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24 heures | Samedi-dimanche 16 - 17 avril 2016 Contrôle qualité VC6 Samedi Le chapeau melon trop petit et le pantalon débraillé (ici dans The Kid) continuent à influencer les créateurs de mode Page 35 Corsier Plongée dans la vie au Manoir de Ban entre piscine et travail acharné Page 28 Famille Le très touffu arbre généalogique du clan Chaplin Page 29 Beaux-arts L’influence évidente de Charlot sur les avant-gardes Page 31 Terroirs La nourriture est omniprésente dans sa vie et dans ses films Pages 32-33 Charlie Chaplin en 1927, alors qu’il était déjà une star planétaire avec son personnage fétiche de vagabond élégant. Bettmann/CORBIS JOHN SPRINGER COLLECTION/CORBIS De Chaplin à Charlot A l’occasion de l’ouverture du musée Chaplin’s World, 24 heures a imaginé une immersion dans la vie et l’œuvre de l’un des plus géniaux créateurs du septième art. Levée de rideau sur l’homme et l’artiste De Corsier à Hollywood

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24 heures | Samedi-dimanche 16-17 avril 2016

Contrôle qualitéVC6

SamediLe chapeau melon trop petit

et le pantalon débraillé (ici dans The Kid)

continuentà influencer

les créateurs de modePage 35

CorsierPlongée dans la vie au Manoir de Ban entre piscine et travail acharnéPage 28

FamilleLe très touffu arbre généalogiquedu clan ChaplinPage 29

Beaux-artsL’influence évidente de Charlot sur les avant-gardesPage 31

TerroirsLa nourriture est omniprésente dans sa vie et dans ses filmsPages 32-33

Charlie Chaplin en 1927, alors qu’il était déjà une star planétaire avec son personnage fétiche de vagabond élégant. Bettmann/CORBIS

JOHN SPRINGER COLLECTION/CORBIS

DeChaplinà Charlot

A l’occasion de l’ouverturedu musée

Chaplin’s World, 24 heures

a imaginé une immersion

dans la vie et l’œuvre de l’un des plus géniaux

créateurs du septième art.Levée de rideau

sur l’homme et l’artiste

DeCorsier

à Hollywood

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Culture & Société

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Enfin un musée pour ChaplinGérald Cordonier

Le 16 avril. La date d’inaugura-tion n’a pas été choisie au ha-sard. Cent vingt-sept ans aprèssa naissance, Charles SpencerChaplin (1989-1977) a enfin unmusée à son nom. Dès au-

jourd’hui avec la partie officielle et demainavec ses premiers visiteurs, Chaplin’sWorld salue l’homme comme l’artiste,

Charlie autant que Charlot. L’événe-ment était attendu. Et c’est peu dire!

Hier, les professionnels du tourisme etles partenaires ont découvert le site.Plus de 120 médias du monde entier sesont annoncés présents pour la confé-

rence de presse du jour. Et ce soir,autour d’un grand nombre demembres de la famille Chaplin,quelques people devraient éga-lement être de la soirée glamour

prévue du côté du Manoir de Ban.

C’est que l’événement est de taille: ils’agit, en fait, de l’unique site touristiquedédié, à travers la planète, à l’un des plusgrands créateurs du septième art. Quiplus est dans le domaine et la résidenceoù il a passé les vingt-cinq dernières an-nées de sa vie. Sur 3000 m2, la vie etl’œuvre de celui qui a créé un personnageuniversellement connu se trouvent décli-nées à travers un parcours poétique etdidactique, à grand renfort d’images d’ar-chives, d’objets personnels, de montagesde films, de reconstitutions de décors…Sans oublier les personnages de cire crééspar les équipes du Musée Grévin à Paris.

«Du côté du manoir, le public aura lachance d’entrer dans l’intimité de Charlieet de découvrir le refuge où il a fini sesjours. Ensuite, il pourra pénétrer l’universartistique de Chaplin à travers un univershollywoodien», résume Yves Durand, l’undes créateurs de la nouvelle institutionqui a imaginé l’exposition avec le scéno-

graphe François Confino. Un vaste pro-gramme qui se veut culturel et divertis-sant, survolant cinquante ans de carrièredu comédien, pantomime, scénariste, réalisateur, compositeur, producteur.

Hier encore, les ouvriers s’activaientpour que tout soit prêt à temps. Au totalplus de 200 artisans, professionnels dubâtiment, paysagistes, scénographes,électriciens… auront défilé sur les diffé-rents chantiers qui ont permis de rénoverentièrement la maison familiale et la dé-pendance des domestiques mais, égale-ment, d’élever un nouveau bâtiment danslequel se trouve le musée à proprementparler. Au total, un peu plus de 60 mil-lions de francs auront été réunis – par lespromoteurs du musée, par une fondationcréée pour permettre l’achat du manoir,par la Compagnie des Alpes et la société By Grévin qui exploiteront le site, parquelques sponsors et autres investisseurs– afin de faire du Chaplin’s World un écrin

Info

Accueil et infos pratiquesDébut et fin de la visite. Le public est accueilli dans l’ancien garage de la Bentley, entièrement transformé pour l’accueil et la boutique de souvenirs où sont en vente livres, DVD, gadgets à l’effigie de Charlot, affiches de films…Heures d’ouverture: tlj 10 h-18 h.Adresse: route de Fenil 2, Corsier-sur-Vevey. Tarifs: 23 fr. (adulte); 17 fr. (enfants); 21 fr. (étudiants, seniors); gratuit (- de 6 ans). Temps de visite: 2-3 heures. Infos: www.chaplinsworld.com

Chaplin’s World, inauguré aujourd’hui à Corsier-sur-Vevey, accueille dès demain ses premiers visiteursCharlieChaplin

et soncélèbre

Charlot ontenfin un musée.

A Corsier-sur-Vevey, le public

pourra découvrir denombreux objets précieux prêtés par la famille Chaplin, parmi

lesquels l’Oscard’honneur reçu par leréalisateur en 1972.

WITZEL/ ARCHIVES DEROY EXPORT COMPANYESTABLISHMENT

JEAN-PAUL GUINNARD

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Enfin un musée pour Chaplinà la hauteur du génie du créateur de Char-lot. Le projet a, bien entendu, été déve-loppé avec l’accord de la famille Chaplin.Celle-ci a ouvert ses archives personnel-les. «Tout a été imaginé dans le respect deCharlie Chaplin, explique Jean-Pierre Pi-geon, directeur général du site. Nous nevoulions pas d’un mausolée. Chaplin’s World est un objet unique, entre rire etémotion, entre culture et divertissement.»

En arrivant dans le manoir, c’est Cha-plin lui-même qui accueille le visiteur. Sastatue se dresse dans l’entrée. Au total, 36personnages de cire ponctuent le par-cours: Charlot sorti d’un film, Oona dansl’appartement, les actrices Claire Bloom,Paulette Goddard ou Sophia Loren, sansoublier de nombreux autres artistes: Lau-rel et Hardi, Roberto Benigni, FedericoFellini, Michael Jackson… «Les cires amè-nent un supplément d’âme à la visite. Onn’est vraiment pas dans quelque chose defigé, se félicite Béatrice de Reynies, prési-

dente de Grévin international. Ce muséedevrait plaire à toutes générations, aussibien à ceux qui ne connaissent que peules films Chaplin qu’aux cinéphiles.» L’im-mersion propose, en effet, quelques piè-ces de choix: du premier contrat de music-hall signé par le jeune Charlie enAngleterre à des scénarios annotés, desdeux Oscars qui lui ont été décernés auLion d’or reçu à Venise. Clou de la visite:un costume original du célèbre vaga-bond… Pour accompagner la levée de ri-deau sur Chaplin’s World, 24 heures s’estplongé dans l’œuvre et la vie de l’artiste.

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U Tourisme «Cet événement majeur pour la région et pour le pays élargira et diversifiera notre clientèle touristique», explique Véronique Kanel, à Suisse Tourisme. Présentée dans les salons étrangers, l’ouverture de Chaplin’s World suscite un intérêt élevé chez les tour-opérateurs. «Je n’ai pas vu ça depuis très longtemps», glisse Christoph Sturny, directeur de Montreux-Vevey Tourisme.

Selon les projections, le musée Chaplin devrait attirer près de 300 000 visiteurs par année. «Nous pensons qu’il va drainer en plus une frange de touristes qui ne font pas partie de nos fidèles habituels, poursuit Véronique Kanel. Ce qui permettra de mieux vendre nos autres destinations, Lavaux, Chillon ou le Musée olympique pour ce qui concerne Vaud.»

L’impact économique de Chaplin’sWorld ne pourra néanmoins pas être chiffré avant l’automne, à l’heure d’un premier bilan. En attendant, les tour-opérateurs européens, asiatiques et nord-américains l’ont déjà inscrit dans leur programme. «Nous avons œuvré depuis une année dans ce but», glisse Christoph Sturny. «Les tour-opérateurs sont déjà nombreux à avoir visité le musée, ajoute Aurélie Vouardoux, à l’Office du tourisme du canton de Vaud. D’importantes retombées économiques devraient donc suivre.»

Elles devraient être d’autant plus grandes que l’attention des médias est énorme. «Le nombre de demandes d’articles et d’interviews est simplement

phénoménal, ajoute cette dernière. Cela alors qu’un nombre impressionnant d’articles de presse a déjà paru. Une belle promotion!»

Par exemple, un article du New YorkTimes paru en janvier place Vaud à la 25e position, devant Barcelone, sur les 52 destinations mondiales que le journal propose à ses lecteurs cette année. Et cela principalement grâce à l’ouverture de Chaplin’s World. «Nous avons déjà pu vérifier par le passé que cette chronique annuelle du journal américain avait un fort impact», assure Aurélie Vouardoux.

Un chiffre: une étude de 1989, réalisée lors du centenaire de la naissance de Chaplin, avait estimé que la seule présence de l’artiste sur la Riviera et les échos qu’elle avait suscités dans le monde entre 1952 et 1987 avait permis à la région qui l’a accueilli de

bénéficier chaque année d’une promotion gratuite d’une valeur de 650 000 francs par an, selon les tarifs publicitaires de l’époque…

Parmi tous ces espoirs, il y a aussi descraintes, à l’échelon local notamment. «Nous sommes inquiets que les visiteurs du musée Chaplin ne passent plus par Vevey, même pour y voir la statue de Charlot sur nos quais, anticipe Anne-Christine Meylan, présidente de l’Association des commerçants. Car le musée est proche de l’autoroute. Et les cars rechignent à venir se parquer en ville. Nous nous attelons donc à créer des synergies entre le musée et notre cité. Nous souhaitons, par l’entremise du musée, pouvoir convaincre les tour-opérateurs d’inscrire le centre-ville dans leurs excursions vers Chaplin’s World.» Claude Béda

Les tour-opérateurs étrangers déjà séduits

Le Manoir de BanLe monde du réel. Premièreétape de la visite: la résidenceoù la famille s’est installée en

janvier 1953. En parcourant les 500 m2 du manoir, le public entre dans la vie intime des Chaplin. Bibliothèque, salon, salle à manger, chambre… Certaines pièces ont été recréées plus ou moins fidèlement, comme la chambre où Chaplin est décédé, le 25 décembre 1977.D’autres, réaménagées, présentent 35 montages audiovisuels à partir de films ou photos de famille, actualités, documents… qui amènent le visiteur surles pas de Chaplin aux quatre coins du monde, lèvent un voile sur le processus créatif, déclinent son amour pour la région, présentent les célébrités passées par Corsier, etc.

Le studio de cinémaLe seul nouveau bâtiment édifiésur le domaine constitue, àproprement parler, le musée,

aménagé sur deux niveaux et à travers 1350 m2 d’expositions qui plongent le visiteur dans l’usine à rêves de Hollywood et l’œuvre de Chaplin. Salle de cinéma (150 places), petit cirque, rue londonienne, plateau de tournage, décors de films, projections… Le parcours se veut ludique, parfois interactif. Il permet aussi de découvrir quelques trésors, comme des Oscars, un Lion d’or vénitien, les premiers contrats signés par Chaplin ou encore un costume original de Charlot.

Le domaineIntégré au parcours (payant)de la visite, le parc qui a séduitla famille Chaplin lorsqu’elle a

visité pour la première fois le Manoir de Ban s’étend sur 4 hectares, autour desquels sont disséminées 240 places pour véhicules individuels. Le public pourra déambuler librement dans le jardin, qui pourra également être aménagé pour des réceptions.

L’ancienne dépendanceLa ferme où logeaient lesdomestiques de la familleChaplin a été entièrement

rénovée et accueille désormais des sanitaires, les espaces administratifs du musée ainsi que le nouveau restaurant The Tramp, en libre accès avec ses 100 places à l’intérieur et 120 en terrasse. Cuisine de type brasserie à midi dans un décor chaplinien, avec un take-away au rez-de-chaussée. Ouverture en soirée dès le 17 mai, du mardi au samedi.

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Chaplin’s World en 4 étapes

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Chaplin’s World, inauguré aujourd’hui à Corsier-sur-Vevey, accueille dès demain ses premiers visiteurs

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Un musée d’exception se doit d’avoirun hôtel à son image.Nous sommes heureux d’avoir conçu et construit en tant qu’entreprise globale le nou-

veau «Musée Chaplin» et l’hôtel «Moderntimes» situé à proximité. La collaboration avec

«Charlie Chaplin» a été un véritable plaisir.

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Les Veveysans espèrent que les touristes venus visiter Chaplin’s World poursuivront leur visite sur les quais. PATRICK MARTIN

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Archives de Roy Export Company Establishment

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D commedanse

Jusqu’à la fin de sa vie pour amuser la galerie, Charlie Chaplin a rejoué le célèbrenuméro de la «danse des petits pains» queréalise Charlot dans La ruée vers l’or (1925).Avec deux fourchettes plantées dans les miches, il joue des «jambes» et crée unminiballet devenu un numéro d’antholo-gie. Sous les feux, Charlot a, bien plustard, inspiré de vrais ballets aux chorégra-phes Roland Petit et Maurice Béjart.

E commeexil

Une fuite devenue exil forcé. Chaplin seral’une des principales victimes de la chasseaux sorcières lancée en pleine guerrefroide par McCarthy contre les artistes sus-pectés de communisme. Critiqué pour sesengagements idéologiques humanistes etsa vie souvent jugée dissolue, il est endélicatesse avec la presse et les milieux politiques. Le 17 septembre 1952, il embar-que sur le Queen Elizabeth avec femme etenfants en direction de l’Europe, à l’occa-sion de la première prévue à Londres du film Les feux de la rampe. En pleine mer, ilapprend que l’attorney general des Etats-Unis vient d’annuler son visa de retour.S’il revient aux Etats-Unis, il sera arrêté. Ala fin de l’année, les vacances d’hiver pas-sées en Suisse deviendront un long exil.Les Chaplin sont tombés sous le charme du Léman. En quelques jours, ils achètentle Manoir de Ban à Corsier-sur-Vevey.Commencent alors les grandes manœuvres pour rapatrier biens et avoirsrestés aux Etats-Unis.

F commefemmes

Star planétaire, séducteur et joli garçon, Chaplin succombait facilement aux char-mes féminins. Hormis ses nombreusesliaisons, il s’est marié quatre fois: avec Mildred Harris (1918-1920), avec qui il a euun enfant, avec Lita Grey (1924-1927, 2 enfants), avec Paulette Goddard (1936-1942) puis, en 1943, avec celle qui fut fina-lement la femme de sa vie: Oona O’Neill,mère de ses huit derniers enfants.

G commeGoliath

Pour le Chaplin-mime-réalisateur, le corpsest essentiel. C’est lui qui dictera mouve-ments de caméras et choix de cadrage, à travers une mise en scène entièrement auservice de l’histoire mais surtout de sonchétif Charlot, dont les gags et les combatsavec plus fort que lui déclenchent l’hilaritédes foules. Pour favoriser l’empathie desspectateurs et l’adhésion des masses à sonpersonnage, le comédien qui ne mesuraitque 1,63 mètre l’a systématiquement misface à des adversaires beaucoup plusgrands que lui, s’entourant de comparsesde tailles démesurées pour incarner cesGoliath, du policier qui donne du fil àretordre au vagabond au colosse agressif.

H commehumour noir

Acrobaties, courses-poursuites, jeux dejambes et facéties enfantines ne sont pas les seuls ressorts burlesques qui ont renducélèbre Charlot le malicieux. Les originesbritanniques de Chaplin ont grandementinfluencé son humour, toujours sur le fil du rasoir entre comédie et tragédie. In-firme maltraité, manant battu au fouet…Dans sa volonté de pointer le ridicule et lesbas instincts, il a souvent distillé de l’hu-mour noir ou grinçant dans ses films. Car,il le sait, rien de tel que le rire ou la com-passion pour désamorcer la tristesse et révéler grotesque comme absurde.

I commeicône

Jamais quelqu’un n’a été adulé aussi rapi-dement que Chaplin. Dès 1914, le mytheest né. Chaque nouveau court-métrageenvoyé semaine après semaine à travers les cinémas du monde entier augmente larenommée de son avatar, qui devient hé-ros de bandes dessinées, se trouve déclinéen poupées, alimente livres, presse et chansons. En 1915, déjà, les intellectuelseuropéens font l’éloge du clown. Artistessurréalistes, Dada, avant-gardistes… beau-coup s’empareront du créateur, qui, tout

Gérald Cordonier

Une vie à cheval sur deuxcontinents, de l’enfancemiséreuse à Londres sui-vie des premiers pas surles scènes de music-halljusqu’à la retraite en

Suisse. En passant, bien sûr, par l’usine àrêves de Hollywood. Plus de quatre-vingts films réalisés. Un succès fulgurantqui a permis à l’artiste de négocier très tôtdes salaires faramineux. Sans oublierquelques mariages, autant de scandaleset une ribambelle d’enfants. Depuis 1914et la première apparition de Charlot,l’existence comme l’œuvre de CharlieChaplin croisent grande et petite histoire,alimentent les pages people des magazi-nes, inspirent des générations d’artistesou nourrissent les recherches d’érudits.Petit tour d’horizon d’un parcours extra-ordinaire en 26 entrées, autant de clés delecture ou anecdotes qui traversent cin-quante ans de carrière artistique et 88 ans d’une vie incroyable.

A commeauteur

Bien qu’il ait cherché toute sa vie à fairereconnaître ses talents de cinéaste, Cha-plin fut, pourtant, parmi les premiers«auteurs» reconnus de l’histoire du ci-néma. De la comédie au mélodrame, iln’a eu de cesse de faire la synthèse d’unlangage cinématographique encore enélaboration, jouant parfois même les pré-curseurs. Comédien-acrobate-vedette-scénariste-réalisateur-producteur-mon-teur-compositeur-distributeur, à Hol-lywood, le petit Londonien a su très vites’imposer et conquérir son autonomie.Quelques semaines après son arrivée, ilexigeait carte blanche de Mack Sennett,son premier réalisateur en Californie.Tout au long de sa carrière, l’artiste (trèsdirectif et exigeant avec ses comédiens) adéfendu un contrôle total sur ses créa-tions.

B commeballe

Le 16 avril 1889 à Londres, Charles Spen-cer Chaplin est né d’une artiste de music-hall en galère et d’un chanteur populaireporté sur la bouteille. A 5 ans, il montesur les planches pour remplacer sa mèresouffrante. A 10, il rejoint une troupe dedanseurs grâce à son père. L’enfant de laballe souhaite par contre devenir acteurde comédie. Il quitte l’école à 13 ans et vitde petits jobs. Dès 14 ans, il décroche desrôles toujours plus importants. Et quatreans plus tard, son frère cadet, Sydney, lepistonne pour intégrer comme panto-mime la troupe de music-hall de FredKarno, considéré comme l’inventeur desgags de tarte à la crème. Dans cet universdédié au burlesque, Chaplin mûrit sonart. Avec cette troupe, il s’en ira à deuxreprises aux Etats-Unis. C’est lors de laseconde tournée qu’on lui propose deremplacer la vedette du studio Keystone.

C commeCharlot

Le créateur est devenu indissociable desa marionnette. Sa silhouette de clown àla démarche «de canard» est universelledepuis qu’il a semé pour la première foisla pagaille sur grand écran le 7 février1914. En créant Charlot, son vagabondgentleman plein de malice et à l’âmed’enfant, Chaplin s’amuse à détourner lescodes sociaux et à scruter l’humanité,jouant de l’animalité et des émotions.Charlot est muet. Il a été créé quand lecinéma n’était pas encore sonore. Le pu-blic n’a entendu qu’une seule fois sa voix:dans Les temps modernes, il chantonne.Pourtant pas toujours sympathique, à sesdébuts, le personnage a conquis le publicen quelques semaines seulement. QuandChaplin réalise enfin ses propres films,son héros devient plus humain. Pompier,garçon de banque, dentiste, peintre, cambrioleur… au fil de la soixantaine defilms dans lesquels il apparaît, il se re-trouvera dans toutes sortes d’univers ex-ploités pour imaginer farces et gags. Gé-néreux avec les faibles mais retors avecses adversaires, le personnage de Char-lot, devenu un nom commun en français,lutte contre un monde hostile. Avecacharnement autant qu’avec maladresse.

Chaplin de A jusqu’à Zau long de sa vie, sera reçu partout dans lemonde comme un véritable chef d’Etat.

J commejambes

L’un des tics les plus connus de Charlotest un numéro appelé Dick Turpin. Le comédien l’a travaillé bien avant d’arriverà Hollywood. En 1906, dans une scène depoursuite autour de la scène du Casey’sCourt Circus à Londres, Charlie devaitéchapper à ses poursuivants en négociantdes virages très serrés. Il lui a fallu desheures de répétition pour développer ettrouver le jeu de jambes qui consiste, aumoment de tourner, à sauter d’un pied sur l’autre avant de reprendre sa course.

K commeKid

Premier long-métrage de Chaplin, TheKid, sorti en 1921, est considéré comme l’un des plus grands films du cinémamuet. Triomphe immédiat pour cette co-médie dramatique dans laquelle Charlotrecueille un enfant abandonné et partagepour la seule fois le haut de l’affiche, en duo avec le petit Jackie Coogan, qui fera fondre la planète entière.

L commelord

Le 4 mars 1975, Charlie Chaplin devientlord. C’est la reine Elizabeth II qui le nomme chevalier. Elle aurait corrigé les hésitations de la reine Mary, l’épouse duroi Georges V qui avait auparavant refuséd’ennoblir le comédien, poursuivi par la presse à scandale et critiqué pour son manque d’engagement durant 14-18.

M commemuet

Charlie Chaplin a toujours eu de la peine àadapter son style au cinéma parlant. Ilfaudra attendre 1940 et Le dictateur pourqu’il accepte de suivre l’évolution techno-logique lancée avec Le chanteur de jazz en1927. Son Charlot est muet. Tout son ci-néma repose sur l’art universel de la pan-tomime. Longtemps, il se contentera de simplement sonoriser ses longs-métrages,avec musique et bruitages. En 1931 pour Les lumières de la ville, celui qui prédit unefin prochaine pour une révolution pour-tant bien en marche s’amuse de la nou-velle mode en couvrant, dans une scène de manifestation officielle, le discoursd’un maire d’un brouhaha incompréhen-sible. Il en est convaincu, l’image suffit àraconter des histoires. Pour Les temps mo-dernes (1936), il fera des essais non con-cluants avec des dialogues et finira par secontenter d’un gros travail d’illustrationsonore et musicale. Quand il se décide à passer au parlant, avec Le dictateur, c’esttoute sa manière de travailler qui s’entrouve chamboulée: Chaplin le perfection-niste avait toujours créé ses films à forcede longues improvisations effectuées aumoment du tournage au gré de son hu-meur et son inspiration afin de trouver lemeilleur gag, de faire émerger l’énergie propre à chaque scène et même de réflé-chir à l’histoire en cours de développe-ment. Désormais, il sera obligé d’écrire des scénarios précis. Ironie de l’histoire, lediscours enflammé du tyran Hynkel dansle film de 1940 – scène mémorable qui a, depuis, inspiré des générations d’artistes– a été quant à lui totalement improvisé.

N commenoir et blanc

Si les cinq derniers films de Chaplin sontdes films parlants, il n’a, par contre, tourné qu’un seul film en couleur: La com-tesse de Hongkong, en 1967.Tous ses autres longs-métra-

Documents

Un abécédaire pour décrypter l’œuvre et la vie du petit Londonien devenu star à Hollywood, entre clés de lecture et anecdotes

A Corsier, le public peut découvrir le contrat signé par le jeune Chaplin quand il a intégré la troupe de Fred Karno ainsi que le certificat d’ennoblissement de l’artiste, signé par la reine Elizabeth. Des archives de Roy Export Company Establishment. SCAN COURTESY CINETECA DI

BOLOGNA

En visitant Chaplin’s World, le public découvre des quartiers qui ont marqué la vie de Chaplin, d’East Lane à Londres à Easy Street à Hollywood. Ces décors reconstitués sont parsemés de statues en cire, des célébrités qui amènent un supplément d’âme à la visite.

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ges ont été tournés au format 35 mm en noir et blanc.

O commeOona

La vie sentimentale de Chaplin est parse-mée d’échecs, jusqu’à sa rencontre, en 1942, avec la jeune Oona O’Neill, de trente-six ans sa cadette. La fille du dramaturgeaméricain Eugene O’Neill a 17 ans quand elle vient se présenter au cinéaste pour unrôle. Il en a 53. Coup de foudre immédiat.Encore une fois, le scandale bat son plein.La différence d’âge fâche, d’ailleurs, lepère, qui reniera sa fille. Qu’à cela ne tienne, l’amour est fusionnel. Oona met un terme à sa carrière de comédienne.

Chaplin de A jusqu’à Zalors de remplacer le plan final qui mon-trait initialement un baiser. C’est maindans la main avec Georgia Hale que Char-lot «fait ses adieux». Le public peut êtrerassuré: le vagabond n’est plus tout seul.

W comme«world»

«I’m a patriot to humanity as a whole (…)I’m a citizen of the World» («Je suis unpatriote de l’humanité tout entière (…) Jesuis un citoyen du monde»), répliqueraavec sarcasme Chaplin pour prouver qu’ilne dépend d’aucune idéologie. Dans leviseur du FBI en pleine chasse aux sorciè-res maccarthyste, on lui reproche den’avoir jamais demandé la nationalitéaméricaine, preuve supplémentaire deses hypothétiques accointances avec lescommunistes. S’il n’a jamais caché sesobédiences à gauche et sa volonté de dé-fendre faibles et opprimés, Charlie Cha-plin s’est surtout engagé artistiquement àtravers ses créations, osant lancer de véri-tables satyres contre la société de con-sommation de masse, le travail à la chaîneet les régimes politiques dictatoriaux etfascistes. Ce sont ces critiques qui lui ontvalu de figurer sur la liste noire qui circu-lait à Hollywood.

X commeX

Face à la montée du fascisme en Europe,Chaplin s’engage avec Le dictateur (1940),film dans lequel il dénonce le péril quipèse sur la démocratie, l’humanité et, enparticulier, sur les communautés juivesd’Europe. Il s’inspire du nazisme et deson leader Hitler, même s’il veille à nelaisser apparaître la moindre croix gam-mée à l’écran. Celle-ci a été remplacée parune double croix, deux X qui, en anglais,renvoient aux notions de traîtrise et trahi-son. Ce film n’est pas étranger aux accusa-tions de communisme dont Chaplin a faitl’objet. Il a aussi constitué un pied de nezà la rumeur qui l’a poursuivi toute sonexistence. A plusieurs reprises, on a pré-tendu qu’il était le fils d’artistes juifs. L’ar-tiste a toujours délibérément entretenu lalégende; réfuter la rumeur revenait à fairele jeu des antisémites. Dans les années1950, les services secrets britanniquesvont jusqu’à lancer une enquête pour cla-rifier ses origines. En réalité, celles-ci se-raient plutôt à chercher du côté d’unchromosome d’origine gitane, du côté desa grand-mère maternelle.

Y commeYves

C’est à la suite d’une rencontre fortuiteavec le cinéaste à Lausanne qu’Yves De-braine, décédé en 2011, est presque de-venu, à 27 ans, le photographe attitré de lafamille Chaplin en Suisse. Pendant desannées, il a signé de nombreux reportagessur la vedette ainsi que les cartes de vœuxoù Charlie et Oona posaient avec leurs enfants.

Z commezéros

Sans doute parce qu’il en a manqué,enfant, Chaplin a eu toute sa vie un rap-port particulier avec l’argent. Quand ilest devenu son propre producteur, il a àplusieurs reprises risqué toute sa fortunepour réaliser ses films comme il l’enten-dait. Et si l’histoire du cinéma retient legénie avec lequel il a réussi à créer uneœuvre aujourd’hui universelle, ses ta-lents de négociateur ne doivent pas êtreoubliés. Plus que n’importe qui avant lui,il a réussi à décrocher des contrats quialignaient toujours plus de zéros. A telpoint qu’en 1916 déjà il deviendra l’ac-teur le mieux payé du monde. A sonarrivée à la Keystone, en 1913, il touche150 dollars par semaine, soit près de7000 dollars aujourd’hui. En passantchez Essanay, en décembre 1914, sonsalaire hebdomadaire grimpe à 1250 dol-lars. Deux ans plus tard, à l’âge de26 ans, c’est avec la Mutual Film Corpo-ration, où une filiale fut même crééepour lui, qu’il négocie un contrat à10 000 dollars par semaine ainsi qu’uneprime de 150 000 dollars à la signature.En juin 1917, c’est la First National quiaccepte de lui verser 1 million pour laréalisation de huit courts-métrages. Ildeviendra, ensuite, son propre produc-teur.

c’est son divorce avec Lita Grey, par exemple, qui agite les médias. Fâchée desécarts de son mari, la seconde épouse deChaplin finit par demander le divorce.L’acte d’accusation étale sur plus de 50pages reproches et détails impudiques.Connu sous le nom des Plaintes de Lita, cedocument s’échangera sous le manteau etdeviendra même un «best-seller», a rap-pelé Pierre Smolik dans son ouvrage Cha-plin après Charlot, dédié aux années pas-sées par l’artiste en Suisse. En 1943, c’estla longue procédure lancée par une cer-taine Joan Barry qui sera montée en épin-gle. La jeune femme, instable mentale-ment, prétend attendre un enfant du co-médien. Malgré des tests sanguins néga-tifs, Chaplin fut condamné à verser unepension à sa fille Carol Ann. Jusqu’à la finde sa vie, les moindres faits et gestes deChaplin donnaient lieu à des conjectureset rumeurs. Jusqu’au pathétique fait di-vers qui a entouré la mort de l’artiste: levol de son cercueil par deux maîtreschanteurs amateurs. Espérant une ré-compense, ils avaient subtilisé la dé-pouille de Chaplin, qui fut finalement re-trouvée par la police à une vingtaine dekilomètres de Corsier.

T commetroupe

Si Charlie Chaplin a bâti sa carrière à forcede perfectionnisme et de contrôle absolude son œuvre, il s’est toujours créé desfamilles artistiques. Est-ce parce que lepetit Londonien a souffert de se retrouvertrès jeune à l’orphelinat avec son demi-frère Sydney, lorsque sa mère a été inter-née dans un asile d’aliénés? L’enfant de laballe devenu star n’oubliera surtout ja-mais que c’est au sein des troupes de music-hall anglais qu’il a développé sontalent. A Hollywood lorsqu’il quitte le stu-dio Keystone et passe chez Essanay, fin1914, Chaplin crée immédiatement sa pre-mière équipe de fidèles. A l’époque, lesproducteurs engageaient comédiens et techniciens à plein-temps afin de pouvoirtourner les films à la chaîne. Edna Pur-viance, avec qui il tourna 35 films, fut sapremière actrice attitrée. Eric Campbellson premier «molosse». Le début d’unelongue liste de collaborateurs.

U commeUnited Artists

Afin de gagner en indépendance et decontrebalancer le pouvoir des grands stu-dios de cinéma (qui engrangeaient des bénéfices sur le dos des artistes), CharlieChaplin s’est associé avec Douglas Fair-banks, Mary Pickford et D. W. Griffith pourfonder en 1919 la société de distribution United Artists (UA), qui deviendra plustard un vrai studio de production. Avec ses partenaires, Chaplin représente plusde la moitié du box-office mondial. UA aconstitué la première compagnie cinéma-tographique indépendante. Chaplin re-vendit ses dernières actions en 1955. Lasociété a beaucoup évolué au fil de sonhistoire, avant de devenir MGM/UA dans les années 1980.

V commevagabond

Clown marginal, Charlot – surnommé TheTramp (le vagabond), en anglais – est enpermanence rejeté par les humainscomme par les objets. S’il n’y avaitqu’une seule image à retenir du vaga-bond gentleman, c’est sans doute cellequi clôt de nombreux films: Charlot s’enallant, seul et de dos, sur la route. L’uni-que fois où il sera accompagné, c’est à lafin des Temps modernes (1936). Avec celong-métrage, Chaplin a pris congé de samarionnette, qui n’apparaîtra plus dansl e s f i l m s suivants. Lorsqu’ille remonte en 1941, il décide

Easy Street, qui inspira le court-métrage éponyme en 1917, la vie de Chaplin pour-rait se résumer à ces deux rues, avant qu’ilne vienne s’installer en Suisse. Les créa-teurs du musée Chaplin’s World, à Cor-sier, ont, d’ailleurs, développé l’exposi-tion principale autour de ces deux lieux. Le premier pour faire revivre l’enfance deChaplin, dans un quartier où, l’a-t-il dit,seuls les légumes disposés sur les étals desmaraîchers et les bus scolaires amenaientdes touches de couleur dans un monde fait de misère et pauvreté. Le second, ima-ginaire, pour plonger le public dans desdécors souvent réutilisés au gré des filmsréalisés à Hollywood.

R commeregard caméra

Une des clés de la connivence tissée entreChaplin et ses spectateurs réside dansl’usage fréquent que le comédien a fait duregard caméra. Reliquat du dispositif pro-pre au music-hall, avec des artistes qui jouaient face à la salle, cette figure a petità petit été honnie au cinéma. Pour favori-

ser le pouvoir suggestif du septième art,le public ne doit pas avoir conscience

que le spectacle est joué par descomédiens en chair et en os.

Seuls l’histoire et les personna-ges comptent. Révéler le dis-

positif de tournage, c’est bri-ser l’illusion fictionnelle.Qu’à cela ne tienne, Cha-plin veut par tous lesmoyens séduire son pu-blic et n’hésite pas à luidonner l’impressionqu’il le fait toujours en-trer dans la confi-dence. Tout au long desa filmographie, il adonc régulièrementoutrepassé les règles.Frontalement dans denombreux courts-mé-trages, plus subtilement

dans des scènes commeles dernières minutes des

Lumières de la ville, lorsqueCharlot comprend qu’il ne

pourra sans doute par recon-quérir sa Belle. Dans la scène

du discours du Dictateur, il iramême plus loin. En regardant le

spectateur droit dans les yeux, Cha-plin veut clairement renforcer sa dé-

nonciation des barbaries des extrémistes.

S commescandales

En devenant la star la plus adulée dans lemonde, Charlie Chaplin a très tôt subi lerevers de la médaille du succès: sa vieprivée et professionnelle s’est retrouvéedans le collimateur d’une presse à sensa-tion qui n’a jamais hésité à faire ses chouxgras de ses moindres incartades. Liaisons,divorces, problèmes avec le fisc, procèsen paternité, contrats mirobolants, criti-ques politiques, tensions sur un tour-nage… l’acharnement des journalistesétait constant. Le public était avide deragots et la liste des scandales est troplongue pour être résumée ici. Il faut re-connaître que l’homme, bon vivant,n’était pas un ange, non plus. En 1926,

Jusqu’à sa mort, en 1977, Chaplin pourracompter sur le dévouement de cette alliéeavec qui il aura huit enfants. Oona finirases jours au Manoir de Ban, où elle décèdele 27 septembre 1991 des suites d’un can-cer du pancréas, à 66 ans. Le couple est enterré à Corsier-sur-Vevey.

P commepantomime

Charlie Chaplin excellait dans l’art théâtralle plus ancien du monde, la pantomime,qui repose entièrement sur le geste et lesattitudes. C’était la base fondamentale duburlesque qu’il a développé avec son per-sonnage muet. Une technique acquise dèsson plus jeune âge sur les scènes londo-niennes et pratiqué, à Hollywood, par d’autres stars du cinéma muet comme

Buster Keaton ou HaroldLloyd. Pour mettre

au point ses

numéros, Cha-plin pouvait passer des

jours à chercher le bon mouvement. Lemime Marceau, né en 1923, a toujoursreconnu l’influence de Chaplin. Michael Jackson a également puisé l’inspirationpour son moonwalk chez Charlot.

Q commequartier

D’East Lane dans Walworth, le quartier populaire où il a vu le jour à Londres, à

Dans une célèbre scène du film «Le dictateur», il danse avec un globe terrestre. ROY EXPORT

S.A.S. SCAN

COURTESY

CINETECA DI

BOLOGNA

Un abécédaire pour décrypter l’œuvre et la vie du petit Londonien devenu star à Hollywood, entre clés de lecture et anecdotes

Bubbles Inc SA/Roy Export SAS

L’autographe laissé par Chaplin dans

le livre d’or du Richemond

à Genève. DR

Page 6: 24 heures Samedi-dimanche 16 17 avril 2016 Samedi · hollywoodien», résume Yves Durand, l’un des créateurs de la nouvelle institution qui a imaginé l’exposition avec le scéno-graphe

24 heures | Samedi-dimanche 16-17 avril 201628

Intérieur extérieur

Contrôle qualitéVC6

La vie au Manoir entre rires, fêtes et stricte disciplineChaplin travaillait de façon acharnée dans son havre de paix de Corsier, où il s’était établi en 1953Stéphanie Arboit

Sur une photo de famille ennoir et blanc, Charlie Chaplins’incarne en dieu Pan: torsenu dans son jardin à Corsier,il dresse sur sa tête ses indexen guise de cornes satani-

ques et affiche une mimique sardonique. Sur une autre, il emprunte le visage d’un psychopathe tentant d’étrangler sa fille Gé-raldine, impassible. Ou il s’improvise to-réador, manteau en guise de cape. Jus-qu’au bout, le grand acteur aura usé de sontalent de pantomime. A l’image de cette scène de 1974, relatée dans ses Mémoires par l’écrivain Georges Simenon, qui dînaitau Manoir de Ban avec le cinéaste Jean Renoir: «Chaplin nous mime, nous joue littéralement le film dont il a commencé lescénario et qu’il «vit» devant nous.»

La vie au Manoir, où Chaplin vécut sesvingt-cinq dernières années, était-elle une fête sans cesse renouvelée, une inter-minable suite d’éclats de rire? Pas tout àfait. Dans ce havre de paix – acheté400 000 fr. de l’époque en janvier 1953 –,le roi des comiques aimait susciter l’hila-rité. Mais le travail passait avant tout. «Ilétait workaholic», concède Charles Sisto-varis, fils de Joséphine (3e enfant de Cha-plin et Oona). Si bien que les journéesétaient réglées comme du papier à musi-que: «A 9 h, il lisait les journaux et déjeu-nait avec Oona, détaille Yves Durand,promoteur du musée Chaplin. De 10 h àmidi, il travaillait à la bibliothèque. En-suite il nageait ou se promenait, puis dé-jeunait légèrement (tomates, yaourt eteau fraîche). Il retravaillait de 13 h à 17 h,ne demandant même pas un thé! Puis iljouait au tennis ou se baladait, prenaitparfois un bain de vapeur. A 18 h, apéritif.Et à 18 h 45, tout le monde devait être àtable.» Les premières années à Corsier, «ildescendait à pied à la gare de Vevey ache-ter le journal et je le remontais en voi-ture», se souvient son chauffeur de 1953 à1955, Mario Govoni. Plus tard, «c’est moiqui lui amenais le courrier et la presse»,précise Luigi Tagliaferri, dit Sandro, quiconduisait le maître de 1964 à 1971.

Un paradis avec piscineA Corsier, Chaplin écrit son autobiogra-phie, ses deux derniers films (Un roi àNew York et La Comtesse de Hong Kong) etun scénario non réalisé, The Freak. Il créeau piano: «Cela l’énervait que n’importequel air soit diffusé pendant ses filmsmuets, alors il a composé sa propre musi-que, pour la faire mixer à ses images.C’est ce que l’on entend de nos jours!»martèle Yves Durand. Un travail exécutésur le Steinway acheté avec la pianisteClara Haskil (qu’il vénérait) et sur lequel ilchantait des balades irlandaises.

En plus du travail, Chaplin recevaitnombre de stars (lire page 30). Cette in-tense activité laissait peu de temps pour ses enfants à ce père âgé. Dans une inter-view TV de 2002, sa fille aînée Géraldine,tout en se rappelant un père merveilleux mais sévère, explique qu’il les «frappait moins fort» depuis qu’il avait contracté uneczéma aux mains (ironie du sort: dû à dela pellicule de film!). En 2008, Jane (6e enfant de Charles et Oona) écrivait que la fratrie avait été «privée d’une véritable enfance à cause de la loi du silence qu’il imposait à toute la maisonnée». Du reste,les tirs du stand de Gilamont dérangeaientChaplin, qui avait obtenu de la justice en 1957 une réglementation d’horaires etd’usagers. «Certes, il ne fallait pas dévalerles escaliers en courant, mais l’on a ten-dance à verser dans la caricature de l’homme drôle à l’écran et extrêmement sévère dans la vie, alors que la réalité est plus nuancée», souligne Charles Sistovaris.

«Nous le voyions très peu mais il était

charmant», confirment des amis des en-fants, Irène Henderson et Gérald Volet.Selon ce dernier, «parfois, il faisait desguignoleries, mais c’est surtout le chauf-feur venant nous chercher à l’école avecsa grosse voiture qui nous enthousias-mait. Pour les anniversaires, nous repar-tions avec des cadeaux plus gros que ceuxque nous avions amenés. Et il y avait tou-jours de somptueux goûters.»

Journaliste déguisé en Père NoëlIrène, qui a passé «presque tous les week-ends au Manoir de 6 ans à l’adolescence»,décrit un paradis hors de la zone réservéeau silence: «L’été, nous jouions dans lapiscine. Nous nous baignions dans la ri-vière, en bas de la propriété, même sic’était interdit. Des tas d’enfants (y com-pris ceux des employés) participaient à lachasse aux œufs de Pâques.» Un PèreNoël (identifié par Pierre Smolik, dans

son livre Chaplin après Charlot, commel’opticien veveysan Jean Inmos) venaitchaque année. Un jour, un journalisteavait tenté de prendre sa place. Depuis,Chaplin exigeait la présence d’un poli-cier: Paul Gaillard. Il se souvient d’«unefamille accueillante, ne montrant aucunsigne de différence avec les habitants. Onpartageait un verre à sa table. Il adressaitannuellement un chèque pour les pau-vres du village. Lors d’une fête, Chaplinavait vu le commandant des pompiers,1,90 m et tenue noire, flanqué d’un grandchien, blanc et frisé. Il les avait mitraillésavec un appareil photo. Il rigolait!»

Fils dudit commandant, le députéPierre Volet se rendait en douce au Manoir:«Les piscines privées étaient rares. Pour yaccéder, il fallait monter par la forêt, se cacher dans les hautes herbes. Le cœur battant, on bravait un interdit d’autantplus fort qu’il s’agissait d’une célébrité. On

faisait une longueur de nage puis on repar-tait, poursuivis par le jardinier.»

Michaël Chaplin se rappelle d’un autreintrus: «Dans les années 50, un Allemanden culottes bavaroises, ivre, avait fait irrup-tion en pleine nuit dans la chambre de mamère. L’Allemand chantait. Mon père l’a aimablement reconduit. Mais ensuite le portail n’est plus jamais resté ouvert.»

Certains dimanches, Chaplin projetaitses films aux enfants. «Mais il fallait insis-ter, selon Irène Henderson. Il aimait sur-tout voir nos réactions.» Qu’aurait-il diten voyant la tristesse du monde à sondécès? Lui qui s’éteint la nuit de Noël,entouré des siens au Manoir, après queJean Inmos eut entonné son chant pré-féré? «C’est comme si le Père Noël avaitvoulu reprendre le plus beau cadeau qu’ilnous ait jamais fait», constatait le critiquePierre Tchernia dans le livre pour le cen-tenaire de la naissance du génie.

Chaque année, la famille Chaplin se faisait photographier pour la traditionnelle carte de Noël, envoyée aux proches. ARCHIVES DE ROY EXPORT COMPANY ESTABLISHMENT

U Visites Même après la mort de Chaplin, son Manoir a continué à être visité. Plus seulement par des stars. «Enormément de monde sonnait à la porte, et des bus stationnaient devant la propriété», dit Michaël Chaplin. L’aîné de Charles et Oona fut le dernier habitantdu Manoir, avec son frère Eugène et leurs familles, après la mort de leur mère, en 1991. Il lève un voile sur cette période: «Une organisation nous amenait des sourds du monde entier. Certains se sont jetés sur les murs du Manoir pour l’embrasser, reconnaissants pour les films. Alors j’ai compris comment l’art de mon père avait parlé si

fort aux êtres de n’importe quel pays.» L’idée de faire de la bâtisse un musée émerge au gré de ces expériences. «Nous faisions tranquillement à manger. Tout à coup, une armada de Chinois était là, nous filmant!» s’étonne Michaël. «Nous vivions là, alors nous jouions le jeu pour ceux qui sonnaient: nous les invitions, parfois pour une tasse de thé, parfois pour le champagne», sourit Patricia, femme de Michaël depuis 1967.

Il y eut anonymes et célébrités. «Pourle tournage d’un documentaire, Petula Clark a joué sur le piano This is my song, composé précisément sur cet instrument par Chaplin pour La Comtesse de Hong

Kong. C’était magnifique», se remémore Patricia. Qui poursuit: «Michael Jackson est venu puis a invité la famille à Euro Disney. Surréaliste!» «Des gitans sont devenus des amis: ils sont revenus plusieurs fois et nous ont même préparé un immense festin, sur un parking vers Genève», se réjouit Michaël. Une fois, pour des ados malades de Tchernobyl, ou régulièrement pour des enfants en difficulté de Corsier, de grands goûters sont donnés. «Un jour, nous leur avons offert des hamsters, si bien que tous les enfants voulaient être dans cette classe! rigole Patricia. J’espère que cet accueil sera perpétué par le musée.» Généro-

sité? Les époux préfèrent parler de partage: «Des moments magiques. Nous recevions aussi quelque chose d’extraor-dinaire en retour. Et c’était amusant. On se disait: «Qui sonne?»

«Il eûté été logique de vendre à la mort de notre mère, mais plusieurs d’entre nous trouvaient cela triste, se rappelle Michaël. Nous y avons vécu de grands moments, mais je n’ai jamais pensé que cela nous appartenait. Nous étions naïfs face aux difficultés pour en faire un musée. Heureusement que Philippe Meylan et Yves Durand, qui travaillaient sur cette idée de leur côté, sont venus à la rescousse.»

Les sourds embrassaient les murs de la propriété

Charlie Chaplin faisant le pitre avec sa fille Géraldine.

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Odile Meylan

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De la tête aux pieds

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Un héritage passé sous silence ou tatoué sur la peauPour les descendants Chaplin, pas évident de forger sa propre identité face à cet illustre aïeul

Stéphanie Arboit

«Ce nom ouvredes portes,mais il n’estpas toujoursfacile à por-ter.» L’affirma-

tion revient dans la bouche des héritiersChaplin, hier et aujourd’hui. Déjà Géral-dine, à peine échappée du foyer familial,parlait de son patronyme comme d’un«handicap», alors qu’elle se rêvait dan-seuse. Ce qui avait – dit-on – rendu sonpère furieux. Dans la même veine,Eugène déclarait récemment dans Bilan:«Avoir un père connu vous permet derencontrer plein de gens. Difficile, cepen-dant, de faire la différence entre ceux quisont sincères et les autres.» Les descen-dants Chaplin (8 enfants avec Oona, dontsont issus 23 petits-enfants, et 2 petits-en-fants du 2e mariage de Chaplin), viventtous différemment cet héritage, mais avecune constante: le délicat développementpersonnel dans l’ombre du génie.

Pour la génération des enfantsd’abord, Charlot n’était pas seulementdrôle mais imposait une discipline stricte,voulant la meilleure éducation pour sesenfants alors que lui avait manqué detout. D’où des relations un peu tendues:trois des quatre aînés nés aux USA ontquitté tôt le nid. Géraldine à 17 ans. Mi-chaël s’enfuit à Londres à 16 ans, se mariasans l’accord de sa famille et devint pèreà 18 ans. Face aux remous créés par leversement d’indemnités chômage à sonfils, Oona écrivit aux journaux une lettrecinglante, regrettant que ce «beatnik» re-çoive l’aide nationale, lui qui ferait mieuxde «trouver un emploi». Victoria partit dela maison à 18 ans, pour Jean-BaptisteThierrée, de presque quinze ans plus âgéet qui partage encore sa vie. Parmi les 4aînés, Joséphine (la seule douée aux étu-des) attendit ses 20 ans pour se marieravec Nicolas Sistovaris, rencontré plu-sieurs années plus tôt.

Les 4 enfants nés en Suisse connurent,eux, un Chaplin plus âgé. «Les plus jeunesd’entre nous ont eu de la chance: ils ontmieux connu l’homme tandis que lesaînés ont mieux connu l’acteur», estimaiten 1977 Jane. Elle en aura pourtant souf-fert, puisqu’elle écrivit en 2008 un livre:17 minutes avec mon père, le temps qu’elleestime avoir passé en tête à tête avec lui,qui travaillait beaucoup et imposait sa «loidu silence». Le cadet, Christopher, lâchaiten 1987: «Je n’ai pas grand-chose à dire àpropos de mon père. Et le peu que j’en ai,je préfère le garder pour moi.»

Dans la tribu, hormis ceux trop jeunes,tous ont tâté des métiers artistiques. Ac-teurs, musiciens, écrivains, peintres,mannequins, artistes de cirque… Mêmeceux qui paraissent se détourner des pro-jecteurs: Tracy (fils de Michaël) est cham-pion d’Europe de jiu-jitsu brésilien, maisespérait utiliser son art dans des films,comme Jacky Chan. De très rares excep-tions confirment la règle, dont ArthurGardin (fils de Joséphine) qui s’occupe dedrones. Son demi-frère, Charles Sistova-ris, souligne: «Cette reproduction socialeprofessionnelle est un tracé universel quin’est pas propre aux Chaplin, mais seretrouve dans les familles de juristes oude médecins.» Charles travaille à préser-ver le patrimoine du grand-père. «Mais jen’ai pas renoncé à l’écriture», sourit-il.

Trois attitudes possiblesParmi cette nombreuse descendance,certains brillent davantage que d’autres.Dont Oona (fille de Géraldine), qui a jouédans deux saisons de la série Game ofThrones (et a fait une apparition dans unJames Bond). Et bien sûr James Thierrée.

Le grand public l’a découvert dans le filmChocolat, aux côtés de Omar Sy. Actuelle-ment à l’affiche du Théâtre de Carouge,ce génial mime et acrobate est souventencensé par la critique et ses spectateurs.

Mais il refuse catégoriquement de par-ler de son grand-père. A l’inverse, le filsEugène s’est fait tatouer des Charlots surses bras, sa fille Laura sur son poignet (uncœur, avec le chapeau, la canne et levisage de l’aïeul). «Il y a trois attitudespossibles face à une ascendance célèbre,décrit le psychiatre Michael Stigler. Lavoie médiane (gage d’équilibre) consisteà choisir de quels traits on a hérité, etquelles sont nos caractéristiques propres.Dans les deux autres extrêmes (rejet ouassimilation), on suspecte des problèmesà gérer cet héritage. Ceux qui affichent leplus fort leur similitude sont sans douteceux qui se sentent le moins à la hauteurdu cadeau transmis, qui peut se transfor-mer en charge. Alors ils se complètent pardes marques extérieures visibles. Ceuxqui rejettent l’héritage devront un jour sedire, avec humilité, qu’ils ne sont pas unecréation à partir de rien, mais aussi leproduit d’un patrimoine génétique.»

Michael Stigler insiste, tous les enfantsde célébrités ne souffrent pas: «Cela dé-pend beaucoup de l’attitude du parent.S’il est centré sur lui-même, autoritaire etn’arrive pas à montrer à ses enfants qu’illes valorise et s’intéresse à eux, ils serontprivés de leurs besoins affectifs.» Chaplina entouré ses 4 aînés lorsqu’il les a faittourner dans ses films. «Attention, avertitMichael Stigler, un père qui aime de façoninconditionnelle (contribuant à rendre lacharge de l’héritage moins lourde) n’estpas un père qui aime sous condition quel’enfant devienne célèbre comme lui.»

Avant le retour au Manoir en 1991,l’aîné des fils de Charles et Oona, Michaël,a élevé ses enfants à l’abri des projecteurs,dans le Lot-et-Garonne, avec les chèvres.«Pour les protéger: qu’ils développentleur personnalité en s’appuyant sur eux-mêmes, pas sur la célébrité. Nous, lesenfants, ne pouvions pas y échapper. Sibien qu’à un moment il est difficile desavoir qui on est.» L’écran était tel que ledernier fils de Michaël avait compris queson grand-père était célèbre, mais croyaitqu’il s’agissait de… Louis de Funès!

Michaël, même s’il s’en défend, aréussi à fédérer la famille autour du mu-sée. Accomplissement? «Pas du tout. Si lemusée connaît le succès, ce sera très bienpour garder vivant l’intérêt pour l’œuvrede mon père, mais perpétuer sa mémoiren’a jamais été mon but dans la vie.» Répa-ration du conflit des années 60? «La presse l’a monté en épingle, mais en réa-lité, je ne m’opposais pas à mon père maisà un système. L’impression de faire partied’un mouvement hérité de Mai 68, avecun détachement des valeurs de succès etd’ambition, qui nous semblaient vides.»Ce que Michaël garde de son père, avecfierté, ce sont les racines gitanes mécon-nues, auxquelles il rend hommage parson couvre-chef: «Grâce à une lettre sousclé, découverte après le décès de monpère, je suis persuadé que mes deux ar-rière-grands-mères étaient Tsiganes.»

3295E6

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oo 1er mariageSydney

Hawkes

oo 3e mariageLeoDryden1861-1939

WheelerDryden

1892-1957

AliceChapple1911-2005

SpencerDryden

1938-2005

SydneyChaplin

1885-1965

... ainsi que de nombreux arrière-petits-enfants

NormanSpencerChaplin

1919-1919

CharlesSpencer

Chaplin Jr.1925-1968

SydneyEarle

Chaplin1926-2009

GeraldineLeigh

Chaplin1944

MichaelJohn

Chaplin 1946

JosephineHannahChaplin

1949

VictoriaChaplin-Thierrée

1951

EugeneAnthonyChaplin

1953

JaneCecil

Chaplin1957

AnnetteEmily

Chaplin1959

ChristopherJames

Chaplin1962

oo 2e mariageHenrietteLeoneanu1899-1992

oo 1er mariageMinnieGilbert1892-1936

oo SusanMagnessSusanChaplin1959

oo NoelleAdamStéphaneChaplin1960

oo 1er mariageMildredHarris1901-1944

oo 2e mariageLita Grey(Lillita LouiseMacMurray)1908-1995

oo 3e mariagePauletteGoddard1910-1990

oo 4e mariageOonaO’Neill1925-1991

oo2e mariage Charles

Chaplin Sr.1863-1901

HannahH. P. Hill

1865-1928

oo CarlosSauraShaneSaura1974

oo PatricioCastillaOonaCastillaChaplin1986

oo PatriciaJohnsChristianChaplin1964TimothyChaplin1966

oo PatriciaBetaudierDoloresChaplin1971CarmenChaplin1972KathleenChaplin1975TracyChaplin1980GeorgeChaplin1985

oo NicolasSistovarisCharlesSistovaris1971

oo MauriceRonetJulienRonet1980

oo Jean-ClaudeGardinArthurGardin1986

oo Jean-BaptisteThierréeAureliaThierrée1971JamesThierrée1974

oo Berna-detteMcCreadyKieraChaplin1982LauraChaplin1987SpencerChaplin1988ShannonChaplin1990KevinChaplin1992

oo DergermaaEnkhbatSkyeChaplin2007OonaChaplin2007

oo IlyaSalkindOrsonSalkind1986OsceolaSalkind1994

oo JacquesAuxenel

oo CarmenPatz

CharlesSpencerChaplin

1889-1977

oo

25C’est le nombre de petits-enfants de Chaplin: 23 sont nés des 8 enfants que Charles a eus avec Oona entre 1944 (Géraldine) et 1962 (Christopher). Deux petits-enfants sont issus des 2 enfants (décédés) du 2e mariage de Chaplin, celui avec Lita Grey.

Oona Castilla Chaplin *Fille de Géraldine, Oona est née en 1986. Elle a joué dans deux saisons de Game of Thrones et fait une mini-apparition dans le James Bond Quantum of Solace. Elle sera sur les écrans pour Proyecto Lazaro, de Mateo Gil (qui a coécrit Abre los ojos, dont Cameron Crowe a tiré le remake Vanilla Sky).

James Thierrée **Fils de Victoria, James est né en 1974. Le grand public l’a découvert dans le film Chocolat, aux côtés d’Omar Sy. Auparavant, ce génial mime et acrobate, aux spectacles à nul autre pareil, était déjà encensé par la critique et ses spectateurs. Il refuse catégoriquement de parler de son grand-père.

Charles Sistovaris *Premier fils de Joséphine, Charles est né en 1971. Il travaille à préserver le patrimoine du grand-père au sein de la société Roy Export et n’a pas pour autant renoncé à l’écriture. «C’est plus facile pour notre génération et on nous a appris à garder une certaine distance avec la statue du Commandeur.»

Carmen Chaplin **Deuxième fille de Michaël, née en 1972, la splendide métisse (qui a été mannequin) a fait plusieurs fois la montée des marches à Cannes, dont en 1993 avec Catherine Deneuve et Daniel Auteuil (Ma saison préférée). Des apparitions ces dernières années au cinéma, dont aux côtés de Ice Cube.

Coups de projecteur

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ARCHIVES OF ROY EXPORT COMPANY ESTABLISHMENT

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Histoire d’ici

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Il a fustigé les injustices de son siècle en les brocardantFulgurante ascension d’un «kid» londonien dont la vie et l’œuvre ont traversé petite et grande histoire

1914Gilbert Salem

Le 7 février de cette année-là,l’Europe se croyait en paix etavait encore le cœur à rire,notamment en lisant les Aven-tures des Pieds Nickelés, pu-bliées en France par la revue

L’Epatant. Tandis qu’au cinématographesurgissait, dans une séquence de courseautomobile, un acteur déguenillé et dé-gingandé qui semait la zizanie en faisantvirevolter sa pèlerine élimée, tout en en-caissant des raclées monumentales. Cefilm muet, qui avait pour titre Charlot estcontent de lui, fut le premier où CharlieChaplin apparaissait en personne et quieut un succès à l’échelle mondiale. Il avaitalors 25 ans.

C’est alors qu’on commença à s’inté-resser au passé de ce jeune Britanniquequi, un an plus tôt, avait su imposer aux cerbères des studios de Los Angeles une silhouette jugée insolite, voire impossibleaux aurores du septième art: il s’en sou-viendra en 1975, deux jours avant sa mortun jour de Noël à Corsier-sur-Vevey: «Jevoulais que tout fût une contradiction: lepantalon ample, la veste étriquée, le cha-peau étroit et les chaussures larges. J’ai ajouté une petite moustache qui, selonmoi, me vieillirait sans expression.» Il ve-nait alors d’être adoubé par la reine Elisa-

beth II chevalier commandeur de l’Ordrebritannique, et la petite touffe noire qu’ilavait jadis exhibée sous son nez avait été rasée depuis longtemps. Elle avait d’abordété un accessoire théâtral, un appendicesymbolique perceptible par les specta-teurs de dernière rangée. Il eut la subtilitéde conserver le pileux emblème durant sacarrière cinématographique, car il lui per-mettait de polariser les regards sur un jeude mimique spontané d’apparence, maistrès étudié. En 1940, sa moustache étréciecoïncidant par sa ressemblance avec celledu nouveau maître de l’Allemagne, AdolfHitler, il en profita pour ridiculiser ce der-nier dans un long-métrage, Le dictateur,qui marquera l’histoire du cinéma dans

ses rapports avec les actualités (lire enca-dré). Ce film de Chaplin plut infiniment,on s’en doutait, à un autre autocrate san-glant de l’époque, à moustache plus avan-tageuse: Joseph Staline adorait, paraît-illes films de Charlot, autant que les wes-terns avec John Wayne…

Envers son illustre compatriote LordWinston Churchill, il eut des sentimentsplus bienveillants. Les deux hommeseurent l’occasion de se rencontrer plu-sieurs fois entre 1929 et 1956, en privé ousur des lieux de tournage. Le premierministre le qualifiait de «comédien mer-veilleux, bolchevique en politique, déli-cieux en conversation.» Chaplin eut deplus brèves relations avec d’autres per-

sonnalités politiques: le premier ministreindien Nehru, le Mahatma Gandhi, le Chi-nois Chou En-lai, lors d’une conférence àGenève en 1954, etc. Dire que cin-quante ans plus tôt, il n’était qu’un enfantde rue…

Né onze ans avant le cap du XXe siècle,le 16 avril 1889, probablement à EastStreet, au sud de Londres, Charles Spen-cer Chaplin eut pour parents des artistesde music-hall miséreux et malades: sonpère mourut d’une cirrhose à 38 ans, samère fut longtemps internée pour destroubles psychiques imputables à la mal-nutrition, peut-être aussi à la syphilis.Très tôt livré à lui-même, il conjura sonsort en se faisant dès son enfance jon-gleur, danseur, amuseur public, en dé-couvrant, déjà dans le cloaque de sonquartier natal de Walworth, des astuces etfilons qui le mèneront au show-businessen usage dans des théâtres anglais presti-

gieux. Et jusqu’aux Améri-ques pour y entamer la car-rière cinématographiquequ’on sait. Son biographe Da-vid Robinson la définiracomme «le plus spectaculairede tous les récits jamais racon-tés sur l’ascension de haillonsaux richesses». En hommage àses premières souffrances en-fantines, il créera en 1921, TheKid, son premier long-métrage,considéré par d’aucuns commeun mariage réussi «entre le rireet la grande émotion». Certainsanalystes y liront une peinture

accablante des injustices sociales, doncun engagement politique.

Dans d’autres films, il décriera en fili-grane d’autres injustices: Les temps mo-dernes, qu’il présenta euphémiquementen 1936 comme «une satire de certainessituations industrielles», fut reçue auxEtats-Unis comme une scandaleuse criti-que du capitalisme. L’exploitation desouvriers y était caricaturée avec une exa-gération parodique, que les patrons desgrandes entreprises nord-américaines necomprirent pas. Ils le soupçonnèrentmême d’être un cryptocommuniste,parce qu’il osa converser quelques minu-tes, en 1956, à Londres avec NikitaKhrouchtchev, qui régnait alors sur ladéfunte URSS. Le climat étasunien lui de-venant néfaste, Charlie Chaplin remis lecap sur un Vieux-Continent où son hu-mour était mieux compris.

Il y trouva des interlocuteurs degrande envergure, issus comme lui dumonde des arts: Maria Callas, Herbert vonKarajan, Coco Chanel, Joan Collins, So-merset Maugham, Truman Capote, Char-les Trenet, Georges Simenon, etc.

Il eut un jour, avec Albert Einstein, cecharmant échange de compliments:

– Ce que j’admire le plus dans votreart, fit le savant à l’acteur, c’est son uni-versalité. Vous ne dites pas un mot, etpourtant le monde entier vous com-prend.

— C’est vrai, répondit Chaplin. Maisvotre gloire est plus grande encore: lemonde entier vous admire, alors que per-sonne ne vous comprend.

U Eclairage Réalisé en 1940, Le dictateur est un film ouvertement inspiré par le régime nazi instauré sept ans plus tôt par Adolf Hitler. Sous le nom Adenoid Hynkel, maître de la Tomanie, il y est incarné par Chaplin lui-même. Le scénario laisse entendre la possibilité d’une nouvelle guerre en Europe en même temps qu’il rappelle la brutalité du régime nazi. Dans ses discours, Hynkel s’exprime dans un anglais mâtiné d’un baragouin aux sonorités agressives qui rappelle l’allemand. Tout naturellement, le film fut interdit en Allemagne et dans tous les

pays sous la botte de Hitler. Pourtant celui-ci, qui adore les films de Charlot va, en secret, faire acheter, via le Portugal, une copie du Dictateur qu’il se fera projeter chez lui.

Selon plusieurstémoins oculaires retrouvés par les historiens, Hitler aurait même vu le film à deux reprises.

Hitler a visionné «Le dictateur»

(1) Charlie Chaplin, en compagnie du premier ministre Winston Churchill, en 1931, lors du tournage du film «City Lights» (Les lumières de la ville).(2) Tiré à quatre épingles avec Albert Einstein.(3) En 1953 au Moulin Rouge, Josephine Baker lui laisse du rouge sur la joue.(4). En 1931, il rencontre Gandhi à Londres.ROY EXPORT COMPANY ESTABLISHMENT / ROY EXPORT COMPANY ESTABLISHMENT/BETTMANN/CORBIS/ BETTMANN/CORBIS

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Culture & Société

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Cubistes, surréalistes, futuristes, constructivistes, tous ont une part de Charlot en eux, tous se sont réclamés

de l’une de ses révolutions

d’un nouveau mythe, futuristes et cons-tructivistes se sont focalisés sur son appa-rence. Sa dynamique. Sa grammaire vi-suelle. «Nijinski, rappelle Sam Stourzé, nel’avait-il pas gratifié du plus beau des compliments dans sa bouche avec un«vous êtes un danseur»? Un moteur demodernité aurait sûrement ajouté laconstructiviste russe Varvara Stepanovasi elle ne l’avait pas exprimé par la pein-ture. Plus inspiré encore par le dyna-misme de la silhouette, Fernand Léger l’aatomisée, il l’a lue multifacettes, il a dé-composé ses possibles avant de renvoyerson Charlot peint et sculpté jouer au pan-tin dans Ballet mécanique (1924), un essaifilmé sans scénario et totalement expéri-mental. Accro à «ce drôle de petit bon-homme qui a réussi à être non seulementun petit homme drôle mais aussi unesorte de marionnette vivante», Légerl’avait déjà casté trois ans plus tôt pour unfilm d’animation, Charlot cubiste. Le pro-jet envoyait son héros arpenter le mondedevenu cubiste et le baladait dans les cou-loirs du Louvre: il ne s’est pas finalisémais les créatures en bois sont restées,comme la déclaration d’amour de La Jo-conde à cette égérie de la modernité! Foud’un autre amour – celui de la métamor-phose poétique – Chagall a libéré la sil-houette de Charlot de ses attaches terres-tres pour l’envoyer dans l’apesanteurvers l’immortalité.

Il aimait la peinture qui lui parlaitIronie de l’histoire…, l’homme CharlieChaplin n’a pas rendu toute leur ferveuraux avant-gardistes. Il les a connus. Fré-quentés. Son conseil à sa femme au mo-ment de visiter l’atelier de Picasso estresté célèbre – «Fais attention, tu viens dedonner un coup de pied dans 1 million dedollars.» Mais à en croire un avis glané parLa Nouvelle Revue lors d’un vernissage à laGalerie Potterat à Lausanne, l’homme aimait la peinture «quand elle lui étaitparlante». Il aimait la peinture «quandelle savait s’exprimer directement et sansintermédiaire de chapelles difficiles à connaître.»

Florence Millioud Henriques

Entre un presque homonymeCharles Chaplin (peintre joli-ment pompier) et Laura –l’une de ses petites filles –qui en ont fait profession,l’habit lui tourne autour.

Mais jamais Charlie Chaplin n’a ouvert laboîte à couleurs… pour lui! Il a bien laissé,ici ou là, un autoportrait crayonné enquelques traits bien sentis sur les livresd’or de l’Hôtel Richemond à Genève oude la Locanda Cipriani à Venise. Face ca-méra, le pantomime a bien inhalé les re-lents alcoolisés du peintre de The Face onthe barroom floor (1914), un raté éconduitpar la gloire. Mais on ne connaît pas auChaplin, génie multitalents, le don de lapeinture, ni la passion du collectionneur,exception faite de quelques toiles ache-tées à ses amis peintres, dont le VaudoisRodolphe-Théophile Bosshard.

Par contre… avant d’être l’une desimages les plus inspirantes au monde – dela place du Tertre à Montmartre à tous leschevalets du dimanche – l’homme insépa-rable de l’acteur a pesé lourd sur lesavant-gardes européennes. «Ce qu’il y ade fou, ajoute Sam Stourzé, commissairede l’exposition «Charlie Chaplin et les images» en 2006 au Musée de l’Elysée,c’est qu’on est dans les années 20. Cha-plin n’est pas encore le réalisateur desTemps Modernes (1936), ni du Dictateur(1940). Mais des Surréalistes aux Futuris-tes jusqu’aux Dadaïstes, il les a tous inspi-rés. Certains comme le photographeErwin Blumfeld, allant jusqu’à le «cruci-fier» dans un collage comme s’il était unchrist moderne.» Un guide. Un meneur!Dada ne s’y est pas trompé, il s’en sertcomme produit d’appel à suivre à sa deuxième manifestation parisienne en annonçant sa participation. La tactiquepaie, le 5 février 1920, le Grand Palais faitsalle comble en se passant de la star dujour qui n’avait jamais eu l’intention devenir…

Cubiste un jour, Dada un autre«Même si l’expression est un peu intellec-tuelle, Chaplin est un corps-cinéma, cequi veut dire qu’à lui seul, il incarne leseptième art, développe Sam Stourzé. Ilest à la fois cette liberté de mouvement etcette figure populaire qui fascine et qu’onretrouve partout.» Et surtout dans les an-nées 20! Après? On a bien vu des Charlotspartout, on en voit encore même taguéssur les murs voire délicatement posés aupochoir par Banksy, mais une fois la con-cordance avec la modernité complète-ment fanée, les peintres n’ont eu d’yeuxque pour l’icône populaire. Ils ont brosséle profil de la gloire. Ils lui ont cousu etrecousu d’un fil plus ou moins kitsch sonimage universelle en oubliant le serialrévolutionnaire. Un jour modèle pour lescubistes, un autre prince de dada, peuimporte le grand écart!

Les Surréalistes se sont reconnus dansson art affranchi des diktats de la cohé-rence narrative, ils l’ont fait entrer dansleur panthéon en inventeur du cinéma.Dada – salut à la liberté absolue – s’estretrouvé dans cette irruption anarchiste,dans cette effronterie créative. Alors que,laissant ces derniers infuser l’essence

Une icône entoilée par

les avant-gardesTouché par la poésie de Charlot, Chagall l’a souvent invité dans son univers. DR

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Fernand Léger est parmi ceux qui ont le plus travaillé autour de la dynamique de Charlot. Il l’a dessiné, il en a fait un film. Pour les besoins d’un autre, il l’a imaginé en «Charlot cubiste» (1924) à partir d’éléments de bois. PHOTO CNAC/MNAM DIST. RMN - JACQUES FAUJOUR

Roy Export Archives

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Terroirs

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donnait chaque année une somme pour les pauvres de la Commune (qui a toujours entretenu de bonnes relations avec l’artiste). Une partie de celle-ci fut utilisée pour bâtir le pavillon. Une bonne idée, appréciée à sa juste valeur: pour en être convaincu, il suffit de voir la foule qui s’installe sur le promontoire aux beaux jours.

L’hommage dessinéBien des gens font halte une minute devant la stèle de Frédéric Müller – inaugurée en 1980 – qui représente le chapeau melon et la canne de Charlot, lequel est décidément

La commune de Corsierpossède sans doute l’undes plus beaux parcs

publics de la région. Non seulement la vue y est superbe en direction du lac, mais sa superficie est telle que les visiteurs, pique-niqueurs, grilleurs de saucisses, enfants, joueurs de boules, flâneurs, lecteurs, dormeurs s’y arrêtent nombreux sans se gêner. Dans les années 1970, Corsier érigea un pavillon que les habitants peuvent réserver pour des fêtes, en s’acquittant de 25 fr. et c’est tout, pour les frais de nettoyage. A l’époque où il habitait le manoir de Ban, Charlie Chaplin

L’ex-enfant pauvre aimait tantmangerSi la nourriture était souvent présente dans ses films, elle tenait aussi une belle part dans la vie privée du maîtreDavid Moginier

Il y a bien sûr la danse des petits painsou le repas de chaussure bouillie deLa ruée vers l’or, mais pas seulement.Dans les 81 films de Chaplin, la nour-riture ou la table est rarement ab-sente. Dans ses courts-métrages,

Charlot joue le Garçon de café, le Mitron,le voleur de hot-dogs, aspire sa soupedans Le comte, sort un œuf d’un pouletrôti dans Charlot patine, nourrit des en-fants presque en batterie dans Le police-man et tant d’autres. Il se fait gaver parune machine dans Les temps modernes,remplace la pomme de Guillaume Tell parune banane dans Le cirque, son Dictateura un goût coupable pour les fraises, parexemple. Chez Chaplin, les aliments de-viennent acteurs burlesques ou tragi-ques.

Une fois à Corsier, Charlie Chaplinaimait y manger une nourriture simple etgoûteuse. Bien sûr, Pierre Smolik racontedans Chaplin après Charlot les réceptionsoù le caviar était servi à la louche. Unelargesse rendue possible grâce au fait quele réalisateur percevait les droits russesen nature. En Suisse, le cinéaste aimaitl’abondance que lui offraient le Manoir etsa ferme. Mais il appréciait aussi les bon-nes tables de la région. Sa première visiteen Suisse fut pour la Pomme de Pin, dansla Cité lausannoise, selon notre confrèrede la Feuille d’avis de Lausanne Jean-Pierre Macdonald. En décembre 1952, il yentre sans façon pour y déguster le pouletaux morilles, spécialité de la maison.

Il avait ses adresses dans la région, àcommencer par le Restaurant de la Place,à Corsier, qui aujourd’hui encore lui rendhommage dans ses murs. A Vevey, LeRaisin où il aimait se rendre a disparu,remplacé, ironie de l’histoire, par la crois-santerie Le Charlot. Mais Les Trois Sif-flets, dont il appréciait le caractère rusti-

que et tellement suisse, sert toujours debelles fondues au son du Cantique suisse.Pour la star hollywoodienne, pouvoir descendre à pied manger au restaurantétait un luxe sans pareil, même s’il devaitparfois répondre à quelques admirateurs.

Le poulet de l’OndeSinon, Charlie Chaplin montait mangerChez Chibrac, au Mont-Pèlerin. L’hostel-lerie vient de fermer et vendra dimancheprochain son matériel aux enchères. Maisil aimait surtout l’Auberge de l’Onde, àSaint-Saphorin. Il y réservait régulière-ment une table, toujours la même, pa-raît-il, et toujours le dimanche à 18 h 45.Dans son assiette, les cuisses de gre-nouille à la provençale ou le poulet àl’estragon. Si le second est toujours à lacarte, les batraciens, eux, ont disparu.

Sinon, il restait bien sûr à Charlot legoût des plats anglais de son enfance, desbreakfasts, des welsh rarebit, de la tourtede bœuf. Mais le garçon était curieux detoutes les nourritures, comme le rappelleClaire Dixsaut dans A table avec CharlieChaplin (Ed. Agnès Viénot), où elle donne60 recettes inspirées de sa filmographieou de sa vie. Comme ces fettucine Al-fredo, ramenés de Rome par ses amisDouglas Fairbanks et Mary Pickford. Pourquatre: 400 g de fettucine fraîches, 200 gde beurre froid, 150 g de parmesan râpé,50 g de pecorino vieux râpé, poivre. Cou-pez le beurre en gros dés. Faites bouillirune grosse casserole d’eau non salée.Quand elle bout, plongez-y les fettucine etune grande assiette plate. Cuisez 4 minu-tes en remuant de temps en temps. Reti-rez l’assiette, posez le beurre dessus.Egouttez les pâtes en conservant 2 csd’eau de cuisson. Versez les pâtes sur lebeurre, ajoutez l’eau de cuisson et mélan-gez bien. Mettez dans un plat avec le fro-mage et remuez avec des couverts à sa-lade. Poivrez à volonté.

A Corsier-sur-Vevey, en quelques pas, du parc Chaplin où jouent les enfants jusqu’au cimetière où l’artiste repose

Balade paisible

Sur le marbre de la tombe de Charlie Chaplin et de son épouse Oona, l’hommage délicat d’un enfant à Charlot. PHOTOS PHD

Gérald Jaquet, ancien secrétaire municipal de Corsier, et sa petite-fille Charlotte, auprès de la sculpture d’Edouard Müller.

La danse des petits pains de «La ruée vers l’or». Roy Export S.A.S Gavé par une machine dans «Les temps modernes».

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Terroirs

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de Chaplin repose Oona, son épouse. Elle s’était, après le décès de son mari, acheté une maison dans le village pour y être un peu tranquille quand les enfants venaient s’installer en nombre au Manoir de Ban. Cette demeure est aujourd’hui occupée six mois par année par Géraldine et son époux.Corsier est un village agréable où les ruelles et les maisons ont des choses à raconter. Et les deux bistrots, celui de la Place et celui du Châtelard – qui vient de changer de tenancier – valent eux aussi qu’on s’y arrête, pour y manger ou y lire, par exemple, la biographie de Charlie Chaplin. Ph.D.

dans l’esprit de toutes les générations. Voyez plutôt: mardi dernier, trois gaillards un peu rappeurs, un peu ados, un peu galopins peut-être ne cachaient pas leur admiration avec l’accent de la banlieue: «Charlot, ah oui, on sait qui c’est et on l’aime beaucoup, m’sieur!» Sont-ils déjà allés jusqu’au cimetière, sont-ils passés sous les cyprès ances-traux et majestueux qui escortent le visiteur? Ici aussi, l’affection envers Charlot est évidente: sur le marbre de la tombe, le dessin si juste d’une petite fille, encadré, sous plastique, représente le comédien fabuleux. Aux côtés

«Il est évidemment important de connaître son sujet sur le bout des doigts, mais aussi de savoir exprimer et transmettre sa passion. Il faut également savoir s’adapter à son auditoire. Et captiver aussi bien les retraités que les enfants.»Pas d’uniforme et encore moins de petit drapeau pour la future guide, qui confesse consacrer la plupart de ses soirées à l’étude de la vie de Charlie Chaplin. «C’est un gros investissement en matière de préparation. Mais le personnage et son œuvre sont passionnants. Du coup, j’en fais aussi profiter mes proches.»Données en français, en anglais et en allemand, les visites se feront égale-ment sous peu en mandarin, en russe et en coréen. Les groupes seront, eux, constitués de 15 à 20 personnes. Raphaël Delessert

Dans quelques jours, Daphné Loi Zedda, qui se destine à une carrière dans le monde muséal, officiera comme guide entre les murs de Chaplin’s World. Après une première visite ce printemps sous la houlette du

concepteur de Chaplin’s World et muséographe Yves Durand, la jeune femme a potassé une vaste documen-tation et visionné une large frange des 81 films de Chaplin, avant de se livrer, à son tour, à l’exercice de la visite guidée. C’est au terme de ce test grandeur nature d’une heure et demie qu’elle a été retenue dans l’équipe des guides.

Elle n’était pas encore née, quandCharlie Chaplin exhalait sondernier souffle au Manoir de Ban.

Mais à l’évocation des longs métrages réalisés par l’inoubliable cinéaste, Daphné Loi Zedda s’enflamme: «Il n’y a pas que leur caractère humoristique qui m’intéresse. Je suis particulière-ment admirative de l’engagement manifesté par Charlie Chaplin pour des thèmes d’actualité à travers son œuvre. On le voit dans L’Emigrant, Le Kid ou Le Dictateur, bien sûr.» Un dernier film pour lequel la jeune Lausannoise (25 ans), passionnée par la Seconde Guerre mondiale, nourrit une affection particulière. «A l’univer-sité, mon travail de master portait sur le procès de Nuremberg. Le Dictateur, réalisé en 1940, au début de la guerre, constitue une belle preuve de cou-rage.»

FacétieuxCharlie Chaplin, face à Oona, joue avec le gâteau de son 69e anniversaire à Corsier. ASL

La manche de sa veste est légèrement usée, et rappelle encela le buste du mage Kardec au

cimetière du Père Lachaise à Paris. Tant de gens posent la main sur lui que le bronze se patine, se lustre et prend une autre couleur. Charlot, sur le quai Perdonnet à Vevey, offre depuis vingt-quatre ans son bras aux passants qui, jour après jour, saison après saison, le repèrent, le photogra-phient, puis se font photographier à ses côtés et ainsi de suite.Charlot n’a pas connu l’époque du smartphone, symbole de nos temps modernes à nous, mais il serait intéressant de savoir combien de ces appareils l’ont déjà avalé pour l’emporter aux quatre coins du monde. L’autre soir, cette semaine, entre soleil et maigres ondées, dans un printemps encore naissant, donc pas vraiment propice à la balade, nous nous sommes assis sur le muret qui sépare le quai des enrochements et du lac. Pour regarder. Cette fois, personne n’avait accroché de rose à la

boutonnière de la veste du génie. Normal, les rosiers ne sont pas encore fleuris, mais ça viendra. Ce n’était pas la foule, et pourtant: le spectacle a commencé par une famille thaïlandaise qui est d’abord restée plusieurs minutes à contempler la statue de John Doubleday (sculpteur

anglais né en 1947) avant que chacun s’immortalise auprès de Charlot. Pourquoi? «Mais parce que c’est Charlot!» a répondu le papa rieur. C’est ça, c’est Charlot. L’ami universel et éternel, le pote de tout le monde. Même les enfants tout petits qui ne l’ont pas connu, c’est une certitude, et

n’en connaissent pas encore les images et les films, sont intrigués et attirés par ce bonhomme étrange grandeur nature. Je tire la canne. Je veux toucher le chapeau. Papa, porte-moi. Non, je ne veux pas partir, je veux rester là. Le plus drôle, c’est cetadulte qui opte pour le selfie. Il enlace Charlot, cherche le bon angle, sourit, fraternise. C’est fou, l’amitié et la bonne humeur qui se dégagent de ces instants partagés avec le génie statufié. Et le respect. Presque comme si ce Charlot était encore un peu le vrai. Une famille chinoise prend la pose. Une dame tient ses deux chiens et son smartphone en même temps. Même en plein hiver et sous la neige, même la nuit, même sous la pluie, Charlot offre son image à ses amis, qui le quittent tout heureux de l’emporter avec eux. C’est un souvenir gratuit de lui. Une carte postale qu’ils s’envoient à eux-mêmes. Et qu’ils lisent quand ils le veulent. Charlot rend heureux. Comme toujours. Philippe Dubath

Sur le quai à Vevey, Charlot est l’ami du monde

L’Esprit des lieux

A Corsier-sur-Vevey, en quelques pas, du parc Chaplin où jouent les enfants jusqu’au cimetière où l’artiste repose

Balade paisibleGuide

Férue d’histoire, Daphné guidera les visiteurs

Tout au long de l’année, les passants saluent Charlot statufié sur le quai Perdonnet à Vevey. PHOTOS PHILIPPE DUBATH

«C’est fou l’amitié et la bonne humeur qui se dégagentde ces instants partagés avec le génie statufié.»

Daphné Loi ZeddaGuide du muséeChaplin’s World

A table avec Tom Wilson dans «Une idylle aux champs».

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Tendances

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style perdure: «Depuis cette percée japo-naise, finis les clichés de l’élégance «joliemadame». Même si on s’est lassé de leursasymétries et formes peu seyantes, lesJaponais ont laissé une trace indélébile.»

Ainsi, en 2008, c’est Limi Feu, fille deYohji Yamamoto, qui reprend le flam-beau, habillant les femmes de pantalonslarges, pulls courts, chapeaux en feutrenoir et grosses chaussettes en laine. Cetteannée-là, les magazines de mode obser-vaient d’ailleurs une tendance venued’outre-Manche, la «vague Charlot».Deux ans plus tard, l’Anglais John Gal-liano a ouvert son défilé parisien de samarque avec des messieurs arborantveste étriquée et pantalons amples,moustache et petit couvre-chef. En 2012,l’hommage au British Chaplin vient en-core de Grande-Bretagne, lorsque Vi-vienne Westwood apparaît à la fin d’un deses défilés avec chapeau cloche revisité etmoustache dessinée au stylo. En févrierdernier à Milan encore, la marque deprêt-à-porter haut de gamme EmporioArmani proposait pour les femmes uneveste très ajustée sur un large pantaloncrème, le tout coiffé d’un couvre-chef ar-rondi. En parallèle, des marques de prêt-à-porter comme Esprit ou Iceberg ontcommercialisé, sous licence, des hauts àl’effigie du clown noir.

La «désinvolture» de CharlotSelon Catherine Schwaab, Charlot inspiretoujours car «il rappelle que rien n’est plusbeau qu’un noir et blanc bien maîtrisé. Comme l’ont fait Hedi Slimane ou IsabelleMarrant, les petits bustes, vestes étroites, silhouette longiligne constituent un vrai look, scellent une allure. Enfin, le côté tropapprêté de la mode est démodé. Il faut soigner les détails sans que ce soit surligné.En ce sens-là, Charlot nous enseigne la désinvolture.»

Anna-Lina Corda, directrice du Muséesuisse de la mode à Yverdon-les-Bains, sou-ligne que «Chaplin a marqué les esprits carc’est une des premières grandes vedettes internationales, dans ses films il est tou-jours vêtu du même costume, bourgeois grotesque ou ouvrier. De plus l’aspect ré-volté, anticonformiste, mais aussi cette al-lure de dandy déchu et son côté romanti-que ont pu inspirer de grands couturiers.»

Ce que confirme la styliste lausannoiseLaure Paschoud: «Le fait que le costumefasse entièrement partie du personnagenous plonge directement dans une am-biance, cet air de faux gentleman au lookchic et débraillé peut donner de l’inspira-tion pour créer des vêtements. Son stylehybride permet de nombreuses interpré-tations.»

Caroline Rieder

Lorsqu’il a créé Charlot en1914, Chaplin n’avait «aucuneidée du personnage», se sou-vient-il dans Histoire de mavie, son autobiographie.«Mais, dès que je fus habillé,

les vêtements et le maquillage me firentsentir qui il était. J’ai commencé à le con-naître et quand je suis entré sur le pla-teau, il était entièrement né.» Avec cettecomposition vestimentaire qui joue surles contrastes et les accessoires (lire ci-dessous), Chaplin n’a pas seulement crééun personnage, mais aussi un style.

Si la figure cinématographique du pe-tit vagabond a marqué des générations despectateurs et de comédiens, son lookaussi a été source d’inspiration. Des célé-brités ont posé en Charlot, de BrigitteBardot en 1965 qui se grime pour divertirl’équipe sur le tournage de Viva Maria, àJessica Alba pour le magazine Allure en2008. Même les revues de mode s’y sontmises, à l’image de Vogue British. En 2013,pour un shooting, le mannequin AlexaChung a pris la pose avec des créationshaute couture de Chanel, Valentino ouVersace combinées avec des touches cha-plinesques. Ici le melon, là le pantalonrayé ou les chaussures trop grandes, ouencore une redingote coiffant une somp-tueuse robe de soirée. La «it-girl» avaitd’ailleurs confié un an plus tôt au maga-zine Glamour que Charlot inspirait sonstyle vestimentaire axé sur le mélange desgenres, tels le pantalon noir à bretelles etla chemise blanche signée Yves Saint Lau-rent, qu’elle affiche sur un selfie.

De Jean-Louis Scherrer à ArmaniLes créateurs de mode se sont aussi inspi-rés de la figure comique devenue icône.En 1978, Jean-Louis Scherrer a imaginéune collection féminine comprenant lefameux chapeau rond, une longue vestecintrée, cravate et chemise blanche. Dèsles années 1980-1990, les créateurs japo-nais Yohji Yamamoto ou Comme des Gar-çons ont repris les codes de Charlot comme le buste serré, les pantalons tire-bouchonnant sur les godillots et le cha-peau un peu cassé. «Ils s’inscrivaient enfaux contre les coupes structurées, symé-triques de Mugler, Montana ou Alaia, lesdébauches de couleurs criardes, les im-primés, et aimaient, comme Charlot, lenoir et blanc, et le col blanc qui dépasse.Sa veste étroite mal boutonnée, ils en fontun signe de reconnaissance», analyse Ca-therine Schwaab, rédactrice en chef deParis Match et spécialiste des tendances.

Pour elle, rien d’étonnant à ce que ce

Le style unique de Charlot inspire toujoursLa silhouette du vagabond chic La silhouette du vagabond chic continue à être revisitée par les continue à être revisitée par les couturiers, mais aussi par les couturiers, mais aussi par les marques plus grand public. Aperçumarques plus grand public. Aperçu

U Look réfléchi Avec sa silhouette de clown, Charlie Chaplin a créé le personnage le plus reconnaissable de l’histoire du cinéma. A son arrivée à Hollywood, son vagabond a nécessité plusieurs semaines de recherches avant de surgir telle une évidence devant la caméra. Lors de sa première apparition sur grand écran, le 2 février 1914 dans Pour gagner sa vie, le comédien britannique joue encore un dandy avec chapeau haute forme et grosse moustache pendante. Mais quelques jours plus tard dans son deuxième film, Charlot est content de lui, Chaplin apparaît avec les premiers éléments de l’accoutrement qui rendront célèbre et attachant son avatar cinématographique, inspirant au pantomime gags et jeux de corps. Son réalisateur, Mack Senett, le trouvait trop jeune. La moustache permettra à Chaplin de se vieillir. Selon la légende, ilaurait assemblé au hasard des éléments appartenant aux comédiens qui composent la troupe Keystone. Son costume est, en réalité, beaucoup plus réfléchi que cela, afin de permettre à l’artiste de se distinguer des autres comiques américains toujours bien sapés. Son Charlot incarne, quant à lui, la hiérarchie des classes avec ses airs mal ajustés mais plein d’humanité, divisé entre un bas de corps humble et un haut tout en noblesse.Gérald Cordonier

Le costume dépareillé du vagabond gentleman

Sans oublier le melonAvec son visage expressif, Charlot génère rires et larmes. Si le chapeau melon (de taille trop petite) est l’élément principal qui coiffe la tête de cet Arlequin dépareillé, son expressivité doit beaucoup à la petite moustache postiche et aux yeux maquillés.

La redingote étriquéeRedingote, gilet, cravate… Charlot est un gentleman déchu. Son costume joue sur la disproportion mais aussi les contradictions.

La canne en bambouSitôt qu’il prend en main la badine (chère aux dandys comme au milieu du music-hall), Chaplin s’amuse et mouline dans les airs, la transforme en arme, l’utilise pour séduire comme pour chaparder.

Le pantalon trop ampleLe pantalon démesuré et rapiécé sera une source inépuisable de gags.

Les godillots à l’enversPour garder à ses pieds les chaussures démesurées empruntées au plus grand comédien de la troupe Keystone, Chaplin les enfile à l’envers. Se rappelant la dégaine d’un vieux cocher connu dans son enfance, il trouve sa célèbre démarche chaloupée.

En février, Emporio Armani a repris la veste cintrée et le chapeau. GETTY

En 2011, la marque américaine DKNY s’inspirait de Charlot. GETTY

En 2012, Vivienne Westwood arbore chapeau rond et moustache dessinée.

L’un des costumes originaux de Charlot, rapatrié des Etats-Unis une fois Chaplin en exil et en couleurs pour améliorer sa photogénie sur pellicule noir-blanc.CHANTAL DERVEY

En 2010, John Galliano a présenté en ouverture de sa

collection de printemps 2011 des

modèles très inspirés par

Charlot. GETTY

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AMERICAN STOCK/Corbis

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Ce perfectionnisme venait-il du désir forcené d’être compris?Là encore, le contrôle maniaque semblecourant chez les génies. Ils ne savent ja-mais s’arrêter, réécrivent leurs partitions,remontent leurs films. Bien sûr, Chaplinvisait l’excellence. Au-delà, il était trèsconscient des révolutions traversées parl’outil cinématographique. Vingt ou trente ans après avoir réalisé un film, il lerevoyait en tenant compte des change-ments de sensibilité. Ses enfants se sou-viennent même de séances au Manoir,dans les années 60, où ils regardaient LeKid avec leur père. Chaplin accompagnaitle film au piano et s’arrêtait sans cessepour expliquer une modification à appor-

rasse à la poubelle. D’autres, par bon-heur, ont eu l’intuition de les garder.

Pourquoi adorait-il l’écran blanc?Parce qu’il était toujours tourné vers unnouveau projet, une nouvelle aventure.Comme souvent chez les créateurs, ilpensait toujours à la prochaine étape.Comme pour tirer un trait sur le passé.Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il a revi-sité son œuvre, et notamment, décidédes bandes-son qui accompagneraientses films muets. Ainsi les versionscontemporaines sont vraiment cellesqu’il a autorisées, voire composées dès1931.

par exemple, parce qu’il les respectaiténormément.

Chaplin vénérait l’éphémère et pourtant, tant d’archives demeurent. Paradoxe?En fait, lui n’archivait rien. Il ne faut pasoublier qu’il a été une légende vivante, etpar chance, ses proches ont sauvé des tasde papiers, coupures de presse, pièceslégales, mémos etc. Sidney Chaplin, sondemi-frère, cachait même certains docu-ments pour que Charlie ne les voie pas!Lors du déménagement en Suisse, lamasse de ces archives est enfin apparueen plein jour. Et là encore certaines se-crétaires auraient voulu jeter cette pape-

d’ailleurs, colle avec la vie de Chaplin. Ilne semble jamais savoir ce qui va arriverdans la minute! Je voulais reproduirecette spontanéité, j’ai donc mis en dialo-gue les textes d’époque et mes annota-tions. Nous avions 150 carnets de Chaplin,10 000 photos. Cette solide documenta-tion s’augmente encore des commentai-res de proches, d’amis, de parents. Cesindications extérieures semblaient pro-duire une dynamique intéressante pourcerner son «vrai moi».

Qu’apprendrait-il sur lui?En fait, Chaplin observait les gens. Unemanie héritée de sa mère qui matait lespassants dans la rue et inventait des scé-narios. Mr. Smith achète son lunch à laboulangerie parce qu’il s’est disputé avecsa femme et qu’il a quitté la maison envitesse, des trucs de ce genre. Il n’a jamaiscessé de fonctionner ainsi, jusque dansses voyages et fréquentations des célébri-tés du monde. Il intériorisait ces informa-tions, les moulinait inconsciemment et enressortait ses histoires de vie. Chaplin neserait pas trop content de lire mon livre,lui qui se protégeait, détesterait se savoirainsi observé, scruté! Même si cet hommesi privé a parfois laissé quelques person-nalités l’interviewer, Winston Churchill

Cécile Lecoultre

Avec un humour classieuxtrès British, Paul Duncanse défend d’être un ex-pert. «Je reste avant toutun fan», explique le Bri-tannique, pourtant

auteur d’une cinquantaine d’ouvrages encyclopédiques, de James Bond à Stan-ley Kubrick. Désormais attaché aux Edi-tions Taschen, conseiller artistique de Chaplin’s World, cet historien de terrain avoué les huit dernières années au légen-daire vagabond pour établir The CharlieChaplin Archives.

Quel lien avez-vous avec Chaplin?A 14 ans, mon père, aîné de sept enfants,a dû subvenir aux besoins de sa famille àDublin. Sa mère était décédée, son pèreen dépression profonde. Mais dans cettedésolation, il y avait les films de Chaplin.Ça le touchait, disait-il, parce qu’ils cau-sent beaucoup de nourriture, comments’en procurer, l’avaler avant qu’un autrene s’en empare. L’humour pouvait y con-trer l’adversité. Il avait conçu une vraiepassion pour Charlot, qu’il imitait admi-rablement, la gestuelle des mains, ducorps. Il connaissait chaque séquence parcœur, et j’ai grandi là-dedans. Du coup, jelui ai dédié ce livre.

Comment innover sur un tel sujet?J’ai voulu rompre avec le modèle de labiographie écrite au passé, trop prévisi-ble à mon goût. Une approche qui

«Chaplin détesterait se savoir si observé»Paul Duncan signe le monumental «Charlie Chaplin Archives» qui attrape le génie au vol. Une longue traque

«Charlie Chaplin étaitun businessmangénial mais il n’avait

aucun intérêt pour les archives. Lui-même ne gardait rien, mais grâce à ses deux demi-frères des documents exceptionnels ont été conservés. Au final, c’est une très bonne chose que la réalisation du musée ait pris seize ans, observe Kate Guyonvarch, directrice de l’Association Chaplin et patronne des sociétés qui gèrent les droits liés à l’artiste. Pendant ce laps de temps, nous avons pu, de notre côté, mener à bien un autre très grand chantier qui a permis d’étoffer le contenu de l’exposition.»Si des affiches, accessoires de tournages et autres documents sont toujours disséminés à travers le monde, de Paris à Los Angeles, de Shanghai à Cologne, l’ensemble des archives personnelles liées à

l’œuvre et à la vie de Chaplin ont été mises en sécurité et numérisées depuis le début des années 2000. Réunies au sein d’une base de données online gérée depuis Bologne, elles sont accessibles pour le public et les chercheurs.A côté du travail de restaura-tion des films, la Cinémathèque italienne a en effet eu pour charge de numériser tous les documents papier – physique-ment entreposés aux archives de Montreux. En 2011, c’est un impressionnant fonds photo-graphique que la famille Chaplin a décidé de rapatrier à proximité du futur musée, en déposant plus de 10 000 ima-ges au Musée de l’Elysée, à Lausanne. Ce matériel devrait nourrir les futures expositions itinérantes que le musée devrait mettre sur pied d’ici à la fin 2017. G.CO.

www.charliechaplinarchive.org

Les archives en réseau

A 87 ans, l’ex-directeur de la Cinémathèque donne ses must absolus d’une œuvre qu’il juge unique au monde

1. Charlot soldat et Le dictateur

«Charlot soldat, dont il ne reste qu’une version coupée et qui date de 1915, me semble essentiel au vudu Dictateur (photo), moyen mé-trage de 1940. Chaplin joue à cha-que fois un militaire. Malgré la dif-férence d’époque, la permanence de la réflexion de l’homme par rap-port à la vie politique et à la sociétécivile me frappe. Bien sûr, l’œuvreest amusante, burlesque, tout ce que vous voudrez. Mais au-delà, il ya bien plus. Tant pis s’il peut paraî-tre banal de le dire, il s’agit d’un cinéaste qui pense, dont les films

appellent sans cesse la réflexion. Voilà qui reste finalement assez rare.»

2. Les lumières de la ville

«Voilà un film qui représente assezb i e n l e b o n -homme, ce qu’il r a c o n t e d u monde, la ma-nière qu’il a aussi de s’en dé-gager. D’une manière cons-tante, et c’est s a f o r c e , Chaplin ne ces-sera d’interro-ger son rapport àson environne-ment. Il l’affronte, s’y con-fronte, s’y oppose. Toute l’œuvre est tendue vers l’intellect. Dans

quelques siècles, quand le cinémaaura disparu, il ne restera que lui, comme il reste Molière pour le théâtre français ou Shakespeare pour le théâtre anglo-saxon.»

3. Les temps modernes

«Le génie estc o m p l e tc h e z c etype. Je me

souviens deson arrivée en

Suisse. J’avais lancé à La NouvelleRevue, où je travaillais, et nousavions parmi nous, dans le cantonde Vaud, le plus grand réalisateurdu monde. Il fallait le proposer comme Citoyen d’honneur. Maisle Grand Conseil a refusé sous pré-texte que M. Chaplin avait beau-coup d’argent! Or, Chaplin, c’estavant tout un vrai cinéaste, quis’est fabriqué entièrement un per-sonnage qu’il a amélioré, affiné,pour se rapprocher du public. Ilsuffit de revoir ces scènes des Temps modernes (1936)! Je m’étaisdébrouillé pour avoir à la Cinéma-

thèque un de ses premiers films,daté de janvier 1915. Il y ébaucheCharlot, la badine n’est pas en-core là, on peut deviner ce qu’il

deviendra. Dans Les tempsmodernes, jusque dans quel-ques rares films moins bons,

c’est là que s’impose un vraicréateur de cinéma.» C. LE

«Quand le cinéma aura disparu, il ne restera que lui»

3 indispensables selon Freddy Buache

Paul DuncanDirecteur de «Chaplin Archives»,éd. Taschen

Paulette Goddard et Charlie Chaplin, dans «Les temps modernes», 1936: «Ce qui nous liait, dit Chaplin, c’était la solitude. Pour l’un comme pour l’autre, c’était la rencontre de Robinson Crusoé et Vendredi.»

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The Charlie Chaplin Archives Paul Duncan Taschen

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combien la spontanéité décide de sa créa-tion. Une idée se développe dans uneautre, et ce processus organique finit paréclipser l’impulsion de départ. Commeune fleur qui s’émancipe de son bour-geon. Il menait sa vie de la même manièreémotionnelle. De là émergeait cette cons-cience si tactile qu’il avait du cinéma.

ter. Au point qu’ils n’arrivaient jamais à levisionner jusqu’à la fin!

Le dictateur n’était-il pas un des rares à le satisfaire?Oh, il changeait sans cesse de film pré-féré. Dans son esprit, les images conti-nuaient à défiler, chaque scène fonction-nait d’une manière différente. Voyezd’ailleurs combien elles prennent une ré-sonance particulière. Ainsi des Temps mo-dernes sur la Chine contemporaine, ou LeKid sur les migrants en Europe.

A-t-il réussi à vous surprendre?Chaplin, je le connais très bien depuisl’enfance, mais j’ai été ému de découvrir

CharlieChaplinArchivesDirigé parPaul DuncanEd. Taschen,560 p.

ment à la musique d’être un contrepointde grâce et de charme.» Pour cette raison,il chercha au plus vite à contrôler la musi-que exécutée lors de la projection de sesfilms. D’abord en les sélectionnant lui-même, puis en passant à la composition,en se faisant aider par des arrangeurscapables de traduire ses fredonnementset ses indications minutieuses pour lestranscrire sur partitions, ce dont il étaitincapable. Son souci de maîtriser cet as-pect de la production le conduisit à consi-dérer d’un bon œil les techniques de re-production mécanique de la musique.

«Une musique mécanique qui possède laqualité d’un orchestre symphonique estun bien meilleur accompagnementqu’une faible improvisation sur un pianoou les efforts pénibles d’un orchestre in-compétent ou mal dirigé.»

A partir de bases musicales très sim-ples, souvent inspiré par Tchaïkovski,Chaplin composa la musique de tous sesfilms – le premier à sortir avec une bande-son synchronisée fut Les lumières de laville en 1931. Beaucoup ne bénéficierontde ses soins que des décennies après leursortie. Ses dernières années furent ainsi

largement consacrées à la réalisation mu-sicale de ses films anciens, ce qui permetpar exemple d’avancer que The Kid ne futachevé qu’en 1972! Selon certaines inter-prétations, il aurait entrepris ces «recréa-tions» musicales pour prolonger sesdroits d’auteur, mais ce travail minu-tieux, réclamant une précision infernaled’ajustement aux images, trahissait sur-tout un éternel souci de perfection réa-dapté aux avancées technologiques.

Il faut compter au nombre de ses plusgrands succès le Smile des Temps moder-nes et This Is My Song de La Comtesse deHong Kong, un tube enregistré par PetulaClark en 1966 qui, par ses ventes, sauval’échec du film. «Charlie n’avait pas reçuune éducation musicale traditionnelle,expliquait la chanteuse. Il n’était pas ungénie musical et cela était peut-être unebonne chose. Sa musique allait toujoursdirectement au cœur.»

Son hit Smile, interprété d’abord parNat King Cole puis par Diana Ross, fascinaau plus haut point l’un de ses fans les pluscélèbre, Michael Jackson, qui en donnalui aussi sa version en 1998, point culmi-nant de son identification avec le créateurde Charlot. Même Bob Dylan lui tira sarévérence avec l’album Modern Times(2006). Le cinéaste, le mime, le comiqueet le producteur fut donc aussi un musi-cien de classe, qui fréquenta d’ailleurs lesplus grands – Clara Haskil, Pablo Casals,Rachmaninov, Stravinski, Schönberg…Ironie de l’histoire et du maccarthysme,Chaplin dut attendre 1973 pour recevoirson premier Oscar… décerné pour sa par-tition des Feux de la rampe.

L’acteur a pris la parole en musicienRétif au cinéma parlant,cet artiste complet a signé les compositions de toutes ses musiques de film et même accouché d’un tube, «Smile», vénéré par Bambi

Boris Senff

Star ultime du cinéma muet,Charlie Chaplin n’est passouvent associé à l’universdu son. Et pourtant, l’éner-gie immense qu’il a mise auservice de la musique de ses

films révèle encore une autre dimensionde ce dilettante de génie, soucieux demaîtriser toutes les composantes de sacréation. Ce fils d’artistes de music-hall,rompu aux chansons populaires de sonenfance, a développé très tôt sa sensibi-lité à la mélodie et à ses pouvoirs d’évoca-tion. «Ce soir-là j’entendis soudain un harmonica et une clarinette qui jouaientleur message étrangement harmonieux»,déclarait-il en se rappelant une nuit lon-donienne de sa jeunesse. «J’ai appris plustard qu’il s’agissait de The Honeysuckleand the Bee. Une telle émotion naissaitque j’eus pour la première fois cons-cience de ce qu’était la mélodie. Ce futmon premier éveil à la musique.»

Dès son âge le plus tendre, Chaplintâta du piano, du violon et du violoncelle,une activité qu’il poursuivit avec acharne-ment. «Dès l’âge de 16 ans, je pratiquaisde quatre à six heures par jour dans machambre à coucher. Chaque semaine, jeprenais des cours d’un directeur de théâ-tre ou de quelqu’un qu’il me recomman-dait. J’avais de grandes ambitions pourdevenir musicien de concert ou, si je de-vais échouer à y parvenir, à utiliser cetteaptitude dans des sketches.» En 1910, De-bussy ne se trompe pas: «Vous êtes d’ins-tinct un musicien et un danseur.»

S’il abandonna rapidement ses préten-tions à la virtuosité, il demeura toujourstrès porté sur les formidables potentiali-tés de la musique dont il avait, à ses dé-buts dans le music-hall, pu observer l’em-ploi ingénieux dans la compagnie de FredKarno. «Si par exemple les sketches deKarno se déroulaient dans un décor sor-dide (…), ils s’accompagnaient dans cecas d’une très belle musique de boudoir,un air du XVIIIe siècle, très grandioso, encontrepoint satirique; je me suis beau-coup inspiré de Monsieur Fred Karno.»

Le pionnier possédait une consciencelimpide de la nécessité à éviter la redon-dance entre la musique et les images. Ilcherchait au contraire à trouver un con-traste entre la drôlerie visuelle et unemusique plus sentimentale. «Je ne voulaispas de concurrence, demandant seule-

«Une telle émotion naissait que j’eus pour la première fois conscience de ce qu’était la mélodie. Ce fut mon premier éveilà la musique»

Génie du septième art,Charlie Chaplin avaitaussi un autre talent:

c’était un très bon businessman. Il a su gérer ses contrats et ses salaires comme personne avant lui. Cherchant en permanence à garder le contrôle le plus complet sur son œuvre, il fait partie des premiers artistes à avoir quasi industrialisé ses créations, s’associant par exemple à d’autres stars de Hollywood quand il s’agit, en 1919, de fonder la société de distribution United Artists.Dès les débuts de la fulgurante carrière de Charlot sur grand écran, sa silhouette s’est retrouvée copiée, reproduite dans des bandes dessinées, transformées en poupée… En 1915 déjà, Sydney tenta en vain de maîtriser l’exploitation de l’image de son demi-frère. Si les droits des films seront toujours préservés très précau-tionneusement, via les diffé-

rents partenaires successifs à qui Chaplin a confié leur diffusion, toutes les questions liées à l’image de Charlot resteront par contre longtemps dans le flou. Ce n’est qu’après son exil en Suisse que ces questions seront définitivement résolues. Une fois tous ses avoirs rapatriés en Europe et certains contrats échus.Petit résumé de la nébuleuse Chaplin: la réglementation européenne prévoit que le copyright lié aux créations cinématographiques et musicales court pendant septante ans après la mort de l’artiste, soit jusqu’en 2047. Pour gérer les royalties qui en découlent, Chaplin a créé la société Roy Export, dans les années 1950. Gérée depuis un bureau basé à Paris, celle-ci est inscrite au Liechtenstein. Elle s’occupe également de tous les droits liés à ses archives personnelles et professionnel-

les. En 2001, Roy Export S.A.S. a confié la distribution mondiale des films à la société française Mk2.Il ne s’agit là que du volet artistique. Car Chaplin a veillé à préserver son image bien au-delà du délai légal, en créant une marque commerciale autour de la silhouette de son personnage et de son nom. C’est la société anonyme Bubbles Incorporated, liée à RoyExport, qui, depuis sa fondation en 1972 à Fribourg, octroie les licences pour tout ce qui relève du merchandising. Diffuser, aujourd’hui, un film libre de droits réalisé, par exemple, chez Keystone avant 1918 peut ne rien coûter. En faire la promotion avec une affiche qui arbore le nom et l’image de Charlot se négocie, par contre.Les revenus annuels liés à Chaplin sont-ils importants? Sur cette question, la famille ne communique aucun chiffre.

«Ça ne rapporte pas autant qu’on pourrait le croire, assure Kate Guyonvarch, directrice de Roy Export. Notre rôle n’est pas de spéculer sur Charlot mais de répondre aux sollicitations, en accordant les licences en fonction des consignes dictées par la famille Chaplin. Il faut que le projet proposé respecte l’homme et l’artiste. On se laisse surtout convaincre par l’enthou-siasme et la passion avec laquelle la démarche est initiée.» Chez les Chaplin, depuis le décès des parents, tout se décide à la majorité. Réunie au sein d’une association, la fratrie – sans Géraldine et Christopher qui ont tous les deux cédé leurs droits patrimoniaux – valide ou non les grandes décisions. C’est elle, précisément, qui a donné son aval à la création du musée de Corsier, ouvrant ainsi grandes les portes des archives familiales.Gérald Cordonier

La nébuleuse des droits d’auteur

Mi-femme, mi-oiseau

«La presse du mondeentier a parlé dulivre!» Patrick Moser,

éditeur de The Freak, Le dernier film de Chaplin, est ravi de l’écho reçu par l’ouvrage. Pour l’écrire, son auteur, Pierre Smolik, a exhumé le dernier scénario, jamais réalisé, de Chaplin. «Un bijou de famille méconnu! s’enthousiasme l’essayiste. Je voulais montrer que, même inachevé, il mérite autant d’attention que les films tournés.» L’histoire? Sarapha, une femme-oiseau (le freak), chute sur le toit d’un professeur, dans un coin perdu de Terre de Feu. Des sentiments naissent entre eux. Elle sera enlevée. Les autorités devront détermi-ner si elle est humaine. «Une métaphore de l’inopiné, et du mystère de l’attraction entre deux êtres», dit Patrick Moser.

Victoria Chaplin aurait dû jouer Sarapha. Pierre Smolik ne raconte pas seulement l’histoire mais s’interroge sur différents thèmes. «Chaplin était encore en avance sur son temps, par exemple avec les mouvements de foule qui idolâtrent Sarapha. Et il y a des réminiscences de tous ses grands films!» «Il aurait bouclé la boucle de son œuvre», résume Patrick Moser. Jane – 6e enfant de Charles et Oona qui vit en Colombie – raconta que son père avait pris conseil auprès de Stanley Kubrick pour les aspects techniques de The Freak – planche sur ce scéna-rio… Stéphanie Arboit

The Freak, Le dernier film de ChaplinPierre SmolikEd. Call Me Edouard 340 p.

Son dernier scénario

Paulette Goddard et Charlie Chaplin, dans «Les temps modernes», 1936: «Ce qui nous liait, dit Chaplin, c’était la solitude. Pour l’un comme pour l’autre, c’était la rencontre de Robinson Crusoé et Vendredi.»

Le violoncelle, un instrument que Chaplin n’a jamais maîtrisé, mais sur lequel il adorait improviser pendant des heures. ROY EXPORT COMPANY ESTABLISHMENT

CORBIS