2014_L'arabesque habitée

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L'arabesque habitée L'art d'habiter 300616

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Mémoire de master qui interroge ce que peut être l'habiter et l'art de vivre. Principales références convoquées : BENJAMIN W., COURNOT A. A, HEIDEGGER M., JUNGER E., KHALDOUN I., MARX K., SERRES M.

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L'arabesque habitéeL'art d'habiter

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L'arabesque habitéeL'art d'habiter

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UE 84 Mémoire / Morphologies, ou l’art de la description / Toufik Hammoudi, Jean Lévêqueseptembre 2014

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à Charles,

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Si l'on considére la propriété comme attachée à un individu, nepeut-on pas dire que la propriété est une forme éphémère.Individus, même par filiation sont des formes éphémèresamenées à disparaître dans un temps plus ou moins éloigné de cejour. Aussi, cela m'a amené à considérer que toutes propriétésétaient la propriété du temps, aussi c'est la raison de l'anonymatfalsifié de ce travail. Falsifié car déjà renouvelé, et par répétitiondéjà marqué d'une trace, mon sceau.

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« En tant qu'il produit des valeurs d'usage, qu'il est utile, letravail, indépendamment de toute forme de société, est lacondition indispensable de l'existence de l'homme, une nécessitééternelle, le médiateur de la circulation matérielle entre la natureet l'homme. »

K. Marx

« L'homme habite en poète »Holderlin

« L'architecture commence avec la mort »J. Lévèque citant Hegel

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Préambule - Buenaventura – les intuitions

C'est à Buenaventura, sur la côte pacifique de la principale villeportuaire de Colombie en avril 2012 que je me suis interrogépour la première fois sur les conséquences que peuvent avoir desmodes de constructions, des matériaux sur un territoire, et audelà du territoire sur les conséquences que la construction peutavoir sur une population.

Ces interrogations me sont apparues alors que je revenais d'unséjour d'une dizaine de jours avec une amie dans un village situéà quelques heures de la ville. Pour l'atteindre il nous avaitd'abord fallu embarquer sur un bateau à moteur pendant plusd'une heure qui nous avait permis d'arriver sur une côtenaturelle, dans un village balnéaire local. Là, un tracteur équipéd'une remorque « aménagée » - bancs et assises en bois - aprèsavoir contourné une base militaire, nous avait conduit jusqu'àson terminus. De là, il restait à marcher une heure, sac sur ledos, en évitant les glissades sur un chemin de terre gorgé d'eaupour enfin atteindre un village de pêcheurs, La Barra, coupé dureste du monde par la quasi inexistence de connexion internet -on ne trouvait qu'un poste où se connecter - et par autant detemps de trajet que je viens de présenter.

Dans ce village, on vivait des produits de la mer, des cocos, lesjours passaient au gré des siestes, des regards et des discussionssans qu'il ne semble nécessaire de devoir plus se préoccuper dulendemain. Le village s'organisait autour d'une voie principale,dont le seul revêtement était de sable naturel, et où de chaquecôté de la voie se répartissaient des maisons faites de planchesde bois. Ces maisons parfois à un ou deux étages étaient bâtiessur pilotis et se trouvaient donc surélevées d'environ un mètre duniveau du sol. Les habitations ne disposaient pas d'eau courante,et seules les citernes de récupération d'eau de pluie permettaientd'avoir accès à l'eau, tandis que, pour cuisiner, chauffer et cuire,il fallait préparer un feu.

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Ce quotidien bien modeste semblait être bien loin d'une vieparadisiaque pour ses habitants. On sentait qu'ils étaientnombreux à rêver d'une vie en ville, avec plus de moyens, et quetous désiraient échapper à ce quotidien dépouillé.

C'est donc après avoir passer plus d'une dizaine de jours dans cetenvironnement que j'ai débarqué à Buenaventura. Là, le chocavait été violent. Bien que les habitants de La Barra vivaient entoute modestie, je trouvais dans le centre de la ville deBuenaventura une population abandonnée à une extrêmepauvreté. Les rues sous tensions abritaient de nombreux sans-abris dont certains avaient des blessures infectées, creusant lachair, blessures qui apparaissaient comme les marquesphysiques de la misère ambiante. Je me retrouvais dans uncentre ville, au cœur du downtown du plus grand port deColombie, dominé par des édifices caractéristiques del'architecture moderne, de béton et de verre, articulés commedans bien d'autres villes sud américaines par une grilleorthogonale. La modestie des baraques et des habitants de LaBarra avaient laissé place à une population d'une extrêmepauvreté, errantes dans les rues, réduites à la vente de babiolesasiatiques.

C'est dans cet atmosphère qu'il m'a semblé qu'il devait existerune corrélation entre les lieux d'habitat, les modes constructifs,les formes, les matériaux, et la santé, le bien-être d'unepopulation. Il me semblait, que là, au milieu de cette ville,urbanisme et architecture avaient conduit un territoire et sapopulation dans la misère. Ici, il me semblait que les paradigmesde l'architecture moderne avaient étouffé le territoire, dissout lesrelations d'une population avec son environnement, océan etforêt. Comme-ci ces paradigmes, ces modes constructifsuniversels avaient aboli les savoir-faire locaux et traditionnels,comme-ci de pêcheurs modestes, la population avait muté enune population de commerçants qui, à l'heure du marché global,étaient devenus de simples vendeurs de rues, diffuseurs degadgets asiatiques, des miséreux rongés par le temps.

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C'est suite à ces constats que j'ai voulu me pencher sur laquestion du construire local. En cela, il me semblait que lavaleur du local était une valeur qui prévalait sur les autresvaleurs et qu'elle devait pouvoir assurer l'équilibre entre unterritoire et sa population et ainsi éviter les dérives que j'avaisaperçu sur la côte colombienne. Il me semblait fondamental quel'architecte œuvre selon ces valeurs locales, qu'il devait œuvreren faveur de la diversité des modes de constructions, qu'il devaitse référer aux modes de constructions traditionnels et qu'un desmoyen de faire sens en architecture était de s'attacher àl'architecture vernaculaire. L'architecte devait être celui quiœuvrait pour la qualité de la construction, il pouvait être celuiqui trouverait les solutions techniques, économiques voirelogistiques permettant de rendre à la construction et à l’œuvrebâtie la noblesse du travail et de l'artisan.

L'une de mes questions était de savoir si l'architecte était capablede proposer à coût identique ou inférieur au marché une œuvrede qualité supérieure, tant du point de vue du travail réalisé quedu confort offert à ceux qui œuvre pour la réalisation du projet.Quelles étaient les moyens qui permettaient à l'architecte et auxartisans de parvenir à une telle production ? Devait-il s'agird'une sorte de troupe de travailleurs itinérants, de jeunescompagnons capables de ne se satisfaire que de l'opportunité deréaliser un travail d'exception, opportunité qui satisferait touteautre nécessité, sorte de salaire de satisfaction ?

Tout au long de mon séjour sur le continent sud-américainj'avais découvert des constructions atypiques, ancrées dans leurterritoire. J'avais découvert des maisons de terre en Bolivie, despaillotes en bois le long du fleuve Amazone, ou encore deshabitats de fibres tressées sur la côte désertique du Pérou. Là,sur ce continent, il m'était apparu que les formes émergentesentraient en relation avec leur territoire. Bâtir dans un territoirecela pouvait signifier bâtir à partir des matériaux disponibles,donc en fonction du climat, du milieu qui eux-mêmes mettent àdisposition certains matériaux. Cette idée du construire locals'appuyait donc sur la volonté d’œuvrer en faveur des savoir-

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faire traditionnels et locaux, ce qui par raccourci pourrait êtrequalifiable d'architecture vernaculaire.

Ce voyage d'un an m'a offert le privilège de sortir de toutenécessité temporelle.Au bout de quelques mois j'en étais venu àdécouvrir un rythme de vie calé sur les événements, lesrencontres et finalement sur mon propre rythme. Lors de mesquelques échappées en dehors des lieux alimentés parl’électricité ou l'eau courante, j'en étais venu à modérer maconsommation d'eau, ou simplement à me coucher et à me leversuivant les rythmes du soleil. Ce fut là un grand privilège qui mefit prendre conscience qu'en chaque lieu il devait exister desrythmes de vie propres. Il m'avait semblé que ces rythmesdevaient être étroitement liés aux savoirs et aux techniques etque finalement, cet ensemble devait permettre à une société, unepopulation de trouver un équilibre avec son territoire. Il mesemblait que la misère que j'avais entrevu à Buenaventura nepouvait avoir été causée que par omission d'une population avecson territoire.

Depuis ces premières ébauches mes intentions ont évolués etaujourd'hui je souhaite également interroger sur ce que peut-êtrele local. En effet, ne peut-on pas considérer que le local dépassece que j'avais dans un premier temps assimilé à la tradition ou auvernaculaire. Ne peut-on pas dire que tout acte de constructiondevient local à partir du moment où il est entrepris ? Tout acteproduit serait donc générateur de ce qui est local, étant donné enqu'il est fabriqué en un lieu et en un instant singulier.

Aussi avec ce sujet de l'arabesque habitée et de l'art d'habiter, jesouhaite interroger les équilibres qui façonnent les êtres et lessociétés. Ainsi, il me semble qu'il sera possible d'entrer enrelation avec des notions liées au territoire et donc à laproduction de la population, artistes de toutes formes. Comme jel'ai dit précédemment, il me paraît fondamental de s'interrogersur les rythmes - physiologiques par exemple - de chacun et dechacun de ces rythmes dans un territoire, et plus largement dansune société. En effet, il me semble que tous et chacun, que tout

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habitant doit être en capacité de passer sa vie, d'approcher sonêtre et ce que cela recèle de plus entier, mystérieux, et d'instable.Il me semble que tout être doit pouvoir approcher la formed'artiste, la possibilité d'être en tant qu'artiste.

La question des rythmes est support à un double point de vue.Le premier qui concerne l'individu en tant que tel, questionnerace qu'il est ou peut être ainsi que, ce qu'il a ou ce dont il peutavoir besoin. Pour cela, nous nous appuierons dans un premiertemps sur le texte de Martin Heidegger « Bâtir Habiter Penser »qui nous permettra d'esquisser des premières notions que nousreprendrons ensuite. Le second aspect concernera la société, lecontexte dans lequel il est donné aux individus de vivre. Enconsidérant dans un premier temps la prépondérance du systèmeéconomique sur notre quotidien - « système quotidien » ? - quenous tacherons de dépeindre dans les grandes lignes, nousessaierons de voir dans quelles mesures ce système a pu, ou peutinfluer sur notre existence. Ensuite, nous traiterons des notionscommunes qui lient les individus d'une société et nous tenteronsde voir l'impact quelles ont sur la réalisation de chacun. Ensuite,il sera temps de faire un retour sur la production et la productionarchitecturale vues depuis cette analyse.

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« Nous n'habitons pas parce que nous avons «  bâti  », mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons, c'est-à-dire que nous sommes les habitants et sommes comme tels. »

M.Heidegger, Essais et conférences, Bâtir Habiter Penser, p173

I. Introduction – Notions « guides »

Dans cette première partie, il est question de faire émerger des« concepts » par rapport au contexte sociale qui s'est mis enplace depuis le 19ème siècle, notamment depuis la révolutionindustrielle. Ainsi et partant de l'idée que la population estconstituée d'individus qui sont en relation au sein d'une société,nous allons chercher à voir ce que peut bien receler la conditiond'individu dans une telle société. Ensuite, et en s'appuyant sur lepostulat que c'est le système économique qui modèle notresociété contemporaine - on pourrait parler de la société si l'onconsidérait que le modèle économique actuel est global, oncherchera à faire une définition de ce que peut-être une société,entendue, entre autre, au sens capitaliste.

Ainsi, et pour cette première partie, nous inscrirons notreanalyse dans des temporalités ou dans des « vérités » différentes.En effet, et en ce qui concerne le travail sur l'individu, il s'agirad'une recherche de ce qu'est l'individu alors que dans le cas de lasociété il s'agira dans un premier temps de la questionner auregard de sa forme contemporaine, en tant que sociétééconomique, forme sous laquelle elle se manifeste.

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1. La marchandisation des formes

a. Habitation, individu et société

Ici, il est question d'éclaircir les notions d'individu et de société.L'objectif est d'en déceler les origines, du moins de disposerd'éléments permettant de mettre ces termes en relief. Ainsi, l'unde nos postulat sera de considérer qu'aujourd'hui la société estune société économique, ce qui nous amènera à tenter dequalifier la société en s'appuyant sur le propos de Karl Marxdans son œuvre Le Capital. En regard du propos de Marx, nousnous allons introduire notre propos par la recherche de quelquesfondements sur ce que l'on nomme individu. Pour cela nousnous appuierons sur un essai de Matin Heidegger, Bâtir HabiterPenser, dont l'approche ontologique - réflexion sur l'être – ontoset sur le discours qui lui fait écho logos – nous obligera àreprendre de larges extraits du texte original.

Commençons donc par la notion de bâtir développée parHeidegger. Dans son essai, son propos est introduit parl'élargissement du mot bauen – bâtir – à tout ce qui est. Aussic'est ce qui nous intéresse, d'autant plus que plus loin le verbebauen est mis en relation avec bin, conjugaison allemande quisignifie je suis.

Nous voilà bien en présence d'éléments qui devraient traiter del'être donc de l'individu. Poursuivons. L'approche étymologiquenous amène à considérer l'individu en tant que partie du bâtir.

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«  Cet essai de pensée ne présente aucunement le bâtir du point de vue de l'architecture et de la technique, mais il le poursuit pour le ramener au domaine auquel appartient tout ce qui est. […] A l'origine bauen veut dire habiter. Là où le mot bauen parle encore son langage d'origine, il dit en même temps jusqu'où s'étend l'être de l' «habitation ». […] Bauen, buan, bhu, beo sont en effet le même mot que notre bin (suis) dans les tournures ich bin […] Etre homme veut dire  : être sur terre comme mortel, c'est-à-dire  : habiter. »

Plus encore, nous voyons qu'être en tant que mortel - donc êtreen tant qu'individu - est assimilable à bâtir, donc au bauenallemand. Par l'intermédiaire du vieux mot bauen, nousapprenons encore que bauen signifie aussi : enclore et soigner,notamment cultiver un champ, cultiver la vigne1. Le mot bauen adonc deux modes, le premier qui est celui de cultiver, le secondd'édifier des bâtiments, tous deux indissociables. Pour concluresur ces sens du mot bauen, Heidegger vient nous en présenter satriple signification.

Dans la continuation de son développement sur le bâtir, ilprésente la prépondérance de l'habiter sur le bâtir, au sens où iln'est possible de bâtir que si l'on a préalablement habité. Il vachercher au delà du vieux mot bauen allemand, avec le mot« wunian », issu du vieux-saxon et du gothique - qui signifiedemeurer, mais aussi être content, mis en paix (Friede). Friedequi veut dire ce qui est libre (das Frye) nous amène au motfreien ou encore einfrieden – enclore - , ce qui peut être restituépar « entourer d'une protection ».

1 HEIDEGGER M., Essais et conférences, Bâtir Habiter Penser, p173

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« 1° Bauen est proprement habiter.2° Habiter est la manière dont les mortels sont sur terre3° Bauen, au sens d'habiter, se déploie dans un bauen qui donne ses soins, à savoir à la croissance- et dans un bauen qui édifie des bâtiments  »

«  Le trait fondamental de l'habitation est le ménagement  »

Ainsi, par ce développement on en arrive à considérer cetteprotection comme ménagement, et ce ménagement comme letrait fondamental de l'habitation. Heidegger va plus loin enindiquant que le ménagement pénètre l'habitation dans toute sonétendue. De là et pour lui, la condition humaine réside dansl'habitation, au sens du séjour sur terre des mortels, d'où le lienque nous souhaitons ici mettre en avant entre le ménagement etla condition humaine.

Nous venons de voir que le bâtir est assimilable à l'habiter etqu'il est ce domaine auquel appartient tout ce qui est. Ainsi nouspouvons dire que l'habiter c'est être ici avec ce qui nous entoure,ce qui peut être mis en parallèle de la notion de Quadripartidéveloppé par Heidegger. En effet, pour lui la conditionhumaine est au travers de l'habitation, plus particulièrement dela condition de séjour en tant que mortel sur la terre. Cettenotion de séjour sur terre en tant que mortel amène à présenter« le sous le ciel », induit par le fait d'« être sur terre », deuxnotions qui entraînent de « demeurer devant les divins », et doncd' «être parmi les hommes ». Ainsi ces quatre notions deviennentindissociables, penser à l'un des quatre éléments implique deconsidérer les trois autres et réciproquement. Cet ensemble,Heidegger le nomme le Quadriparti, synthèse des quatreéléments, la terre, le ciel, les divins et les mortels2.

La notion de Quadriparti nous permet d'appuyer l'idée quel'habiter – ou le bâtir - c'est être ici avec ce qui nous entoure, etde glisser vers la notion de société en tant que mise en relationdes individus, des choses et des formes entre elles. La sociétéprendrait donc racine dans la mise en relation, plus simplementdans la relation. Si l'on poursuit le propos de Heidegger, ilsemblerait que la relation soit un état intrinsèque à la conditiond'étant. En effet, séjourner parmi les choses, donc les hommes,nous place de fait dans la relation.

2 Obcite, HEIDEGGER M., p178

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Nous apprenons dans la première partie du livre Le Malproprede Michel Serres que le mot paix vient du bornage, par un pieu,le pagus. Ce pagus était aussi la stèle mortuaire servant delimite, que l'on peut encore associer à l'espace laissé libre, doncet selon Michel Serres, approprié. Nous noterons que le pagusdes anciens Latins, l'espace délimité, le carré de terre labourableappartenait à la tribu paysanne en raison de la présence descadavres enterrés-là3, il délimitait une propriété collective.Revenons à la paix instaurée par le pagus, Michel Serres nousprécise en effet qu'il pouvait être la limite qui permettaitd'apaiser les relations entre voisins, ainsi et par la voie del'appropriation, de la propriété nous entrons dans une autredimension de la relation, donc de la société. Ainsi, la relationtrouverait deux bornes, la première relative à l'état de séjourparmi les choses, qui nous place intrinsèquement dans la relationentre hommes, qu'on qualifiera de communication. L'autre seraitatteinte par la capacité, d'appropriation, par la propriété, que l'onqualifiera d'échange, entendu comme échange de propriété.

Communication et échange en tant que bornes de la relation sontvérifiées par les différentes origines de l'habiter présentées parM.Serres. Ainsi, nous apprenons que le verbe avoir à la mêmeorigine, latine, qu'habiter, tandis que le terme logement,germanique d'origine signifie un bâti hâtif de feuillages, voireune tente nomade4. Ce bâti hâtif de feuillages nous ramène dansle milieu naturel, à l'espace laissé libre, plutôt à l'espace libéré,au raum5, cet espace défriché faisant apparaître la clairière. Leraum nous ramène au ménagement, celui de la place, conditionpour accorder une place à autre chose, condition d'émergenced'autres choses, d'espaces et de bâtiments6. Les espaces serévèlent par la distance entre les bâtiments, en d'autres termespar la distance entre ce qui est produit. Accorder une place, c'estdonc permettre l'émergence d'autres choses, ramené dans ledomaine de la relation, cela pourrait bien servir la société.

3 SERRES M., Le Malpropre, p94 Ibid, Le Malpropre, p105 Obcite, HEIDEGGER M., p1836 Obcite, HEIDEGGER M., p184

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RELATIONCommunication /// Echange

Heidegger nous parle encore de cette place comme de celle quipermet le rassemblement, qui crée le lieu. Rassemblement etplace sont bien de ces choses qui instinctivement semblent servirla relation, la société.

La mise à distance, poussée à son extrême, nous amène àreconsidérer le séjour en tant que mortel comme le séjour parmiles choses, ensemble qui se révèle être la condition humaine.Etre en tant que mortel, habiter et être habitant c'est être dans lesespaces. Ainsi les bâtiments apparaissent comme les choses quifont émerger les lieux et l'espace, donc l'habitation au sens large.Ce sens large, Heidegger le qualifie de demeure, qualificatif quiselon lui ne doit pas être réduit au logement, mais qui considèretoutes les choses constituant l'espace vécu, qui permettent leséjour des hommes parmi les choses. De là, produire des chosesdu genre de ces demeures serait bâtir, bâtir qui s'en retrouve liéau ménagement du Quadriparti. Les bâtiments doivent ménagerle Quadriparti, ménagement qui s'en retrouve quadruple - sauverla terre, accueillir le ciel, attendre les divins, conduire lesmortels. Ainsi et pour Heidegger, ce quadruple ménagement serévèle comme l'être simple de l'habitation.

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« Produire de telles choses, c'est bâtir. L'être du bâtir réside en ceci qu'il répond au genre de ces choses. Elles sont des lieux qui mettent en place des espaces. Ainsi, puisque bâtir est édifier des lieux, c'est également fonder et assembler des espaces. […] Bâtir est édifier des lieux, qui «  ménagent  » une place au Quadriparti. […] Les bâtiments préservent le Quadriparti. Ils sont des choses qui, à leur manière, ménagent le Quadriparti. Ménager le Quadriparti  : sauver la terre, accueilir le ciel, attendre les divins, conduire les mortels, ce quadruple ménagement est l'être simple de l'habitation. Ainsi les vrais bâtiments impriment-ils leur marque sur l'habitation, la ramenant à son être et donnent-ils une demeure à cet être.»

Obcite, M.Heidegger, p189

Le ménagement se révèle être une sorte de fondement, unenécessité préalable au bâtir comme à l'habitation, donc àl'individu. Ainsi, c'est une raison de plus pour qu'on le retiennepour la suite de notre travail. Il sera à garder en tête le fait quele ménagement, c'est être mis en paix, préservé et libre maiségalement que le ménagement est un préalable, presque unfondement à toute forme de bâtir, plus largement de pro-duire.

Dans le bornage de la relation, on peut considérer le physiquecomme une donnée qui s'ajoute, il est comme le facteurreprésentant la distance entre les choses, capable de fairebasculer le domaine de la relation dans le domaine du ressenti,la relation sans mot. Autre ordre de la relation, « supérieure » enterme de degré, il se manifeste dans le domaine de ce qui est là,devant nous, voire au delà, contre nous, dans nos mains. Lephysique dans ce qu'il est une mise à distance, il fait émerger leschoses, et en cela nous fait entrer dans le domaine du produire.Ne nous reste plus qu'à nous arrêter sur ce produire.

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Le physique & La distance→ basculement dans le domaine du produire

b. La Fabrique de l'ordre marchand

La partie précédente nous a permis de voir qu'il existe des liensentre le bâtir, l'habitation, le ménagement et la production, leproduire. Aussi nous allons nous attarder sur la notion deproduire. Dans son origine grec, le produire est la chose quiapparaît devant, ce qui nous permet de retrouver l'état de séjourparmi les choses, dont nous parlions plus tôt.

Le produire est la chose qui apparaît devant, qui se manifestepar son dévoilement simple, la vérité - aléthéia. Posons commepostulat que dans toute son étendue le produire trouve deuxbornes, respectivement la production et la fabrication. Laproduction sera considérée comme la borne la plus proche del'essence du produire, tandis que la fabrication, sera la chose quicomme la production apparaît devant mais qui s'est éloignée dela forme vérité. Ainsi la fabrication sera la forme qui naît del'action simple de faire émerger d'autres formes, des produitsfabriqués. Complétons ces définitions en rappelant que laproduction est le trait fondamental de l'Habitation, et del'individu, tandis que la fabrication est cette forme qui semanifeste et fait émerger des produits fabriqués dans le systèmetravaillé, nous y reviendrons.

Etant donné que la borne production est considérée comme laborne la plus proche de l'essence du produire, que nous venonsde présenter et que le produire a trait au bâtir sur lequel nousnous sommes attardés dans la partie précédente, nous allonsnous attacher à définir la borne fabrication du produire. Pourcela commençons avec le travail de Marx dans le Capital etintéressons-nous dans un premier temps à la notion demarchandise. Selon Marx, une marchandise est un objetextérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoinshumains de toutes sortes7. Au premier abord, on peut considérerque ces marchandises ont des valeurs d'usage, mais Marx ajouteque la valeur d'usage des marchandises ne se réalise que dans

7 MARX K., Le Capital, Livre premier, 1ère section, chapitre 1 - La marchandise, p58

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PRODUIREProduction ///Fabrication

l'usage ou la consommation. Pour lui, les valeurs d'usage sontles soutiens matériels de la valeur d'échange8 qui, elle est lerapport quantitatif, comme proportion des valeurs d'usaged'espèces différentes, qui s'échangent l'une l'autre. On en arrivepar cela à la capacité de mettre en relation des marchandisesdifférentes, possible parce que lorsque l'on met en place uncommun. La mise en place de ce quelque chose de communimplique d'établir une abstraction qui seule rend possible lepassage d'une marchandise à l'autre. Ce commun, c'est lequantum de travail ou le temps de travail nécessaire, dans unesociété donnée, à la production d'une marchandise, qui, selonMarx, détermine la quantité de valeur. De la marchandise. Nousen arrivons à la force productive de travail comme unité dedétermination de la valeur d'une marchandise. Pour être viable,la valeur doit présenter un autre caractère, elle est dans lanécessité de créer des valeurs d'usages pour les autres. En effet,et selon Marx, une chose peut-être une valeur d'usage sans êtreune valeur. Pour lui, quiconque, par son produit, satisfait sespropres besoins, ne crée qu'une valeur d'usage personnelle, et,pour produire des marchandises, il doit non seulement créer desvaleurs d'usage mais des valeurs d'usages pour les autres. Demême, il ajoute que s'il est inutile, le travail peut-être considérécomme dépensé inutilement, il ne crée pas de valeur. Les valeursd'usage ne sont pas strictement issues du travail, elles émergentde la transformation de la forme des matières, en cela, lesvaleurs d'usage sont issues du travail, et de la nature, la terre.

Les valeurs d'usage sont matrices de la richesse matérielle et oncomprendra facilement qu'une quantité accrue de valeursd'usage forme une plus grande richesse matérielle ; avec deuxhabits on peut habiller deux hommes, tandis qu'avec un seulhabit, on n'en peut habiller qu'un. Cependant, à une massecroissante de la richesse matérielle peut correspondre undécroissement simultané de sa valeur9. C'est là l'un des levierssur lequel Marx va appuyer son propos, en opérant un parallèleavec la force productive, en tant que créatrice de valeur, il nous

8 obcite, MARX K., p599 obcite, MARX K., p69

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démontre en effet qu'en augmentant l'efficacité de la forceproductive, en augmentant le produit de la force productive, ilest simultanément possible d'augmenter la richesse matérielle etde diminuer la valeur de la force productive.

Maintenant qu'un tel procédé est en place, il reste à le rendreeffectif ; pour cela, il est nécessaire de disposer d'une valeurdont la forme puisse rendre cette opération possible. C'est lechemin vers l'abstraction de la forme de la valeur. Rappelonsque nous parlons-ici de la forme de la valeur des marchandiseset que deux marchandises distinctes peuvent être mises enrelation si et seulement si on met en place un quelque chose decommun, ce quelque chose est la valeur qui nous intéresse.

Le premier degré de la forme de la valeur est la formed'équivalent. Lorsque l'on considère deux marchandises, A et B,on voit bien qu'il est aisé de les mettre en équivalence, lamarchandise A dépend d'un certain nombre de B etréciproquement, on peut dire que la marchandise A s'exprimedans la valeur d'usage de la marchandise B. Dans ce mode demise en équivalence, la valeur d'usage devient la forme demanifestation de son contraire : la valeur. Ce système est trèsvite limité, en effet, il permet bien de disposer de la marchandiseA et de la marchandise B mais dès que l'on introduit une autremarchandise, il devient nécessaire de recréer ce rapportd'équivalence deux à deux. Cette limite justifie la mise en placed'une forme valeur relative qui garantit la possibilité d'échange.Ainsi, si l'on considère que la forme valeur relative soit de latoile, alors habit, café, fer, etc., pourront être exprimés dans lavaleur toile, mais la toile, elle, ne pourra être exprimer, elle nepossède pas d'équivalent.

La forme relative nécessite la mise en place d'une forme valeurgénérale, forme qui garantira à toutes marchandises la possibilitéd'être exprimées. Ainsi cette forme générale ne peut-être admiseque si son existence est socialement reconnue, la forme valeurgénérale implique d'être socialement validée10.

10 Obcite, MARX K., p93

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Nous voilà face à l'équivalent universel, la reconnaissancesociale a permis une abstraction qui offre maintenant à toutemarchandise la possibilité d'être échangée. Historiquement, cetteabstraction a d’abord trouvé sa matérialisation dans l'or, formequi n'était rien de plus que la matérialisation physique etnaturelle de la forme monnaie ou argent11.

Reprenons le thème de la masse croissante de richesse matérielleà laquelle peut correspondre un décroissement simultané de savaleur12. Ce mécanisme par lequel il est possible desimultanément augmenter la richesse matérielle et de diminuerla valeur de la force productive grâce à l'amélioration del'efficacité de la force productive permet dans un même tempsde travail, de produire plus, donc de créer plus de richessesmatérielles (pour le capitaliste). Nommons cette sur-productionplus-value ou profit, placée dans le système abstrait de la formemonnaie, elle trouve un domaine d'expression sans limite. Lavaleur ne dit pas ce qu'elle est, elle fait de chaque produit dutravail un hiéroglyphe13, abstraction qui rend possible detoujours créer plus de richesses.

Dans un tel système, il ne reste qu'à mettre en place lesconditions d'augmentation de l'efficacité de la force productive.C'est ce qu'a permis la maison idéale de travail « an idealWorkhouse » ; cette maison idéale où les travailleurs étaient à lacharge de la bienfaisance publique, où temps de repos soustraitil restait douze heures de travail pleines et entières14. Autrementappelée la « Maison de terreur », cette maison idéale de travaildu 19ème siècle eut pour nom la Fabrique. Ce modèle fut enquelque sorte l'idéal de l'industrie manufacturière du 19èmesiècle, là où les travailleurs, la durée, et les conditions de leursvies importaient moins que leur productivité, mieux, plus untravail nécessitait un travail excessif, un manque de sommeil, derepos et plus cela signifiait que l'individu travailleur devenait

11 Obcite, MARX K., p9712 Obcite, MARX K., p6913 Obcite, MARX K., p10214 Obcite, MARX K., p305

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négligeable, que lui comme son travail pouvaient êtreremplacés.

Cette industrie manufacturière, par les moyens qu'elle avait misen place permettait donc le remplacement, juste récompensed'une structuration de la fabrique autour de travailleurs réduits àl'état de reproducteurs, sorte de machines humaines. Cettesectorisation, fille de la recherche d'efficacité eut comme autreconséquence – peut-être comme cause - la division sociale dutravail. Les rapports sociaux n'étaient plus d'ordre social, maisétaient des rapports sociaux entre les choses, entre lesproductions elles-mêmes15.

Ainsi, la division sociale du travail avait créé une mise enrelation nécessaire, par intérêt de fabrication. Les travailleursavaient été isolés, leur travail était négligeable et remplaçable, letravailleur était remplaçable, et seul la Fabrique, le produit fini,unique propriété du capitaliste disposait d'une valeur marchande.Le reste n'étant plus qu'actes isolés, travailleurs et capitalisteétaient liés. L'objectif commun était de créer le support del'échange et l'échange ; ensemble liés au service de la plus-value, du profit ou de l'accumulation, privilège permis parl'abstraction de la forme valeur monnaie ou argent.

15 Obcite, MARX K., p101

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L'abstraction aurait conduit au désir d'accumulation. Ainsi, lafabrication aurait conduit la relation a quitté le champ socialjusqu'à ne plus considérer l'autre. Le travailleur n'est plus qu'unesimple force de travail, une durée de force de travail, dont on neconsidérait que le seul potentiel quotidien maximal, on pouvaitse permettre d'abréger la vie du travailleur pourvu que lerendement augmente.

Notre définition de la fabrication appuyée sur le propos de Marxconduit la borne fabrication à l'échange marchand, au service del'accumulation, à tous prix ; en un lieu où les rapports n'ont plusd'existence sociale, où seul l'équivalent universel compte.Physique, tout comme la production, la fabrication a dissouttoutes les formes de la communication, et nous a plongé dans lesantres d'une réalité marchandisée.

Nous faisions plus haut un rapprochement entre le physique et larelation, celle-ci retrouvant ainsi des similitudes avec laproduction – le produire . Nous voyons ici que la relation peutsubsister sans rapports sociaux, tout comme elle ne peut-être querapport social, production. Cherchons donc plus loin où peuventencore nous mener production et fabrication, quand finalementleurs bornes semblent pouvoir basculer de l'une à l'autre, plusque fondamentalement s'opposer.

Le bornage comme presque basculement plus que comme oppositionfondamentale

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2. Entre art et artisanat

Comme nous l'avons déjà dit, le produire est la chose quiapparaît devant, que l'on pourrait renommer, l'ensemble de ce« ce qui est devant nous », le décor humain16. Ici, nous allonsinterroger l'étendue du chemin qui mène ces choses jusqu'aumonde réel, ce quelque soit leur mode de produire – c'estl'ensemble du produire qui nous intéresse, l'ensemble du mondeextérieur, le monde « artificiel » des objets – que l'on nommeral’œuvre. On s'intéresse au produire sous le regard de l’œuvre,car il semble que ce monde extérieur d'objets bien qu'issu de lafabrication par l'homme est aussi celui qui en conditionne lesconditions d'existence.

Ou encore et du point de vue de l'économie,

Ainsi et pour questionner l'étendue du chemin qui mène leschoses jusqu'au monde réel, nous accepterons de distinguer deuxépoques, deux mouvements de pensée, ou plutôt ce que certainsont nommé les Anciens et les Modernes17.

16 ARENDT H., Condition de l'homme moderne, Chapitre 1, p4317 Les auteurs sont nombreux à avoir distingué la pensée et ces mouvements

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«   Les hommes sont des êtres conditionnés parce tout ce qu'ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence. Le monde […] consiste en objets produits par des activités humaines  ; mais les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façons constantes leurs créateurs.  »

H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Chapitre 1, p43

« Les progrès de la demande ressemblent aux progrès de la technique, qui sont nécéssairement continus et se font étape par étape. […] La demande de l'acheteur pionnier qui presse le produit non encore tout à fait au point, le sollicite, le demande d'avance.  »

R. Ruyer, Eloge de la société de consommation, chapitre 3, p75

a. Vers l'infériorisation du travailleur manuel

Voyons où nous ont mené les Anciens. Dans son chapitre intituléLe travail, Hannah Arendt distingue le travail et l’œuvre, cequ'elle justifie de manière phénoménale, le grec distinguantponein et ergazesthai, le latin laborare et facere ou encorel'anglais labor et work ou l'allemand arbeiten et werken. Cettedistinction nous permet de mettre le jour sur le labeur et letravail, qui réunis sous le même terme, ne peuvent être mis enexergue l'un de l'autre, omission qui risque de pousser le travailvers le labeur et réciproquement.

Dans l'antiquité régnait la volonté passionnée de se libérer de lanécessité et de tout effort qui ne laisserait de traces dansl'histoire. Ce mépris du travail étant une condition pour menerles citoyens vers la polis et l'abstention (skholé) de toute activitéautre que politique. Là, en ce monde antique, les esclaves,ennemis vaincus (dmôes ou douloi) devenaient les domestiquesdu maître (oiketai ou familiares), ils travaillaient pour vivre etfaire vivre le maître, ils l'affranchissaient de la nécessité. Enregard des domestiques, on trouvait les demiourgoi, ouvriers detout le monde, libres de passer librement du domaine privé audomaine public, ouvriers, artisans dont le nom changea, appelésbanausoi, ils étaient les gens dont l'intérêt principal était lemétier et non la place publique18. Chez les Grecs, le corps nedevait pas se soustraire à la tâche, ainsi tout travail dur y étaitdévalorisé, l'homo faber refusé de droit de cité. C'est sur cesbases et selon ces valeurs qu'Aristote établit une première miseen rang des métiers, le critère étant la déformation, la fatigue ducorps, le corps sous contrainte dévalorise le métier source de lacontrainte.

en deux classes, les Anciens et les Modernes. Les Anciens, ou l'Antiquité se fondent notamment sur la pensée grecque et ses valeurs. L'ensemble dela pensée, ou de l'époque qui a suivi est la modernité, les Modernes, ceux qui, aux dires de H. Arendt « ont renversé toutes les traditions ». M. Stirner, L'Unique et sa propriété, p25 / Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne , p130

18 Obcite, ARENDT H., p126

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Chez les grecs, on distinguait donc l'homo faber, l'animallaborans et le travailleur de la polis, le citoyen. La distinction del’œuvre et du travail ainsi que la séparation fondamentale, ladissimulation profonde des tâches laborieuses de l'esclave – ledomestique – au citoyen mena ces derniers à ne plus avoir qu'àconsidérer le temps et l'effort qu'ils mettaient au service du privéou du public ; à interroger lesquelles des affaires privées ou desaffaires d'Etat étaient l'occupation principale19. Les affairesd'Etat étaient le domaine des travailleurs intellectuels20, travailqui en sa capacité la plus élevée21 requiert les capacités del'homo faber. En effet, il est nécessaire au travailleur intellectuel,au penseur d'entreprendre le processus de réification matériellede sa pensée, processus qui le conduit à utiliser sa main. Là, lepenseur retrouve le chemin de l'homo faber, lieu de laréification, où l'intellectuel retrouve le fabriqueur, sur le cheminde l’œuvre, immortelle22.

Mais et alors que dans l'antiquité le travailleur intellectuelbénéficiait du privilège de son travail, l'homo faber qui avaitpour intérêt principal son métier, ne disposait que d'unelégitimité administrée, décidée par les « intellectuels ». Selon H.Arendt, ceux-ci classèrent les arts en deux classes, les artslibéraux et les arts sordides, où la distinction ne résidait pas dansle « degré d'intelligence » qu'elle requérait mais plutôt dans lefait qu'elle était d'intérêt politique. Ainsi on retrouvait lesoccupations libérales, relatives aux occupations d'homme d'Etat,

19 Obcite, ARENDT H., p12920 On notera que dans l'antiquité, plus précisément dans l’Empire romain, le

travail intellectuel, certains services « intellectuels » étaient réalisés par des scribes autrement dit des esclaves. C'est la bureaucratisation de l'Empire romain, accompagnée de l’élévation sociale et politique des empereurs qui provoqua la revalorisation des services « intellectuels ». (Cf H.Arendt, Condition de l'homme moderne, Chapitre 3, p137)

21 « La vie au sens non-biologique, le laps de temps dont chaque humain dispose entre la naissance et la mort, se manifeste dans l'action et la parole qui l'une l'autre partagent l'essentielle futilité de la vie. […] les hommes de parole et d'action ont besoin aussi de l'homo faber en sa capacité la plus élevée. », H. Arendt à propos de l’œuvre d'art, Condition de l'homme moderne, Chapitre 4, p230

22 Cf note 20

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et des professions d'intérêt public23. De l'autre côté, on avait lesmétiers dits « sordides », du scribe au charpentier qui, plus ilsétaient utiles – boucher, poissonnier - étaient pires et indignesd'un citoyen de plein droit.

b. Arrivée à l'Atelier du consommable

C'est au 19ème siècle et en Angleterre que l'homo faber eut droità la reconnaissance. Cette fois, l'atelier devenait respectable, leproverbe « Hic Rhodus, hic salta » devint le maître mot, quilittéralement signifie « C'est ici qu'est la rose, c'est ici qu'il fautdanser! » que l'on peut traduire par « C'est le moment demontrer ce dont tu es capable ». Malgré tout, ce retour, ou cettearrivée à l'atelier n'était pas destinée à conduire à l'activité et à lafabrication de l'homo faber. Là, la fabrication en atelier devait sepasser de tout superflu, c'était le règne de l'utile, de lafabrication efficace et productive, de l'atelier du capitaliste.Ainsi, et en ces lieux, on glissait de l'homo faber et de laspécialisation de l’œuvre, de l'assemblage, de la superpositionde compétences diverses vers l'animal laborans, et la division dutravail, le travail interchangeable24. L'état antique de l'animallaborans - tenu par la nécessité des besoins – fondit sur ledomaine, dans le lieu d'expression de l'homo faber. Satisfait parsa liberté, son état de salarié, l'animal laborans devint letravailleur égoïste dont fait état Max Stirner , « le travailleur nefait rien, c'est pourquoi il n'a rien ; mais il ne fait rien parce queson travail reste constamment isolé, borné à ses propres besoins,parce qu'il est quotidien »25.

23 Parmi les professions d'intérêts publics, on retrouve l'architecture, la médecine ou encore l'agriculture.

24 « La spécialisation de l’œuvre et la division du travail n'ont en commun que le principe général d'organisation […] la spécialisation est essentiellement guidée par le produit fini, dont la nature est d'exiger des compétences diverses qu'il faut rassembler et organiser, la division du travail, au contraire, présuppose l'équivalence qualitative de toutes les activités », Obcite, H. Arendt, p174

25 STIRNER M., L'Unique et sa propriété, partie , p139 citant Bruno Bauer

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La révolution industrielle a conduit l'atelier vers le système del'animal laborans, tout était remplaçable, devenait et devait êtreconsommable. Il fallait dépenser ce qui avait été produit, tout cequi était produit26. Ainsi, le travailleur, le plus matériel et le pluségoïste des hommes27, en capacité de se satisfaire des objets qu'ilproduit – qui eux-mêmes produisent le décor humain28 - auraitpu mettre fin à l'activité de l'homo faber. Heureuse fortune pourcelui-ci, toute activité de l'animal laborans nécessite commepréalable la fabrication du modèle, forme que seul l'artisan –homo faber – est en capacité de réaliser. Bien que l’œuvre dutravail ait été brisée en minuscules parcelles de travail29

reproductible, l'artisanat restait la fondatrice de la conception etde la fabrication des modèles30 à partir desquels la production demasse était rendue possible.

c. L'immortalité de l'éphémère futilité

H. Arendt, en conclusion de son chapitre 4, L’œuvre, dansCondition de l'homme moderne présente la parole et l'actioncomme les deux composantes insaisissables de la conditionhumaine. Mieux, elle les présente comme l'essentielle futilité dela vie, des activités tout à fait inutiles aux nécessités de la vie,mais qui en outre diffèrent totalement des multiples activités defabrication par lesquelles sont produits le monde et tout ce qu'ilcontient.

Ainsi, et toujours selon H.Arendt, cette essentielle futilité, qui abesoin de l'homo faber en sa capacité la plus élevée, poursurvivre, devenir production31, réconcilie et permet dereconsidérer la méprisable inutilité, l'improductif, voirel'ornementation. En effet, les tatouages, ce maquillagepermanent, ne sont-ils pas les marques d'une ornementation quidans toute son inutilité affirme l'homme, son identité, ses

26 Obcite, ARENDT H., p17427 Ibid, M. Stirner, p13828 Voir note 21, l’œuvre et le décor humain29 Obcite, ARENDT H., p17630 Obcite, ARENDT H., p17431 Obcite, ARENDT H., p230

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croyances ? A ce propos, Durkheim considérait que toutedécoration corporelle et en particulier le tatouage avait pour rôlede signaler l'homme comme être social, mieux, pour lui c'était là« le moyen le plus direct et le plus expressif de rassurerl'individu sur son apparence et son affiliation sociale »32.

Ainsi, l’œuvre d'art, comme l'homme en tant qu'être social,nécessite l'inutile hors de tout, en cela réside l'art33. En outre, onpeut dire que les œuvres d'art en ce qu'elles sont en cet état dehors de tout, sont des choses immortelles. Ainsi, ces objets etpour devenir chose du monde nécessitent l'accomplissement parla main, la permanence de l’œuvre d'art implique la fabricationpar l'homo faber, c'est « une chose immortelle accomplie par desmains mortelles »34.

C'est par la réification, cette transposition d'une abstraction enobjet concret, que la parole et l'action, la pensée, essentiellesfutilités de la vie deviennent choses. Sur ce chemin de latransfiguration, la pause est fondatrice, elle est l'unique accès àla mémoire, à la matérialisation qui fixe l’œuvre dans lesouvenir.

Cela est vrai pour tous les arts, même pour les moinsmatérialistes d'entre eux, tels que la poésie et la musique, ceux-là même nécessitent l'arrêt, un instant, pour entrer dans l'histoirede l'humanité - on n'interroge pas ici l'importance ou nond'entrer dans l'histoire de l'humanité, on considère plutôt lepropos de H. Arendt. Nous en arrivons aux « arts », et à leurdegré, que nous pouvons classer selon leur matérialité.

Ainsi, il semble que l'on puisse définir deux bornes à ce que l'onnomme art ou œuvre d'art, respectivement les arts graphiques etl'architecture. Il semble que sur cette étendue, poésie et musiquese présentent comme les arts les moins matérialistes, ils sonttemps, morceaux de temps que seul l'arrêt, la pause fait entrer

32 Durkheim selon GAUTHIER A., Aux frontières du social : L’Exclu, p13833 Obcite, H. Arendt, p22234 Obcite, H. Arendt, p223

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ARTSArt graphique ///Architecture

dans le monde matériellement pérenne. C'est à ce croisement, làoù la pensée et l'homo faber se rencontre que ces arts atteignentl'immortalité de l’œuvre, immortalité permise par le travail de lamain, comme outil. On peut ainsi avancer que tout œuvre naît dela transfiguration de la pensée dans la matière, permise parl'activation du processus de fabrication propre au détenteur de lacapacité de l'homo faber.

Aussi, c'est à propos de ce chemin du transfert, ce court-circuitpermanent entre pensée et fabrication que l'on peut accepter ladénonciation d'Adolph Loos à propos du glissement de l'artarchitecture vers une pratique de la page. Loos défend l'art desmaîtres35, l'architecture des 4 architectes artisans, détenteur dessavoirs élémentaires36, et pour lui l'architecture s'est vuerabaisser au rang d'art graphique, elle a abandonné l’indéterminédu hasard, le mystère du devenir37.

L'architecture balaie l'étendue des arts, il semble qu'elle soitl’émergence de ce basculement, ce court-circuit entre les arts,les êtres. En tant que borne de l'art, elle est en capacité debalayer l'étendue art, donc la capacité de l'homo faber – leréificateur de l'art, du monde – mais il lui est également possibled'exister par court-circuitements, propension que dénonce Loos,et face à laquelle il nous est nécessaire de rester sur nos gardes.

Ce risque, c'est celui du passage du pagus à la pagina dont nousparle Michel Serres. Le passage du dur « naturel » des corpsvers le doux « culturel » des signes38 se présente comme unepotentielle simplification de l'habitation qui est la complexité dumonde, individus, sociétés, choses, formes par essence. Leglissement vers la page peut-être abstraction, abstraction qui unefois de plus est difficile à contenir, elle dissout les repères, nesemble être ni éphémère ni immortelle, pourtant présente.

3. Ménagement et produire

35 LOOS A., Ornement et crime, p5836 Ibid, LOOS A., p5237 Ibid, LOOS A., p138 Obcite, SERRES M., p26

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L'abstraction

Le produire : bornes Production et fabrication. Nous pouvonsdonc les associer à la notion de ménagement, ce traitfondamental du bâtir, de l'habitation, de l'individu et du produiredont nous avons parlé précédemment.

Comme nous l'avons vu précédemment, produire c'est aussifabriquer, mais avec le fabriquer nous allons considérer quenous entrons dans le système travail, par conséquence dans ceque l'on nommera le système Travail-Loisir et sur lequel nousreviendrons. Nous allons nous appuyer sur le propos de Ruyerlorsqu'il parle de l'Economie comme d'un système - une société -sur lequel d'autres peuvent prévaloir, politique, religieuse ouculturelle. Ainsi, considérons le système travail - l'organisationsociale travail - selon les codes établis par le concept deFabrique développé par Marx39. Considérons cette fois que lecommanditaire ne soit plus le capitaliste mais le pouvoirpolitique - remarquons qu'il est ici maître d'ouvrage ; suivant cesbases, on voit que le pouvoir politique, les forces politiques,l'Etat deviennent les pourvoyeurs de la fabrication, au mêmetitre que les entrepreneurs ou que le capitaliste. Ainsi, lapopulation est priée de bien vouloir fournir sa force de travail.40

Lorsque le pouvoir politique s'immisce de la sorte dans lesystème producteur, il pousse en quelque sorte la populationdans les rouages de la fabrication, celle-ci est de fait éloignée dela production, en conséquence elle se met à distance del'habitation et de l'art du produire. Nous entrons ainsi dans l'èrede la fabrication, le système en place doit générer, produire de larichesse, plus précisément du potentiel échangeable. Et dans untel système, ce n'est plus le privilège de l'entrepreneur, du ditcapitaliste mais celui de tout Etat qui s'est plongé au cœur desaffaires ! C'est l'ère du système Travail-Loisir démocratisé, où

39 La Fabrique : La manufacture qui fonctionne comme une machine, tâchesséparées mais dépendantes les unes des autres. Voir Le Capital

40 Voir ici les vagues de constructions qui se succèdent dans l'histoire de la construction, voir aussi Villes et Nations comme les tuteurs de l'implantation d'entreprises et le retournement possible, Ruyer et le thème de l'exploitation

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l'un comme l'autre – travail et loisir - sont invités à fabriquer del'échange.

Ces échanges ont lieu en société, plus particulièrement dans dessociétés économiques. Ils s'inscrivent dès lors dans un ordremarchand, sous la forme argent. L'échange se fond dansl'abstraction constituée plus tôt par l'argent. Ainsi, on peuts'interroger si avec cette abstraction, les sociétés économiquesne quittent pas l'échange en ce qu'il est une mise en relation ? Etpoursuivre en se demandant ce qu'il subsiste de l'échangecomme mise en relations, ce fondement d'une société, une miseen relation d'individus!

Comme on le voit, il semble que l'échange marchand soitdevenu roi, et que son influence sur nos sociétés soit toujoursplus grande. Cet accroissement trouve son origine dans plusieurschamps, nous allons nous attarder sur celui dont nous parlionsplus haut : l'intégration de la politique, ou du pouvoir politiquedans les affaires économiques. En effet, on peut considérer quelorsqu'elle s'invite dans les affaires, la politique vient mettre endéfaut le système producteur originel, qui selon Ruyer est auto-régulé. Dans sa théorie de la cybernétique économique ouencore de la régulation par feed-back41, il présente l'évaluationcomme la condition première de tout besoin, qui fait émerger lademande - intrinsèque à toutes structures, techniques et sociales.De là, un rapport s'établit entre la demande et l'offre, qui parrétroaction de l'information - de la demande comme de la miseen circulation des biens produits - permet au système de seréguler. Ainsi, dans ce schéma, profit, rentabilité et produit netdeviennent les indicateurs de la machine économique etproductive42, ils informent sur l'état du marché et permettentd'anticiper l'évolution des moyens à mettre en place –augmentation et/ou réduction de la production, nécessitéd'innovation...

Dans ce schéma, Ruyer présente les difficultés que peut avoir la

41 RUYER R., Eloge de la société de consommation, p46 -5042 Ibid, RUYER R., p58

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politique ou un Etat pour s'adapter à ces fluctuations de lademande. En effet, intégré dans des affaires économiques, soncapital et ses moyens sont tels qu'il lui est difficile d'adapterl'offre - donc la fabrication - à la demande. Noyées dans unemasse économique conséquente, plus-value ou perte sontdifficilement interprétables. Ruyer ajoute que même en cas dedéficience, l'Etat est en capacité de réajuster son capital, ce pardifférents moyens, impôts, taxes, incitations à la consommationde biens, sur lesquelles il n'est pas possible de peser. Dans ceschéma, l'économie d'équilibre se voit supplantée par uneéconomie de Plan, « dont on admet provisoirement qu'ellen'aura pas besoin de se soumettre, elle, à un équilibre naturel àbase de demande »43.

En cela, l'économie d'équilibre de Ruyer se distingue du proposde Marx sur le capitalisme concernant l'exploitation illimitée dela force de travail des travailleurs comme génératrice absolue deplus-value et de profit pour le capitaliste44. Selon lui, il seraitabsurde d'exploiter de manière irraisonnée la force de travail à laproduction d'un produit qui ne se vend pas et s'en trouveraitstocké. Une telle exploitation vouerait toute entreprise à couler !A moins qu'elle ne soit plus aux prises de l'économie, que parexemple la politique, l'Etat ou un monopole politisé se soitimmiscé dans son économie.

Deux points sont à noter, le premier concerne l'introduction desEtats dans les affaires économiques. Cela fut très en vogue dansles pays d'Europe à la suite de la 2ème Guerre-Mondiale et dansles années 1980 ou de nombreuses vagues de nationalisation onteu lieu. Ce mouvement mériterait aujourd'hui d'être analyser aumême titre que la santé des entreprises qui ont pu êtrenationalisées. En effet, les moyens mis à disposition desentreprises nationalisées peuvent aussi avoir été l'occasion dedévelopper et de mettre en place des structures d'innovation dansdes mesures qui n'avaient rien de comparables à cellesd'entrepreneurs privés, cependant là n'est notre propos.

43 Obcite, RUYER R., Eloge de la société de consommation, p5544 Obcite, MARX K., p343 - 352

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Aujourd'hui, en 2014, il semble que la puissance économiquesdes Etats soit largement bousculée par celle des entreprisesglobales, là encore, nous ne chercherons pas à en comprendrel'origine mais nous pouvons cependant avancer qu'une économiede Plan d'Etat ne soit plus envisageable du fait de la capacitééconomique desdits Etats. Point de mal à cela, cependant, et celanous conduit au second point, à quoi ont bien pu mener lesmouvements de nationalisation ?

Il semble que par le passage d'économies d'équilibre à deséconomies de Plan, les sociétés ont glissé vers un travail« sans » limites des travailleurs, un basculement planifié - etdonc sans contrôle ni équilibre - de la population et de sesindividus vers une impossibilité à pouvoir gérer la production,sa production, de fait, et nous y reviendrons, son habitation. Eneffet, le système n'ayant plus à mesurer sa fabrication, il peutenvisager que rien ne l'empêche d'entraîner sa population dansune fabrication illimitée et irraisonnée. La population n'a plusqu'à accepter ce glissement vers le travail libre et forcé, uniquesource de production du potentiel échangeable : la forme argent.

Ainsi, et si plus tôt Marx dénonçait l'utilisation illimitée de laforce de travail comme source absolue de plus-value et de profitpour le capitaliste, Ruyer nous fait reconsidérer cette utilisationirraisonnée, il y aurait nécessité d'équilibre pour le capitaliste etson entreprise. C'est n'est qu'avec l'introduction du pouvoirpolitique dans les affaires économiques qui nous en venons àl'utilisation illimitée de la force de travail !

De là, apparaissent de nouvelles conséquences, commel'abstraction du travail produit. Lorsque la société est pousséevers le travail comme unique source de production du potentieléchangeable, la forme argent, on peut considérer qu'undétachement s'opère entre le travail produit par le travailleur, laproduction physiquement réalisée, et le résultat abstrait quecelui-ci offre, l'argent et le salaire. Par abstraction du travailproduit, il se détache du potentiel échangeable qu'il offre. Une telle abstraction nous amène bien plus loin, elle plonge le

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ménagement, le produire et l'individu dans les méandres infinis,dans l'infinitude du système Travail-Loisir et de la condition detravailleur. Placé dans cette infinitude, le ménagement en tantque partie du produire peut-être vulgarisé dans la forme Loisir,cette partie comme sorte de négatif (entendu au sensphotographique) fallacieux du travail, que l'on accepteraitencore sous le terme d'oisiveté.

En résumé, avec le passage du produire au fabriquer, c'est lacomplexité du produire qui s'est dissoute et avec elle celle duménagement comme partie intégrante du schéma producteur.Cette vulgarisation nous mène au système Travail-Loisir et àl'oisiveté, infâme et dégradante45. Avec le loisir, notre travailconsidéré en tant que plein s'est vu offrir des vides, qui, à notregrand privilège, nous sont imposés! Faux ? Effectivement, noussommes encore libres de disposer de ces vides, au grand plaisirde ces Messieurs les adultes, merci ! Dans le système en place,Travail et loisir se sont vus diviser alors même que c'est del'entrelacement entre les formes du produire et du ménagementque naît l'habitation, l'individu, par voie de conséquence sociétéet production. Alors même que Marx présentait l'importancefondamentale de la législation et de l'Etat dans la protection destravailleurs face au capital parlant de la nécessité de mettre enplace « une barrière infranchissable, un obstacle social qui leurinterdise (aux travailleurs) de se vendre au capital par « contratlibre » »46, en s'introduisant dans l'économie, il se pourrait bienque ce soit l'Etat lui même – le garant de la protection destravailleurs – qui les a plongés dans leur condition d'abusésvoire d'esclaves modernes.

45 RUSSEL B., Eloge de l'oisiveté46 Obcite,MARX K., p330

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Aussi, et en admettant la forme loisir comme expression duménagement entendu au sens que nous l'avons développé plustôt, c'est cautionner et accepter une condition d'abusé, d'aliéné47,voire d'esclave48.

Dans cet extrait M.Serres soulève les questions de propriété,d'abusés nous en devenons locataires, loueurs et on en vient à sedemander si le système en place, nous donne les moyens dedisposer de ce qui nous est propre, par extension à notreexistence. Nous donne-t-il les moyens de disposer de notreindividu, notre production, et de notre habitation ?

Notre propos nous a amené à remettre en question la volonté oula capacité du système à œuvrer en faveur de l'individu et de saliberté. Déjà, Marx dénonçait les libertés individuelles et lesdroits des citoyens comme un moyen pour les capitalistes dedisposer de la force de travail du travailleur isolé, vendeur« libre » de sa force de travail.49 Aussi et pour lui, c'est la raisonpour laquelle l'Etat devait être le protecteur des travailleurs. Ens'immisçant dans les affaires économiques, l'Etat a failli à cedevoir, pire, en plaçant le travailleur à son service de l'Etat, il l'amis au service du marché.

47 Obcite, RUYER R., p2748 Obcite, RUSSEL B., Eloge de l'oisiveté, p2049 Obcite, MARX K., p328 et note 152 p609

38

«  Mieux toujours, non seulement telle marque garde mon automobile, en laissant son nom et son logo bien apparents derrière et devant, mais l'Etat exige une immatriculation où, à son tour, il appose son sceau. Les objets que nous achetons demeurent salis, donc approppriés, par ceux qui les vendent, plus le gouvernement. Deux fois abusés, nous devenons locataires de deux ogres, de manière deux fois douce. Nous n'achetons plus, nous louons  ! Mieux, ainsi faisons-nous de la publicité à ceux qui nous volent  : nous les louons  !  »

M.Serres, Le Mal propre, p 28

39

« nous sommes encore libres de disposer de ces vides, au grand plaisir de ces Messieurs les adultes, merci  ! »

Quelques soient les stratagèmes qu'ils mettent en place, l'Etat estau service du marché. Ainsi et à terme, Etat et travailleurs seretrouvent ensemble au service du marché ; dans ce mouvementles individus ont été livrés au marché, affranchis de leur libertéet dispensés de toute protection !

Pour conclure, nous disions que le basculement vers l'économiede Plan a amené la population à une impossibilité à pouvoirgérer sa production. Elle a basculé dans le système Travail-Loisir sans qu'aucun pouvoir ne puisse la préserver ou laprotéger. L'absence de capacité à gérer la production nousamène à nous questionner si de tels événements n'ont pasconduit à une incapacité à gérer l'habitation, entendu dans toutesa dimension. Ainsi et, quand au terme de son essai BâtirHabiter Penser, Heidegger avance qu'au delà de la crise dulogement, c'est la crise de l'habitation qu'il faut considérer, celanous amène à considérer la crise actuelle comme la crise del'habitation, sorte d'aboutissement des omissions passées.

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«  La véritable crise de l'habitation ne consiste pas dans le manque de logements. La vraie crise de l'habitation d'ailleurs, remonte dans le passé plus haut que les guerres mondiales et que les destructions[...] La véritable crise de l'habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l'être de l'habitation et qu'il leur faut d'abord apprendre à habiter. Et que dire alors, si le déracinement (Heimatlosigkeit) de l'homme consistait en ceci que, d'aucune manière, il ne considère la véritable crise de l'habitation comme étant la crise (Not)  ? Dès que l'homme toutefois considère le déracinement, celui-ci déjà n'est plus une misère (Elend). Justement considéré et bien retenu, il est le seul appel qui invite les mortels à habiter.  »

Ibid, M.Heidegger, p193

II. Ménagement de la production

Reprenons le concept de ménagement et considérons le commele contexte dans lequel l'individu se préserve, considérons leménagement au sens heidegerrien. Dans ce ménagement, onpeut considérer que l'individu préserve son environnement, sonlieu , son espace-temps-relations. Plus globalement, cela nousamène à avancer que dans le ménagement l'individu se préserve,tout comme il préserve les individus qui l'entourent. Ainsi,l'individu est cette forme en rapport avec le monde - l'ensembledes éléments avec lesquels il communique.

L'individu coexiste avec cet ensemble et se fond avec les autresindividus - le collectif. C'est sur cette cohabitation que nousallons maintenant nous attarder. Nous allons balayer les bornesde cette entente, et allons chercher à voir comment dansl'histoire des sociétés, individu et collectif se sont influencés.

Indissociables, on peut considérer que l'un et l'autre agissent surla formation de l'autre, et dans notre recherche de l'être artiste,de l'individu en tant qu'artiste, nous allons chercher à voir si descontextes ont été plus propices au développement de cet étatd'être. Pour cela, nous nous appuierons sur une première partiedans laquelle nous traiterons de la formation de l'individu aucollectif. Pour ce faire nous allons opérer un rapprochemententre les notions de collectif et de commun, qui nous amènera àtraiter de ce commun. Commun dont nous tacherons d'esquisserles multiples formes. Ceci nous amènera à questionnerl'organisation du collectif et de son commun, et ainsi dequestionner les basculements qui peuvent s'opérer dans laformation de l'individu dans son rapport au collectif.

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L'individu inscrit dans son contexte le préserve→ Le commun

En quelques sortes, on peut considérer qu'au travers de cetteseconde partie, ce sont les notions de subjectivité et d'objectivitéqui sont questionnées. Ainsi, et pour en introduire le propos, jevais revenir sur les paroles d'un ami qui au détour d'unediscussion tardive m'a dit qu'il considérait qu'avoir du goûtc'était faire un acte social. Ainsi, et si l'on pense l'acte socialcomme l'un des trait fondateur de la société, il semble qu'avoirdu goût c'est faire société, donc qu'aimer c'est faire société.

1. La formation de l'individu au collectif

Comme nous le présentions ci-dessus, il est ici question detraiter de la formation de l'individu au collectif. En cela, nousvoulons dire que le collectif est fondé autour d'un commun, dontla reconnaissance et l'établissement ont pu varier selon lessociétés, mais qui permet et a permis aux individus de fairevivre le collectif. M.Serres évoque la notion de code commun,d'accord entre les partis qui est la condition de la mise enrelation. Nous nous appuierons sur cette idée et nous allons nousattarder sur ce commun comme moyen pour mettre en relation,rassembler, voire organiser le collectif.

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« le débat exige que les interlocuteurs usent des même mots dans un sens au moins voisin, au mieux identique. Dit ou non dit, intervient donc un contrat préalable sur un code commun. Cet accord, le plus souvent tacite, précède le débat ou le combat, qui à son tour, suppose un accord. »

SERRES M., Le contrat naturel, p23

Le goût comme acte social

a. Préalable

Ce préalable a pour objectif de revenir, d'esquisser une histoireet le parallèle entre la civilisation européenne et d'extrêmeorient. Pour ce faire, nous allons nous appuyer sur les chapitresdu même nom, extraits du texte d'A.A. Cournot50. Ici, l'intentionn'est pas d'être exhaustif, mais se présente plutôt comme uneméthode, un moyen qui nous permettra par la suite d'établir desconvergences et des divergences entre les phénomènes.Commençons maintenant cette esquisse de l'origine descivilisations.

Le premier fait marquant dans le texte de Cournot est qu'ilavance que seules les civilisations de l'Inde et de la Chine sesont perpétrées du berceau du monde jusqu'à nous. Il ajoute quedu fait de son altérité et de son grand éloignement dans l'espaceet dans l'histoire, la civilisation chinoise est remarquable dupoint de vue de l'étude comparée des civilisations. Ainsi, il nousprésente un premier synchronisme entre les civilisations,l'apparition de la philosophie, de l'histoire proprement dite, lalittérature authentique auraient en effet commencé presque enmême temps dans la Chine et en Grèce. De là, et pour quelquessiècles chacune des civilisations aura développé ses écoles dephilosophie, l'esprit scientifique étant approché au travers de laphilosophie naturelle en Grèce alors qu'il est toujours inconnuen Chine51.

En nous déplaçant de plus de cinq siècles, on apprend que làencore les deux extrémités occidentale et orientale de l'ancienmonde étaient dominées par deux monarchies absolues,chacune rassemblait sous la même unité politique tous lespeuples associés par un fond commun de civilisation. Notonsque l'on parle déjà là de fond commun de civilisation, nous yreviendrons. Dans le cas du monde gréco-romain, la paixromaine a effacé de nombreuses nationalités, et, bien que cela

50 COURNOT A.A., Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dansles sciences et dans l'histoire, Tome III51 Ibid, COURNOT A.A., §564

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soit à modérer, les hommes y étaient libres. Ce qui estremarquable, c'est qu'au sein de cet empire, qui s'étend dans descontrées fort éloignées et aux mœurs fort distinctes, deuxlangues, le latin et le grec étaient parvenues à remplacer lesidiomes indigènes. A cette époque, seul l'empire chinois avaitune telle unité sur son territoire.

Cet extrait nous permet d'entrevoir que des parallèles ont puexister entre des empires qui n'avaient pourtant aucun moyend'entrer en contact. C'est bien plus un constat qui témoigne desmoyens qui ont été mis en œuvre par les grands empires de lacivilisation lors de leur constitution. Ainsi, on peut noter quelors de leurs règnes, ces dynasties ont été en capacité d'établir uncommun qui, et ce malgré les querelles qui avaient pu préexister,avait su s'imposer pour créer l'unité, et asseoir la grandeur de cescivilisations.

Les civilisation occidentale et chinoise conservent des contrastesimportants qui se manifestent avec ampleur dans l'institution..On apprend que les institutions de la Chine ont pour butl'amélioration des individus, au physique et au moral, tandis quecelles des nations occidentales sont consacrées à la satisfactiond'une passion ou à la glorification d'une idée.

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«  il n'y a plus de distinctions de castes ; […] parmi les hommes (d'une liberté désormais purement civile et non olitique) il n'y aura bientôt plus […] que des citoyens ou plutôt des sujets romains. L'idée de la cité laisse place à l'idée de l'Etat, […] on perfectionne le droit civil et on oublie le droit politique ; et la diversité indéfinie des constitutions républicaines n'est plus qu'un objet d'érudition. […] Deux langues familières, […] le latin et le grec se partagent les contrées occidentales et orientales de l'Empire et se substituent à tous les idiomes indigènes. […] Il n'y a à cette époque que le vaste empire chinois qui puisse nous offrir l'exemple d'une pareille unité. »

Ibid, COURNOT A.A., §565

Ainsi, et dans la civilisation chinoise, le commun se serait fondédans le temps, au bénéfice de chacun et pour tous, au service del'empire. Ces propos appuient certains propos développés par.Stirner concernant les Chinois, notamment le conceptd'habitude conçu comme une « seconde nature », libératrice del'homme. Selon lui, la tradition chinoise est une sorte defondation inébranlable, dont la force serait d'assurer sérénité ettranquillité à chacun des chinois. Ce commun millénaire, enrichiet légitimé par l'expérience du passé, évolue jusqu'à devenir legarant de la liberté individuelle de chacun. Ainsi assurés etsoutenus, les Chinois disposeraient d'une insouciance inaltérablequi les conduirait à un courage indissoluble !

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« Ici les hommes se dévouent à la foi, à un culte, à une institution, à la cité, à la patrie, à la liberté ; dans le réalisme chinois, l'idée universelle n'exprime que la collection des individus et l'institution n'a de mérite que celui qu'elle tire de son application à l'utilité des hommes [...]. Il y a eu en Chine […] en principe, l'idée qu'on s'y fait du monarque est celle d'un père de famille qui gouverne uniquement dans l'intérêt de ses enfants. En un mot, la sagesse chinoise, toute de bon sens pratique, non par la supériorité de l'intelligence ou la précision des méthodes, mais par l'absence de préjugés ou de passions qui y fassent obstacle, à certaines idées-mères […] qui ne devaient prévaloir que par Ainsi, et dans la civilisation chinoise, se serait la lente action des siècles. »

Ibid, COURNOT A.A., §570

La tradition observée du point de vue de M. Stirner nous permetd'entrevoir la notion de morale. Ainsi, et en nous appuyant sur ladéfinition proposée par le CNTRL52 de la morale, nous allonsmaintenant considérer le commun du point de vue spirituel. A cepropos, Cournot qui s'est penché sur les analogies entre les deuxcivilisations nous apprend qu'à la même époque, les deuxempires ont été menacés de subversion par l'introduction dedeux religions étrangères à chacun des empires. Bien que cesreligions est été une forme de menace, il nous amène àconsidérer les religions comme un moyen pour les fidèles de sedépasser, voire de faire des découvertes insoupçonnées.

52 Morale, -ale, -aux : A/ Qui a rapport aux mœurs, aux coutumes, traditions et habitudes de vie propres à une société, à une époque ; B/ Qui concerne l'esprit, le psychisme ou qui est de nature spirituelle.Centre national de ressources textuelles et lexicales, http://www.cnrtl.fr/

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« Les Chinois sont bien le peuple le plus positif, parce qu'entièrement ensevelis dans leur institutions. […] Dans sa forme la plus primitive et la plus incompréhensible, la morale se donne comme habitude. Agir d'après les mœurs et les coutumes de son pays, c'est être moral. […] L'innovation est ennemie mortelle de l'habitude […]. Mais maintenant que l'habitude est une « seconde nature », qui dégage et délivre l'homme de sa nature première […] en l'assurant contre tous les hasards de celle-ci. L'habitude perfectionnée des Chinois a envisagé tous les cas, elle a tout « prévu ». il n'y a pas d'accident imprévu […] Le Chinois qui a été élevé et qui demeure dans les principes de la morale n'est jamais troublé ni pris à l'improviste : il se montre indifférent à tous, c'est-à-dire qu'il montre toujours un courage égal, une âme égale, parce que son âme est soutenue par la prévoyance des mœurs que lui a transmises une tradition vénérable ne perd pas contenance. »

STIRNER M., L'unique et sa propriété, p80

Continuons de nous intéresser à l'idée de Cournot selon laquellela religion a été un moyen de dépassement pour les grandsaventuriers, et donc pour les hommes. Cette idée prend uncaractère remarquable lorsque Cournot présente la foi religieusecomme un moyen pour l'homme de parvenir à la liberté.

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« Les premiers, comme les derniers, étaient des peuples navigateurs et colonisateurs […] l'invention de la boussole a eu dans l'occident, en s'y produisant en temps opportun, des suites qu'elle ne pouvait avoir en Chine, ni même (vraisemblablement) au temps de la Grèce païenne : car, il ne fallait pas seulement à Colomb du génie, il lui fallait un principe de foi qui le subjuguât, comme la plupart des hommes de son temps. Les voyageurs lointains, les grands aventuriers, avant et après Colomb, de nos jours mêmes, n'étaient pas uniquement excités par la soif de l'or […] tous étaient plus ou moins animés d'un véritables zèle de propagande religieuse […]. En cela les chrétiens d'Occident faisaient ce que […] les guerriers musulmans, les moines bouddhistes faisaient dans d'autres pays. Ce synchronisme constitue […] un des traits de premier ordre dans l'histoire générale de la civilisation de l'ancien monde. »

Ibid, COURNOT A.A., §572

« Déjà nous avons fait remarquer que la foi dans une prédestination, une élection, une grâce personnelle et spéciale, est singulièrement propre à attacher l'homme à la religion qu'il professe […]. Enfin une telle croyance qui semble tuer la liberté de l'homme, prise dans un sens métaphysique et religieux, devient favorable à la liberté prise dans un sens ecclésiastique ou civil : car, l'esclave de Dieu ne dépend plus des hommes. »

Ibid, COURNOT A.A., §610

La foi religieuse se révélerait donc comme libératrice pourl'homme en tant qu'individu. Mais elle serait encore une forcepour le collectif, une sorte de ciment pour les sociétés réuniesautour de la foi. Ainsi, Ibn Khaldoun explique que selon lui,l'une des raisons pour lesquels les Etats, Royaumes ou Empiresmaghrébins du 14ème siècle se sont effondrés, c'est parce qu'ilsne disposaient plus d'une religion commune, qui seule étaitcapable de rassembler les hommes et les forces.

Cet extrait confirme bien que pour Ibn Khaldoun, la religionétait le ciment de l'unité de la société, mais il révèle égalementl'un des pivots de la conception que ce dernier avait identifié ausein des sociétés maghrébines de l'époque, qui concerne leconcept de l'esprit de corps. Avant d'aller plus loin, il faut savoirque dans son analyse, l'auteur établit que le Maghreb étaitcomposé de deux structures communautaires très différentes ; ony trouvait d'une part des structures tribales, de l'autre descommunautés villageoises. Ainsi, il définit les structures tribales– les tribus – comme des formes d'organisations politiquesautonomes, dont l'organisation militaire était capable d'assurée

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« « Une dynastie qui commence sa carrière en s'appuyant sur la religion double la force de l'esprit de corps qui aide à son établissement. » «  La religion enseignée par un prophète ou par un prédicateur de la vérité est la seule base sur laquelle on puisse fonder un grand et puissant empire »[…] Or les Etats maghrébins du 14ème siècle ne disposent plus de ce puissant facteur de cohésion. Depuis l'effondrement de l'empire almohade (13ème siècle) l'orthodoxie s'est établie définitivement dans toute l'Afrique du Nord […] la disparition de ce particularisme idéologique, ciment des précédents royaumes, a été une cause nouvelle de fragilité des Etats, à partir du 14ème siècle. Tribus, chefs, ministres peuvent passer du service de l'un à l'obédience de l'autre avec une facilité bien plus grande qu'avant. »

LACOSTE Y., Ibn Khaldoun, Naissance de l'Histoire, Passé du tiers-monde, p121

sa propre défense. En revanche, les communautés villageoisesn'étaient pas capables d'assurer leur propre défense et devaientdisposer d'une aristocratie dirigeante, qui s'appuyait elle-mêmesur des armées de mercenaires ou des troupes d'esclavesmiliaires53. Il poursuit en avançant que la tribu était composéed'hommes libres, et que la tribu était une société où la classeexploiteuse n'était pas nettement individualisée. C'est ici et dansen ces structures tribales qu'apparaît l'esprit de corps qu'IbnKhaldoun ne parvient à simplifier - tant l'osmose de cet état dugroupe semble délicate à synthétiser – et qu'il nomme l'asabiya.

Yves Lacoste insiste longuement sur la complexité de cettenotion d'asabiya, aussi nous n'allons pas chercher à la présenteravec exactitude mais plutôt nous pencher sur les caractèresqu'elle révèle et qui nous intéresse quant au développement denotre sujet. Ainsi, l'asabiya serait un ensemble decaractéristiques sociales et politiques qui seraient les conditionsnécessaires pour qu'une tribu puisse conquérir et conserver unempire. Mieux, elle est la force qui permettrait à une tribu decréer un Etat, une force issu de l'esprit public, de la solidaritéentre chacun des membres de la tribu.

53 Ibid, LACOSTE Y., p40

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« Ces interprétations qui font de l'asabiya, la « solidarité sociale » au sens le plus général, ne rendent absolument pas compte du caractère essentiellement tribale du phénomène, elles passent sous silence un de es éléments constitutifs : le rôle primordial de chef qui domine la tribu. […] C'est principalement dans les activités guerrières que l'asabiya traduit la cohésion du groupe tribal […] « pour protéger leurs campements contre les ennemis du dehors, (les tribus badawi) ont chacune une troupe d'élite […] les plus distingués par leur bravoure. Mais cette bande ne serait jamais assez forte pour repousser des attaques, à moins d'appartenir

On voit ici que l'asabiya et l'esprit de corps se manifeste autravers de la force guerrière, on peut même considérer qu'ils ensont indissociables. Cependant, et pour finir sur cette notion, ilest intéressant de noter que pour Ibn Khaldoun l'asabiyacorrespond à un certain état au niveau du développementéconomique d'un groupe. Selon lui, au delà de la distinctionstructure tribale et communauté villageoise, la sociétémaghrébine se divise en deux types de sociétés imperméables etantagonistes : l'umran badawi, sorte de stade premier del'organisation du groupe – les nomades en font partie et en sontla forme la plus rudimentaire - et l'umran hadari qui est le stadesupérieur et dernier, et est assimilable au niveau des civilisationssuburbaines et citadines.

Pour Ibn Khaldoun, toute civilisation naît dans l'umran badawiet tend à se développer jusqu'à atteindre son stade le plus évolué,l'umran hadari qui, paradoxalement, annoncera sa décadence.Ainsi un basculement existe entre l'umran badawi et l'umranhadari, tout comme il en existe un au sein même de l'umranbadawi. En effet, à un certain état au niveau du développementéconomique, l'umran badawi passe de l'état sauvage etdestructeur à celui où il est en capacité de former un Etat54. C'estlà, le dernier caractère de l'asabiya selon Ibn Khaldoun.

54 Ibid, LACOSTE Y., p151

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à la même famille et d'avoir pour l'animer le même esprit de corps. Voilà ce qui rend les troupes composées d'Arabes (du désert), (umran badawi), si fortes et si redoutables ; chaque combattant n'a qu'une seule pensée, celle de protéger sa tribu et sa famille... Sous l'influence de ces sentiments ils se soutiennent les uns les autres ; ils se prêtent un mutuel seours et se font redouter de leurs ennemis. Pour demeurer ensemble dans l'umran badawi, on doit avoir le moyen de se défendre, l'esprit de corps c'est le sentiment qui porte à résister, à repousser l'ennemi, à protéger ses amis, à venger ses injures. » »

Obcite, LACOSTE Y., p141

Ainsi, l'asabiya qui était le moteur du devenir de l'Etat est ruinédès qu'il se réalise55.

Cette seconde partie a été l'occasion de voir que non seulementla tradition, mais également que la foi religieuse étaient descomposantes du commun, capable d'offrir la possibilité auxindividus de jouir d'une liberté. Ainsi, on peut assimiler cetteénergie commune à l'esprit de corps – l'asabiya - des structurestribales maghrébines du 14ème siècle. Cependant, et en ce quiconcerne ces sociétés, un tout autre caractère est mis à jour. Ilconcerne la capacité physique et matérielle au combat dontdoivent disposer les membres de la structure, c'est là unecondition pour pouvoir être libre, en tant qu'individu et en tantque membre de la structure commune.

Croyances et traditions communes se révèlent être les vecteursde l'unité d'une société. Elles sont les créatrices de la force dugroupe, permettent de le souder autour de valeur commune ; quide ce fait sont quasi immuables et, permettent à la société dedisposer d'une certaine stabilité, apparemment nécessaire à sondéveloppement. Ainsi, il est possible d'éviter un certains chaosqui serait du à des retournements permanents de la part desmembres de la société en place comme le présente Ibn Khaldounà propos des chefs capables de passer du service d'un chef àl'autre56 . C'est la presque une question de morale, question quiapparaît donc fondatrice pour le commun et pour l'individu, elleassure protection et assurance au groupe.

Malgré tout, et ce sera là la question par laquelle nous allonsconclure ce travail, ne peut-on pas considérer le communcomme une limite au développement, au dévoilement simple, del'individu ? Typiquement, on peut prendre conscience de cettelimite en considérant ce qui fait ou non art, ce qui est ou nonreconnu dans le domaine de l'art, de la production artistique. Ilapparaît en effet que des choses soient belles, morales, pieuses,et que d'autres ne le soient pas. Ainsi, cela vaudrait à certains

55 Obcite, LACOSTE Y., p15656 Obcite, LACOSTE Y., p121

51

d'être reconnus, publiés et à d'autres de ne pas l'être. Cependant,et à partir du moment où l'on parle de la notion de goût, on parled'un commun, de valeurs transmises qui font corps, on pourraitdire accord, avec le reste de la société. Mais quels peuvent bienêtre les critères qui valent à certaines productions d'êtreconsidérer comme émergent de l'art, ne peut-on pas considérerque ces critères sont issus de la transmission d'un commun, voired'une formation académique, sociétale ? Avec formation aucommun par sa transmission, ne peut-on pas considérer quel'individu, l'homme seul avec ce qu'il est, son alèthéia estabandonné, quasiment méprisé ?

C'est là le questionnement principal sur lequel nous allonsmaintenant nous attarder.

2. La formation au commun comme limite ?

Comme nous le disions en introduction de cette seconde partie,il semble que toute organisation nécessite la mise en place d'uncode commun57. Ce code commun apparaît comme une nécessitépour qu'un groupe puisse s'articuler et éviter sa dissolution. A cepropos, M. Serres rappelle que le contrat qui est établi entredeux ennemis est un gage d'assurance au combat, les partis sontd'accord sur le fait qu'elles soient en désaccord. Ainsi, il va plusloin en rappelant qu'avec les nouvelles technologies et armesmilitaires, les hommes et les Etats ennemis se sont finalemententendus, ralliés dans un même camp, contre leurs propresarmes, qui elles pourraient conduire à la destruction del'humanité, voire de la planète58.

Si l'on assimile le contrat et l'accord au code commun d'unesociété, il semble qu'il se révèle comme une nécessité, unecondition pour la vie, voire la survie de tous. Ainsi, on peutconsidérer que le commun dont nous parlions dans la partieprécédente émergerait du contrat entre les partis, et qu'il est unecondition de vie pour les sociétés.

57 Voir II, 1. La formation de l'individu au collectif58 Obcite, SERRES M., p22

52

Dans l'histoire, un tel code commun se serait matérialisé sous laforme des paradigmes de la société, dont chaque élément,chaque doctrine auraient disposé de la reconnaissance socialequi, seule aurait permis au commun d'être estimé par lesmembres de la société.

Nous avons déjà approché la notion de reconnaissance sociale àpropos de la mise en place de la forme monnaie dans notrepartie I59. Cependant, il semble que bien d'autres formes aient étéreconnues socialement, nous pourrions en effet reprendre chacundes éléments avancés précédemment - croyances, traditions,etc... - mais nous allons nous attarder sur les moyens, lesobjectifs qui ont motivé l'établissement des paradigmes dessociétés occidentales.

Pour cela, nous pourrions parler de la mise en place desuniversités, des écoles, des lois ou encore des constitutions,enfin de l'ensemble des textes, des livres qui ont permis lafondation des sociétés. Mais nous allons plutôt observer cesétablissements du point de vue des méthodes utilisées. Cournotnous explique que pour atteindre la foi, l'homme doit pouvoirêtre capable d'humilier sa raison, que c'est là une voie pourtrouver la paix dans son âme, l'homme doit faire preuve desoumission pour se rendre compte. C'est là un premier élémentremarquable que de voir que la soumission peut-être une voiesur le chemin du commun, argument que soutient Ibn Khaldounà propos des communautés villageoises des sociétéshydrauliques. En effet, pour lui, ces communautés sont nonseulement soumises à une très forte exploitation, mais elles sontégalement inhibées par l'idéologie religieuse, et encore soumisesà l'aristocratie dirigeante qui leur son seul moyen de protection60.Ainsi on voit que la notion de soumission est une premièreforme d'ordre capable d'assurer la reconnaissance sociale à uneidée, une doctrine. Ceci est d'autant plus fort que dans lessociétés d'Europe occidentale, un véritable dogme a été mené enfaveur de l'idée, des idées. Cournot nous explique par exemple

59 Voir I, 1, b. La Fabrique de l'ordre marchand60 Obcite, LACOSTE Y., p39

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que dans ces régions l'idée, le souvenir commun avait été utiliséspour créer l'unité politique au delà des liens de sang quipouvaient exister entre les membres des sociétés.

Cet extrait témoigne de la prépondérance des idées dans lessociétés d'Europe occidentale. Ici, ces idées, «vraies ouromanesques » assurent l'unité politique, mais elles en arriventégalement à déterminer des faits à titre de réalités ! Il sembleque ce soit là une grande différence avec la société chinoise elleaussi laisse une grande place aux idées, au récit, mais qui n'ometpas de les considérer comme tel. Dans la société chinoise, unesorte d'entente, d'accord, presque une danse se met en placeentre le récit et le monde « réel » tandis que dans les sociétésd'Europe il semblerait que les idées soient le réel, et ce quelquesoit leurs origines.

Ce phénomène, Cournot le désigne par le contraste du principeartificiel d'unité, et du principe naturel de diversité. Et pourétayer son propos, il présente la paix romaine, qui selon lui enest un exemple typique.

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«Quand nous parlons d'hybridité et de type hybride, nous avons en vue les traits moraux, bien plus que les traits physiques, l'alliance des caractères, des instincts, des souvenirs et des idées, bien plus que l'alliance du sang : car, le génie d'une nation peut se constituer et se transmettre indépendamment de la transmission du sang […] En conséquence, le prestige des souvenirs, l'influences des traditions vraies ou romanesques, maintiennent dans l'esprit des peuples l'idée d'une unité politique. […] Dans un sens réaliste, ce n'est là en grande partie qu'une illusion, une fable convenue : mais l'ordre des idées, c'est tout autre chose. Or, ces idées mêmes, ces traditions, telles que les mots qui expriment, déterminent à leur tour des faits, et des faits considérables, à titre de réalités. »

Obcite, COURNOT A.A., §600

Ce nouvel extrait confirme que la civilisation d'Europe a étésujet à une sorte de manipulation, une mystification qui dans lecas de l'Empire romain l'a conduit à sa chute. L'unité avait faitperdre les valeurs singulières des peuples de l'Empire romanisé,et avec cette perte, elle avait dissolu le cœur des hommes. Acela, on peut objecter que dans la réalisation de l'unité, l'Empireen construction construit une nouvelle identité, une chimèreriche de la diversité de tous. Ainsi, observons un autre regard del'analyse de Cournot :

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« Nulle part, mieux que dans les traits généraux de l'histoire de notre monde occidental, ne ressort le contraste du principe artificiel d'unité, et du principe naturel de diversité […] Aux destinées, au nom de Rome se rattachent à toutes les époques les destinées du principe de civilisation unitaire […] Hors de l'Italie, là où les semences de la civilisation grecque se répandaient déjà sous l'influence de Rome, les longues années de la paix romaine ont laissé beaucoup de constructions monumentales dont les débris nous étonnent encore, mais rien de vraiment grand dans les annales de l'esprit humain : tandis qu'elle a ruiné, au sein de tant de populations romanisées, l'esprit guerrier et le patriotisme local qui auraient été les meilleures digues contre les invasions germaniques. »

Obcite, COURNOT A.A., §601

« Rome poursuit ses destinées, consolide et étend son Empire, opère la fusion des nationalités vaincues […] sa langue, ses institutions et ses lois, inspire aux races germaniques qu'elle ne subjugue pas mais qu'elle commence à civiliser, un respect pour son nom qui lui conservera sur elles une sorte de domination moral et durable alors même que sa puissance aura succombé sous leurs coups. […] Rome s'établit et se fortifie, humainement protégée par l'idée que l'on a du droit de la Ville par excellence au gouvernement du Monde. […]

La nouvelle identité hybride semble nécessairement fragile, ellecomporte intrinsèquement une certaine instabilité, et le risquequ'elle a d'estomper les valeurs des peuples conquis est sa plusgrande faiblesse. Ibn Khaldoun nous fait état de ce paradoxelorsqu'il présente la phase de création d'un Etat par un groupeumran badawi. Pour lui, ce groupe, en fondant sa ouvellestructure perd les valeurs qui l'ont mené jusqu'alors, alors mêmeque c'est dans la prégnance même de l'esprit de corps que legroupe acquiert sa force.

56

C'est alors que, par la formation des langues et des monarchies modernes, les diverses populations se distinguent mieux les unes des autres, reprennent plus de vie et d'individualité, tout en conservant un air de famille, et toujours en laissant voir ce qui leur manque  : à savoir un fond de traditions et de coutumes vraiment indigènes, natives et populaires, à la vitalité et la spontanéité desquelles ne peuvent suppléer qu'imparfaitement des traditions et des coutumes d'emprunt. »

Obcite, COURNOT A.A., §595 & §596

« Une tribu ne peut conquérir et conserver un Empire que si elle possède certaines caractéristiques sociales et politiques qu'Ibn Khaldoun désigne par le terme d'asabiya. Or cette asabiya, force qui permet à une tribu de créer un Etat, ne peut pratiquement exister que dans le cadre de l'umran badawi. Mais la conquête du pouvoir, […] provoque la disparition de cette asabiya et, par ce fait même, l'inéluctable affaiblissement de l'Etat. »

« L'esprit de corps c'est le sentiement qui porte à résister, à repousser l'ennemi. […] Le peuple qui en est dépourvu ne saurait rien faire qui vaille. »

Obcite, LACOSTE Y., p133 et 141

L'ensemble de ces arguments nous mène donc à considérer lafragilité du code commun dont nous parlions en introduction decette sous-partie. Bien qu'étant le liant, le lien entre les membresdu groupe, le commun détient en lui les fondements de sa propredissolution. C'est pourquoi dans notre troisième partie nousallons nous chercher à voir si l'individu, inséré dans une société,un contexte, donc un commun, est en capacité de se libérer de cesystème. Il semble que jusque là le code commun est étéprépondérant sur l'individu, qu'il le dominait, peut-être mêmeinconsciemment. Dans notre cas, nous allons questionner lamesure dans laquelle un renversement pouvait s'opérer entre lecommun et l'individu, ou comment le collectif et le communpeuvent-ils se former à l'individu. Enfin, cette partie seral'occasion de se demander dans quelles mesures se renversementpeut se manifester, influer sur le processus de production.

57

58

III. La production de ménagement

1. Le Quartette et ses disciples, sources libératrices

Nous avons donc conclu nous deuxième partie sur les limitesque posent le code commun d'une société. Cependant il semblebien que celui-ci ait longtemps été, et soit encore la mesure del'établissement des valeurs. Il a assuré depuis les Anciens jusqu'ànos jours une forme de reconnaissance sociale aux choses dumonde. Dans notre chapitre intitulé l'infériorisation dutravailleur manuel, nous avions relevé le paradoxe dans lasociété grecque de la considération des travailleurs manuels, deshomo faber qui se voyaient refuser le droit de cité alors mêmeque la capacité à la réification était nécessaire à toutesréalisations entreprises par les travailleurs intellectuels61.

Afin de poursuivre le développement de la reconnaissancesociale comme d'un préalable, avant même d'être le ciment detoute production, il nous faudrait traiter de la notion du beau etdu goût. Cependant, cela nous obligerait à approfondir denouveau notre étude, et nous garderons le traitement de cettenotion pour une prochaine étude. Pour se faire, nous pourronsnous appuyer sur quelques textes dont celui de Georges Kubler,Les formes du temps, de Nikolaï Taraboukine, Le derniertableau ou encore sur l'essai de Tewkif Hammoudi, Le rinceaualgorithmique.

Ainsi revenons-en à l'idée de l'homme libre ou libéré dont nousavons parlé précédemment. Au fil de nos lectures et de larédaction, une sorte de quartette s'est révélé, quatre figures quioffriraient à tous d'atteindre l'état de liberté. Nous parlons ici dela croyance religieuse, de la tradition, de l'art de la guerre etenfin de la technique. En ce qui concerne ce dernier point, c'estdans le paragraphe 572 du texte de Cournot que l'on a entrevuque la technique pouvait être une source de libération pourl'homme. En effet, dans cet extrait, il est avancé l'idée que c'est

61 Voir I, 2, a. L'infériorisation du travailleur manuel, p27

59

la combinaison entre la foi religieuse et l'avancé technique quiavait permis aux grands explorateurs de trouver le courage et laforce d'entreprendre leur découvertes. Ainsi, la technique nousest apparue comme le quatrième moyen pour parvenir à laliberté, à la production. On accepte d'autant plus facilement cemoyen que nos autres lectures, notamment celle de HannahArendt concernant la notion de travail sont en rapport avec cetteconception.

Cependant, le paragraphe de Cournot apporte un cinquièmeélément qui diffère des quatre autres. Pour lui, la puissance desgrands voyageurs résulte de la combinaison de deux paramètres,la foi religieuse et les progrès de la science. Ainsi nous apparaîtun élément, hybride qui semble donné une ampleur sansproportion aux quatre éléments singuliers. Retenons-donc lapuissance de cet élément, même s'il reste limité du fait qu'il soitun descendant des quatre éléments premier, qui émergent ducommun.

Mais alors, comment et où trouver une alternative tout aussivigoureuse ? Il semble que ce soit en revenant à l'art de la guerreque nous trouvions un une nouvelle axiomatique. En effet, bienque libérateurs, nos précédents schèmes sont attachés aucommun - ils en sont issus – et apparaissent de fait comme dansl'incapacité de s'en détacher.

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« Au fond, tyrannie et liberté ne peuvent s'examiner séparément, bien quelles se succèdent l'une après l'autre dans le temps. On peut certes dire que la tyrannie suspend et anéantit la liberté et, pourtant, la tyrannie ne peut devenir possible que là où la liberté s'est domestiquée et évanouie, ne laissant que sa notion vide. […] Est rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l'entraîne dans le temps à une révolte contre l'automatisme et à un refus d'en admettre la conséquence éthique, le fatalisme.»

JUNGER E., Le traité du rebelle ou le recours aux forêts, p42

Au delà de réduire la capacité de l'homme à être libre à la simplecapacité au combat, Ernst Junger nous amène vers la question dela solitude. Pour lui, c'est là l'un des chemin pour que l'hommepuisse entrer en écho avec son identité, chemin où, esseulé ilsemblerait enfin pouvoir se détacher du commun et trouver « cevif sentiment de bonheur » ! Comme si dans la solitude résidaitune forme de liberté inaltérable, pour laquelle tout homme seraitprêt à engager la lutte. Comme si un zeste de l'asabiya d'IbnKhaldoun siégeait là où réside la solitude.

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«  […] la solitude. Elle est particulièrement étrange en des temps où fleurit le culte de la communauté […]. paradoxe analogue à celui-ci : à mesure que s'étendent les conquêtes sur l'espace, la liberté de l'individu se resserre de plus en plus. [...] pour entrer dans la lutte, il importe d'être au point avec son identité, [...] il importe que l'homme de la civilisation, l'homme du mouvement et de la manifestation historique se réfère à son essence immuable, supérieure au temps, qui s'incarne et se transmet à travers l'histoire. […] un plaisir pour le rebelle. […] il se met en rapport avec le Tout, source d'un vif sentiment de bonheur.  »

Ibid, JUNGER E., p92

« Le rebelle a pour devise : hic et nunc, car il est l'homme des coups de main, libre et indépendant. Nous avons vu que nous ne pouvons comprendre sous ce type humain qu'une fraction des masses ; et pourtant, c'est ici que se forme la petite élite, capable de résister à l'automatisme, qui tiendra en échec le déploiement de la force brute. C'est la liberté ancienne, vêtue à la mode du temps : la liberté substancielle, élémentaire, qui se réveille au coeur des peuples quand la tyrannie des partis ou des conquérants étrangers pèse sur leurs pays. Il ne s'agit pas seulement de cette liberté qui proteste ou émigre, mais d'une liberté qui décide d'engager la lutte »

Ibid, JUNGER E., p102

Que penser alors des sociétés européennes occidentales où laliberté prônée par les Etats s'appuient sur une rétention vis-à-visde la capacité au combat (droit de port d'armes, etc...) et où seulsles militaires d'Etats sont en capacité de se battre ? Ne peut-onpas considérer que ces Etats entretiennent une forme d'état deléthargie de leur sociétés, presque censurées au combat. CesEtats sont dits en état de paix alors même que les individus quien constituent la masse sont en incapacité physique et matériellede se battre. Ainsi, il semblerait que ce soit ces hommes qui neconnaissent pas l'état de guerre qui forme les Etats en paix, maisne pourrait-on pas parler d'Etats en état de paix partielle, voirefalsifiée. Il est difficile de répondre à ces questions, néanmoins,il nous apparaît bien que la liberté des hommes soit fragile, voireillusoire.

2. L'immaculée libération

Mais alors pourquoi tant d'illusion ? Et la liberté est-elle partoutet a-t-elle été de tout temps sujette à tant de manipulations ?Nous ne saurons répondre à cette question, en revanche et avecl'appui d'un texte de Augustin Berque nous pouvons tenterd'ouvrir le champs de la liberté en nous attachant à l'analyse qu'ilporte sur la notion de paysage au travers des civilisationsaustraliennes d'abord, chinoises ensuite.

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« Si les ancêtres sont présents dans la terre australienne, c'est néanmoins dans une dimension qui n'est pas celle des données immédiates de nos sens. C'est la dimension du Rêve, où le temps du Rêve […] ces manifestations – ce que nous appellerions les éléments du paysage – sont donc systématiquement interprétées, perçues en fonction de ce temps mythique, et c'est cette interprétation dont le travail se reflète sur les toiles des artistes aborigènes. »

BERQUE A., Les raisons du paysage, p70

Enfin, et à propos de la place du blanc dans les représentationspaysagères,

Il semblerait donc que dans le paysage à la chinoise se soit unpatrimoine commun, la tradition qui laisse place et conviel'imagination du spectateur. C'est cette invitation qui nousapparaît remarquable, car bien qu'issu d'un commun, chacun desspectateurs semble disposer d'une forme de liberté etd'interprétation. Avec le blanc, il semble que les représentationschinoises s'ouvre au rêve aborigène et à l'intersubjectivité.

Tout en restant dans cette partie du monde mais en traversanttoutefois la mer de Chine nous arrivons sur les côtes japonaises,là où le haiku témoigne d'une présence, d'un monde où rien n'estanodin et d'un univers qui continue sans relâche de faire signe etsens. Grâce aux haikus, on poursuit ce développement de la

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« A la diversité des termes employés pour dire « paysage », correspond l'idée que le paysage concerne tous les sens, et pas seulement la vue. […] Cette polysensorialité du paysage à la chinoise, Zheng Rikui la pose explicitement dans un texte […] «  Voilà une promenade que je ne pus faire avec mes pieds ; je la fis avec mes yeux. Bientôt une fraîche brise souffla (…) : je me promenai avec mon nez (…) … l'eau était délicieuse (…) : je me promenais avec ma langue (…) … le batelier répondit à toutes mes questions (…) : je me promenai avec mes oreilles. »

Ibid, BERQUE A., p75

« Le paysage à la chinoise, en effet, mise délibérément plutôt sur l'imaginaire collectif et sur les schèmes de l'intersubjectivité, c'est-à-dire sur la relation qui fonde le lien social. Il s'autonomise en proportion vis-à-vis de l'environnement physique. C'est ce dont témoigne en particulier l'usage du yubai, le blanc qu'on laisse volontairement dans l'image de paysage pour y convier l'imagination du spectateur. »

Ibid, BERQUE A., p76

sensibilité, on s'attache à poser des mots sur la simple réalité, onla révèle sans jamais dénié le réel, sans jamais laissé place àl'idéal. Le haijin62 du 17ème siècle Matsuo Bashō disait que seull'art est capable de révéler la réalité – notons-ici que cela estdans la continuité de ce que l'on s'attache à présenter – et il nousinvite à écrire un haiku « comme on abat un grand arbre, commeon désarme un adversaire, comme on fend une pastèque, commeon engloutit une poire ». Pour le haijin, tout se tient, tout est lié,il est un chasseur de sensations qui ne juge pas le réel selon sesattentes, mais qui s'attache à le saisir tel qu'il est.

C'est bien ce mode de saisissement du réel qui nous paraîtimportant dans l'art du haiku et de la représentation paysagèrechinoise. Il semble en effet que dans ces deux cas, l'observateurtente d'entrer en echo avec ce qui l'entoure, qu'il tente d'entrer enecho avec sa sensibilité propre, sa singularité, sans se soucier dujugement alentour.

Ces arts témoignent d'une légèreté face à la réalité qui laisse lapossibilté d'apprécier et de poser des mots sur les faits. Ici, lesobservations ne seront pas jugées futiles, ou non visibles, unflou enveloppe toute production, et c'est de cette enveloppe uepeut surgir l'art, elle en est sa source. Le haiku japonais, ens'attachant à l'expression d'un événement éphémère et singulierdevient dès qu'il est écrit digne de reconnaissance, il est untémoignage d'un instant de vie, un extrait de la beauté du monde.Aussi, et il semble que ce soit dans ce saisissement de l'instantque le haiku trouve la caractère qui fait que lui et son auteur fontœuvre, on peut dire qu'ils font oeuvre d'art.

Nous venons peut-être de révéler ici l'une des différence radicaleentre les arts extrêmes-orientaux et les arts d'Europe occidentale.Alors qu'en Europe il semble que l'art soit lié à la révélationd'une forme de vérité. Et toute production pour être qualifier

62 Haijin : le compositeur de haiku

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« Les poissons ne s'ennuient jamais d'être dans l'eau. » Haiku du XXème siècle, Kamo no Chômei 1155 - 1216

d'artistique doit se présenter face aux schèmes du jugement devaleurs de la société et être appuyée par les membres de lasociété de goût. On peut considérer que de ce côté du globe, l'artqui fait art dispose d'une forme de vérité, d'un caractèreimmuable, propre à l'oeuvre dans la société d'Europeoccidentale. Les grands monuments et l'art de la pierre de nossociétés sont-ils les témoins d'une telle conception ?

Nous ne cherchons pas ici à établir de vérités relatives aux artsextrêmes orientaux ou d'Europe occidentalee mais plutôt àenrichir notre recherche de l'individu libéré et artiste. Ainsi, eten nous appuyant sur nos derniers paragraphes, il semble qu'ilsoit possible d'avancer qu'en Europe est dit artiste celui qui estreconnu par ses pères - donc par le groupe. Devenu artiste, il estpublié, exposé et est en capacité de continuer à développer sonart, l'artiste né tente de perdurer. En revanche, en Asie, l'artisteest celui qui saisit l'instant, le réel, ainsi dès qu'il produit ildevient artiste, mais du même fait, son état d'artiste est aussiéphémère que l'instant de sa production, que l'instant saisi.

3. Emergence de l'artiste démodé

Dans un tel système, l'état d'artiste n'a pas plus de légitimité quecelui du temps qui passe. Néanmoins, cela offre à la productionle privilège du mouvement, elle est libérée et peut s'offrir à toutêtre pour qui le temps passe, et donc à tout être ici présent dansle monde de l'espace-temps, mort ou vivant !

Les arts extrêmes-orientaux nous ont amené à considérer un artqui n'est art qu'au moment même où il émerge. La choseproduite ainsi dévoilée restera une chose dans le monde réel,tandis que l'individu qui l'a produite – l'artiste - disparaîtra aumoment même où son œuvre s'achèvera. Il existe donc uneforme de mouvement entre la chose produite et le producteur,l'un et l'autre ne sont pas lié et reste dans un état instable,comme il existe un mouvement pour le producteur lui-même. Eneffet, dans ce système il est en mesure de poursuivre ses actesartistiques, comme, et c'est là la chose nouvelle, il peut se

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révèler en incapacité de produire de nouvelles œuvres, en pareilcas, son état d'artiste serait amené à s'évanouir.

Cela nous conduit à la notion de mouvement que nous allonsdéfinir en nous appuyant sur les définitions du Cntrl qui noussemblent correctes. Ainsi, la définition générale du mouvementest le déplacement (d'un corps) par rapport à un point fixe del'espace et à un moment déterminé, mais il existe égalementd'autres formes de mouvements en physique, notament lemouvement relatif qui est le mouvement d'un corps considérépar rapport à des repères qui ne sont pas nécessairement fixes ouencore le mouvement vibratoire, mouvement d'un corps effectuéde part et d'autre de sa position d'équilibre. Ainsi, et selon lesformes de mouvement il est possible d'avoir des degrés demouvement différents. En effet, alors que dans son cadregénéral, le mouvement est considéré par rapport à un contextefixe, il peut se développer jusqu'à devenir le mouvement d'uncorps par rapport à lui-même.

Faisons-donc un parallèle avec les notions de tribu et decommunautés villageoises dont nous avons traité préalablement.Selon Ibn Khaldoun, la communauté villageoise est unestructure sédentarisée, voire immuable et on pourrait considérerque cette structure est assimilable au mouvement dans sa formegénérale. Le contexte est fixe, et seul les éléments – lesindividus – sont en capacité de se déplacer. Toutefois, et pourdiverses raisons – assujettissement pour la protection,méconnaissance ou incapacité à l'autonomie - ils sont attachés àleur contexte, leur communauté qui elle-même est soumise àl'ordre d'un chef. A l'inverse, la tribu en ce qu'elle offrel'autonomie guerrière et l'intelligence locale semble témoignerd'une témérité face au mouvement qui nous amènerait à penserqu'au sein même de chaque individu de la tribu le mouvementexiste. En quelque sorte, la tribu et ses constituants seraient enposition d'équilibre instable, en mouvement vibratoire.

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4. Territoires en équilibre

Une telle organisation en mouvement semble nourrir, etdévelopper la diversité du territoire, et ainsi nous rapprocher del'approche d'Alberto Magnaghi. Lorsqu'il analyse les mutationsqui ont eu lieu en Italie après la crise des systèmes deproductions industriels des années 70-80, et qu'il présente larésurgence des valeurs territoriales « locales » commeindicateurs de richesse et qu'il ajoute que la soutenabilité dudéveloppement implique que la production de territorialité soitconçue comme un facteur de la production de richesse63 , onpeut considérer qu'il défend l'idée d'un territoire complexe, àl'écoute de son milieu, capable de muter ses activités pourconserver un équilibre soutenable. On peut bien parler deterritoire, d'activité et d'acteur en mouvement.

Il parle aussi d'un équilibre qui doit-être trouver entre lesdifférentes échelles du territoire, pour cela il introduit le conceptdu glocal, la recherche d'équilibre entre local et global, ou uneforme de globalisation par le bas où on recherche la croissancedes sociétés locales, la diversification et la solidarité entre lespartis64. Pour lui, il doit y avoir une production sociale duterritoire, où l'habitant est habitant-acteur, habitant-producteur,et doit-être le 3ème acteur du système administratif territorial65.Le développement doit-être un développement local auto-soutenable, et la soutenabilité doit s'appuyer sur le modèlesocio-économique qui permet de conserver et valoriser latypologie et l'individualité des lieux. Ainsi, en préservantl'identité territoriale, on œuvre pour une identité de longuedurée.

63 MAGNAGHI A., Le projet local, p2764 Ibid, MAGNAGHI A., p2665 Ibid, MAGNAGHI A., p51

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L'identité, voilà un sujet d'importance, elle seule garantit ladiversité et la complexité des formes. Dans un contexte où lesidentités sont préservées, on peut considérer que l'identité enconstruction – celle qui émerge de la rencontre entre lesdifférentes identités – enrichie l'identité d'origine, elle vient s'ysuperposée. Ainsi, l'identité d'origine devient une accumulationdes identités en constructions, elle est cette chose sur laquelle lesmarques sont laissées, puis transmises ou oubliées.

Préserver l'identité d'un territoire c'est donc préserver l'identitédes individus qui habitent sur ce territoire, et préserver l'identitéc'est s'assurer qu'elle soit en mouvement, qu'elle s'enrichisse.Ainsi, adapter le développement au territoire sur lequel ils'exerce, c'est oeuvrer pour l'identité territoriale, et c'est êtrecapable d'identifier les capacités – qualités ,défauts, forces enprésence – d'un territoire. Pierre angulaire de la pensée de A.Magnaghi, on peut considérer qu'avec le développement adaptéau territoire, on développe l'idée de mettre en relation le déjà-là,de l'améliorer, et de le dévoiler. Ainsi, nous en revenons à lanotion de production et de produire que nous avions évoquédans les parties précédentes66. Nous y avions établi un rapportentre rapport social et production sur laquelle on peut icis'appuyer en considérer que le rapport social – la relation – enentretenu entre le développement et le territoire – et lesindividus qui le constituent.

S'appuyer et s'adapter au territoire et ce local, cela serait donc unmoyen d'établir un rapprochement entre le déjà-là et l'émergencede ce qui y sera. Ainsi, sur le chemin de la production et de l'art,la recherche de sens avec ce qui est ici apparaît comme unfondement nécessaire, elle est de ces éléments qui mène à laliberté de l'individu, étape vers l'art de faire, et l'art d'être.

Envisageons maintenant un territoire au fort potentiel,l'établissement d'un groupe d'homme y est judicieux. Cependant,et comme on l'a vu avec Ibn Khaldoun, les structures onttendance à toujours rechercher le développement, en dépit du

66 Voir I.1.b., p20

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fait qu'il puisse les mener à la décadence, les groupes humais onttendance à user des capacités d'un territoire pour leur profit.C'est avec ce basculement que la société en cours dedéveloppement uitte l'adaptation au territoire, car il ne faut pasoublier que quelques soient ses capacités, le territoire possèdedes limites qu'on pourrait nommer des limites énergétiques.Platon avait développé l'idée que la taille limite pour une villeétait de 5000 habitants. Selon lui, c'était là, une condition àl'application de la démocratie directe, qui en Grèce était lacondition fondamentale de l'existence de la cité.

Y. Friedman a repris cette idée de taille limite du groupe, et ilnous apparaît important de nous attacher à cette notion qui serévèle être un nouvel élément sur le chemin de la liberté del'individu.

Enfin, et pour finir sur notre approche du territoire, A. Magnaghidéveloppe l'idée d'une mise en réseaux de villages, quiformeraient le tissu de la ville. Chacun d'entre-eux aurait unsavoir particulier et le territoire pourrait participer audeveloppement de la structure global. Il apparaît toutefois quepour conserver un équilibre, et une indépendance, la structureglobal comme les entités village se devrait de ne pas être inter-dépendante de la production ou de la productivité de l'autre67.Cette indépendance, c'est celle des tribus, alors et plutôt qued'envisager une mise en réseaux de villages autour d'une ville,peut-être faut-il oeuvrer pour la structuration d'un rhizome detribus.

Dans une telle organisation, fini l'équilibre statique, etl'architecture de pierre du commandant architecte. Nous arrivonsdans des contrées méconnues et méprisées car non tracées. C'estle lieu d'expression du mouvement, des structures en équilibreinstable, là où la production devient barycentre.

67 Voir E.Callenbach et les réseaux de villes autour des gares au Brasil

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III. Produire la guerre sainte

Au fil de ce travail, nous avons établi certains critères quipermettraient à l'homme de se libérer en société. Aussi, et cesont les formes émergentes de ces hommes libérés que noussouhaiterions analyser dans un travail postérieur. On pourrait parexemple étudier les diverses productions issues des sociétésreligieuses et guerrières. Se pencher sur les productions de cesorganisations - architecturale comme technique – permettrait deconsidérer des réaliations qui du point de vue de notre analyse –et des critères en cours d'élaboration - peuvent-être qualifier deproduction et d'oeuvres artistiques. Une telle étude permettraiten quelque sorte de découvrir l'aléthéia d'hommes libres qui, lesachant ou non, était sur le chemin de l'homme artiste et faisaitleur pas vers l'habiter en tant qu'artiste.

Enfin et avant de finir, je souhaite revenir et insister sur lafragilité de la notion de bon et de mauvais goût. En effet, et audétour d'une soirée avec l'ami cité précédemment, où nousprofitions des bords de la Garonne et de la cité toulousaine, nousavons observé un phénomène qui nous a révélé l'existence deplusieurs réalités !

Face à nous, et sur l'autre rive se dressait la grande roue. La nuitétait tombée et toute illuminée, son reflet vacillait au gré desmouvements de l'eau. Cependant, la forme global du refletrestait intacte, trop intacte ! Installés, nous nous étions d'abordattardé à la forme ellipsoïdale du reflet, mais et alors que nousnous étions mis en route pour rejoindre l'attraction, voilà que lereflet était revenu face à nous ! Etonnés, nous avons donc pris letemps de nous interroger :

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- Reflet, réalité partagée et réalitées partagées -Toulouse, août 2014

« - Regardes, tout à l'heure le reflet était face à nous et on étaitsur la berge, et là, le reflet est encore face à nous alors ue noussommes sur le pont ! - Vas-y on continue d'avancer pour voir. - Oui, regardes, le reflet est toujours là, il avance avec nous, ilest donc en même temps face à la berge, face à toi sur ce pont etface à moi ! - Du coup, au même moment, on a un reflet sur l'eau face ànous, et un reflet sur l'eau face à la berge, au même instant, etdans la même réalité, il y a donc des réalités différentes ! »

Nous venions donc de faire la découverte que la réflexiondévoilait une vérité multiple, un monde réel et une réalitédifférente en un même instant ! L'espace est modifié selon lepoint de vue de la personne, ce qui nous amène à considérer quelorsque la vérité de l'espace-temps se dévoile, elle est multiple !Ainsi, et à peine objectivé – passé et vécu par un être vivant - oumort, le monde réel n'est plus objectif !

Ce qui est soulève un point intéressant quant à la notiond'objectivité. En effet, en faisant un parallèle avec ce qu'onnomme l'objectif - l'oeil humain ou l'objectif de tout appareilphotographique – on voit que dès qu'il y a transmission àl'objectif il y a déformation par le sujet récepteur, subjectivité.Dans un tel cas, comment pouvoir se permettre de définir ungoût, où trouver les repères du jugement ? Finalement, pourquoijuger ? Pour la liberté ?

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Postface

Pour finir ce travail, voici un texte qui tente de poser les basesd'une pratique architecturale singulière. L'objectif annoncé estde permettre à tous et chacun des membres du chantiers des'approcher de son état d'être en tant quartiste, pour quefinalement il soit donner à chacun d'entre la possibilité d'habiteren tant qu'artiste.

a. Préambule

Vers la place libérée, c'est l'histoire d'une place accordée àl'autre. Comme un silence dans une phrase, l'architecture doitdécouvrir une place, oeuvrer par le défrichage initial, qui seulpermet d'accorder une place à autre chose, elle même conditiond'émergence d'autres choses, d'espaces et de bâtiments68. Lesespaces se révèlent par la distance entre les bâtiments, end'autres termes par la distance entre ce qui est produit.

Heidegger nous parle de cette place comme de celle qui permetle rassemblement, qui crée le lieu. Rassemblement et place sontbien de ces choses qui instinctivement semblent servir larelation, la société, cette mise en lien servant l'architecture, l'actede bâtir. Bâtir, habitation, ensemble liés par leménagement comme trait fondamental de l'habitation69, l'êtresimple de l'habitation.

Le ménagement, se présente comme une sorte de fondement dubâtir, donc de l'habitation, comme de l'individu. Ce ménagement- être mis en paix, préservé et libre - est également un préalable,presque un fondement à toute forme de bâtir, donc et pluslargement de pro-duire.

68 Obcite, HEIDEGGER M., p18469 Obcite, HEIDEGGER M., p176

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b. Les valeurs du chantier

Le chantier comme lieu de la production, devient le lieu dudévoilement, cet expression de la vérité émergente devant nous,l'Alètheia. On peut ainsi considérer que le chantier est relationsentre les choses présentes sur terre, un tout, comme une équipe,un corps. Les individus, le commanditaire, les constructeurs,leurs savoirs, les matériaux, l'espace-temps, l'instant, tout ce quia trait à ce qui est présent peut-être considéré comme membre del'équipe, de la vérité du chantier.

Ainsi, considérer la valeur du chantier c'est considérer leproduit, par tous et chacuns. Cela nécessite de fait de s'adapteraux besoins et aux capacités de chacuns des membres, c'est l'unedes trois valeurs du chantier, les deux autres étant l'achitecture etla valeur de la mise en œuvre du fabriqué, l'amour de la matièrerespectueusement mise en œuvre. Ces deux dernières valeursseront et doivent être partagées par chacun des membres del'équipe, il s'agit du liant, la volonté commune, raison durassemblement. Concrètement, l'objectif du chantier est demettre tout en œuvre pour diminuer les coûts dans le butd'augmenter au maximum les valeurs chantiers, savoirs, produits(construits ou écrits) et besoins.

c. S'adapter aux capacités

Le projet ainsi considéré est tel un organisme vivant, à l'oeuvrede l'habitation, le mouvement est sa condition fondamentale. Cetorganisme doit-être en capacité de déterminer sa proprecapacité, celle du corps (de l'équipe), la commande doit-êtreréalisable de tous points de vue, les besoins de l'équipe, aussiminimes qu'ils soient doivent pouvoir être satisfaits (nourritureet abris), tandis que les intentions du commanditaire doivent êtresatisfaites, cela qu'il soit en capacité « totale » de réaliser unehabitation achevée, ou qu'il soit en capacité « partielle » qui luipermette de disposer d'une habitation « en chantier ». Dans tousles cas, le corps doit-être capable de s'adapter à ses capacités,elles seront origine et moteur.

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d. De l'action à l'action

La production se fera par l'action, par itérations de ce qui est, oua été produit. Aucun plan préalable n'aura été établi, lemouvement et la production de chacun des membres successifsdu chantier seront les garants de l'habitation émérgente.Rassemblés autour du produit, de la production émergente, lelieu s'ancrera dans le mouvement, tant physique qu'intellectuel.La remise en cause sera le générateur du projet.

e. Pourquoi

Une telle démarche est motivée par la volonté de retrouver lelien avec le chantier comme lieu de production. Là, entrematières et matériaux, l'art comme expression des êtresproduisant se voit offert une place. En mettant ainsi enmouvement les « masses constructrices », on recherche un autremoyen de révéler, de rendre les individus acteurs de l'habitation,en ce qu'elle est local et global – elle est ce tout qui est iciprésent dans le mondes des vivants70.

En quelque sorte, si l'architecture naît de la place libérée,défrichée, l'abri et l'ombre formés par le toit, le produire del'habitation pourrait bien retrouver de son allant en s'élevant dela base vers le sommet de la pyramide, des « massesconstructrices » vers l'élite « constructive », ou comme Fourierle présente, en privilégiant le domestique au lieu du politique71.

f. Les questions

Comment fabriquer une habitation en mouvement en toutelégalité ? Faut-il envisager de réaliser des plans successifs, dePC modificatifs en PC modificatifs ? Ou bien faut-il se chargerde bénéficier d'une politique plus domestique ?

70 Obcite, HEIDEGGER M., p18871 BARTHES R., Sade Fourier Loyola, Fourier, p90

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Ecrits personnels

1L'Habitation, plus que murs, un toit. Alors pierre ou terre, là n'est pas le sujet. L'émergence de l'artiste réside en l'abri, cette place protégée, protégeante, protection. Il est essentiel de produire des toits, non des murs.

2L'enclos ouvert, juste retour à l'Ω. Le O-ouvert plus que le a-privatif.

«Idéal» de la formeHabitation

Essence de la forme habitation en tant que lieu du ménagement. Point de murs !

Conséquence 1èreL'enclos ouvert est par essence agité par l'espace (l'infini, l'air, l'étendue). De fait, on peut considérer qu'il soit mobile, renouvelé, modifié, vivant.

L' enclos ouvert, lieu d'expression du temps.

3Salaire et liberté,Avec le travail payé, le salaire, on garantit à l'esclave ses libertésd'ouvrier.

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4Argent et responsabilité, le paiement comme assurance

L'argent délocalise la responsabilité vers le payé, celui qui reçoitle paiement. En augmentant le nombre d'échanges payés, on augmente le nombre de rapports payeurs/payés, ce qui pour conséquence d'opacifier la lecture des responsabilités.

5Le temps pour seul signature, unique propriétaire. Ephémère, l’œuvre atteint l’impérissable propriété,Datée.

6La mise en défaut de la remise en cause amène à l'esclavage

7La toile, matérialité en architecture

En capacité de mettre en mouvement, Générer ombres et lumières.

8Le foncier, en nos Etats sédentaires,

Unique forme fixe de flux en perpétuel mouvement,il est ce physique qui ancre l'abstraction monnétaire.

L'ombre du toit comme reflet de la plus-value cristallisée.

9La mise en défaut de la remise en cause amène à l'esclavage

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Remerciements

Ma famille, Tewfik Hammoudi et Jean Lévèque, mes colocs et les amis qui accompagnent ce chemin et aident à cette formationquotidienne.

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Table

Préambule - Buenaventura – les intuitions p8

I. Introduction – Notions « guides » p131. La marchandisation des formes p142. Entre art et artisanat p263. Ménagement et produire p33

II. Ménagement de la production p411. La formation de l'individu au collectif p422. La formation au commun comme limite ? P52

III. La production de ménagement1. Le Quartette et ses disciples, sources libératrices p592. L'immaculée libération p623. Emergence de l'artiste démodé p654. Territoires en équilibre p67

III. Produire la guerre sainte p70

Postface p75

Ecrits personnels p80

Remerciements p82

Table p83

Bibliographie et sitographie p84

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Bibliographie et sitographie

ARENDT H., Condition de l'homme moderne, Editions Pocket, 2002

BARTHES R., Fourier Sade Loyola, Editions du Seuil, 1971

BENJAMIN W., Paris Capitale du 19ème, Edition électronique, 1939

BERQUE A., Les Raisons du paysage, Editions Hazan, 1995

BOUCHAIN P., Construire en habitant, Editions Actes Sud, 2011

COURNOT A. A, Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire / Tome III, Librairie Philosophique J.VRIN, 1982

GAUTHIER A., Aux frontières du social : L’Exclu

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ATLAN et BIANU, Haiku du XXème siècle, le poème court japonais d'aujourd'hui,Editions Gallimard, 2007

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