3. Les fondements éthiques de la Responsabilité Sociale

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UNIVERSITE PARIS EST CRETEIL Laboratoire : Lettres, idées, savoir (Lis) - EA 4395 DOCTORAT DE PHILOSOPHIE François VALLAEYS Les fondements éthiques de la Responsabilité Sociale Thèse dirigée par : Monique CASTILLO Professeur de Philosophie à l’Université Paris Est Créteil Soutenue le 5 décembre 2011 Jury : Michel CAPRON Professeur émérite en Sciences de Gestion à l’Université Paris VIII Michaël FOESSEL Maître de Conférences de Philosophie à l’Université de Bourgogne Frédéric GROS Professeur de Philosophie à l’Université Paris Est Créteil François MARTY Professeur émérite de Philosophie au Centre Sèvres

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  • UNIVERSITE PARIS EST CRETEIL

    Laboratoire : Lettres, ides, savoir (Lis) - EA 4395

    DOCTORAT DE PHILOSOPHIE

    Franois VALLAEYS

    Les fondements thiques de la Responsabilit Sociale

    Thse dirige par :

    Monique CASTILLO Professeur de Philosophie lUniversit Paris Est Crteil

    Soutenue le 5 dcembre 2011

    Jury :

    Michel CAPRON Professeur mrite en Sciences de Gestion lUniversit Paris VIII

    Michal FOESSEL Matre de Confrences de Philosophie lUniversit de Bourgogne

    Frdric GROS Professeur de Philosophie lUniversit Paris Est Crteil

    Franois MARTY Professeur mrite de Philosophie au Centre Svres

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    Pourquoi y a-t-il quelquun plutt que personne ?

    Hannah Arendt

    La fatalit, cest personne, la responsabilit, cest quelquun. Paul Ricur

    No ! No ! No !

    Pourquoi tes pas sur le bateau ? Julien Clerc

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    RESUME : Nous sommes devenus insoutenables. Il faut organiser une responsabilit globale pour prendre soin des effets systmiques plantaires de laction collective. La Responsabilit Sociale peut tre le modle pratique de cette responsabilit au niveau des organisations. Mais il faut pouvoir fonder thiquement cette nouvelle responsabilit collective, sans auteur, prospective, et qui nimpute plus tant les actes en les attribuant des sujets que les impacts des actes en crant des collectifs solidaires. Cest ce que nous faisons dans cette thse, en fondant une thique trois dimensions : vertu, justice, soutenabilit ; et en reformulant la Responsabilit Sociale des Sciences comme celle des Entreprises sous lgide dune thique de la discussion. Sur ces fondements thiques, la Responsabilit Sociale ne peut plus tre conue comme engagement volontaire mais comme devoir institutionnaliser par rgulation hybride de notre coresponsabilit. Mots cls : Socit du risque, Responsabilit Sociale, gnrations futures, thique de la discussion, thique de la responsabilit, thique de la soutenabilit, ISO 26000.

    RESUMEN : Nos hemos vuelto insostenibles. Hay que organizar una responsabilidad global para cuidar de los efectos sistmicos planetarios de la accin colectiva. La responsabilidad social puede ser el modelo prctico de esta responsabilidad en las organizaciones. Pero hay que poder fundamentar ticamente esta nueva responsabilidad colectiva, sin autor, prospectiva, y que, en lugar de imputar actos a sujetos, imputa ms bien impactos de los actos creando colectivos solidarios. Es lo que hacemos en esta tesis, fundamentando una tica en tres dimensiones: virtud, justicia, sostenibilidad; y reformulando la responsabilidad social cientfica tanto como empresarial en trminos de tica del discurso. Sobre estos fundamentos ticos, ya no se puede seguir concibiendo la responsabilidad social como compromiso voluntario facultativo, sino como deber a institucionalizar mediante una regulacin hbrida de nuestra corresponsabilidad. Palabras claves : sociedad del riesgo, Responsabilidad social, generaciones futuras, tica del discurso, tica de la responsabilidad, tica de la sostenibilidad, ISO 26000.

    SUMMARY: We have become unsustainable. We have to organize a global responsibility to take care of the planetary side-effects of human action. Social Responsibility may be the practical model of this responsibility for the various organizations. But we must found ethically this new collective, anonymous and prospective responsibility, which is not imputing acts to somebody any longer, but creates united groups to take care of the impacts of peoples acts. In this philosophical thesis, we define a 3D ethic: virtue, justice, sustainability. We reformulate Corporate Social Responsibility and Scientific Social Responsibility under the aegis of the discourse ethics (Apel, Habermas). Because of this ethical foundation, Social Responsibility can no longer be conceived as a voluntary commitment but as a duty that has to be institutionalized by a hybrid regulation of our shared responsibility. Keywords: risk society, social responsibility, future generations, discourse ethics, responsibility ethics, sustainability ethics, ISO 26000.

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    A mi Per por su terquedad de albail

    y su olor a ladrillos King-Kong

    A mi peruana Fanny terca constructora

    de andamiajes de amor

    A mis franco-peruanos Iza y Loc para que el futuro sea terco

    y se quiera volver

    Remerciements: A ma famille, videmment, pour avoir support cette thse avec amour ; Monique Castillo, pour toute la gnrosit et tre venue jusquau Prou me dcider faire cette thse ; Michel Capron, pour tre un chakaruna (homme-pont) entre les sciences de gestion et les humanits ; tous les membres du jury, pour leur attention, patience et confiance ; la Caisse dEpargne, pour mavoir attribu une bourse de soutien la ralisation de cette thse ; la Mutuelle des Pays de Vilaine, pour lhospitalit et la sant durable de cette thse ; Daniel et Pierrette Dang, pour la mme hospitalit et solidarit familiale ; Franois Chopin, pour lamiti et les prcieux commentaires au brouillon de cette thse ; Robert Hidalgo, pour avoir t chercher un kantien bien au chaud dans son Universit et lavoir expos au monde des antinomies de lentreprise ; tous mes lves de Master en Gestion Sociale et de MBA de la Pontificia Universidad Catlica del Per, qui furent la racine de cette thse ; Tania et Lus Castro, pour laide linguistique et culturelle depuis le nombril des Andes. Aay, Koka Mamallay ! Aay ! Sonqoy ukhumanta pacha.

  • Table des matires

    TABLE DES MATIRES .......................................................................................................... 5

    PREFACE : LA RESPONSABILITE SOCIALE COMME SOLUTION PLUTOT QUE COMME PROBLEME.......................................................................................................................... 9

    1. POSITION DU PROBLEME :............................................................................................. 13

    1. Changement dhistoire : Un nouveau monde insoutenable.........................................................................13

    2. Linsoutenabilit est un problme moral traiter moralement ...............................................................19

    3. Problme gnral : Insoutenabilit et responsabilit politique collective............................................25

    4. Emergence dune nouvelle thique universelle de la soutenabilit.........................................................34

    5. Soutenabilit et gouvernance ................................................................................................................................39

    6. Le problme philosophique dune responsabilit globale. .........................................................................46

    7. Dficit de motivation morale pour une responsabilisation globale.........................................................57

    8. Ncessit de dpasser les frontires troites de la responsabilit morale ...........................................64

    9. Ncessit de redfinir les frontires de la responsabilit juridique........................................................68

    10. Le problme stratgique de la responsabilit globale ...............................................................................78

    11. Le nouveau risque du dficit de pouvoir politique et la crise de responsabilit ..............................86

    12. Possibilit dune politique responsable : prendre du pouvoir sur notre puissance ........................91

    13. Hypothse de travail : la Responsabilit Sociale comme moyen doprationnaliser la responsabilit globale ............................................................................................................................................... 108

    2. VERS UNE SOLUTION SOCIALE : RESPONSABILITE SOCIALE ET REGULATION HYBRIDE .. 117

    14. De lide dune solution sociale ................................................................................................................. 117

    15. La solution au problme de la responsabilit globale............................................................................. 123

    16. Le problme dune dfinition de la Responsabilit Sociale ............................................................. 141

    17. La voie sans issue dune conception chosifie du social ................................................................... 146

    18. Pour une dfinition rflexive de la responsabilit de la socit pour elle-mme.......................... 158

    19. L ISO 26000 et la cohrence du concept de Responsabilit Sociale................................................... 175

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    20. La timide victoire de la RSE ...............................................................................................................................188

    21. La Responsabilit Sociale des Entreprises et ses dilemmes philosophiques .............................193 1. Premier dilemme de la lgitimit de la RSE : Etre ou ne pas tre ? .................................................................... 195 2. Deuxime dilemme du sens de la responsabilit : engagement ou imputation ?......................................... 196 3. Troisime dilemme de la RSE : volontaire ou obligatoire ? ................................................................................... 197 4. Quatrime dilemme : Quel rle pour les parties prenantes ? ............................................................................... 199 5. Cinquime dilemme de la RSE : au singulier ou au pluriel ?.................................................................................. 203 6. Sixime dilemme de la RSE : attnuer les effets ngatifs du systme ou changer de systme ?............ 205

    22. Rsolution des dilemmes de la RSE : penser avec et au-del de lISO 26000....................................210 1. Solution du premier dilemme : la RSE doit tre.......................................................................................................... 210 2. Solution du deuxime dilemme : la RSE est une responsabilit-imputation redevable............................ 212 3. Solution du troisime dilemme : la RSE doit tre institutionnalise aussi par la loi. ................................. 214 4. Solution du quatrime dilemme : la coresponsabilit des pouvoirs en interlocution, et non pas la prise en compte des parties prenantes. .......................................................................................................................................... 218 5. Solution du cinquime dilemme : coresponsabilit entre toutes les organisations.................................... 233 6. Solution du sixime dilemme : coresponsabilit politique pour une autre socit .................................... 234

    23. Evolution future du mouvement de la RSE : socit soutenable par rgulation hybride.............245

    24. De la subpolitique des sciences et entreprises la politique de soutenabilit par les sciences et les entreprises...............................................................................................................................................................260

    25. Responsabilit Sociale des Sciences et impacts pistmiques de lintelligence aveugle. ............272

    26. Pour une rgulation hybride ample et riche : autorgulations et htrorgulations. ..................281

    3. LES FONDEMENTS ETHIQUES DE LA RESPONSABILITE SOCIALE: ....................................295

    27. De lide dune fondation thique ...................................................................................................................295

    28. Deux devoirs fonder : le devoir de soutenabilit et le devoir de Responsabilit Sociale .........311 PREMIRE PARTIE : DE LA SOUTENABILITE ............................................................................................315

    29. De limpratif technique durable au devoir de soutenabilit : les limites de lintrt prudent.............................................................................................................................................................................................315

    30. Critique de la fondation mtaphysique de la valeur intrinsque de la Nature................................318 1. Le problme des droits des animaux............................................................................................................................... 320 2. Critique de la fondation de lthique de la responsabilit de Jonas ................................................................... 325

    31. Lantinomie thique entre naturalisme et libertarisme..........................................................................330

    32. La solution politique de lantinomie : Lautonomie comme finalit du dveloppement soutenable ......................................................................................................................................................................338

    33. Le fondement de la Soutenabilit dans la justice : il doit y avoir un monde.....................................347

    34. Les deux justices : droit de contrainte mfiante entre citoyens dun Etat et droit dhospitalit confiante entre citoyens du monde. ......................................................................................................................356

    35. Soutenabilit comme justice intergnrationnelle (1) : le problme de la mort globale de lhumanit.......................................................................................................................................................................364

    36. Pas de devoir sans avenir, pas de sens sans monde soutenable...........................................................371

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    37. Soutenabilit comme justice intergnrationnelle (2) : la promesse mutuelle transgnrationnelle ................................................................................................................................................. 381

    38. Une macro-thique en trois dimensions pour lre cosmopolitique : Vertu, Justice, Soutenabilit............................................................................................................................................................................................ 391

    39. Exemples de principes thiques de soutenabilit..................................................................................... 407 DEUXIME PARTIE : DE LA RESPONSABILIT................................................................................. 413

    40. Fonder une responsabilit collective, imputative et prospective. ...................................................... 413

    41. Lthique de la discussion et la fondation ultime de la coresponsabilit de tous les tres raisonnables chez Karl-Otto Apel. ......................................................................................................................... 417

    42. Fondation thique de la Responsabilit Sociale comme devoir et responsabilit-imputation. 428

    43. Fondation de lthique de la discussion comme devoir moral universel pour la solution de tous les conflits. ..................................................................................................................................................................... 439

    44. Le conflit des responsabilits (1) : Entre Prservation et Progrs, lapplication responsable de la norme thique de la discussion.............................................................................................................................. 449

    45. Le conflit des responsabilits (2) : La Responsabilit Sociale comme dmocratisation des organisations. ............................................................................................................................................................... 461

    46. Le dpassement du conflit des responsabilits : la Responsabilit Sociale comme progrs des responsabilits individuelles imputables vers la coresponsabilit globale. .......................................... 471

    CONCLUSION : ................................................................................................................ 483

    RESUME GENERAL DE LARGUMENTATION ..................................................................... 489

    BIBLIOGRAPHIE : ............................................................................................................. 517

  • Prface : la Responsabilit Sociale comme solution plutt que comme problme

    Parler de Responsabilit Sociale sous un regard philosophe nest pas chose facile. Le

    mouvement de la RSE (Responsabilit Sociale des Entreprises) est en pleine construction

    et effervescence, suscite beaucoup dinitiatives, de convoitises aussi, en mme temps que de

    rejets et de miroirs aux alouettes. Et nous ny occupons pas personnellement une position

    dobservateur au calme et la distance, en tant que professeur dthique pour des tudiants

    pruviens en MBA1 (Master of Business Administration) pris dans les contradictions dun

    capitalisme en pleine sant, dans un pays pauvre, au milieu dun monde en crise. De toute part,

    notre situation et notre sujet nous ont interdit le recul tranquille dont la pense a besoin pour

    pouvoir asseoir comme il se doit des affirmations fondes en raison et dans lintimit des

    philosophes du pass. Les demandes expresses de nos tudiants enthousiastes et confondus,

    ainsi que de nombreux entrepreneurs latino-amricains, pour des concepts philosophiques

    clairs et efficaces, qui leur permettent dappliquer leur facult de juger morale des cas

    souvent difficiles, nont pas cess daccompagner lcriture de cette thse, nourrie de la

    rencontre de responsables du monde de la gestion entrepreneuriale et universitaire, pour la

    plupart non philosophes, mais plus avides de philosophie que beaucoup de professionnels

    issus des humanits.

    Il fallait donc essayer dtre clair, mais sans la navet de croire que la philosophie devrait

    rpondre une demande . Leffort de simplicit nest pas simple en philosophie, et peut

    vite tourner au simplisme. Il fallait aussi essayer dtre rigoureux dans un champ de notions en

    friche o mme le concept central de responsabilit ne bnficie pas dune tradition de

    discussion et dfinition au long de lhistoire, puisquil est dusage rcent et plutt juridique

    que philosophique, sans parler du terme soutenabilit qui vient de natre. Les philosophes

    se mfient des notions apparemment inconnues des anciens. Il fallait encore pouvoir maintenir

    un ton assez ouvert dans un contexte o tout est la fois combat idologique, opportunits

    frustres, injustices criantes, modles de pense ttus qui ne veulent pas cder la place mme

    aprs avoir concd quils ont tort. La RSE nest pas sparable des batailles dides et

    1 Professeur lEcole de management CENTRUM de la Pontificia Universidad Catlica del Per.

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    dconomies qui la portent. Il fallait enfin essayer dtre utile au cur mme du processus de

    construction de la notion de Responsabilit Sociale (la norme ISO 26000 est parue durant

    notre recherche), en portant lespoir de participer lmergence dun concept moralement et

    politiquement fertile, sans tomber dans lacclamation benoite de pratiques qui aiment se dire

    socialement responsables, mais nen portent que le nom. Nous connaissons trop de lintrieur

    le mouvement de la RSE pour tre nafs son gard, mais nous savons aussi quil sy joue

    un enjeu important de notre monde en mal de rgulation, et que la position de lobservateur

    distant, ironique et souponneux, na jamais rien donn de durable en philosophie. Clair,

    rigoureux, ouvert, utile, nous sommes loin de croire que ces objectifs, parfois contradictoires,

    ont t parfaitement tenus ensemble tout au long de cette thse, mais nous en avons du moins

    fait leffort. Le lecteur jugera.

    Ce qui nous a pourtant servi de boussole est la conviction que la voie de la dconstruction et

    de la critique des idologies ntait pas la bonne. Quand bien mme demeure le besoin dune

    critique de lidologie, parfaitement applicable aux discours de la RSE qui peut effectivement

    servir des fins non universalisables, dconstruire un concept en construction, et jeter le bb

    avec leau du bain, nest pas ce dont nous avons besoin en ce moment. Il nous semble, du

    reste, que la gnrosit dune fondation thique de la Responsabilit Sociale est un garde-fou

    beaucoup plus puissant contre les dviations et les msusages que la critique qui ne laisse rien

    debout aprs son passage. Or, comme le concept de Responsabilit Sociale nest justement pas

    en soi un concept solide, mais au contraire trs fragile et contradictoire (voir le premier

    chapitre), lide nous est venue de ne pas laborder comme un problme, ce qui est lusage

    dans le monde acadmique, sinon comme une solution possible dun problme plus vaste de

    notre socit plantaire en crise, une solution en esquisse, certes, mais une solution quand

    mme.

    Cest pour cela que nous ne sommes pas partis dune analyse de la Responsabilit Sociale, de

    ce quelle est et de ce quelle veut tre, pour en juger ensuite la cohrence, les limites et les

    perspectives, comme le font la plupart des analystes actuellement, de faon souvent

    remarquable. Nous sommes partis de notre problme global actuel, celui de linsoutenabilit

    du mode de vie moderne, du caractre peu contrlable des systmes conomiques et

    technoscientifiques mondialiss, et de la responsabilit globale que ce fait entraine (premier

    chapitre). Et cest partir de cette exigence morale et politique globale que nous situons

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    ensuite (deuxime chapitre) la Responsabilit Sociale comme une solution en construction

    diriger vers le dpassement de ce problme. Ce faisant, nous donnons un statut la fois

    pratique et thique la Responsabilit Sociale et surtout nous pouvons lorienter vers ce

    quelle devrait devenir, une manire de prendre en charge concrtement notre

    responsabilit globale du sein des organisations, plutt que de nous fixer sur ce quelle est

    aujourd'hui. Nous la librons ainsi du trop troit carcan de la problmatique dentreprise

    laquelle elle est lie par acte de naissance, mais dont elle devra sans doute smanciper pour

    devenir la Responsabilit Sociale de tous les types dorganisations, et notamment des sciences.

    En dpassant la seule RSE , en pensant lhorizon post-ISO 26000 , nous tentons donc

    de fonder un nouveau pilier de la philosophie morale et politique lheure de la

    mondialisation, de manire universelle, le domaine dune responsabilit collective visant la

    prise en charge des problmes de lhumanit par les humains associs (troisime chapitre).

    En effet, lorsque lon part de la RSE elle-mme, on rencontre immanquablement deux

    donnes : (1) la contradiction entre les finalits lucratives de ces organisations conomiques et

    les finalits thiques et sociales de leur Responsabilit Sociale ; (2) la crise du modle fordiste

    de rgulation sociale dans le cadre de lEtat Providence des pays occidentaux, que la RSE

    viendrait prtendument compenser lheure de la financiarisation dune conomie globalise.

    Il est alors difficile de ne pas se laisser prendre aux oppositions massives et de longue porte

    historique entre, dune part, raison instrumentale et raison morale, et, dautre part, rgulation

    par le march et rgulation tatique. Ensuite, la critique des manques vidents de la

    Responsabilit Sociale pour assurer une rgulation qui dpasse trs largement les finalits de

    lentreprise coule de source. La RSE devient donc un problme, que le critique rsout dans le

    sens de ses prfrences politiques, mais lobjet danalyse noffre que peu de possibilits de

    mdiation. Dautre part, on manque totalement le lien intrinsque entre le besoin de rgulation

    des organisations conomiques et le besoin de rgulation de la recherche scientifique, ce que

    nous avanons ici comme ncessit dinstituer une Responsabilit Sociale des Sciences, aprs

    avoir longtemps milit, en Amrique Latine, pour la construction dun mouvement de

    Responsabilit Sociale Universitaire (RSU). Or, ce lien devient vident si lon part non pas de

    la RSE mais de la responsabilit globale face au problme de la soutenabilit humaine lge

    de la science. Cest pourquoi notre point de dpart nest pas anodin, le fait que la RSE ne soit

    pratiquement pas mentionne dans le premier chapitre ne lest pas non plus, et le fait que la

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    problmatique conomique soit presque toujours associe la problmatique pistmologique

    lest encore moins.

    Enfin, en ce qui concerne le mouvement de la Responsabilit Sociale, nous devons signaler au

    lecteur que nous sommes partisans dune institutionnalisation de celle-ci, avec tous les outils

    de rgulation notre disposition, par la loi, le march, lducation, la discussion, la

    mutualisation, la normalisation, etc. Ltape actuelle fonde sur des dmarches volontaires

    nous semble donc une tape ncessairement transitoire vers une orientation des marchs et des

    sciences plus affirme. Nous en apportons la justification au long de la rflexion. Quant au

    lecteur philosophe, il verra que nous nous rattachons la tradition kantienne, raison pour

    laquelle le troisime chapitre soriente clairement vers une fondation de type transcendantal,

    les travaux de Karl-Otto Apel sur lthique de la discussion comme thique de la

    responsabilit relie lhistoire, et la recherche dune mdiation entre la raison instrumentale-

    stratgique et la raison morale. Mais notre dmarche nest pas strictement spcialise et ne

    rpond pas toutes les exigences drudition et de clarification, par le recours lhistoire de la

    philosophie, quon attend gnralement dun travail philosophique entre philosophes. Car cest

    avec le gestionnaire que nous voulons aussi dialoguer.

    Le philosophe est un citoyen, rien dautre, mais un citoyen qui veut tre pleinement citoyen,

    avec tous les autres, dans lamour de la citoyennet et de luniversalit, quil sait rares et

    difficiles. Il est riche du dialogue avec des auteurs de lhistoire de la philosophie, ce qui lui

    permet de faciliter le dialogue entre ses contemporains, la lumire des dialogues passs et

    des chemins quils ont tracs, baliss, ouverts ou condamns. Nous esprons y avoir un peu

    russi, notamment propos du dialogue entre les sciences de gestion et la philosophie. Notre

    travail sadresse en gnral des personnes qui ont dj une certaine frquentation de la

    Responsabilit Sociale, qui en ont saisi les promesses et se sont fatigues de ses poncifs, car il

    ny a pas ici de prsentation du mouvement de la Responsabilit Sociale, seulement une

    exposition de son concept et une recherche de ses fondements thiques. Il sadresse aussi

    ceux qui veulent trouver de nouvelles mdiations thiques et politiques entre le devoir tre et

    lhistoire, vaste public potentiel donc, au-del des seuls milieux des philosophes et du

    management. La philosophie, comme la posie, na pas de domaine propre, elle va o elle

    veut. Socrate allait sur le march parler avec les gens. Peut-tre est-il temps de se rappeler

    Merleau-Ponty, qui disait quil fallait se rappeler Socrate.

  • 1. Position du problme : Insoutenabilit humaine et responsabilit globale

    No ! No ! No ! Pourquoi tes pas sur le bateau ?

    Julien Clerc

    1. Changement dhistoire : Un nouveau monde insoutenable

    Le besoin de philosophie apparat aux poques de transition, lorsque les hommes nont plus confiance en la stabilit du monde et dans le rle quils y jouent, et lorsque les problmes des conditions gnrales de la vie humaine, lesquelles en tant que telles sont contemporaines de lapparition de lhomme sur la Terre, prennent une intensit rare.2

    Le besoin actuel de philosophie, en suivant les mots de Hannah Arendt, nous vient dune

    dstabilisation du monde dune rare intensit : linsoutenabilit du monde, qui vient

    bouleverser notre narration moderne du progrs continu de lhumanit. Nous sommes en train

    de changer dhistoire. Et nous ne savons pas encore qui assumera quel rle dans la nouvelle

    histoire. Nous ne savons mme pas sil y restera des acteurs et des histoires.

    Allons droit au fait : Nous sommes devenus insoutenables. Cela veut dire prcisment que

    notre empreinte cologique globale dpasse les capacits et les ressources de la seule plante

    o nous habitons. Lhumanit entire en est aujourd'hui, daprs les calculs, utiliser la

    biocapacit dune plante et demi, en chemin vers les deux plantes3. C'est--dire que nous

    2 Hannah Arendt : Responsabilit et jugement, Payot, 2005, p 47. 3 Lempreinte cologique est un indicateur invent au dbut des annes 1990 par Mathis Wackernagel et William Rees, spcialistes en planification. Elle mesure la pression qu'exerce l'homme sur la nature en valuant la surface productive ncessaire une population pour rpondre sa consommation de ressources et ses besoins d'absorption de dchets. Calcule en hectares globaux (espace biologiquement productif, avec une productivit mondiale moyenne) elle permet dvaluer si un individu, une organisation, un pays ou lhumanit entire, sont soutenables dans leur mode de vie, par rapport aux ressources disponibles dans la biosphre. Connaissant la quantit disponible dhectares globaux sur Terre et le nombre dhabitants, on peut rpondre la question : de combien de plantes devrait-on disposer si tout le monde vivait comme moi (nous) ? Si le rsultat

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    attaquons le capital naturel qui nous soutient, au lieu de continuer vivre de ces intrts, dans

    la surabondance davant la rvolution industrielle, lpoque o les services cologiques4 de

    la nature couvraient trs largement les maigres besoins dune humanit petite, agricole et

    soutenable, occupe survivre sur limmense plante Terre. Linsoutenabilit cologique

    dune population humaine dtermine, sur un territoire dlimit, est un phnomne qui sest

    souvent produit par le pass, entrainant chute et disparition de nombreuses civilisations sans

    autres ennemis quelles-mmes et leur incapacit se responsabiliser pour la gestion

    rationnelle des ressources de leur milieu. Mais cest la premire fois que cette insoutenabilit

    est totale : cest toute lhumanit sur toute la Terre qui met en pril sa prennit. Alors

    commence exister lHumanit en tant que telle, comme un tout solidaire au destin unique, et,

    en retour, la Terre comme telle commence devenir notre partenaire de ngociation politique :

    Une opinion publique mondiale se forme : scientifique dabord, technique, ensuite, politique et morale, sans doute. A la Terre entire correspond donc lhumanit, non plus abstraite ou sentimentale, au moins et potentielle, au plus, comme jadis et nagure, mais actuelle et bientt effective. Le sujet devient objet : nous devenons les victimes de nos victoires, la passivit de nos activits, les objets mdicaux de nos actions en tant que sujets. Lobjet global devient sujet puisquil ragit nos actions, comme un partenaire. Les runions de Rio et de Kyoto sur le rchauffement montrent la formation progressive de ce nouveau sujet collectif global devant ou dans le nouvel objet naturel global.5

    Ce qui a chang, cest la porte de notre action techno-scientifico-industrielle,

    incommensurable avec les limitations quantitatives et qualitatives dantan, qui transforme par

    sa puissance le sens mme de notre agir, en prenant au dpourvu notre thique :

    Notre pouvoir dagir nous entrane au-del des concepts de nimporte quelle thique dautrefois, nous dit Hans Jonas6.

    dpasse une plante, on est insoutenable . Voir par exemple les rapports annuels de la WWF: Living Planet Report, et The ecological footprint Atlas 2009, Global Footprint Network, novembre 2009. 4 Les services cologiques (ou cosystmiques) se dfinissent comme les bnfices que les cosystmes procurent naturellement aux humains et qui rendent la Terre habitable, donc lhumanit possible. Ce sont des services de production (biomasse comestible, eau, minerais, bois, plantes mdicinales, etc.) ; des services de rgulation (climat, cycles chimiques, filtration de leau) ; des services dauto-entretien (photosynthse, formation des sols, cycles nutritionnels, pollinisation) ; mais aussi des services culturels (agrment, esthtique, repos, spiritualit, etc.). Ils dsignent ensemble les conditions dhabitabilit humaine de la Terre. Nous savons aujourd'hui que ces services ne sont plus gratuits pour nous puisque nous pouvons les perturber, voire les dtruire : devenus fragiles et vulnrables, ils nous rendent fragiles et vulnrables leur changement, et nous obligent donc travailler leur maintien. Ds lors, lconomie doit tre refonde partir de lcologie. Elle en devient une sous-discipline. 5 Serres M. Retour au Contrat Naturel, Bibliothque nationale de France, 2000, p 17. 6 Jonas H. Le principe responsabilit, une thique pour la civilisation technologique, Cerf, 1990. p 43.

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    Et ce dpassement des limites de toute thique vient du dpassement des limites ontologiques

    de notre condition humaine :

    Nous sommes en train daccomplir des choses que tous les ges ont considres comme la prrogative exclusive de laction divine, nous dit Hannah Arendt7.

    Notre agir global dclenche des processus qui affectent la totalit de la plante et menacent les

    conditions biophysiques de notre rsidence terrestre. Notre agir est capable, sans tre en lui-

    mme localement ni absurde ni mchant, dentrainer la consquence absurde et mchante de la

    fin de tout agir futur, par disparition de la ligne des acteurs humains. Alors il devient difficile

    de prvoir ce qui est rellement absurde et mchant. Double dbordement donc, technique et

    thique, qui rend difficile la rponse la question Que nous arrive-t-il ? et ouvre lpoque,

    collatrale celle de la surpuissance industrielle, de la socit du risque 8.

    Nous ne pouvons plus continuer penser lthique et la politique dans les termes de la socit

    industrielle de la premire modernit. La socit globale du risque possde des caractristiques

    diffrentes de celles de la socit industrielle, qui tait fonde sur le problme de la production

    et redistribution de richesses sociales. Le destin des processus sociaux ne peut maintenant plus

    tre abandonn avec confiance et optimisme une prtendue main invisible qui viendrait,

    tel un Dieu leibnizien, mettre en convenance harmonieuse les monades, tout simplement parce

    que telle harmonisation nexiste pas, et parce que cest ce systme se dveloppant qui

    provoque systmatiquement linsoutenabilit humaine globale. La rflexion la fois

    scientifique et politique sur les modes de vie et la rgulation des systmes sociaux ne peut

    donc plus tre dvolue une oligarchie dexperts en maniement de systmes, c'est--dire

    cantonne dans sa seule dimension technique, car elle engage la responsabilit et la volont de

    tous pour une soutenabilit sociale et cologique, qui ne sera pas magiquement produite par un

    quelconque mcanisme conomique ou juridique. Ulrich Beck insiste sur la relation

    intrinsque qui lie notre nouvelle modernit la rflexion et la responsabilit collective pour

    les effets collatraux ngatifs des processus sociaux :

    7 Arendt A. Condition de lhomme moderne, Calmann-Lvy, 1983, p 339. 8 Beck U. La socit du risque : sur la voie dune autre modernit, Flammarion, 2008.

  • 16

    Le concept de socit industrielle ou socit de classes tournait autour de la question suivante : comment la richesse socialement produite peut-elle tre rpartie de faon socialement ingale et lgitime la fois ? On retrouve cette question dans le nouveau paradigme de la socit du risque, qui repose en son centre sur la rsolution dune question trs semblable et pourtant trs diffrente. Comment les risques et les menaces qui sont systmatiquement produits au cours du processus de modernisation avance peuvent-ils tre supprims, diminus, dramatiss, canaliss, et, dans le cas o ils ont pris la forme d effets induits latents , endigus et vacus de sorte quils ne gnent pas le processus de modernisation ni ne franchissent les limites de ce qui est tolrable (dun point de vue cologique, mdical, psychologique, social) ? Il ne sagit donc plus, ou plus uniquement de rentabiliser la nature, de librer lhomme des contraintes traditionnelles, mais aussi et avant tout de rsoudre des problmes induits par le dveloppement technico-conomique lui-mme. Le processus de modernisation devient rflexif , il est lui-mme objet de rflexion et problme.9

    La rflexivit exige de la socit technoscientifique avance signifie que le Progrs nest

    plus un bien en soi, rsultat automatique de la flche du temps. Le Progrs devient lui-

    mme son propre problme dautovaluation : Le Progrs est-il un progrs ? . Alors les

    questions techniques concernant loptimisation des sous-systmes (conomiques, techniques,

    scientifiques, administratifs, juridiques), questions qui avaient t vacues de la sphre du

    doute moral et politique, puisque lon y partait de lquivalence a priori entre optimisation et

    rationalit, redeviennent des questions thiques au niveau du jugement sur la totalit du

    systme : Au fond, notre systme en permanente optimisation, est-il lui-mme rationnel ?

    Et cest le risque global dinsoutenabilit du systme qui rend ncessaire ce retour du doute

    thique gnral. La gestion prcautionneuse des impacts de lactivit sociale globale devient

    un problme majeur qui naccepte plus la rponse classique de la croissance de la production

    de richesses, dont les avantages mritaient bien avant quon en supporte les cots ( on ne fait

    pas domelette sans casser des ufs ). Il ne sagit donc plus de comparer richesses produites

    et risques encourus, comme beaucoup encore le pensent, il sagit dvaluer la soutenabilit des

    systmes dactions collectives et dcarter tout systme insoutenable. Cest cela le passage la

    seconde modernit rflexive, la socit du risque :

    La diffrence entre la socit industrielle et la socit du risque ne concide donc pas avec la diffrence entre la logique de la production de richesse et la logique de la production du risque ; elle rside dans linversion des priorits. La notion de socit industrielle prsuppose la prdominance de la logique de la richesse et affirme sa compatibilit avec la rpartition du risque, tandis que la notion de socit du risque

    9 Idem. p 36.

  • 17

    affirme lin-compatibilit de la rpartition des richesses et de la rpartition du risque, et la concurrence de leurs logiques .10

    Le coup darrt dfinitif linsouciance moderne dun progrs rationnel automatique sest

    rvl au XXme sicle dune triple manire :

    (1) le systme totalitaire, qui a montr que la pire barbarie pouvait natre dans une

    socit cultive comme celle du pays de Bach, Goethe et Kant ;

    (2) Hiroshima et Nagasaki, qui ont montr que les possibilits ouvertes par la

    technoscience permettaient aussi de faire disparatre lhumanit entire ;

    (3) la crise cologique globale, qui a montr que la croissance conomique localise,

    permanente et sans limites, de chaque nation, conduisait non pas au progrs mais la faillite

    finale du systme entier de toutes les nations, par destruction des conditions dhabitabilit

    plantaire.

    Ces trois vnements nous mettent en prsence de la possibilit de la mort globale de

    lhumanit11, comme lappelle Michel Serres. Le genre humain prend conscience dun

    nouveau risque inou : le risque dextinction. Extinction par mort morale dans un systme

    totalitaire qui tue lhumanit de lhumain ; extinction par mort brutale dans une guerre

    nuclaire gnralise ; extinction par puisement des ressources de vie plantaire. Trois

    scnarios possibles qui inscrivent pour la premire fois tous les humains et toutes leurs

    cultures dans une mme histoire commune, et non plus dans des histoires civilisationnelles

    plus ou moins spares, puisquelle aurait la mme fin pour tous, quelle que soit la place que

    lon y occuperait et linterprtation que lon en ferait.

    Cependant, cette pente dinsoutenabilit est somme toute logique : elle correspond au rsultat

    systmique normal du grand processus moderne de dmultiplication de la puissance

    scientifique et industrielle de lhumanit. Dabord parce quelle est elle-mme un rsultat

    obtenu de la puissance de connaissance scientifique (cest parce que lon se connat mieux que

    lon connat linsoutenabilit globale) ; ensuite parce quelle est la consquence normale de

    laccroissement de puissance technique (cest parce que lon est trs performant que lon est

    trs dangereux) ; enfin parce que le cadre de cette volution permanente infinie est une plante

    finie. Parvenus aux limites du globe terrestre dans ses capacits de charge, il ny a plus de 10 Idem. p 339. 11 Serres M. Retour au Contrat Naturel, op.cit. p 10.

  • 18

    dehors, plus dhorizon lointain fournissant une infinit de ressources et permettant une

    exploitation sans fin. Cest ce que nous appellerons tout simplement le phnomne de

    globalisation : notre monde devient le globe , toute la plante, mais rien que la plante.

    Sphrique, le monde redevient fini. Il ny a plus de dehors quen dehors du globe, loin du

    systme Terre/Soleil/Lune, dans lunivers infini qui effrayait Pascal12. La globalisation doit

    dabord sentendre du point de vue dune thorie de laction collective comme une saturation

    aux limites qui fait disparatre les horizons o lon pouvait puiser indfiniment. Alors tout

    devient puisable. La maison devient bio-anthropo-sphre quil faut grer en y tirant les

    ressources du dedans de soi, chez soi. Le systme humain se clt sur lui-mme et acclre son

    entropie 13. Il prend le chemin de son puisement et de sa disparition. Il se risque

    totalement et doit commencer calculer prcisment ses dpenses. Il voit quil doit devenir

    responsable de lui-mme.

    Cette insoutenabilit change toute la donne de lhumanit. Quand il ny a plus de dehors o

    puiser des ressources nouvelles et externaliser ses djections, il faut changer de manire de

    vivre en grant autrement le dedans de son oikos , son espace domestique, donc pratiquer

    une autre co-nomie, pour retrouver la soutenabilit perdue de la maison. Alors la science et

    lindustrie, au lieu de se ddier seulement la croissance de la prise de pouvoir sur le monde,

    doivent maintenant se ddier surtout la matrise de leur propre puissance (leur

    autorgulation), mesure laune du soin apport la rparation et au maintien de la maison

    globale Terre. Lhistoire nouvelle sappelle : autorgulation , ou mme plutt auto-co-

    rgulation , ce qui nous oblige une grande connaissance des systmes dont nous dpendons

    et que nous induisons. Voil une nouvelle responsabilit collective.

    Telle est la narration qui simpose de plus en plus. On peut la rsumer en une phrase, que lon

    entend partout : On ne peut poursuivre une croissance infinie sur une plante finie .

    Changement dhistoire : Le progrs de lhumanit est devenu inquitant. Si elle continue

    sur son actuelle lance conomique (son business as usual ), le scnario de la disparition

    prochaine dune humanit ayant cr elle-mme les conditions de sa propre inhabitabilit

    12 Nous sommes en effet dpendants de la Lune qui rgule la temprature moyenne de la Terre en maintenant son axe inclin, et bien entendu du Soleil sans lequel il ny aurait pas de vie sur Terre. Nous ne vivons donc pas seulement sur Terre, mais dans le systme Terre/Soleil/Lune. 13 Nous expliquerons plus loin ce concept fondamental, malheureusement exclu du champ de rflexion de la discipline conomique classique.

  • 19

    plantaire devient plausible14. La nouvelle histoire raconte donc : Lhumanit est en

    danger, elle doit changer de cap, car ce quelle considre comme un progrs la met en ralit

    en pril . Progrs sans danger est le nouveau Graal, mais sa dfinition reste trouver. Voil

    la nouvelle histoire quil nous faudrait inventer, crire et transmettre.

    Bien sr, tout le monde nest pas daccord sur le contenu de la nouvelle narration du monde.

    Ce changement dvaluation dans la narration du progrs provoque de nombreux conflits et

    tentatives de raccord, ou au contraire de rupture : Lhumanit doit changer compltement de

    mode de vie , disent les uns. Lhumanit est toujours en progrs, mais il faut faire des

    ajustements aux nouvelles conditions cologiques globales , disent les autres. Comme

    toujours, il y a des radicaux et des centristes, des idalistes et des empiristes. Nous sommes

    loin du consensus, mais toujours est-il que (1) on parle maintenant de lhumanit au singulier

    en tant quespce unique au destin unique ; que (2) on value le sens positif ou ngatif de son

    volution laune des conditions dhabitabilit terrestre ; et que (3) on admet que les risques

    qui menacent le genre humain proviennent de lagir humain, donc que la saturation globale

    doit tre traite comme responsabilit globale. Le laisser-faire nest plus une option.

    Voil trois diffrences majeures dans la manire de nous raconter notre histoire, apparues aux

    cours des dernires dcennies.

    2. Linsoutenabilit est un problme moral traiter moralement

    Mais une narration froide et objective, du point de vue de lobservateur systmique, qui

    constate, calcule et modlise les issues du processus global dinsoutenabilit enclench, doit

    tre complte par une deuxime narration du mme phnomne depuis un autre point de vue :

    le point de vue moral. En effet, pour que le constat dinsoutenabilit devienne une injonction

    dagir pour rguler et rediriger les processus qui y conduisent, donc une relle

    responsabilisation sociale, encore faut-il passer de lobservation systmique limpratif

    moral et politique. Car le pur point de vue systmique ne peut dpasser le discours de la

    rgulation cologique, le discours de lhomostasie, comme il sapplique par exemple au cas

    dune analyse du rapport dune population animale aux contraintes de son environnement :

    14 Dj, 60 ans aprs le passage dune agriculture nolithique, biologique et solaire, une agriculture industrielle, chimique et ptrolire, lesprance de vie et lesprance de vie en bonne sant commencent dcliner dans les pays dvelopps, alors quelle navait fait que progresser depuis la rvolution industrielle.

  • 20

    En 1904, un petit groupe d'lans s'est install sur l'le Royale. Pour atteindre cette le sauvage, situe au nord du lac Suprieur, la frontire du Canada et des tats-Unis, ils ont travers la nage ou en marchant sur la glace les 25 km qui la sparent du rivage. Ils se sont reproduits trs rapidement, et furent bientt plus de 3 000 partager un espace trop petit pour tous. Cette surpopulation entrana la dvastation de la fort, principale vgtation de l'le, et la nourriture vint manquer. Affaiblis par la famine, les maladies et les parasites, de nombreux lans mouraient chaque anne. Pour les biologistes et les conservateurs, l'unique solution pour viter que les lans de l'le Royale ne disparaissent tait la rgulation du nombre de naissances, mais l'arrive des loups, en 1950, a rtabli l'quilibre naturel car ceux-ci ont tu les lans excdentaires. De 1958 1968, deux biologistes amricains, D.L. Allan et E.L. Mich, observrent que les 16 ou 18 loups prsents sur l'le maintenaient un effectif harmonieux en tuant les faons les plus faibles et les adultes gs de plus de six ans. Les 600 lans adultes rescaps des pidmies provoques par leur surnombre ont ainsi donn naissance 250 faons. En liminant les sujets faibles ou malades, les loups ont assaini le troupeau d'lans ; au dbut des annes 2000, le Parc national de l'le Royale abritait environ 900 lans, et cette population ne met plus en danger l'quilibre du milieu. Les chercheurs estiment en effet que, dans une rgion boise, la population normale de l'lan est de un individu pour 1,6 km et qu'elle doit tre de deux animaux sur une superficie identique si les prdateurs et les chasseurs y sont nombreux. Un taux plus important est nfaste aux populations d'lans qui dprissent alors. On a vrifi ce processus dans le parc provincial de Wells Grey en Colombie-Britannique, lors des rassemblements d'hiver.15

    En allant jusquau bout dune simple approche systmique du problme de linsoutenabilit

    plantaire humaine, sans faire entrer aucune considration thique de justice ou de bont, on

    obtiendrait le mme discours du laisser-faire le libre jeu de la slection naturelle pour lespce

    humaine, devenue trop nombreuse et ltroit sur son le globale . Le laisser-faire

    consisterait alors en llimination des plus faibles (par tout ce qui pourrait tenir le rle du

    loup : famines, guerres, embargos, liminations directes, strilisations, etc.) puisque la

    quantit de population reste la variable dajustement la plus simple mettre en

    uvre pour rsoudre le problme de lempreinte cologique humaine insoutenable. Ds

    lors, la crise cologique , vcue comme le retour du spectre de la raret au sein de lhistoire

    moderne heureuse de labondance, peut facilement devenir la justification pour le retour au

    XXIme sicle de toutes les monstruosits gnocidaires et totalitaires que le XXme sicle

    avait testes.

    15 Extrait tir de lEncyclopdie Larousse : http://www.larousse.fr/encyclopedie/vie-sauvage/lan/184558

  • 21

    Or, la dnonciation de linsoutenabilit du cours actuel des choses humaines na de sens que

    du point de vue thique dune extension du souci moral aux effets collatraux globaux des

    actions collectives et aux gnrations futures. Cest de cette extension du souci moral que

    nous allons traiter dans ce travail. Sans ce souci, notre insoutenabilit pourrait parfaitement

    tre analyse du point de vue dun constat ponctuel de dysfonctionnement de la biosphre par

    pidmie dune de ses espces (la ntre), constat qui conduirait de froides et sordides

    solutions techniques. En ralit, du simple point de vue de lobservateur, il ny aurait mme

    aucun moyen de qualifier ce fait de dysfonctionnement , puisque la biosphre na en soi

    aucun tat dquilibre idal duquel elle puisse sloigner. On sait au contraire que la vie y est

    possible dans des conditions extrmes , mais extrmes de notre point de vue

    mammifre humain, pas du point de vue des bactries. Si crise cologique il y a, cest donc

    notre crise dhabitabilit, dans une biosphre dont nous changeons les seules conditions

    dhospitalit qui nous conviennent nous. Do linconsquence de principe de toute volont

    de protger la nature en soi , conue comme valeur intrinsque , en essayant dexclure

    les valorisations anthropocentriques de la dite nature protger et de partir dun

    biocentrisme moral 16 ; et do labsurdit de toute politique cologique qui voudrait

    neutraliser les questions thiques, en prtendant se limiter des aspects techniques . Nous y

    reviendrons.

    Or, dun point de vue thique, deux choses doivent nous tre interdites : premirement, le fait

    de compter les humains comme sil sagissait de quantits dindividus, de masses de quelque

    chose ; deuximement, le fait de dire que nous sommes trop , quil y a trop dhumains,

    ou que certains sont, ont t, seront, ou seraient de trop .

    Nous ne voulons pas dire par l que toute statistique devrait tre prohibe, ni quaucune

    planification des naissances ne puisse chapper lanathme, tant quelle est librement

    dcide par des personnes autonomes, mais que tout calcul statistique appliqu lhumain

    nest quune application mtaphorique des mathmatiques des tres moralement non

    mathmatisables, puisquil sagit en ralit dtres17 qui, sils peuvent tre traits comme des

    individus appartenant des ensembles , doivent dabord tre respects et reconnus

    16 Voir : Afeissa H-S. Ethique de lenvironnement : Nature, Valeur, Respect, Vrin, 2007. 17 Ou bien d autrement qutre nous dirait Lvinas, qui dveloppe une philosophie o lthique se radicalise en philosophie premire contre toute rduction de lhumanit une substance objectivable et manipulable, contre toute rduction de lhumain un tre. Voir : Lvinas E. Autrement qutre, Kluwer Academic, 1978.

  • 22

    comme des personnes, chacune delles unique en son genre, donc qui ne doivent pas tre

    indiffrencies dans des ensembles. Du point de vue thique, et seulement de ce point de vue,

    il est immoral et odieux doublier ce point de vue, quoi quon fasse par ailleurs. Et de ce point

    de vue, lunicit singulire de chaque personne humaine, en galit avec chaque unicit

    singulire dautrui, dissout par avance toute possibilit de totalisation en un ensemble genre

    humain , dont on pourrait compter les membres et identifier les caractristiques. Car de

    lgale distinction de chaque Unique par rapport chaque autre Unique , on ne peut

    tirer quune pluralit de sujets uniques en relation active et narrative pour inventer leur

    monde pluriel mais commun 18, mais on ne peut pas en tirer un ensemble o chaque

    lment aurait les mmes caractristiques identitaires dappartenance que tous les autres,

    permettant ainsi logiquement de les agrger en un tout19 :

    Si les hommes ntaient pas gaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont prcds ni prparer lavenir et prvoir les besoins de ceux qui viendront aprs eux. Si les hommes ntaient pas distincts, chaque tre humain se distinguant de tout autre prsent, pass ou futur, ils nauraient besoin ni de la parole ni de laction pour se faire comprendre. Il suffirait de signes et de bruits pour communiquer des dsirs et des besoins immdiats et identiques. () Mais seul lhomme peut exprimer cette distinction et se distinguer lui-mme ; lui seul peut se communiquer au lieu de communiquer quelque chose, la soif, la faim, laffection, lhostilit ou la peur. Chez lhomme laltrit, quil partage avec tout ce qui existe, et lindividualit, quil partage avec tout ce qui vit, deviennent unicit, et la pluralit humaine est la paradoxale pluralit dtres uniques.20

    Ces paroles de poids dune philosophe politique, Hannah Arendt, qui ddia sa vie

    intellectuelle la comprhension du monstrueux phnomne totalitaire, expliquent le non-sens

    thique dune comptabilit des humains encline dclarer, face au spectre de la raret qui

    menace, quil y en a trop. Oui, nous vivons une crise dhabitabilit plantaire qui met en

    danger lhumanit. Non, il ny a pas trop dhumains sur Terre. Oui, nous devons lever notre

    souci moral au problme nouveau de la soutenabilit du genre humain prsent et futur sur

    notre Terre commune. Non, ce problme nest pas traitable par de simples mthodes

    dingnierie cologique pour la gestion rationnelle des populations dhomo sapiens dans leurs

    18 Voir : Latour B. Un monde pluriel mais commun, Entretiens avec Franois Ewald, Eds. de lAube, 2005. 19 Cornlius Castoriadis a invent une logique anti-ensembliste et anti-identitaire pour montrer quil est possible de penser cette rationalit thique loin de la logique commune. Il sagit de la Logique des magmas . Voir : Castoriadis C. Domaines de lhomme : Les carrefours du labyrinthe 2, Seuil, 1986, pp. 481 sq. La logique des magmas et la question de lautonomie . 20 Arendt H. Condition de lhomme moderne, Calmann-Lvy, 1983, p 232.

  • 23

    prlvements des ressources rares de lenvironnement. Oui, le problme est systmique. Non,

    la solution nest pas systmique mais politique : il faut nous raconter autrement le monde

    entre nous, pluralit duniques, afin dy inclure une Terre hospitalire toutes les personnes

    prsentes et futures en libert. Ce qui veut dire que lthique nous ordonne de traiter tout

    problme systmique touchant lhumain comme un problme politique dmocratique.

    Lexigence de soutenabilit va donc faire marcher lhumanit sur le fil dun rasoir narratif o

    lenvie de rduire les problmes leur seule dimension technique sera tentante et justement

    inefficace. Car loubli du politique21 et de lthique sera le plus sr moyen de nous faire

    disparatre comme humanit, le prochain totalitarisme ne pouvant stablir quau nom de la

    sauvegarde de la vie de lespce contre les abus irrationnels de la libert de ses membres,

    justifiant ainsi toutes les interventions technoscientifiques des experts-rois sur les pathologies

    du systme coupl Homo sapiens/plante Terre.

    Partant de lide de responsabilit, nous ne pourrons dans ce travail que nous attacher au point

    de vue thique dun genre humain o chacun est Unique en son genre, car cest seulement de

    savoir de source thique sre que le monde est cr pour moi que jen peux tirer la

    conclusion de mon entire responsabilit son gard, et sentir que tout ce qui laffecte

    maffecte et me concerne. Seul le point de vue thique, en effet, fait surgir lide de

    responsabilit, partir de la position dun humain irremplaable auquel le monde a t confi.

    Lvinas cite ce propos un Apologue talmudique (Talmud de Babylone) :

    Grandeur du Saint-bni-soit-Il : voici lhomme qui frappe de la monnaie dun mme sceau et obtient des pices toutes semblables entre elles ; voil le Roi des rois, le Saint-bni-soit-Il, qui frappe tous les hommes par le sceau dAdam et aucun ne ressemble lautre. Cest pourquoi chacun est oblig de dire : le monde est cr pour moi ! . 22

    21 Nous appellerons politique lactivit humaine de se runir entre sujets libres, diffrents et gaux, pour dcider ensemble de la rponse apporter la question : Comment devons-nous vivre ensemble ? . Lautonomie est donc la fin et le moyen de lactivit politique. Tout autre moyen htronome de rsoudre le problme de la vie collective constitue un oubli ou une ngation du politique, donc une manire de traiter les humains comme des individus rguler, mais pas comme des sujets auteurs de leur propre autorgulation. Toute techno ou expertocratie, prtendant gouverner les humains par une science, constitue donc une ngation du politique. Voir : Arendt H. Quest-ce que la politique ? Seuil, 1995 ; Castoriadis C. La monte de linsignifiance : Les carrefours du labyrinthe 4, Seuil, 1996 ; et Habermas J. La technique et la science comme idologie, Gallimard, 1973. 22 Lvinas E. Hors sujet, Fata Morgana, 1987, p 161.

  • 24

    Bien loin que cette exclamation le monde est cr pour moi ! soit source dgosme et

    dappropriation irresponsable du monde, elle est linverse source dune valorisation

    intrinsque de la dignit du monde offert en cadeau moi, but unique du monde. Jen suis

    donc infiniment responsable et reconnaissant. Jy ferai attention car il est pour moi, cest mon

    cadeau. Lgosme naitra au contraire dune position de repli et de capitulation devant un

    monde ressenti comme un autre objectif , dtach et distant de moi, existant en soi et non

    pour moi, un monde qui na pas besoin de moi pour tre, donc o je nai rien faire a priori,

    aucune attache ni obligation : si je ne suis pas indispensable au monde, si le monde nest pas

    mon cadeau cr pour moi, alors rien de ce qui lui arrive ne me touche ni ne maffecte, et je

    nai qu my occuper de moi-mme, sans souci de lui, comme lui soccupe de lui-mme, sans

    avoir besoin de moi. Lvinas, lui, commente lapologue comme suit :

    une multiplicit non additionnable dtres uniques (), lunit dAdam marque les individus dincomparable unicit o le genre commun svanouit et o les individus cessent prcisment dtre interchangeables comme de la monnaie, ils sy affirment, chacun, comme but unique du monde (ou comme lunique responsable du rel).23

    On laura compris ? Notre responsabilit ou irresponsabilit face au monde dpend de la

    manire dont on se raconte lexistence du monde : comme cadeau cr pour nous, ou comme

    objectivit en soi sans nous. Le discours de la responsabilit pour le monde va donc partir de

    la certitude de mon unicit non-interchangeable, incalculable, comme de celle de tous les

    autres qui disent moi comme moi, et aboutir un monde qui se prsente en cadeau comme

    un monde dhospitalit, thme que lon retrouvera au moment de parler de la perspective

    cosmopolitique (Kant). Laccueil de chaque humain comme dun cadeau unique et

    miraculeux, qui justifie lexistence dun monde et en exige la prennit hospitalire, voil la

    position principielle de toute thique de la soutenabilit qui ne veut pas risquer dtre

    immorale :

    Chacun de nous invitable, Chacun de nous illimit chacun de nous avec ses droits d'homme ou de femme sur la terre, Chacun de nous admis aux desseins ternels de la terre, Chacun de nous ici aussi divinement que n'importe quel autre."24

    23 Ibid. (je souligne). 24 Walt Whitman : "Salut au monde !" in : Feuilles d'herbe, Gallimard, 2002.

  • 25

    Sattacher au point de vue thique sur le monde ne veut pas dire pour autant se rfugier dans la

    critique belle me et sempcher danalyser et dagir efficacement pour grer la situation

    de lhumanit en crise, bien au contraire. La dnonciation de linsoutenabilit de notre mode

    de vie na de sens et ne cre de dynamique daction que si le point de vue systmique, qui

    dirige effectivement toutes les analyses, est command en son principe mme par un souci

    thique qui lui fournit son efficacit pour responsabiliser les humains. Cela implique bien sr

    un large usage des outils de calcul statistique et de modlisation des futurs possibles. La

    mdiation du point de vue de lobservateur systmique et de celui du participant moral est

    donc elle-mme exige par le souci thique, alors quelle naurait pas de ncessit dun strict

    point de vue technique. Cest de cette mdiation que nait la responsabilit, dpassant la simple

    dnonciation. A partir de cette responsabilit, on peut dterminer les stratgies de gestion

    thiquement et politiquement responsables du monde, les diverses dcisions doptimisation

    tant contrles par des critres de rationalit morale.

    3. Problme gnral : Insoutenabilit et responsabilit politique collective

    Le constat de notre insoutenabilit plantaire na pas nous conduire au catastrophisme et

    un alarmisme paralysant qui transforme le risque en fatalit25. Au contraire, il est source

    dun renouvellement philosophique, thique et politique. Il donne en plus (enfin !) un but

    moral et politique lactivit technoscientifique : permettre la soutenabilit de lhumanit sur

    une Terre hospitalire. Linsoutenabilit du genre humain est une donne physiquement et

    biologiquement normale (tous les hommes sont mortels, toutes les civilisations le sont, donc

    lhumanit lest aussi par dfinition) et politiquement saine, puisquelle va nous faciliter la

    critique de notre mode de vie et des injustices quil gnre systmatiquement et nous conduire

    vers plus de lucidit et maturit collective. Du moins faut-il lesprer, et agir en consquence.

    Lautonomie responsable, bien que risque, est une bonne nouvelle :

    La socit autonome est la socit qui sauto-institue explicitement et lucidement, qui sait que cest elle qui pose ses institutions et ses significations, cela veut dire aussi quelle sait quelles nont aucune autre source que sa propre activit instituante et donatrice de signification, et aucune garantie extra-sociale. Et par l nous retrouvons le problme radical de la dmocratie. [] la dmocratie est le seul rgime

    25 Justice et Paix France, Notre mode de vie est-il durable ? Nouvel horizon de la responsabilit, Karthala, 2005, p 15.

  • 26

    politique tragique cest le seul rgime qui risque, qui affronte ouvertement la possibilit de son autodestruction. [] Autant dire que la dmocratie carte le sacr, ou que cest la mme chose les tres humains acceptent finalement ce quils nont jamais, jusquici, voulu vraiment accepter (et quau fond de nous-mmes nous nacceptons jamais vraiment) : quils sont mortels, quil ny a rien au-del . Ce nest qu partir de cette conviction, profonde et impossible, de la mortalit de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que lon peut vraiment vivre comme tre autonome et quune socit autonome devient possible.26

    Puisque la disparition de lhumanit est un mal moral viter et proscrire, comme laffirme

    Hans Jonas, il existe un devoir moral spcifique de lhumanit envers elle-mme, le devoir de

    ne pas sautoliminer :

    Il doit y avoir un avenir.27

    Dans le cadre de cette prohibition du suicide global, le constat dinsoutenabilit dnonce

    directement la logique troitement conomique de la maximisation des profits court terme

    comme une absurdit thique :

    Nos modles conomiques sont des projections et des flches, alors quils devraient tre des cercles. Faire dune croissance infinie sur une plante finie lunique mesure de la sant conomique revient se lancer dans une forme de lent suicide collectif. Refuser dinclure dans les calculs de la gouvernance et de lconomie le prix des violations des systmes biologiques supports de vie, cest tre dans la logique du dlire.28

    Sortir de cette logique du dlire est tout lenjeu de notre XXIme sicle, ce qui va bien sr

    nous demander plus deffort quune simple inclusion des cots cologiques dans les

    comptabilits trimestrielles, chose par ailleurs ncessaire. Sur le plan conomique, il va falloir

    circulariser les systmes de production, dchange et de consommation, de telle sorte que

    nos activits industrielles sinscrivent dans les grands cycles de la biosphre, les rparent, les

    protgent29. Sur le plan thique, il va falloir inclure la dimension systmique globale (toute

    lhumanit, prsente et future, dans tous ses besoins biologiques et existentiels) dans le

    jugement moral : soutenable et insoutenable vont dsormais faire partie des catgories

    26 Castoriadis C. Domaines de lhomme : Les carrefours du labyrinthe 2, Seuil, 1986, p 522-523. 27 Jonas H. Le principe responsabilit, une thique pour la civilisation technologique, op.cit. p 48. 28 Wade D. Pour ne pas disparatre, Albin Michel, 2011, p 197. 29 Voir : Lvy J-C. Lconomie circulaire : lurgence cologique ? Monde en transe, Chine en transit, Presses Ponts et chausses, 2009.

  • 27

    morales au mme titre que bien et mal , ou juste et injuste . Sur le plan politique,

    il va falloir assumer le dpassement dfinitif de lhistoricisme naf, qui animait les deux

    modles dialectiques libraux et socialistes issus du XIXme, pour instituer une base

    consensuelle beaucoup plus complexe et systmiquement mieux informe que notre seule

    social-dmocratie issue du XXme sicle, centre sur la ngociation :

    (1) Il ny a plus de garantie de progrs dialectique au niveau du tout, qui permettrait de

    se fier au libre cours des conflits au niveau des parties (que lon entende ce conflit comme

    celui des individus en lutte sur un March harmonisateur ou celui des classes sociales en lutte

    dans une Histoire progressiste rvolutionnaire). Au contraire, il est parfaitement possible que

    le processus du conflit social se termine par la disparition de tous les opposants ensemble, et le

    laisser-faire y conduit tout droit. On na pas encore pris toute la mesure du fait que le

    constat scientifique de notre insoutenabilit plantaire rfute dans les faits les idologies qui

    sappuient sur un optimisme systmique du tout qui rgule spontanment les errements

    conflictuels des parties. Il sagit de la rfutation du libralisme conomique qui sappuie sur la

    mtaphysique leibnizienne et du socialisme marxiste qui sappuie sur la mtaphysique

    hglienne. Il est temps au contraire de dpasser ces croyances en une Raison en soi luvre

    dans la ralit, et darriver une pense mature, de type kantien, o le rel est rationalisable

    sans tre rationnel, o la croyance en la rationalit du cours historique se sait simple espoir

    moral (donc faillible) et o la connaissance de la ralit se sait radicalement finie (donc l

    encore faillible). Kant est le seul moderne qui prenait la thse du progrs dialectique de

    lhumanit non pas comme une donne vraie ou fausse que lon pourrait connatre, mais

    comme un postulat moral auquel devait croire le militant de la cause morale, pour ne pas

    dsesprer des embuches de lhistoire contre le projet de la justice30.

    (2) La ngociation permanente de la social-dmocratie entre les intrts divergents des

    partenaires sociaux (qui savait dj quon ne peut se fier au processus conflictuel, donc quil

    fallait renoncer au libralisme pur et au matrialisme dialectique pur) doit maintenant prendre

    en compte dautres lments que les seuls intrts des protagonistes, donc dautres problmes

    que ceux lis la seule problmatique de la production-et-partage-des-richesses, car il est

    dautres intrts universels systmiques qui ne sont pas forcment perus et ports par les

    30 Voir en particulier : Kant I. Ide d'une Histoire Universelle du point de vue cosmopolitique (1784), Vers la Paix perptuelle (1795), Le Conflit des Facults (1798).

  • 28

    classes sociales en conflit (ceux des conditions biophysiques dexistence des opposants, par

    exemple). La social-dmocratie nest alors plus seulement ngociation entre adversaires de

    classes pour la distribution dune richesse rare, elle doit devenir coordination entre tous les

    protagonistes pour la gestion des biens communs.

    Lre qui souvre sur le nouveau devoir de sortir de la situation dinsoutenabilit globale qui

    est actuellement la ntre est donc une re de la responsabilit politique de lhumanit pour

    elle-mme, dans le contrle et la matrise des processus sociaux et cologiques. Car rien ni

    personne, aucune Histoire de la Raison, aucun doigt divin conomique, aucun processus

    systmique bon en soi , ne viendront rsoudre nos problmes pour nous. Cest aussi le

    temps de la fin31, o lon sait que lpe de Damocls de la disparition de lhumanit

    restera toujours au dessus de nous, que la catastrophe finale sera toujours lhorizon de notre

    agir collectif, car notre puissance technoscientifique est dsormais suffisante pour supprimer la

    totalit du genre humain. Lre nuclaire et gntique est donc bien louverture du temps de la

    responsabilit, car nous ne sommes plus entre les mains du hasard ou de la ncessit, en

    situation infantile de confier en une Providence extrieure (divine, historique ou mercantile),

    nous sommes notre propre charge, dpendants de ce que nous faisons, adultes autonomes

    donc, sans tuteurs.

    Comme tout tre responsable qui doit prendre soin de lui-mme et des tres sa charge, dans

    la pleine conscience de sa finitude et de sa mortalit, lhumanit doit acqurir des capacits de

    prvoyance, rflexion et contrle du futur dont elle na jamais eu besoin auparavant, puisque

    ses faibles puissances conomiques, scientifiques et militaires ne lui permettaient pas

    jusqualors de se supprimer totalement en transformant radicalement les conditions de son

    existence.

    Il convient nanmoins de ne pas faire un contre-sens propos du caractre thique de la

    problmatique de linsoutenabilit humaine : nous sommes, certes, responsables

    collectivement de celle-ci, mais pas coupables individuellement. Il est important de noter

    que le qualificatif dinsoutenabilit sadresse non pas aux actes de la personne, mais aux

    routines de vie des masses dindividus runis en socits. Linsoutenabilit dnonce un

    systme social qui produit les conditions de vie des agents sociaux et non pas un 31 Anders G. Le temps de la fin, Carnets de lHerne, 2007.

  • 29

    comportement personnel. Elle na donc pas tre vcue sur le mode affectif de la culpabilit

    personnelle et susciter alors des ractions hystriques de dngation ou au contraire

    dautoflagellation. Elle doit tre entendue de manire systmique et donner lieu des projets

    politiques. Rouler en voiture nest pas en soi immoral, mais cest sur les seuils systmiques et

    les capacits satures de rsilience que sopre le jugement dalerte linsoutenabilit. Pour le

    dire simplement, notre insoutenabilit dpend dabord de notre globalisation. Cest parce

    que nous sommes parvenus aux limites du globe terrestre, par une densification et

    multiplication de laction collective aux impacts surpuissants par rapport aux capacits de

    rsilience de cette biosphre habitable pour nous, que nous sommes devenus globalement

    insoutenables, au sein dun monde naturel nouveau clos, aprs lpope moderne dun sujet

    matre et possesseur dune nature universelle infinie32. Or, la globalisation ne peut tre

    entendue que comme luvre de toute lhumanit la fois, et non pas de chaque personne

    humaine.

    Il est donc vident que linsoutenabilit humaine ne dsigne pas les actes en soi raliss par

    chaque tre humain mais la configuration systmique dans laquelle ces actes se ralisent et que

    ces actes ralisent sans le savoir (ou sans le vouloir). On ne peut donc y appliquer la logique

    de la responsabilit juridique ou morale qui concerne toujours ce que font des personnes

    imputables (libres, conscientes, donc passibles de sanction) pour leur reprocher leurs fautes

    ventuelles. Si nous sommes insoutenables, cest de par notre appartenance cette gnration-

    ci de cette poque-l, donc un immense collectif dont nous navons pas la possibilit de nous

    dprendre, ni dchapper aux routines de production et consommation quil nous impose

    mcaniquement. Si notre insoutenabilit est un mal moral (il doit y avoir un avenir et nous

    avons un devoir de prservation de lhumanit), si de plus elle est notre fait collectif imputable

    (si nous ne faisions pas ce que nous faisons collectivement, il ny aurait pas de problmes de

    soutenabilit), elle nest pourtant pas notre faute . Nous sommes donc responsables de

    notre insoutenabilit : nous devons nous engager pour assurer notre soutenabilit, ce que

    nous pouvons car cette insoutenabilit est notre fait global moderne. Mais nous ne sommes

    pas coupables de notre insoutenabilit : nul tribunal ne peut nous accuser personnellement

    32 Voir Larrre C. et Larrre R. Du bon usage de la nature, pour une philosophie de lenvironnement, Aubier, 1997, p 170 : Dire la dimension globale de la crise environnementale, cest dire la fois quelle concerne lhumanit tout entire, et la terre comme un tout. Une terre aux ressources limites et dont les quilibres complexes (qui assurent la vie) apparaissent dsormais fragiles. Or, cest bien en ce sens que nous parlons maintenant de nature (et non de monde, ou dunivers) : pour dsigner la terre, qui sest en quelque sorte referme sur nous, nous impliquant dans une commune volution au sein dun monde nouveau clos.

  • 30

    de linsoutenabilit de la communaut humaine actuelle, car elle est un rsultat systmique de

    cette communaut involontaire de risques dont parle la Dclaration Universelle

    dInterdpendance33.

    Alors de quelle responsabilit parle-t-on ? Il y a lieu ici de reprendre la dfinition de la

    responsabilit collective de Arendt, quelle analyse propos du problme de la

    responsabilit dun peuple pour les crimes commis en son nom par son Etat. Premirement,

    Arendt distingue nettement responsabilit (possiblement collective) et culpabilit (toujours

    personnelle, jamais collective) :

    Il existe quelque chose comme la responsabilit pour des choses quon na pas accomplies ; on peut en tre tenu responsable [liable]. Mais on nest ni ne se sent coupable de choses qui se sont produites si on ny a pas activement particip. Cest un point important, quil convient dnoncer haut et fort au moment o tant de bons libraux blancs avouent ressentir des sentiments de culpabilit propos de la question noire. Jignore combien il existe de prcdents dans lhistoire pour de tels sentiments mal placs, mais je sais que, en Allemagne aprs-guerre, o des problmes similaires se sont poss lgard de ce qui avait t fait par le rgime de Hitler aux juifs, le cri de Nous sommes coupables , qui au premier abord semblait si noble et si tentant, na en ralit servi qu disculper dans une mesure considrable ceux qui taient bel et bien coupables. Si nous sommes tous coupables, personne ne lest. La culpabilit, la diffrence de la responsabilit, singularise toujours ; elle est toujours strictement personnelle. Elle renvoie un acte, pas des intentions ou des potentialits.34

    Deuximement, Arendt distingue la responsabilit collective comme responsabilit qui

    concerne des situations politiques, exclusion des situations juridiques ou morales qui, elles,

    donnent lieu des jugements dinculpation, car elles sont toujours lies la personne et ce

    quelle fait35. Les affaires juridiques et morales concernent le soi, tandis que les affaires

    33 La Dclaration Universelle dInterdpendance a t prsent au Secrtaire Gnral de lONU, Kofi Annan et au Prsident de lAssemble Gnrale des Nations Unies, Jan Eliasson, le 24 Octobre 2005, jour du 60e anniversaire des Nations Unies. Signe par dminents intellectuels et politiques, disponible sur internet, en voil un extrait : La globalisation des flux favorise des pratiques dbordant les territoires nationaux au profit de rseaux transnationaux qui sorganisent selon leurs intrts spcifiques lexclusion de toute vocation dfendre les valeurs et les intrts communs. La globalisation des risques et celle des crimes dmontrent les limites des souverainets nationales et appellent des mesures de prvention, de rgulation et de rpression selon une politique commune et avec des moyens juridiques communs. Le moment est venu de transformer cette communaut involontaire de risques en une communaut volontaire de destin. Autrement dit, le moment est venu de construire linterdpendance comme un projet en nous engageant la fois comme individus, comme membres de communauts et de nations distinctes et comme citoyens du monde reconnatre notre responsabilit et agir, directement et par lintermdiaire des Etats et des Communauts (infra et supranationales), pour identifier, dfendre et promouvoir les valeurs et intrts communs de lhumanit. 34 Arendt H. Responsabilit et jugement, Payot, 2005, p 199 (Je souligne). 35 Idem. p 200.

  • 31

    politiques concernent le monde . Dun ct, il sagit dtre en paix avec soi-mme et la loi,

    de lautre il sagit de pacifier le monde :

    Au centre des considrations morales sur la conduite humaine se trouve le soi ; au centre des considrations politiques sur la conduite se tient le monde.36

    Troisimement, Arendt dfinit cette responsabilit collective politique comme suit :

    Deux conditions doivent tre prsentes pour quil y ait responsabilit collective : je dois tre tenu pour responsable de quelque chose que je nai pas fait et la raison expliquant ma responsabilit doit tre ma participation un groupe (un collectif) quaucun acte volontaire de ma part ne peut dissoudre, c'est--dire une participation qui na rien voir avec un partenariat commercial, que je peux dissoudre volont.37

    En effet, si javais commis lacte reproch, il ne sagirait plus dune responsabilit collective,

    mais de ma culpabilit individuelle. Et si je pouvais mexclure de la participation au collectif

    responsable, cette responsabilit, ou bien ne me concernerait pas, ou bien se transformerait

    derechef en ma culpabilit, car on pourrait maccuser de mon adhsion volontaire au groupe

    incrimin.

    Or, peut-on appliquer cette dfinition de la responsabilit collective politique arendtienne au

    problme de linsoutenabilit systmique de lhumanit lre industrielle ? Oui, dune

    certaine manire, car les effets collatraux systmiques dinjustice sociale et dsquilibres

    cologiques issus des routines individuelles du mode de vie moderne ne sont pas mon fait. Je

    ne suis pas personnellement coupable du changement climatique ou du dumping social des

    multinationales. Et cependant, ma participation la responsabilit de ces mmes effets

    globaux vient de mon appartenance cette gnration dhumains, que je ne puis dissoudre

    daucune manire. La dfinition de la responsabilit collective de Arendt semble donc

    adquate.

    Et pourtant, la diffrence de la responsabilit politique dont parle Arendt, responsabilit pour

    des actes commis par mes pres ou mon gouvernement, mais pas par moi, je participe moi

    aussi des effets globaux qui rendent lhumanit insoutenable : Si jutilise ma voiture essence

    ou que jachte un vtement fabriqu par des ouvrires en semi esclavage dans une zone

    36 Idem. p 206. 37 Idem. p 201.

  • 32

    franche dun pays du Tiers-monde, je participe de fait de ce systme injuste et insoutenable du

    dumping social et du changement climatique. Sans en tre le coupable, je le finance, je le

    nourris, jen fais partie de faon, certes, statistiquement ngligeable (les effets globaux

    seraient les mmes si je ntais pas l) mais jy participe quand mme (je dois minscrire sur la

    trs longue liste de ceux qui causent linsoutenabilit sociale et environnementale du monde).

    Peut-tre alors nest-il pas aussi simple de sparer de faon tranche la responsabilit politique

    de la responsabilit morale et juridique, pour tout ce qui concerne les problmes systmiques

    dinsoutenabilit sociale et cologique. Ou plutt, le fait de distinguer entre responsabilit et

    culpabilit ne doit pas diminuer la responsabilit personnelle de chacun en sa participation

    la responsabilit collective de tous.

    Nous sommes-l sur le fil du rasoir de cette curieuse Responsabilit Sociale que nous

    nallons pas cesser de retrouver et dinterroger tout au long de notre rflexion : Dune part, la

    culpabilit de tous vis--vis des effets globaux insoutenables naurait aucun sens, car elle

    quivaudrait la culpabilit de personne , comme le dit Arendt, donc serait nulle et non

    avenue du point de vue moral et juridique. Mais dautre part, il nen reste pas moins vrai que

    la responsabilit de tous vis--vis de linsoutenabilit humaine ne doit pas signifier la

    responsabilit de personne , car la solution de ce problme dinsoutenabilit du monde

    actuel est un devoir. Or, on ne le rsoudra pas si personne ne sen responsabilise. Culpabilit

    de personne, responsabilit de tous : voil ce quil faut penser.

    Il nous faut donc trouver le concept dune responsabilit collective politique concernant le

    monde qui, bien que ne sappuyant pas sur laccusation morale et juridique de chacun des

    agents humains, ninvite cependant pas la dfausse de chaque acteur sur le dos de la

    collectivit (c'est--dire sur le dos de personne en particulier). Sans accusation de personne,

    cette responsabilit collective politique doit pourtant tre opposable tous. Bien que

    sociale , et non pas individuelle, il nous faut quand mme trouver quelque chose qui soit

    une responsabilit , et non pas seulement un vu pieux ou un simple engagement

    volontaire facultatif. La difficult est norme, car si les problmes quil sagit daffronter sont

    systmiques, globaux, issus des effets collatraux accumuls des actions individuelles

    ponctuelles, on ne peut sans injustice en rendre les personnes directement fautives. Si

    responsabilit il y a, cest celle du systme social. Mais voil : un systme social, bien que

    ntant pas une fatalit, puisquil est uvre humaine, nen est pas pour autant un tre

  • 33

    imputable, puisque ce nest personne . Entre responsabilit sociale et responsabilit

    de personne , il semble donc ny avoir quun pas, quil ne nous faudra pourtant pas franchir.

    Telle est la difficult philosophique centrale de notre travail.

    Comme nous le verrons, cest un certain relchement de la relation intrinsque qui noue

    responsabilit et imputabilit des fautes que notre rflexion nous conduira, relchement qui ne

    devra pourtant pas tomber dans limpossibilit dopposabilit et la commodit du bon vouloir

    facultatif qui rien ne peut tre reproch lorsquil nagit pas. Plutt que sur une imputation

    rtrospective et prventive des fautes, la responsabilit que lon cherche devra sappuyer sur

    lobligation daccomplir une mission confie , sur le devoir de fidlit une promesse

    obligatoire.

    Cest Paul Ricur qui nous invite distinguer entre, dune part, un concept de responsabilit

    fond sur limputation (qui a commis quoi ?), tourn vers le pass (la recherche des causes,

    lidentification des auteurs) et donc opposable aux personnes sous couvert de la menace de

    sanctions, et dautre part, un concept de responsabilit fond sur une mission confie (que

    faut-il faire ?), tourn vers lavenir (recherche des consquences dsires, identification des

    stratgies efficaces), et donc opposable aux personnes en tant que devoir daccomplir la

    mission promise :

    On a trop facilement confondu responsabilit et imputabilit, si lon entend par imputabilit la procdure par laquelle on identifie lauteur dune action, son agent. La responsabilit se dcline alors au pass : on recherche alors qui est la source de telle ou telle chane de changements dans le cours des choses et on isole un ou plusieurs agents humains que lon nomme et que lon dclare responsables. Cette conception, que jappelle minimale , de la responsabilit est dj riche dimplications, bien quelle ne soit pas la hauteur du problme pos par les mutations de lagir humain lge de la technique. [] la condition nouvelle faite la responsabilit lge technologique demande une orientation plus franchement dirige vers un futur lointain qui dpasse celui des consquences prvisibles. [] Il y a une responsabilit, en un sens spcifique, si lon fait intervenir lide dune mission confie, sous la forme dune tche accomplir selon des rgles.38

    Cest bien, en effet, en rfrence une promesse et mission confie que lon pense

    communment la responsabilit politique , par exemple celle de nos gouvernants et

    candidats au gouvernement. On ne les condamnera pas juridiquement si les objectifs de dbut

    38 Ricur P. Lectures 1, autour du