2009 - Postone - Théorie Critique Et Réflexivité...

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1 Théorie critique et réflexivité historique MOISHE POSTONE Les transformations profondes des dernières décennies ont fait apparaître la nécessité prolongée d’une théorie critique du capitalisme et les faiblesses théoriques d’une bonne partie de ce que l’on a rangé sous l’étiquette de postmarxisme 1 . L’expérience historique et la trajectoire du XXe siècle semblent toutefois également avoir permis de vérifier que, pour qu’une telle théorie soit adaptée au monde moderne, elle doit se distinguer des critiques marxistes traditionnelles du capitalisme, et ce, sur une série de points importants. Une relecture de Marx centrée sur une pensée de la réflexivité théorique et de la spécificité historique pourrait, me semble-t-il, contribuer à la constitution d’une telle théorie. Une telle démarche occupe une place centrale dans le projet critique de Marx et elle distingue fondamentalement ce projet de la philosophie d’une part, et de la science sociale positiviste d’autre part. En présentant les éléments d’une telle relecture de Marx, j’esquisserai le développement de sa conception du rapport à la philosophie, à la théorie sociale critique et à l’histoire. DÉPASSER LA PHILOSOPHIE DANS LA THÉORIE SOCIALE Comme chacun sait, Marx conclut ses « Thèses sur Feuerbach » (1845) avec la 11 e thèse selon laquelle, « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer » 2 . Loin d’être un simple appel à l’action hostile à la réflexion théorique, cette thèse attire notre attention sur la question du rapport qu’entretient la philosophie avec la vie sociale et par voie de conséquence, avec la théorie sociale. Marx aborde cette problématique centrale des « Thèses sur Feuerbach » en opposant matérialisme et idéalisme. L’un et l’autre restent prisonniers de leurs propres limites : le matérialisme ne conçoit la réalité qu’en terme d’objet et ignore toute dimension active et subjective ; l’idéalisme, lui, saisit bien cette dimension, mais en la dissociant de toute activité concrète 3 . Loin de prendre le parti du matérialisme, Marx, à la différence de bien des penseurs dans la tradition marxiste, se montre critique des deux points de vue. Il voit dans leur opposition le signe d’un dualisme sujet/objet caractéristique de la philosophie occidentale moderne. Il vise alors à dépasser ce dualisme même, ce qui, selon lui, n’est possible que dans le cadre d’une démarche privilégiant le concret de la praxis humaine 4 . Ladoption d’une telle approche n’implique nullement une opposition de l’agir et du penser. Pas plus que la recherche d’une meilleure compréhension philosophique du monde ne présuppose une philosophie transhistorique de la praxis. En reprochant à Feuerbach le fait de ne pas voir « que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme sociale déterminée » 5 , Marx suggère que l’objet de la pensée doit être compris en tant qu’historiquement et socialement déterminé. En outre, et plus fondamentalement encore, au- delà de l’objet de la pensée, c’est la pensée elle-même qui faut saisir dans son contexte. Par conséquent, Marx fait la critique de « la doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient 1 Mes remerciements à Mark Loeffler pour ses précieuses remarques critiques. 2 K. Marx, « Thèses sur Feuerbach », in L’Idéologie allemande, trad. H. Auger et al., Paris, Editions sociales, 1968, p. 34. 3 Ibid., p. 31. 4 Ibid., p. 31-32. 5 Ibid., p. 33.

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    Thorie critique et rflexivit historique

    MOISHE POSTONE

    Les transformations profondes des dernires dcennies ont fait apparatre la ncessit

    prolonge dune thorie critique du capitalisme et les faiblesses thoriques dune bonne partie de ce que lon a rang sous ltiquette de postmarxisme1. Lexprience historique et la trajectoire du XXe sicle semblent toutefois galement avoir permis de vrifier que, pour

    quune telle thorie soit adapte au monde moderne, elle doit se distinguer des critiques marxistes traditionnelles du capitalisme, et ce, sur une srie de points importants. Une

    relecture de Marx centre sur une pense de la rflexivit thorique et de la spcificit

    historique pourrait, me semble-t-il, contribuer la constitution dune telle thorie. Une telle dmarche occupe une place centrale dans le projet critique de Marx et elle distingue

    fondamentalement ce projet de la philosophie dune part, et de la science sociale positiviste dautre part. En prsentant les lments dune telle relecture de Marx, jesquisserai le dveloppement de sa conception du rapport la philosophie, la thorie sociale critique et

    lhistoire.

    DPASSER LA PHILOSOPHIE DANS LA THORIE SOCIALE

    Comme chacun sait, Marx conclut ses Thses sur Feuerbach (1845) avec la 11e

    thse selon laquelle, les philosophes nont fait quinterprter le monde de diffrentes manires ; ce qui importe, cest de le transformer 2. Loin dtre un simple appel laction hostile la rflexion thorique, cette thse attire notre attention sur la question du rapport

    quentretient la philosophie avec la vie sociale et par voie de consquence, avec la thorie sociale. Marx aborde cette problmatique centrale des Thses sur Feuerbach en opposant

    matrialisme et idalisme. Lun et lautre restent prisonniers de leurs propres limites : le matrialisme ne conoit la ralit quen terme dobjet et ignore toute dimension active et subjective ; lidalisme, lui, saisit bien cette dimension, mais en la dissociant de toute activit concrte

    3. Loin de prendre le parti du matrialisme, Marx, la diffrence de bien des penseurs

    dans la tradition marxiste, se montre critique des deux points de vue. Il voit dans leur

    opposition le signe dun dualisme sujet/objet caractristique de la philosophie occidentale moderne. Il vise alors dpasser ce dualisme mme, ce qui, selon lui, nest possible que dans le cadre dune dmarche privilgiant le concret de la praxis humaine4. Ladoption dune telle approche nimplique nullement une opposition de lagir et du penser. Pas plus que la recherche dune meilleure comprhension philosophique du monde ne prsuppose une philosophie transhistorique de la praxis. En reprochant Feuerbach le fait de

    ne pas voir que lindividu abstrait quil analyse appartient en ralit une forme sociale dtermine

    5, Marx suggre que lobjet de la pense doit tre compris en tant

    quhistoriquement et socialement dtermin. En outre, et plus fondamentalement encore, au-del de lobjet de la pense, cest la pense elle-mme qui faut saisir dans son contexte. Par consquent, Marx fait la critique de la doctrine matrialiste qui veut que les hommes soient

    1 Mes remerciements Mark Loeffler pour ses prcieuses remarques critiques.

    2 K. Marx, Thses sur Feuerbach , in LIdologie allemande, trad. H. Auger et al., Paris, Editions sociales,

    1968, p. 34. 3 Ibid., p. 31.

    4 Ibid., p. 31-32.

    5 Ibid., p. 33.

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    des produits des circonstances et de lducation non seulement pour son oubli de la dimension active, et donc, du fait que ce sont prcisment les hommes qui transforment les

    circonstances , mais galement pour celui de la dimension rflexive et de ce que

    lducateur a lui-mme besoin dtre duqu . Dans lincapacit de rendre compte delle-mme, la doctrine matrialiste tend invitablement diviser la socit en deux parties dont

    lune est au-dessus de la socit 6. Autrement dit, elle en vient implicitement faire exception quant sa propre doctrine. La critique formule chez Marx touche non seulement

    aux conceptions avant-gardistes de la politique, mais aussi toute thorie qui, implicitement

    ou non, saffranchit de toute autocontectualisation pour planer, tel lesprit omniscient, au-dessus et hors de tout contexte dtermin.

    La praxis doit donc tre comprise en termes historiquement spcifiques. Le

    dpassement du dualisme classique sujet/objet endmique la philosophie occidentale

    moderne exige une forme rflexive de la pense mme de saisir les problmes

    philosophiques en relation avec leur contexte socio-historique dtermin, ce contexte lui-

    mme devant tre conu comme produit de la praxis. En dautres termes, la dmarche initie par Marx dans les Thses sur Feuerbach , bien quencore sous-dtermine, voit dans la thorie sociale critique le dpassement de la philosophie.

    Largument gnral se prcise dans LIdologie allemande. Cest dans ce manuscrit que lon trouve le clbre argument selon lequel, contrairement lidalisme des Jeunes-hgliens, ce nest pas la conscience qui dtermine la vie, mais la vie qui dtermine la conscience

    7. Toutefois, Marx ne se contente pas de voir l une simple erreur conceptuelle

    des Jeunes-hgliens. Il sagit plutt de dfendre lide que leur comprhension idaliste (selon laquelle cest la conscience qui dtermine la vie) doit elle-mme tre rapporte son contexte : Et, si, dans toute lidologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placs la tte en bas comme dans une camera obscura, ce phnomne dcoule de leur

    processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rtine

    dcoule de son processus de vie directement physique. 8

    Une des tches de la thorie critique consiste alors expliquer les conditions de

    possibilit de formes de penses dtermines en relation avec leur contexte. Le travail de

    rfutation des autres approches vise principalement montrer quelles sont des formes de mconnaissance, quelles sont engendres en tant que possibilits par des contextes quelles ne saisissent pas pleinement. Cette critique ne peut cependant prtendre se fonder sur une

    quelconque validit transhistorique ds lors que, dans une telle perspective, aucune thorie

    nest plus en mesure de se revendiquer dune telle validit, y compris celle de Marx. Cette critique des conceptions dune vrit transhistorique nimplique aucunement, par ailleurs, une adhsion un relativisme radical vou limpasse. Une thorie peut se montrer la fois rigoureuse quant lapprhension de son propre contexte et historiquement spcifique si elle est en mesure de rendre compte rflexivement de ses propres conditions de possibilit

    partir des catgories quelle mobilise dj pour saisir son propre contexte. Elle peut ainsi sortir de lopposition entre vrit universelle dcontextualise et relativisme. Dans LIdologie allemande, cette approche est encore largement programmatique. Marx commence seulement y clarifier la relation entre pense et socit. Dans les pages

    quil consacre lidalisme, par exemple, il rapporte la condition de possibilit de celui-ci la division entre travail manuel et intellectuel, et ce, en des termes trs gnraux

    9. Il introduit

    galement la question de la rflexivit en reliant, de manire l encore trs gnrale, la

    possibilit de la critique sociale au caractre contradictoire de la socit, expliquant que

    6 Ibid., p. 32.

    7 Ibid., p. 51.

    8 Ibid., p. 50-51.

    9 Ibid., p. 60.

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    lorsque cette thorie [] entre en contradiction avec les rapports existants, cela ne peut se produire que du fait que les rapports sociaux existants sont entrs en contradiction avec la

    force productive existante 10

    .

    Bien que la notion de contradiction reste encore peut dveloppe ce stade, il devrait

    tre nanmoins clair quelle est centrale pour la dimension autorflexive de la critique. Elle forme le socle de la possibilit tant de la critique sociale que de la transformation historique.

    Sa signification dans luvre de Marx ne peut tre pleinement comprise ni en termes objectivistes (dans la perspective dune problmatique des crises conomiques), ni en termes subjectivistes (qui donneraient priorit la question de lantagonisme social).

    LA PENSE ET SON CONTEXTE HISTORIQUE DANS LA CRITIQUE DE

    LCONOMIE POLITIQUE

    Cest dans les Grundisse, et dans Le Capital, que Marx fournit les bases solides dune analyse historico-sociale des formes de subjectivits, dune thorie sociale critique mme de dpasser la philosophie, en articulant de manire convaincante les mdiations entre la pense

    et son contexte historique. Il y parvient en dveloppant une conception des formes sociales

    historiquement spcifiques.

    Les Grundisse contribuent clairer la critique de la modernit capitaliste labore

    dans Le Capital, ouvrage dont le dchiffrage est plus ardu dans la mesure o il se structure

    rigoureusement comme critique entreprise dun point de vue immanent son objet dtude. Pour cette raison, les catgories critiques qui y sont mobilises risquent dtre comprises comme affirmatives. Do le fait que trop souvent, ce qui, la lumire des Grundisse, est lobjet de la critique de Marx, a t pris pour le point de vue mme de cette critique11. Il me faudra revenir sur ce point.

    Dans un passage cl des Grundisse intitul La mthode de lconomie politique 12, Marx affronte le problme de ce qui doit tre le bon point de dpart pour son analyse critique.

    Il prcise sans dtour que les catgories de son analyse ne doivent pas tre comprises en

    termes troitement conomiques. Au contraire, elles expriment [] des formes et des modes de lexistence [Daseinformen/Existenzbestimmungen] [] de cette socit 13. A ce titre, elles sont tout la fois formes de subjectivit et dobjectivit ; elles expriment ce qui est donn la fois dans la ralit et dans lesprit 14. Ce qui veut dire que les catgories de Marx saisissent de manire intrinsquement lie les dimensions conomiques, sociales et

    culturelles de la modernit capitaliste, dimensions dont les relations sont souvent traites

    comme contingentes. Cette approche catgorielle va galement lencontre des conceptions des rapports entre objectivit sociale et subjectivit privilgiant le modle base/superstructure.

    En outre, Marx est sans ambigut quant au caractre historiquement spcifique des

    catgories de sa critique. Mme les catgories daspect transhistorique et qui dailleurs jouent un rle historiquement beaucoup plus prcoce (largent ou le travail, par exemple) ne sont pleinement dveloppes et ne prennent tout leur sens que dans la socit capitaliste

    15. En tant

    que catgories simples et abstraites, selon Marx, elles sont aussi moderne[s] que les rapports

    10

    Ibid. 11

    Sil est vrai que Marx, dans les Grundisse, navait pas encore entirement labor les lments de sa critique de lconomie politique de la maturit, lobjet fondamental de sa critique reste inchang. 12

    K. Marx, Fondements de la critique de lconomie politique, vol. I, trad. R. Dangeville, Paris, Anthropos, 1967, p. 29-38. 13

    Ibid., p. 36. 14

    Ibid. 15

    Ibid., p. 32-33.

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    qui engendrent cette abstraction pure et simple 16

    . Autrement dit, le caractre abstrait de

    catgories telles que largent et le travail provient lui-mme de la forme abstraite de rapports sociaux propres au capitalisme. Du fait mme de leur forme abstraite, ce qui est spcifique

    la socit capitaliste peut sembler transhistorique. En nonant cet argument, Marx relie

    intrinsquement formes de pense, formes de mconnaissance mme, et formes de rapports

    sociaux.

    Linsistance de Marx sur la spcificit historique de lobjet dtude et de la thorie elle-mme est troitement lie cette question du point de dpart de lanalyse critique. Le caractre historiquement spcifique de la thorie est affaire de contenu mais aussi de forme.

    La thorie ne devrait pas se prsenter sous une forme transhistorique, par exemple, sous les

    traits dune mthode valable universellement que lon pourrait alors appliquer toute une srie dobjet avec lesquels elle nentretient quun rapport contingent. La spcificit historique de la thorie doit au contraire tre exprime dans sa forme mme ; elle exige que le concept

    soit le concept de son objet.

    Le point de dpart dune telle analyse critique, par consquent, ne peut tre tabli de manire cartsienne en se fondant sur une vrit censment incontestable et

    transhistoriquement valable. Au contraire, le point de dpart doit tre historiquement

    spcifique, au cur dune analyse historiquement dtermine de cette formation historiquement spcifique que reprsente son objet avec son contexte. Au lieu de prsenter les

    catgories dans lordre dans lequel elles apparaissent historiquement, lanalyse critique doit commencer avec ce quil y a de plus essentiel pour la socit dtermine quelle cherche comprendre

    17. Si Hegel, dans La science de la logique, se posait le problme du point de

    dpart de lexpos dune science qui ne prsuppose pas une logique, ou autrement dit, un fondement extrieur ce quil sagit de dmontrer, Marx, lui, sest confront au problme dun point de dpart historiquement spcifique pour une thorie sociale critique rigoureusement immanente qui ne cherche pas ses fondements hors de son contexte.

    Un tel point de dpart ne peut devenir plausible quen se situant dans limmanence et par le cours mme de son dploiement o chaque moment successif pleinement dploy

    justifie rtroactivement celui qui le prcde. Cest dailleurs ainsi que se structure Le Capital. Les catgories des dbuts (par exemple la marchandise, la valeur, la valeur dusage, le travail abstrait, le travail concret) ne trouvent leur justification relle que dans le dploiement

    ultrieur de lanalyse. Ce que lon peut prendre pour leur fondement transhistorique dans le premier chapitre du Capital, en y voyant une forme de dduction cartsienne, devrait tre

    compris dans le cadre du mode immanent de prsentation choisi par Marx. Compris ainsi, ce

    qui semble tre un fondement transhistorique de la valeur, par exemple, correspond la faon

    mme dont les formes subjectives/objectives se prsentent. Plutt que de constituer une

    preuve affirmative de la valeur, les pages inaugurales du Capital reprsentent un

    mtacommentaire critique sur la pense en tant quelle exprime le niveau manifeste des formes structurantes de la socit capitaliste moderne et qui, ds lors, demeure dans les

    limites de ces formes en tant que forme de mconnaissance.

    La spcificit historique des catgories de la critique chez Marx apparat aussi

    clairement dans une autre section des Grundisse intitule : Contradiction entre le principe

    de base (mesure de la valeur) de la production bourgeoise et le dveloppement de celle-ci.

    Machines, etc. 18

    Marx y indique explicitement ce quil considre tre le cur mme du capitalisme et la contradiction fondamentale la base de la possibilit historique dune forme de vie sociale postcapitaliste. Il commence cette section en affirmant que lchange de travail vivant contre du travail objectiv [] est lultime dveloppement du rapport de la

    16

    Ibid., p. 33. 17

    Ibid., p.37. 18

    Ibid., vol. II, p. 220 (je souligne).

  • 5

    valeur et de la production fonde sur la valeur 19

    . La catgorie de la valeur, pour Marx,

    exprime ces rapports sociaux qui caractrisent fondamentalement le capitalisme en tant que

    forme de vie sociale. En mme temps, la catgorie de la valeur exprime une forme dtermine

    de la richesse. En tant que forme de la richesse, on a souvent vu dans la valeur une catgorie

    du march. Cependant, la caractrisation de la valeur que propose Marx, ce fondement de la

    production bourgeoise, suggre aussi quelle devrait tre comprise comme catgorie de la production capitaliste elle-mme.

    Ceci laisse entendre que le processus de production devrait tre peru comme

    intrinsquement li au capitalisme, et que la contradiction fondamentale du capitalisme, telle

    que Marx laborde, ne se situe pas entre production industrielle dune part, et march et proprit prive dautre part, mais plutt au sein de la sphre de la production elle-mme. Quelques remarques supplmentaires sont ncessaires ici.

    LA CONTRADICTION FONDAMENTALE DU CAPITALISME

    Marx dcrit la production fonde sur la valeur 20

    en tant que rapport dont la

    prmisse [...] est que la masse du temps de travail immdiat [] reprsente le facteur dcisif de la production de richesses

    21. Ce qui, selon Marx, caractrise la valeur en tant que forme

    sociale, tient au fait quelle est constitue par la dpense de travail immdiat effectu par lhomme 22 dans le processus de production mesur en temps. En tant que catgorie des rapports sociaux constitutifs du capitalisme, la valeur exprime ce qui est, et reste, le

    fondement premier de la production capitaliste. Cependant, la production base sur la valeur

    engendre une dynamique donnant lieu une tension croissante entre ce fondement mme et

    les effets de son propre dveloppement historique : A mesure que la grande industrie se

    dveloppe, la cration de richesses dpend de moins en moins du temps de travail et de la

    quantit de travail utilise, et de plus en plus de la puissance des agents mcaniques qui sont

    mis en mouvement pendant la dure du travail. Lnorme efficience de ces agents est, son tour, sans rapport aucun avec le temps de travail immdiat que cote leur production. Elle

    dpend bien plutt du niveau gnral de la science et du progrs de la technologie []. La richesse relle se dveloppe maintenant, dune part grce lnorme disproportion entre le temps de travail utilis et son produit et, dautre part, grce la disproportion qualitative entre le travail, rduit une pure abstraction, et la puissance du procs de production quil surveille.

    23

    Marx avance alors lide que le capitalisme donne constamment lieu dnormes augmentations de productivit dont le rsultat est que, ce quil appelle la richesse relle , en vient dpendre moins du temps de travail que de lavancement gnral des sciences et de la technologie. Un dcalage apparat entre une productivit base sur le travail immdiat

    effectu par lhomme et les forces productives telles quelles se dveloppent dans le cadre du capitalisme.

    Le contraste que Marx tablit entre valeur et richesse relle est aussi celui qui

    distingue une forme de richesse fonde sur le temps de travail et une autre qui ne dpend pas

    directement de la dpense de temps travail et qui peut tre engendre par le savoir. Ce qui

    veut clairement dire que la valeur ne renvoie pas la richesse sociale en gnral, mais quelle

    19

    Ibid. 20

    Ibid. 21

    Ibid., p. 220-221. 22

    Ibid., p. 221. 23

    Ibid.

  • 6

    est une forme historiquement spcifique de richesse intrinsquement lie un mode de

    production historiquement spcifique.

    Nombre de discussions relatives lanalyse de Marx quant au caractre unique du travail comme origine de la valeur passent ct de la distinction entre richesse relle et

    valeur. Les Grundisse montrent, en outre, que la thorie de la valeur chez Marx nest pas une thorie des proprits uniques du travail en gnral, mais quelle est au contraire une analyse de la spcificit historique de la valeur en tant que forme de richesse, et donc,

    implicitement, du travail qui en est constitutif. Ceci marque une diffrence entre la critique de

    lconomie politique propre Marx et le genre dconomie politique critique quon lui a trop souvent attribu.

    Pour Marx, la valeur est donc une catgorie critique qui exprime la spcificit

    historique de la forme de la richesse et de la production caractristiques du capitalisme. Il ne

    sagit pas dune catgorie normative devant permettre de juger le capitalisme. Dans cette section de Grundisse, Marx explique quavec le dveloppement du mode de production bas sur la valeur, cette dernire savre de moins en moins approprie en tant que forme de richesse sociale. Elle devient anachronique du point de vue du potentiel du systme de

    production quelle fait apparatre. Laccomplissement de ce potentiel passerait par labolition de la valeur elle-mme.

    Cette possibilit historique nest cependant pas simplement quantitative (et ne prsuppose pas que des volumes toujours plus grands de marchandises pourraient tre

    produits dans les conditions de productions dj existantes et distribues plus quitablement).

    La logique de la contradiction croissante entre richesse relle et valeur permet aussi

    denvisager la possibilit dun procs de production diffrent qui ne serait plus directement bas sur le travail humain : Avec ce bouleversement, ce nest ni le temps de travail utilis, ni le travail immdiat effectu par lhomme qui apparaissent comme le fondement principal de la production de richesse ; cest lappropriation de sa force productive gnrale, son intelligence de la nature et sa facult de la dominer [] ; en un mot, le dveloppement de lindividu social reprsente le fondement essentiel de la production et de la richesse. Le vol du temps de travail dautrui sur lequel repose la richesse actuelle apparat comme une base misrable par rapport la base nouvelle, cre et dveloppe par la grande industrie elle-

    mme. 24

    Dans cette section des Grundisse, il ne fait aucun doute que, pour Marx, le

    dpassement du capitalisme passe par labolition de la valeur en tant que forme sociale de richesse, ce qui implique alors un dpassement du mode de production dvelopp dans le

    cadre du capitalisme. Ceci entrane une transformation fondamentale de la structure du travail

    social au-del de labolition de la distribution capitaliste de la richesse et du pouvoir. Nanmoins, la transformation radicale de lorganisation du travail social esquisse prcdemment nest pas une consquence quasi automatique de la croissance rapide du savoir scientifique et technique. Elle est au contraire une possibilit rsultant dune contradiction intrinsque de plus en plus forte : bien que la dynamique du dveloppement capitaliste cre la

    possibilit dune structure de travail social nouvelle et mancipatrice, son accomplissement gnral est impossible dans les conditions du capitalisme : Le capital est une contradiction

    en procs : dune part, il pousse la rduction du temps de travail un minimum, et dautre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il

    diminue donc le temps de travail sous sa forme ncessaire pour laccrotre sous sa forme de surtravail. Dans une proportion croissante, il pose donc le surtravail comme la condition question de vie ou de mort* - du travail ncessaire.

    25

    * En franais dans le texte. 24

    Ibid., p. 221-222. 25

    Ibid., p. 222.

  • 7

    Ainsi, mme si le capitalisme tend dvelopper de puissantes forces de production

    dont le potentiel rend de plus en plus obsolte une organisation de la production base sur la

    dpense directe du travail humain, sa structure est telle quelle ne permet pas le plein accomplissement de ce potentiel. En dpit de linsuffisance historique croissante de la valeur, ou si lon prfre, de la dpense de temps de travail social gnral comme mesure de la richesse sociale produite, elle nest pas simplement dpasse par une nouvelle forme de richesse. Selon Marx, au contraire, elle reste la prcondition structurelle ncessaire de la

    socit capitaliste26

    . Voil la base de la contradiction fondamentale du capitalisme.

    Ces passages des Grundisse indiquent que lide que se fait Marx de la contradiction structurelle du capitalisme ne devrait pas tre immdiatement identifie lantagonisme social, la question du conflit de classe par exemple, pas plus quelle ne renvoie fondamentalement une contradiction entre appropriation prive et production socialise dans

    la mesure o la production elle-mme est mise en formes par les rapports capitalistes. Au

    contraire, lanalyse de Marx fait apparatre une contradiction entre la ralit effective de la forme de production constitue par la valeur et son potentiel (qui fonde la possibilit mme

    dune nouvelle forme de production). Plutt que dentraner un accomplissement du proltariat, le dpassement du capitalisme impliquerait labolition matrielle du travail proltaire. La contradiction entre lorganisation de la socit fonde sur la valeur et le potentiel auquel elle donne lieu tablit la possibilit historique de la ngation du capitalisme

    et, par l mme, de la thorie critique du capitalisme.

    LA CRITIQUE DE LCONOMIE POLITIQUE COMME CRITIQUE DU POINT DE VUE DU TRAVAIL

    La thorie critique de Marx devrait donc tre essentiellement comprise comme critique

    portant sur le travail dans les conditions du capitalisme plutt que comme une critique du

    capitalisme du point de vue du travail (comme cest le cas dans le marxisme traditionnel). Les consquences pour notre comprhension du Capital en sont de taille

    27. Comme chacun sait,

    cest la marchandise qui fournit le point de dpart du Capital. A la lecture des Grundisse, il est maintenant vident que cette catgorie de la marchandise ne renvoie pas ici aux

    marchandises telles quelles existent dans de nombreuses socits, pas plus quelle nexprime un stade historique (fictif) de la production simple de marchandises censment antrieur

    au capitalisme. Au contraire, la catgorie de la marchandise est ici historiquement spcifique.

    Elle est la forme lmentaire des socits dans lesquelles rgne le mode de production

    capitaliste 28

    . A partir de cette forme sociale 29

    fondamentale historiquement spcifique,

    Marx en vient au dploiement des traits essentiels et la qualit dynamique de la socit

    capitaliste. Les caractristiques de cette forme (son caractre double, par exemple) doivent

    elles-mmes tre comprises comme historiquement spcifiques30

    .

    26

    Ibid. Lide dune reconstitution de la ncessit de la valeur distingue nettement lanalyse dialectique de Marx de lanalyse la plus linaire que lon trouve chez des thoriciens de la socit postindustrielle tels que Daniel Bell ou Fred Block. Pour cette dernire, le dcalage entre le potentiel et la ralit effective du capitalisme est

    fonction dune comprhension insuffisante de la conscience. 27

    Pour une version plus amplement labore de la lecture du Capital prsente ici, voir Moishe Postone, Time,

    Labor and Social Domination : A Reinterpretation of Marxs Critical Theory, Cambridge et new York, Cambridge University Press, 1993 [traduit en franais Temps, travail et domination sociale, Editions Mille et une nuits, 2009]. 28

    K. Marx, Le Capital, Livre I, trad. J.-P. Lefebvre et al., Paris, PUF, p. 39. 29

    Ibid., p. 40. 30

    Ibid., p. 84, 87.

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    Chez Marx, la marchandise est la fois forme de richesse et forme des rapports

    sociaux. Elle est singulirement issue du travail et par consquent, existe ncessairement dans

    une forme objective. La conception formule par Marx de la spcificit historique du travail

    dans le cadre du capitalisme sous-tend son analyse de cette forme sociale. Il considre que le

    travail a un double caractre, tant la fois travail concret et travail abstrait 31

    . Le

    travail concret renvoie au fait que la forme de ce que lon considre comme activit laborieuse constitue la mdiation de linteraction entre les humains et la nature dans toutes les socits

    32. Le travail abstrait , lui, nest pas simplement le travail en gnral. Il signifie

    plutt quavec le capitalisme, le travail remplit une fonction singulire qui nest pas propre lactivit laborieuse en tant que telle : il sert de moyen quasi objectif par lequel les produits dautrui sont acquis33. En tant quactivit socialement mdiatrice, le travail constitue une forme dinterdpendance nouvelle, quasi objective, l o le travail dune population, ou les produits du travail, fonctionnent comme moyen quasi objectif dobtenir les produits dautrui. En jouant ce rle de mdiation, le travail et ses produits anticipent dj la fonction destine

    tre remplie par les rapports sociaux manifestes.

    Avec le capitalisme, le travail nest donc pas seulement la mdiation des interactions entre les humains et la nature, mais il est aussi constitutif, selon Marx, dune mdiation sociale historiquement spcifique. Do le fait que ses objectivations (marchandise, travail) sont la fois des produits concrets du travail et des formes objectives de la mdiation

    sociale. Dans les termes de Marx, la marchandise est la fois valeur dusage et valeur. Tandis que la premire constitue le contenu matriel de la richesse, quelle que soit par ailleurs sa

    forme sociale 34

    , la seconde est la forme sociale de la richesse historiquement propre au

    capitalisme et une forme de mdiation sociale. Cest une forme sociale automdiatrice qui constitue le cur mme du capitalisme. Les rapports sociaux les plus fondamentalement caractristiques de la forme de la vie

    sociale capitaliste sont donc trs diffrents des rapports sociaux qualitativement htrognes

    et manifestes (les rapports de parent, par exemple) caractristiques dautres formes de vie sociale. Les formes fondamentales de rapports sociaux constitutifs du capitalisme prsentent

    un aspect quasi objectif et formel particulier, et se caractrisent en outre par un dualisme

    dune dimension la fois abstraite, gnrale et homogne et dune autre, concrte, particulire et matrielle (lune et lautre semblant naturelles plutt que sociales). Dans Le Capital, Marx tablit socialement et historiquement ce dualisme dont il avait dj par ailleurs fait la critique

    dans les Thses sur Feuerbach .

    Ainsi, dans les uvres de la maturit, lide dune centralit essentielle du travail dans la vie sociale est elle-mme historiquement spcifique. Elle ne suppose pas que production

    matrielle reprsente la dimension la plus essentielle de la vie sociale en gnral, ou mme, du

    capitalisme en particulier. Elle renvoie plutt la constitution historiquement spcifique par le

    travail, dans le cadre du capitalisme, dune forme de mdiation fondamentalement caractristique de cette socit. Toutefois, ds lors que cette activit de mdiation nest pas une caractristique propre lactivit laborieuse, elle napparat pas, et ne peut apparatre comme telle. Il sagit plutt dobserver que lanalyse de la marchandise, sa dimension historiquement spcifique, sa valeur, semble tre constitue par le travail alors compris en

    gnral, comme dpense productive de matire crbrale, de muscle, de nerfs, de mains 35

    .

    31

    Ibid., p. 47-53. 32

    Il faut cependant noter que ces activits ne sont pas ncessairement regroupes sous la catgorie travail

    dans nombre de socits. La catgorie gnrale du travail concret nadvient pleinement quavec le capitalisme. 33

    K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 84. 34

    Ibid., p. 40 (je souligne). 35

    Ibid., p. 50.

  • 9

    Autrement dit, la dimension concrte exprime et voile la dimension abstraite et par

    consquent, lhistoriquement spcifique (la fonction socialement mdiatrice du travail dans le capitalisme) semble transhistorique, simple dpense dnergie physiologique, renvoyant alors un ordre socialement ontologique.

    Cette forme transhistorique de la manifestation de cette fonction du travail

    historiquement singulire, socialement constituante, correspond une dtermination initiale

    de ce que Marx aborde en termes de formes ftiches du capitalisme. Elle sous-tend toutes les

    conceptions qui transhitoricisent le rle socialement constitutif du travail dans le capitalisme,

    que ce soit sur le mode affirmatif (celui de lconomie politique classique et du marxisme traditionnel) ou ngatif (dans La dialectique de la raison). Lanalyse du caractre double des formes fondamentales du capitalisme fournit galement le point de dpart dune critique socio-historique de ces formes philosophiques de la pense qui posent une essence abstraite,

    ontologique, situe en de du monde des apparences sensibles. Autrement dit, il me semble

    quavec lanalyse catgorielle propose dans Le Capital, Marx tablit les fondements dune puissante thorie socio-historique, non fonctionnaliste, du savoir.

    DE LANALYSE DE LA DYNAMIQUE HISTORIQUE DU CAPITALISME

    La forme de mdiation historiquement spcifique au cur du capitalisme est constitue par des formes de pratiques dtermines, mais devient quasi indpendante de ces

    pratiques. Il en rsulte une nouvelle forme de domination sociale qui sexerce par le biais dimpratifs et de contraintes de plus en plus impersonnelles et rationnelles que lon ne peut pleinement saisir en termes de domination concrte par des groupements sociaux, quils soient de classes ou quils rsultent dactivits institutionnelles tatiques et/ou conomiques. Tel le pouvoir conceptualis par Michel Foucault, cette forme de domination na pas de lieu dtermin et semble dpourvue de toute dimension sociale. Cependant, elle est

    temporellement dynamique, plutt que statique. Dans Le Capital, Marx rvle le caractre

    historiquement dynamique du capitalisme. Il situe cette dynamique dans la catgorie du

    capital quil prsente comme mouvement auto-engendr, valeur qui se valorise elle-mme

    36. Ainsi, Marx considre la dynamique historique de la socit capitaliste comme

    historiquement spcifique, lie la forme de domination impersonnelle propre aux formes

    structurantes lmentaires de la socit qui en est issue.

    Le caractre double des formes sociales sous-jacentes du capitalisme reprsente

    llment moteur de cette dynamique. A ce titre, il est impratif de relever que la distinction faite par Marx dans les Grundisse entre valeur et richesse relle rapparat dans le premier

    chapitre du Capital, mais cette fois entre valeur et richesse matrielle 37

    . La richesse

    matrielle, qui se mesure en quantit de valeurs dusage produites est dtermine par de multiples circonstances, entre autres par le degr moyen dhabilet des ouvriers, par le niveau de dveloppement de la science et de ses possibilits dapplication technologique, par la combinaison sociale du procs de production, par lampleur et la capacit oprative des moyens de production, et par des donnes naturelles

    38. La valeur, forme dominante de la

    richesse dans le capitalisme, est constitue par le seul temps de travail humain socialement

    ncessaire. Si une productivit accrue augmente la quantit de valeurs dusage produites par unit de temps, elle ne donne lieu qu des augmentations de court terme dans la somme de valeur cre dans le mme intervalle.

    36

    Ibid., p. 219. 37

    Ibid., p. 52. 38

    Ibid., p. 45.

  • 10

    Cette diffrence a des implications importantes pour la comprhension du dynamisme

    du capitalisme. Marx ne se contente pas de distinguer les deux dimensions de la forme

    marchandise ; il analyse aussi le dveloppement et la dynamique du capitalisme dans la

    perspective dune dialectique de ces deux dimensions. Leur interaction est telle quelle engendre des niveaux de productivit toujours plus levs tout en reconstituant la valeur elle-

    mme. Cette dialectique de la valeur et de la valeur dusage est au cur de la dynamique historique que Marx saisit laide de sa catgorie de capital39. Elle prend tout son sens historique avec lmergence de la survaleur relative et donne lieu la dynamique historique non linaire trs complexe qui sous-tend la socit moderne. Dune part, cette dynamique se caractrise par les transformations permanentes de la production et plus gnralement, de la

    vie sociale ; dautre part, cette dynamique historique passe par la reconstitution dans la dure de sa propre condition fondamentale comme trait continu de la vie sociale, savoir, que la

    mdiation sociale est, en dernire instance, opre par le travail et donc, que le travail vivant

    reste intgr au procs de production (identifi la socit dans sa globalit) indpendamment

    du niveau de productivit. La dynamique historique du capitalisme produit constamment du

    nouveau en mme temps quelle reproduit de lidentique40. Cette dynamique renforce constamment le caractre historiquement anachronique de la valeur et donc, du travail

    proltarien, et en cela, elle ouvre la possibilit dune autre organisation de la vie sociale. Mais dans le mme temps, elle en empche laccomplissement. De cette analyse, il dcoule, entre autres, le fait que le capital nexiste pas comme totalit unitaire et que la conception, chez Marx, de la contradiction dialectique entre les

    forces et les rapports de production ne renvoie pas une contradiction entre les rapports

    bourgeois de distribution (le march, la proprit prive) et les forces censes tre

    extrinsques au capitalisme (le travail, la production). Au contraire, la contradiction se situe

    entre deux dimensions du capital lui-mme et trouve sa racine dans les deux dimensions de la

    forme marchandise. En tant que totalit contradictoire, le capital est lorigine de la dynamique historique complexe esquisse ici, dynamique qui laisse apercevoir la possibilit

    de son propre dpassement.

    On doit relever, en passant, quen situant le caractre contradictoire de la formation sociale dans les formes dualistes exprimes par les catgories de la marchandise et du capital,

    Marx suggre que la contradiction sociale structurellement fonde est propre au capitalisme.

    Lide que la ralit, ou les rapports sociaux en gnral, sont essentiellement contradictoires et dialectiques, la lumire de cette analyse, semble ne pouvoir tre prsuppose que

    mtaphysiquement, plutt quexplique. La dynamique dialectique complexe du capital impose des impratifs et des

    contraintes structurelles sur les gens. Cest une forme de domination. Cette forme historiquement spcifique et abstraite de domination sociale propre aux formes fondamentales

    de la mdiation sociale du capitalisme est donc la domination des gens par le temps. Cette

    forme de domination est lie une forme historiquement spcifique abstraite de temporalit :

    le temps newtonien abstrait qui est constitu historiquement avec la forme marchandise41

    .

    Mais la temporalit de la dynamique du capital nest pas seulement abstraite. La dialectique des dimensions de valeur et de la valeur dusage est telle quelle transforme la dtermination de ce qui compte comme unit de temps donne. Lunit de temps (abstrait) acquiert son tour un ascendant. Le mouvement dont il est question ici est un mouvement du temps que lon peut appeler temps historique

    42. Le temps abstrait et le temps historique sont lun et lautre constitus historiquement comme structures de domination.

    39

    Voir M. Postone, Time, Labor and Social Domination, op. cit., p. 349 et s. 40

    Pour une analyse plus dtaille, ibid., p. 287-306. 41

    Ibid., p. 200-216. 42

    Ibid., p. 291-306.

  • 11

    Dans cet univers social, les individus semblent ddoubls. Dun ct, en tant que propritaires de marchandises, ce sont des sujets, libres de tout rapport de domination

    personnel et gaux entre eux. Dun autre ct, ils sont prisonniers de formes sociales de domination dapparence externe et objective. Ce double caractre historiquement spcifique de la personne dans le capitalisme a t transhistoricis et ontologis (on pense lhomo duplex chez Durkheim, par exemple). Cette forme des rapports sociaux, mesure quelle se gnralise, fragilise la hirarchie sociale manifeste et lgalement reconnue. Dans le mme

    temps, ceux qui ne sont pas propritaires de marchandises, les esclaves, les femmes et les

    travailleurs dans les phases antrieures du capitalisme, ne figurent pas comme sujets et

    tendent se trouver exclus du monde de lgalit humaine gnrale. Il vaut la peine de noter, par ailleurs, quen introduisant la catgorie de capital dans Le

    Capital, Marx dcrit celle-ci dans les mmes termes que ceux de Hegel propos du Geist

    dans la Phnomnologie : substance qui engendre son propre mouvement et sujet de son

    propre procs. Ainsi, Marx suggre quun Sujet historique au sens hglien existe bel et bien dans le capitalisme. Cependant, et la nuance est ici cruciale, il nidentifie pas ce Sujet au proltariat ( la diffrence de Lukcs) ou au genre humain. Il lidentifie au capital. Ceci implique que le noyau rationnel de la dialectique de Hegel rside prcisment dans sa

    dimension idaliste. Sy exprime temporellement une forme dynamique, abstraite, de domination sociale qui acquiert une existence quasi indpendante vis--vis de celles et ceux

    qui la constituent. Cette forme de domination caractrise le capitalisme et ne peut tre

    pleinement saisie en termes de domination de classe ou dappareil dEtat. Dans son travail thorique de la maturit, Marx ne pose pas de mtasujet historique

    (tel que le proltariat) destin se raliser dans une socit socialiste future, mais il fournit la

    base dune critique de linversion anthropologique telle quon la trouve chez Feuerbach. Voil qui engage une position trs diffrente de celle dun thoricien comme Lukcs pour qui la totalit sociale constitue par le travail fournit le point de vue de la critique du capitalisme et a

    vocation saccomplir dans le socialisme. Dans Le Capital, la totalit comme le travail qui la constitue sont lun et lautre devenus objets de la critique. Les contradictions du capital annoncent labolition du Sujet plutt que son accomplissement.

    Ainsi, dans ce cadre, lHistoire, comprise alors comme dynamique directionnelle immanente, nest pas une catgorie universelle de la vie sociale humaine. Elle est, au contraire, un trait dtermin, historiquement spcifique de la socit capitaliste qui peut tre,

    et qui a t projet lensemble de lhistoire humaine. Loin de voir lhistoire de manire uniformment positive, une position qui situe une telle dynamique dans la catgorie du capital

    voit dans son existence la manifestation dune htronomie. Dans cette perspective, la position marxienne critique est plus proche du poststructuralisme que du marxisme orthodoxe

    de la seconde internationale. Nanmoins, une telle position ne fait pas de lhistoire htronome un rcit pouvant tre vacu discursivement ; il en fait une structure de

    domination quil faut vaincre. De ce point de vue, toute tentative de sauvegarder la capacit dintervention humaine en privilgiant une contingence dissocie de ces structures de domination se condamne, ironiquement, une complte impuissance.

    Il me semble, en dautres termes, que la catgorie de capital permet une position capable de sortir de lopposition dualiste entre une conception transhistorique de lhistoire comme ncessit et son rejet poststructuraliste au nom de la contingence (et de laction, probablement).

  • 12

    LA CRITIQUE DE LA CROISSANCE ET DE LA PRODUCTION MODERNES

    La comprhension de la dynamique complexe du capitalisme que jai prsente ici permet galement une analyse sociale critique (sociale et non technologique) de la forme de

    croissance et de structure de la production dans la socit moderne. Chez Marx, le concept cl

    de survaleur indique non seulement, comme le dirait une interprtation traditionnelle, que

    lexcdent est produit par la classe ouvrire, mais aussi que le capitalisme se caractrise par une forme de croissance effrne dtermine. Le problme de la croissance conomique

    capitaliste, dans ce cadre, ne tient pas au seul fait des crises qui lui sont endmiques, comme

    lont justement montr nombre dapproches traditionnelles. Cest la forme de la croissance elle-mme, avec sa tendance la destruction acclre de lenvironnement naturel, qui est elle-mme problmatique. La trajectoire de la croissance serait trs diffrente, selon cette

    approche, si le but ultime de la production tait laccroissement des quantits de biens plutt que de la survaleur.

    Cette approche rend galement possible une analyse critique de lorganisation du travail social et de la nature de la production capitaliste. Elle indique que le procs industriel

    de production ne devrait pas tre entendu comme procs technique qui, bien que de plus en

    plus socialis, est mis profit par des intrts privs. Avec la subsomption du travail sous le

    capital, le procs de travail pouse de plus en plus les contours du procs de valorisation. La

    production industrielle est caractrise par Marx comme matrialisation approprie du procs

    de valorisation, comme mode de production spcifiquement capitaliste 43

    . La forme valeur

    de lexcdent sous-tend la recherche (par le capital) de gains de productivit constamment renouvels. Lappareil productif dune sophistication technologique considrable qui en rsulte rend la production de richesse matrielle essentiellement indpendante de la dpense

    de temps de travail direct. Avec la subsomption relle du travail, le capital apparat de moins

    en moins comme la forme mystifie de ces forces qui sont en ralit celles des

    travailleurs. Les puissances productives du capital, linverse, deviennent des puissances productives socialement gnrales constitues historiquement sous une forme aline

    44. Ces

    puissances ne peuvent plus tre comprises comme celles des seuls producteurs immdiats.

    Cette constitution et accumulation de savoir socialement gnral sous forme aline tend

    faire du travail proltaire un anachronisme. Ce qui ouvre la possibilit de rductions vaste

    chelle, socialement gnrales, du temps de travail, et de changements fondamentaux dans la

    nature et lorganisation sociale du travail. Ces possibilits, cependant, ne se concrtisent pas, et ne peuvent pas se concrtiser

    dans le capitalisme. La dialectique de la valeur et de la valeur dusage reconstitue la ncessit du travail crateur de valeur, du travail proltarien. Par consquent, le dveloppement dune production technologiquement sophistique ne libre personne du travail rptitif et

    fragment. De la mme manire, le temps de travail ne connat pas de rduction en de de

    niveaux sociaux moyens, mais au contraire, il est ingalement distribu et tend mme

    saccrotre pour beaucoup de gens. Conformment linterprtation qui vient dtre prsente, lanalyse de Marx va bien

    au-del de la critique traditionnelle des rapports bourgeois de distribution (march et proprit

    prive). Elle comporte, sans sy limiter, une critique de lexploitation et de la distribution ingale de la richesse et du pouvoir. Elle tend surtout saisir la socit moderne en tant que

    socit capitaliste et analyse le capitalisme de manire critique en termes de structures

    abstraites de domination, de fragmentation accrue du travail comme de lexistence individuelle, et dune logique de dveloppement aveugle et folle. Ce qui veut dire que Marx examine la forme de croissance et de production dveloppes sous le capitalisme en tant que

    43

    K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 572. 44

    K. Marx, Le Capital, Livre III, trad. C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Editions Sociales, 1960, p. 205.

  • 13

    formes htronomes dans lesquelles sincarnent galement les possibilits dmancipation inaccomplies dans le cadre du capitalisme.

    Lanalyse de Marx cherche donc saisir le cours du dveloppement capitaliste en tant que dveloppement deux faces, entre enrichissement et appauvrissement. Il en dcoule que

    ce dveloppement ne peut tre pleinement compris de manire unidimensionnelle, soit comme

    progrs du savoir et du bonheur, soit comme marche vers le dclin, la domination et la

    destruction. Selon cette analyse, bien quapparaisse la possibilit historique dun travail social qui pourrait tre un enrichissement pour tous, ce travail devient, en ralit, un

    appauvrissement pour le plus grand nombre. La croissance rapide de la connaissance

    scientifique et technique dans le capitalisme ne signifie donc pas quil y a progrs linaire vers lmancipation. Dans lanalyse de Marx, cette connaissance accumule (et elle-mme socialement constitue) conduit la fragmentation et ltiolement du travail individuel ainsi quau contrle accru de lhumanit soumise aux effets de sa propre activit objectivante. Mais elle accrot aussi la possibilit dun travail enrichissant sur le plan individuel et dune plus grande matrise de son propre sort pour lhumanit tout entire. Ce dveloppement deux faces prend ses racines dans le caractre double des structures de la socit capitaliste.

    Lanalyse de Marx implique donc une ide de dpassement du capitalisme qui ni ne fait de la production industrielle la condition du progrs humain, ni nadopte la posture romantique du rejet du progrs technologique en soi. En indiquant que le potentiel du systme

    de production dvelopp dans le capitalisme pourrait tre mis au service de la transformation

    du systme lui-mme, Marx dpasse lopposition entre ces positions et montre que lopposition entre la foi dans le progrs linaire et son rejet romantique exprime une antinomie historique qui, dans les deux cas, savre caractristique de lpoque. La thorie critique de Marx fait apparatre le fait que ce qui tait historiquement constitu dans une

    forme aline pourrait tre rappropri et donc entirement transform. Cette possibilit nat

    avec lmergence historique dun dcalage entre la socit telle quelle est, faonne par le capital, et la socit telle quelle pourrait tre, compte tenu des possibles engendrs par le capitalisme lui-mme.

    Ce dcalage, rvlateur dune totalit non unitaire, ouvre le champ de la rflexion critique, non pas sur la base de ce lon croit relever de lontologique, mais sur celle de la contradiction croissante entre ce qui est et ce qui pourrait tre. En dautres termes, la thorie critique du capitalisme peut lucider sa propre condition de possibilit en ayant recours aux

    catgories dj mobilises pour tenter de saisir son objet. A la diffrence dautres thories critiques, elle ne sattribue pas de point de vue privilgi qui, implicitement, chappe et fait exception lordre dont elle opre la description critique.

    La force de la critique du capitalisme tient au fait quelle vise la possibilit dun au-del de la dynamique historique quasi automatique du capitalisme, dpassement avec lequel

    les gens pourraient enfin devenir les sujets de leur propre histoire. Avec laccomplissement de cette possibilit, la thorie critique du capitalisme a vocation perdre son objet et donc, sa

    validit mme.

    Traduit de langlais (Etats-Unis) par T. M. Labica.

    Moishe Postone, philosophe, professeur dHistoire lUniversit de Chicago, a publi Marx est-il devenu muet ? Face la mondialisation (Editions de lAube, 2003) et Temps, travail et domination sociale. Une rinterprtation de la thorie critique de Marx (Editions Mille et une

    nuits, 2009).