Frici, homme prudent, estimant que nous n'avions pas d'abrisuffisant dans notre cave, a fait arracher mes choux et mes tomates, pourcreuser dans le jardin, une tranchée profonde en L, garnie de rondins et deterre qui sera munie, m'a-t-il dit d'électricité, de radio et de chauffageélectrique, j'espère aussi de tapis dans l'escalier… Enfin, pour éviter auxenfants ces désagréments, nous avons décidé de les laisser ici, tout au

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moins jusqu'au début du mauvais temps. Les experts disent que lesCarpates sont infranchissables, nous verrons !

24 octobre Donc, nous sommes à Somlyó. Frici fait des tournées, et lundi, nousrentrons définitivement en ramenant les enfants qui sont ici depuis 5mois…Elles ont bonne mine et ont retrouvé leur bon caractère et leurgentillesse.

12 novembre Je t'écris quand bien même n'ayant pas trop d'espoir que cette lettre teparvienne. Je suppose que le nouveau bouleversement des événementsatteindra tout de suite les échanges postaux. Hélas ! pauvres de vous !!!**Ce sont des journées bien douloureuses où l'amertume et la colèreéteignent presque le petit rayon d'espoir qu'elles ont fait malgré tout selever… Et nous sommes si loin de vous, si impuissants… heureusement queFrici, lui, est très bon, seulement il est rarement ici. Je suis seule desjournées entières et des nombreuses soirées consécutives, et l'ombre alorsest bien plus noire, et la maison plus vide quand les enfants sont couchées.Je vois de moins en moins de monde, et j'en ai de moins en moins envie.Heureusement que j'ai de quoi m'occuper dans la maison, et surtout queles enfants sont revenues de Somlyó, s inon je serais devenueneurasthénique… Déjà à trois reprises, nous avons demandé notre visa,pour venir vous voir, en invoquant tous les motifs possibles, mais rien àfaire et nous n'avons pas encore trouvé quelles pattes il fallait graisser. __________________ * Quatre collines de Budapest ** Allusion à la démarcation entre France libre et France occupée.

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Je voudrais te parler des activités de Frici dans le domaineecclésiastique où son influence s'est de plus en plus étendue

T'ai-je dit seulement qu'il avait été nommé l'hiver dernier président dela section sociale de l'Action catholique pour la Hongrie. Cet après-midi,il est parti pour Debrecen où il va maintenant chaque semaine donner son

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cours et ne rentre que le samedi soir. Il semble avoir beaucoup de succèscar ses auditeurs augmentent de semaine en semaine. 26 novembre En ce moment, nous (la colonie française) sommes en plein travail pourpréparer une vente que nous faisons depuis 3 ans avec un beau succèspour les prisonniers français et les Petites Sœurs des pauvres qui ont iciune maison.

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1er janvier – Journal de Frici Felső Somlyó Au nom du Père ! L'année dernière, c'est à peine si nous pouvions penser que cette terribletempête sévirait jusqu'au 1er janvier 1943. Je m'étonne de la sérénité aveclaquelle je peux traverser cette époque terrible, entouré de ma chèrefamille. Cette année, pour le nouvel an, nous étions à Somlyó, notre belleet paisible propriété en plein développement. L'époque actuelle m'enseignede plus en plus qu'il faut avoir confiance et croire en Dieu. … Vendredi 1er 8 h 1/2, réveil. Temps froid et brumeux – 5°. Après le petit déjeuner,messe de 10 h à Szabadbattyán, en voiture avec Cica (" Chaton ", surnomde Nelly), Mademoiselle et Kati. Retour vers 11 h 45. J'ai ensuite fait ducheval sur les pâturages, je me suis changé. Repas des petits cochons (les 4filles). Puis, j'ailu le courrier et avec Cica et Kati (qui grognait), promenade dans lacampagneenneigée jusqu'à 16 h 45. Puis, lecture, somme, rédaction de mon journal,lecture, radio. 8 h : dîner. Puis, j'ai fait la lecture à Cica et j'ai écoutéRadio-Londres qui annonce une importante avancée russe.

Le 2 janvier Chère Mère, … Ici, à Somlyó, dans le silence de la campagne et des fêtes, on pense àtout ce qu'on oublie pendant le travail de la ville. C'est ainsi qu'on pense

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davantage à ceux qui sont loin de nous et aux temps où l'on s'est vupendant les fêtes de Noël à Paris, dans cette belle ville gaie et sans soucisoù il y avait si peu de gens qui prévoyaient l'avenir. Je me souviens de nosentretiens politiques après le déjeuner quand je vous parlais du futur rôlede l'armée tchécoslovaque et de certaines erreurs de la politique française,vues de l'Europe centrale… Je comprends bien le ton un peu triste de votredernière

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lettre que Nelly m'a lue, nous ne voyons que brouillard et nulle part unelumière qui nous montrerait la fin. … On essaie toujours de vivre comme s'il n'y avait pas la guerre ! On neveut pas penser aux dangers et aux difficultés. C'est pourquoi on essaieaussi de penser et d'agir comme d'habitude. La construction de notregrande église de Buda a commencé, on a creusé les fondations et onrecevra les matériaux au début de 1943. J'ai fini mon nouveau livre sur levillage coopératif modèle de Tordas. A l'Action Catholique, nous avonsterminé une grande enquête sur le bien-être matériel de la famille dont lerésultat sera publié. Le bilan de l'année pour la Hangya est très satisfaisant.Nous sommes arrivés à un capital social de plus de 40 millions de pengöset à un chiffre d'affaires supérieur à 400 millions de pengös. Malgré tout,nous regardons avec anxiété vers l'avenir, mais il nous reste l'espoir quinous aide à supporter cette guerre moderne de 30 ans.

12 janvier Deux grandes nouvelles : Nous avons enfin vendu Tetény, le boulet quenous traînions depuis si longtemps et qui nous coûtait si cher – assez bienvendu, ma foi, si on ne considère pas de trop près tout l'argent qu'on y amis. Grâce à cela, on aura les coudées un peu plus larges à Somlyó qui abesoin d'un gros capital pour fonctionner à plein et de manièresatisfaisante. Là-bas, nous avons changé d'intendant. Nous avons pris unplus âgé, dans les soixante ans, qui travaille plus lentement mais avec plusde méthode. Autre nouvelle. Frici vient – c'est encore officieux – d'être nommémembre de la Chambre Haute. Là ne sont que des gens qui doivent leur

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place à leur naissance, à leur rang ou à leur valeur. Ces derniers sontchoisis par le Régent sur proposition de différents groupes intellectuels,commerciaux, bancaires.

Enfin, ça lui fait une belle jambe, quelques après-midi de plus à passerloin d'ici – avoir l'immunité parlementaire et travailler pour l'honneur. Cequi compte surtout, c'est pouvoir dire ce qu'il pense à une tribuneautorisée et redoutée – et j'oubliais, être dans les premiers après lesministres, quand il y a des réceptions officielles. Heureusement que pour lemoment, il n'y en a pas. Après la guerre, je ressortirai mes robes de chezPiguet. * 9 février

J'ai parlé à la secrétaire de la Ligue coopérative des femmes de laHangya dont je suis présidente d'honneur. Il s'agit d'établir une layette

________________________________ * René Piguet, le plus parisien des couturiers français d'avant-guerre

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modèle à distribuer aux membres pauvres des villages, layette qui seraprêtée pour dix mois et sera remise à neuf par le groupe des femmes dechaque village.

12 mars Ma santé continue tout doucement, ni mieux ni plus mal. Dans deuxmois, je pense, ça ira tout à fait bien. Garçon ? Fille ? Je ne sais pas, çam'est égal, mais je n'arrive pas à trouver un nom. Frici dit que ce seraassez quand il sera là de consulter le calendrier.

20 avril Frici aime tellement quand nous sommes ici à Somlyó que nous nouspromenions ensemble, il ne peut supporter d'être seul même lorsqu'iltravaille, m'explique ses projets, ses idées – enfin, nous sommes ensemble,ce qui à Budapest n'existe pour ainsi dire plus.

4 mai

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A propos, tu me parles de bombardements. Pour ce qui est de ceux quevous subissez, tu as dû être étonnée que je n'y fasse pas allusion, toutsimplement parce que je les ignorais, c'est toi qui me les as appris.Monsieur Frici désireux de ne troubler ni mon sommeil ni ma digestion,cache, paraît-il, les journaux hongrois dans lesquels on en parle – etcomme je n'écoute jamais la radio, que je ne lis les journaux françaisqu'avec deux mois de retard, alors je n'avais pas la moindre idée que vousaviez des nuits blanches et des journées sans cesse interrompues. 18 mai

Frici était à un concours de chant dans la Palmeraie de l'hôtelHungária : Dohnányi, Schubert, Brahms, Schumann, Beethoven.

19 mai, journal de Frici Jour de naissance de la petite Marguerite. 7 h, lever, temps de printemps beau et frais. Bien que rien ne presse, je conduis Cica à la clinique de la Croix-Rouge. De là, je vais à la Hangya. 9 h 30, Conférence matinale – 11 h, je téléphone – rien – 12 h 45 – rien–14 h 45, je téléphone à nouveau de la Banque du Crédit Commercial –Enfin ! - A la Hangya, à la maison – déjeuner – 16 h 45, je téléphone ; j'ai encore le temps – 17 h, session agricole au ministère de l'Agriculture. De là, à la Croix-Rouge à 18 h – 18 h 45 – Tout est en ordre. Je reste là-bas jusqu'à 20 h 30 – Puis à lamaison – Dîner – des téléphones, puis j'ai lu, écouté la radio et me suiscouché.

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16 septembre Heureusement que nous avons Somlyó qui nous fournit mille chosesprécieuses, sans quoi ce serait bien dur de boucler la boucle, car je nepeux vraiment pas demander à Frici un filler de plus de ma mensualité,correspondant à l'augmentation du coût de la vie – lui non plus ne gagnepas un filler de plus. Alors, pour augmenter mes revenus, je me livre à

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toutes sortes de petits commerces. Je vends les légumes et les fruitssuperflus de mon jardin de Budapest. Je vends l'herbe que l'on fauche surles pelouses (30 pengös par mois tout l'été…), je fais la chasse aux vieuxjournaux, aux boîtes de conserve vides, aux bouteilles, aux tubesdentifrice, à la vieille ferraille, aux chiffons etc…Le nom que mon frèrem'avait donné dans le temps de " chichi fouillis bitouille " n'a jamais étéplus exact que maintenant. Au début, Frici se fichait de moi, maismaintenant, … il inscrit les bénéfices de " sa bedide gommerce " dans leslivres de caisse d'épargne de ses filles.

12 octobre Aujourd'hui, je suis sûre que tu as pensé à nous. Comme tu le disaisdans ta dernière lettre, cela fait 10 ans que tu as fait peur à Frici – 10 ansque nous sommes ensemble, lui et moi – 10 ans que nous sommes loin –vous, nous. D'abord, ça a passé très vite sans qu'on s'en aperçoive, maisces affreuses dernières années n'en finissant pas – on passe son temps, onperd son temps à attendre – attendre la fin qui ne vient pas – on s'use, ondevient nerveux, fatigués, aigris et cependant moi… Je n'ai pas à meplaindre – aussi je ne me plaindrai pas, mais chaque fois que je pense aupassé, j'en reviens pleine d'amertume. Pour en revenir à aujourd'hui, j'ai donné à Frici en souvenir une montreen platine – je lui avais déjà donné la chaîne, il y a quelques années, autemps où il mettait souvent son frac, mais je n'avais jamais pu réunir assezd'argent pour la montre. Cette année, j'ai vendu tellement de fruits, delégumes que j'ai amassé une vraie fortune, c'est-à-dire 6 000 pengös et lamontre m'en a coûté 9 000 – le reste ce sera Frici qui le paiera – il étaitheureux comme un vrai gosse de recevoir un cadeau et faisait commeMatteo Falcone dans ce conte de Mérimée – il disait à tout venant : " Vousvoulez savoir l'heure ? Regardez donc à ma montre. "

Nous sommes en ce moment à Radvány – lui pas pour se reposer,naturellement – il continue ses tournées coopératives si bien que je ne levois guère qu'à dîner. Depuis qu'il fait ses voyages, il en est à son 498ejour de route et à son 238 000 ème kilomètre. C'est un homme

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précis, tu vois, qui note tout – et il a visité 2 950 coopératives (plusieursfois les mêmes aussi). Je suis venue ici avec Marguerite naturellement, quine peut se passer de moi. Je continue à la nourrir encore entièrement.

28 décembre J'ai oublié de te dire que le nouvel Ambassadeur était Brévié qui a étéen son temps Gouverneur général de l'Indochine, et il fut aussi ministre dePétain. Lui et sa femme sont très sympathiques. Espérons qu'ils leresteront s'ils ne se laissent pas influencer comme leurs prédécesseurs parla coterie snob qui fréquente le monde diplomatique.

6 février 1944 Kati et Mati ont beaucoup de travail pour l'école. Elles sont à l'école dela grande rue qui est en-dessous de chez nous – à ¼ d'heure environ…C'est une école primaire de l'Etat qui est assez bien fréquentée étant donnéle quartier – mais pour rien au monde je ne veux les mettre dans desécoles collets montés, ou trop bien fréquentées où le nom que porte l'enfantimporte plus que le reste.

Con dolore

Pendant ce temps, l'horizon politique de la Hongrie continue des'assombrir. A l'ouest et à l'est, la guerre fait rage. Après la victoire del'armée soviétique contre les Allemands à Stalingrad, le régent Horthytente de se dégager d'une alliance encombrante. Mais ni les contacts et lestractations avec les Alliés, ni un ultime entretien avec Hitler, ne peuventempêcher l'invasion de la Hongrie par les troupes allemandes.

Le 19 mars 1944, Budapest est occupée.

Ce jour-là, un dimanche, Grand-Père vit ses dernières heures à l'hôpitaldes Chemins de fer de la Hongrie, le MAV. Mais il y a fête à la paroisse deFelső Krisztinaváros, le quartier de Buda où habite la famille. Monsieur etMadame Wünscher sont présents avec leurs filles. Ils accompagnent

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Martine, la cadette, qui fait sa première communion avec les enfants del'école primaire de Németvölgyi utca. Après la messe, une petite collationréunit les participants. Le Dr Wünscher prononce quelques mots. Dans cesinstants de joie, il rappelle qu'il faut garder à l'esprit l'arrivée des nazis,qu'il qualifie d'événement odieux. A partir de ce jour, le pays perdait lafaculté de disposer de lui-même." Aujourd'hui, ajoute-t-il, l'histoire hongroise vit son jour le plustragique."70

Intermède 1944

Somlyó, 2 avrilLe 19 mars, Mati faisait sa première communion et les Allemands

entraient à Budapest – le 20 mars, déjeuner de St Joseph chez les PetitesSœurs des pauvres – le 22, mon beau-père est mort – le 24, l'enterrement –le 25 et 26, seconde vente de charité au profit de notre paroisse – du 27 au29, emménagement à Somlyó et aujourd'hui, le 2, premier bombardementde Budapest par les Anglo-saxons. Je t'écris ça, non pas pour que tut'inquiètes mais pour que tu te tranquillises en voyant que nous sommes àl'abri… Frici et moi, nous resterons ici jusqu'au mardi de Pâques etensuite, nous rentrerons à Budapest, en laissant toutefois les enfants ici.Suivant la tournure des événements, nous changerons ou non nos plans. Iln'y a aucune cible spéciale dans les environs de la Fodor utca – aussi jepense qu'à moins d'un coup du hasard, il ne nous arrivera aucun mal.D'autre part, Frici avait prévu depuis longtemps la décentralisation de laHangya, en cas de bombardement dans différents villages de toutes lesparties du pays. L'horizon s'obscurcissant ces derniers temps, ladécentralisation avait déjà commencé, si bien que Frici n'aura plus grandchose à faire à Budapest. Les affaires iront plus lentement à cause desdifficultés de transmission et des distances, mais ça marchera quandmême, et alors nous viendrions nous installer ici, Frici en étant quitte pourse promener sur les routes plus souvent pour faire l'agent de liaison entreles différents centres, mais enfin, grâce au ciel, nous n'en sommes pasencore là.

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22 avril Comme je te l'ai dit, Somlyó comme Fodor utca sont loins de toute cibleimportante. Quand ça tombe sur Budapest, ça tombe très loin, derrière leGellért, dans cette plaine avec tant de cheminées d'usines, te souviens-tu ?Les Russes sont encore bien loin, je t'assure, et pour les autres, vous savezbien par expérience ce que ça signifie… Les enfants sont à Somlyó,établies définitivement et nous, nous y sommes 3 ou 4 jours sur 7. Frici,ces jours-là, fait ses tournées en province… Il est très fatigué, c'est évident– maints soucis l'accablent désormais en

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supplément de ceux qu'il avait avant, car il s'efforce de décentraliser laHangya, de déménager ses entrepôts et ses usines trop exposés – Ce sontdes décisions lourdes à prendre et difficiles à exécuter, car les gens disentque ce n'est pas tellement pressant – Mais c'est justement, il ne veut pasattendre le moment où les circonstances rendraient cet énormedéménagement inévitable – et si tout cela a été fait pour rien, tant mieux.

Quand on est responsable de centaines de millions de valeurs,marchandises, bâtiments, etc, on ne peut pas se contenter d'attendre lesévénements – or, les prévoir à l'heure actuelle, c'est assez compliqué. 30 avril F r i c i m e p r i e d e v o u s d e m a n d e r l e l i e u d e n a i s s a n c e e tapproximativement l'année de naissance aussi de la mère de Papa, de tamère et de ton père – plus que jamais ces sortes de détail sont nécessairesici aussi et Frici fera faire les recherches* par les autorités hongroises enFrance.

26 maiJe t'ai dit dans une lettre précédente que Frici avait dispersé la Hangya

en province. La direction et les bureaux principaux sont tout près d'ici, àPolgárdi. Il va trois fois par semaine à Budapest pour coordonner letravail, mais revient toujours l'après-midi. Ici, il est à l'abri desbavardages des gens soit-disant bien informés qui pullulent à Budapest, ce

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qui est absolument déprimant pour les nerfs, et puis les quelques heuresqu'il passe ici sont absolument tranquilles – et puis bien des gens ayantquitté Budapest, toutes sortes d'associations et de clubs dont il s'occupaitet qui lui prenaient beaucoup de temps, sont fermés, et c'est pour lui autantde soucis de moins.

15 juin Je deviens effroyablement partiale et chauvine et la moindre allusion,jamais assez compréhensive à mon avis, me blesse profondément – commed'un être bien-aimé que l'on craint d'avoir perdu pour toujours et dontl'image qu'on conserve n'est faite que de souvenirs bons et beaux. Etvraiment, c'est bien vois-tu, si dans ma vie habituelle je n'ai pas le tempsde penser à tout ça, car je pourrais finir par me croire très malheureuse…Et vraiment, avec un mari comme le mien, ai-je le droit ___________________________

* Certificats de baptême et de mariage pour prouver que Nelly n’a pasd’ascendant juif.

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de donner à penser que je suis malheureuse – il est évident que cela n'arien à faire avec lui et qu'il lui est impossible comme à n'importe qui defaire quoi que ce soit pour soulager cette tristesse-là. Mais occupé etsurmené comme il l'est, qu'il ait le temps de penser à moi comme il le faitme remplit toujours d'admiration.

Un exemple encore aujourd'hui – Tu sais que je suis très gourmande etque j'adore la glace – Lui aussi le sait – et cet après-midi, en revenant ici,traversant une ville qui est à 30 km et voyant qu'on vendait de la glacedans une pâtisserie, il a acheté une casserole en émail, l'a fait remplir deglace pilée – et au milieu, un verre plein de glace à la pistache et aupraliné – et le pauvre Frici, pendant les 30 km, a tenu sa casserole à lamain dans la voiture et me l'a montée dans ma chambre dès son arrivée.Hein ? C'est un type, ça ! et je dois te dire qu'il était avec deux autresdirecteurs de la Hangya dans la voiture !!! 29 juin, de Frici Cher Père, Chère Mère,

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(Pour vous écrire en français), il me faut un peu de tranquillité. Mais oùtrouver ça ? La tranquillité, est, je crois maintenant une marchandise plusrare que le café ! Mais aujourd’hui que les Anglo-saxons ont, me semble-t-il aussi décidéde fêter le 29 juin et qu’à cause de cette fête, je peux rester à Somlyó, lejour est arrivé où je peux vous dire que malgré toutes sortes de difficultés,nous allons encore bien. Il me semble qu’on peut s’accoutumer à tout. Ontrouve naturel d’écouter la radio en voiture en allant à Budapest poursavoir à quelle heure vont passer les avions étrangers, de passer quelquesheures sous un arbre quand on ne peut entrer dans la ville à cause d’unbombardement, ou bien de tenir une réunion dans l’abri de notre bureaupendant une attaque, ou bien d'y avoir une conférence… Heureusement que j'ai ma femme et mes enfants qui me font oublierbeaucoup de difficultés et qui me consolent toujours. Ces enfants medonnent beaucoup de joie.

La dernière lettre de 1944 que nous ayons conservée date du 13 juillet.Les lettres arrivaient à passer par la Croix-Rouge ou par l’ambassade deFrance à Prague, puis étaient acheminées par la Mission française àBudapest. Après juillet 44, le silence s'installa entre Nelly et sa famillefrançaise. La correspondance ne reprendra qu'en juin 1945 après lesévènements qui sont survenus pendant ces longs mois et qu'elle dut vivresans le soutien des siens.

Intermezzo allemand (fin)

Pour l'instant, la famille s'est installée à Somlyó, où elle reste après lesgrandes vacances. Les deux aînées vont à l’école du village, le jardindonne en abondance fruits et légumes, Frici se rend à Budapest pour lesaffaires. L’aller et retour peuvent se faire dans la journée (environ 300km). Leur maison de Budapest est rapidement pillée et endommagée grâceà la complicité du concierge. C’était très courant à l’époque. Lesconcierges sympathisants des Croix fléchées se convertiront d'ailleurs aucommunisme, dès l’arrivée des Russes.79

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Pendant ce temps, la mise au pas s'effectue dans l'armée, dans lesentreprises, dans la presse. L'économie est placée au service du Reich.L'industrie travaille pour eux, les livraisons de céréales augmentent malgréles difficultés d'approvisionnement de la population du pays. Il arrivemême que les denrées exportées en Allemagne, soient revendues au prixfort à la population française. Même si, depuis trois ans, Horthy avaitrefusé de procéder à l 'extermination des juifs, un groupe spéciald'intervention, commandé par Adolf Eichmann et ses hommes, organisemaintenant la déportation, dans tout le pays. Avec la collaboration de lagendarmerie hongroise, ils sont rassemblés dans les ghettos et déportés àAuschwitz. Cependant, Horthy arrive à se débarrasser du Premier ministreSztojay au mois d'août. A l'ouest, la situation militaire s'est inversée avec le débarquement allié.Puis, c'est l'insurrection de Varsovie, la Roumanie qui se retourne contrel'Allemagne et la libération de Paris. Alors que l'Armée rouge est auxfrontières, Horthy lance ses troupes contre les forces roumaines etsoviétiques en Transylvanie, cherchant toujours à faire le grand écart entreles deux camps belligérants. Il est contraint de conclure un accordd'armistice avec Moscou lorsque les troupes soviétiques ont déjàcommencé à envahir le pays.69 Le 15 octobre, Horthy annonce à la radioqu'il a donné l'ordre d'arrêter les combats. Les Allemands prennent positionaux points stratégiques de Budapest, ils occupent le château et enlèvent lefils du régent. Ce dernier, acculé, brisé, cède au chantage allemand. Ilannule sa proclamation d'armistice, signe son abdication et la nominationau poste de Premier ministre de l'obscur Ferenc Szálasi, le chef du partifasciste hongrois des Croix fléchées. Tout espoir d'une issue pacifique pourla Hongrie est perdu.

Avant même l’arrivée des Allemands, les entrepôts de la Hangya et lesusines les plus exposées avaient été déplacés à Polgárdi, près de Somlyó.Puis, le 1er novembre, il fallut encore reculer de 200 km à l'ouest, versSárvár en Transdanubie où est transféré le siège de la Coopérative. C'estune petite ville calme sur la route de Vienne. Les Allemands établissentleur ligne de défense sur les bords du lac Balaton et leur quartier généraldans la propriété de Somlyó. L’armée réquisitionne la maison. Nelly refuse

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de cohabiter avec l’ennemi. La famille se replie aussi à Sárvár. Les Russes sont aux portes du pays et commencent à se déployer à l'esten décembre. Ils progressent rapidement vers Budapest que tiennent lesAllemands. La Hongrie reste l'unique satellite du Reich. Hitler veutconserver son dernier " allié ", dont les richesses du sol et du sous-sol luisont nécessaires. La capitale surtout est une cible majeure pour Staline.

Intermezzo soviétique

En effet, la conférence de Yalta approchait et Staline voulait montrer sapuissance à Churchill et à Roosevelt. Le 29 octobre 44, l'Armée rougeavait amorcé son offensive sur la capitale. Puis elle coupa la route reliantVienne à Budapest, encerclant ainsi la ville que la machine de guerre de laWehrmacht avait transformée en forteresse. Le siège commença le 29décembre. La supériorité numérique des Soviétiques était à près de cinqcontre un. La résistance acharnée des Allemands, contre toute rationalitémilitaire, transforma la ville en champ de ruines et réduisit les habitants àla famine en plein hiver. Notre mère nous a souvent parlé du siège deBudapest. Les habitants se terraient dans les caves. Ma marraine, MmeNopcsa, n’avait survécu à ces terribles semaines qu'en suçant le lard etquelques gouttes d'eau de vie d'abricot que ma mère avait réussi à lui faireparvenir. Assiégée et bombardée, Budapest subit de lourdes perteshumaines et matérielles : 25 000 civils tués et plus d'un quart deshabitations détruites. Tous les ponts sur le Danube sont bombardés. LesAllemands feront sauter ce qu'il en reste. La garnison de Budapest tombele 11 février et la ville est prise le 13. Les Allemands perdront 50 000hommes et laisseront 110 000 prisonniers. Le siège aura duré cinquantejours. Il fut l'un des plus sanglants de la Seconde Guerre mondiale,comparable à ceux de Berlin et de Stalingrad.

La Hongrie délivrée du nazisme va se retrouver sous le joug de seslibérateurs. Les Soviétiques profiteront de cette opportunité pourréinstaller, cette fois durablement, le régime communiste dans le pays. Ilfaut dire que leurs partisans hongrois avaient préparé le chemin durant près

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de trois décennies d'opposition au régime de Horthy.71 En effet, dès la finde la République des Conseils en 1919, le Parti communiste hongrois étaitentré dans la clandestinité. Les militants se tenaient dans le droit fil desmots d'ordre arrêtés à Moscou, convaincus que la révolution russe était unmodèle capable de changer radicalement la société hongroise. Lorsqu'il estinterdit, le PC s'affronte aux sociaux-démocrates. Il en est qui découvrent,atterrés, que les hautes instances du Parti " préfèrent favoriser la venue aupouvoir des fascistes ou assimilés, à Berlin ou ailleurs, plutôt que de laisseraux sociaux-démocrates, que hait Staline, une chance de s'imposer à lafaveur d'élections légales, en 1932. "72 Jusqu'en 1939, le Parti est en crise permanente, miné par des dissensionsinternes et des désaccords avec les sociaux-démocrates, tantôt invités àcoopérer, tantôt qualifiés de social-fascistes. Les arrestations ont déciméles cadres. Le secrétariat provisoire s'est installé à Prague. Une crisemajeure, en 1936, entraînera la dissolution du PC par le Komintern, quifinit par être désavoué par l'Internationale. La signature du pactegermano-soviétique le 23 août 1939 est perçue comme une trahison del'Union soviétique. Cette alliance contre la Pologne pour mieux se lapartager, porte un coup fatal au moral des militants qui s'interrogent : "Est-ce l'Union soviétique qui est devenue fasciste ou, Hitler communiste ?" Non ! C'est la realpolitik, conséquence des accords de Munich. Ce n'estqu'à l'été 41 que la guerre d’Hitler contre l'Union soviétique clarifie lasituation.

Cependant le parti communiste demeure une force insignifiante dans lavie politique hongroise. Sa conversion à la politique d'unité nationaledémocratique attirera l'attention de certains autres partis. La chute deMussolini en juillet et l'armistice des Alliés avec l'Italie, encouragent legouvernement Kállay à s'entendre avec les puissances anglo-saxonnes.L'opinion se rallie à une politique de rapprochement avec les Alliés plutôtqu'avec l'Union soviétique. Paradoxalement, le Parti de la Paix créé parJános Kádár, après la dissolution du PC, ne commence à exister qu'à lafaveur de l'occupation allemande du pays et des mesures antisémites prisespar le gouvernement pro-allemand du général Sztojay. Même si le PC semodère vis-à-vis de Horthy, il appelle à la lutte par des slogans très

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violents qui rappellent la contre-révolution :" Mort aux occupants allemands ! Mort au syndicat du crime de Szeged etdes assassins de la nation. " Leur programme anti-fasciste et leur tentatived'organiser un front démocratique pour la paix deviendront alors pluscrédibles. Après le départ de Horthy, la prise de pouvoir des Croix fléchées et lesatrocités dont ils se rendent coupables, suivis du terrible siège de Budapest,il ne reste qu'à constater l'écroulement du régime et la marche irrésistiblede l'Armée rouge. L'Etat et l'administration n'ont plus d'existence réelle.L'heure est à la clandestinité et la résistance armée s'organise, héroïque etinefficace. Le parti communiste et ses partenaires se constituent en Fronthongrois pour préparer l'avenir. En Union soviétique aussi, les émigrés hongrois se préparent. Cesdizaines de milliers de " moscovites, " qui avaient combattu dans l'Arméerouge en 1918, avaient été rejoints par les nombreux militants réfugiés enRussie après la débâcle de 1919. Ils ont été " décimés et traumatisés par lespurges staliniennes qui ont fait cent fois plus de victimes dans leurs rangsque la répression anti-communiste en Hongrie (Béla Kun lui-même estliquidé en 1937). Chacun cherche à se placer dans la meilleure positionpossible dans la perspective d'un retour en Hongrie après la guerre. " 73 En fait, dès la fin 1944, la juridiction de Staline s'était imposée enHongrie suite à un marchandage sur les zones d'influence en Europe, queChurchill et Staline avaient conclu à Moscou. Les Soviétiques menés parMolotov, entament donc des pourparlers avec les Hongrois sur laformation d'un gouvernement provisoire. Ils ont trois objectifs : conclureun armistice avec les représentants du régent dans la continuité et lalégalité, nommer à la tête du nouveau gouvernement des horthystes venusde Moscou et y inclure des représentants du Front hongrois.Un noyau dirigeant s'était formé à Moscou, avec Ernö Gerö, József Révai,Zoltán Vas et Mihály Farkas, conduits par Mátyás Rákosi, tous notables,issus de la petite et moyenne bourgeoisie juive. Imre Nagy est le seul àvenir du milieu paysan. Ce groupe revient en Hongrie le 26 octobre 1944.On les retrouvera à la tête du parti dans le pays " libéré ", à Szeged d'abord,puis à Debrecen et, enfin, à Budapest, à l'arrière des lignes de l'Arméerouge fonçant sur Berlin. Les anciens " moscovites" garderont l'essentiel

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du pouvoir de décision, tout en s'ouvrant au groupe des anciensclandestins: Antal Apró, János Kádár, István Kossa et László Rajk, justerentré des prisons fascistes espagnoles. Le 22 décembre, une Assemblée nationale installée à Debrecen, issued'une mise en scène électorale, élit un gouvernement provisoire composéde trois anciens généraux de Horthy à côté de représentants des ancienspartis d'opposition et des communistes, discrètement représentés. MátyásRákosi, devient le secrétaire du nouveau comité central, formé le 19janvier 1945.L'année noireNocturne

Depuis 1938, la menace à laquelle la Hongrie essayait d'échapper,s'incarnait dans le nazisme. Mais elle sous-estimait le danger qui viendraitde l'Est dès la fin de 1944.

Fin 44, F. Wünscher avait réussi à mettre à l'abri le patrimoine de laHangya, des œuvres d'art d'une valeur d'1 million de pengös. Il a choisi dene pas quitter le pays et de continuer à faire tourner la Hangya délocaliséeà Sárvár depuis novembre. Fuyant l'occupation de leur maison de Somlyópar l'armée allemande, la famille s'est réfugiée dans cette petite ville encoretranquille. Il faut imaginer leur équipée. Frici au volant de la voiture,précédait plusieurs camions de déménagement et la carriole, tirée par leurcheval blanc mené par le cocher Szikora Bácsi. A Budapest et à Somlyó,on y avait entassé quelques meubles, matelas, linge, ustensiles divers,vêtements et conserves et ravitaillement, bref, l'indispensable pour survivreà dix. Car Annus, la bonne et Sári, la nurse, s'étaient jointes à la famille. On s'était installé tant bien que mal dans la modeste maison, louée à unmenuisier, à l'entrée de la ville. Elle comportait quatre pièces et desdépendances. La vie s'était organisée et cinq mois avaient passé.

Peu à peu, le nouveau régime mettait en place sa politique. Depuisl'installation du gouvernement provisoire en décembre 44, les autoritéstentaient de convaincre certaines personnalités importantes de participer à

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la vie politique.74 " Ainsi, elles offrirent au comte István Bethlen, ancienprésident du Conseil qui comptait parmi les pro-occidentaux, une chargedans le nouveau gouvernement. Mais l'idée sera abandonnée et il seraemmené en Union soviétique et gardé, on ne sait à quel titre, en résidencesurveillée jusqu'à sa mort. "75 Frigyes, lui aussi sollicité, refuse. On nerisque donc pas de le retrouver au rang des innombrables informateurs dela police politique qui ont échangé leur liberté contre un rôle d'indicateurau service de l'AVO. 76 Il ne sait pas qu'il signe alors son arrêt de mort. Ildevient très encombrant à la tête d'une puissante coopérative agricole, alorsque le projet de réforme agraire est dans les cartons.

Après la capitulation des Allemands à Budapest, l'Armée rouge continuesa progression. Les Alliés et Staline ratifient en février 1945 à Yalta leuraccord officialisant la séparation de l’Europe en deux. L’Ouest reste libre,sous la protection des Etats-Unis. L’Europe centrale et orientale passentsous la domination de l’URSS, bientôt isolée par un rideau de fer. Les Allemands se replient en désordre et tentent en vain de couper laroute aux Russes. Début avril, les détachements allemands qui bivouaquentencore à Sárvár, sont repoussés. Lors d'une brève et brutale attaque, lesRusses traversent le fleuve qui leur ouvre l'accès à la ville.

Martine (9 ans à l'époque ) se souvient " Il ne me reste que des images. C'est comme une bande dessinée. C'esttrès violent, comme des dessins de Bilal. Il faisait nuit. Je me rappelled'abord le bruit infernal. Et puis, ces éclats de lumière qui zébraient le cielà chaque explosion. J'étais collée au soupirail de la cave où nous, lesenfants, on nous avait mis à l'abri. J'ai vu notre cheval blanc, attaché à unarbre, qui tirait dans tous les sens pour s'échapper. Il ruait et se cabraitcomme un fou, dressé sur ses pattes arrière, hennissant de terreur. A unmoment, les bombardements ont cessé. Le silence était impressionnant. Demon poste d'observation, j'ai vu des formes pliées au bord de la route. Je necomprenais pas ce que c'était. On aurait dit de gros rats. Ce que je voyais,c'étaient les casaques grises des soldats russes. Ils rampaient en lapant levin qui ruisselait dans les caniveaux. Car à la dernière minute, les habitantsavaient vidé leurs tonneaux dans les rues, sur ordre des autorités.

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Quand l'attaque a été finie, nous sommes rentrés dans la maison avecnos parents. Un peu plus tard, des soldats complètement ivres ont envahi lamaison. Alors, nos parents nous ont remises dans l'abri. Les soldats ont faitsortir les hommes de la maison. Ils n'ont gardé que les femmes. Mamanétait à l'intérieur. Quand les hommes ont compris ce qui se préparait, ilsont demandé à notre cocher qui était slovaque et parlait le russe, de direaux soldats qu'il y avait cinq enfants dans l'abri. Les Russes avaient ungrand respect pour les enfants. Ils ont laissé Papa venir nous chercher.Dans l'entrée de la maison, il s'est mis tout d'un coup devant nous, essayantde cacher la scène qui se passait de l'autre côté. Une femme hurlait et sedébattait comme une furie, ses jupes retroussées, maintenue au sol pardeux hommes. Un troisième était à genoux devant elle. C'est bien plus tard que j'aicompris qu'ils étaient en train de la violer. Maman nous raconté qu'elleattendait son tour en priant. Et puis Szikora Bácsi leur a dit en russe :" Il y a aussi une Française. " Alors, il y en a un qui est entré, il a appelé laFrançaise, et Maman est sortie, toute tremblante. Elle était libre. Alors, mon père nous a fait partir à l'hôpital voisin, plus sûr. On s'estretrouvés une centaine, entassés dans la cave. Mais les Russes, de plus enplus saouls, nous ont rejoints. Je les vois se frayer un chemin avec leurfusil parmi les gens assis à même le sol. Ils s'arrêtaient, se penchaient,écartaient les mâchoires de force, et d'un coup de crosse, faisaient sauterles dents en or. Papa n'était pas avec nous. Tout d'un coup, il est arrivé, jel'ai vu se détacher en contre-jour, immense, dans l'embrasure de la porte. Ilétait désarmé, très calme. Je ne sais plus ce qu'il a dit, mais il a prononcéquelques mots d'une voix forte. " Davaï… Davaï… " Le résultat, c'est queles Russes sont tous sortis. Quand j'y repense, je me dis qu'ils auraient pul'abattre… Deux jours plus tard, les Russes nous ont chassés de l'hôpital. Commeils étaient encore installés dans la maison, on a dû repartir à l'autre bout dela ville chez une dame, Bepa néni, qui dirigeait avant la guerre une usinede chicorée. Sous l'égide de la Croix-Rouge suédoise, elle avait ouvert samaison pour accueillir tous ces réfugiés. Je vois encore cette traversée deSárvár. C'était digne d'un film de Kusturica ou de Fellini. Une scènesurréaliste ! Le long des rues jonchées de décombres, de corps, de chevaux

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crevés, de débris de toute sorte, les quatre petites filles de 11 à 5 anscouraient, accrochées à leur mère qui poussait le berceau de la benjamine,2 ans. Je nous revois, petite troupe désolée et apeurée, autour de ce tucker àlarge capote, habillé d'un ravissant plissé d'organdi blanc à fleurs bleuesavec des volants. C'était tellement incongru, que nous ne passions pasinaperçues. Nous croisions ces Russes à têtes de Mongols, si sauvages ànos yeux terrorisés, qui nous dévisageaient. Mais ils restaient à distance. Ilvalait mieux d'ailleurs que leur attention soit détournée, car le berceau aservi plusieurs fois pendant ces jours-là, à transporter l'argent et les bijouxque notre mère tentait de sauver des pillages. Et la petite dernière a tenulieu de laissez-passer. Une scène encore m'est restée de ce périple dans les rues de Sárvár. Aun carrefour, j'ai vu un soldat avec un énorme réveil de cuisine enbandoulière. Des bracelets-montres couvraient aussi son bras droit, qu'ilexhibait comme autant de trophées de guerre. Soudain, le réveil s'est mis àsonner. Pris de panique, il l'a arraché et jeté loin de lui, comme une minedégoupillée. On avait peur, mais en même temps ça donnait envie de rire. "

La famille campe sommairement dans l'usine avec 200 autres réfugiés.Au bout de trois semaines, la plupart des habitants peuvent rentrer chezeux. Les Wünscher ne peuvent aller nulle part ailleurs. Et Frici avait reçudu haut commandement militaire russe l'autorisation de continuer àravitailler les populations : «Mon attitude politique à Sárvár fut tellequ'après l'arrivée des Russes, personne, pas même la Commissionnationale, n'a pensé à me mettre en cause pour quelque raison que ce soit.»77

Le gouvernement provisoire signe l'armistice et met en place les rouagesde l'administration publique. Il installe ses hommes aux postes clés de lapolice et de l'armée déférant à la justice les criminels de guerre, interdisantles organisations fascistes et révoquant les lois raciales. La vie reprend :l'approvisionnement s'améliore, le travail repart, des trains circulent, lesenfants vont à l'école. Il s'agit d'assurer la transition sans heurter ni lasusceptibilité des Alliés, ni l'opinion publique hongroise, et de prouver lalégitimité du nouveau pouvoir politique. Le gouvernement crée des

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organes populaires d'administration publique pour atteindre ses butspolitiques et économiques. Les Comités nationaux (nemzeti bizottság) ontla tâche de réorganiser l'administration au niveau local et de nettoyer la viepublique des éléments fascistes. Très vite, la réforme agraire est engagée. Au-dessus de 100 arpents (57,5hectares) les propriétés sont confisquées et distribuées aux paysans etouvriers agricoles. On compte 642 342 personnes qui se voient attribuerchacune environ 2,9 ha. Assez pour ne pas mourir de faim, trop peu pourvivre décemment. Le Comité de partage des terres de Fejér Varmegye,saisit les terres de Somlyó et les distribue aux paysans et employés de laferme. F. Wünscher va entamer une action en justice pour protester contrece qu'il considère comme une spoliation. En effet, il a acquis ces terres fin1939 et n’a fini de les payer qu’en 41. Pour connaître la position officielle,on en réfère à l'échelon supérieur, le Comité de vérification. Ne voulantpas prendre la responsabilité de l’expropriation, le Comité renvoie l’affairedevant le Tribunal national. 77

Martine raconte : " Je vois encore, dans la cour de l'usine, mon pèredebout, impeccable dans son pardessus sombre, coiffé de son éternelchapeau en feutre. De sa haute taille, il domine un groupe d'hommes vêtusde cuir noir. Il parle tranquillement, puis se met en route en leurcompagnie. " C'était le 28 avril 1945. Ces hommes étaient des gendarmeshongrois qui venaient chercher F. Wünscher pour un interrogatoire. Le soirmême, il était mis en état d'arrestation. Le 1er mai, le Directeur de la Hangya est démis de ses fonctions. " Quelques jours après l'entrée des Russes dans le pays…, Demeter, lereprésentant du Parti communiste a évoqué mon rôle au cours d'uneréunion. Il est clairement apparu que le Parti me haïssait. Gábor Oláh,responsable en chef de la Hangya a témoigné de ce qu'aurait déclaréDemeter à mon sujet :" C'était évident qu'il était anglophile. J'ai toujours dit qu'il aurait fallu sedébarrasser de lui bien avant. Il est dommage d'avoir dû le supporterjusqu'à maintenant. "78 F. Wünscher est donc devenu l'un des traîtres dont il faut d'urgencepurger le système : " J'ai commis une faute, je n'ai pas assez regardé à

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gauche, " dira-t-il plus tard.78 Désormais, les ennemis étaient intérieurs.Désigner des criminels de guerre pourrait frapper les esprits et rallier lescouches populaires au nouveau régime. Il fallait arrêter celui qui avait servile pays sous l'ancien régime. Une action brutale aurait valeur de symbole.

Le 30 avril 1945, Hitler s'était suicidé. Le 7 mai le camp de Mauthausen, où avaient été déportés des centainesde juifs hongrois, est libéré par les Américains. Le 8 mai, l'Allemagne se rend, prise en tenailles par les arméesaméricaines et russes. A l'Ouest, l'Europe fête sa liberté retrouvée.

Dans son journal, écrit entre le 28 juin et le 8 juillet à l’hôpital Erzsébetde la Hangya (à Pest), Frici va raconter, au jour le jour, ses deux premiersmois de détention.

" Le matin du 28 avril, des policiers viennent m’arrêter et m’annoncentqu’on va me transférer à Budapest. L’après-midi, après un interrogatoire,ils me mettent en état d’arrestation. Heimler (?), le chef de la police faisaitle secrétaire. J’ai échoué dans la nouvelle prison de la Police principale,avec des gens de toute sorte. Nous avons dormi à deux dans un lit de camp.Pas très confortable ! Le premier jour, ils n’ont pas tenu compte de mon certificat médical etj’ai été envoyé à l’usine pour dépouiter des matelas. A midi, je suis revenuavec au moins trois cents puces… L’après-midi, j’ai eu la grande joied’avoir la visite des enfants. "

Martine raconte : " Je l'ai vu derrière un grillage. Ses vêtements étaienttout froissés. Il était sale. Avec sa barbe rousse, je l'ai à peine reconnu. Ilm'a fait peur. "

" On pouvait se laver au puits, dans le jardin derrière la prison. C’étaitdéjà ça. Un soir, j’ai été de nouveau interrogé. J’ai comparu devant unsocial-démocrate venu de Budapest, avec un képi de partisan. Ils m’onttraité correctement.

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Le 4 mai, vers 20 h 30, ils sont venus m’annoncer que j’étais transféré àBudapest. Ils m’ont emmené au commissariat où j’ai retrouvé MmeNémeth *, et __________________________________ * Mme Nemeth, dite Bepa néni, est la directrice de l'unsine de chicoréequi a accueilli la famille sous l'égide de la Croix-Rouge suédoise.Massath qu’ils avaient arrêté. On est partis à la gare, nous étions quatreprisonniers, dont Venczel, un député, et quatre policiers. Quand le train estarrivé, ils se sont mis à hurler pour vider un wagon de marchandises. Nousy sommes montés et le train est parti vers 23 heures. Nous sommes passés par Celldömölk où le train s’est arrêté plusieursheures, Veszprém, Hajmáskér. Quand le jour s’est levé, on a pu voir lestraces des combats, les ruines, les champs dévastés. A Székesfehérvár, lagare était en ruines.* Mon cœur m’a fait mal, quand j’ai regardé endirection de Somlyó. Je savais qu’on nous avait tout pris. A 9 h moins le quart, nous arrivons à la gare de l’Est. Dans la pénombre,nous devinons les décombres laissés par la guerre. La gare est dansl’obscurité. Nous suivons nos gardes qui voudraient se débarrasser denous, pour déposer chez eux les provisions qu’ils ont rapportées de Sárvár.Ils nous emmènent au siège du parti communiste. On ne veut pas de nous.Au commissariat du IIIe arrondissement non plus. On nous envoie vers lecommissariat central. Entre temps, un officier de police qui nousaccompagnait, du nom de Király, m’a parlé. Je lui ai demandé de noter lenom et l’adresse de mes avocats et de prévenir Nelly qui était à Pest. Nousarrivons au commissariat central du VIIIe arrondissement. On nous prendtoutes nos affaires et on nous met dans une cellule avec des voleurs et desprisonniers politiques. Le 6 mai, Király m’informe qu’il a prévenu mesavocats et Nelly. Il m’assure que je ne serai pas brutalisé. A 10 h, appeldans la cour. Au retour, un policier qui avait entendu mon nom, vientcracher à mes pieds. A 11 h, István Nemes Moricz (l'un de ses avocats)vient discrètement me passer trois brioches entre les barreaux. J’ai étéinterrogé vers 1 heure. Ils étaient corrects. L’après-midi, j’ai été mis dansune cellule plus petite où nous étions quatre. J’ai pu m’allonger.

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Le lendemain, on nous met en rangs et on nous emmène à Andrássy út,l’ancienne prison politique des Croix fléchées, lieu d’horreurs et detortures, récupérée maintenant par les communistes. On nous faitdescendre à la cave. Le choc est terrible. Sur le sol en briques du couloir,des formes gisent, couchées sur des tas de papiers sales, ou sur quelquesrares chaises. Puis un autre couloir, séparé en deux par les WC, une caissecreuse, ignoble, posée directement sur la terre. Odeur pestilentielle.Alentour, des hommes " vivent ", étendus sur des tas de papiers. Ensuite, ily a trois caves. Devant, l’antichambre. A gauche, une deuxième et derrière,celle des Croix fléchées. Je me retrouve dans la première, de 10 mètres sur6 où survivent cent huit hommes. Le sol est couvert de mauvaises planchessur lesquelles sont installés les prisonniers, en 4 rangées. La nuit, on dortsur le côté, les jambes dans le dos de celui qui est devant. Une vraie boîtede sardines. Une litière de papier, qu’on empile le matin, avant la toilettequ’on fait à même le sol. Avec une gamelle, on verse l’eau sur les mainsdu voisin et l’eau coule entre les planches sur lesquelles nous dormons.

____________________________________________ * Le 18 janvier 1945, les troupes allemandes avaient lancé une offensivedans cette région et les combats avaient été très violents autour deSzékesféhervár qui avait fini par tomber.Mardi. Je découvre le menu de la prison. Le matin, une eau trouble,baptisée " soupe ". A 16 h, même chose mais avec 200 gr de pois ou deharicots. Les gardiens sont de nouveaux policiers, hommes de conditionmodestes, anciens partisans des Croix fléchées, devenus communistes.79Ils sont grossiers, toujours l’injure à la bouche. J’ai retrouvé ici Géza Bogdánfy, Tószögi, le Haut Magistrat GyulaHazai, le directeur de la Standart Albert Berzeviczy, László Balog, BélaTeleki et plusieurs députés transylvains, Laci Béri, Lájos Sandl, BélaVenczel, l’avocat Bánhegyi, László Neder de la MTI, Novoth directeur desIndustries du coton de Budapest, etc… Le jeudi 10 mai, un médecin, prisonnier, m’examine. Acide salicyliqueet poudre noire ! Impossible d’avaler de la nourriture. Eviter de se plaindreou de se faire remarquer, si on ne veut pas être frappé. Les jours passentpéniblement.

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11 mai. Je me sens très faible. Les nouvelles extérieures sont rares etpeu crédibles. Parfois, nous arrivons à lire un journal en cachette.Beaucoup de mes compagnons sont battus lors des interrogatoires. Ilspréfèreraient être tués que continuer à souffrir. 17 mai. Aujourd’hui, j’ai été interrogé pour la première fois par Lichtig.Très poli, il me demande de mettre mes aveux par écrit. Les 18 et 19,j’écris donc mes aveux, ce qui me permet de voir la lumière du jour. Jereçois même un morceau de pain. Un enquêteur de la Sûreté nationalem’attaque sur le monopole du paprika, un autre sur les bas salairespratiqués par la Hangya. Mes aveux sont prêts. Les jours suivants, de nouveau, le silence. Après la Pentecôte, le mardi22 mai, mon interrogatoire reprend ainsi que la rédaction du procès-verbal.Il n’y a pas d’accusation mais ils cherchent des preuves dans troisdirections : j’ai beaucoup exporté vers l’Allemagne, je voulais m’enfuir àl’Ouest avec les avoirs de la Hangya, je suis responsable d’articlesantisémites et pro-allemands, publiés dans la revue Kéve. Je n’arrive pas àdonner des preuves de mon innocence, je serai donc inculpé. Pendant cetemps, dans une autre section, ils interrogent à mon sujet, un certainBernardinelli, un négociant en œufs, dont je n’ai jamais entendu parler.Une autre personne est interrogée sur la coopérative de EMSZ et une autresur mon rôle dans cette filiale. 80 Le 26 mai, je signe le procès-verbal. Le 30 mai, je suis transféré à la prison principale de Pestvidék, rueGyorskocsi. La cellule est plus grande. Je me retrouve avec un professeurde gymnastique, un coiffeur atteint de tuberculose, un ingénieur, GyulaBudai, un commerçant, deux avocats dont Péter Kassa, cinq pauvres typesaccusés de vol, un tsigane foreur de puits, un magistrat, EdgarBaumgarten, un employé de la poste, un directeur adjoint de la MAV et unpilote. Les puces et les punaises sont insupportables.Le 1er juin, je me suis rasé ! La nourriture est presque aussi mauvaise qu’àAndrássy út.Le lundi 4 juin, j’ai revu Nelly. J’ai pu parler 10 minutes avec elle auparloir. Les enfants vont bien. Elle m’apporte des médicaments et deslettres des enfants. Si elle retourne à Sárvár, elle devra laisser la

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gouvernante revenir à Budapest et elle devra rester avec les enfants. Elle nepourra plus venir me voir. Il faut beaucoup d’argent pour payer mesavocats. Les avocats aussi m'ont rendu visite. Ils veulent me fairetransférer à la prison politique de Markó út. On m’autorise à recevoir mesrepas de l’extérieur, mais pas de ma famille. Ils viennent du restaurantKakaskapu. Ils sont délicieux et je les dévore. Je peux recevoir des colis lemercredi et le samedi. Le 13 juin, on me transfère à Markó út. Nous passons par le PontMargit. Sur le quai de Pest, j’ai failli tomber, tellement j’étais faible. Onm’a déchargé de mes couvertures et j’ai pu continuer. Mon cœur va mal.En plus, j’ai attrapé froid dans le bureau des inscriptions. En find’après-midi, on nous a emmenés dans la cellule 327. Nous sommes 4 dansune cellule de 2 places. Avec moi, Géza Povázsay, employé à l’usine decoton de Budapest, Novoth et Gyula Szeless. On a apporté deux paillasses en plus. Dans un coin, un WC immonde.Pas de carreaux aux fenêtres. Puces et punaises. J’ai du mal à respirer. Jeme sens mal. La nuit, quatre fois, les gardiens ont allumé la lumière pourvérifier que nous étions là. Nous n’avons pas dormi. A 5h, réveil. Je suis lepremier au lavabo pour me laver entièrement. Petit déjeuner d’un morceaude pain avec des radis. Le 14 juin, le médecin me change le Digitalis pour du Cardyazol.81Grâce à l’intervention de mon avocat, on m’autorise à faire venir mes repasde l’extérieur, un jour sur deux. Dimanche : En tant que prisonnier politique, je n’ai pas le droit de merendre à l’office religieux. Lundi : je me sens mieux Le soir, de Londres, la nouvelle qu’Eckhard aformé le gouvernement est confirmée. Il paraît que se prépare un procès public pour Szálasi. Cellule 24, il y a Béldy, János Honkuty, Tibor Törs, János Sztamorai,Bertalan Fekete, Tibor Borbély, entre autres. Et cellule 16, il y a ZoltánMeskó et Tószögi, le directeur de St István. Le 21 juin, on apprend que les Russes vont se retirer de Hongrie et quenous sommes dans la sphère d’influence anglo-américaine. Le 25 juin après-midi, j’ai passé deux heures et demie avec mon avocat,Ohidy. J’ai eu une bonne impression. J’ai presque dicté moi-même le

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procès-verbal. Sa secrétaire est la sœur d’une employée de la Hangya. Lesdeux autres avocats, Imre Kerner et István Nemes Moricz sont venus lelendemain. Ils sont très confiants et parlent de ma libération prochaine,mais je ne les crois pas. Jeudi 28. A déjeuner, j’ai mangé des beignets aux abricots. Ensuitej’étais allongé lorsque entre 3 et 4 heures, la porte de la cellule s’estouverte, le gardien m'a dit " Habillez-vous ! Vous êtes libre. " J’ai faillim’évanouir. Merci, mon Dieu ! Devant la porte de la prison, j'ai trouvé ledirecteur de la Centrale laitière et lui ai demandé de m’accompagner chezKerner, au 1 de Andrássy út . J’ai dû m’arrêter tous les deux cents pas,tellement j’étais faible. Chez l’avocat, je retrouve Erzsi et Puci (sa sœur etsa nièce). Grande joie. Erzsi m’emmène en métro chez Hável, où se trouvela femme de Béla Amory. J’enlève mes vêtements pleins de poux et jeprends un bain. Pendant ce temps, les Kerner cherchent pour moi une placeà l’hôpital de la Hangya, l’Erzsébet. J’y entre demain. Béla arrive. Bondîner. On boit un peu de vin. Il me parle des affaires de la MTI et de laHangya. Il y a beaucoup de problèmes. Je n’arrive pas à dormir. C’est bon d’être libre, couché dans des drapsblancs. D’être propre !Le lendemain, je m’habille avec les vêtements de Béla qui m’accompagnejusqu’à la place de l’Oktogone. Puis, nous prenons le tramway n°6, pournous rendre à l’hôpital, place Bakács. A l’étage de la maternité, on medonne une belle chambre avec salle de bain. Le docteur Cselényim’examine, puis je me couche. Samedi, rien de spécial. Examens médicaux. Lentement, les amisarrivent, car la nouvelle s’est répandue. Posch me rend visite et me parledes affaires de la Hangya. Lundi, je reçois mon bilan de santé : insuffisance cardiaque, bronchite,infection urinaire. Tension et pouls faibles. Baisse sensible des globulesrouges. Je pèse 70 kg, j’ai perdu 25 kg en deux mois. 6 juillet. Mes forces reviennent. Le matin, je travaille avec mes avocatsà ma défense. L’après-midi, je me repose. Le soir, le curé de Ferencvárosest venu et je me suis confessé. Erzsi vient me voir tous les après-midi.Puci est très fière parce qu’elle a réussi ses examens.

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Samedi 7, ce matin, un grand bonheur : Nelly est venue, directement dela gare, avec des gros paquets. Son voyage a duré 36 heures. Elle va assezbien. Les enfants vont bien. De l’hôpital, elle repart directement pour voirmes avocats. Dimanche 8 juillet. Le matin, je suis allée à la messe de 9 h avec Nelly,à l’église de la place Bakács. Puis retour à l’hôpital. Madame Nopcsa estvenue vers 10 h et a emmené Nelly chez les Petites Sœurs des pauvres àRákospalota. Dans la matinée, j’ai parlé avec Kerner et Strasser au sujet denotre maison. On verra plus tard. Dans l'après-midi, j'ai lu et j'ai dormi un peu. Erzsi est passée.

Et il inscrit la date du lendemain, 9 juillet, avant de refermer le carnet.Lors de son retour à l'hôpital en fin d'après-midi, Nelly croise desinfirmières qui la regardent bizarrement. Quand elle pousse la porte, lachambre est vide. Les policiers sont revenus pour emmener Frici denouveau à Andrassy út , la terrible prison secrète, avant de le transférer à laprison principale de Gyorkocsi út qu’il ne quittera plus désormais.82 Il alaissé le petit carnet de moleskine noir qui sera rendu à Nelly avec sesaffaires. Nous pouvons le lire encore aujourd’hui, plus de soixante ansaprès les faits.

C'est le Szabad Nép, journal du parti communiste, qui a organisé lacampagne contre lui. Il aurait tenté de s’échapper de prison et de sesoustraire à la justice, sous prétexte de maladie. Effectivement, à l'hôpital,les amis venus lui rendre visite avaient tenté de le convaincre. Il valaitmieux profiter de cette parenthèse pour s'enfuir. Ils se proposaient del'aider à gagner l'étranger. Mais pour Frici, il n'était pas question de partirtant qu'il n'avait pas été reconnu innocent. Il se retrouve donc à la prison de Gyorkocsi útoù il avait été déjà détenudu 30 mai au 13 juin. Ils sont deux dans la cellule, son compagnons'appelle András Horvàth. Les conditions de détention sont terribles. Lesvitres ont été souflées par les bombardements et bientôt les prisonniersvont souffrir des rigueurs de l'hiver. Frici a des engelures aux mains et auxpieds. A Noël, il demandera à Nelly de lui envoyer un bonnet pourprotéger ses oreilles du froid. Il peut recevoir la visite de sa femme

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seulement une fois par mois pendant dix minutes. Il arrive à s'alimentercorrectement, car sa sœur lui apporte chaque jour un repas. Il évite lespromenades dans la cour : " Je n'aime pas cette course, écrit-il. On estcomme un cheval de cirque. Le gardien le plus gentil me permet d'allerdans les couloirs pendant que les autres se promènent. Je marche deuxheures en faisant de l'anglais. " Hormis les lettres officielles censurées, leséchanges avec l'extérieur se font par la " poste secrète ", la double coquedu thermos où sont glissés les feuillets, ou bien cachés dans le linge ouencore dans la nourriture, ou roulées dans les tubes de médicament. Ilpasse ses journées à travailler et à écrire. Il se perfectionne en anglais enapprenant par cœur des poésies. Il découvre Aristote à travers laphilosophie de Saint-Thomas d'Aquin , qu'il trouve " claire, tranquille etbrillante ". Il relit l'Evangile et L'imitation de Jésus-Christ qui élèvent sespensées et ses sentiments, l'aidant à supporter avec courage l'impuissance àlaquelle il est réduit. Il a appris par coeur le poème de Kipling que Nellylui a fait parvenir : " Si tu vois détruit l'ouvrage de ta vie, si te sentant haïsans haïr à ton tour tu peux lutter et te défendre, tu es un homme. " Ildemande à lire L'évolution créatrice de Bergson. Dans cette prison, il écritaussi son dernier livre.57 Il le rédige au crayon sur des petits bouts depapier numérotés qu'il fait parvenir à sa sœur. Sans journaux, ni radio, ilsouffre d'avoir si peu de nouvelles de l'état du monde et de la situation àl'Ouest. Il doit se contenter des rumeurs de la prison. En avril 46, unprisonnier s'est enfui lors d'une visite chez le médecin. Les fouillles se fontde plus en plus sévères. Leur " poste-thermos" est découverte. On luiconfisque crayon et papier. Le droit de visite devient difficile à obtenir.Cela ne l'empêche pas de préparer activement son procès et les argumentsde sa défense qu'il soumet à ses avocats, lors de leur visite, dix minutes parsemaine. A ses questions, "ils disent oui, mais ne répondent pas. Ilspromettent mais sont incapables de faire quelque chose. " (lettre du22.11.45).

Intermède Eté 1945

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Après un an d’interruption, la première lettre de Nelly datée du 29 juin,parvient à ses parents le 2 août. Dans cette missive écrite à son père deuxmois après l’arrestation de Frici, Nelly tait l’essentiel et se contente deraconter l’accessoire. Elle croit encore que le cauchemar prendra bientôtfin. Elle tiendra bien jusque là sans devoir inquiéter ses parents.

Sárvar, le 29 juin Mon bien cher Papa,

C'est aujourd'hui ta fête et cela me fait encore plus douloureusementpenser que voilà plus d'un an que nous ne savons rien de vous ! Moi, j'aiessayé à plusieurs reprises par différents moyens, entre autres par laCroix-Rouge, de vous faire savoir où nous étions et que nous étions enbonne santé, vous demandant de nous répondre par la même voie, maisrien ne nous est parvenu. Nous sommes ici, à Sárvár, depuis le début denovembre, les Allemands nous ayant chassés de Somlyó. C'est une villetranquille de l'ouest de la Hongrie que Frici a choisie pour son peud'importance militaire et il a eu raison, car pas une seule fois nous n'avonsété bombardés et il n'y a pour ainsi dire pas eu de résistance quand lesRusses sont arrivés. Nous sommes tous en bonne santé, sauf Frici,malheureusement, que les soucis et tous les ennuis que lui ont causés cethiver les Croix fléchées138 qui voulaient de force l'emmener en Allemagneont mis en assez mauvais état. Il a beaucoup maigri et a le cœur trèsfatigué. Il lui faudrait des soins, du repos, mais… Les enfants sont très grandes, et ont repris leurs classes interrompues.Nous resterons ici encore quelque temps, ne pouvant retourner à Budapestcar la maison est inhabitable, ni à Somlyó où le partage des terres a crééune situation très ambiguë.

Le 7 et le 8 juillet, elle est allée à Budapest, voir Frici à l’hôpital de laHangya. C’est la dernière fois qu’ils se sont vus librement.

14 août Je t'écris à nouveau à tout hasard. Voilà un mois environ que j'ai envoyédepuis un an la première lettre qui ait quelque chance d'arriver… Je suistrès anxieuse de savoir comment vous allez, où vous

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en êtes. La situation générale n'est malheureusement pas très brillante à ceque j'ai entendu dire et j'appréhende fort pour vous tous un teljeûne depuis quatre ans. Nous comprenons maintenant ce que ça signifiecar notre situation est devenue semblable à la vôtre. Nous sommes sortisde ces événements assez dépouillés de tout superflu et même d'un peu plus– ce qui, ajouté à la lutte pénible qu'il a eu à mener cet hiver contre lesCroix fléchées, a assez altéré la santé de Frici. A part ça les enfants vonttrès bien et grandissent à vue d'œil. Marguerite surtout est une drôle depetite bonne femme bavarde comme une pie. J'attends avec impatience de savoir si ces premiers fils auront la chancede se nouer…

15 septembre Pour quelques jours encore…, nous sommes à Sárvár que nous allonsquitter définitivement pour essayer de recommencer une vie normale, ouqui essayera de l'être dans un cadre restreint. … Les combats lors de l'arrivée des Russes ont été réduits au minimum.Le mardi de la Semaine Sainte vers midi, sont tombées sur la ville lespremières bombes et le mercredi matin à 5 h, les premiers soldats russesentraient dans la maison et raflaient toutes les montres qu'ils trouvaient.Nous étions venus de Somlyó avec plusieurs camions chargés deprovisions, meubles, linge etc… en partie déménagés préalablement deBudapest, en partie de Somlyó. La maison que nous habitions était assezspacieuse (4 pièces et dépendances), bien que de dimensions beaucoupplus réduite que ce à quoi nous étions habitués et le pauvre Frici seplaignait fort de n'avoir pas une pièce à lui tout seul où il pourraittravailler ou se reposer sans être dérangé. Le mercredi-saint vers midi, l'attitude de plus en plus brutale des soldatsnous obligea à fuir la maison, n'emportant que ce que nous pouvionsemporter, en dehors des enfants. Nous nous sommes réfugiés dans unhôpital voisin où nous avons passé deux jours dans une cave humide, alorsque les brutes de plus en plus ivres terrorisaient la ville; deux jours plus

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tard, ils ont mis tout le monde à la porte de l'hôpital, et comme entretemps, ils avaient pris quartier dans notre maison, nous avons dû allerchercher asile autre part. Nous sommes allés dans une fabrique dechicorée qui servait déjà de refuge à 250 personnes. La fabriqueappartient à une femme charmante, 50 ans environ, veuve, énergique etautoritaire, mais d'une bonté infinie et qui, sous l'égide de la Croix-Rougesuédoise, avait ouvert sa maison à tous les gens chassés de chez eux. Elleest d'origine serbe et, ainsi, savait parler avec ces

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nouveaux Tartares à qui elle demande des sentinelles pour que sa maisonne soit pas l'objet des mêmes incursions que les autres. Elle organisacouchage, popote, sans oublier confessions et Ste Messe pascale et tout cemonde resta chez elle à peu près 3 semaines. Peu à peu, les pluscourageux essayèrent de retourner chez eux. Pour nous, il n'était toujourspas question de retourner, la maison servait de quartier général… Nousétions réduits pour ainsi dire aux seuls vêtements que nous portions surnous en fuyant. Les meubles qu'ils ont laissés après leur départ sont briséset inutilisables – il me reste un seul lit, 3 sommiers mais pas un seulmatelas – 3 oreillers mais pas une seule couverture, et l'approche del'hiver me fait très peur… Ecris à l'ambassade de France à Prague aux bons soins du ministèredes Affaires étrangères et sur l'enveloppe intérieure : M. Paul Giraud,Chef de la Mission française à Budapest et dans un coin : Pour Mme F.Wünscher.

22 octobre Après de durs combats, les Russes sont arrivés à Somlyó la nuit de Noël44 et le front, avec des avances et des reculs, est resté sur cette lignejusqu'au moment de la poussée définitive des Russes au printemps qui les arapidement conduits à Sárvár. Cette petite ville nous aurait laissé d'assezbons souvenirs si nous n'y avions pas vécu des heures bien pénibles et pourFrici particulièrement, s'il n'y avait pas vu l'écroulement de toute safortune. La situation s'étant légèrement améliorée, j'ai pu arriver àdénicher une camionnette, bien malade il est vrai, mais qui, du moment

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qu'on s'arrêtait à peu près tous les 10 km pour réparer quelque chose,nous a quand même amenés à Somlyó avec armes et bagages ou plutôt cequ'il en reste. L'intendant est resté sur place avec la plupart desdomestiques qui ont vécu ici de longs jours dangereux. Inutile de te direque le pauvre Somlyó est dans un piètre état, mais les canons lui ont faitmoins de mal que les hommes eux-mêmes. Tout est vide, naturellement,plus une vache, plus un cheval, plus un porc, plus une poule, plus unecharrette, plus que des vieilles machines rouillées, des forêts vierges demauvaises herbes, des saletés, des gravats. Les terres ont été partagéesentre les domestiques, les matières premières aux artisans, et il ne nousreste que les yeux pour pleurer et l'espoir de voir changer les choses. Lamaison elle-même est occupée par un certain Shreibef qui a réclamé laplus grande partie des terres. Nous logeons chez l'intendant qui nous acédé une partie de sa vaste maison. C'est un vieux monsieur, Senft, veuf,qui est envers nous

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d'un dévouement touchant et essaie de sauver ce qui peut encore l'être. Lesdomestiques sont aussi très gentils, s'excusant en disant qu'ils ontdû accepter les terres sans quoi elles auraient été prises par d'autres, etqu'ils ne demanderaient pas mieux que de pouvoir nous les rendre. Les enfants vont très bien et sont ravies de retrouver espace et liberté.Elles ont des mines réjouissantes et un appétit dangereux. Moi, malgrétout, je suis heureuse de me retrouver ici et pour l'hiver, nous y seronsbeaucoup mieux qu'à Budapest.

8 décembreJe ne peux pas te dire tout ce qui serait nécessaire pour que tu aies une

vue nette. D'abord Frici a été " mis à la porte " de la Hangya. Sa situationbrillante faisait envie à trop de gens, maintenant bien " en cour ". Toute laTávirati et le reste ont été confisqués. Somlyó a été distribué aux paysans.La maison et le parc nous seraient restés, mais comme nous n'étions pas làau moment de la distribution, un nouveau propriétaire s'y est installé.Fodor út, n'a relativement pas trop souffert des combats. Vitres, tuiles,gouttières ont été soufflés, canalisations crevées par le gel, façade criblée

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de trous de balle. La maison a été complètement vidée par le couple deconcierges. Ils ont même poussé le soin jusqu à démonter lavabos, WC,cuisinière pour les revendre. Ils ne me permetent pas de rentrer dans lamaison, sous prétexte qu'elle est réquisitionnée par le parti communiste…Quant à Somlyó, d'abord les Allemands y ont habité, ensuite les Russes,puis à nouveau les Allemands et enfin encore des Russes… Lesdomestiques ont essayé de sauver ce qu'ils ont pu.

Nelly demande à sa nièce, Puci qui a maintenant 18 ans, de venir l’aiderà Somlyó. En effet, elle n'a plus personne pour la seconder et garder lesenfants en son absence, depuis le départ de Sári. Puci restera à Somlyó parintermittences de novembre 45 à juillet 46. Les cinq filles, entre 11 et 2 ansdemandent beaucoup de travail et de présence. Toutes les 4 ou 5 semaines,Nelly se rend à Budapest pour voir brièvement Frici derrière les grilles duparloir. Ce jour-là, elle essaie de redevenir élégante et souriante pour luidonner du courage. Mais les larmes lui montent aux yeux quand elle voitson Frici, maigre, pâle et mal rasé, coiffé de sa casquette de prisonnier.Elle est accueillie chez les Glock, des amis chers, où elle reste quelquesjours pour tenter de voir les avocats et leur donner de l'argent. Elle sedésole qu'en son absence rien n'ait bougé malgré les promesses qu'ils luifont en sa présence. Elle fait aussi des démarches pour tenter de récupérerleur maison de Fodor utca, vandalisée. Mais les concierges montent lagarde pour l'empêcher d'y pénétrer et d'y effectuer des réparations. DeSomlyó, elle apporte des vivres pour sa belle-sœur qui nourrit chaque jourson mari. Elle écrit ainsi à Frici le 20 février 1946 : " J'ai apporté à ta sœurquinze kilos de farine et de pommes de terre, de la graisse, du sucre, desconfitures, du miel, du bois pour faire la cuisine. " Les ponts du Danubeayant été détruits, elle attend parfois quatre ou six heures pour prendre lesrares navettes qui relient la rive droite à la rive gauche où se trouve la gare.Comme à l'aller, elle met la nuit pour parcourir les 150 km qui séparentBudapest de Székesfehérvár, voyageant souvent debout, dans des trainsbondés aux vitres cassées. A la gare, quand aucune voiture ne se présente,elle fait à pied à travers champs la dizaine de kilomètres qui sépare lamaison de la gare.

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2 janvier Frici commence à se remettre et à reprendre un peu de poids, car ilavait terriblement maigri. Il attend avec impatience le moment où il pourrarecommencer à travailler, mais comme les hommes de son genre nepeuvent pas trouver de place dans le monde actuel, il pense très fortrépondre à votre invitation. Malheureusement pour le moment, il n'en estpas encore question, car n'a pas de passeport qui veut.

Tu demandes des nouvelles d'Erzsi (sœur de Frici). Elle va bien ainsique Puci. La maison est assez démolie, surtout l'étage supérieurinhabitable. Pendant le siège, elle est restée avec Puci dans la cave. Erzsien est sortie très vieillie, très amaigrie, mais elle a du courage et faitcomme tout le monde, elle se débrouille. Tu demandes si Fodor út nousreste. En principe, oui – en réalité, non – la maison n'a pas été tropatteinte mais elle a été complètement vidée… De plus, comme nous nel'habitions pas, elle a été réquisitionnée par le Secours national pour enfaire un home d'enfants. Frici voit avec tristesse le résultat de son travail dispersé à tous lesvents. Enfin, ça ne vaut pas la peine de parler de toutes ces saletés. On enprend son parti, on tire un trait et on recommence – quand on en aural'occasion.

Enfin, dix mois après les faits, Nelly annonce à sa famille que Frici a étéarrêté.

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25 février, à sa sœur, Germaine. Donc, pour en finir avec tous ces détours, tous ces mensonges auxquelsje m'appliquais avec peine, chaque fois que j'écrivais à Maman, monpauvre Frici a été arrêté au début de mai dernier – pour quelle raison,diras-tu ? – parce qu'ici aussi, on crie " A bas les gros ! " Et que c'était un

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gros – C'est tout simple – il est arrêté depuis 10 mois, et ils sontincapables de fournir un acte d'accusation, car il était absolumenthonnête, et on ne peut trouver à son compte la plus petite malversation, ilfaisait beaucoup de bien partout, et on ne peut l'accuser d'être anti-social– il ne faisait pas de politique et on ne peut l'accuser d'être affilié àquelque parti, il a une femme française et ses opinions germanophobesétaient trop connues pour qu'on l'accuse d'être nazi… Alors, le plus simplepour ces messieurs…, c'est d’oublier ceux qui les gênent au fond d'uneprison. Lui si actif, si énergique, si soucieux de la justice, tu t'imagines ceque ce peut être d'être enfermé ainsi dans une petite cellule, réduit àl'inaction, à l'impuissance !! Et lui, dont le plus grand souci avait été detoujours écarter de ma route les plus petits ennuis, les plus petitesdifficultés, tu peux imaginer ce qu'il peut éprouver à me voir ou plutôt àm'imaginer me débattre dans une vie de plus en plus compliquée – êtreobligée de m'occuper de tas d'affaires auxquelles je ne comprends rien,dans une langue et dans un pays étrangers, avec lesquels je n'avais, enréalité jamais été en contact, Je vivais dans ma maison ou dans le " monde" international partout le même, mais le pays, les gens ici, je ne lesconnaissais pas – et puis nous avions tant de connaissances, mais il nousreste si peu d’" amis " maintenant. C'est cela le plus pénible, vois-tu – c'est se dire qu'on est tout seul –qu'il n'y a personne sur lequel on pourrait décharger son fardeau, sereposer ou partager avec lui. Et les enfants, c'est toujours là le poidslourd. Mais j'ai tort de me plaindre, alors que c'est mon pauvre Frici quiest à plaindre et lui, il ne le fait jamais, il a un courage, une patienceadmirables, et c'est plutôt lui qui m'écrit des lettres gaies pour meremonter le moral. Cet été, il a été très, très mal. Son cœur était à bout. Il a été mis en liberté provisoire et a tout de suite été à l'hôpital pour seremettre un peu. Il était temps, il a pu se retaper un peu, mais au bout dedeux semaines, les chiens qui sont attachés à sa poursuite ont déclenchéune campagne formidable dans les journaux : " Comment lui, ce criminel,ce bandit, à la solde des nazis, ce bourreau des juifs etc, etc…était librealors que les pauvres déportés gémissaient dans les

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camps allemands. " Là-dessus, la police naturellement est venue l'arrêter ànouveau – et depuis ce temps tous mes efforts, toutes mes démarches seheurtent à un ordre venu d'en haut - qu'il reste tranquille, on ne lui veutpas de mal, mais il ne peut pas être libre !! La seule atténuation qu'on aitobtenue, c'est qu'il est dans une cellule propre, ou à peu près. Il a un " lit "au lieu de coucher par terre et on peut chaque jour lui apporter ses repas.Ce n'est pas une sinécure à l'époque actuelle où l'on paie la farine 200 000pengös le kilo ou l'on a 100 gr de pain ou de maïs par jour – alors, il n'y arien à faire il faut acheter au noir parce qu'il n'y a pas de marché légal. Regarde le timbre sur la lettre, tu verras qu'il coûte 15 000 pengös, jecrois. Je dis, je crois, car on ne sait jamais le prix des choses. Ellesaugmentent non pas de jour en jour, mais d'heure en heure. Samedidernier, les œufs sont passés en une seule matinée de 8 500 à 12 000pengös la pièce. A la campagne, l'argent n'a pas cours. On échangecochon contre maïs, vache contre cheval, son contre lait, fourrage contreblé, etc…et celui qui n'a rien à changer, qu'il crève ou qu'il vole. Pour en revenir à Frici, je fais tout ce que je peux pour qu'il ne manquede rien, beurre, sucre, viande, il en mange presque autant qu'avant guerre.S'il est réduit au repos forcé, que ce repos lui serve au moins à se remettreun peu ; il est vrai qu'avec les soucis qu'il a, le manque d'air et d'exercice,son état ne pourra jamais redevenir ce qu'il était. Et puis par exemple,imagine que jusqu'au début de décembre, sa fenêtre était sans vitre. A lafin, on a mis des papiers huilés en fait de vitres. De tout l'hiver, ça n'a pasété chauffé… Et il supporte cela sans se plaindre, et en plaisantant mêmeparfois quand je vais le voir – on a droit de se voir une fois par mois,pendant dix minutes, à travers un petit grillage comme des religieusescloîtrées – correspondance : une lettre par semaine.

6 mars Je vais très bien grâce au Ciel. Les maladies sont pour les gens qui ontle temps de se soigner. Mes jambes supportent les kilomètres que je leurfais faire même sac au dos – ou les nuits passées debout dans le train. Sij'étais malade, parfois je me prends à penser à cela que je suis seule, seule,toute seule, que je n'ai personne qui pourrait me soulager matériellement

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en cas d'une défaillance de ma part, je me sens prise de vertige,littéralement. Mes filles sont ma seule fierté et – quand j'ai l'esprit assez libre pour enjouir, rarement – ma seule joie. Elles sont belles, n'est-ce-pas ?

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13 mars Mon Frici chéri, … Baby, elle est roulante, cette petite, tu sais. Très intelligente, enjouéeet malicieuse, affectueuse aussi. Je suis tellement triste de penser que tu nela voies pas se développer. Les enfants pensent beaucoup à toi, tu sais.Hier soir par exemple, pendant le dîner, Kiti dit : " Quelle bonne surprisece serait si Papa rentrait maintenant." Et Mati :" Mais le pauvre Papa, iln'aurait pas de quoi dîner, car il ne reste rien." Et Agnès :" Moi, je luidonnerai mon lit et je coucherai sur deux fauteuils. " Je ne sais pourquoi me vient l'idée de t'écrire ce soir seulement sur lesenfants. Peut-être parce que tout l'après-midi, j'ai été avec elles. Je les aibaignées toutes les cinq, lavé les têtes, coupé les cheveux, rasé les nuques,nettoyé les oreilles, coupé les ongles des mains et des pieds – cela m'acoûté toute une après-midi et un bon mal de dos. Hier, toute la journée, j'airaccommodé en partie le manteau de Kiti qui me fait honte tellement il estusé, troué, déchiré. Au revoir mon trésor. La prochaine fois, je pourraipeut-être t'écrire une lettre plus intelligente, mais ce soir, c'est impossible. Je pense à toi tendrement et reste ta Cica.

24 mars, de Frici Chère Mère et Cher Père, Maintenant que vous avez pris connaissance de mon sort, je saisis uneoccasion de vous faire parvenir une lettre pour vous dire que je vais bien –relativement aux circonstances – que je pense beaucoup à vous et aupremier voyage que nous ferons un jour pour vous revoir… Ne soyez pasinquiets, nous supportons cette croix que le Bon Dieu a voulu envoyeravec courage et tranquillité. Il est vrai qu'on est plein de fautes, mais que jene suis pas coupable de celles dont on voudrait m'accuser, c'est absolumentsûr… Heureusement, Nelly est vraiment héroïque. Je savais toujours que

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vous m'aviez donné un trésor, mais c'est seulement maintenant que jeconnais toute la grandeur de son âme… Heureusement, Nell et les enfantsont assez pour vivre et le temps approche où je pourrai de nouveautravailler et refaire tout ce qui a été perdu.

23 avril Ne te rends pas malade… il aurait pu nous arriver des choses beaucoup

plus terribles. Frici aurait pu être emmené par les Nyilas138 ou par leurssuccesseurs, dans un camp de concentration à l'ouest ou à l'est, et jepourrais être absolument sans nouvelles de lui, comme cela est pourplusieurs femmes que je connais. J'aurais pu m'enfuir avec les

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enfants et être mitraillée sur les routes et avoir perdu même ce que nousavons pu jusqu'à maintenant sauver. C'est vrai, l'état de santé de Friciétait l'été dernier très critique, mais maintenant il va beaucoup mieux – ila repris du poids – il recommence à avoir figure humaine – il exagèrequand il dit : Nous sommes bien nourris et je n'ai plus besoin de médecin.Chaque jour, Erzsi lui porte ses repas, et le médecin de l'endroit lui faitdes piqûres de glucose régulièrement – mais enfin, son entrain, sa vivacitéd'esprit, son ardeur au travail, sont restés les mêmes – il réapprendl'anglais, et me fait sans cesse des citations de poètes et de philosophesanglais pour me montrer comme il est calé, je lui envoie des livres "sérieux " – il a écrit lui-même un livre de 500 pages sur un sujet desociologie religieuse – enfin, tu le connais, il n'est pas homme à perdre sontemps… Une des seules qualités qui lui faisait défaut, l'humilité,l'abaissement matériel, le dépouillement, il les a acquises maintenantamplement de gré ou de force, vu la façon dont on le traite – car il n'esttoujours qu'un numéro anonyme avec lequel on peut être grossier mais quidoit être poli et déférent.

8 mai Je recommande à vos prières le jour du 31 mai. Peut-être ce jour-là sedécidera le sort de celui que tu aimes tellement. Je suis heureuse que celaprenne fin, mais j'ai peur quand même de voir arriver ce jour. Bien que

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nous ne voulions pas nous bercer d'espoirs illusoires, il y a quelquesraisons de penser que cela pourra réussir. Mais sait-on jamais… Sur unepelure d'orange, on peut se fracasser le crâne. Enfin nous prions, nousattendons.

Frici meurt le 15 mai.

Tu seras seulDoloroso

F. Wünscher avait enduré des conditions extrêmes durant la guerre dansles Dolomites : le froid, la longue solitude sous la neige, la pénurie depresque tout, sauf de l'amitié de ses camarades d'infortune. Une expériencelimite comme celle-là forge une personnalité. Il s'en souviendra durant seslongs mois de détention à la prison de Pestvidék. Les privations et le froid,son corps s'en souvient, les a déjà vécus. L'enfermement, l'oubli, l'abandon,son esprit y a résisté. En prison, il avait noté sur son livre d'anglais ces versd'Horace : " Donec eris felix, multos numerabis amicos, Tempora sifuerunt nubile solus eris. " (Tant que tu seras heureux, tu auras beaucoupd'amis. Mais dès que le ciel s'assombrira tu seras seul.). Dans l'une de seslettres à Nelly, le 22 novembre, il citait les noms de ses anciens amis oucollaborateurs qui lui avaient tourné le dos. Il ajoutait : " On est ici commedans une tombe. On est lentement oublié. "

Son courage était intact, mais les mauvais traitements ont eu raison de savie. Wünscher F., matricule 316, est mort à la prison du Tribunal criminelde Pest, le 15 mai 1946 vers 16 h. L'acte de décès mentionne qu'une crisecardiaque fut la cause de son décès. Nous avons plusieurs récits de l'événement, différents de cette versionofficielle. Ils proviennent tous d’un témoin essentiel, un ami de Frici,prisonnier à Pestvidék, Mgr Zadravecz.83 Ce prêtre a raconté lescirconstances de son décès à plusieurs personnes. Nelly elle-même, nous atransmis deux versions, à des époques différentes. La première, figure dansune lettre du 26 mai, soit onze jours après le décès. Elle était adressée à sa

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sœur, Germaine Laffitte, pour lui apprendre la nouvelle et la charger del'annoncer elle-même à leur mère afin d'en amortir la cruauté : On m'a ditque l'après-midi, lors d'un violent orage, il s'est senti oppressé et a voulualler chez le médecin pour se faire faire sa piqûre habituelle (elle ditailleurs que ce médecin était un docteur de la Hangya et un ami). Sortantde sa cellule, il s'est trouvé mal. Lorsqu'il est revenu à lui, se sentant trèsfaible, il a demandé un prêtre que, par une grâce spéciale, on lui aaccordé. Il s'est confessé, a reçu l'extrême-onction et la vie l'a quitté. J'aiparlé avec le prêtre qui était auprès de lui, mais hélas! Il ne m'a dit quedes généralités. On m'a rendu son corps juste pour l'enterrement, ainsi jen'ai pas pu le voir. Ce prêtre était Mgr Zadravecz. Il a adouci le récit des évènements pourépargner à Nelly une souffrance morale inutile. Ou bien, c'est Nelly qui aédulcoré sa version pour épargner sa famille.

Dans les années 1980, quand j'ai interviewé Nelly pour recueillir sessouvenirs, elle m'a présenté les faits quelque peu différemment. Jeretranscris l'enregistrement que j'en ai fait : Le directeur de la prison m'aproposé de m'entretenir avec Monseigneur Zadravecz qui l'avait assisté. Jel'ai vu le 18 mai et il m'a raconté que le soir, au moment de la promenade,on voulait le faire sortir, qu'il n'avait pas voulu, qu'il avait perduconnaissance et ne s'était pas réveillé : crise cardiaque, disait l'acte dedécès. Mais à un moment où le directeur de la prison a été appelé hors dubureau, l'évêque m'a dit que Papa s'était mis en colère, qu'un infirmier luiavait alors fait une piqûre. Il ne s'était pas réveillé. Deux ans après les faits, Mgr Zadravecz a raconté les circonstances dudécès à Mgr Zsigmond Mihalovics.84 Ce prélat qui avait présidé lesobsèques, a repris ce récit pour introduire l'ouvrage posthume de F.Wünscher.85 Il écrit que n'ayant pas réussi à rassembler les preuves pourl'inculper, « ils le gardèrent en prison dans des conditions inhumaines, euégard à son affection cardiaque. En cas de besoin, il avait droit à uneassistance médicale dans les locaux de la prison. Les circonstances de samort m'ont été révélées par un évêque, le 6 mai 1948. " Moi aussi, m'aconfié István Zadravecz, j'étais détenu dans la prison de Pestvidék. Le 15mai vers midi, j'ai été conduit dans un couloir quand j'ai vu deux gardiens

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malmener un homme avec brutalité. L'un deux le frappait à coups de pied.L'homme s'effondra. Je me précipitai vers lui et reconnus Frici. Je comprisqu'il vivait ses derniers instants. Je me penchai vers lui et lui dis : " Frici,pense à la Providence et à ta chère famille. " Je murmurai une prière pourconsacrer le sacrifice de sa vie tandis qu'il rendait l'âme entre mes bras.»

Un deuxième témoignage provient de Madame Madleine Sztopa, uneancienne amie de classe de ma cousine Elisabeth Tóth, née Tarcai. Sonpère, le général Emile Zách avait été incarcéré entre le 23 octobre 1946 etle 24 octobre 1949, à la prison Gyűjtőfogház à Budapest. Il est mort d’unecrise cardiaque le jour de sa libération. Durant sa détention, il partageait sacellule avec István Zadravecz et le colonel Lajos Csürös. A sa libération,Czürös se rendit auprès de la famille Zách pour témoigner de ce qu’ilsavait de leur père. Par la même occasion, il fit à Mme Sztopa le récit de lamort de F. Wünscher, qu’il avait entendu de la bouche de son compagnonde cellule, Mgr Zadravecz. En 1949, cet évêque a été placé en résidencesurveillée chez les Frères Piaristes à Kecskemét. Mme Sztopa est allée levoir et a entendu de sa bouche le même récit que Ccürös lui avait fait. Il luidemanda de le transmettre à l’épouse et aux enfants de F. Wünscher si elleles retrouvait un jour. Voici son témoignage : « F. Wünscher souffrait d’une affection cardiaque et il était autorisé à sesoigner en prison. Ses remèdes étaient enfermés dans une armoire àpharmacie au bout du couloir des cellules. Quand il se sentait mal, ilfrappait à la porte de sa cellule pour appeler le gardien et il pouvait allerchercher son médicament. Ce 15 mai, le gardien n’a pas répondu à sonappel. Voyant que son état devenait critique, ses compagnons ontcommencé à tambouriner à la porte de la cellule. Le gardien a fini parouvrir. F. Wünscher s’est effondré dans le couloir. Effrayé, le gardien a étéchercher le Directeur qui voyant la situation, n’a pas appelé le médecin,mais un prêtre. C’est ainsi qu’ils sont allés chercher Mgr Zadravecz quis'est agenouillé à ses côtés et lui a donné la bénédiction apostolique. Maisil était déjà mort. Le prêtre a relevé la tête et à haute voix il a prononcé cesmots : " Devant Dieu et devant les hommes, quelqu'un devra répondre decet acte. " Le gardien en chef s’énerva et lui lança :" Ta gueule ! " pour le faire taire. »

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Une première fois, en septembre 2000, cette dame avait déjà raconté cescirconstances à Martine. La version était semblable mais plus dramatique.En effet, la porte de la cellule ne se serait ouverte qu’à l’heure de lapromenade. Frigyes n’aurait pas eu la force de se lever. Alors les gardiensl’auraient pris et poussé dehors à coups de pieds. Il se serait effondré dansle couloir. Le journal Uj Ember a publié le 3 avril 1994 un article intitulé "Il y a cinquante ans, un citoyen catholique ". Il y est dit que F. Wünscheraurait été battu à mort.88

Voilà la tragédie, qui se résume à une poignée de mots. Nous ne savonsrien de plus sur ces 383 jours de détention, ni sur les circonstances exactesde sa mort. Mais ce que nous savons suffit. Frigyes Wünscher est mort avant d'avoir été inculpé, condamné ouinnocenté. Son procès devait s'ouvrir le 31 mai 1946. Il exprimait saconfiance en une issue favorable. Le dossier d'accusation manquait depreuves. Il n'y avait pas de témoins à charge. Il était serein et confiant. Sadernière lettre écrite à Nelly le 15 mai, le matin de sa mort, témoigne deson état d'esprit : " J'attends avec espoir le procès et suis sûr que le BonDieu nous permettra d'être ensemble le 1er juin… Le vent apporte dedehors l'odeur des jasmins, ce qui rend la prison plus insupportable encore.C'est ainsi que je connaîtrai le printemps cette année. "

Faire-partLamento

Le Dr Wünscher Frigyes est mort subitement dans sa cinquante-quatrième année.

Ses obsèques auront lieu le 20 mai à 11 heures au cimetière de Farkasrét.

La Sainte Messe du souvenir aura lieu à 10 heures à l'église de Felső-Krisztinaváros.

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Les obsèques de F. Wünscher sont célébrées dans l'ancienne église de saparoisse. Les murs de la nouvelle église qu'il avait projetée sortent juste deterre. C'est Mgr Zsigmond Mihalovics qui préside l'Office des morts. Nellyn'a pas voulu imposer ce chagrin à ses filles. Mais beaucoup de gens sontvenus, qui l’ont respecté et aimé.

Martine se souvient : Nous, les trois grandes, Kati (12 ans), Mati (10ans), Kiti (8 ans), nous sommes arrivées dans l'église en tenant notrecousine, Puci (19 ans) par la main. L'église était vide. Il n'y avait que lecercueil devant l'autel. Et Maman, toute petite, en noir, était à genoux àdroite du cercueil, la tête dans les mains. En entendant nos pas, elle a levéson visage en larmes, tout étonnée, bouleversée, et puis elle s'est levée, estvenue vers nous et son visage s'est illuminé de bonheur.

Ma cousine, Puci se souvient : Le cercueil a été porté jusqu'au cimetièreà dos d'homme. Nous marchions en procession en récitant le Rosaire.Là-haut, c'est en silence, devant Mgr Mihalovics et une vingtaine depersonnes que le cercueil a été mis en terre.

Mgr Mihalovics a écrit : Nous n'avions pas le droit de parler, mais noscoeurs saignaient. Une nuit profonde et épaisse était tombée sur le pays etl'Eglise… Le régime l'a piétiné et a dépouillé sa famille de tout ce qui luiappartenait. Sa veuve et ses orphelins ont trouvé refuge en France. Aucimetière de Farkasrét, sa tombe est abandonnée au chagrin.

Intermède Fin 1946

25 mai Je dois te dire que j'ai reçu au complet les deux magnifiques paquets etje ne sais comment vous remercier de tant de générosité… Cela m'a faitbeaucoup de bien et m'a fait sentir que je ne suis pas si seule… Kiti fait sapremière communion jeudi. D'ici là, il faut que je retourne à Somlyó.Malheureusement, je suis un peu ennuyée à cause de Frici dont l'état est à

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nouveau moins bon – Ces temps orageux l'oppressent beaucoup – il a ànouveau maigri et bien qu'il ne se plaigne pas, j'ai peur qu'il ne nouscache quelque chose – et puis l'approche du procès le travaille beaucoup.

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26 mai, à sa sœur Germaine, Ma bien chère Maine,

Je suis navrée de faire de toi à nouveau le messager de mauvaisesnouvelles, mais encore moins que la dernière fois (l'arrestation), je n'osel'annoncer directement à Maman. Imagine-toi la chose la plus affreuse,la plus cruelle qui puisse m'arriver. Jamais plus, je ne verrai mon cherFrici – ils me l'ont tué – oui, il est mort, tu as bien lu -… C'est arrivé sisubitement, si brusquement, il est mort le 15 mai, à 4 h de l'après-midi,naturellement sans que je le sache, sans que je puisse être auprès de lui –tout seul – entre un prêtre et un gardien de prison car jusqu'à la dernièreminute, on ne l'a pas laissé seul, on avait peur qu'il s'échappe – et il s'estéchappé en effet, pour toujours, me laissant seule – il s'est échappé de celong et lent martyre qu'avait été sa vie depuis 14 mois – martyre qu'ilsupportait avec tant de courage, de patience, de sérénité, de gaîté même –Car, quand j'allais le voir, il trouvait le moyen d'être gai et de rire commes'il était heureux…Nous aurions pu vivre encore tant d'années ensemble etil faudra que je les passe toute seule – Oh ! Cette affreuse longue routedénudée qu'est l'avenir, pour moi… Depuis 14 mois, nous étions séparés…Cela continue – mais parfois quand je marche dans la rue, la vérité meprend à la gorge – un immense gouffre s'ouvre devant moi ou bien il mesemble voir son visage dans le bleu du ciel, il me sourit. Mais la vie est cruelle et elle a vite fait de me rappeler à la réalité.D'abord, il faut laver sa mémoire des insultes dont on l'a couvert au coursde ces derniers mois – puis, il faut rester en contact, rassembler l'immensecohorte de ceux, souvent très humbles qui lui sont restés fidèles et quim'ont témoigné un attachement tellement touchant à son œuvre, à sapensée. Ils n'attendaient que lui pour revivre… et il est mort. Qui

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reprendra les fils maintenant de tant de choses qu'il a laisséesinachevées ? Et puis, il faut tenter de sauver ce qui reste encore de la fortune et la viereprend extérieurement comme d'habitude – il ne faut pas importuner lesautres par des plaintes ou des larmes… A-t-il pensé à moi avant de fermerles yeux ? Je ne sais pas, je ne saurai jamais. J'ai retrouvé, caché dans son livre d'anglais que l'on m'a rendu, ladernière lettre qu'il m'a écrite, le matin même de sa mort, très gaie commed'habitude, très entrain, il me disait : " J'attends avec espoir le procès, etje suis sûr que le Bon Dieu nous permettra d'être ensemble le

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1er juin… Le vent apporte du dehors le parfum des jasmins, ce qui rend laprison plus insupportable encore – ce n'est que comme cela que jeconnaîtrai le printemps, cette année. " Tu voudrais sans doute avoir des détails. J'en sais peu. On m'a dit quel'après-midi, lors d'un violent orage, il s'est senti oppressé et a voulu allerchez le médecin pour se faire faire sa piqûre habituelle. Sortant de sacellule, il s'est trouvé mal. Lorsqu'il est revenu à lui, se sentant trèsfaible, il a demandé un prêtre que, par une grâce spéciale, on lui aaccordé. Il s'est confessé, a reçu l'extrême-onction et la vie l'a quitté. J'aiparlé avec le prêtre qui était auprès de lui, mais hélas! Il ne m'a dit quedes généralités. On m'a rendu son corps juste pour l'enterrement, ainsi jen'ai pas pu le voir. Je ne le regrette pas – J'aime mieux garder l'imagevivante de son cher visage, tel que je l'ai vu pour la dernière fois – àtravers le grillage. … Dis à Maman que je suis forte, très forte et qu'elle attende ma venue.Car j'y pense plus que jamais. A la Légation, on m'a dit qu'on mefaciliterait le départ, mais que le retour serait plus difficile. D'autre part,ils disent qu'avec les enfants ce serait une entreprise très hasardeuse, carles autorités occupantes donneraient difficilement le visa de sortie pourtout le monde… Vous attendez peut-être que je revienne définitivement,mais pour le moment, c'est impossible tant que les affaires d'ici ne sont pasréglées – et tout le monde me dit que si je pars définitivement, je renonce àtous mes droits et surtout à ceux des enfants sur les réparations à venir.

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1er juillet Peut-être que je me leurre, mais tout depuis notre rencontre aussibrutale et inattendue que l'a été notre séparation, tout me semble suivre unchemin qui n'a pas été tracé par nous. Son éducation avait été loin d'êtrereligieuse, et lorsqu'à St Quay, il m'a suivie à la messe " pour me voirpendant plus longtemps ", il y a bien longtemps qu'il n'était pas entré dansune église. Mais déjà lorsque avant le mariage, il a été se confesser, cela aété plus qu'une simple formalité, car il ne pouvait rien faire que parconviction, et une fois qu'il a eu compris, il n'a pu que suivre la route quis'ouvrait devant lui, qui lui faisait découvrir son âme, mais qui s'ouvraitaussi sur la vie publique, l'appelant à professer ouvertement en tant quePrésident de l'Action catholique. Une seule chose lui avait manqué, laretraite, le renoncement, la souffrance – d'un seul coup, Dieu les lui aimposés, puis quand sa belle âme a été

1946purifiée, sans lui laisser le temps de se reprendre, Dieu l'a rappelé à lui… Ma vie qui n'était orientée que vers lui perd toute sa raison d'être – il ya les enfants, me diras-tu, oui, mais c'est cela justement qui me fait peur, jene saurai jamais les élever seule. J'aurais eu besoin de sa sagesse, de sonintelligence, de sa force.

16 juilletJe ne voudrais pas risquer de te causer une trop grande déception, mais

cependant, je ne puis me retenir de te dire qu'au début d'août, tu verrasarriver mes 3 aînées que je te confie pour trois mois – place-les chez qui tuvoudras, mais surtout, ne les garde pas toi-même, c'est trop de travail.Pourquoi pas moi ? Hélas, j'ai fait ce que j'ai pu, mais on ne veut pas melaisser partir – question passeport, visas etc. Les prisonniers français quiont séjourné en Hongrie ont offert d'héberger 400 enfants hongroispendant 3 mois. On m'a proposé naturellement de prendre les miens, vutout ce que Frici avait fait pour les prisonniers. J'ai longtemps hésité –m'en séparer, les laisser partir seules, puis j'ai pensé combien tu seraisheureuse de les voir, à défaut de moi. Moi, je ne pourrai partir que si j'ai

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un passeport français – que je ne peux avoir que si j'ai gardé manationalité française, et cela il faut que je le prouve – donc, en plus del'acte de naissance que je t'ai demandé, il me faudrait un acte de la mairiedisant qu 'en me mariant , je n 'ai pas renoncé à la nat ional i téfrançaise.Pendant qu'elles ne seront pas là, je pourrai plus tranquillementrégler la question logement, car il faut que je revienne habiter Budapestcet automne et la Fodor út est perdue définitivement. Il faut que je chercheun appartement, chose rare et affreusement chère dans une villebombardée.

1er août Voici que je t'envoie les 3 enfants qui te feront l'effet de tomber du ciel situ n'as pas reçu encore ma précédente lettre. J'attends avec impatience de recevoir les papiers pour essayer d'établirofficiellement ma nationalité française, grâce à quoi je pourrai obtenir unpasseport français et rentrer en France. J'ai beaucoup hésité avant de prendre la décision de rentrerdéfinitivement car en somme, les enfants me tiendront peut-être pourresponsable plus tard que je ne sois pas restée pour essayer de sauver leurhéritage – mais j'ai tout essayé, vraiment et on me fait la situation de plusen plus intenable, le nom que je porte est honni et dès que je le prononce,toutes les velléités s'effacent.

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25 août, à sa sœur Marguerite, Je pense que mes filles sont maintenant chez toi, et j'aimerais pouvoirespérer qu'elles ne te donneront pas trop de peine et de travail. Je vousremercie de les prendre ainsi à votre charge avec tant d'affectueusegentillesse…Pour moi, ici, la vie est assez triste, tu peux te l'imaginer. Laprésence des enfants me distrayait et j'avais quelqu'un à qui parler.

Maintenant, seule avec Baby (surnom de Marguerite), c'est assezdésespérant. J'ai dû me séparer d'Agnès, car ici, l'école commencedemain, et tant que je ne suis pas à Budapest, je voulais qu'elle suive saclasse normalement. La dame chez qui nous étions à Sárvár aimaitspécialement Agnès, et tout l'été, m'a écrit pour me demander de la lui

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rendre. Elle restera là-bas jusqu'à ce que j'aie réussi à m'installer àBudapest. Dis-moi, Kati est très désireuse de voir Paris, les musées, laTour Eiffel, Notre-Dame, le Louvre. Si vous avez l'occasion de l'emmenerune ou deux fois… 30 août Il y a 3 semaines, j'ai vendu toutes sortes de choses, à peu près pour1 500 florins et jusqu'à maintenant, j'ai été incapable de toucher un seulfiller des acquéreurs… Et comme j'avais besoin de cet argent pour acheterune vache, espérant recevoir l'argent, j'ai acheté la vache mais n'ai puencore la payer et l'ex-propriétaire veut la reprendre, car il a" acheté " du blé comptant sur l'argent de la vache pour le payer, et ainside suite ! Avant on nageait dans les trillions (de pengös), maintenant, onne peut même pas avoir 100 florins en poche. La maison est bien vide depuis que les enfants sont parties et Baby nesuffit pas, malgré son babillage sans queue ni tête, à remplir la maison. Toujours pas d'appartement en vue – et si j'en trouve, d'où sortirl'argent pour le payer. Je n'ai aucun revenu, et vends valeurs et bijoux,mais vu la rareté de l'argent, on ne vous offre qu'une bouchée même pourdes choses de très grande valeur. Cette question d'argent paralyse toute lavie. Je n'ai pas à me plaindre toutefois, car tout ce qui est essentiel dansl'alimentation, je l'ai ici, à Somlyó. Cette année, avec l'aide du régisseurqui m'est resté fidèle et très dévoué, j'ai loué 18 arpents de terre (unedizaine d'hectares) et ainsi j'ai une petite récolte suffisante pour payer lesimpôts et nous faire vivre : farine, pommes de terre, légumes, cochon,volailles, lait, c'est déjà pas mal. Il a fait des démarches et m'a fait obtenir25 arpents des anciennes terres, puis j'en ai loué encore 35 pour 1946-47,ainsi l'an prochain, ça se développera peu à peu.

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J'étais si fière d'avoir fait tout ça, d'avoir peu à peu réuni quelquesépaves, acheté, vendu, changé, pour former l'embryon d'une petitepropriété, et pour pouvoir remettre cela dans les mains de Frici !!! Jem'étais lancée là-dedans avec tant de joie, tant d'entrain. Somlyó, je nesais pourquoi, nous tenait tellement à cœur à tous les deux, nous aimions

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tellement être ici – et quand je lui écrivais que j'avais fait une chose oul'autre ici, lui aussi, malgré son impuissance d'alors, seréjouissait d'avoir de quoi partir à nouveau, se rendre indépendant. Etvoilà ! Dieu me garde mon vieux régisseur, car sans lui, je n'aurais qu'àfermer boutique. A ce qu'il me semble, ce n'est pas pour rien que je suisfille de paysan pour aimer tellement la terre.

8 septembre Tout le monde me conseille vivement de laisser les enfants là où ellessont, qu'elles aillent à l'école et prennent un train de vie normal. Car il y aà nouveau un petit espoir que je puisse aller les rejoindre avec les deuxautres enfants – et dans ce cas, il est possible que je m'installedéfinitivement. Et maintenant, sais-tu ce que j'ai trouvé à Somlyó à mon arrivée ? Lamaison, le parc, la maison de l'intendant, y compris les deux chambres quej'y occupais, pleines de… concitoyens de Mme de Ségur, mais en moinsromantiques. Ils sont arrivés en mon absence, et voyant la place vide, ilss'y sont installés – le pauvre intendant a " volé " ce qu'il a pu dans mesarmoires en leur absence et a tout transporté dans sa chambre… Ils ontcouché dans mes lits, dans mes draps et tu me croiras si tu veux, ils y ontfait la même chose que le Maréchal de Ségur. Il y en a 6 chez nous, et lereste dans le " château " (la maison principale), il faut les servir, leur fairela cuisine, préparer leur bain, faire le ménage, donner les œufs, la volaille,la graisse, le pain, sans rien recevoir en échange. Ils ont trouvé moyen defaire sauter des serrures et disperser les quelques restes de meubles qu'il yavait encore. Pauvre maison ! Qu'en restera-t-il à la fin ?… Le parc estplein d'autos et il nous est défendu de franchir le seuil du jardin… Cetaprès-midi, je suis allée au potager, plus une tomate, plus un melon, ils lescueillent même verts, ils ont arraché les aubergines et après avoir mordudedans, les ont jetées, les buissons de framboises sont dévastés et piétinés. Dans la chambre contiguë, ils parlent, chantent et boivent. A quelleheure pourra-t-on dormir ? J'ai bien reçu les actes de naissance et de

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mariage, merci!!! Quant à ce que j'ai signé *, il serait bon que vous n'enparliez pas pour que cela puisse être oublié au besoin. En parlant de Kati, tu me dis que tu lui as dit qu'elle devait se montrerdigne de son père – c'est ce qu'elle dit toujours et même elle a dit un jourque si elle se marie, elle veut garder son nom de jeune fille.pour que ses enfants le portent aussi, mais c'est aussi la raison pourlaquelle elle ne veut pas vivre autre part que là où elle est née. 10 septembre, à sa sœur Germaine, Vois-tu, c'est ma plus grande inquiétude de ne pas être capable d'élevermes enfants comme il faut maintenant que je suis seule. Maman me dit queFrici n'aurait eu que peu de mots à dire étant donné que ce sont des filles –peut-être et je me plaignais souvent qu'il les gâtait trop et qu'avec lui, il n'yavait jamais de règlement qui compte. Mais il était pour moi une base fixesur laquelle je pouvais me mesurer, un jugement sûr et droit, une énergieconstante toujours fixée sur le but, sans connaître les hésitations ni lesretours en arrière, enfin comptant sur lui, je pouvais rectifier mes erreurs– maintenant qui me dira si je fais fausse route, si je me trompe… Alors que j'étais à Budapest, les Russes ont occupé la maison inhabitéeoù j'avais rangé les quelques meubles qui me restaient. J'avais faitremettre en état les lits des enfants depuis qu'elles sont parties, et eux, aubout de 10 jours ils sont partis, emportant la literie, et de tous les meublesils ont fait du petit bois, les placards, une partie des doubles fenêtres et desportes de même… Ils ne laissent que la désolation derrière eux… Alors, aulieu que ma situation s'améliore, cela va de pire en pire et si les enfantsrevenaient, je n'aurais ni un lit, ni un matelas pour les coucher. Et je medis, à quoi bon avoir essayé de préparer une vie plus normale, d'avoirremis à neuf, nettoyé tout cela – pourquoi faire des efforts pour remonterle courant puisque tout va quand même à vau l'eau… 15 septembre

J'espère que tu as reçu ma dernière lettre annonçant la probableréussite du projet depuis longtemps caressé. Nelly est allée pour cela àBudapest où elle a reçu enfin la confirmation qu'elle pourrait allerrejoindre dans un mois environ ses trois filles. Tu penses combien elle estheureuse, bien qu'el le tremble qu'au dernier moment quelqueempêchement ne survienne.**

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___________________________________* Probablement l'abandon de sa nationalité française lors de son mariage** Elle écrit à la 3e personne pour éviter que la censure ne signale sondépart comme une fuite.

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23 septembreIl faut que je sois sûre qu'entre temps vous ne laissiez pas partir les enfants… et qu'on ne vous fasse pas de désagrément – je veux dire certainesautorités* qui se délèguent le droit de s'occuper de choses dont on ne les apas chargées – qui sont par exemple, allées visiter lesenfants, et m'ont transmis un message de leur part. Or, ces autorités " sontcelles qui m'ont pris la Fodor út. Alors, tu comprends si je les porte dansmon cœur et si je leur dénie le droit de se mêler de mes affaires. C'est laLégation de France qui m'a offert d'emmener les enfants, et le FrèreAlbert** en est le représentant. C'est lui seul qui doit décider. D'ailleurs,au départ, je l'avais prévenu de la possibilité que les enfants ne reviennentpas – il m'a promis qu'il arrangerait ça.

1er octobre La tempête succède à la tempête et le tonneau des Danaïdes continue àse vider. Il y a 5 jours, des visiteurs nocturnes, après avoir fait sauter laserrure de la porte d'entrée, ont vidé toute une armoire où étaientaccrochées robes et manteaux, qu'on m'avait donnés pour moi ou lesenfants ou que tu m'avais envoyés. C'est un beau bilan n'est-ce-pas? sanscompter la peur que cette irruption nocturne (2 h du matin) m'a laissée.

14 octobre, de son amie, la baronne Nopcsa, Petite Sœur des pauvres, " Nelly a enfin son visa russe et tous les papiers en ordre, elle m'a priéde vous écrire en son nom, car elle a tant à faire avant son départ qu'ellen'aura pas un instant à elle. Elle doit partir dans un camion français entre le15 et le 20 pour Vienne. De là, on ne sait pas au juste quand ellecontinuera, mais cela n'a aucune importance du moment où elle aura passénos frontières. Elle part bien accompagnée, rapatriée avec les 2 petites.Figurez-vous que vendredi, elle vient tristement chez moi, me disant : "

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Toujours pas de visa russe " … et elle ajoute : " C'est le 13e anniversairede mon mariage civil, et demain sera celui de l'église, que de bonheur j'aieu avec Frici. Malgré toutes mes douleurs actuelles, ce

______________________________* Elle désigne ainsi le très puisant parti communiste d'Ivry où résident ses

parents** Directeur de l'Ecole des Frères des Ecoles Chrétiennes qui nous fut un

grand soutien

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serait à recommencer, je recommencerais… " … Et le lendemain, ellem'annonce : " J'ai le visa russe. C'est le cadeau d'anniversaire de Frici. Jelui avais tant demandé. " Puis, elle est partie à Sárvár chercher Agnès."

Probablement, le 31 octobre, juste pour ses 39 ans, Nelly vêtue d’ununiforme militaire, prend place aux côtés de soldats français dans uncamion militaire pour être rapatriée en France, via Vienne. Ses deuxpetites filles, Agnès, 6 ans et Marguerite, 3 ans sont cachées dans descaisses sous les banquettes en bois. Elles n'en sortiront qu'après le passagede la frontière austro-hongroise. Ce rapatriement a été organisé par laLégation française à Budapest.

Vienne, dimanche 3 novembre Nous sommes en panne à Vienne parce qu " 'à cause des fêtes ", onn'organise pas de convoi. Le prochain partira mercredi et nous en serons.– si bien que j'espère que dimanche prochain nous serons à la maison. – àmoins qu'à Strasbourg, on ne nous laisse pas rentrer, ce qui est toujourspossible…mais ne t'inquiète pas, je m'arrangerai. La Providence nous aencore aidées ici. La veille du départ de Budapest, j'ai reçu une lettred'Herminie*, me disant que son cousin Christian de Nicolaÿ avec qui j'aiété à la Sorbonne, était attaché ici à la Légation – mon premier soin a étéd'aller le trouver et il nous a procuré une chambre dans un bon hôtel

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chauffé, " réservée à l'amie française ", et une carte de repas dans un messd'officier – tout cela aux frais de la princesse. L'avantage de cela, c'est quej'ai le temps de me reposer. Le temps est très doux ici à côté du froid quisévissait à Budapest mais c'est très triste pour moi de revoir Vienne seule. Pauvre Vienne combien triste et sans entrain – pauvre peuple usé,élimé, pâle et affamé. Quel contraste avec Budapest grouillant de vie, auxboutiques débordant de denrées – et les hongrois se plaignent. La seulechose agréable ici, c'est qu'on voit peu de Russes ! A bientôt, j'espère vraiment. Nelly, Agnès, Baby.

Quelques jours plus tard, Nelly et ses deux filles arrivaient au petitmatin à Ivry sur Seine, chez ses parents au 22 rue Raspail. Réveillée par lecoup de sonnette, Bonne Maman apparaît sur le perron du pavillon,immense dans son pyjama de pilou rose. Une nouvelle vie commence. __________________________

* Herminie de Cossé-Brissac, une amie d'enfance

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Accusé, levez-vous!

J'ai vu l'époque, l'époque tumultueuse et mauvaise

travaillée par les hormones de la haine et les pulsions de la domination,

l'époque destinée à devenir fameuse, à devenir l'Histoire,

qui s'y chamarrerait de l'envers de nos misères. Des millions de son espèce vouée au malheur

entraient en indignation au même moment et se sentaient avoir raison avec violence,

prêts à soulever le monde, mais c'était pour le soulever

sur les épaules brisées d'autres hommes.

Henri Michaux,Epreuves, Exorcismes, 1945

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Ainsi, F. Wünscher ne sera jamais condamné. Il ne sera pas non plusjustifié des charges qui ont pesé sur lui.

Nous allons donc maintenant reconstituer un chaînon manquant, celuid'un procès qui n'a pas eu lieu. L'accusé aura la parole et pourra sedéfendre des accusations portées contre lui, ce que l'Histoire lui a refusé. Jele ferai à partir des pièces figurant dans son dossier ou ce qui nous enreste : son acte d’accusation, les procès-verbaux d'interrogatoire et sesécrits pour sa défense. István Simon a pu consulter ces sources officiellesaux Archives nationales. Nelly nous en a transmises certaines traduites enfrançais. Je m'appuie, en outre, sur des documents inédits retrouvés récemment, lejournal que Frici écrivit au jour le jour pendant son séjour à Sárvár,concernant les menaces qui s 'accumulaient sur la Hangya avecl'installation des communistes au pouvoir. Et la correspondance secrète quemon père et ma mère ont entretenue pendant les quatorze mois dedétention, qui relate tout ce qui concerne le procès : circonstances,accusations, rumeurs et faux-témoignages, arguments, propos des avocats,dépositions.

F. Wünscher avait demandé à deux avocats d’assurer sa défense : ImreKerner, István Nemes Móricz. Ils avaient accepté moyennant des sommesque Nelly devait transporter dans des valises en raison des dévaluationsfulgurantes de la monnaie hongroise. Un troisième avocat, Káldi fut appeléplus tard, parce qu'il avait défendu des causes similaires avec succès.

Pour faciliter la compréhension, je vais me livrer à une simulation enfaisant dialoguer l'accusation et la défense. Ce procès imaginaire restevirtuel. Néanmoins, tous les éléments qui m'ont servi à la reconstitutionsont véridiques.

Le Procureur du peuple est désigné par PP. et l'accusé, par WF.

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PP : Vous avez été informé des charges graves qui pèsent contre vous.Vous devrez répondre essentiellement de trois chefs d’accusation. En premier lieu, vous avez organisé le pillage du pays par lesAllemands. Non seulement vous avez approvisionné l'armée allemande surnotre territoire en détournant les stocks de vivres vers l'ennemi, mais vousavez organisé les exportations de la Hangya vers l 'Allemagne.Qu'avez-vous à répondre à cette accusation qui fait de vous un criminel deguerre ?

WF : Ce serait effectivement un acte de haute trahison si la Cour pouvaitapporter la preuve que j'ai moi-même commis les crimes dont ellem'accuse. Puis-je me permettre de rappeler à la Cour les faits avérés quemes témoins pourront confirmer? Par ailleurs, il est aisé de retrouver lestraces des transactions commerciales effectuées par la Hangya dans lesdocuments joints aux marchandises exportées et dans les livres de comptesde la Hangya. J’ai eu l’honneur de diriger la Hangya pendant onze ans, depuis 1934 etjusqu'à ce que j'en ai été démis le 1er mai 1945. Grâce à nos efforts, elle estdevenue le fleuron du mouvement coopératif hongrois avec 2000coopératives de production et 80 usines de transformation. Notre centraled'achat permettait de rémunérer correctement les producteurs et destabiliser les prix dans nos 4000 magasins coopératifs.86 Pour améliorer laproductivité, nous avons créé des coopératives d'utilisation du matérielagricole et de semences. Les petits paysans ont ainsi disposé des mêmesmatériels que ceux qui travaillent dans les grandes propriétés. Si tous cesévénements dramatiques ne s’étaient pas produits, nous aurions atteintnotre objectif : 500 000 pengös de chiffre d’affaires par an. Pour accompagner cette croissance, notre priorité a toujours été, il estvrai, de chercher à développer les exportations vers les pays d'Europe del'Ouest. Nous avons créé de nouveaux débouchés pour nos produits et celan’a pas plu à nos concurrents qui régnaient jusqu'à présent sur les circuitsde distribution et les échanges commerciaux. Ils ont réagi en essayant denous attaquer, ce qui est compréhensible. Il n'en reste pas moins que nousétions meilleurs. La preuve en est que notre clientèle ne cessaitd'augmenter dans nos magasins. Et les bénéfices sociaux étaient

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redistribués à nos adhérents. Pendant la guerre, nous avons continué àapprovisionner les populations en nous efforçant de maintenir stables lesprix des denrées alimentaires.

PP : Venons-en au fait. Vous avez bien organisé les exportations de laHangya vers l'Allemagne ?

F.W : Je vous répète que nous voulions à tout prix éviter une politiquecommerciale d'exclusivité. Nous cherchions à ouvrir des marchés vers lesAlliés. D'autre part, si je me situe d'un point de vue strictementéconomique, les exportations vers l'Allemagne avaient des inconvénients.La lourdeur des réglementations et la chute du Mark constituaient desfreins au développement de nos transactions. Nous devions nous tournervers des pays à devises plus fortes pour rembourser les banques auprèsdesquelles nous étions endettés et ainsi nous désengager de l'Etat. Si vous consultiez les archives de la Hangya, vous constateriez quedurant les mois précédents la guerre, les contingents alimentaires n'ontcessé de diminuer en direction de l'Allemagne. D'ailleurs, à partir d'octobre1940, le gouvernement a suspendu la liberté d'exportation. Lesdestinations, la nature, les quantités et les prix étaient décidés par leministère du Commerce extérieur lui-même. C'est lui qui nous délivrait lesautorisations et nous nous chargions seulement d'acheminer lesmarchandises. Il est donc impossible de me tenir pour responsable d'unequelconque augmentat ion des transactions entre la Hongrie etl'Allemagne.66 Par contre, je me permets de rappeler à la Cour qu'au prixde mille difficultés, j'ai pris le risque de continuer à exporter des vivres auxAlliés de 1939 à 1944, jusqu'à l'occupation du pays par l'armée allemande. Je vous citerai quelques preuves de ma constante préoccupation. En décembre 1939, je me suis personnellement rendu à Paris pour fixerles modalités d'une livraison de bétail destinée à l'armée française. Trentemille carcasses de bœufs furent ainsi acheminées vers la France de janvierà avril 1940, via l'Italie. La viande transportée par wagons frigorifiques aété remise à l'entreprise Legendre en gare de Modane. Cette sociétéspécialisée dans le commerce du bétail importe maintenant des Etats-Unis.D'ailleurs, la presse nationale pro-allemande m'a attaqué violemment à

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cette époque et l'Italie s'est ensuite opposée au passage des convois sur sonterritoire. En avril 40, plusieurs wagons de salami hongrois ont été stoppésde ce fait. Les autorités hongroises ont aussi interdit l'exportation de porcsen Belgique et en Hollande. J'ai donc pris la responsabilité de diriger les exportations de la Hangyavers d'autres débouchés et me suis ainsi trouvé à la limite de la légalité.Ainsi, de 1940 à 1943, nous avons effectué des livraisons de viande demouton et de bœuf vers la Grèce, de pelisses de peau d'agneau vers l'arméesuédoise. Cinq tonnes de viande de porc ont été acheminées versl'Angleterre alors qu'aucune société d'exportation ne voulait courir cerisque, de la poudre d'œuf et des semences vers le Portugal, des fruits versla Suède.

PP : Selon vos affirmations, vous n'aviez par reçu d'autorisationofficielle pour toutes ces transactions.

WF : Je reconnais avoir évité de demander des autorisations officiellespour effectuer certaines exportations vers les Alliés. Je suis convaincu queje ne les aurais d'ailleurs pas obtenues.

PP : Ce commerce vous a permis d'amasser une fortune immense et devous enrichir aux dépens de la Hangya.

WF : Je n'ai jamais touché de dividendes sur les bénéfices que réalisaitla Hangya.

PP : Alors, comment vous êtes-vous offert une villa de dix pièces à Peste t une p ropr ié té de p rès de 300 hec ta res sur l a commune deSzabadbattyàn ?

WF : J'avais effectivement un très bon salaire à la Hangya, en rapportavec mes responsabilités. J'ai pu ainsi construire à Buda notre maison de laFodor utca pour y loger ma famille. Nous l'avons fait agrandir au fur et àmesure de la naissance de nos cinq enfants. En 1939, nous avons puracheter le domaine de Somlyó dont le propriétaire voulait se débarrasser

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et qu'il avait laissé à l'abandon. Je l'ai payé intégralement de mes deniers.

PP : On dit que vous vous êtes servi de la Hangya pour remettre en étatvotre propriété.

WF : Ce sont effectivement des rumeurs qui courent ces derniers temps.Ce qui est exact, c'est que les expériences de culture et d'élevage étaientpartagées, et que j'ai repris le même type d'organisation et d'habitat pourles paysans qui travaillaient sur le domaine de Somlyo. Mais sur le planéconomique, les deux gestions étaient évidemment séparées. Par principe,je me suis toujours opposé à forme de malversation pour ceux quidépendaient de moi. Il me fallait donc être moi-même exemplaire.

PP : A vous de nous fournir les preuves que vous n'avez pas profitéd'avantages en nature et que vous ne vous êtes pas rémunéré sur lesexportations de la Hangya.

WF : La preuve en est que je ne bénéficiais d'aucune participation, carmes émoluments étaient plafonnés. Lors de ma nomination au poste dedirecteur, le gouvernement avait refusé de m'accorder une rémunérationproportionnelle aux résultats de l'entreprise, comme je l'aurais souhaité.Mon traitement était fixe.

PP : Avez-vous retiré un bénéfice personnel de ventes illicites?

WF : En aucun cas. La Hangya ne s'est rendue coupable d'aucundétournement au bénéfice de quiconque. Toutes ces opérations ont étéeffectuées ouvertement et contrôlées par les différents responsables del'entreprise. Je répète que nous étions endettés auprès des banques quiexigeaient que nous les remboursions en Pengö, dans la monnaiehongroise. Les créances en Mark étaient un sérieux handicap pour notredésendettement. C'est aussi la raison pour laquelle j'ai essayé de continuerà diversifier nos débouchés à l'exportation comme je l'avais fait avant1940.

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Je rappelle à la Cour que le jour de mon arrestation, j'ai remis à la policetous les fonds de la Hangya que je gardais en dépôt. Toutes les opérationscommerciales sont enregistrées sur nos livres de comptes. Vous ytrouverez également le détail des ventes d'œuvres d'art que possédaient laHangya et que nous avons réalisées au moment de notre délocalisation.

PP : Ainsi, vous niez que vous ayez exporté vers l'Allemagne ?

WF : Non, je reconnais que la Hangya a dû réaliser des transportsalimentaires vers l'Allemagne. Mais dans ce cas et pendant quatre ans, cestransferts nous ont été imposés. Je n'avais pas le choix. J'ai obéi à desordres. Je précise que je parle de la période où les armées du Reichoccupaient la Hongrie. Ces livraisons ont pris fin le 15 octobre 1944.

PP : Mais vous saviez qu'en soutenant les intérêts militaires allemands,vous détourniez les vivres de la population du pays ?

WF : Je récuse également cette allégation. Notre souci permanent atoujours é té de s tocker les réserves a l imenta i res à l ' abr i desbombardements et de mettre à la disposition de la population les vivresdont elle avait besoin. Ainsi, l'année dernière, alors que le pays étaitentièrement occupé et que l'armée allemande réquisitionnait, la Hangya adétourné des centaines de porcs de la Bácska pour les livrer à la populationcivile hongroise.

PP : Vos déclarations sont contradictoires. Comment pouvez-vous enmême temps reconnaître que la Hangya a exporté vers l'Allemagne etsoutenir que c'est contre votre volonté qu'elle l'a fait ? Vous jouez sur lesdates et rejetez sur les autorités la responsabilité de vos décisions. Vousavez bel et bien contribué à soutenir leur effort de guerre. Et c'est ledeuxième crime qui vous est reproché : vous avez voulu transférer laHangya en Allemagne et la cour qualifie ce délit de crime de hautetrahison.

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WF : Je jure sur l 'honneur qu'aucune exportation de vivres oud'équipements agricoles n'a été effectuée vers l'Allemagne depuis le 15octobre 1944. Nous n'avons jamais formé le projet d'y transférer laHangya.

PP : Alors pourquoi avoir décentralisé vers le nord ouest du pays enréinstallant vos entrepôts et le siège de la Coopérative, à Polgárdi dès lemois de mars 1944, puis à Sárvár ? N'était-ce pas des étapes en directionde l'Allemagne?

WF : Dès février, le Ministère de la Défense avait conseillé auxentreprises d'Etat de se replier en province. Je rappelle à la Cour que le 19mars 1944, la Werhmarcht entrait à Budapest. Les avions alliés ont alorscommencé leurs raids, le 2 avril, et nos bâtiments et entrepôts pouvaientdevenir la cible de destructions. Dès lors, il était de ma responsabilité deprendre des décisions pour mettre nos stocks et nos marchandises à l'abri.J'ai d'ailleurs demandé l'accord du gouvernement pour transporter lesréserves alimentaires au-delà du Danube, à Polgárdi. Nos entrepôtsrestaient à disposition de la population hongroise. Nous avons continué àtravailler malgré les difficultés et j'effectuais toujours mes tournées enprovince. De plus, nous avons aussi décentralisé des magasins vers l'est dupays. Par exemple, j'ai fait transférer notre entrepôt de textile à Eger

PP : Vous reconnaissez que vous avez ensuite installé le siège de laHangya à Sárvár ? Encore un peu plus près de la frontière ?

WF : En effet, car les risques étaient trop importants à Budapest. Laligne de front se rapprochait de la capitale. La loi martiale avait étépromulguée. Je n'avais pas le choix. Je devais obéir aux ordres duministère, bien informé de l'évolution de la situation. Nous nous sommesrepliés sur Sárvár fin octobre. C'est là qu'une partie des réservesa l imenta i res a é té s tockée . Nous poursuivions not re tâche e tl'approvisionnement se faisait tant bien que mal.

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PP : Vous avez organisé l'approvisionnement des coopératives au-delàdu Danube. Vous saviez que dans cette région se trouvait l'administrationdes Croix fléchées et les troupes allemandes. Ils s'étaient repliés à Sopronet à Köszeg. Vous avez donc approvisionné les ennemis du peuplehongrois et soutenu les intérêts allemands.

WF : Sárvár était le centre de la zone non occupée. Son choix étaitstratégique pour le secteur clé de l'économie hongroise en ces temps deguerre. Les vivres étaient à la disposition des populations victimes de laguerre.

PP : En choisissant cette région, vous vous mettiez sous la protectiondes Croix fléchées.

WF : Si vraiment ça avait été le cas, je ne serais pas ici devant vous.J'aurais quitté le pays avec eux pour me réfugier en Allemagne avec mafamille.

PP : Alors, pourquoi avoir installé aussi votre famille à Sárvár. ?

WF : Le siège de la Hangya s’y trouvait. Il fallait que je sois présent sije ne voulais pas être accusé de délit de fuite. Je n’ai fait que mon devoir.Ma famille est venue avec moi, parce que notre propriété de Somlyó étaitoccupée par des officiers allemands. Mon épouse et mes cinq petites fillesne pouvaient plus y vivre et je sentais ma famille plus en sécurité auprès demoi. Lorsque la maison que j'avais louée à Sárvár a été occupée par l'arméesoviétique, nous avons été accueillis au siège de la Croix-Rouge suédoiseavec 200 autres réfugiés.

PP : Mais vous aviez bien l'intention de fuir puisque vous aviez inscritvotre famille sur la liste des personnes à évacuer ?

WF : Oui, je les ai inscrites par précaution. C'était mon devoir de le fairecomme pour tous les employés de la Hangya et leur famille. J'ai d'ailleurspermis, à tous ceux qui le voulaient, de partir en mars 1945 en leur

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fournissant passeports, autorisations, véhicules et subsides. Mon épouse etmoi, nous avons choisi de rester.

PP : C'était pour défendre vos intérêts. Vous vouliez tenter de récupérerles biens qui vous avaient été confisqués pour être mis à la disposition dupeuple.

WF : Je ne voulais pas abandonner mon œuvre. Cette volonté m'asoutenu malgré les menaces qui pesaient sur nous.

PP : Quelles menaces ?

WF : J'avais tous les moyens à ma disposition pour fuir à l'Ouest. Jesavais que si je restais, je serais menacé par les Croix fléchées. Et pourtant,en accord complet avec mon épouse, nous avons choisi de rester avec noscinq petits enfants, et de supporter les souffrances et les exactions qui nousattendaient, plutôt que de partir nous réfugier en Autriche ou en Suisse.Nous avons préféré rester et, avec une poignée d'employés et de fidèlesadhérents, nous avons continué à assurer la gestion de la Coopérative,l’approvisionnement de la population et la sécurisation des installations. Jem’y étais d’ailleurs engagé auprès du haut commandement militaire russeauquel j’avais demandé l’autorisation de continuer ma mission à la tête dela Hangya. Je n’allais pas quitter le navire quand il prenait l’eau.

PP : Vous avez pu disposer librement de ces stocks pour faire bénéficierde vos largesses les Croix fléchées. Vous êtes accusé d'avoir collaboréavec les fascistes. Répondez-vous de ce crime ?

WF : Que la Cour me permette de préciser d'abord que si les Croixfléchés ont disposé de nos stocks, c'est que nous n'avons pu les empêcherde les piller en s'enfuyant. Je n’ai jamais trahi les intérêts supérieurs demon pays. Jusqu’à mon arrestation, je n’ai eu de cesse de protéger laHangya contre toute forme d’agression.

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PP : Répondez sur le fond. Avez-vous participé au vote des loisanti-juives du régime de Szálasi, oui ou non ?

WF : Je démens avec la plus grande fermeté avoir commis une telleinfamie. J'avais déjà manifesté ma condamnation de l'occupationallemande en refusant d'être présent à l'intronisation de Döme Sztójay quele régime nazi avait imposé au régent Horthy en mars 44. Quand FerencSzalási a pris le pouvoir, j'ai marqué ma réprobation en refusant departiciper aux travaux de la Chambre Haute quand elle siégeait à Sopron.J'ai calqué mon attitude sur celle du Cardinal Jusztinian Serédi, qui pensaitque si la plupart de ses membres étaient absents aux délibérations de laChambre Haute, il n'y aurait pas de vote et les lois anti-juives seraientinvalidées. Je n'ai jamais été membre du parti des Croix fléchées nid'aucune autre organisation similaire, et ceci malgré les menaces dont j'aifait l'objet.

PP : C'est faux. Les Croix fléchées ne vous auraient pas confirmé à latête de la Hangya si vous n'étiez l'un des leurs.

WF : Je n'ai jamais appartenu au parti des Croix fléchées. C'est unecalomnie. D'ailleurs, la Cour omet de signaler que le 15 octobre, dès qu'ilsont pris le pouvoir, les Nyilas m'ont suspendu de mes fonctions, alléguantque j'étais un homme de l'ancien régime, un partisan du Régent Horthy,auquel on ne pouvait plus faire confiance. La preuve que je n'étais pas desleurs, c'est qu'ils m'ont aussi démis de mes fonctions de directeur del'Agence cinématographique et de l'Agence de Publicité.

PP : Et pourquoi auraient-ils changé d'avis en vous rappelant à ladirection de la Hangya ?

WF : Ils ont dit que j'étais " indispensable ". C'est leur expression.D'ailleurs, les faits leur ont donné raison puisque l'entreprise s'est trouvéedu jour au lendemain paralysée.

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PP : Vous êtes revenu vous mettre aux ordres des fascistes parce qu'ilsvous trouvaient " indispensable " ?

WF : Je suis revenu pour faire œuvre utile pour mon pays et non pourfaire allégeance au parti des Nyilas.

PP : Vous vous prenez pour un héros ?

WF : Je ne suis pas un héros. Je vous l'ai dit, j'ai fait mon travail. Maisj'ai voulu me garantir justement de l'accusation que vous portez aujourd'huicontre moi. J'ai même téléphoné à Lajos Reményi-Schneller87 qui m'avaitnommé à ces fonctions, pour lui demander son avis. Il m'a donné l'ordre derevenir. J'ai accepté dans le cadre strict de la loi et des dispositions de moncontrat. J'ai repris mon travail à la Hangya, sous étroite surveillance.88

PP : Vous souteniez le régime de Horthy conservateur et fascisant.Pouvez-vous le nier ?

WF : J'ai toujours été loyal envers lui mais j'ai refusé de m'engager dansle parti conservateur. Je servais le pays d'une autre manière.

PP.: En 1938, vous avez été suspecté d'avoir fomenté un putsh fascisteavec les partisans du Volskbund.89

WF : C'est une calomnie visant à discréditer mon travail à la Hangya quidevait gêner les petites affaires de certains, marchands et profiteurs. Cetterumeur a été officiellement démentie. L'agence Havas en a fait état. Al'époque, mes ennemis étaient déjà à l'extrême droite. J'en donnerai pourpreuve la violente campagne de février 40 organisée contre moi par lesCroix fléchées qui n'appréciaient pas mon indépendance à la tête de laHangya.

PP : Vous n'avez pas hésité à trahir certains de vos amis par ambition.Ainsi, votre bienfaiteur, Miklós Kozma.

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WF : Il s'agit encore de mensonges. J'étais sous les ordres de M. Kozmapendant la guerre dans les Dolomites. Il m'a fait l'honneur de m'appeler àses côtés pour créer la MTI qui est devenue une magnifique entreprisegrâce à notre travail et à notre collaboration fructueuse. Le gouvernementm'a proposé de reprendre la direction de la Hangya à une époque où ellepériclitait. J'ai accepté cette mission difficile après avoir beaucoup hésité.Je suis resté en excellents termes avec M. Kozma. Je n'ai pas revendu lesactions de la MTI que je possédais et j'ai continué à participer au Conseild'administration de cette entreprise. Il m'a toujours consulté sur lesquestions économiques pour lesquelles il me faisait totalement confiance.

PP : Quelles étaient vos relations avec Gyula Gömbös ?

WF : Nous nous sommes connus aussi pendant la guerre. J'étaiségalement sous ses ordres. Nous sommes restés en relation jusqu'à sa mort,en 1936.

PP : C'est lui qui vous a mis à la tête de la Hangya ?

WF : Oui, c'est exact. Il était alors Premier ministre et il pensait quej'avais les compétences pour assumer cette responsabilité difficile. Il savaitqu'il pourrait compter sur moi parce qu'il m'avait déjà vu à l'œuvre.

PP : Ca ne vous a pas dérangé d'avoir pour ami le général Gömbös qui aorganisé la terreur blanche contre les partisans de Béla Kun ?

WF : J'ai toujours condamné les exactions et les massacres exécutésdans les deux camps. Je n'ai pas changé d'idée. Toute forme d'extrémismepolitique conduit à la violence et au malheur des populations qui en sontles victimes.

PP : Mais vous partagiez ses idées. C'était un fasciste.

WF : Je ne suis pas ici pour le défendre ou le condamner devant cetribunal. Il a disparu depuis dix ans et ce n'est pas lui qui est accusé

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aujourd'hui. D'ailleurs, je signale à la cour, qu'à l'époque où G. Gömbösétait à la tête du gouvernement, il s'est montré bien plus modéré quenombre d'autres hommes politiques de premier plan, avant ou après lui.L'histoire lui rendra justice.

PP : Comment avez-vous amassé votre immense fortune, vous quin'étiez qu'un petit officier à la retraite, fils de parents ruinés ?

WF : Grâce à mon travail et à la réussite exceptionnelle de la MTI. Pourconstituer son capital, tous les employés ont été invités à acquérir desactions. Avec l'expansion de notre groupe, ces participations ont pris unegrande valeur. Vous pouvez contrôler vous-mêmes. Ma fortune vient desdividendes que j'ai perçus. Enfin, avant qu'elle ne m'ait été confisquée.

PP : C'est ce qui vous a permis d'acheter tous les politiciens et les clubsde droite ?

WF : Je n'ai acheté personne puisque je ne sollicitais aucune chargeofficielle ni aucun poste honorifique. Les responsabilités qu'on m'aconfiées, l'ont été parce qu'en tant qu'économiste, j'avais fait mes preuves,et que je pouvais être utile dans ces fonctions. Il est vrai qu'à cause de mafortune, beaucoup m'ont sollicité pour les aider personnellement ousoutenir leurs organisations culturelles, sportives ou caritatives.

PP : Mais vous étiez proche du cercle des dirigeants. Vous avez étérécompensé par le parti conservateur qui vous a octroyé diversesdécorations.

W.F. C’est exact. J’ai reçu plusieurs distinctions pour mon travail auservice de la presse. J’ai également été récompensé pour les succès obtenuspar la Hangya. La dernière décoration m’a été remise en 1938, pourl’anniversaire des 40 ans de la Coopérative.

PP. : Vous comptiez beaucoup d'amis dans l’extrême droite.

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WF : Je me suis toujours méfié de la politique, car je considère qu’ellene fait pas bon ménage avec la paix. Vu ma position sociale, j’avais desrelations dans les cercles du pouvoir. Mais j’avais aussi des ennemis.D’ailleurs, ils n’étaient pas seulement dans les milieux conservateurs. Je leconstate aujourd'hui, j'ai commis une faute, je ne me suis pas assez gardé àgauche.

PP : Il faut des amis très puissants au pouvoir pour être nommé sénateur.

WF : J'ai été nommé en 1942 à la Chambre Haute sur la suggestion duPremier ministre, László Bárdossy. Le gouvernement voulait merécompenser pour le redressement que j'avais opéré à la Hangya. Cettenomination était purement honorifique, mais elle m'a valu des pressionspour que j'adhère au parti conservateur.

PP : De qui ?

WF : De l'Archiduc Joseph, par exemple. 90 Il m'a écrit pour m'inviter àadhérer à l'Union nationale. J'ai refusé en invoquant des raisons deprincipe. Je n'ai jamais adhéré à aucun parti. Je n'ai jamais fait de politique.Je suis un expert économique et financier. Je crois au pouvoir des idées,celles qui sont au service de l'intérêt général.

PP : Mais vous savez bien que cette institution est une chambred'enregistrement de la politique du pouvoir en place.

WF : Ma volonté n'était pas de donner un blanc-seing à quiconque maisde m'exprimer sur les graves problèmes économiques que nous traversionsdans le pays. C'est un soutien critique, que je voulais apporter. Vouspouvez vérifier que le premier et seul discours que j'ai prononcé à cettetribune, a été pour protester contre une politique financière fatale pour lepays. Ensuite, je n'ai participé qu'aux travaux qui concernaient l'activité dela Hangya, par exemple aux commissions sur l'agriculture, le commerce,les transports et l'approvisionnement. J'ai également proposé de transférerles fonds de la protection sociale de l'Etat vers les organisations

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représentatives. C'étaient les sujets sur lesquels j'avais expérience etcompétence. Mon avis était attendu et ma voix portait. Par contre, je mesuis abstenu de me mêler des questions politiques qui n'étaient pas de monressort. D'ailleurs, dans le mouvement coopératif, mon comportement n'ajamais été déterminé par les changements politiques au jour le jour.

PP : Venons-en au troisième crime qui vous est reproché. Vous vousêtes fait l'agent de la propagande allemande dans le journal Kéve, l'une despublications de la Hangya. Reconnaissez-vous les faits ?

WF : Je reconnais avoir proposé des articles sur les idées coopérativesdans le journal Kéve.

PP : Reconnaissez-vous que vous étiez responsable de ce journal, créépar la Hangya dont vous étiez directeur ?

WF : Oui, la Hangya avait créé Kéve ; il ne figurait pas sur la liste desjournaux de droite. Nous l'avions confié à la Ligue paysanne. Ses gérantsétaient Olga Nelmer et Zoltán Keshó. Ils étaient indépendants,responsables de la gestion et de la ligne éditoriale. Devant la commissiond'enquête. Z. Keshó a déclaré que c'était moi qui dirigeais le journal, maisc'est inexact.

PP : Mais c'est bien la Hangya qui le finançait ?

WF : Nous lui donnions des subventions jusqu'à ce qu'il puisse se suffireà lui-même. En contre-partie, il devait publier des informations sur laHangya et soutenir le mouvement coopératif.

PP : Vous admettez donc que ce journal était soumis à la direction de laHangya. WF : J'étais légalement le directeur de la publication, mais le rédacteuren chef était Zoltan Keshó et il était germanophile. J'étais évidemmentcontre toute propagande fasciste et anti-sémite. Je n'ai cessé de condamnerses prises de position politiques. Je lui ai demandé à maintes reprises de

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modifier la ligne éditoriale du journal. Je l'ai sommé de se contenterd'informer sur l'actualité de la guerre et les activités de la Hangya. J'aicessé de lui proposer mes articles. J'ai même menacé de le licencier. Il s'estaligné jusqu'au putsch des Croix fléchées. Lors de l'avènement de Szálasi,Kéve est paru avec sa photo en première page. Je n'étais pas à Budapest.Quand j'ai reçu le journal, je l'ai renvoyé en mentionnant : " Ce sera ledernier numéro de Kéve. Keshó a déposé plainte contre moi parce quej'avais donné des instructions anti-nazi. Ce qui a reforcé l'hostilité desNyilas contre moi.

PP : Vous avouez donc que vous avez cautionné cette propagande nazieen lui offrant une tribune dans une publication de la Hangya ?

WF : Je vous répète que j'ai réussi à le contrôler jusqu'en octobre 1944.Après, la situation était aux mains des Croix fléchées. Zoltán Keshó estdevenu une menace pour ma famille et les entreprises que je dirigeais.D'ailleurs, je ne veux pas lui nuire mais, lorsqu'il a été interrogé, je suisobligé de dire qu'il n'a pas dit la vérité. Il s'est défendu très maladroitementen disant que j'étais anglophile et ennemi des Allemands. Comme je savaisque les Allemands allaient perdre la guerre, je lui aurais donné l'ordred'écrire ces articles pro-allemands. C'est pour le moins une contradiction.Le seul témoin de l'accusation est obligé d'avouer que je n'étais pasgermanophile… Un autre témoin, le dessinateur Vasy, notre caricaturiste,était présent lorsque j'ai déclaré m'opposer à toute propagande et que j'airefusé que Kéve publie des photos de propagande nazie.

PP : Reconnaissez-vous que la Hangya a soutenu financièrement despublications coupables de faire de la propagande nazie ?

WF : En tant qu'entreprise nationale, nous recevions nos ordres dugouvernement. Je me suis battu pendant ces dix années pour que la Hangyaprenne ses distances économiques et politiques par rapport à la puissancepublique. Je pensais arriver à la libérer de cette tutelle dès que nous aurionsremboursé nos dettes, ce que nous avons fait à la fin de l'année dernière.

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PP : Vos sympathies allemandes ne sont plus à démontrer. On dit mêmeque vous avez appartenu au mouvement nazi, Volksbund. Pouvez-vous leconfirmer devant la Cour ?

WF : Je vous répète que c'est de la pure diffamation. J'ai toujourscondamné le mouvement Volksbund pour lequel j'ai la plus profonderépulsion et dont la ligne national-socialiste relève, à mes yeux, du délit dehaute trahison. Je n'ai jamais entretenu aucune relation avec les milieuxpolitiques allemands. Avec l'ambassade d'Allemagne à Budapest, je mesuis limité aux contacts auxquels m'obligeait la politesse. Je n'ai effectuéaucun voyage en Allemagne depuis l'Anschluss. Auparavant, je n'yentretenais aucune relation privilégiée, hormis dans le cadre de mesresponsabilités professionnelles; avec mes pairs des coopérativesallemandes.

PP : Vous avez soutenu la politique de déjudéisation du gouvernementet avez approuvé la liquidation des Juifs.

WF : Conformément aux principes de la morale chrétienne, j'ai toujoursdénoncé l'élimination des Juifs et la confiscation de leurs biens. J'ai interdità la Hangya toute mesure discriminatoire contre l'inventaire, la livraisonou la distribution des biens ou marchandises leur appartenant. Je n'aijamais non plus licencié un collaborateur en fonction de ses origines. Lesdirecteurs de la Hangya peuvent tous en témoigner.

PP : Vous est-il arrivé de vous afficher publiquement commeanti-fasciste?

WF : Vous me reprochez un délit d'opinion sans apporter de preuves.Moi, je vous oppose des actes. Vous m'accusez d'avoir pactisé avec lerégime nazi alors que toutes mes convictions me conduisaient à le rejeter etque j'ai refusé d'obéir à ses ordres. Mon épouse n'est–elle pas d'originefrançaise ? Notre action, tout au long de ces années de guerre ne nousa-t-elle pas conduits à lutter, à notre modeste niveau, contre la barbarienazie ?

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Nous avons procuré, de 1942 à 1944, asile et travail à une quarantainede prisonniers français échappés des camps nazis de Pologne,Tchécoslovaquie, du sud de l'Allemagne.91 La Hangya en a embauchétrois mille dans ses différentes usines. Nous avons ouvert un foyer àBudapest pour les accueillir. Nous leur procurions de faux passeports pourqu'ils puissent ensuite repartir, à travers la Yougoslavie, vers la Turquie,l'Algérie, le Portugal ou l'Angleterre et rejoindre la Résistance française. Al'arrivée des Allemands, il y en avait encore plusieurs centaines à Budapestque j'ai fait acheminer en camions vers la Yougoslavie. Certes, j'aurais pu faire encore plus. J'aurais pu aussi afficher despositions publiques encore plus radicales. Mais ce n'est pas la conceptionque je me fais de mon devoir. J'ai préféré assumer mes responsabilités làoù la nation estimait mon action utile à l'intérêt général. Mon épouse etmoi partagions les mêmes convictions catholiques et le même idéalpatriotique. Comme tant d'autres qui ont émigré depuis deux ans, nousaurions pu mettre nos biens et nos vies en sécurité. Nous avons préférérester tant que je pouvais servir mon pays, au risque d'être ensuitepoursuivi pour des raisons partisanes.

PP : Vos écrits ont été mis sur la liste des livres subversifs. Pouvez-vousnous dire pourquoi ?

WF : Dans mes ouvrages, je développe des idées inspirées de la penséecoopérative et de la doctrine sociale de l'Eglise. J'ai obtenu mon doctorat àl'Université des Sciences de Debrecen sur l'économie sociale. J'étaisensuite chargé des cours sur le mouvement coopératif. J'ai développé mesconceptions dans mon ouvrage sur l'expérience coopérative de Tordas. Cevillage modèle a d'ailleurs été développé entièrement par la Hangya et nonavec l'argent de l'Etat, comme nous en avons été accusés. La plupart demes écrits traitent de ces sujets. Quant à mes principes politiques, je les aiexposés dans mon livre intitulé Morale chrétienne et idées nationales. Sivous le lisez, vous verrez que mes idées sont très éloignées dunational-socialisme. Peut-être mes convictions sont-elles subversives parcequ'elles me poussent à réaliser des réformes et s'opposent à toute forme derévolution violente.

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PP : Qu’avez-vous à ajouter pour votre défense ?

WF : Vous n’avez pas de preuves des crimes dont vous m’accusez.Alors, moi, comment pourrai-je prouver que je suis innocent, sinon par lesactes que je vous oppose ? Toute ma vie, j’ai servi avec loyauté les intérêtsde mon pays. J’ai consacré dix ans de travail et d’efforts à transformer laHangya pour qu’elle réussisse à redevenir cette belle Coopérative qui estl'honneur de notre pays. Pour qu’elle ne sombre pas, j’ai affronté les plusgrands périls. C’est sur ces actes que vous devez me juger. Et non sur desdénonciations calomnieuses ou des suspicions sans fondements. Je suis convaincu que le jury populaire me rendra justice. Je m'incline enpatriote devant le drapeau de mon pays, le drapeau aux trois couleurs,rouge blanc vert, frappé de la couronne de Saint-Etienne, fondateur de lanation hongroise.

Une époque destinée à devenir l'Histoire

Poco a poco

A ce procès fictif, il me reste à ajouter quelques précisions. Je le faismaintenant parce que ces informations ont été rendues publiquesseulement après la mort de mon père. Elles font désormais partie del'Histoire. Et à ce titre, elles éclairent les événements qu'il a traversés.

A cette époque, fascisme rime avec anti-soviétisme. En 1945, cetteallégation suffisait à exonérer leurs auteurs d'en apporter les preuves. Notresœur aînée, Catherine, note avoir été traitée de "sale petite fasciste", enFrance même, fin 1950. Ce n'est que depuis la fin de la guerre froide qu'ona commencé à dénoncer un langage simplificateur qu'il était politiquementcorrect d'utiliser auparavant. Anti-soviétique, F. Wünscher l'était depuis la Révolution bolchevique etne s'en est pas caché. Mais il n'était pas fasciste, il n'était pas pro-nazi. Ses

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idées étaient opposées à celles du national-socialisme. Il est vrai quel'accusation de fasciste recouvrait commodément à l'époque, tous lescrimes possibles. Le terme était devenu par exemple, synonyme de "révisionniste ". Il désignait ainsi les partisans de la révision du traité deTrianon. Il faut encore citer l'exemple du grand poète communiste AttilaJózsef, accusé de fascisme par ses frères de lutte du Parti dans les années1930, alors que la droite hongroise voyait en lui un dangereux poèteprolétarien.92 On le voit, ce type d'amalgame était courant à l'époque. F. Wünscher avait considéré comme illégitime le gouvernementpro-nazi de Döme Sztójai, comme celui de Ferenc Szálasi. Il avait refuséd'appliquer à la Hangya les mesures de spoliation contre les Juifs. C'estpourquoi les Croix fléchées l'avaient démis de ses fonctions. Certes, il n'apas caché sa vo lon té de p romouvo i r l e s ca t égor i e s soc ia l e ssous-représentées dans la vie économique, ces Hongrois de la classemoyenne, souvent de confession catholique. Aujourd'hui, avec le recul del'histoire, cette forme de discrimination positive pourrait être qualifiéed'antisémite. Mais il est difficile d'y voir une intention criminelle à moinsd'instrumentaliser la mémoire historique. Dans la vie privée, il évoquait sa " différence " politique. Il était si peugermanophile qu'il souhaitait que la Hongrie quitte l'Axe. Ce Pactetripartite conclu entre Rome et Berlin en 1936, puis avec le Japon, incluten novembre 1940 la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Il était opposé àl'hégémonie de l'Allemagne sur l'essentiel de l'Europe continentale etconsidérait qu'il était suicidaire de s'engager dans une guerre contre lesAlliés. Pour cette raison, certains de ses ennemis le qualifiait mêmed"anglophile ". Il exprimait ouvertement son opposition aux Croix fléchéeset aux mouvements fascistes et disait que si tous les responsables de la vieéconomique avaient agi comme lui, le sort du pays aurait été différent. Saposition fut sans équivoque au moment de l'invasion de la Hongrie parl'armée allemande. Il affirma que c'était la pire tragédie que le pays aitconnue. Marié à une Française catholique, dont la famille était victime del’occupation allemande, il ne pouvait qu'être opposé au fascismegermano-magyar. A l'époque, s'étaient ouverts à Budapest des refuges pour tenter deprotéger les Juifs de la déportation. Les Maisons suédoises sous l'égide du

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diplomate Raoul Wallenberg auquel l'histoire a rendu justice, les Maisonssuisses et les Maisons du Vatican.93 C'est à ces communautés religieusescatholiques qu'il apporta son aide.91 Nous avons conservé deux certificatsqui attestent de son action " en faveur des Institutions ou des personnes quicachaient des soldats français évadés ou des enfants israëlites. "95 A noterqu’à Sárvár, en 1945, c’est auprès de la Croix-Rouge suédoise qu’il trouvalui aussi refuge avec sa famille. Il fit ce que des centaines de budapestois,ouvriers, prêtres, résistants ou simples voisins, firent à cette époque,c'est-à-dire secourir les familles persécutées. Une secrétaire juive,expropriée avec sa famille, lui demanda de l'aide en 1932. Il lui donnachaque mois de l'argent pendant dix ans et lui trouva du travail. Alorsqu'elle était réfugiée dans le ghetto avec sa famille, il lui fit porter à deuxreprises de l'argent et des vêtements. Plus tard cette femme écrivit unelettre à la police politique quand elle apprit son arrestation : " Quand onparle de lui, on ne peut en parler qu'en majuscules et écrire : cet HOMME." 96 Pour une qui a témoigné, combien d'autres n'ont pas eu l'occasion dele faire ? Et enfin, s'il avait été partisan du national-socialisme, n'aurait-il pas,encore une fois, choisi l'exode pour lui et sa famille quand les Allemandsrefluaient devant l'Armée rouge ? Entre 1944 et 1945, les documentsattestent le départ de centaines de milliers de hongrois, partisans de Szálasiet de Hitler, vers l'Autriche et l'Allemagne. Ce ne fut pas son choix, ni à cemoment ni pendant l'avancée vers l'ouest de l'armée soviétique. Il aurait puégalement trouver refuge avec sa famille, en Suisse, zone neutre. Il y avaiteffectué de nombreux voyages professionnels et des séjours privés àZurich et à Vevey en particulier. Il aurait pu y déposer à l'abri les actifs dela Hangya et les siens. Nous les aurions retrouvés après la guerre dans lescoffres des banques suisses. Ce ne fut pas le cas. Un homme dans sa position sociale, à l'époque où il a vécu, pouvait-iléchapper à son destin ? Il est banal de penser que les riches tiennent trop deplace et détiennent trop de pouvoir. Tout parti extrémiste soutient que pourrendre la société acceptable, ce sont les hommes qu'il faut suprimer et nonles institutions qu'il faut changer. " Elle est banale cette positionjusqu'au-boutiste qui consiste à dire : " Notre parti au pouvoir, les autrespartis en prison. " 97

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Privé de procès

Aujourd'hui, nous savons que ce procès aurait probablement été laréplique de tant de procès staliniens qui se déroulaient depuis 1936 enUnion Soviétique – procès truqués. Il aurait été une réplique de tous ceuxque les communistes hongrois vont organiser au cours de leurs années deluttes intestines pour le pouvoir, de 1948 jusqu'au lendemain de larévolution de 1956. Les bases de cette tactique ont été jetées en 1945. Lapolice politique AVO-AVH dirigé par Gábor Péter98 procédera auxpremières vagues d'arrestations et d'intimidation, appuyée par les organesde sécurité soviétiques. Dès le début du nouveau régime, des suspectsaccusés de crimes de guerre, de collaboration et de fascisme sont arrêtés.99Plus tard, avec le durcissement du régime vers un parti totalitaire, l'ennemià traquer sera intérieur. Les porte-parole du parti et le secrétaire général ducomité central, Mátyás Rákosi 139, fustigent les anciens camaradesnostalgiques de Béla Kun, les suspects disparus des brigadesinternationales de la guerre d'Espagne, ceux qu'on accuse d'être les "déviationnistes " du PC clandestin, Anciens émigrés et anciens clandestinsse livrent une guerre fratricide. Victimes des purges successives quitouchent une faction après l'autre, " les grands " sont exclus du parti,arrêtés, emprisonnés, torturés, jugés, exécutés. Mais des dizaines demilliers de petites gens sont aussi l'objet de mesures policières etjudiciaires pour raison politique ou économique et croupissent dans lesgeôles hongroises ou les goulags soviétiques.100 L'histoire a retenu les noms des responsables politiques communistes,victimes de luttes sectaires, parce qu'ils ont fait l'objet d'une récupérationidéologique. Beaucoup ont été réhabilités et ont eu droit à des funéraillesnationales, comme L. Rajk ou I. Nagy. Mais les petits, les sans grade nesont pas dans les livres d'histoire. Comme d'autres, qui n'ont pas été jugés,ils restent " suspects " pour toujours. C’est le cas de Géza Losonczy. Cetancien communiste, l'un des plus brillants intellectuels du parti,vice-ministre, emprisonné sous le régime Rákosi, mourra en détention à laveille de son procès, probablement tué par ses geôliers.101

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En ce qui concerne les procès, deux tactiques étaient habituellementutilisées. Celle du procès de Rajk en 49, où toutes les accusations, lespreuves et les témoignages ont été inventés, fabriqués de toutes pièces etles aveux extorqués à l'accusé.102 La seconde, plus subtile, semblait devoir être utilisée au procès deF.Wünscher. Elle est devenue ensuite un classique jusqu'à culminer auprocès de Imre Nagy en 1958. Il s'agissait de transformer des faits avérésde la vie des accusés en autant d'actes illégaux " commis " en tant que "conspirateur ". La criminalisation d'actes politiques ou économiques, quin'entrent dans la compétence d'aucun organe juridique, n'est pas seulementun déni de justice. Elle signifie également une violation morale, puisqu'ilest reproché à l'accusé d'avoir justement fait ce qu'il devait faire, à savoiréviter la ruine d'une situation qu'il était responsable de préserver.103 Lebut de ces méthodes était toujours que l'accusé reconnaisse ses fautes etcollabore avec le nouveau régime. F. Wünscher voulait se défendre et répondre de ses actes. Mais il n'eutpas son procès. Avec la vie, il a perdu aussi la chance de pouvoiraujourd’hui être justifié ou réhabilité. Quoi qu’il en soit, on peut penseraprès coup que le pire lui a probablement été épargné.

Ce qu'il advint après…

La réforme agraire de 1945 met fin au pouvoir des grands propriétairesfonciers et distribue les terres aux paysans. Les élections générales denovembre 1945 leur donne la majorité. Le parti des petits propriétairesindépendants emporte 57 % des voix, le parti communiste 17 %. Staline,pour l'instant, fait jouer au parti un rôle modéré, préférant placer ses "sous-marins " dans les eaux des autres partis. Le maréchal soviétiqueVorochilov, président de la commission de contrôle alliée, impose uncommuniste comme ministre de l'Intérieur. Mátyás Rákosi, secrétairegénéral du parti communiste, met alors en œuvre " la tactique du salami "qui consiste à noyauter, désorganiser, démembrer et décapiter les autresformations politiques. La tactique du salami n'est que la version

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communiste et hongroise de l'universel " Diviser pour régner " …Ainsi, "plusieurs ministres sous pavillon bourgeois sont membres secrets du PC.Celui-ci aime aussi les anciens agents, et les gens au passé un peu fascisteou autrement compromis. Il les tient. Ce n'est pas pour rien que les organessoviétiques et les dirigeants communistes se précipitent sur les archivespour en extraire les dossiers compromettants. "104

Et pourtant, entre 1945 et 1947, les Hongrois veulent croire qu'unenouvelle société plus démocratique peut exister, puisqu'on leur promet lafin de la domination des élites, l'instruction pour tous et le maintien de laliberté d'association pour les mouvements populaires. Les juifs retrouventleur place dans la société et la vie politique, considérant " les Soviétiquescomme des libérateurs. Les communistes commencent par s'appuyer surcette petite bourgeoisie sociale-démocrate, qu'avait opprimée le courantnationaliste. "105 Sur le plan économique, en plus des énormes réparations de guerrequ'elle exige, l'Union soviétique crée des " sociétés mixtes ", réquisitionneusines et bâtiments, denrées et biens d'équipement.

Après ces prémices, la politique devient à partir de mars 1948extrêmement brutale dans tous les domaines : répression, épurations,persécutions religieuses. L'objectif est de détruire les fondements del'ancienne société. Une démocratie " sous dictature " se met en place. 106Dans l'agriculture, collectivisation forcée et réquisitions entraînentrapidement une diminution de la production et une pénurie alimentaire. Làoù les efforts de la Hangya avaient en dix ans commencé à porter leursfruits, puisque la production excédentaire autorisait les exportations, lacollectivisation aura en peu de temps des conséquences catastrophiques. "La population active agricole représente, en 1949, 53,8 % de la populationactive, contre 21,6 % pour l'industrie et la construction réunies. Lesviolences du gouvernement pour imposer la forme collective del'agriculture se montrent vaines. Les meilleurs paysans, les plusexpérimentés, les koulaks, possèdent une propriété de moins de 15 hectares(2/3 des paysans). Mais ils sont écrasés de charges et ne peuvent être admisdans les kolkhozes, système coopératif étatique. Toute la paysannerie va à

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la dérive. Cette agriculture en détresse est supposée nourrir les villes etfinancer une politique démesurée d'industrialisation conduite par le parti.En 1952, la Hongrie se trouvera au bord de la famine. Magasins dans lesvilles et greniers dans les villages sont vides. Au lieu de provoquer unelutte des paysans pauvres contre les koulaks, les mesures coercitives et lesreprésailles ont provoqué une solidarité paysanne de toutes les classesrurales réunies contre le régime. "107 Dix ans après le démantèlement dela Hangya, l'échec du communisme dans les campagnes est quasimenttotal, le mouvement coopératif hongrois est décomposé et l'idéal de lacoopération discrédité. Il faudra attendre la réforme agraire de Imre Nagy,en 1953, pour que tout doucement la confiance revienne dans lapaysannerie hongroise.

Un passé revisité

La vie de F. Wünscher symbolise les tourments et les tâtonnements de laconscience nationale hongroise. Il n'est pas facile de comprendre ce quis'est passé à cette époque, car les lectures successives et divergentes desmêmes événements compliquent la tâche. Depuis 1918 jusqu'à aujourd'hui,le passé de la Hongrie a été réinterprété de façon contradictoire à chaquegénération. " A chacune des nombreuses" ruptures " jalonnant l'histoire politique du pays, le pouvoir exigeait que lapopulation adopte une nouvelle identité historique niant systématiquementl'essentiel de la vision officielle antérieure. Une plaisanterie circulait enHongrie à partir de 1990 : " A compter de demain, tout notre passé seradifférent. "

Sous Horthy, le peuple hongrois est présenté comme porteur d'unecu l t u r e avancée , dépas san t s e s vo i s i n s s l ave s e t r ouma ins ,fondamentalement chrétien, tourné vers l'Occident, et où la composantejuive est allogène. La révolution de Béla Kun est responsable de laméfiance de l'Europe vis-à-vis de la Hongrie. Son sort tragique, scellé autraité de Trianon qui entraîna des mutilations territoriales, la séparation defamilles et l'exil pour des centaines de milliers de Hongrois, s'expliqueraitentre autres par la haine et l'incompréhension des Français. 108

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Après l'arrivée des Soviétiques, en 1945, cette histoire est revue etcorrigée. " Dès la prise de pouvoir par le parti communiste en 1948, la luttedes classes dans sa version simplifiée désigne d'office les ennemissuccessifs (la domination autrichienne, la réaction horthyste) contre leshéros de la résistance éternelle du bon peuple - des révoltes paysannes du16e siècle aux jacobins hongrois, de la révolution de 1848 auxcommunistes ayant combattu avec Lénine en Russie, puis en Hongrie. Toutce qui peut sembler modéré est soupçonné de collaborer avec le pouvoirréactionnaire, quelle que soit l'époque considérée. « C'est l'époque d'unedémocratie prometteuse, mais " protégée " par Moscou. » L'ancienne élitedisparaît corps et âme du pays, émigrant immédiatement, vers l'Ouest, saufrares exceptions. L'histoire récente est revue. Les mouvementsd'opposition à Horthy sont exaltés, notamment le parti communiste, maisaussi les deux partis paysans. La critique de l'oppression autrichiennecommence à prendre de la consistance. 109 Sur injonction de Staline, lescommunistes sont priés d'éviter toute allusion à la dictature du prolétariatou à la collectivisation pour empêcher leurs adversaires de mobiliser leursforces contre eux et de répéter les erreurs de la première expériencecommuniste de Béla Kun.110 Pour ne pas laisser passer une secondechance, une phase de transition s'impose ; elle durera jusqu'en 1948.

Lentement, " la vision marxiste évolue et commence à prendre encompte les acteurs sociaux et politiques qui se situent entre les extrêmes".A partir des années 1970, les Hongrois commencent à voyager dans lespays socialistes et développent le sentiment d'appartenir à la famille desOccidentaux. L'histoire du début du siècle est sérieusement réexaminée.Les chercheurs s'ouvrent aux courants historiques de l'Ouest. Pourtant " lesintérêts de la Hongrie en tant qu'Etat ne sont pris en considération que dansla mesure où ils correspondent à la lutte des classes internationale. L'Etathongrois est globalement taxé de " réactionnaire " de 1867 à 1945. Ce n'estqu'après 1956 que le débat historique est toléré pour cette période. Larévolution de 1956 est alors qualifiée d " insurrection populaire " etidentifiée à celle de 1848. Elle devient ensuite " contre-révolution ", celled'un peuple revendiquant sa souveraineté nationale contre la main-mise

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idéologique, économique et totalitaire du pouvoir soviétique. Le travail récent des historiens n'empêche pas les clichés simplificateursqu'on trouve encore ici et là. Il arrive que la période Horthy soit réduite àune " dictature assimilable à un fascisme tiède teinté d'ordre moral etsoutenu par les factions les plus conservatrices de l'Eglise catholique. " Lacomplexité d'une époque est ainsi réduite à ce genre de banalités politicosémantiques.

En 1989, le gouvernement déchoit la date anniversaire de la révolutionrusse (le 7 novembre), de son statut de fête nationale chômée. Le choix du20 août, fête de Saint-Etienne, renoue avec les origines de l'Etat millénaire.L'Etat hongrois décide alors de se réconcilier avec son passé. Il fait réviserles condamnations résultant des procès truqués des années 40 et 50.Reconnaissant la responsabilité historique de la nation, il entreprend dedédommager les victimes ou leurs héritiers. Quelque temps avant sa mort,Nelly écrit à Puci, sa nièce hongroise : " J'en viens à la question que tu meposais dans l'une de tes lettres, faire réhabiliter ton oncle. Moi, j'hésitais,la plupart de ceux qui l'ont connu sont morts et ceux qui restent saventcomme nous que tout ce dont on l'accusait est faux. Et puis, peut-il s'agirde réhabilitation pour quelqu'un qui n'est pas passé en jugement ? Car ilne s'agirait que d'une réhabilitation morale… Mes filles ont dit qu'ellesdésiraient qu'on tente la démarche pour que leur père soit replacé à laplace sociale dont on l'avait chassé, que ce serait pour elles unesatisfaction morale. Quoi que tu en penses, je ne suis pas encore tropvieille et je peux m'en occuper moi-même. Comment s'y prendre, c'est là laquestion ? "

Après la mort de Nelly en 1991, c'est Martine, aidée de Puci, qui feratoutes les démarches et renouera les fils de notre histoire. A l’été 1992, elleconsultera les cadastres de Szabadbattyán pour faire un relevé exact de lapropriété de Somlyó. Les filles survivantes du Dr Wünscher déposent unedemande de dédommagement. Elles reçoivent alors une compensationfinancière symbolique (Kárpotlás). Cette réparation se fait sous formed’actions immobilières d’un montant d’environ 30 000 forints parpersonne, placées dans des programmes nationaux. Grâce à ce pécule, les

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filles Wünscher reviendront plusieurs fois sur les traces de leur père et deleurs origines, se considérant comme les invitées de la Hongrie. En 1996,le gouvernement hongrois leur proposera de racheter la maison de Somlyóet quelques mauvais terrains qui n’avaient pas été vendus. Mais ellesvivent en France depuis 1946 où elles ont fait leur vie et ne peuventsupporter la charge de reconstruire leur maison en ruines. Aucuneproposition de dédommagement ne leur sera faite pour la maison deBudapest, devenue propriété de l’Etat. Après avoir été résidence des hôtesdu gouvernement hongrois, la maison du 6 Fodor út est devenue un club detennis pour militaires. Quoi qu'il en soit, ce dédommagement financiersymbolique vaut à ce jour, réhabilitation morale.

Une nouvelle guerre de 30 ans

Dans sa lettre du 2 janvier 1943, F. Wünscher qualifiait de " nouvelleguerre de 30 ans " les années entre 1914 et 1944. Ce fut durant ces troisdécennies qu'il eut à accomplir sa vie d'homme. Il vécut en avançant surune étroite passerelle, entre deux brasiers. Il savait que l'époque commandait des choix exigeants. Nombre d'espritslibres se firent un devoir sincère d'être communistes, persuadés que lemarxisme serait capable de résister à la tentation totalitaire et au nazisme.Pourtant, d'autres esprits libres et tout aussi sincères auguraient que cettevoie-là serait inhumaine. Il fut de ceux-là - utopique jusqu'à croire qu'unautre avenir était encore possible. Il crut réalisable d'en finir avec unmonde en déclin pour faire naître une société où le droit ne serait pasl'ennemi de la politique. " La réalisation de la réforme doit être inspirée del'amour mutuel… Notre philosophie répudie les méthodes violentes etrévolutionnaires," disait-il. L'histoire lui a donné tort, car elle n'aime pasles utopistes. Comme tant d’autres qui appartenaient à l’élite sociale, intellectuelle oupolitique d’Europe centrale, il fut victime d’une incroyable violence etd’une injustice arbitraire.

L'époque a submergé cette terre sincère et l'a emportée dans ses eauxnoires et profondes.

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Finale

Ni héritier, ni aïeul fortuné, Ni souche de famille, ni familier,

Je ne suis à aucun, Je ne suis à aucun.

Je suis ce qu'est tout homme : majesté, Pôle nord, énigme, étrangeté,

Feu follet luisant loin, Feu follet luisant loin.

Hélas, je ne sais pas ainsi rester, J'ai envie que mon être soit manifesté,

Pour que me voie qui voit, Que me voie qui voit.

Ma torture de moi par moi, mon poème, Tout vient de là : j'aimerais qu'on m'aime

Et que quelqu'un m'aît, Et que quelqu'un m'aît.

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" Poèmes ", André Ady J'ai mené l’enquête. J’ai tissé ma toile. J'ai renoué les fils ténus deminuscules informations éparses, j'ai recousu les pièces d'une histoiredéchirée. J'ai recherché la trace de mon père dans un temps lointain,parcouru de noms étrangers, dans une langue inconnue dont la musiquem'est familière mais le sens fermé. J'ai déroulé les 500 occurrencesd’Internet qui parlent de lui et me furent autant d'énigmes. Je me suiscontrainte à éviter les interprétations trop bienveillantes transmises par lamémoire familiale. En échange, les historiens ne m'ont pas beaucoupaidée. Ils se sont plus intéressés à l'activité des gouvernements, aux grandshommes politiques, aux chefs militaires qu’aux mouvements économiqueset culturels, ou aux acteurs de la société civile. Ils aiment parler de ceuxqui sont en tête des cortèges et moins de ceux qui défilent. D'où cetteremarquable absence de mon père dans l'histoire officielle de l'époque. Tout au long de ces mois, il m’arrivait souvent de repenser à Music Boxet à l’enquête que Jessica Lange menait sur le passé de son père.111 Maisje n’ai trouvé aucune boîte à musique cachant un lourd secret. Je n'aitrouvé ni héros ni salaud. J’ai vu un homme que la société hongroise n'aprobablement jamais vraiment compris ni adopté, un homme inclassablequi a finalement été rattrapé par la politique dont il se méfiait plus quetout. J'ai rencontré quelqu'un qui essayait de garder la tête froide et le cœurlibre au milieu des embûches, des contradictions et de l'hostilité qu'ilrencontrait. Converti, sa foi était sûrement sincère, tout comme sa fidélitéaux valeurs évangéliques dans sa vie quotidienne. De notre père, il ne reste que quelques livres aujourd'hui passablementdémodés mais dont les suje ts ne la issent aucun doute sur sespréoccupations et ses convictions. Il nous reste aussi à nous, ses filles,quelques " pensées destinées à mes enfants " griffonnées en prison aucrayon, sur quelques feuillets. Ecrits les derniers jours de sa vie, ces motstestaments ont un accent de sincérité absolue que n'aurait pu avoir aucunautre témoignage, officiel, imprimé, diffusé et destiné à laisser une trace àla postérité. Ces mots minuscules valent à mes yeux plus qu'une professionde foi majuscule :

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" Dans ma jeunesse, on ne s'est guère préoccupé de mon âme ; aussi,ai-je beaucoup souffert plus tard jusqu'à ce que j'aie trouvé la voie de lavérité, et cet équilibre spirituel, cette paix qui seule aide à trouver lebonheur. Je ne voudrais pas que mes enfants soient forcés comme moi dechercher leur " voie " en tâtonnant et sans guide. C'est pourquoi j'écris cecique je reconnais être la Vérité. Faites-en votre profit si vous le voulez ;sinon, cherchez par vous-mêmes. Au moins aurai-je la consciencetranquille. Je n'écris que ce que j'ai reconnu pour vrai au long de mespiétinements, de mes luttes et de mes souffrances. "

Hériter, c'est se montrer à la fois fidèle et infidèle, un peu schizophrène,en somme. Le légataire tient à son héritage et en même temps il lui fautlâcher prise, garder et transformer dans le même mouvement. Lorsqu'ils'agit d'un héritage moral ou intellectuel, la tâche est d'autant plus difficilequ'elle oblige à répondre de ce qui s'est passé avant soi, vis-à-vis de ce quivient après soi. De plus, ce legs n'a plus de réalité, au sens où la réalitéserait encore là sous mes yeux, toute nue et toute crue. Le meilleurhistorien ne peut que tenter de la restituer.

Mémoire oubliée, manipulée…

Par méfiance pour mes compétences historiques, j'ai voulu m'appuyersur le seul document récent consacré à mon père, que j'ai trouvé surInternet, l'article de István Simon paru en février 2006 dans la revueMúltunk (Notre Passé). Ce périodique bimensuel de vulgarisationhistorique fait autorité parce qu'il tente de sortir l'historiographie hongroisede la ligne officielle des années Kádár.

L’étude de Simon s'intitule : Frédéric Wünscher, un éminent manager patriote et catholique

J'ai fait traduire ce texte et l'ai examiné avec une objectivité scrupuleuse.Il s'est révélé très intéressant au début de mon travail, car il m'a permis de

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me poser des questions essentielles et d'instaurer des rapports féconds entredes faits, dates, lieux et personnes. Que I. Simon soit ici remercié d'avoirmomentanément sorti F. Wünscher de l'oubli. Sérieusement documenté, leseul défaut de cet article est de ne faire que 22 pages et d'être tellementpartiel qu'il en devient partial. Je vais donc ici risquer d'en faire une lecturecritique en examinant sept points principaux.

- I. Simon commence par un portrait dessiné par ses accusateurs,reprenant les termes figurant dans les journaux communistes de 1945.112FW est qualifié de " souabe ", " grand capitaliste… au service des intérêtsallemands ", " prévaricateur " , " qui aurait cherché à détourner les actifs dela MTI à son profit et trahi son bienfaiteur " .

Remarque : Pourquoi la réponse à ces terribles accusations ne vient-ellequ’en note, à la sauvette ? Il les qualifie pourtant de mensonge oud'invention pure (" kacsa ", c'est-à-dire " canard " en hongrois). De ladernière accusation, il dit aussi qu'elle est fausse. C’étaient les partispolitiques qui étaient intéressés à s’approprier le capital de la MTI. F.Wünscher n’avait fait qu’y laisser ses actions qui lui furent d’ailleursconfisquées en 1944. Il s’agit pour le moins d’une erreur de perspectivequi nuit au propos. D’autre part, que des journalistes partisans et porte-voix de la puissancedominante couvrent d'opprobre un homme gênant parce qu'influent, n'arien d'exceptionnel. Et pour qu'un bourgeois, qui plus est de soucheallemande, soit qualifié de fasciste et de nazi, il n'y a qu'un pas, facile àfranchir. La xénophobie était très présente dans les mentalités. Il est avéréque certains populistes, comme Derzsö Szabó, considéraient la populationd'origine allemande ou juive comme des éléments menaçants pour lanation hongroise.113

- Simon cite quelques appréciations très élogieuses de collègues de laMTI 114 ainsi que des extraits flatteurs de la presse d'avant-guerre. Iltrouve suspect que les ouvrages sur l'époque, parlant d'Horthy, Gombös oude leur environnement politique, mentionnent rarement mon père, sauf àtravers la MTI ou la Hangya.

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Remarque : Pour expliquer qu'il n'ait pas tenu de rôle politiquedéterminant, I. Simon utilise un procédé récurrent. Il propose unehypothèse et une seule, qui devient la raison par défaut. Dans ce cas, ilallègue l'opportunisme de F. Wünscher et un exercice indirect de lapolitique grâce à son réseau personnel et amical. Il ne parle pas de sonrefus éclairé et justifié. Il ne reconnaît pas qu'un entrepreneur et unéconomiste font rarement la une de l'actualité, à moins d'être délinquants.Si l’histoire politique de l’époque l’ignore, n’est-ce pas justement parcequ’il a voulu maintenir toute sa vie cette distinction de fait entre éthique etpolitique ?

- Simon reprend aussi quelques extraits de dépositions, d'interrogatoiresou correspondances qu'il a trouvés dans le dossier d'accusation. Il signalequ'aucun de ces témoignages n'est à charge, en particulier ceux deplusieurs responsables de la Hangya à l'époque des faits.

Remarque : Aucun crime n'est avéré, aucune malversation constatée,aucune trahison vérifiée, nulle preuve n'est apportée. Seule uneprésomption de culpabilité diffuse ressort de cette vingtaine de pages.L'auteur ne nous a pas fait progresser par rapport à ce que nous savions, iln'a apporté aucun éclairage, élément nouveau ou réflexion originale. Il secontente de citer ou d'extrapoler. Nous restons donc sur une impressionbizarre, celle d'être devant un coupable virtuel à perpétuité.

- Simon : Certaines attitudes de F. Wünscher l'étonnent, par exemplequ'il ait attaché beaucoup d'importance à la protection de ses biens. Quandses terres de Szabadbattyán furent saisies par le comité rural de FejérVàrmegye, il contesta cette décision et tenta de les réclamer par voiejudiciaire.

Remarque : N’était-il pas normal qu'il conteste cette réquisitionpuisqu'elle était motivée par l'accusation de crimes de guerre ? La

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confiscation de ses biens punissait une culpabilité qui n'était pasdémontrée. En homme de droit, il protestait.

- Simon s'attarde longuement sur l'acte d'accusation et les différentsinterrogatoires, pièces à conviction de sa culpabilité pour les historiens desépoques Rákosi et Kádár.

Remarque: Il n'en renouvelle pas vraiment la lecture en contextualisantles événements. F. Wünscher est arrêté le 28 avril 1945 par des policiershongrois. Mais d'où venait l'ordre ? Annonçait-il ou nourrissait-il lesépurations réalisées au cours de ce qu'on a appelé ensuite " la Terreurrouge " ? Il n'apporte aucun élément factuel qui permette de répondre à cesquestions. Le scénario est pourtant aujourd'hui bien connu. Après avoir faitdisparaître les chefs politiques, il fallait ensuite neutraliser les responsablesde la société civile, les décideurs et gestionnaires du système économique,du moins ceux qui n'avaient pas quitté le pays. Toutefois, l'absence d'explication peut renforcer chez le lecteur lesentiment que l'arrestation a été motivée par des rivalités et des jalousiespersonnelles ou des raisons politiciennes qui ont prévalu sur le droit. Maiscela ne reste que des hypothèses.

- Simon propose, pour expliquer certains faits, des relations de causalitétrop simples pour que je les trouve crédibles.

Remarque: Trop d'exemples d'approximations ont agacé l'historiennenéophyte que je suis. Ainsi, qu'il ait été ami de Gombös n'en fait pas uncriminel, qu'il ait acquis de la fortune ne prouve pas qu'il fût malhonnête,qu'il se soit montré patriote et catholique ne signifie pas qu'il était partisandu fascisme, qu'il soit resté à son poste malgré les menaces croissantesn'est pas une preuve de compromission. Ces inductions répétées finissentpar lasser. Ce sont les faits et les actes posés qui constitueraient de vraiespreuves. Mais nul argument n'étaye ces suppositions. 7. Simon : Sur la suspicion de lâcheté qu'il avance,

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Remarque : Elle serait fondée si F. Wünscher avait trahi ou déserté.Nous avons plutôt les preuves du contraire. Il n'a pas pris la fuite parcequ'il voulait tenter de " protéger son œuvre " mais ceci n'avait pas lecaractère abstrait qu'il lui prête. Il était un idéaliste pragmatique.Concrètement, il voulait servir le peuple hongrois jusqu'au bout en assurantl'approvisionnement des populations. Mais l’enjeu était trop stratégiquepour qu’il n’en soit pas écarté et éliminé dès lors qu’il ne voulait pascollaborer avec le nouveau pouvoir. Dans ses écrits pour sa défense, ilrévèle en effet qu'il a refusé la proposition qui lui avait été faite d'entrer auparti. C'est vrai que nul n'est à l'abri d'interprétations, surtout si longtempsaprès les faits. Par contre, que dire quand on se contente de mettre bout àbout des citations sans les resituer dans leur contexte historique ? Ou bienquand certains termes, comme " nationalisme ", sont utilisés sans que noussoient rappelés leur provenance et leur signification à une époque donnée ? Un autre défaut consiste à omettre de rechercher les éléments quiauraient permis une lecture nouvelle de ces événements. Ainsi, je medemande la raison des omissions de I. Simon sur l'origine de F.Wünscher,sa famille, sa jeunesse, sa formation, ses années au front en 14-18, sa viepersonnelle, son mariage, le rôle de son épouse. Plus grave encore, lesilence à propos de son œuvre et de ses affinités intellectuelles. Pas un motsur les idées de la coopération ou l'économie sociale, ni sur Beveridge ouCharles Gide, pas une allusion aux réalisations agricoles et sociales de laHangya, aux expérimentations de Tordas, pas une ligne sur les ouvragespubliés par F. Wünscher qu'il n'a visiblement pas lus ni même feuilletés.L'omission est d'autant plus importante que l'angle choisi pour son articleet affiché dans le titre est celui du " manager". Enfin, il me semble qu’en tant qu’historien, il lui revenait de signaler cetostracisme dont ont été victimes les Hongrois issus des minoritésgermaniques, auxquelles mon père a été assimilé.

Toutes ces " pages blanches " intriguent à l'heure où les sources sontdisponibles pour ceux qui veulent réviser l'histoire officielle. Visiblement,pour les chercheurs, il reste beaucoup d'archives à décrypter à laBibliothèque Széchenyi, aux Archives nationales de Budapest ou

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municipales de Székesfehérvár, la grande ville la plus proche du domainede Somlyó.115 On dirait I. Simon encore sous l'emprise d'un conformisme devenuanachronique. L'histoire post-marxiste serait-elle aussi sclérosée quel'évangile matérialiste, qui prétendait pourtant avoir libéré la pensée ducarcan de la tradition catholique ?

Ces gens sont comme des enfants qui voudraient construire un nouvel édifice rien qu'avec un tas de vieux cubes pêle-mêle, reliquat de plusieurs fêtes passées.

Le résultat ne correspond pas à leurs vœux : c'est quelque chose de chaotique, avec des arcades de château, une façade de châlet suisse, une cheminée d'usine et une façade d'église. La Pologne (la Hongrie ?) est pleine d'antiquaille et sa vie intellectuelle n'est qu'un jeu où s'échangent les phraséologies, celle d'avant la guerre contre celle qu'on leur a fourré dans la bouche après.

Witold Gombrowicz,Journal, Tome II, p.101, Folio

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Cliché n'est pas pensée

Il semble que la vision que nous avons des événements de la premièremoitié du 20e siècle en Hongrie ressemble à celle dont les Français onthérité pour les années de la Résistance : toute la France résistante ou toutela France collaboratrice.

En France aussi, il y avait une histoire officielle figée. Aujourd'hui,d'autres regards sur les archives, une nouvelle génération de chercheurs oude réalisateurs, des interactions fécondes entre les disciplines comme lesimages inédites restaurées, permettent de bousculer les stéréotypes. Ons'intéresse à l'opinion publique avec tous ses contrastes, la mobilisation desanonymes, confrontés à des situations imprévues, les formes de solidaritéinventées par ceux qui n'ont pourtant jamais appartenu à l'organisation dela Résistance. On ne cache plus les dérapages antisémites au sein de lapopulation ni l'antisémitisme de certains responsables de la Résistance.Tous ces regards croisés nous font sortir des schémas simplificateurs. En Europe centrale aussi, après une parenthèse d'un demi siècle qui afigé l 'histoire, les chercheurs recommencent à s'intéresser à desphénomènes oubliés, à " ces tragédies qui ont amorcé le processus dedestruction sociale et physique de pans entiers de la société et des éliteslocales, extermination des élites juives, répression, voire liquidation d’unepartie de la bourgeoisie modernisatrice, rayées de la carte sociale enquelques mois. "116 Aujourd'hui, de nouveaux historiens récusent lescatéchismes qui ont, après coup, brouillé la lecture de cette rupturetraumatique, pour servir l'histoire officielle et l'obligation mémorielle.

Comme nous " lisons " ce passé grâce aux traces qu'il nous a laissées, etque celles-ci dépendent du hasard, du matériau même

plus ou moins friable, et tellement tributaire d'accidents divers survenus au cours du temps

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qui amène ces traces jusqu'à nous, alors ce passé ne peut être que chaotique, accidentel, fragmentaire.

Gombrowicz, Journal, p.518

En trompe-l'œil, des clichés avaient brouillé notre vision de ce passérécent. Nous avions tendance à enfermer hommes et événements dans lepiège binaire du " nationalisme ". Qu'en est-il pour F. Wünscher ?

I. Simon utilise le terme de " keresztény-nemzeti ", dans le titre de sonarticle. Ce qui veut dire littéralement " catholique-national ". Latraductrice, Gaby Vagh, a préféré " patriote " à " national ". Le choix de ceterme permet d'éviter la confusion avec " nationaliste ", catégorie suspectéede tous les crimes. Or, en Hongrie comme ailleurs, le nationalisme a servià faire prendre la mayonnaise de peuples et d'ethnies différents. Lespeuples menacés ont toujours revendiqué leurs frontières et leur identité.Le nationalisme correspond à des tendances permanentes de l'esprithumain. Il est source de cohésion et de stabilité, même si ses effets peuventêtre destructeurs. Comme d'autres idées généreuses, il s'est transformé enl'une de ces hideuses idéologies qui se sont " répandues sur le mondecomme de l'huile bouillante se déversant d'une marmite. "117 L'idéologienationaliste est considérée comme un mal absolu depuis que lenational-socialisme a généré le nazisme et la Shoah.

Si l'on remet les choses en perspective, on constate que cette fièvreidentitaire est d'autant plus forte dans les régions livrées aux vicissitudesde l'Histoire et aux hasards des redécoupages géographiques. ClaudeMagris l'explique bien : " La passion nationale des Magyars, qui traversetoute l’histoire hongroise avec une fureur héroïque et féroce, est née dansune terre où se sont stratifiées, mêlées et déposées les vagues d’invasionsdes peuples les plus divers, les Huns et les Avars, les Slaves et lesMagyars, les Tartares et les Coumans, les Iazyges et les Petchenègues, lesTurcs et les Allemands. Les migrations de peuples ont un effet dévastateur,mais également civilisateur, et produisent cette promiscuité et ce métissagequi sont les matrices secrètes de tout nationalisme, avec son inévitableobsession de pureté ethnique."118

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C'est au 19e siècle que l'idée nationale prit corps. La révolution de 1848exalta l'identité nationale face aux Habsbourg. Ainsi, ce mouvement "apparaît dans la littérature, la modernisation et la défense de la languehongroise, autant que sur le terrain économique, comme le fer de lance dumouvement réformateur au sein de la société. Il se traduit par uneeffervescence associative qui se développe en réaction contre Vienne. " Lenationalisme révèle une volonté de libération de la domination desHabsbourg et témoigne de l'émergence de l'esprit républicain.119 En 1920,le grand traumatisme du traité de Trianon signifie la dégradation de laHongrie au rang de petite nation. Victime de l'injustice, la nation martyrese sauvera par le culte d'elle-même.

Sous Horthy, le sentiment nationaliste se renforce dans toutes lescouches sociales. Fossoyeur des Habsbourg, il est le symbole del'indépendance nationale après quatre cents ans de domination turque etautrichienne. Cependant, la politique extérieure continue à être animée parl'amitié qui lie la Hongrie à l'Italie et à l'Autriche. Après l'accession deHitler au pouvoir, le rapprochement avec l'Allemagne en est uneconséquence fatale. A la mort de Gombös, en 1936, ses successeurs setrouvent acculés par Hitler qui exige l'alignement de la politique hongroisesur le Reich en laissant miroiter l'espoir de la révision du traité deTrianon.120 Alors que Berlin répète qu'il faut s'aligner ou perdre toutespoir de regagner les territoires confisqués à la Hongrie, et que " l'Europeoccidentale abandonne les pays de l'Europe de l'Est "121, un nationalismepopuliste alimente le sentiment fasciste dans une partie de la classeouvrière et chez les plus démunis. Le bilan que les historiens tirent du quart de siècle du régime Horthy etde son rôle dans ce désastre est contrasté. Son but était de redonner saplace à la Hongrie, désavouée par l'Europe lors du traité de Trianon.L'Allemagne seule semblait soutenir cette revendication. Mais, tout enprofitant de son appui, il tentait de garder ses distances par rapport à Hitler.Ce fut un échec. Les recherches récentes montrent que les gouvernementss’essayaient à maintenir l’équilibre des relations de la Hongrie avec lespuissances occidentales, sans être payés de retour.122 Dans cette périodetourmentée, Horthy chercha à incarner pour la société hongroise la

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continuité et le changement. Ainsi, il s’employa à maintenir une classepolitique et une idéologie conservatrices, tout en favorisant les efforts deredressement, de modernisation et les relations avec l'Europe occidentale.Pour réussir à ce jeu-là, il aurait fallu plus d’audace et de charisme.

Tout ceci nous permet de mieux comprendre les contradictions danslesquelles se débattaient les Hongrois à cette époque. C'est pourquoi, ilsemble plus juste de qualifier F. Wünscher de "patriote" au sens où ilappartenait à ce territoire aux frontières incertaines qu'il revendiquaitcomme son pays et qu'il servit loyalement. Mais sa recherche d'identitépassait aussi par une ouverture vers l'espace européen. Et ceci pour deuxraisons. L'une était personnelle. En effet, ses ancêtres avaient " choisi " laHongrie comme leur pays. Il avait donc une conception élective de lanation, et non civique ou ethnique comme les Hongrois de souche. La deuxième raison était d'ordre géopolitique. Il savait que la Hongrie,seule, serait toujours le jouet des grandes puissances. Il croyait plutôt pourelle à un destin supra-national. Ce petit pays, de par sa géographie et sonhistoire, reliait l'Europe à l'Asie, en même temps qu'il les confrontait l'uneà l'autre. Son avenir ne pourrait être que de devenir le cœur d'une Europemoderne, un vaste espace de paix et de civilisation, fondé sur les valeurschrétiennes. En tous les cas, c'est dans ce sens qu'il oeuvra.

Des idées pour l’avenir

Le projet de F. Wünscher était économique et social. Il s'inspira du Plande Beveridge, chargé par le gouvernement anglais d'améliorer les régimesd'assurances sociales en 1942. Beveridge préconisait de faire reposer laprotection sociale sur une couverture généralisée à l'ensemble de lapopulation et d'uniformiser les contributions et les indemnités. Ce rapportconstitua le texte fondateur de l'Etat social (Welfare State), modèle initiépar l'allemand Lorenz von Stein mort en 1890 (Sozialstaat). Il n'est pasexclu que F. Wünscher se soit déjà intéressé aux idées de ce précurseur aucours de ses études de droit dans les années 1912-1913. Ce projet fonde

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l'Etat de droit sur l'économie de marché et la propriété privée des moyensde production. Les libertés fondamentales (aujourd'hui " droits de l'homme") sont garanties par des droits sociaux intervenant dans le jeu des forcesde marché, limitant pour les propriétaires la faculté de disposer librementde leurs biens et permettant la redistribution des revenus primaires pourassurer à chacun un niveau de vie décent. L'accès de tous au travail estprotégé, ainsi qu'une rémunération équitable et le bénéfice des assurances,prestations sociales et culturelles, transports, logement. La santé devientalors une affaire d'Etat, occupant une place majeure dans les dépensespubliques. Le dernier ouvrage de F. Wünscher écrit en prison cite explicitement lePlan Beveridge. Il se réfère également à la doctrine sociale de l'Eglise qu'ilestime convergente. Dès 1891, dans l'encyclique Rerum Novarum, LéonXIII s'était en effet saisi de la question sociale et avait avec force dénoncé" la concentration entre les mains de quelques-uns de l'industrie et ducommerce, devenus le partage d'un petit nombre d'hommes opulents etploutocrates, qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infiniemultitude des prolétaires. " Ce pape, plus novateur que bien desdémocrates de l'époque, se déclarait adversaire du communisme et de lalutte des classes mais prenait position en faveur d'un ordre social juste.Cependant, il peinait à proposer des réponses concrètes. Dans sa lignée, F.Wünscher voulait mettre en œuvre les solutions coopératives.

Son livre posthume, Méthodes pratiques de réorganisation del'économie nationale sur les bases de la doctrine chrétienne, permet dedégager ses idées directrices. Il reconnaît que les économistes leconsidéraient comme un naïf, quand il parlait de son objectif de procurer àchaque travailleur une maison et un jardin pour sa famille. Mais il n'étaitpas si ingénu qu'il y paraît quand il dénonçait les ruineuses politiquesbellicistes : " Tandis qu'ils observaient que l'argent manquerait toujourspour construire des maisons pour les ouvriers, ces mêmes expertstrouvaient naturel que l'argent public serve à fabriquer des avions de guerrepour bombarder les maisons existantes sans limite aucune. Selon leschiffres publiés dans le journal " Combat " du 1er octobre 1945,123 uneseule attaque aérienne américaine coûtait plus de 11 millions de dollars,

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tandis que la valeur du matériel engagé dépassait 413 millions de dollars.Si l'on prend le cas de l'Allemagne vaincue, quelles sommes démesuréesont été inutilement dépensées pour son armement, au lieu d'être utiliséespour améliorer le niveau de vie de ses citoyens ? Qui veut s'attaquer auxgros revenus et aux grandes fortunes, pour assurer aux pauvres un niveaude vie conforme à la dignité humaine, va dans le sens du progrèsscientifique." 57 Ce sont les propos d'un idéaliste pacifiste et social. La réforme qu'il veutréaliser est basée sur des lois scientifiques et économiques ainsi que desprincipes spirituels. A l'époque, il n'existait pas d'autres outils théoriques,pour penser une société équitable, que le socialisme marxiste et lelibéralisme capitaliste. Récusant l'un et l'autre système, il essaie d'esquisserune voie alternative, une philosophie pratique, qui permette de défendrel'intérêt général en même temps que celui des producteurs de richesse.Régulation des prix des produits de première nécessité, salaire minimum,salaire équitable, jouissance pour tous d'une vie digne, droit au travail etdroits du travail, assurances sociales, réforme des institutions, telles sontses principales propositions. Réaliste, il prévoit qu'il faudra " compter sur une opposition semblable àcelle qui avait accompagné l'abolition de l'esclavage." 57 Mais l'effet deces réformes sera à moyen terme bénéfique pour l'ensemble de la société. A l'encontre d'un système collectiviste, il préconise de favoriserl'autonomie des branches professionnelles. Il définit les bases de ce quideviendra l'économie sociale, déclinée en coopératives de production etcoopératives de consommateurs. Autogestion contre spéculation, voilà lebut de son action. Tout au long de ces pages, il dénonce les monopoles qui permettent auxgros propriétaires et grands négociants d'obtenir un maximum de profit audétriment des consommateurs et des producteurs qui créent les ressources.La Hangya s'inspire de la première coopérative fondée en 1844 par douzetisserands de Rochdale près de Manchester, cette expérience dont lesprincipes inspireront le mouvement coopératif dans toute l'Europe :démocratie (un homme égale une voix), ristourne (redistribution des profitsà ceux qui participent à l'activité et pas aux détenteurs du capital), libreadhésion et éducation des adhérents. A la même époque, les premières

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coopératives de crédit voient le jour en Rhénanie. Et en France, cette idéeessaime en même temps que se développe l'industrialisation : EtienneCabet, Proudhon, Louis Blanc, Flora Tristan, en seront les partisans. Godinapplique ces idées en réalisant un Familistère dans l'Aisne. En 1920, oncompte quatre mille sociétés coopératives en France regroupant sixmillions de membres. Les principes d'une économie solidaire sont dans l'air du temps, et cethomme instruit qui continue d'étudier se les approprie. Contemporaine desbouleversements liés à la révolution industrielle, l'idée coopérative s'estdiffusée comme une réponse politique, économique et sociale aucapitalisme libéral. Elle parie sur une économie au service de l'homme.C'est toujours une idée neuve. C'est une idée politique, en ce sens où MaxWeber définissait la politique comme " ce goût de l'avenir ". L'idée de solidarité lui convient parce qu'elle lui permet de donner uneformulation laïque aux principes évangéliques et d'articuler les rapportsentre l'individu et la société. La coopération volontaire entre des individussera source d'émancipation culturelle, sociale, et économique. Ellepermettra de corriger les effets injustes de la solidarité naturelle, àcondition qu'elle soit fondée sur des bases juridiques de droits et de devoirsréciproques. La mutualisation des avantages et des risques se fera par lessystèmes d’assurance. F. Wünscher défendait un collectivisme sans contrainte, fondé sur uncontrat librement consenti. A la Hangya, il réussit à convaincre lessyndicats que les paysans profiteraient de ces solidarités. Il diffusa cemessage dans des centaines de villages, dans ses cours à l'université et sesconférences à l'étranger. Il en fit une ultime présentation dans son ouvrageposthume, comme une signature.

Une noix difficile à casser

" L'individu est une noix tellement difficile à casser qu'aucune dentthéorique ne peut en venir à bout. ", disait Gombrowitz.

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J'ai rencontré un homme complexe dans une époque confuse. Il se disaitennemi du fascisme dont l'objectif et la méthode lui étaient odieux. Il a étél'objet d'attaques répétées des fascistes hongrois, les Croix fléchées. Il s'estmontré grand patriote, attaché à la nation hongroise, comme souvent lesont à leur terre d'adoption les hommes d'origine étrangère. Son paradoxe est le suivant. De son œuvre, on ne parle plus. Il ne figurepas dans les livres d'histoire. Excellent praticien et médiocre théoricien del'économie sociale, il a d'autant moins marqué la mémoire collective que laréforme agraire communiste a détruit son action ou s'en est approprié leseffets. Ainsi, quand on s'intéresse à l'homme public qui a marqué sonépoque, il ne reste qu'à l'assimiler aux hommes politiques qu'il a côtoyés,même les plus extrémistes. Or justement, il n'en n'était pas. Maisl’idéologie communiste a réussi à maquiller en lutte anti-fasciste laliquidation des élites économiques et culturelles. Il appartenait à cette catégorie d'hommes dont l'action était inspirée parla foi religieuse, le patriotisme authentique et les vertus morales, comme legrand réformateur libéral hongrois, István Széchényi. Pourtant la sociétéde l'entre-deux guerres avait oublié la réforme pour s'ancrer dans leconservatisme. Un grand historien dénonçait dans la classe politique decette époque : " la mentalité égoïste des classes supérieures, le méprisenvers le " bas peuple ", le système basé sur le népotisme. Ce qui estcertain, c'est que cette société rend lente et difficile l'adoption des valeursciviques et la formation d'une classe moyenne forte, industrieuse etsensible au bien public, d'une société bourgeoise au sens du 19e siècle,mais adaptée à la modernité. "124

F. Wünscher oeuvrait pour faire émerger cette classe moyenne forte,adaptée à la modernité, en se démarquant des faux réformateurs. Car lesconservateurs ne font le choix de la réforme que lorsqu'elle est inévitable etse contentent d'en donner l'apparence. Ses alliés conservateurs l'ontprobablement utilisé, lui qui n'était pas un " vrai hongrois " pour donnerune apparence sociale à leur politique.125 Or sa volonté réformatricen'était pas de façade. Lui, voulait un changement profond, sans vouloirl'imposer de manière autoritaire.

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Son originalité n'a pas eu le temps de faire ses preuves. Plus encore, sonœuvre a été ruinée et sa personne salie. En effet, à partir de 1945, les élitesdevaient être délégitimées " du fait de leurs liens traditionnels avec lamonarchie habsbourgeoise " allemande " ou de leur collaboration avec le "fascisme de Horthy ". La propagande stalinienne prit soin de construire unecontinuité entre la monarchie des Habsbourg et le national-socialisme. Ils’agissait de " créer une image démonisée d’un ennemi stigmatisé nonseulement à partir de préjugés politiques(équivalence des qualificatifs : féodal, fasciste, capitaliste) ou sociaux(exploiteur, grand propriétaire) mais aussi ethnique (allemand, étranger).Une représentation si confuse pouvait être utilisée contre l’ensemble desanciennes élites. "126

Hors des sentiers battus

Partisan d'une cause mais jamais d'un parti. Certes à l'époque, lapolitique offrait la possibilité d'une vie facile. Elle représentait pour unhomme neuf, brillant et diplômé, une opportunité de réussite assurée.Pourtant, après la Première guerre, il déclina le parcours standard del'officier. Plus tard, même lorsqu'il fut sollicité, il refusa plusieursresponsabilités de gouvernement. Pourquoi cet homme public a-t-il manifesté tant de réticences vis-à-visde l’engagement politique ? Ce refus maintes fois proclamé rejoint sacondamnation de toute forme de violence et, pardon pour l'anachronisme,son anti-militarisme. Pendant la longue guerre des Dolomites, il avait eu letemps de mûrir ses choix et de se forger une conviction. Les politiquesavaient déclaré la guerre. Lui et ses camarades l'avaient faite. Elle avait étéperdue au prix de millions de morts, de destructions et d'horreurs sansnom. L'argent englouti dans l'armement avait ruiné les populations. Il neporterait plus jamais les armes. Il ne serait pas non plus de ceux quienvoient les autres au massacre. Logique avec lui-même, il avait toujoursrefusé de se laisser enrôler dans un parti. Ces choix, scellés par sonexpérience et ses convictions, le laissaient disponible pour d'autresengagements. Il ne briguait aucune place de premier plan. Par contre, il

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visait l’excellence pour ce qu’il entreprenait.

Pour lui, l'économie devait prendre le pas sur la politique et il n'y avaitpas de frontière étanche entre l'économique et le social. Il avait choisid 'appartenir à la société civile. Je revendique ici un deuxièmeanachronisme. Certes, l'anthropologue, Esther Besson-Pollatsek, contestela notion de société civile appliquée à cette époque.127 En effet, lesinnombrables organisations culturelles, sportives, professionnelles,ecclésiastiques, régionales, formaient autant de groupes de pression visantà défendre leurs intérêts en refusant la tutelle de l'Etat. C'est exact que cesgroupes influents, structurés sur un modèle féodal, n'avaient pas devéritables assises sociales. Ce serait d’ailleurs cette " immaturité de l'espritdémocratique " qui aurait permis au pouvoir soviétique de s'implanterdurablement en Hongrie. Néanmoins, il me semble que l'expérience de la Coopération est d'uneautre nature et qu'elle concerne éminemment la société civile. Le drame demon père, fut de ne pouvoir s'appuyer que sur des hommes politiques qui,p o u r l a p l u p a r t , s e d r a p a i e n t d a n s u n c o s t u m enational-chrétien-seigneurial.128 Lui, y était à l'étroit et en faisait craquerles coutures. Homme sans qualités - ni terres ni titres -, il pensait que lesuccès de son travail suffirait à le légitimer aux yeux des politiques. Ilcroyait que l'utilité de son projet emporterait l'adhésion, puisqu'il setraduisait par de l'enrichissement pour les paysans et les coopérateurs, ainsique par un progrès social pour les gens les plus modestes. Mais il oubliaque cette classe dominante ne s'intéressait pas à l'économie, sauf à celle quilui permettait de conserver ses privilèges. La réforme qu'il porta ne visait pas à renforcer les intérêts des élites. Aposteriori, chacun, selon son parti ou ses intérêts, put l'accuser d'en avoirfait trop ou pas assez. Seuls les paysans de la Hangya manifestèrent pardeux fois pour lui quand il était en prison avant de voir de nouveau leursefforts rendus inutiles, leurs droits confisqués, les exploitations ruinées parla collectivisation, et revenir le temps de la misère. Le communisme encréant les kolkhozes et en supprimant la propriété privée, a substitué l'Etataux grands propriétaires terriens. Il n'a fait que déplacer le problème. Lesystème collectiviste échoua à créer les conditions d'un partage équitable

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des terres et d'une juste rémunération du travail.

" Un homme au centre de lui-même "129, tel apparaît aujourd’hui F.Wünscher. Victime d'un jugement en noir et blanc, il n'était ni pro ni anti,ni extrême, ni extrémiste. Ces catégories n'appartenaient pas à son mode depensée, ni à ses choix moraux. Il n'était pas l’homme d'un parti.Inclassable. Ses ennemis de l'époque l'ont assimilé à l'idéologie qu'ilscombattaient. Sa personne, comme son action et sa pensée ont étéinstrumentalisées.

La tentation d'être bon

Ses amis et ceux qui ont travaillé à ses côtés lui reconnaissaient unepersonnalité exceptionnelle et captivante. Ses ennemis l'ont accusé den'avoir cherché que son intérêt. Mais rien ne le prouve. Il a sincèrement essayé de cheminer sur une crête étroite entre morale etréalisme. Mais " redoutable est la tentation d'être bon ".130 Ce qui frappe, c'est qu'on venait toujours le chercher pour les missionsdifficiles que personne ne voulait assumer. C'est là qu'il donnait toute samesure, car il avait le goût d'entreprendre. Il se donnait le temps de laréflexion pour bien calculer les risques qu'il prenait. Il se préparait commeun spéléologue ou un grimpeur se garantit d'une chute toujours possible. Etpuis, il donnait tout ce qu'il pouvait, il exerçait toute sa pression surl'obstacle jusqu'à ce qu'il cède. Alors on aurait dit que ses effortsarrachaient le succès, et il tenait là sa vraie récompense. Peut-être aussi avait-il une revanche à prendre, parce qu'il fut longtempsconsidéré comme trop jeune dans une société où la valeur se confondaitavec l’âge. Sûrement aussi voulait-il prouver à la société hongroise qu'unWünscher était un vrai patriote, attaché à la grandeur magyare. L'actionn'est-elle pas toujours comme une projection de soi-même ?

A Siofok en 1919, à la MTI en 1932, à la Hangya en 1934, il futl'homme de la situation. Il aimait partir de rien et mettre tout en œuvrepour faire réussir ce qu'il entreprenait, mobilisant autour de lui les hommes

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qui acceptaient de lui faire confiance. Les grands desseins de sa vieprouvent son tempérament de défricheur. Aujourd'hui, on dirait qu'il avaittoutes les qualités du manager. I. Simon note qu'il aimait relever les défis.Une première fois, à la MTI : " Pourquoi a-t-il sacrifié un avenir assurépour un poste dont rien à l'époque ne laissait présager ce qu'il allaitdevenir ? …C'est un grand risque qu'il prenait, à moins de 30 ans et sansexpérience, d'accepter une telle responsabilité. " Une deuxième fois, quandil accepte la direction de la Hangya : " Cette décision lui fit prendre le plusgrand risque de sa vie. " C'est pour ces qualités humaines et son expertisefinancière qu'il était sollicité, bien que n'appartenant pas au sérail. Maisavec la maturité, la tâche d'intendant et de collecteur de fonds ne lesatisfaisait plus. Il voulut s'intéresser aussi à l'utilisation de ces capitauxqu'il recueillait et investissait. Les risques de connivence avec le pouvoirpolitique se précisaient avec la radicalisation du régime. Il sentait le besoinde réorienter son action vers une cause d'intérêt général. Lorsque lespolitiques l'imposent à la Hangya pour redresser l'entreprise, ils n'avaientpas prévu qu'il se taillerait cette fois une mission à la mesure d'un projetréformateur et innovant. De cette troisième mission au service de son pays, on aurait pu dire lamême chose que pour la première, quand il ne touchait que sa modestesolde de lieutenant : Pourquoi faisait-il tout cela ?... " Il le faisait pourl'honneur et par enthousiasme, profondément convaincu que cette nationtombée dans sa propre indignité ne pouvait être changée que par le travaildésintéressé. Il ne cherchait pas à être récompensé de ce travail par desespèces sonnantes et trébuchantes ni des décorations."19 Nul n'a jamais contesté ses qualités de travailleur acharné, exigeant pourles autres comme pour lui-même, ce dont certains même allaient jusqu'à seplaindre. On appréciait ses talents d'organisateur, sa fidélité à sesengagements et à ses amitiés, sa détermination à mener son oeuvre quoiqu'il pût lui en coûter. Il ne voulait jamais " laisser tomber ", comme ildisait. C'était un homme passionné par l'action, un entrepreneur quiréussissait là où personne ne l'attendait. Son indépendance d'esprit en gênaplus d'un. On le disait humain et juste, s'efforçant de mettre ses moindres actes enconformité avec les valeurs morales auxquelles il croyait. Depuis sa

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conversion et durant les dix dernières années de sa vie, il se nourrissait despréceptes évangéliques : Mieux vaut espérer en Dieu que dans les Princes.Créer en construisant et non détruire en critiquant. La lettre tue maisl'esprit vivifie. Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est àDieu. Celui qui s'élève sera humilié, celui qui s'abaisse sera élevé. Nejugez pas et vous ne serez pas jugé. 131 Ces vérités simples le guidaient au quotidien, dans le succès commedans l'adversité. Il donnait sans regarder – ce qui lui fut reproché -, à ses amis, à demultiples fondations ou associations, à l'Eglise. Il versait les revenus de sesouvrages à la fondation de son éditeur. Il donnait ses honoraires deprofesseur à l'université de Debrecen à des étudiants qui ne pouvaientpayer leurs études." Fais chaque jour une bonne action et Que ta maingauche ignore ce que fait ta main droite. " Sa morale était exigeante, maismodeste et réaliste. Il ne cherchait pas les honneurs. Il aimait entreprendre et expérimenterles solutions sans attendre. Il ne voulait pas la gloire mais des résultats. Safierté était de créer, initier, entraîner, encourager. Homme de devoir autantqu'homme de droit, il respectait la loi et ses représentants. Il voulaitinventer de nouveaux rapports entre le droit et la justice. S'il rejeta le communisme, il trouva dans la doctrine sociale de l'Egliseles grandes orientations de son action. Il chercha dans l'enseignementcatholique une caution morale que justifiaient les déclarations de Pie XIdénonçant ouvertement l'antisémitisme, le fascisme et le nazisme. Nous,nous savons qu'à partir de 1939 les positions de son successeur Pie XII,ancien Nonce à Munich et à Berlin, se sont révélées si pleines d'ambiguïtéque le message de l'Eglise catholique est devenu suspect sur cette période.Mais pour le néophyte sincère qu'il était, Dieu était la promesse d'un idéalqu'il savait ne pouvoir réaliser seul. Tout progrès scientifique ou techniquene vaut qu'associé à un progrès humain et spirituel. C’est ce qu’il pensait.

Comme tout le monde, il avait ses défauts, probablement l'envers de sesqualités. Une accusation reste cependant inexpliquée, selon laquelle ilaurait été lâche, corrompu, traître et dissimulateur.

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I. Simon lui-même ne formule pas d’hypothèse pour répondre à cettequestion. Pourquoi n’a-t-il jamais quitté le pays ? A deux occasions aumoins, il en a eu l’opportunité : lorsque la Hangya se replia à Sárvár etqu’il y installa sa famille le 1er novembre 1944, puis lorsqu’il fut soigné àl’hôpital début juillet 1945, après une première détention de deux mois. Or,quand on est riche, influent, considéré, opposant aux nouveauxenvahisseurs, quand on se sait menacé, quel réflexe plus naturel que detenter de fuir et de mettre à l’abri sa fortune et sa famille ? Mais il ne l’apas fait. Fuir aurait prouvé sa culpabilité. Mais s’il est resté, ce serait doncpour mieux dissimuler sa culpabilité ? Curieux raisonnement ! Et s’il était resté simplement pour faire son travail, envers et contretout ? La réponse serait-elle trop simple pour expliquer les choses tellesqu’elles se sont passées ?

Sa vérité

Février 2009. Depuis 18 mois, j'assemble les pièces du puzzle. Me voilà au terme dece long travail de reconstitution et de transmission. " Travail de vie ",dirais-je, pour faire écho à ce que les psychologues nomment " travail dedeuil ". Je sentais pourtant que je n'avais pas encore mis mon point final.Et puis, au hasard d'une recherche de photos, ma sœur vient de remettre lamain sur des archives qu'elle n'avait jamais regardées. Dans les années 90,Agnès et Martine les ont rapportés en plusieurs fois de Hongrie où elles lesont retrouvées dans le grenier de la maison de notre cousine. D'une petiteboîte à chaussures, nous exhumons des liasses de papier. Il s'agit d'une part de la fin du journal de notre père, écrit du 25 mars au27 avril 1945, à la veille de son arrestation. Ce sont les derniers mots d'unhomme encore libre. Ecrits en hongrois, c'est Martine qui vient de lestraduire à ma demande. Nous trouvons encore quelque deux cents petits feuillets de lacorrespondance de prison entre notre père et notre mère, rédigée enfrançais. Ils les ont échangés secrètement, entre octobre 1945 et le jour de

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sa mort. Ces petits bouts de papier jauni, écrits au crayon de sa belleécriture et les réponses de notre mère, tracées à l'encre bleu pâle, parfoistachées de larmes, sont bien émouvants. Je vais insérer ici de largesextraits de ces documents totalement inédits, ultimes témoignages d'unhomme, pour sa dignité et sa liberté.

Journal de Sárvár25 mars-27 avril 1945

Dimanche 25 mars : Début de la tragédie. Nous nous préparions pour partir à la messe quandun coup de téléphone de Keler m'a appris ce qui se passait. Je vais à laHangya. Pas de discussion possible. C'est Demeter * qui décide. AvecBancsi, ils ont tout préparé. La direction et moi, on ne compte pas.L'intérêt de la coopérative est accessoire. Ces messieurs sauvent leur peau,et pour qu'ils puissent survivre, il faut tout emporter. Ils ne me demandentpas mon avis. Ils ont fait leur plan ensemble et se moquent de la paroledonnée. Ils partent avec 3 millions et demi et les voitures. Le pillagecommence. L'après-midi, retour sur le terrain. La radio annonce que Pápaest occupé** La Direction de la Hangya s'est scindée en deux. Demeterdirige tout, comme un petit roi. Le dîner est agité. On discute : partir de notre maison ? Rester ?Déménager chez Mme Németh ? Finalement, on décide qu'on ne peut pasabandonner ceux qui ont été si bons avec nous. La fille et la femme deKovács, János et sa femme, et les Szikora restent avec nous. ***

Lundi 26 mars A la maison, on fait les bagages. Moi, sur le terrain, j'essaie de faire del'ordre, de vendre ce qui est possible, mais ce n'est pas facile de se fairepayer. Demeter intervient partout et freine le travail. Je vais à la banquechercher des espèces pour payer les employés. Je fais vider les caves envitesse. Je suis désarmé. Mes grands directeurs m'ont abandonné. Je nepeux être partout. La radio dit que les Russes foncent, ils sont devant Györ.A l'ouest, Francfort-sur-Main est occupé. Tout le monde fuit. A l'arrière, ilne reste que les troupes hongroises pour protéger la ligne de la Rába ****

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Civils et militaires s'enfuient dans des autos et des charrettes. Nuage depoussière. Image terrible. A la maison, nous avons déjeuné assezpaisiblement. L'après-midi, on continue de faire les paquets. Je vais à laCaisse de la Hangya pour faire la paie.

Mardi 27 mars L'enfer commence. Le matin, je vais à la Hangya pour empêcher lespillages. J'obtiens le renfort de policiers hongrois et de feldgendarmsallemands. Demeter a filé. Vers midi, on entend les premières explosions. Je vais àla maison. J'essaie de camoufler la voiture. Quand la fusillade augmente,nous descendons avec des matelas dans l'entresol et nous mettons lesenfants à l'abri dans le bunker. Devant nous, dans les champs, la fusilladefait rage. Les grenades pleuvent au-dessus de nos têtes. Une est tombée à 5m de la maison sans exploser. L'après-midi, la sucrerie prend feu. Lesponts sont bombardés,

______________________________________ * l'un des dirigeants de la Hangya, appartenant au parti des Croixfléchées. Il existe un autre Demeter, communiste celui-là, qui accusera F.Wünscher d'être anglophile. ** Ville à 50 km de Sárvár *** Les Kovács sont les propriétaires de la maison que louent lesWünscher à Sárvárau 32 rue Rákoczi à l'entrée de la ville. János est unemployé et Szikora, le cocher. Avec eux, sont venus égalementMademoiselle qui s'occupe des enfants et une bonne, Annús. Au total, 14personnes vivent dans la maison. **** Le fleuve à l'entrée de Sárvár.les vitres volent en éclat. Les enfants supportent assez bien. Impossibled'échapper. Il faut passer au travers. Manifestement les Russes sont autourdu pont de chemin de fer et de la briquetterie. Entre minuit et 4 h, il y a unrépit. Puis l'artillerie crache de nouveau. Le toit de notre maison est touché.

Mercredi 28 mars

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C'est le jour le plus terrible. A l'aube, la briquetterie prend feu et ledépôt de munitions saute. Ca se calme. Les combats ont cessé. Le jour paraît. Fidèle, le soleil selève. Venant de la Rába, les premières patrouilles de soldats russes arriventà pied. Il y en a un qui passe le portail, demande une montre, et prend monbracelet-montre. Ils ne paraissent pas dangereux. Puis d'autres arrivent etcommencent à piller une vieille maison. De la ville, il en vient qui sontivres. Ceux-là sont plus excités, mais ils ne font pas de mal. Certainsviennent se laver. L'un, au faciès de Mongol, dit qu'il vient d'Asie, il esttrès poli. D'autres demandent un morceau de pain avant de repartir.Mais l'après-midi, ça se gâte. Un groupe de 7-8 hommes arrive, ils ont unair pitoyable, mais ils sont armés : fusils à 72 coups, revolvers et grenades. Grossiers, ivres, ils hurlent comme de vraies brutes. Ils entrent dans lacuisine où Mademoiselle et Annus font manger les enfants. Ils ne les ontpas touchées. Puis, ils ont découvert 8 femmes dans le bunker et 3 dansl'entrée. Ils veulent s'enfermer avec elles. Je leur interdis mais ils memettent dehors. Szikora qui parle russe se met à parlementer avec le chefpour qu'il laisse sortir Nelly parce que c'est l'épouse d'un homme très bon.Le chef l'écoute. J'ajoute qu'elle est française. Il demande son nom. "Floirat " - " D'accord ". Il ouvre la porte. " Floirat peut sortir. " Il y en a quisont collés aux fenêtres, ils veulent des femmes. Ils défoncent la glacière,peut-être qu'ils croient que c'est un coffre-fort. Ils cherchent des pantalons,des bottes, ils vident les caisses. Ils me menacent d'un revolver et l'un mefrappe à coup de poings. Puis ils s'en vont. On ne peut pas rester ici.Chacun prend un paquet et on se précipite tous dans la cave de l'hôpital àcôté. On est assis par terre, on a froid. Ils entrent, ils sont ivres. Ilsrepartent. Il fait froid, humide et sombre. Avec Szikora, je vais chercherdes matelas et une soupe pour les enfants. On se couche, épuisés.

Jeudi 29 mars, jeudi-saintOn se réveille, tout bizarres, dans notre prison. Je vais chercher dehors dela soupe pour les enfants. Nous, nous mangeons un peu de viande fuméeque nous avons sauvée. Vers 8 h, le médecin-chef de l'hôpital vient me direque les Russes me cherchent. C'est faux, ils cherchent le " richard " de lamaison d'à côté. Mais le directeur est lâche, il dit que je dois y aller. Je

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n'irai pas. Qui veillerait sur les enfants ? Je ne sors pas. Je cache mespapiers d'identité. Dans l'après-midi, je reçois un message de Mme Németh*: Chez elle, on serait en sécurité. Puis on vient nous dire que lelendemain, les Russes vont prendre l'hôpital. Nous devons partir. Jedemande une escorte.

30 mars, vendredi-saintA l'aube, on court à la maison pour sauver quelques affaires. Vers 8 h,chargés comme des baudets et transpirant sous le poids de nos ballots, onse met en route vers le 22 rue Batthyány. Triste spectacle. Il faut traverserla rivière Gyöngyös et le pont est détruit. La maison communale estincendiée, la Hangya brûle, les magasins sont saccagés. C'est terrible àvoir. Dans les rues, il n'y a presque personne. Nous sommes 17 avecl'escorte, à traverser la ville. Nous sommes reçus avec une infiniegentillesse par Mme Németh.* Je me présente comme le président de lasection locale de l'Action catholique. On fait connaissance avec ceux quisont là. Ils cherchent gentiment de quoi nous nourrir. Dehors, on pille encore. Les gens de Sárvár avaient encore beaucoup devin et d'alcool qu'ils n'avaient pas eu le cœur de vider. Je rachète ce que jepeux. Beaucoup de maisons brûlent. Les banques sont aux mains desRusses. Ils emportent l'argent et les valeurs. Des nouvelles du front : La ligne Köszeg-Sopron n'est pas défendue.Szombathely est occupé. Les Russes sont devant Vienne. Les pauvres ontfui vers Köszeg. Quel sera leur sort ? On dit que Berlin est aux mains desRusses. Ce soir, tout est plus calme.

31 mars, samedi-saint De 5 à 7 h, c'est mon tour de garde. Dans la matinée, les nouvelles sontconfuses. Le curé vient nous donner la communion. Puis, premier déjeuneren commun avec les autres réfugiés. Soupe aux haricots. L'après-midi, onapprend que la Hangya est occupée. Les trains vont se remettre à circuler.La ville est plus calme. Ca ne brûle plus, mais il y a toujours des gens ivreset des pillages. Nous sommes trois à partager la chambre. Ca se passe bien.Je n'ose pas sortir car ils réquisitionnent les gens pour aller travailler. Je

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regarde dehors. Notre cour est comme une oasis sur une terre ravagée parles vandales. Le soir arrive notre officier russe qui a été blessé 5 km avantViennne. Il est revenu et pourra veiller sur la maison. J'ai discuté avec mescompagnons de chambre à la lumière de la bougie.

1er avril, dimanche de Pâques Je ne peux pas dormir à cause du vacarme. Quatre hommes pleurentparce qu'il faut les envoyer à l'hôpital. Il y a déjà huits morts qu'on ne peutpas enterrer. La maison est sous la protection de la Croix-Rouge suédoiseet abrite la section sociale et caritative de l'Action catholique, un cabinet deconsultation médicale, un poste de secours, un dépôt de layette, une cuisinepour deux cents réfugiés. Dans la matinée, la messe est dite sur une simple table. Déjeuner d'uneexcellente soupe de poulet, pâtes, vin, café. L'après-midi est tranquille. L'après-midi, des nouvelles de Pest : C'est surtout Buda qui auraitsouffert. A Pest, le tramway recommence à circuler. L'électricité est revenue.Cinq usines tournent. Tout le monde doit justifier où il habite, d'où il vient,où il va. Le soir, on se couche tôt. Le black-out est obligatoire.

2 avril, lundi de Pâques Après une nuit tranquille, on se réveille avec un beau soleil. Après lepetit déjeuner, on apprend que la police locale doit faire la liste de tous leshommes valides. Ils vont balayer les rues. Tout le monde doit reprendre letravail. Il faut rendre les armes. Près de Köszeg, il y a eu des combats terribles et beaucoup de mortsdans les forêts où les Russes ont mis le feu. Vers le soir, on apprend que laHongrie * C'est la directrice de l'usine de chicorée devenue le siège de la CroixRouge suédoise, surnommée Bepa néni.n' est pas encore totalement occupée, car les Allemands résistent à Kala,Kanizsa et Lispe. Les nouvelles de la ville sont toujours mauvaises :pillage et ivresse.

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3 avril, mardi Le matin, de 3 à 5 h, je suis de garde. Vers 4 h, j'entends le canon à 40ou 50 km. Peut-être les Russes qui attaquent du côté de Graz ou de Zala.Vers 10 h, le curé est venu avec un employé des chemins de fer qui arrivaitde Pest. Il nous a confirmé que Buda avait été complètement détruit et adonné beaucoup de nouvelles. Je ne sais pas ce qui est vrai ou faux. Nous commençons à trouver la situation pénible. On ne peut toujourspas sortir, car la ville n'est pas sûre. La prison devient étroite, lesproblèmes de la vie courante deviennent difficiles. Après le repas, ontraîne, on parle, mais pas de journaux ni de radio. Le soir, la lumière revient. Les Russes sont à 4 km de Pozsony, 30 kmde Vienne. Wiener-Neusstadt est occupé. Nagykanizsa et Lispe aussi. Ilsavancent à l'ouest vers Eisenach, Gotha, Meiningen. La région de la Ruhrest encerclée. Le soir, on s'agite : on inscrit les hommes pour le travail. On se réunit enconseil.

4 avril, mercredi Ce matin, encore de l'agitation. Balogh s'occupe de mon cas. Lesgendarmes viennent emmener les femmes au travail. Même Mademoiselledoit y aller. A 2 h, je vais chez le greffier avec Balogh qui me donne un certificatpour m'éviter le travail obligatoire. L'hôpital a été en partie incendié. Toutest détruit. C'est terrible. Les tilleuls sont à terre. Je vais jusqu'à notreancien logement. J'ai un étourdissement. Pourquoi ? Peut-être que j'ai tropmaigri ? Après le déjeuner, le temps passe très lentement et je m'ennuie. Le soir,on se couche plus tard, car on attend le retour des travailleurs. A la radio,on entend qu'il y a de nouvelles avancées vers l'est et vers l'ouest.

Jeudi 5 avril Je monte la garde entre 3 et 5 h. Puis tout le monde part travailler. Jevais à la Maison municipale pour voir comment ça tourne. Le nouveaucommandant demande un recensement de la population. Palabresinterminables. Des gens du parti communiste arrivent et donnent des

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explications. L'après-midi, je retourne pour une carte d'identité. Onapprend que le cardinal primat Serédi est mort d'une crise cardiaque. Lesnouvelles de Budapest ne sont pas bonnes. Vienne est assiégée. LesAllemands ont quitté la Hongrie. Gotha et Eisenach sont tombés.

Vendredi 6 avril Lever à 7 h moins le quart. J'ai bu du café. Il fait froid, il pleut un peu.J'ai écrit. Avec Szikora, je suis allé à l'hôpital. J'ai rapporté des affaires.C'était très lourd. J'ai mis de l'ordre dans mes papiers, j'ai écrit monjournal. Maintenant, il faut que je trouve de l'argent. On a beaucoup discuté, mais on n'a pas avancé. Le soir, on a écouté laradio pour la dernière fois, parce que demain, les postes seront confisqués.Peut-être qu'il en restera un chez l'officier russe malade, on recevra quandmême des nouvelles. Ils sont à 60 km de Brême. Meiningen s'est rendu. Au sud-ouest, ils ontatteint le fleuve Mura. Sarajevo a été pris par les hommes de Tito.

Samedi 7 avril Avec la liste de tous les occupants de la maison, on va à la Maisoncommunale et on fait le nécessaire. Puis je me rends chez le commandantrusse avec un interprète. Il me tend à peine la main et reste debout.J'explique que la Hangya est occupée par des sentinelles russes. Il ne veutpas rendre les terrains, mais autorise l'ouverture du magasin. A 2 h, avecPapp et Kálmán, on va tenter notre chance auprès du capitaine chargé duravitaillement. Avec lui, on se rend sur le site de la Hangya, mais lesgardes ne nous laissent même pas entrer. Même son supérieur ne nousdonne pas l'autorisation. Notre impuissance est totale. Nous rentrons à lamaison, ne sachant pas quoi faire. On reste assis, on parle, on discute.

Sommes-nous arrivés au fond ? Il paraît que tous nos biens sontperdus. On lit les ordonnances sur la réforme agraire. Ils nous prennent lesterres de Somlyó, au-delà de 100 hold*. Heureusement que je n'étais pasl'ami des Allemands. Ceux-là, on leur prend tout. Peu importe, l'essentiel,c'est que toute la famille soit saine et sauve. Peut-être que ça vas'améliorer.

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Des troupes et des convois continuent de traverser la ville. On emmèneles hommes travailler au pont de chemin de fer. On prend en chasse ceuxqui ne se présentent pas. Le soir, sous la porte cochère, les Russes poussentdes hulements. Il y a du vent, il fait froid.

Dimanche 8 avril Le temps s'améliore un peu. L'église a été rouverte et nous sommes allésà la messe avec Nelly et deux enfants. Nous communions. L'église estpleine mais les gens sont silencieux. On a toutes les raisons pour demanderl'aide de Dieu. Après le déjeuner, avec Szikora, Vasady et Leisen, on va à la métaierie.Le vent est froid. J'ai du mal à avancer, je ne me sens pas bien. Là-bas, onnous dit que les Russes ont emmené tous les cochons. Mes sept poulainssont là, ils vont bien. Il reste quatorze canards. On les mangera peu à peu.On remporte des œufs, du lait, de la farine. Le soir, à la radio, on entend que les Anglais sont à 12 km de Brême etde Hanovre, à 80 km de la frontière tchèque. Semmering est occupé. AVienne, les Russes sont à 3 km de l'hôtel de ville. De Vienne, ils onttraversé la Moravie en une nuit.

Lundi 9 avril Belle journée chaude et ensoleillée. On va chercher à manger. A 4 h, les commerçants et les ouvriers sont convoqués à l'hôtel de ville.On reçoit des papiers d'identité russes. Le soir, la radio annonce queHorthy est mort. Graz est occupé.

Mardi 10 avril Matin froid.Un officier russe m'assure que je pourrai entrer à la Hangya. La ville est plus calme et s'organise. Je vais chez le coiffeur. Dans lasoirée, je prends un excellement bain. Les nouvelles : Graz n'est pasoccupé, la moitié _________________________________ * 57 hade Vienne est aux mains des Russes. Ils l'ont contournée vers l'ouest.Königsberg est tombé.

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Mercredi 11 avril Jour de printemps chaud et lumineux. A 8 h, je suis au bureau du juge.Puis, nous nous rendons à la Hangya avec l'interprète. Nous discutons avecle capitaine qui dit qu'il ne peut rien faire parce que c'est la guerre. Mais ilest autorisé à nous rendre des graines, des pelles, des machines agricoles.Nous pourrons vendre sur place les produits de la Hangya. Les nouvelles de Pest sont bizarres. Les Russes ont démontésoixante-deux usines. L'armée victorieuse nous prend pour un stockaméricain … Les Américains sont à 152 km de Berlin.

Jeudi 12 avril Lever à 7 h moins le quart. C'est un beau jour de printemps. Je me rendsau bureau du commandant russe pour demander par écrit la liste de ce queje peux vendre parmi les marchandises qui sont dans l'entrepôt de laHangya : graines, machines agricoles, pelles, pioches, clous etc… Puis jevais à l'entrepôt et au magasin. Je sauve des œufs en poudre. Je vaischercher des cartes d'alimentation à l'hôtel de ville, ainsi que des cartesd'identité en russe. Le soir, je gère des embêtements et je me couche tôt.

Vendredi 13 avril Giboulées, petites et grosses pluies entrecoupées de grand soleil. J'attends en vain les cartes d'identité, on transporte en ville lesmarchandises de la Hangya que les Russes ont bien voulu nous laisserprendre. Lecture. On apprend la mort de Roosevelt. L'après-midi, on courtencore pour les papiers d'identité. Sans succès. Dîner. Coucher.

Samedi 14 avril Journée fraîche et ensoleillée. Le matin, je vais à la Hangya, puis à lamétaierie pour me procurer de la farine, puis je cours au siège du particommuniste, à la mairie, au comité national pour récupérer sept bœufs. L'après-midi, j'ai transporté des haricots, des pommes de terre, du lait.Après le dîner, nous parlons dans notre chambre avec Mme Németh qui

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nous offre un bon verre de vin.

Dimanche 15 avril Le matin, messe à 7 h ½ puis petit déjeuner. La nouvelle se répand quedemain les Russes réquisitionneront le moulin. Il faut aller chercher de lafarine aujourd'hui. Nous partons avec Szikora, Nasady, Leisen, Grohe. Onrapporte du blé et deux quintaux de farine. On a attendu jusqu'à 4 h ½ depouvoir repartir. On était épuisés. Déjeuner en rentrant. J'ai aussi trouvédes godillots.

Lundi 16 avril Belle journée de printemps, fraîche. Après la messe, j'ai commencé à organiser le travail à la Hangya. J'ai pume procurer des tickets pour le lait. J'ai parlé avec les gens de l'usine devêtements, je suis allé chez le cordonnier, puis j'ai écrit. L'après-midi, le comité national fait dire qu'" il confirme ma nominationà la Hangya." Puis le président-pape-réformateur fait un discours où ildonne des informations complémentaires. En substance : vous devez devous-même renoncer aux signes distinctifs, à vos terres, à vos biens, àvotre liberté. Qui élève la voix sera arrêté. Tout le monde en prend pourson grade. Le Croix fléché, est un criminel, mais celui qui ne l'est pas sera puniégalement. Ils vont montrer aux propriétaires fonciers quils ne pourrontplus abuser des femmes et des servantes. A ceux qui les dénonceront, lecommandant russe de la ville saura être reconnaissant. Maintenant, vouspouvez rentrer à la maison. Les nouvelles de ce soir : Ils sont à 80 km de Linz. Offensives russes surle front de l'Est. Les Américains ont passé l'Elbe. A Vienne, 130 000prisonniers. Selon Hitler, c'est vers l'est qu'il faut se battre.

Mardi 17 avril Beau temps, plus chaud. Le matin, Hangya, métaierie. Après ledéjeuner, j'ai dormi un peu. Je me rase avant d'aller dîner. On bavarde avecles Németh. Depuis 16 jours à l'ouest : 750 000 prisonniers, dont 141 000rien que lundi.

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Les Américains sont à la frontière tchèque. Nuremberg est tombé. On sebat à Leipzig et à Brême. Furstenfeld est tombé. Ils sont à 40 km de Graz,à mi-chemin entre Vienne et Linz.

Mercredi 18 avril Le temps se réchauffe. Nelly est partie à notre ancienne maison et elle arapporté les affaires. * Bonheur. Je discute avec Kálmán Papp sur l'organisation des ventes. Gyula Grohese prépare à partir à Fehérvar. Cica est retournée rue Rákoczi. Ellecontinue à faire le ménage. Ils ne veulent pas donner à la Hangyal'autorisation de vendre. On retourne chez le magistrat. Il a pris acte quenous avions réglé l'acquisition d'un nouvel emplacement pour le magasin.J'attends qu'à Pest le Comité national règle la question. La Hangya peutfonctionner à nouveau. Après le dîner, le curé nous annonce que le Commandant russe a déclaréqu'ils ne resteront pas en Hongrie. Ils ne veulent pas se mêler des affairesintérieures du pays. Pour la première fois, Nelly dort dans la maisonprincipale, dans un vrai lit. Les Russes sont à 30 km de Brême, 30 km de Hambourg. Déjà 2millions de prisonniers.

Jeudi 19 avril Temps beau et chaud. A l'église à 7 h ½ avec Kati et Mati, puis chez lecordonnier, et à la Hangya.

_____________________________________________ * Il s'agit des bijoux et valeurs que Nelly a enterrés sous le seuil de lamaison des Kovács et qu'elle est allée récupérer sous prétexte de faire leménage dans la maison qu'ils avaient quittée.

L'après-midi, Comité national : les affaires sont en bonne voie. Déjeunerà 1 h ½, puis Oláh, le secrétaire général de Köszeg est arrivé. Il a racontéce qui s'est passé là-bas. Les dirigeants des Croix fléchées ont été évacués

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en voiture. Une soixantaine de personnages moins importants sont restés.Les pertes n'ont pas été trop importantes. Il y a eu aussi des pillages.Beaucoup de Russes.

Fin des feuilles volantes sur lesquelles Frici rédigeait son journal depuisle départ de la rue Rákoczi.

Vendredi, 20 avril Mon journal a ressurgi des ordures de la rue Rákoczi. Je continue. JánosMeszáros est de retour, avec d'assez mauvaises nouvelles de Pest. On ditque nous sommes des amis des Allemands. Selon Havel et Posch *, monarrestation est inévitable. Kerner, notre avocat, voit les choses sereinement. La Hangya, à Pest, est presque paralysée. Ils n'ont pas d'argent. Lecamarade Hamburger est le Commissaire de la Sûreté. **Erzsi et Puci sont en vie. Leur maison a été bombardée. La maison deFodor út est debout mais dévalisée. L'après-midi, je lis les journaux quiviennent de Budapest. Entretemps, je suis allé à l'usine de sucre pouressayer de sauver quelques machines. On parle. Leisen décide d'aller àPest, je lui confierai des instructions et des messages. Après le dîner, nousparlons avec les Németh, et puis coucher.

Samedi 21 avrilLe temps a refroidi. Après la messe, j'ai écrit à Kerner une lettre où jedonne à Nelly, procuration pour disposer de tous mes droits. J'écris à Poschet à Erzsi. Nous déjeunons à 1 h ½ .Ensuite, je vais rue Rákoczi pouressayer de sauver les quatre moteurs de Somlyó qu'une usine veutemporter. La Hangya me prête une voiture. Puis nous voulons aller chez lecolonel russe pour récupérer les machines qui sont dans la sucrerie. Sanssuccès. Le soir, je parle un moment avec Nel. Mme Németh nous faitporter des gâteaux et du vin.

Dimanche 22 avrilIl fait froid. Cette nuit, il a plu. Je vais accompagner à la gare Leisen,Vasady, Mészaros et sa famille. Je rentre à la maison et j'écris jusqu'au

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déjeuner. Le soir, nous retournons encore une fois chez le colonel russeavec Tibor Szabo pour négocier au sujet du sucre et des machines. Nousrentrons assez tard. Après le dîner, nous parlons, Nell et moi.Les Russes sont dans la banlieue de Berlin. Dessau est tombé. ADresde, les Américains sont à 15 km des Russes. En Italie, ils ontdépassé Bologne.____________________________________________________________* Des amis, dirigeants de la Hangya.** Probablement le fils de celui qui va être nommé Directeur de laHangya, dès l'arrestation de F.Wünscher

Lundi 23 avrilIl fait froid. Après la messe, j'ai travaillé à la maison. Nous ne sommes pasretournés chez le capitaine russe ni à la Hangya. Je suis allé à la Caissed'Epargne où j'ai sauvé un peu d'argent. Après le déjeuner, je suis allébavarder avec Mati et Kiti qui sont malades.A 2 h ½, nous sommes allés à l'hôtel de ville à une réunion officielle pourdécider le montant des salaires. Je suis rentré de bonne heure. Je me suisrasé, j'ai fait ma toilette avant le dîner.Hitler est à Berlin qui est presque encerclé. Les Américains sont à Ulm.

Mardi 24 avrilLever 7h. Il fait froid. Messe. Hangya. A la maison. J'ai travaillé. J'ai vuGáborOláh et Farkas, le directeur général. Je leur ai demandé de l'argent et les ailaissés repartir à Pest, après qu'ils eurent déjeuné avec nous. L'après-midinous cherchons encore en vain le capitaine russe.Il fait si froid qu'il gèle presque. Les Américains ont dépassé Ulm. Ils onttraversé le Danube et sont à 15 km des Russes. A Berlin, les combats sontterribles. Depuis le 1er avril : 1 200 000 prisonniers.Je suis un peu grippé. Je me couche tôt.

Mercredi 25 avril

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Temps plus beau et plus chaud. A l'église, c'est la bénédiction des blés. Jen'attends pas la fin. J'ai froid, j'ai la grippe. Je retourne chez le capitainerusse pour les machines. Puis à l'hôtel de ville pour un certificat médical etdes tickets d'alimentation. Après le déjeuner, de nouveau chez lecommandant de la ville et le capitaine russe et enfin, on récupère lesmachines agricoles de la Hangya.A la radio, on apprend que les Russes ont encerclé Berlin. Les 2/3 de laville sont occupés. Les Américains sont à 50 km de Passau. Pillau esttombé.

Jeudi 26 avrilBeau temps frais et ensoleillé. A 7h 1/2, je suis à l'église. Je me sensmieux. Après le petit déjeuner, je vais régler différentes affaires en ville.Mais après le déjeuner, je me sens de nouveau mal. Tout l'après-midi, jeme traîne. J'ai froid et je m'assieds dans la petite pièce où se tiennent lesenfants, parce qu'elle est chauffée. Je suis très fatigué.J'écoute la radio. Les Américains sont à 50 km de Munich, à 20 km dePassau. Les Français ont occupé Constance, ils sont à 50 km de la frontièreautrichienne. Stettin est tombé. On se bat à Brême. On avance en Italie.

Vendredi 27 avrilJ'ai pris froid, je me sens mal. Je reste à la maison. Je me suis levé à 9 h.Puis j'ai lu dans la petite chambre Le livre de San Michele d'Axel Munthe.Après le déjeuner, j'ai repris ma lecture, et écrit mon journal.Il fait chaud mais il y a du vent. Le temps se gâte, le ciel se couvre.

Il a probablement repris sa lecture lorsque les gendarmes arrivent dans lacour pour venir l'arrêter.Lettres de prison

12.10.45Frici à Nelly : Tu vois que je n'avais pas de lettres compromettantes dansmes tiroirs.

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04.11.45.Frici: Je prépare une demande de mise en liberté que je vais adresser auMinistre de la Justice.*

27.11.45Frici : Mes deux avocats, Kerner et Nemes m'ont apporté un papier pourocculter la fenêtre…. Je comprends que le cardinal Mindszenty ne puisserien faire. Il a raison.

14.12.45Frici : F. Zimmer, député Nyilas, dont les journaux ont beaucoup parlé, aété remis en liberté.

18.12.45Frici : 80% des prisonniers vont sortir (plus ou moins 700). Le Docteur N.dont les journaux disaient à pleines pages qu'il était un des plus grandsantisémites, passé par Andrassy út après moi, condamné à cinq ans, est enliberté.

19.12.45Frici : L'ancien Ministre de la Justice, Mikecz qui a promulgué la premièreloi contre les Juifs, a été remis en liberté.

21.12.45Nelly à Frici : J'ai l'impression qu'ils ont tous peur de l'ombre de ton nomet qu'ils veulent se garantir de tout côté pour ne pas se compromettre.C'est vraiment bizarre que tout le monde soit libéré peu à peu et que, pourtoi, tous nos efforts se heurtent au dernier moment à un veto sansexplications.

23.12.45Nelly : Tu ne seras pas libre avant Noël. Pfeiffer (un magistrat ?) m'a dit :" Ce n'est pas le temps qui me manque, mais il y a une autre raison. "_____________________________________________________

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* On parle d'une vague de libérations. De plus, il était illégal de maintenirun détenu plus de 6 mois en prison, sans charge contre lui. Frici espèrequ'il sera libéré.

26.12.45Frici : La vraie raison pour laquelle je ne suis pas libéré est que quelqu'unne veut pas me laisser sortir, car il me pense dangereux dehors. Qui etpourquoi ? Ce ne peut être quelqu'un de la MTI, autrement je serais accusédequelque chose en relation avec cette entreprise. Ce ne peut être l'Actioncatholique où je suis quantité négligeable par rapport à Mgr Mindszenty.Reste alors la Hangya. On craint vraisemblablement qu'une fois sorti, je neme mêle de la question coopérative.

27.12.45Nelly : Je suis allée hier chez Bárányos qui m'a dit avoir parlé avecPfeiffer. Il lui a dit textuellement : " Je suis prêt à mettre Wünscher enliberté dans une heure, mais je sais que dans deux heures, la policeviendra le rechercher, et contre cela, je ne peux rien. " Mgr Mihalovicsm'a dit : " Oui, je le savais. "V. lui a dit que c'est Rákosi139 lui-même qui te tient prisonnier en disantque tu es plus antisémite que tous les autres ne le sont avec leurs décrets etleurs atrocités. Il faut que j'aille trouver Rákosi, mais comment et par quime faire ouvrir la porte ? Il faut que j'essaie de lui expliquer que tu n'espas ce qu'on te fait à ses yeux.Tu me dis que l'aide de Mgr Mihalovics semble faible. Je ne voulais pas tele dire pour ne pas t'attrister… Lui aussi a un peu peur pour lui-même.Il ne faudrait pas que les journaux soient ameutés par Hamburger lorsquetu sortirais, comme la dernière fois.

28.12.45Frici : J'ai lu un discours électoral de Rákosi dans lequel il disait : " Jeveux faire une coopérative agricole, mais pas de la manière dont l'aréalisée F. Wünscher où les paysans étaient les esclaves des capitalistes. *

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Barabás m'a dit que la femme de Demeter ** est venue le trouver pour luidemander de se présenter comme témoin à décharge. Naturellement il s'estdécliné.

30.12.45Frici : Ce que Rákosi dit de la Hangya, il faudrait qu'il le prouve… Il yavait jusqu'en juillet à Andrassy útun policier juif et communiste,Hamburger, de 35-40 ans. Il se peut qu'il soit le fils du nouveau Directeurde la Hangya. Dans ce cas, on aurait l'explication du fait que la policepolitique soit intervenue quand j'étais à l'hôpital de la Hangya. Hamburgera pu prendre peur en entendant que des gens venaient me voir et a pudemander à son fils de me faire arrêter une deuxième fois.__________________________________* Rappelons que Rákosi a contribué à ruiner l'agriculture hongroise (cfnote 139)** Deux dirigeants de la Hangya. Barabás était intègre et témoigna enfaveur de F. Wünscher. Demeter était un Nyilas qui pilla la coopérative àSárvár.

09.03.46Nelly : Tu as tellement bonne mine en ce moment que je crains fort que cetexamen médical ne donne aucun résultat. *

23.03.46Frici : Nemes m'a dit que puisqu'on ne peut s'abstenir de m'accuser – cardans ce cas la police politique recommencerait immédiatement denouvelles recherches et on me retiendrait de nouveau des semaines là-bas,il faut m'accuser pour que je puisse être acquitté. Et l'accusation est siinfiniment faible, qu'il n'y a pas de doute sur l'issue du procès. Nemes esttrès optimiste.

12.04.46 Frici : J'ai lu la belle lettre de mère avec des larmes dans les yeux. C'estune femme absolument bonne et elle écrit avec une telle finesse d'âme que

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ses lettres sont comme ces belles dentelles qu'on regarde et qui vous fontoublier votre chagrin.

15. 04.46 Frici : Le médecin va me faire vingt piqûres de glucose, une tous lesdeux jours.

26.04.46 Frici : Nemes dit qu'il connaît très bien le Président de mon jury, Gafahr.Ce dernier a déjà étudié mon dossier et il a dit que c'était scandaleux deretenir quelqu'un en prison avec une accusation tellement ridicule. Il ditqu'on ne pourra pas me condamner… A part Zoltán, le rédacteur de Kéve,l'accusation n'a aucun témoin.

07.05.46 Frici : Je suis très tranquille. Le pire serait qu'on me condamne à entredeux et cinq ans de prison, mais dans ce cas je peux faire appel. Je suis trèstranquille. Je ne peux rien perdre, je ne peux que gagner au moinsquelque chose.

10.05.46 Frici : Nemes et Kildi m'ont informé qu'il y avait de très bonstémoignages que je ne connaissais pas jusqu'à présent.

14.05.46 Frici : J'attends qu'on m'apporte les procès-verbaux… Les piqûres meproduisent plus d'effet qu'un kilo de sucre. J'ai un appétit extraordinaire.

_________________________ * Ses avocats voulaient tenter de le faire libérer pour raisons médicalesLe puzzle est fini

Ces notes relatent les faits avec objectivité, sans dramatisation ni pathos.Au ras des événements quotidiens, elles font une sorte de constat clinique,excluant tout effet littéraire. Comme si celui qui les avait rédigées n'avait

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rien à cacher ni à justifier parce qu'il avait la conscience parfaitementtranquille. Rien ne laisse à penser que F. Wünscher se soit compromis avecles Nyilas, pas plus qu'avec le nouveau pouvoir. Il manifeste seulement savolonté de continuer à préserver les intérêts de la Coopérative. Sans inférerquoi que ce soit qui n'aurait pas été dit, on peut simplement retirer de cesconfidences quelques informations qui éclairent la fin de cette histoire. Lesreformuler ici me permettra de mettre un point d'orgue à mon enquête.

Demeter semble être à l'origine de l'une des charges qui allait peser surlui. Ce personnage était l'un des dirigeants de la Hangya, sympathisant desCroix fléchées. A Sárvár, il a pillé la Coopérative en s'enfuyant avec 3millions et demi de valeurs. Pour les ennemis de F.Wünscher, cettetrahison pouvait accréditer l'accusation selon laquelle il aurait soutenu lesintérêts des fascistes hongrois et spolié la coopérative à leur profit. Deux autres personnages semblent bien avoir eu tout intérêt à mettre F.Wünscher hors d'état d'agir. Le fait de l'envoyer et de le maintenir endétention reviendrait à l'accuser des pires forfaits, sans qu'il soit nécessaired'en apporter la preuve. Si j'en crois ce que j'ai lu, je peux formulerl'hypothèse que mon père était un obstacle sur leur chemin. Il s'agit d'abord de Hamburger qui avait été brièvement directeur de laHangya pendant la commune de Béla Kun et qui, dès lors que F. Wünscherserait arrêté, pourrait y retrouver sa place. Un commissaire de la sûreté,nommé en avril 1946, s'appelait également Hamburger et avait l'âge d'êtrele fils du premier. Il travaillait à la prison politique d'Andrássy út. Il seserait chargé de protéger son père de la menace Wünscher. C'étaitprobablement ce qui se tramait à Budapest, tandis qu'à Sárvár, le directeurpourtant "confirmé par le Comité national " le 16 avril, bataillait pouréviter les exactions, remettre en route la Coopérative et sauver ce quipouvait encore l'être. On comprend aussi les réticences du capitaine russequi attendait l'autorisation de Budapest pour lui permettre de redémarer lesactivités de la Hangya. Hamburger ne pouvait être que l'instrument de Mátyás Rákosi, le toutnouveau secrétaire général du Parti communiste hongrois, qui le soutenait.Ce dernier devait se débarrasser de F. Wünscher pour reprendre la main surle système coopératif et soumettre la paysannerie hongroise. La

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confiscation des terres avait été décrétée le 7 avril. Restait ensuite àimposer leur collectivisation. Pour Rákosi, l'arrestation de F.Wünscherétait inéluctable, comme son maintien en prison indispensable pourHamburger, Pour l'un comme pour l'autre, à défaut d'une condamnationcertaine, sa mort était une issue propice à leurs desseins.

Deux remarques me viennent encore à la lecture de ces derniers textes.En premier lieu, ce qui me frappe, c'est qu'au cours du mois d'avril 1945,F. Wünscher note jour après jour la progression des Américains et desAlliés. Mais jamais il n'envisage l'éventualité qu'ils puissent reprendre laHongrie aux Russes. Il était donc très réaliste et bien au fait des accordsqu'ils avaient passés avec Staline. Il pouvait aussi penser sincèrement que,comme ils le disaient, les Russes n'avaient pas l'intention de s'occuper desaffaires intérieures de la Hongrie. Il ne manifestait pas non plus la volontéde fuir vers l'ouest avec sa famille.

Enfin, en mai 1946, à la veille de sa mort, il se sentait en excellentesanté et remarquait que ses traitements lui étaient bénéfiques.

Les voici enfin retrouvées, les quelques pièces qui me manquaient pourachever le puzzle.

Les mots, une ruse pour exorciser

Ces mots sont des exorcismes par ruse. Ils ne sont point faits de haine de ceci ou de cela.

Leur raison d'être : tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile.

Henri Michaux

S'il avait survécu, il aurait pu donner sa version des événements, commed'autres, persécutés pour leurs idées, comme Egon Balas, juif hongrois et

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roumain, réfugié aux Etats-Unis ou François Fejtö, journalistecommuniste, réfugié en France, qui ont pu témoigner. 132 Ou encoreSándor Márai. Célébré dans les années 30, cet écrivain s'opposa aufascisme avant la guerre, se cacha pendant l'occupation allemande et futdécrété ennemi de classe par les soviétiques. Il décrit la terreur, lasoumission collective, l'impuissance des intellectuels, l'effondrement del'héritage culturel et spirituel de l'Europe. Contraint de s'exiler en 1948, ilfinit par se suicider en 1989. Les Mémoires de ces témoins sont aussi desManuels d'histoire vivante. 133 Ces Archives hongroises n'ont pas la prétention de remplacer desMémoires, qui ne seront jamais écrits. Une image brouillée s'était installéedans mon esprit, mélange de réel et de fiction. Mon père m'a toujours paruinaccessible. J'ai tenté de m'en approcher. Je l'ai fait en observantattentivement la société et les événements de l’époque. J’ai cherché àmontrer comment ils s’articulent avec sa biographie d’homme public etcomment ils l’éclairent. J'ai voulu que cette époque et cette région au cœur de l'Europe sortent del'abstraction, pour qu’ils retrouvent vie et couleur et nous parlentaujourd’hui. Ce voyage à travers l'espace et le temps m'a aidée àcomprendre ce pays de l'Autre Europe, ce territoire longtemps refusé,craint, méprisé. L'Europe de l'Ouest continue de voir une menace pointerde ce côté-là, comme si ces pays ne s'étaient pas retrouvés derrière lerideau de fer, contre leur gré. L'entrée dans l'Union Européenne n'a paseffacé toute méfiance, peut-être parce que sur l'autre rive du Danubecommencent les Balkans…

J'ai veillé aussi à ne pas établir de symétrie entre goulag et shoah, ceségales barbaries. Mais, entre les deux systèmes totalitaires, seul lecommunisme porte une idée de justice irréductible à tous ses échecs, cedont le nazisme est totalement dénué.134 Pourtant, cet idéal a étéradicalement détourné et bafoué. L'histoire de Frigyes Wünscher rejoint celle de cette multituded’hommes publics ou d’anonymes déportés, assassinés ou disparus, dont lecrime avait été d’appartenir à une certaine classe sociale. Comme desdizaines de millions de personnes, mon père fut aussi la victime d'un

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système. Non seulement parce qu'il en est mort, mais parce que dès sonarrestation sa vie a été confisquée par le mensonge, conséquence d’uneimposture généralisée. Et cette liquidation morale reste, malgré le tempsqui passe, plus violente et insupportable que sa liquidation physique. Carrien, jamais, ne pourra effacer ce déni de justice. Le mensonge organisétend toujours à détruire tout ce qu'il a décidé de nier, bien que seuls lesgouvernements totalitaires aient consciemment adopté le mensongecomme premier pas vers le meurtre, résumait Hannah Arendt. "QuandTrotski a appris qu'il n'avait jamais joué un rôle dans la Révolution russe, ildut savoir que son arrêt de mort avait été signé. Il est clair qu'il est plusaisé d'éliminer des archives de l'histoire une figure publique si elle peutêtre en même temps éliminée du monde des vivants. " 135

En Hongrie, entre 1945 et 1956, 338 civils ont été exécutés, 71 138 personnes accusées de crimes politiques, dont 26 997 considérées comme des criminels de guerre. 136 Mon père figure sur cette liste.

Il vécut une époque qui interdit aux rêves de voir le jour, une époque quin'accoucha que de cauchemars. Sa vie et sa mort sont comme la métaphored'une génération prise en tenailles entre le loup et l'ours.137 Pour autant,ce destin ne le rend ni banal ni coupable. Il y a des impasses dans l'histoire, mais certaines morts ne sont pasvaines. En particulier, celle des êtres qui ont cru que le futur pouvait êtremeilleur. A cet espoir, ils ont consacré chaque instant de leur vie, chaquebattement de leur cœur. Leur héritage nous oblige.

La vie n’est peut-être pas la valeur suprême. Elle ne vaut que mise auservice de quelque chose qui la dépasse et l’éclaire. L'amour va avec les mots d'amour. Voilà, c'est dit.

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Ex-voto

Qui donc a dit : " Notre parti au pouvoir, les autres partis en prison " ?

Mais bien sûr, tous les partisans. Et le moins qu'il faille dire des partis, c'est qu'ils ne sont pas longs àprendre eux-mêmes un parti. Or, c'est toujours le même qu'ils prennent :totalitaires, dévorants. Et par là bien plus proches les uns des autres qu'il nesemble. On s'étend volontiers sur l'opposition des partis, sur les abîmes quiles séparent, sur l'impossibilité où est un homme de droite de comprendreun homme de gauche. On remarque moins à quel point ils se ressemblent,s'accordent : et, si je peux dire, n'en font qu'un… Il n'est pas un homme normal qui ne souhaite avoir sa maison à soi, depréférence différente des maisons voisines… avec un petit jardin qu'il orneà sa façon. Or, c'est ce qu'il n'a pas. C'est, de toute évidence, ce qu'il n'estpas près d'avoir. Qui s'y oppose ? D'un côté, le parti des conservateurs, les grandspropriétaires terriens qui préfèrent garder leurs terres – fût-ce en friches –que de les donner. De l'autre, le parti communiste qui ne veut pas laisser unseul de ses membres échapper à sa classe de prolétaire, et par là à son parti.

Jean Paulhan, Lettre à un jeune partisan, Allia, p.22

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Bibliographie

. André Ady,Poèmes Le temps qu'il fait, 1981

. Sous la direction de Nicolas Bauquet et François Bocholier,Le communisme et les élites en Europe centrale Les rencontres de

Normale Sup’, PUF, 2006 . Jean Béranger et Paul Gradvohl,

Construction de la mémoire du 20e siècle en Hongrie : sortir de l'imagedu peuple victime de l'injustice des grandes nations, Rapport du CNRS,1997 . Esther Besson-Pollatsek,

La Société civile hongroise, thèse, 2007 . Marie-Claude Biais,

La solidarité, histoire d'une idée, Gallimard, Bibliothèques des Idées, 2007 . Philippe Chaniel et Sylvain Dzimira, Pour une solidarité critique , La vie des idées sur Internet, mars 2008 . Dialogue de Derrida et Roudinesco,

De quoi demain…, Champs, Flammarion, 2001 . Gombrowitz,

Journal , Folio . Sous la direction de Péter Hanák,

Mille ans d'histoire hongroise, Corvina, 1986 . Attila József,

Aimez-moi, L'œuvre poétique chez Phébus, 2005 . Catherine Károlyi,

La Comtesse rouge, Corvina et Editeurs français réunis, 1980 . Miklós Molnár,

Bibliographie 264

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De Béla Kun à János Kádár, soixante dix-ans de communisme hongrois,1987 (IUHEI) . Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, Perrin, 1996

. Jean Paulhan,Lettre à un jeune partisan, Allia, 2000

. Aurélien Sauvageot,Souvenirs de ma vie en Hongrie, Corvina,1988. Jean et Antoine Sellier,Atlas des peuples d''Europe centrale, La Découverte, 2007

Jérôme et Jean Tharaud,Quand Israël est roi, Plon, 1921

István Simon, Egy keresztény-nemzeti " csúcsmenedzser ", WünscherFrigyes, in Múltunk 2006/2, p. 31 à 53 (" Frigyes Wünscher , un éminentmanager, patriote et catholique " , traduit par Gaby Vagh)

Frigyes Wünscher, écrits en détention 1945-46 Ecrits pour ma défense

Méthodes pratiques de réorganisation de l'économie nationale sur lesbases de la doctrine chrétienne,

Notes bibliographiques

1er chapitre : p. 1 à 20 (0) Le hongrois fait partie du groupe de langues " ouraliennes", quicomprend aussi en Europe le finnois, l'estonien et le lapon ; et en Russie,diverses langues parlées dans l'Oural ainsi qu'en Sibérie du Nord. (1) De Béla Kun à János Kádár, soixante dix-ans de communismehongrois p.18 (2) La Bibliothèque Nationale se trouve près du Palais Royal, sur laco l l ine de Buda . Idem pour l e s Arch ives na t iona les (MOL :Magyar-Orzágos Léveltér), sises à 2-4 Becsikapu utca. (3) Les Tatars ou Tartares sont un peuple nomade originaire du centre dela Sibérie, turcophone, contrairement aux Mongols avec lesquels ilsenvahirent l'Europe et une partie de l'Asie, au 13e siècle. A la suite desconquêtes du Mongol Gengis Khan, les éléments turcs et mongols furenttous appelés Tartares par les Européens, en référence à l'enfer (tartaros

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dans la mythologie grecque). (4) Kassa deviendra tchèque au traité de Trianon sous le nom de Kosice.Elle redeviendra hongroise de 1938 à 1945. Voir les cérémonies officiellesracontées par Nelly dans sa lettre du 15.11.38. Grand-père Wünscher se battra jusqu'à ses derniers jours pour que sesanciens cheminots puissent avoir droit à leur retraite de la MAV (Cheminsde fer hongrois). Il l’obtiendra et ceux-ci, en signe de reconnaissance luioffriront un magnifique vase en argent. (5) Les Souabes, Svabi en roumain, Svábok en hongrois, Švabi enserbo-croate, Schwaben ou Donauschwaben (Souabes du Danube), enallemand, est un terme générique désignant tous les migrants germaniquesarrivés en Hongrie par différentes vagues, mais essentiellement sous lerégime de Marie-Thérèse. Par extension, il désigne aussi des populationsissues d'autres nations comme la France : en effet, certains colons, plusrares, venaient de Lorraine et d'Alsace. Ils ont contribué au développementde la Hongrie, grâce à leur goût d'entreprendre, leur sens du commerce,leurs qualités techniques. Ils ont été aussi les grands promoteurs de laculture du vin en Hongrie. (6) C'est-à-dire 3% de la population hongroise en sachant que lapopulation d'origine juive représentait au total 4,9%. La proportion de ceuxqui faisait partie de l'élite du pays était donc relativement très importante. (7) Le communisme et les élites en Europe centrale p.21 à 25 (8) Lajos Zilahy, L’ange de la colère, Mercure de France, 1999 in LeGoût de Budapest, p.99 (9) De Béla Kun à János Kádár, soixante dix-ans de communismehongrois p.186. (10) Histoire de la Hongrie p.270 et 231 (11) Quand Israël est roi, p.143 et 144 (12) La Comtesse rouge p.137 (13) Histoire de la Hongrie p.309 (14) Ken Burns – The Civil War, Documentaire sur la guerre deSécession (15) L'un de leurs ancêtres avait été officier lors de la révolution de 1848et leur grand-père, un célèbre botaniste. En 1944, FW. lui fera quitter laHongrie avec sa famille parce qu'il avait une fille gravement handicapée.

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La famille Tuzson s'installa en France, à Fontainebleau, et Nelly et sesfilles trouveront toujours chez eux un accueil et un soutien indéfectibles. (16) Egy keresztény-nemzeti " csúcsmenedzser ", Wünscher Frigyes, p.34 et 33, notes 4 à 8. (17) Quand Israël est roi, p.222-223 Cette confusion inscritedurablement dans les esprits se fondait sur un constat simple : la grandemajorité des commissaires du peuple et des activistes de la dictature duprolétariat étaient juifs, de même que les dirigeants de la Terreur, OttoKorvin et Tibor Szamuely. Dès lors, il était aisé de généraliser. (18) Il ne faut pas oublier que la Hongrie avait, jusqu’au Traité deTrianon, une façade maritime sur l’Adriatique. Même si la Croatiebénéficiait d’une autonomie, le port de Fiume était administré par legouvernement de Budapest. (19) Extrait du discours de Hézsnir Zoltán pour le départ de F.Wünscher de la MTI le 5 novembre 1934, conservé aux Archivesnationales hongroises. (20) Il est intéressant de comparer par exemple, les versions des frèresTharaud, plutôt antisémites, dans les chapitres 8 et 9 de l'ouvrage déjà citéet celle du site du Syndicat Anarchiste (www.plusloin.org), dans le sensopposé.

2e chapitre : p. 21 à 162 (21) Créée en 1979, la revue Múltunk est dirigée par Ferenc Glatz, quifut ministre de la Culture en 1989-90, directeur de l'Institut des Scienceshistoriques de l'Académie jusqu'en 1996 et actuellement président del'Académie hongroise des Sciences. (22) Souvenirs de ma vie en Hongrie p.20 (23) La Comtesse rouge p.98 et 139 (24) Egy keresztény-nemzeti " csúcsmenedzser ", Wünscher Frigyes (25) Histoire de la Hongrie p.315 (26) Le siège de la Radio se trouve toujours à gauche du Musée Nationalmais la rue s’appelle désormais Bródy Sándor út. En 1956, ces lieuxhautement symboliques, furent investis par les insurgés qui voulaients’adresser au monde libre. (27) Lettre de F. Wünscher à M. Kozma en janvier 1930, cité par

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I. Simon. (28) Budapesti Hirlap, le 16.10.1923 (29) Budapest, Athenium Irodalmi Nyomdai R.-T, 1924, 516 (30) K. Klebelsberg : Recueil des lois hongroises. (31) B. Hóman sera condamné, après 1945, comme criminel de guerrealors que le coauteur de cette histoire de la Hongrie, Gyula Szekfü,converti de la droite, occupera le poste d'ambassadeur de Hongrie àMoscou. (Molnár p.355) (32) L'initiateur, en 1908, de cette revue hongroise rédigée en françaisfut Vilmos Huszár. C'était une tribune ouverte, indépendante de toutetutelle politique. A sa mort en 1931, l'entreprise prend un nouvel essoravec József Balogh. (33) Lorsque la puissance allemande se renforce en Hongrie, Balogh ledirecteur de la Nouvelle revue de Hongrie, prendra ses distances. Contraintde se cacher, il sera arrêté par les Allemands, envoyé dans un camp detravail et exécuté. (34) Histoire de la Hongrie p.346 (35) Idem p. 354 (36) Souvenirs de ma vie en Hongrie p.238 (37) Ce sont les Deshusses qui recueilleront Nelly chez eux à Budapestaprès la mort de Frici. Elle écrira dans une lettre qu'elle pleurait toute lanuit et que ses sanglots les empêchaient de dormir. (38) La correspondance de Nelly à sa mère écrite entre octobre 1933 etseptembre 1946 nous a été transmise par notre grand-mère, que nousappelions " Bonne Maman de Paris ". J’ai choisi d’en citer de largesextraits, année par année, qui éclairent les évènements d’une touche plusintime. Voir la note de présentation plus complète p. 258 à 262. (39) Histoire de la Hongrie p.360 (40) La Hangya était l'organisation des coopératives agricoleshongroises, qui avait survécu au régime de Béla Kun. En 1946, le nouveaurégime confie la Direction de la Hangya à un proche de Béla Kun,Hamburger, qui avait déjà assuré l'intérim pendant la brève révolution de1919. Après avoir été transformée en " Coopératives AFESZ ", elleredevient Hangya dans les années 90. Elle fait aujourd’hui partie de laConfédération Générale des Coopératives de l'Union Européenne. Zoltán

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Szabó en est le Secrétaire général. (41) B. Elemér, Mes Souvenirs 1938, cité par I. Simon note 43. (42) Egy keresztény-nemzeti " csúcsmenedzser ", Wünscher Frigyes,notes 35 à 40 (43) Ibid. cf articles de presse de 1934 et 1935 cités dans le document. (44) Histoire de la Hongrie p.350-351 On lira également avec intérêt Le vinaigre et le fiel, le splendidetémoignage d'une paysanne hongroise, Margit Gari, née dans une famillesans terre extêmement pauvre, recueilli en 1970 par l'ethnologue Edith Fél(Collection Terres humaines – 1983) (45) Mille ans d'histoire hongroise p.185 et 195. (46) Ainsi, le célèbre A Puszátk népe [Peuple des pusztas] de GyulaIllyés dresse un tableau dramatique de la paysannerie hongroise. (47) Lire la thèse de L-F Céline : Semmelweis écrite en 1924 (Gallimard,1999). Ce médecin hongrois génial (1818-1865) démontra à Vienne que lamort des femmes lors de l’accouchement était due à un manque d’aseptie.Avant Pasteur, il fut précurseur de l’antiseptie moderne sans parvenir detoute sa vie à convaincre le corps médical de respecter les mesuresprophylactiques. (48) Egy keresztény-nemzeti " csucsmenedzser ", Wünscher Frigyes,note 26, p.37 (49) Le Pengö était alors à parité avec le Franc suisse. (50) Le Temps est un grand quotidien français fondé en 1861. Journal deréférence d'orientation centre droite, il était très apprécié de F. Wünscher(cf lettres des 01.01.35, 20.08.39 et 30.01.41). Son indépendance faisaitautorité ainsi qu'une information sérieuse et objective. Il publiait de brèvesnouvelles sans commentaires sur les opérations militaires, les évènementsdiplomatiques et la politique des pays étrangers, en particulier lesEtats-Unis. En 1938, il approuva l'abandon de la Tchécoslovaquie àMunich, ce qui provoqua la démission de son représentant à Prague,Hubert Beuve-Méry. Il fut suspendu en 1942, faute de moyens et ne putreparaître à la Libération pour faits de collaboration. Le Monde renaîtra duTemps en 1944, bénéficiant des locaux du Bd des Italiens qui avaient étéconfisqués et héritant du format et de la typographie du journal.

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(51) Sur la ferme expérimentale de Tordas, prototype de l'agriculturecoopérative mise en œuvre par la Hangya, F. Wünscher a écrit un livre en1943, non traduit à ce jour : Tordas. A Balogh Elemér szövetkezetimintafalu. (52) Histoire de la Hongrie p.349 (53) 500 holdas, sachant qu’un hold correspondait à 0, 5755 ha. (54) Egy keresztény-nemzeti " csúcsmenedzser ", Wünscher Frigyes,Rapports des professeurs Ferenc Bozó ky et Tibor Szadeczky-Kardos citésnote 28. (55) Cf articles sur Internet aux mots-clés : solidarisme, coopération,Charles Gide. (56) Egy keresztény-nemzeti " csúcsmenedzser ", Wünscher Frigyes,note 27 (57) Méthodes pratiques de réorganisation de l'économie nationale surles bases de la doctrine chrétienne, écrit en prison par F. Wünscher entremai 1945 et mai 1946, que Nelly a fait traduire en français dans les années1950. Ce livre posthume n'a jamais été publié. Ma mère, a demandé à MgrZsigmond Mihalovics, d'en écrire la préface. Il l'a rédigée le 01. 04.1954, àWheeling- Illinois – USA. Nous n’en avons conservé qu’une traduction enfrançais. En exergue de cet ouvrage, mon père avait reporté cette phrase deMgr O. Prohászka (1858-1927) qu'il avait rencontré à Sékesfehérvár lorsde son service militaire : " Si l'ordre social existant fausse l'image de Dieudans l'esprit de millions d'êtres humains, si en les courbant sous le joug dutravail, il empêche leur libre épanouissement, il fait comme la pierre que jeroule sur la pelouse. Sous la pierre, les brins d'herbe se couchent et sefanent ; ils convoitent l'air et la lumière dont je les ai privés. Nul ne peutêtre tenu pour responsable de l'ignorance à laquelle le réduit la misère.Retirez les pierres, et vous verrez que les esprits, comme les brins d'herbe,retrouvent vie, couleur et gaieté." ( La philosophie victorieuse ,Esztergom,1911 ) (58) Atlas des peuples d'Europe centrale p.121. (59) Le communisme et les élites en Europe centrale - Victor Karády,Les Juifs, la modernité et la tentation communiste, Esquisse d’uneproblématique d’histoire sociale, p.90. Voir aussi p.88, cette précisionremise dans un contexte historique oublié : A partir du moment où ils sont

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légalement admis dans les villes, à la fin du 19e siècle, 1/4 des juifs del’Empire se trouvent à Budapest et seulement 4% des Hongrois chrétiens.Ces écarts de représentation diminueront à la faveur de la promotionsociale des catholiques. Mais ils sont l’une des raisons de l’antisémitisme àtendance populiste qui se développera entre les deux guerres dans lasociété hongroise. (60) Le terme utilisé par F. Wünscher et cité par I. Simon est" zsidótlanitása " . Le traduire, comme l’a fait G.Vagh par " éliminationdes juifs " est un contre-sens manifeste qui renvoie aujourd’hui à leurélimination physique organisée par les nazis. En hongrois, ce mot n’estutilisé qu’associé à un autre. Il désigne un phénomène qu’on tente dediminuer, d’atténuer, d’affaiblir. Il faut comprendre : " diminuer leursur-représentation " dans la vie économique de l’époque ou " atténuerl’influence dominante ". (61) Ecrits pour ma défense (62) Pour ses décisions importantes, F. Wünscher suivait les conseils deses guides spirituels, Mgr Prohászka, évêque de Székesféhervar et MgrJusztinian Serédi, moine bénédictin, éminent canoniste hongrois et cardinalarchevêque primat d'Esztergom. C'est ce prélat qui, sur proposition del'assemblée épiscopale le nomma, en 1941, président de la section socialeet caritative de l'Action Catholique, reconnaissant en lui l'un des meilleursexperts en économie sociale du pays. (63) Béla Imrédy, Président du Conseil en 1938, radical de droite, essaiede se dégager de l'étreinte du Reich, mais fait voter le 2e loi anti-juive en1939. En février, il est contraint de démissionner parce que la pressedécouvre qu'un de ses ancêtres est d'origine juive. Cf. Histoire de laHongrie, p.362. (64) La Hongrie reperdra ces territoires à la défaite de l'Allemagne en1944. (65) Egy keresztény-nemzeti " csúscsmenedzser ", Wünscher Frigyes,note 61. (66) " Ces faits sont donc en contradiction avec l'accusation selonlaquelle F. Wünscher serait responsable de l'escalade des exportations versl'Allemagne qu'il aurait développées pour des raisons politiques etfinancières. D'ailleurs, vu le plafonnement de ses revenus, il n'aurait pu en

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attendre aucun bénéfice. " Egy keresztény-nemzeti " csucsmenedzser ",Wünscher Frigyes p.14. (67) Histoire de la Hongrie p.366 et Péter Sipos cité par M. Molnárp.363. (68) Egy keresztény-nemzeti " csúscsmenedzser ", Wünscher Frigyes,p.48. (69) Histoire de la Hongrie p.365, et 370 et s. (70) Extrait de l'article de Kunszabó, paru dans le journal Uj Ember(L'Homme nouveau) en 1994 pour le cinquantième anniversaire de cetévènement. (71) De Béla Kun à János Kádár, soixante dix-ans de communismehongrois. Mon analyse est empruntée à cet ouvrage de M. Molnár. (72) Il s'agit entre autres du poète Attila József qui prit ses distances parrapport au Parti qui " l'exclut " en 1933. Voir Attila József, Aimez-moi,L'œuvre poétique chez Phébus, 2005, p.378 . (73) De Béla Kun à János Kádár, soixante dix-ans de communismehongrois, p. 127. (74) Histoire de la Hongrie p.380 (75) De Béla Kun à János Kádár, soixante dix-ans de communismehongrois, note 3, p.141.(76) Cf le récit de Péter Esterházy sur l'histoire de sa famille et de son père,Harmonia Caelestis, publié en 2001. Quelques années plus tard, il aeffectué une brutale mise au point avec Revu et corrigé, lorsqu'il adécouvert que son père était un informateur de la police communiste. (77) Egy keresztény-nemzeti " csúscsmenedzser ", Wünscher Frigyes,p.36. (78) Ecrits pour ma défense (79) Le communisme et les élites en Europe centrale, p.65. (80) EMSZ = Egyházközségi Munkás Szakoszályok, " Associationreligieuse au service des travailleurs " qui avait une coopérative, peut-êtreaffiliée à la Hangya. (81) Le Digitalis est un traitement homéopathique des palpitationscardiaques. Le Pentétrazol (nom commerciel : Cardiozol) est unpsychotrope. Cette substance a des effets sur la respiration (captation del'oxygène), la circulation (transport de l'oxygène) et l'utilisation de

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l'oxygène par l'organisme. L'objectif attendu est évidemment uneamélioration de la performance aérobie mais aussi une moindre perceptiondes effets de la fatigue. Selon les cas, parmi les risques encourus, onconstate des altérations des structures organiques (élévation desoxydations) ainsi qu'un dépassement des capacités fonctionnelles du cœurnotamment (collapsus). Ce stimulant du système nerveux central, de larespiration et de la circulation est considéré aujourd'hui comme un produitdopant. Il est utilisé sous étroite surveillance médicale et avec de fréquentscontrôles sanguins. (82) Récapitulatif des lieux et dates de détention : Arrestation à Sárvár le28 avril 1945 . Transfert à la prison d’Andrássy út du 4 au 30 mai, puis à la prisoncentrale de Pestvidék , Gyorskocsi út à Buda du 30 mai au 6 juin. Transfertà Pest, près du Parlement, à la prison politique de Markó utca. où il reste22 jours. Il est relâché le 28 juin, et il entre à l’hôpital de la Hangya, àPest, place Bakáts où il est soigné. On vient de nouveau l'arrêter le 9 juilletpour l’emmener à Andrássy út d'où il est transféré à Gyorskocsi út où ilrestera jusqu’à sa mort, le 15 mai 1946. (83) István Zadravecz, né en 1884, est ordonné prêtre en 1907. Il arriveà Szeged en 1915, comme supérieur du couvent des Franciscains. C’est làque la guerre le surprend. Il est officier et aumônier militaire. Il rencontreF. Wünscher à l’automne 1919 avant qu’il ne parte à Siofok. Ils seretrouvent en 1945, emprisonnés à la prison de Pestvidék. Il sera témoin desa mort. Libéré en 1945, il restera en résidence surveillée chez les Piaristesde Kecskemét. (84) Zsigmond Mihalovics (1889-1959). Il est directeur de Karitas avantd’être évêque. Fondateur et Président de l’Action catholique hongroise, ilconnaît particulièrement bien F. Wünscher qui travaillera sous son autoritéà partir de 1941 comme président de la section sociale et caritative del’organisation. En juin 1948, Mgr Mihalovics est convoqué par l'AVO, lapolice politique. Il est relâché après douze heures d'interrogatoire. Lecardinal Mindszenty lui conseille alors de partir. Il passe en Autriche d'oùil rejoint Rome. Invité par l'évêque de Chicago, il gagne les Etats-Unis en1950. C'est là qu'il écrit la Préface déjà citée, en 1954. Il meurt à Chicagoen 1959.

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(85) Nous n’avons conservé de ce document que la traduction faite parMartine Virolleaud, née Wünscher.

3e chapitre : p. 163 à 189 (86) Article de presse lors des cent ans de la Hangya, le 23 janvier 1998(Archives familiales). (87) Ministre des Finances sous le gouvernement B. Imrédy. Cf M.Molnár p.362. (88) Egy keresztény-nemzeti " csúscsmenedzser ", Wünscher FrigyesDéposition de deux dirigeants de la Hangya les 7 et 9.02.46, note 69. (89) Mouvement constitué de minorités allemandes de Haute-Silésie etrallié à l'idéologie national-socialiste. (90) Joseph-Auguste de Habsbourg-Lorraine, comte palatin de Hongrie,(1872-1962), officier dans l'armée autrichienne durant la Première guerremondiale et probablement sur le front des Dolomites avec F. Wünscher. (91) Témoignages du directeur du bureau des intérêts français àl'Ambassade de France en Hongrie le 4.09.46 et de Paul Giraud, industrielfrançais le 7.2.1946. (92) Attila József, Aimez-moi, L'œuvre poétique, chez Phébus, 2005,Introduction par Jean Rousselot, p.44. On tient en effet pour" rétrograde " son attachement au folklore, pour " bourgeoises " les "discordes militaires avec soi-même " qu'il relate et essaie de résoudre enses vers non-militants; pour " contre-révolutionnaire " son attachement à laprosodie régulière… Finalement, il est rejeté par le mouvement parce quenon-orthodoxe. " Fasciste " devient alors presque synonyme d " anarchiste", ce qu'il était sûrement. (93) On lira avec intérêt le beau document de Betty Schimmel :Jamais, je ne t'oublierai – Fixot 2000. Elle y raconte comment dès 1938,les persécutions des Croix fléchées étaient si fortes en Tchécoslovaquie,dans les anciennes provinces hongroises, que sa famille était venue seréfugier à Budapest, où elle a vécu en sécurité jusqu'en mars 1944. (95) Paul Lemaire, Président des Evadés français en Hongrie,17.04.1953, et Albert Pfleger, Frère des Ecoles chrétiennes, directeur del'Ecole Champagnat à Budapest, Chevalier de la Légion d'honneur etdécoré pour faits de résistance.

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(96) Egy keresztény-nemzeti " csúscsmenedzser ", Wünscher Frigyes,note 32. (97) Lettre à un jeune partisan, p.22 (98) Gábor Péter, à la tête de la police politique s'entourera decollaborateurs de la bourgeoisie d'origine juive, ce qui fera penser que larépression lors de le Terreur rouge est une réponse tardive et bien pire à laTerreur blanche de la Contre-révolution de 1919. La police politique(PRO) devint en octobre 1946 le Département d’Etat de la sécurité (AVO)sous l’autorité de Gábor Péter. Elle demeura au 60 Andrássy utca., quiavait été auparavant le siège de la police des Croix fléchées. Depuis 2002,ces lieux ont été transformés en Musée de la Terreur. (99) De Béla Kun à János Kádár, soixante dix-ans de communismehongrois, p.156-157 (100) Idem Ch.8. (101) Idem p.253. (102) Idem p.204. (103) Idem p.254. (104) Histoire de la Hongrie p.384 (105) La Société civile hongroise p.3 (106) Histoire de la Hongrie p.387 (107) De Béla Kun à János Kádár, soixante dix-ans de communismehongrois p.212 (108) Construction de la mémoire du 20e siècle en Hongrie p.152-153.Béla Kun est vu comme la figure emblématique du " juif perfide, lâche,sanguinaire, bolchevik et anti-hongrois. " Quant à Clémenceau, on peut penser qu'il voulait humilier l'Allemagnede toutes les façons possibles (l'Alsace –Lorraine est récupérée) mais aussidétruire l'Autriche-Hongrie, coupable à ses yeux d'être modérée, catholiqueet monarchiste. Il n'avait cure de l'équilibre de l'Europe. (109) Construction de la mémoire du 20e siècle en Hongrie, p.152. (110) En effet, " on ne saurait trop insister sur la généalogie triplementétrangère du Parti communiste, perçu comme un parti russe et juif… Pourcomprendre (que les mentalités y soient restées foncièrement hostiles), ilfaut remonter à 1919, à la Terreur rouge, à l'insolence des communistes, desurcroît majoritairement juifs. " De Béla Kun à János Kádár, soixante

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dix-ans de communisme hongrois p.186.

4e chapitre : p. 190 à 229 (111) Terrible et magnifique film de Costa-Gavras, Music Box, film de1989, justement, l'année de la chute du Mur, raconte comment une avocate,interprétée par Jessica Lange, découvre que son père a participé àl'assassinat des juifs en 1945 à Budapest, à la faveur de l'enquête qu'ellemène pour le défendre. Ce récit est poignant parce qu'il montre commentcette certitude que son père est innocent se lézarde peu à peu, chancellepuis s'inverse par la preuve de sa culpabilité. (112) Hitel, Szövetkezeti Szemle, Magyar Közgazdaság, Pesti Hirlap,Szabad Nép, Szabad Szó, Kereskedelmi Hirlap, Népszava, Magyar Nemzet) Le Szabad Nép (Peuple libre). Organe du PC, paraît en septembre 1944et se proclame le journal de Mátyás Rákosi. Le Szabad Szó (Parole deLiberté) est l'organe du parti des paysans. Le Népszava (Voix du Peuple)est un journal du mouvement ouvrier de tendance social-démocrate. (113) Le grand idéologue des populistes, László Németh, préconisait lerefoulement de tous les Hongrois " déracinés " , Slaves, Allemands, Juifs,niant leur formidable apport à la culture hongroise moderne… bien quepresque tous issus de la classe moyenne, les populistes reconnaissaient auxseuls paysans le titre de " Hongrois authentiques " . (François Fejtö,Mémoires, Calman-Lévy, 1986, p.88) (114) Aladár Rohner, Gábor Barabás, Dezsö Posh et Béla Kovács. (115). Construction de la mémoire du 20e siècle en Hongrie. Les p.11 à69 répertorient les centres d'archives hongroises conservant des documentsdu 20e siècle. (116) Le communisme et les élites en Europe centrale - Arpád VonKlimo, Détruire la source symbolique du pouvoir : la stalinisation de laculture historique des élites hongroises, p.78. (117) Journal, p.166. (118) Danube, de Claudio Magris, 1988, in Le goût de Budapest, p.36) (119) La Société civile hongroise, p.14. (120) Histoire de la Hongrie p.373. (121) Idem Péter Sipos cité par Molnár p.363. (122) Construction de la mémoire du 20e siècle en Hongrie, p.186

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(123) Il est intéressant de découvrir que F. Wünscher, en prison, citaitun journal français très engagé, qu'il lisait donc avant et pendant sadétention. Combat, est un quotidien de la résistance, issu de deux petitsbulletins de liaison clandestins. Le premier numéro a été imprimé à Lyonen décembre 1941 et portait en exergue la citation de Clémenceau : " Dansla guerre, comme dans la paix, le dernier mot est à ceux qui ne se rendentjamais." La ligne éditoriale était violemment anti-pétainiste. En octobre 42,la Croix de Lorraine apparaît dans le titre. La rédaction clandestine monteà Paris en 1943 et s'installe dans les locaux de L'Intransigeant. Camus,entre autres, y collaborera. (124) Id. Gyula Szekfü cité par Molnár p.353 (125) Construction de la mémoire du 20e siècle en Hongrie, p.162 et172. Les auteurs signalent une terminologie significative : dans la languehongroise, les mots " Magyarság " qui désigne tous les Hongrois y comprisles minorités hongroises et " nemzeti " (national), sont aujourd'huidifficiles à utiliser tant la connotation nationaliste est forte. De mêmecertaines expressions peuvent désigner en hongrois le degré de "hongaritude ". Ainsi, " hig " et " jött " (hongrois délayé et importé) paropposition à " mély " (hongrois profond ou de souche) (126) Le communisme et les élites en Europe centrale p.78 (127) La Société civile hongroise. Esther Besson-Pollatsek a consacréson étude de la société civile hongroise sur la période plus récente, à partirde 1956 et surtout des années 80. (128) M. Molnár p.336 cité par E.B-P, p.12. (129) J.C. Zylberstein, dans la postface à Lettre à un jeune partisan, deJean Paulhan, 1999. (130) Groucha dans Le cercle de craie caucasien, de Bertold Brecht. (131) Pensées destinées à mes enfants, écrites en prison. (132) (133) Egon Balas, La liberté et rien d'autre, L'Harmattan, 2003,traduit de l'américain : " Will to freedom : A perilous journey throughfacism and communism " François Fejtö, Mémoires de Budapest à Paris, Calmann-Lévy, 1986 (133) Sándor Márai, Les confessions d'un bourgeois (1934), traduit chezAlbin Michel en 1993 et Mémoires de Hongrie (1972), traduit chez AlbinMichel en 2004

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(134) De quoi demain…,p.138 (135) Hannah Arendt, " Vérité et politique ", dans La crise de la culture,Folio,p.321, Cité par Paul Rateau, La vérité, le mensonge, la loi, LesTemps modernes , sept-déc 2007 (136) A Katyn, en Pologne, quinze mille hommes dont 4000 officiersfurent assassinés d'une balle dans la nuque, en 1940, quelques mois aprèsl'occupation de leur pays. Les Soviétiques ont accusé les nazis d'avoircommis ce massacre. Mais les recherches ont prouvé que les Soviétiquesen étaient responsables, lorsqu'en 1943, douze experts danois et finlandaisont découvert ces charniers où les hommes avaient été jetés, entassés surdix couches. Ce crime contre l'humanité attend toujours d'être qualifié engénocide. (137) Poèmes, Endre Ady - Ci-après, propos de kourouts . Poètehongrois (1887-1919), né en Transylvanie, il passa quelque temps à Parisoù il suivit sa femme et son inspiratrice, Léda. Il vécut une vie de bohèmeet de lutte contre ses détracteurs hongrois, qui recevaient ses recueils depoèmes comme autant de scandales. Ses séjours et sa mort dans unemaison de santé inspirent sa poésie torturée qui met en mots l'humanitétragique de son siècle. (138) Les Croix fléchées ou Nyilas désigne le parti fasciste hongrois quise constitua dans les années 30, parallèlement à la montée du partinational-socialiste en Allemagne. Il fut dirigé par Ferenc Szálasi qui chassale Régent Horthy et prit brièvement le pouvoir en octobre 1944, à la faveurde l'invasion de la Hongrie par les Allemands. Il prône une politiqueextérieure favorable à l'Allemagne, tout en promettant la transformationdes structures de l'état hongrois par le biais d'un régime totalitaire opposéau capitalisme et au féodalisme. Ainsi, le parti des Croix fléchées recruteprincipalement dans les milieux populaires, notamment la petitebourgeoisie prolétarisée et une partie importante des ouvriers hongrois. Iljouit d'une large assise sociale puisque en 1938, il compte 150 000adhérents.(139) Né en 1892 en Voïvodine(aujourd'hui Serbie), Mátyás Rákosi étaitd'une famille juive de onze enfants, quatrième fils d'un épicier. Par la suite,il rejeta complètement le judaïsme. Il a servi durant la guerre de 14-18dans l'armée austro-hongroise et a été fait prisonnier par les Russes.

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Comme d'autres, lors de son séjour en Russie, il s'est converti aumarxisme. Après des allers-retours entre la Hongrie et la Russie puisl'Union Soviétique, il s'installe en 1945 en Hongrie, lorsque celle-ci estlibérée de l'occupation allemande par l'Armée rouge. Mátyás Rákosi estrapidement nommé secrétaire général du parti communiste hongrois puisPremier ministre après des élections en 1947 qui font du PC la premièreforce politique du pays. Il règne d'une main de fer et "soviétise" laHongrie. Lorsque son ami Lászlo Rájk, créateur de la redoutable policesecrète hongroise AVH, commence à critiquer Staline pour ses tentativesd'imposer ses pratiques à Budapest, Rákosi le fait arrêter pour hautetrahison puis exécuter. Ses méthodes musclées vont se solder par quelque 2000 exécutions, plus de 100 000 personnes incarcérées et des dizaines demilliers exclues du parti communiste pour l'avoir critiqué. Sa politiqueéconomique, mettant à mal les moyens de production et laissantl'agriculture exangue, a été un échec.Après la mort en mars 1953 de Staline, Mátyás Rákosi est remplacé auposte de Premier ministre par Imre Nagy. Il reste néanmoins à la tête duParti, poste à l'époque communiste plus important que celui de chef dugouvernement. Une lutte acharnée pour le pouvoir commence entre lesdeux hommes.Nagy fut renvoyé en avril 1955. Après le discours de février1956 de Khrouchtchev dénonçant le culte stalinien de la personnalité danscertains pays du bloc soviétique, Rákosi finit par quitter son poste ets'enfuit lors de l'insurrection d'octobre, une nouvelle fois en URSS où ilvécut encore 15 ans. Il fut toutefois exclu du parti communiste en 1962. Ilmourut en 1971 en Union Soviétique.

Ecrits de Frigyes Wünscher

1 Editions Csáthy et MTI

10.058/3-4 Csonka Magyarország sajtója 1-2 rész (Presse de la Hongrie mutilée, conférences)13264/6 Id.213265/8 Id.3

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Budapest 1927, 1928, 1930

A Sajtó – Tudományos Folyóirat. A sajtó és a hirszolgálat jogi, gazdasági, szociális, müszakiés történelmi kérdéseiröl

(La Presse-Les Revues scientifiques Droits de la Presse et de la diffusion des informationséconomiques, sociales, techniques et historiques.) 1927 – Conservé à la bibliothèque nationale de France sousla référence octavo Q. 5.357

10.058/13 A sajtó könyvtára, Szerkeszti : Wünscher F. (La bibliothèque de la presse, rédigé par FW) Budapest 1927 Ujságiró arcképek,. Osszeállitotta : Wünscher F. (Portraitsdejournalistes, rassemblé par FW) Debrecen - Budapest 1932

117.723 Protection de la propriété des informations (en français) Budapest 1931. Magyar Távirati Iroda

10.058/11 Sajtóalmanach 1931 / Csonka Magyarország Sajtója 4. kiadás

(Presse de la Hongrie mutilée, 4e édition) Debrecen - Budapest 1931

- Editions de l'Action catholique

144.944 Családvédelem (Protection de la famille) Budapest 1942

- Az Akció Katolika szociális és karitativ munkája *

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(L'oeuvre sociale et caritative de l'Action Catholique,réfexion sur le "Petit livre de l'Apôtre universel" de Z.Mihalovics) Budapest 1944

21.109/6 Egészségügy – Akció Katolika szakkönyve - * A/ Együttmüködés a Zöldkeresztel B/ Az Akció Katolika babakelengye mozgalma

(Livret d'information de l'Action Catholique sur l'hygiènepublique A/ En union avec la Croix verte B/ La layette de l'ActionCatholique) Budapest 1944

128.327 A hadbavonultak családjainak gondozása152.879 Id.137.414 Id (Mise en route des soins à nos familles dont le père est parti à la guerre) Budapest 1942, 1944

- A Akció Katolika vándor csecsemőkelengye mozgalma (Mouvementitinérant de l'AC pour le trousseau des bébés) Budapest 1944 Osszágos Elnökség

- Segitsünk a Zöldlkeresztnek * (Aidons la Croix verte) Budapest 1943

- Szeretet és igazságosság a keresztény szellemü gazdaságpolitikairányitó eszméi (Orientation de l'économie politique vers l'amour et la justiceselon l'esprit chrétien) Budapest 1944

3 La Hangya

10.720/1a Mezőgazdasági termények szövetkezeti úton való értékesitése *

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(De l'importance de diriger les produits agricoles vers lescoopératives, conférence de FW au Congrès des coopératives) Budapest 1935, Hangya Ujság (Journal de la Hangya)

Keresztény erkölcs és nemzeti gondolat a gazdasagi életben *(Réflexion sur la morale chrétienne dans la vie économique

nationale)Budapest 1937 – Csáthy

94.738 Hangya kongresszusi beszámoló (Compte rendu du Congrès de la Hangya) Budapest 1940

Szervezett agrárertékesités * (La mise en valeur de l'agriculture organisé)

Budapest 1940 – Csáthy

123.989 Falusi tanulmányutjaim (Les chemins de mon apprentissage des campagnes) Budapest 1941

150.706 Válasz az OMKE-nek(Réponse à l'OMKE)

Budapest 1942

147.207 A szövetkezctek szabadsága (Liberté de la coopérative) Budapest 1943 – Ed Révai19.491/8 A szövetkezctek szabadsága Budapest 1944 – Magyar szövetkezeti Liga (Ligue des coopératives hongroises)

13.440/VIII.10 A szövetkezetek jelentősége gróf Tisza István agrárpolitikai törekvéseiben.

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(Importance des coopératives dans les préoccupations depolitique agricole de Tisza István)

Debrecen 194319.491/7 Idem. Budapest 1944 - Magyar szövetkezeti Liga

19.491/5 Szövetkezctek a keresztény gazdasági rendben(Place des coopératives dans l'économie chrétienne)

Budapest 1943 - Magyar szövetkezeti Liga19.529/5 Idem

Budapest 1943 – Központi Katolikus Kör

- Tordas a Balogh Elelmér szövetkezcti mintafalu *(Tordas, village-modèle des coopératives d'E. Balogh)

Budapest 1943 – Debrecen – Csáthy

13.063/81 A szövetkezetek szerepe Magyarország gazdasági megerősödésében. Előadás

(Conférence sur le rôle des coopératives dans laconsolidation de l'économie hongroise) Budapest 1944 - Országos Nemzeti Klub19.491/12 Idem + A szövetkezetek jövője *

(L'avenir des coopératives) Budapest 1944 - Magyar szövetkezcti Liga

19.491/20 Szövetkezetek és magánkereskedők *(Les coopératives et les entreprises privées)

Budapest 1944 – Magyar szövetkezeti Liga

153.109 Promova podpredsedatolja general'nog direktora D-ra Fridricha Binsera, poderzana dnja 15-gojunija 1944 roky na druzestvenom dni v. Ungvare (Discours du nouveau di recteur de la Hangya sur un territoire récupéré par la Hongire en 1944) Ungvár. 1944

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Magyarország keresztény szellemü társadalom gazdaságiujjáépitéséről *

(Méthodes prat iques de réorganisat ion de l 'économie nationale sur les bases de la doctrine chrétienne) Ecrit par FW dans la prison de Pestvidék en 1945-46

Autres ouvrages supervisés ou préfacés par F. Wünscher

21.109/9 Fekete M., Szenthelyi Molnár I. et Wünscher Frigyes :Intézmények : A/ Katolikus Intézményeink (Nos œuvres catholiques) B/Vöröskereszt (La Croix rouge) C/ Gyermekvédő Liga (Ligue de laprotection de l'enfance) Budapest 1944

120.183 Bozóky F., Szádeczky Kardos T. : Véleményes jelentéseiWünscher Frigyesnek egyetemi magántanári képesitése tárgyában –Debrecen 1941 (Rapport d'expertise sur les capacités de Frigyes Wünscher à devenirprofesseur d'université)

148.009 A család jövőjéért. A szociális és karitativ szakosztályban1942 évben tartott családvédelmi ankét előadása. Előszó : Seredi Jusztinián. Sajtó alá redezte Wünscher F. (Conférence pour la protection de la famille tenue en 1942 à la sectionsociale et caritative de l'Action catholique – Sous la direction de FW -Préface de Mgr Serédi)

145.755 A Hangya Szövetkezeti Központ 1942-43 évi munkaterveKomáron, Vármegye, Tatai és Gesztesi szövetkezeti mintajárásainakmegszervezésére. Bevezető : Wünscher F. (Projet de la coopérative Hangya en 1942-43 pour l'organisation pilotedes coopératives de Tata et Gesztes, du comité Komáron,– Préface : FW)

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21.109/1 Mihalovics ZS. : Az Akció Katolika és szervezete. Feladatokés azok megoldása. Előszó : Serédi Jusztinián – Bevezető : Wünscher F.- Budapest 1944 (L'Action Catholique et son organisation- Ses tâches et solutions – Avant-propos : Seredi Jusztinián - Préface : FW)

A csalá d jolétéert előszó *(Pour le bien-être de la famille) Avant-propos et supervision : FW1942 - Ed. de l'Action catholique. Ce livre a été donné à MartineVirolleaud par la fille du jardinier de Somlyó, Kaszás Teri, en 1992

* Note : Les 11 livres ou brochures signalées d'une * ont étéconservés par la famille Wünscher

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