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UNIVERSITE AIX-MARSEILLE I – UNIVERSITE DE PROVENCE UFR CIVILISATIONS ET HUMANITÉS Ecole Doctorale : Cognition, Langage, Education Département : Institut d’Ergologie Doctorat de Sciences économiques N o Bibliothèque /_ /_ /_ /_ /_ /_ /_ /_ /_ /_ / UNE APPROCHE CRITIQUE DU CAPITAL SOCIAL « Travail » et « interaction » dans la théorie sociale Nizar HARIRI Thèse dirigée par M. Renato DI RUZZA Professeur de sciences économiques Soutenue en décembre 2007 Jury : M. Gabriel COLLETIS, Professeur de sciences économiques M. Fortuné Renato DI RUZZA, Professeur de sciences économiques M. Abderhaman FYAD, Professeur de médecine M. Jean-Paul GUICHARD, Professeur de sciences économiques M. Yves SCHWARTZ, Professeur de Philosophie

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Thèse de doctorat, soutenue en 2007 à l'Université de Provence, Aix-Marseille I

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UNIVERSITE AIX-MARSEILLE I – UNIVERSITE DE PROVENCE

UFR CIVILISATIONS ET HUMANITÉS

Ecole Doctorale : Cognition, Langage, Education

Département : Institut d’Ergologie

Doctorat de Sciences économiques

No Bibliothèque /_ /_ /_ /_ /_ /_ /_ /_ /_ /_ /

UNE APPROCHE CRITIQUE DU CAPITAL SOCIAL

« Travail » et « interaction » dans la théorie sociale

Nizar HARIRI

Thèse dirigée par M. Renato DI RUZZA

Professeur de sciences économiques

Soutenue en décembre 2007

Jury :

M. Gabriel COLLETIS, Professeur de sciences économiques

M. Fortuné Renato DI RUZZA, Professeur de sciences économiques

M. Abderhaman FYAD, Professeur de médecine

M. Jean-Paul GUICHARD, Professeur de sciences économiques

M. Yves SCHWARTZ, Professeur de Philosophie

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Remerciements

Je tiens à exprimer ma gratitude envers M. le professeur Renato Di Ruzza qui a été un

appui intellectuel précieux au cours de ce travail.

Je remercie également Messieurs Moufid Najjar et Charles Haddad de la Banque du

Liban et d’Outre-mer pour leur accueil et leur aide lors de mon enquête.

Je remercie Messieurs les professeurs Gabriel Colletis, Abderhaman Fyad, Jean-Paul

Guichard et Yves Schwartz pour le temps qu’ils m’ont consacré.

Merci à Zahra, Mazhar, Aurélie, Omar et Sarah pour leur engagement et leurs

encouragements.

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« …c’est que les hommes, partout et de tout temps, qui qu’ils puissent être, aiment agir comme ils le veulent, et non comme leur dictent la raison et leur propre intérêt ; vouloir contre son intérêt est non seulement possible, c’est quelquefois positivement obligatoire (cela, c’est déjà mon idée). Leur volonté particulière, libre, affranchie de contraintes, leur caprice individuel, fût-il le plus farouche, leur fantaisie, exacerbée parfois jusqu’à la folie même – c’est bien cela, cet intérêt omis, ce plus profitable de tous les profits, qui n’entre dans aucune classification et qui envoie perpétuellement au diable tous les systèmes et toutes les théories. »

Dostoïevski, Le Sous-sol.

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SOMMAIRE

SOMMAIRE................................................................................................................... 4

INTRODUCTION.......................................................................................................... 7

PREMIÈRE PARTIE- UNE HISTOIRE CONCEPTUELLE DU CAPITAL SOCIAL : « TRAVAIL » ET « INTERACTION » DANS LES THÉORIES SOCIALES DE JAMES S. COLEMAN ET DE JÜRGEN HABERMAS ................ 36

I - « TRAVAIL » ET « LIEN SOCIAL » DANS LA SOCIOLOG IE ÉCONOMIQUE CLASSIQUE....................................................................................................................... 42

A - Le travail et le lien social : objets économiques ou faits moraux ?............................ 46

1) De la division sociale du travail à la division du travail social................................ 47

2) Le fondement sacré de la morale : holisme méthodologique ou intersubjectivité ? 57

B - Travail et rationalisation dans la théorie wébérienne................................................. 67

1) Travail, éthique protestante et ethos bourgeois........................................................ 68

2) Deux lectures critiques de Weber : Quelle rationalité pour l’agir ?......................... 78

Première considération intermédiaire : Quelles « structures » pour l’économie ? Sortir de la dichotomie holisme/individualisme méthodologique .............................. 88

II - RÉSEAUX, RESSOURCES SOCIALES ET FORMES DU CAPITAL : LIMITES DE LA DIMENSION « CAPITAL » DU CAPITAL SOCIAL ...... ................................ 92

A - Les liens sociaux et le marché du travail : Le capital social est-il un « capital » ?.... 96

1) Du capital humain au capital social ?....................................................................... 98

2) Le capital social et le capital humain : Les ressources dans les réseaux ............... 107

B - Quelle approche du capital social ? Intérêt et pouvoir symbolique ......................... 121

1) Le capital culturel et le capital social de Bourdieu ................................................ 122

2) Interactions médiatisées par l’« intérêt » ou par des « symboles » ? ..................... 134

Seconde considération intermédiaire : Quel bilan de la NES ? Élargir la définition de l’activité.................................................................................................................. 144

III - STRUCTURE ET LÉGITIMITÉ : RETOUR A LA PERSPEC TIVE ORIGINELLE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE ................. ....................................... 149

A - L’approche fonctionnaliste du capital social : La dimension sociale séparée des autres dimensions de l’« activité » ................................................................................. 152

1) L’engagement civique et le développement : Le cas de l’Italie............................. 152

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2) Développement économique, gouvernance démocratique et capital social : culture et structure .................................................................................................................. 163

B - Problème de l’émergence d’un consensus normatif : structure et légitimité ........... 177

1) L’encastrement structurel et l’encastrement historique ......................................... 178

2) Le cadre institutionnel et le processus interactif d’une démocratie ....................... 186

Troisième considération intermédiaire : Structure, communication et consensus : Quel cadre d’analyse ?............................................................................................... 204

BILAN DE LA PREMIÈRE PARTIE : LA THÉORIE SOCIALE À LA LUMIÈRE DE L’APPROCHE ERGOLOGIQUE ...................................................................... 213

DEUXIÈME PARTIE- ENQUÊTE SUR LE RECOUVREMENT DES DETTES DANS UNE BANQUE LIBANAISE : TRAVAIL ET COMMUNICATION ......... 217

IV - PROCÉDURES DE RECOUVREMENT DES CRÉANCES BANCAIRES À LA LUMIÈRE DU « MODÈLE » GÉNÉRAL DE COLEMAN : CAPITAL SOCIAL ET RISQUE DU CRÉDIT ..................................................................................................... 229

A - Le capital social et la production des règles de l’action collective .......................... 230

1) Présentation de la BLOM : Le DRD et son environnement financier ................... 231

2) L’émergence d’un accord normatif sur l’action selon le modèle colemanien ....... 243

B - Les réseaux sociaux et la communication dans la gestion du risque : sortir du cadre interactionniste ............................................................................................................... 257

1) L’ancrage communicationnel et la fondation analytique chez Coleman ............... 259

2) Continuité entre la gestion formelle et la gestion informelle : sortir du cadre fonctionnaliste ............................................................................................................ 276

Quatrième considération intermédiaire : Introduire la communication par le langage ordinaire dans l’organisation de l’activité.................................................. 290

V - LE « PROJET » COLEMANIEN ET L’AGIR COMMUNICATIO NNEL : ACTIVITÉ SYMBOLIQUE ET ACTIVITÉ SOCIALE ............ ................................. 297

A - La réflexivité de la théorie sociale : quelles structures pour la connaissance.......... 302

1) Dériver les structures de l’action de « l’utilité pratique » de la théorie ................. 305

2) Utilité instrumentale ou réflexion moralo-pratique ?............................................. 315

B - Dispositif à deux pôles : sciences sociales et philosophie moralo-pratique............. 324

1) Introduction de la parole dans les interactions....................................................... 325

2) Théorie de l’action et philosophie moralo-pratique............................................... 329

Cinquième considération intermédiaire : L’introduction du pôle des savoirs investis dans l’activité (pour une démarche ergologique) ..................................................... 344

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VI - LA PRODUCTION DES RÈGLES DE L’ACTION SOCIALE : L’ACTIVITÉ DU DÉPARTEMENT DE RECOUVREMENT ENTRE AUTONOMIE, HÉTÉRONOMIE ET DISCRÉTION ............................................................................ 350

A - Le rôle du langage dans la coordination des plans d’action : Le DRD comme espace de dialogue ..................................................................................................................... 352

1) Le formel et l’informel dans un rapport dialectique .............................................. 353

2) Prescriptions et re-normalisation dans l’activité du crédit..................................... 364

B - Continuité entre l’agir tourné vers le succès et l’agir tourné vers l’intercompréhension : le travail comme espace d’entente ............................................ 376

1) L’activité industrieuse et l’activité symbolique..................................................... 377

2) Les sphères de l’autonomie et de l’hétéronomie.................................................... 385

CONCLUSION........................................................................................................... 395

BIBILIOGRAPHIE ................................................................................................... 399

Annexe I ..................................................................................................................... 412

Annexe II.................................................................................................................... 420

Annexe III .................................................................................................................. 427

Annexe IV................................................................................................................... 441

Index ........................................................................................................................... 446

TABLE DES ILLUSTRATIONS .............................................................................. 450

TABLE DES MATIÈRES ......................................................................................... 451

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INTRODUCTION

Publié en 1990, Foundations of Social Theory de James S. Coleman1 a été reçu comme

un « tournant » dans les sciences sociales de langue anglo-américaine. Cet ouvrage avance

une variante novatrice du concept de « social capital » qui ne cesse de façonner la sociologie

américaine ainsi que les sciences économiques et politiques2. Coleman est immédiatement

devenu la figure incontournable et l’auteur de référence de nombreux travaux sur le

développement économique, la pauvreté ou la démocratie3. Toutefois, son œuvre demeure

largement méconnu en France et ne suscite que la méfiance de certains spécialistes. Ainsi,

Loïc Wacquant et Craig Calhoun lui consacrent un article critique dès 19894. Suite à son

article de 1994, Pierre Demeulenaere en livre une critique virulente dans son ouvrage Homo

oeconomicus5. Enfin, afin de donner une idée complète de la réception de Foundations en

France dans la décennie qui suit sa publication, il faut également mentionner les remarques

acerbes avec lesquelles Pierre Bourdieu a distingué son propre concept de « capital social » de

son acception anglophone6. L’accueil réservé au social capital permet ainsi de déceler un

décalage. Pourquoi ce concept fait couler autant d’encre en Amérique du Nord alors qu’il

1 Coleman J. S. (1990), Foundations of Social Theory, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 993 p. Par la suite, nous désignerons cet ouvrage par Foundations. 2 Nous nous référerons au concept sous son appellation anglophone pour le distinguer du « capital social » qui, en langue française, fait référence au concept de Pierre Bourdieu. 3 Putnam R. D., Leonardi R., Nanetti R. (1993), Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 258 p.

Woolcock M., (1998), « Social capital and economic development : Toward a theoretical synthesis and policy framework », in. Ostrom E. et Ahn T. K. (2003) (dir.), Foundations of Social Capital, Critical Studies in Economic Institutions, Northampton, Edward Elgar Reference Collection, pp. 343-400. 4 Wacquant L. J. D. & Calhoun C. J. (1989), « Intérêt, rationalité et culture : A propos d’un récent débat sur la théorie de l’action », Actes de la recherche en sciences sociales, no 78, pp. 41-60. 5 Demeulenaere P. (1994), « Compte rendu de Foundations of Social Theory de James S. Coleman », L’Année Sociologique, 44, pp. 404-411.

Demeulenaere P. (1996), Homo oeconomicus, Enquête sur la constitution d'un paradigme, Paris, PUF, 2003, 288 p. 6 Bourdieu P. (2000), Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000, 289 p.

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n’inspire que réticence et scepticisme en France1 ? N’est-ce pas là un paradoxe, d’autant plus

que Coleman et Bourdieu ont codirigé en 1991 un ouvrage collectif sur la « théorie » en

sciences sociales, leurs noms étant désormais associés dans la littérature anglo-américaine au

même concept2 ?

En observant de plus près le « cas » du social capital, nous nous heurtons à une série

de situations paradoxales qui méritent l’attention. Vers la fin des années 1980, Coleman

avance un concept « inédit » qu’il propose comme outil conceptuel capable de rapprocher les

points de vue sociologique et économique3. Mais, dans ces articles fondateurs, il est étonnant

de constater que Bourdieu n’est jamais mentionné (dans Foundations, ce dernier n’est cité

qu’une seule fois !). Sociologue de l’Ecole de Chicago, Coleman a choisi de développer son

concept en référence aux travaux de son collègue Gary Becker sur le human capital4. Par

analogie avec les capitaux économique et humain, le social capital se définit alors par ses

composantes qui « consistent en certains aspects des structures » qui facilitent la coordination

de l’action. Parmi ces entités hétérogènes, Coleman privilégie les obligations et les attentes

réciproques, la circulation des informations et surtout les normes sociales5. Mais le social

capital ainsi développé n’a-t-il aucun « lien de parenté » avec son homonyme français ?

Dans les années 2000, l’héritage de l’œuvre de Coleman est l’objet d’un mouvement

de rééquilibrage. En France, plusieurs études proposent de combler le « retard » de la

décennie précédente, notamment avec les travaux de Sophie Ponthieux et la publication d’un

numéro de la Revue française de sociologie entièrement dédié à Foundations en 20036. Aux

1 Il faut également mentionner le numéro que la Revue française de sociologie consacre en 1995 (vol. 36, no 4) à la sociologie des réseaux, dans lequel des auteurs tels que Nan Lin et Ronald Burt traitent indirectement les thèses colemaniennes. 2 Bourdieu P., Coleman J. S. (dir.) (1991), Social Theory for a Changing Society, New York, Boulder, West View Press and Russel Sage Foundation, 387 p. 3 Coleman J. S., (1987b), « Norms as social capital », in. Radnitzky G. et Bernholz P. (dir.), Economic Imperialism, New York, Paragon, pp. 133-155.

Coleman J. S. (1988), « Social capital in the creation of human capital », American Journal of Sociology, vol. 94, Supplement S95-S120. 4 Becker G. S. (1976), The Economic Approach to Human Behaviour, Chicago, University of Chicago Press, 320 p. 5 Coleman J. S. (1988), op. cit., p. S98. 6 Bouvier A. & Steiner P. (dir.) (2003), « Les Foundations of Social Theory de James Coleman en débat », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2.

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Etats-Unis, l’engouement autour du concept cède la place à un nombre croissant de critiques

qui pointent du doigt des faiblesses d’ordre méthodologique et théorique. Néanmoins, la

polémique autour du concept colemanien est loin de s’essouffler et l’on parle aujourd’hui

d’une « seconde génération » de théories du social capital1. Les enthousiastes postulent ainsi

que le concept est en voie de constituer un nouveau paradigme en sciences sociales tandis que

les sceptiques considèrent qu’il s’agit d’un concept « flou », entaché de circularités et sous-

tendu par des « idées vagues »2.

Il nous semble aujourd’hui nécessaire de revenir sur les deux « fausses routes » sur

lesquelles s’est engagé le débat dans les années 1990 et de réajuster les orientations prises par

différentes conceptualisations du « capital » social. D’un côté, il serait erroné de considérer

que les travaux de Bourdieu peuvent être négligés dans le débat actuel sur le social capital

même si les concepts francophone et anglophone appartiennent à des contextes conceptuels

opposés (voire à des « jeux de langage » distincts pour emprunter les termes de Ludwig

Wittgenstein). De l’autre, il serait regrettable de négliger l’apport considérable de Coleman

non seulement à la théorie économique proprement dite, mais aussi aux problématiques

méthodologiques portant sur les rapports de l’économie aux sciences sociales et sur la place

de la théorie sociale face à la réflexion philosophique. Ce présent travail se propose ainsi de

discuter le projet de refondation des sciences sociales énoncé dans Foundations of Social

Theory.

Le projet colemanien se bat méthodologiquement sur un double front contre les

représentations traditionnelles de la théorie sociale et tente de tracer une troisième voie. Alors

que la théorie sociologique s’intéresse à des phénomènes liés au comportement du système, la

recherche et l’enquête se situent au niveau de l’individu (niveau de l’enquête statistique).

Ponthieux S. (2003), « Que faire du capital social ? », Paris, Institut national de la statistique et des études économiques, no F0306, [Consulté le 30/07/07], 129 p. Disponible sur : http://www.insee.fr/fr/nom_def_met/methodes/doc_travail/docs_doc_travail/F0306.pdf

Ponthieux S. (2006), Le capital social, Paris, Collection Repères, La Découverte, 121 p. 1 Ahn T. K. & Ostrom E. (2002), « Social capital and the second generation theories of collective action : an analytical approach to the forms of social capital », Annual meeting of the American Political Science Association, Boston, Massachusetts. Consulté le 07/08/07.

http://www.indiana.edu/~workshop 2 Solow R. (1999), « Notes on social capital and economic performance », in. Dasgupta P. et Seageldin I. (dir.), Social Capital : A multifaceted Perspective, World Bank, Washington, 1999, pp. 6-10.

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Alors que la figure de l’homo oeconomicus renvoie une image sous-socialisée de l’acteur

individuel, isolé et égoïste, l’homo sociologicus décrit des acteurs soumis aux structures et

incapables de modifier leur « destin ». Enfin, alors que la philosophie morale d’un John

Rawls ou d’un Robert Nozick rattache la théorie sociale à des principes philosophiques

externes aux structures sociales, la théorie sociale dans la lignée de Talcott Parsons réifie les

structures et c’est la liberté et l’autonomie qui s’effacent1. Dès ses premiers travaux, Coleman

élabore son schéma métathéorique qu’il propose comme l’alternative pour décloisonner les

dichotomies théorie/recherche, holisme/individualisme, objectivisme/subjectivisme2.

Tout d’abord, Coleman est attaché à la rigueur mathématicienne et à l’explication

formelle de l’économie néoclassique. Sociologue et mathématicien de l’Ecole de Chicago, il

reste convaincu par la méthode employée par les économistes. Mais, lorsqu’il introduit le

concept de social capital, il a en vue un projet de socialisation du choix rationnel. Dans ce

sens, sa démarche ne s’apparente pas directement à l’« impérialisme économique » de Becker

qui étend le modèle économique à l’ensemble des phénomènes sociaux. Au contraire, l’œuvre

de Coleman contient l’une des critiques les plus fécondes de l’économie néoclassique. En

effet, le sociologue s’est attaqué dès 1984 à l’hypothèse centrale de la théorie néoclassique, à

savoir celle de l’atomicité des agents3. Or, dès que cette hypothèse est récusée, l’autre

hypothèse centrale du modèle néoclassique, celle de l’autorégulation des marchés, tombe

d’elle-même4. Coleman ouvre ainsi la voie à une analyse économique qui intègre les

ressources du social telles que les promesses, les rumeurs, la réputation, les normes et les

1 Coleman J. S. (1974), « Review essay : Inequality, Sociology, and moral philosophy », American Journal of Sociology, vol. 80, pp. 739-764.

Coleman continue de discuter l’œuvre de Rawls en la considérant comme une philosophie morale, même si ce dernier l’a classée dernièrement en tant que philosophie politique. Dans ce qui suit, nous n’introduisons pas de distinctions inutiles et nous considérons comme indissociable la réflexion philosophique sur la justice sociale, la démocratie, la liberté et les valeurs morales. Nous la désignons par le terme de « réflexion politico-morale ».

Habermas J., Rawls J. (1997), Débat sur la justice politique, Jürgen Habermas et John Rawls, Paris, Les Editions du Cerf, 2005, 187 p. 2 Coleman J. S. (1986), « Social theory, social research and a theory of action », American Journal of Sociology, vol. 91, n° 6, pp. 1309-1335. 3 Coleman J. S. (1984), « Introducing social structure into economic analysis », American Economic Review, vol. 74, no 2, pp. 84-89. 4 Ventelou B. (2001), Au-delà de la rareté. La croissance économique comme construction sociale, Paris, Albin Michel, 2001, 218 p.

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valeurs… Certes, l’ensemble de ces ressources sociales est de nature communicationnelle,

dans le sens où il exige une interaction sociale entre deux acteurs au moins, mais l’ambition

colemanienne est de traiter le niveau dyadique en partant de la théorie du choix rationnel

(TCR). Malgré certaines faiblesses techniques liées à cet usage de la TCR comme

méthodologie explicative, Coleman va offrir une alternative, des plus stimulantes, pour

refonder la théorie sociale.

Ensuite, Coleman situe sa sociologie dans la droite ligne des projets théoriques de Max

Weber et d’Emile Durkheim, voire de Karl Marx, dans la mesure où il cherche une

perspective décloisonnée qui intègre les théories économiques, sociologiques et politiques, et

qui réactualise les soucis de la philosophie politico-morale. Coleman reformule ainsi le

problème de « l’objectivité théorique » dans des termes nouveaux. Il est fort connu, depuis

Weber, que la position de l’objectivité de l’observateur théorique est intenable en sciences

humaines et sociales (mais également dans les sciences dites exactes). En se référant à Marx,

Coleman affirme qu’une théorie qui pose l’existence d’un « intérêt » objectif facilement

repérable du point de vue d’un observateur neutre ne peut résister à la critique1. Il cherche

aussitôt à fonder son point de vue théorique en l’ancrant dans la « pratique » [grounded

theory], cet ancrage étant entendu comme un dépassement, en fin d’analyse, du concept

d’intérêt.

Par un retour à Weber, Coleman s’approprie deux aspects indissociables de l’œuvre du

sociologue allemand : une théorie de l’action intentionnelle de l’acteur individuel articulée à

une théorie de la connaissance fondée en dehors du cadre de la philosophie métaphysique de

l’histoire. Ainsi, il cherche une réponse, qui soit cohérente tant au niveau des structures de

l’ action qu’au niveau des structures de la connaissance, aux deux interrogations fondatrices

de sa théorie sociale. Comment peut-on, du point de vue théorique, défendre le « droit » de

l’acteur individuel, également entendu comme « personne naturelle », face à l’émergence et

au développement d’acteurs supra-individuels [corporate actors] (associations, syndicats,

entreprises, institutions gouvernementales et non-gouvernementales etc.) qui menacent son

autonomie ? Comment peut-on, dans un monde social « construit » et dominé par des

organisations construites à dessein [purposively constructed], élaborer des bases solides pour

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 29.

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une connaissance théorique qui propose d’agir sur les structures qu’elle appréhende en vue de

les transformer ? La théorie sociale doit alors être capable de rendre compte dans sa démarche

aussi bien que dans ses visées de son statut d’activité « théorique-pratique ».

Par ailleurs, malgré son aversion pour les travaux de Marx et de Durkheim, jugés trop

holistes dans leurs démarches respectives, Coleman réactualise en permanence certaines de

leurs thématiques principales. A l’image des « philosophies pratiques » de Marx et d’Herbert

Marcuse qui s’intéressent avant tout aux « problèmes des droits de l’homme et de l’aliénation

de ces droits », la théorie sociale de Coleman rediscute la théorie wébérienne de la

bureaucratie afin de réaffirmer l’autonomie individuelle qui précède l’aliénation1. En

continuité avec le « projet » de Durkheim qui, dans Le Suicide, souligne la montée de

l’anomie dans un environnement marqué par le relâchement des régulations sociales,

Coleman veut dénoncer la crise de légitimité dont souffrent les démocraties des sociétés

occidentales. Ces dernières sont marquées par un processus d’individuation qui conduit au

divorce entre les intérêts individuels et les intérêts des acteurs supra-individuels. Certes, ce

parallèle entre Marx et Durkheim d’un côté et Coleman de l’autre mérite d’être nuancé, dans

la mesure où leurs démarches respectives sont antipodiques. Mais, en empruntant à Raymond

Boudon les termes par lesquels il décrit les points de convergence entre Weber et Durkheim,

il est possible d’affirmer que ce rapprochement n’est pas à chercher du côté de la sociologie

que Coleman recommande mais de celle qu’il pratique2.

Enfin, dans son projet de refondation de la théorie sociale, Coleman prône une

Nouvelle science sociale [New social science] « pluridisciplinaire » dans sa démarche et

« réflexive » dans ses visées. En se proposant de prendre comme objet l’ensemble de l’activité

1 Ibid., p. 5 ; pp. 421-450. 2 En effet, nous soutenons dans la première partie de notre travail que la dichotomie méthodologique holisme/individualisme voile la continuité des projets sociologiques de Weber et de Durkheim. Boudon R. (1998), Etudes sur les sociologues classiques, Paris, PUF, 2 tomes, tome 1 : 299 p., tome 2 : 351 p., t. 1, p. 127.

Une opposition tranchée holisme/individualisme se révèle également réductrice pour notre compréhension de l’histoire de la sociologie économique contemporaine d’autant plus que cette dernière tente de tracer une « troisième voie ». Même si Coleman défend un individualisme méthodologique sans relâche, il adhère néanmoins à un « projet » sociologique plus complexe qu’on ne le dit parfois s’agissant de la « fondation microstructurelle » de la théorie sociale. C’est à la lumière d’une telle dualité que nous pouvons comprendre l’arrière-plan « fonctionnaliste » de sa théorie. Elster J. (2003), « Coleman on social norms », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 297-304.

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sociale, la théorie réflexive se découvre comme appartenant à son objet et tente alors de

rendre compte dans sa démarche de son statut d’activité théorique. La dépendance de la

théorie envers une pratique signifie que la première se rattache à la seconde par un double

rapport de contextualisation : d’une part, l’objet que la théorie tente de conceptualiser est lui-

même un objet pratique puisqu’elle tente d’agir sur lui en vue de le transformer ; d’autre part,

la théorie doit rendre compte dans sa démarche de cette « volonté » d’agir, sans quoi elle

risque de s’auto-invalider1. Sur ce dernier point, Foundations se livre à une critique

stimulante des théories sociales de Marx, Weber et Durkheim que Coleman qualifie de non-

réflexives. L’auteur montre que ces théories n’échappent pas à une certaine circularité. Dès

qu’elles posent le réel objectif comme antérieur au réel conceptualisé, elles défendent une

position matérialiste mais ne peuvent se justifier comme « théories de la transformation »

qu’en tant qu’épiphénomènes ; dès qu’elles se représentent à elles-mêmes comme outil pour

agir sur le réel, elles s’auto-réfutent car cette position « idéaliste » revient à admettre

l’antériorité du concept sur le réel objectif-concret. Bien plus qu’une théorie ancrée dans la

pratique [grounded theory], Foundations est un ouvrage qui appelle à la « réflexivité » des

sciences sociales.

Afin de vérifier si Coleman a été conséquent dans sa démarche, il est légitime de

soumettre son ouvrage à la même lecture critique que celle qu’il a pu opposer à ses

prédécesseurs. Il s’agit ainsi d’interroger la Nouvelle science sociale quant à sa capacité à

construire les fondements d’une connaissance théorique « réflexive ». Il y a fort à parier que

Coleman ne parviendra pas à maintenir le point de départ de sa théorie réflexive. Nous en

voyons la raison, d’un point de vue immanent, dans l’ambition même du projet : celui

d’aboutir à cette finalité « réflexive » en partant de la méthodologie explicative employée en

théorie économique qui, elle, pose son objet comme antérieur à la « réflexion »2. Cependant,

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., pp. 610-652. 2 Demeulenaere souligne à cet effet que le projet colemanien est ambitieux mais décevant en raison de l’usage de la figure « objectiviste » de l’homo oeconomicus. « Ce n’est donc pas la science économique qui constitue son objet, mais celui-ci est antérieur à la démarche, fort naturellement d’ailleurs, la rendant possible. […] Si l’objet est antérieur à l’analyse, il n’est cependant accessible que par une description analytique précisément donnée par les outils conceptuels de l’investigation théorique. Celle-ci, pour délimiter les pratiques auxquelles elle se réfère, fait usage d’un ensemble de notions faussement familières et certainement peu univoques : interviennent en vrac et en sus du principe économique proprement dit dont nous décrirons dans un moment les ambiguïtés sémantiques,

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 14

nous proposons de traiter la théorie sociale de Coleman dans sa dualité, c’est-à-dire en la

considérant à la fois dans son apport critique et non critique. Pour cela, nous soutenons

qu’une appropriation critique de Foundations doit aller au-delà des faiblesses techniques liées

à l’usage la théorie du choix rationnel et se livrer à une lecture épistémologique et

philosophique plus générale.

Dans sa dualité, la théorie sociale défendue par Coleman dévoile, au-delà de ses

propres limites, l’insuffisance des sciences sociales, incapables à elles seules de traiter le sujet

épineux de la « réflexivité » (et qui ne peuvent l’évacuer sans s’auto-invalider). Aussi, dans

notre lecture critique de l’ouvrage de Coleman, nous faisons nôtres ses interrogations et nous

tenterons d’y apporter un début de réponse en remédiant aux restrictions qu’il s’impose,

notamment par l’emploi d’un concept étroit de rationalité économique. A la lumière des

Foundations, nous tenterons donc de montrer comment une connaissance réflexive du monde

social peut se justifier tant d’un point de vue théorique que d’un point de vue pratique. En

d’autres termes, il s’agit pour nous d’apporter une réponse simultanée à deux interrogations

colemaniennes, la première se situant au niveau des structures de l’action et l’autre au niveau

des structures de la connaissance.

De quelle manière la théorie peut-elle appréhender les régulations sociales qui visent

la défense de l’autonomie individuelle au sein des structures organisationnelles modernes et

comment peut-elle s’affirmer comme « activité » visant la réconciliation des intérêts

individuels et des intérêts collectifs ?

Dans la mesure où elle traite des intérêts divergents entre groupes antagonistes,

comment la théorie sociale peut-elle s’assurer de l’objectivité de son point de vue théorique

dès lors qu’elle ne pose pas son objet comme antérieur à la réflexion mais qu’elle propose de

le découvrir réflexivement, tout en se sachant contenue en lui ?

les notions de choix, d’utilité, de rationalité, de calcul, d’intérêt, de maximisation de la satisfaction, d’homo oeconomicus enfin. » Demeulenaere P. (1996), op. cit., p. 2.

Comme le montre Demeulenaere, la sociologie colemanienne partage avec la théorie néoclassique une « ambiguïté sémantique » fondamentale liée à la notion de l’intérêt, voire un « risque de tautologie dans l’interprétation d’une action reposant sur un choix comme le résultat d’une maximisation d’utilité ». Ibid., p. 251.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 15

En suivant cette problématique, nous cherchons à réactualiser une interrogation

d’ordre plus général : comment un point de vue « matérialiste » en sciences sociales peut-il

être défendu compte tenu du rapport théorique-pratique1 ? A la suite de Renato Di Ruzza,

nous soutenons que les interrogations colemaniennes (que nous faisons nôtres) ne peuvent

trouver de réponses satisfaisantes à l’intérieur du cadre des sciences sociales et nécessitent

l’insertion de ces dernières dans « les pratiques sociales concrètes »2. L’ancrage pratique de

la théorie sera notre angle de lecture de l’œuvre de Coleman.

Tout d’abord, à travers le dialogue qu’elle instaure avec la philosophie politico-

morale, la théorie sociale de Coleman garde en vue l’idéal d’un « bien commun » et thématise

les problématiques de la liberté individuelle et de la régulation démocratique. Par cette

« invocation », Coleman tente de ramener l’horizon propre à la réflexion philosophique à

l’intérieur du cadre de la théorie sociale afin de le soustraire aux présupposés idéalistes,

métaphysiques ou transcendantaux et de l’asseoir sur des bases plus solides. Cette démarche

contient certes un moment justifié lorsqu’elle s’interdit de dériver cet horizon d’un

quelconque « principe » philosophique (tel que l’impératif catégorique kantien ou l’hypothèse

rawlsienne d’un voile d’ignorance). Mais, en se limitant à un discours sur la « moralité

interne » d’un système social, en refusant toute commensurabilité entre les valeurs éthico-

morales des acteurs sociaux, Coleman évacue en dernier lieu toute référence à cet horizon du

« bien commun » qui, pourtant, fonde son discours. Or, à la suite de Di Ruzza, nous soutenons

que toute connaissance qui s’assume comme « pratique » doit renouer avec un univers de

« valeurs », un horizon de « bien commun », qui est à chercher à l’intérieur même de l’activité

conceptualisée (tout au moins lorsque cette connaissance se donne des visées

émancipatrices)3.

Ensuite, dès lors que l’objet de la théorie est constitué par des pratiques, que la théorie

s’assume comme une forme d’intervention réfléchie dans le monde et qu’elle fait partie de

son objet, le positionnement théorique en sciences sociales nécessite un « débordement ». En

1 Di Ruzza R. (1988), Eléments d’épistémologie pour économistes. La dernière instance et son ombre, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 154 p., pp. 125-149. 2 Ibid., p. 141. C’est nous qui soulignons. 3 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), De l’économie politique à l’ergologie. Lettre aux amis, Paris, Harmattan, 138 p., p. 74-75.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 16

effet, comment s’assurer de l’objectivité du point de vue théorique si ce n’est en allant à la

rencontre de la « pratique », c’est-à-dire en confrontant en permanence l’activité théorique à

l’activité même qu’elle conceptualise. Notons qu’il ne s’agit pas ici d’une confrontation

traditionnelle entre une théorie et une pratique mais d’un processus de re-travail permanent

des généralisations et des conceptualisations de la première au regard des savoirs et des

valeurs investis dans l’expérience de la seconde. Ce couplage ne consiste donc pas en une

quelconque rencontre entre une « théorie » et un protocole expérimental qui viserait à infirmer

ou confirmer des « thèses ». Il s’agit plutôt de faire dialoguer deux formes de « savoirs » : les

savoirs épistémiques et les savoirs investis dans l’activité1. Ainsi, aux questions

épistémologiques que nous nous sommes posées à la suite de Coleman, nous tenterons

d’apporter des réponses ergologiques2.

Il nous est impossible de définir brièvement la démarche ergologique que nous

adoptons, et elle sera nécessairement retravaillée tout au long de ce travail. Disons

provisoirement qu’elle est porteuse d’une intuition selon laquelle toutes les activités

humaines, et notamment l’activité du travail, convoquent des savoirs investis que les savoirs

institués, organisés en disciplines, tentent d’approcher. La démarche ergologique que nous

suivons est celle de la mise en circulation entre trois pôles : le pôle des savoirs investis dans

l’activité ; le pôle des savoirs institués (économie, sociologie, ergonomie…) ; le pôle de la

réflexion philosophique qui reprend en lui l’univers des valeurs convoquées dans toute

activité et dans tout savoir. A l’intérieur de ce triangle activités/savoirs/valeurs, nous tenterons

d’apporter une réponse simultanée à nos deux interrogations. Il s’agit, rappelons-le, de saisir

la manière avec laquelle une théorie peut intervenir dans la régulation de l’action collective en

général, et l’activité du travail en particulier, tout en s’assurant réflexivement de l’objectivité

de son point de vue théorique. Notre réponse sera élaborée du point de vue du travail3. Nous

1 Di Ruzza R. (2004), « Questions épistémologiques ? Réponses ergologiques ? », [Consulté le 07/08/07], 43 p. Disponible sur : http://www.ergologie.com 2 Pour emprunter ainsi le titre de l’article de Di Ruzza cité ci-dessus. 3 Nous prenons le parti d’apporter une réponse élaborée en nous positionnant du point de vue du travail. Ce faisant, nous ne défendons pas une démarche épistémologique qui s’autoproclame comme « assignatrice de place » auprès de laquelle les sciences sociales doivent se justifier. En revanche, nous adoptons une épistémologie « tolérante » qui, selon les termes de Bruno Maggi, défend « un point de vue », en admettant la pluralité des points de vue.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 17

suivons ainsi la démarche adoptée par Coleman lui-même, qui consiste à partir de

l’organisation de l’activité sociale en général pour aboutir au cas spécifique des régulations au

sein de l’acteur moderne le plus important : le travail salarié dans l’entreprise. Nous avons

alors choisi de lire Foundations of Social Theory à la lumière d’un domaine d’activité

spécifique, celui de l’activité du crédit dans une banque libanaise.

Après cet exposé au niveau le plus général des problèmes et des interrogations de

notre recherche, nous proposons de poser les problèmes et l’interrogation spécifiques qui

guideront notre travail.

Le défi principal du modèle analytique développé dans Foundations est d’abord

d’expliquer l’émergence des règles collectives de l’action à partir des interactions médiatisées

par l’intérêt matériel (entre acteurs rationnels). Coleman cherche une microfondation de son

concept de social capital défini comme un bien collectif qui, au sein des groupes et des

communautés, préside à l’orientation de l’action individuelle et collective. Dans ce sens, la

problématique de la théorie colemanienne s’oriente vers la thématique de l’érosion des modes

de régulation traditionnels basés sur les relations sociales primordiales (famille, voisinage,

religion…). Avec la disparition des structures traditionnelles – qui, par le passé, ont assuré

l’intégration des comportements – et leur remplacement par des structures modernes

construites à dessein, la théorie colemanienne tente de penser le problème du remplacement

du social capital primordial. La théorie doit assumer la tâche de « guide », en donnant des

fondements solides capables d’orienter le discours normatif du sociologue.

Ensuite, Coleman entreprend la reconstruction réflexive des sciences sociales. En

conceptualisant le réel, la théorie conduit à la transformation du réel : elle est elle-même un

vecteur de coordination de l’action. Ce souci de réflexivité affiché dès la préface n’est pas

sans rappeler l’« effet de science » mis en évidence par Bourdieu. Mais, là où Bourdieu

s’emploie à montrer que les mécanismes de conversion des capitaux servent la reproduction

d’une domination, Coleman cherche une orientation qui, en dernier lieu, réaffirme

l’autonomie de l’individu. Là où Bourdieu affirme que les interactions sociales conduisent à

Maggi B. (2003a), De l’agir organisationnel. Un point de vue sur le travail, le bien-être, l’apprentissage, Toulouse, Octarès, 261 p., p. 5.

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la « légitimation » d’un pouvoir, Coleman cherche à expliquer l’émergence d’un consensus

intersubjectif sur l’action. Ainsi, le terme du « pouvoir » occupe certes une position centrale

dans la sociologie colemanienne mais se rapporte à une vision moins conflictuelle, la

domination reposant sur un consensus rationnellement motivé1. Dans les rapports

ordre/exécution, dominant/dominé, principal/agent, supérieur/subordonné, qu’il considère

comme dimensions constitutives du lien social, Coleman s’efforce de montrer

l’interdépendance des comportements : l’organisation est en dernier lieu le produit des

attentes réciproques, d’un « pari mutuel » qui exige l’entente. Ce n’est donc pas la dimension

verticale (hiérarchique) du rapport de l’autorité qui constitue le pivot de la construction

colemanienne mais bien celle de l’organisation horizontale qu’il veut « éclairer ».

Malgré la place centrale qu’occupe le concept bourdieusien dans ce présent travail,

c’est en confrontant la sociologie colemanienne à la sociologie critique défendue par Jürgen

Habermas que nous avons choisi de discuter le concept de social capital. Certes, Coleman

exclu tout dialogue avec l’œuvre de Habermas mais notre choix s’explique d’abord par

l’orientation que Coleman lui-même donne à son concept. Même si la sociologie critique

développée par Habermas s’écarte dans ses inspirations et par sa méthode de celle de

Coleman, toutes deux partagent les mêmes visées « émancipatrices » et le même souci

« philosophique »2. Dès ses travaux de jeunesse, Coleman traite de la crise de légitimité dans

les démocraties occidentales du point de vue d’une réflexion sur les sphères

d’autonomie/hétéronomie. Il dénonce ainsi l’emprise croissante qu’exerce la sphère

économique débridée sur les autres sphères de la société, menaçant ainsi les libertés et

l’autonomie de la « personne » humaine, thème qui n’est pas sans rappeler le concept

habermassien de la « colonisation du monde vécu » par le système. Coleman est alors

conscient de la nécessité d’aborder cette thématique en articulant à la théorie sociologique

1 Coleman J. S. (1980), « Authority systems », Public Opinion Quarterly, vol. 44, no 1, pp. 143-160. 2 En limitant notre lecture de Habermas à sa « sociologie critique », nous faisons appel à la période de son œuvre qui s’arrête avec la Théorie de l’agir communicationnel. En effet, cet ouvrage constitue un tournant dans l’œuvre de Habermas. Suite aux débats qui suivent sa publication, Habermas délaisse le terrain de la sociologie critique pour chercher une fondation qui se situe au niveau de « l’éthique de la discussion ». Sans rupture avec le projet d’origine de la Théorie critique, il convoque davantage la philosophie morale-pratique en se rapprochant des travaux de Karl Otto Apel.

Apel K. O. (1989), Penser avec Habermas contre Habermas, Traduit par Charrière M., Paris, L'Eclat, Combas, 64 p.

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proprement dite une réflexion philosophique sur la justice sociale et sur les « droits »

démocratiques. Dans ces premiers travaux, Coleman entreprend de traiter ces problèmes

centraux de la « modernité » en se situant du point de vue du « travail ». Son étude sur la

légitimité de la démocratie américaine du point de vue syndical montre l’enracinement de sa

pensée sociologique dans un « projet » politico-moral plus vaste1. Son formalisme excessif et

sa reconversion (plutôt tardive) à la théorie du choix rationnel ne doivent pas éclipser

l’étendue de sa réflexion sur « l’engagement du sociologue » et l’enracinement de la théorie

dans une pratique émancipatrice.

En effet, plusieurs travaux ont déjà souligné l’intérêt qu’il y a à établir un

rapprochement entre les thèses colemanienne et habermassienne2. Or, en lisant Foundations

of Social Theory à la lumière de la Théorie de l’agir communicationnel de Habermas, nous

confrontons deux projets de fondation réflexive antipodiques3 : la pragmatique formelle ou

universelle de Habermas et la fondation analytique, microstructurelle, de Coleman. Mais c’est

justement dans cette opposition que réside l’intérêt du dialogue que nous instaurons entre ces

deux projets. Foundations semble en effet appeler à une lecture habermassienne. L’entreprise

colemanienne souffre d’un handicap majeur (qui n’est autre que sa méthodologie explicative)

auquel seule une dimension communicationnelle paraît pouvoir remédier.

Coleman impose à l’action intentionnelle de l’acteur individuel une hypothèse

restrictive, un « principe normatif explicite », qui n’est autre que la maximisation de l’utilité4.

Tout en se limitant aux critères de validation de l’action instrumentale-stratégique dans le

1 Lipset M., Trow M. & Coleman J. S. (1956), Union Democracy. The Internal Politics of the International Typographical Union, New York : Free Press, 455 p. 2 Favell A. (1993), « James Coleman : social theorist and moral philosopher ? », American Journal of Sociology, vol. 99, no 3, pp. 590-613.

Steiner P. (2003), « Les Foundations de James S. Coleman : une introduction », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 205-229.

Bouvier A. (2003), « Dans quelle mesure la théorie sociale de James S. Coleman est-elle trop parcimonieuse ? », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 331-356. 3 Habermas J. (1981), Theorie des kommunikativen Handelns, Francfort-sur-le-Main,

Trad. franç. Ferry J-M. & Schlegel J-L.; (1987), Théorie de l’agir communicationnel, Tome I : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, 448 p. ; Tome II : Critique de la raison fonctionnaliste, 480 p., Paris, Fayard. 4 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 40-41

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monde objectif, il veut donner un nouveau souffle au projet réflexif de fondation sociologique

hérité de Weber. Ainsi, la théorie réflexive s’affirme d’abord comme un « moyen »

d’intervention et un « support » pour l’orientation des politiques publiques ; ensuite, dans sa

démarche, elle rend compte de son statut « d’activité » orientée vers une fin en prenant

comme objet d’étude des activités finalisées. C’est alors que Coleman conclut à la congruence

entre sa démarche théorique et la représentation que cette démarche a d’elle-même (en vertu

de son souci de réflexivité théorique). On comprend alors l’intérêt particulier que tout

économiste, orthodoxe ou hétérodoxe, doit porter à cette tentative unique dans l’histoire la

théorie sociale1. Mais Coleman ne perd-t-il pas justement l’avantage sur « l’économisme »

des néoclassiques lorsqu’il fait intervenir un concept étroit de rationalité ? N’est-ce pas

l’instrumentalisation de la connaissance qui lui permet de justifier le recours aux seuls critères

de l’agir instrumental-stratégique ?

En concevant l’utilité pratique de la connaissance théorique du point de vue

instrumental-stratégique de l’avènement « d’un état des choses » dans le monde objectif,

Coleman retombe dans un stade d’objectivisme pré-réflexif (guider les politiques publiques :

choix stratégique ; justifier une intervention : finalité instrumentale). L’objectif de la

connaissance théorique peut-il se réduire à une formulation de recettes « sûres » pour résoudre

des problèmes spécifiques ? Selon Habermas, l’intérêt de la connaissance en sciences

humaines et sociales est plutôt d’ordre communicationnel : la réflexion ne cherche pas sa

légitimation du point de vue du succès ou de l’échec selon les critères du savoir objectif des

sciences expérimentales mais bien du point de vue pratique de l’interaction. Si la

connaissance théorique consiste en un mouvement réflexif qui retourne en soi, elle acquiert

alors la dimension de « réflexion » au sens fort du terme, c’est-à-dire une compréhension de

soi de la société : une autoréflexion permettant l’intercompréhension2. En suivant la démarche

de Habermas, nous proposons de dénoncer une instrumentalisation transcendantale de la

connaissance, à peine voilée, dans la théorie sociale colemanienne.

1 Steiner souligne ainsi qu’aucun sociologue avant Coleman n’a pensé pouvoir « fonder une théorie sociale » en ramenant l’ensemble des phénomènes à des comportements de maximisation d’utilité. Steiner P. (2003), op. cit., 214-215. 2 Habermas J. (1968b), Erkenntnis und Interesse, Francfort-sur-le-Main,

Trad. franç. Clémençon G. & Brohm J-M. ; (1976), Connaissance et Intérêt, Paris, Gallimard, 1986, 436 p.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 21

Coleman entend construire sa théorie sur des critères de scientificité empruntés au

pragmatisme. En référence à Karl Popper, il affirme qu’un savoir est jugé « utile » s’il permet

d’aboutir aux formes d’intervention auxquelles il est destiné1. S’il avait admis les catégories

d’un savoir non-instrumental, Coleman aurait été amené à réfléchir sur les limites d’une

démarche « explicative » au niveau de la théorie de l’action, laissant la place à une démarche

« compréhensive » ou « interprétative ». Coleman tente vainement d’échapper à cette forme

particulière de contextualisation de la connaissance théorique qui risque de saper les

« fondements solides » de sa théorie sociale « robuste ». Une indécision traverse alors son

ouvrage. Ainsi, lorsqu’il entreprend une argumentation au niveau de son projet de

refondation, Coleman écarte l’action individuelle comme socialement insignifiante : l’action

d’un individu qui satisfait son intérêt en exerçant un contrôle sur une ressource n’est pas une

action sociale. La relation sociale selon Coleman fait intervenir une dyade. Mais, dès qu’il

entreprend une explication au niveau de son modèle théorique, Coleman ramène l’ensemble

des phénomènes à une « conscience » solitaire orientée par son intérêt personnel. En

maintenant sa foi dans les critères de scientificité élaborés dans le cadre de la modélisation

économique, il réserve le tiers de son ouvrage à la démonstration mathématique. Alors qu’il

suppose que l’ensemble des interactions est ancré dans le milieu de la communication, que la

structure même des « droits » repose sur un consensus intersubjectif, Coleman fait intervenir

un mode d’action « silencieux » qui fait de chaque « sujet » d’une interaction un « objet pour

l’autre ».

Coleman fait appel à la notion smithienne de « sympathie » pour mettre en lumière les

mécanismes par lesquels un acteur fait sien les intérêts d’un autre et internalise les normes du

milieu. Mais, en se limitant à la méthodologie explicative employée dans Foundations,

nombreuses sont les questions qui ne trouvent pas de réponses, de l’aveu même de son auteur,

alors qu’elles constituent les prémisses de son discours. Qu’est-ce qui confère à un acteur le

droit de sanctionner le comportement déviant d’un autre acteur ? Comment s’établit la

légitimité d’un droit ? Pourquoi certains acteurs « intériorisent » des normes alors que cela est

contraire à leurs intérêts ? Avec toutes ces questions, Coleman met en garde contre les limites

de la théorie des choix rationnels, affirmant qu’elle est « incapable dans sa forme actuelle »

de rendre compte d’une multitude de questions concernant la conceptualisation des normes en

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 40-41.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 22

« capital » social1. Les différentes manières avec lesquelles Coleman esquive les problèmes

centraux de sa théorie nous éclairent sur la possibilité de dépassement de ces insuffisances.

Puisque l’ensemble des phénomènes auquel il se réfère est de nature communicationnelle, il

faut donc transposer sa théorie du niveau des interactions médiatisées par l’intérêt au niveau

des interactions médiatisées par le langage.

Coleman ne néglige pas entièrement la dimension communicationnelle puisque les

transactions qu’il conceptualise ont comme « ancrage ultime » la communication tournée vers

un consensus intersubjectif. En témoignent également les ressources sociales qu’il thématise

et qui font intervenir des dimensions langagières devant être traitées dans une « discussion

subséquente » [subsequent discussion]2 : la circulation des informations, les rumeurs, la

réputation, la confiance… La théorie de Coleman ne se dispense donc pas du langage mais

elle réduit le « langage ordinaire » à un langage pur ou formel : en s’intéressant à des

interactions médiatisées par l’intérêt, c’est un langage modélisable et mathématisable qui se

substitue à l’usage ordinaire du langage3. Or, comme le montre Habermas, le langage

ordinaire ne se réduit pas à la syntaxe d’un langage pur et, contrairement au principe de

l’unité des sciences, c’est dans le langage « humain » que réside la spécificité des sciences

sociales et humaines. Parce que le langage ordinaire fait intervenir des expressions verbales et

non verbales (qu’il fait appel aux expressions du corps, aux intonations…), il a la spécificité

d’être irréductible à un ensemble formel de signes. Il a la propriété d’être son propre médium

et ne « s’interprète » que par et dans la syntaxe d’un langage ordinaire. En raison de cette

réflexivité qui lui est propre, le langage ordinaire défie toute reconstruction formellement

rigoureuse.

Or, Coleman ne peut admettre l’ancrage de la communication dans le milieu du

langage ordinaire, pas plus que les catégories d’un savoir non-instrumental. La réflexion sur

les orientations communicationnelles de l’agir social (aussi bien au niveau de la théorie de

l’action qu’au niveau des orientations de la connaissance) aurait certainement conduit à

l’implosion du cadre de la théorie du choix rationnel. Une pièce maîtresse de son architecture

1 Coleman J. S. (1987b), op. cit., p. 142. 2 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 283. 3 Favereau O. (2003a), « La pièce manquante de la sociologie du choix rationnel », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 275-295.

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fait donc appel à un programme de remplacement. La théorie sociale colemanienne ne peut

pas assumer la tâche de saisir réflexivement son objet car cela revient à admettre que cet objet

s’inscrit dans une « pratique quotidienne » qui, selon les termes de Di Ruzza, est une

« pratique faite de gestes ». Puisque le geste ne se réduit pas à son support matériel, qu’il

exige également un travail de « mise en mot », il est un mélange inextricable d’activité

discursive et non discursive1.

La question centrale de notre lecture critique de Foundations est celle de

l’élargissement de sa démarche explicative en laissant une plus grande place à la

« compréhension » et à l’« interprétation ». En d’autres termes, comment un ensemble

d’acteurs individuels peut converger à travers un processus décentralisé de décision vers un

accord normatif sur l’action collective de manière qu’ils puissent « se comprendre » comme

étant les auteurs des règles auxquelles ils se soumettent ? Cette interrogation se retrouve en

effet au centre d’un grand nombre de travaux, de la théorie économique proprement dite aux

théories de la gouvernance démocratique, en passant par la sociologie des organisations. Mais

un problème de fondation non résolu conduit Coleman à proposer une alternative intéressante

fondée sur la TCR alors que Habermas cherche l’issue du côté des ressources langagières

investies dans une discussion argumentée. Nous examinerons tour à tour ces deux entreprises

de fondation de la théorie sociale. La question précédente concernant les structures de l’action

se rattache donc à celle qui se situe au niveau des structures de la connaissance. Puisque le

problème de la fondation réflexive reste celui de l’objectivité du point de vue théorique, nous

tenterons de savoir comment le « lien social » peut être conceptualisé d’une manière

objective. Est-ce en l’érigeant en un « concept » à la manière de Coleman, en l’occurrence en

un « capital » ayant toutes les caractéristiques d’un « objet » collectif ? Ou bien est-ce en

situant entièrement le problème au niveau de la « réflexion », à la manière de Habermas qui

saisit le lien social uniquement du point de vue symbolique, dans un rapport dialogique ?

Nous faisons ici le pari de partir de l’agir social, situé au niveau d’abstraction le plus

simple tel qu’il est défini par Coleman, pour remonter ensuite du niveau dyadique au niveau

du rapport dialogique. C’est là une première hypothèse que nous proposons de vérifier tout au

long de notre recherche. Sans l’introduction du langage ordinaire comme médium de

1 Di Ruzza R. (1988), op. cit., p. 132.

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l’interaction sociale, la théorie se prive de tout accès à l’horizon de la « pratique ». L’activité

sociale ne peut être approchée sans la « parole » qui est elle-même une activité de « mise en

mot »1. Dans un sens, la dimension d’« acte » du langage (la pragmatique habermassienne)

nous sera d’un appui considérable. Mais, nous avons proposé de partir de l’agir social pour

arriver au cas spécifique de l’activité du travail et, dans ce sens, la pragmatique formelle de

Habermas est insuffisante. Nous ferons donc appel à une seconde hypothèse. C’est justement

en retravaillant les concepts théoriques du point de vue du travail que nous entendons

répondre aux questions liées à la conceptualisation des interactions sociales.

En reconstruisant le couple hégélien travail/interaction du point de vue des ressources

émancipatrices contenues dans le langage, la démarche habermassienne instaure une

dichotomie entre les formes de l’agir. Elle ne peut pas s’employer à analyser les sphères de

l’autonomie/hétéronomie dans le milieu de l’entreprise ni discuter du rôle des interactions

dans la régulation de l’activité du travail. Nous privilégions alors une réflexion

épistémologique axée sur les deux notions intimement liées, celles du « travail » et de

« l’interaction » en retraçant dans une première partie leurs usages dans l’histoire de la pensée

économique et sociologique. A travers une historiographie de la sociologie économique, notre

première partie tentera de montrer que ce couple théorique, le travail et l’interaction, est aux

fondements de la théorie sociale. Faut-il rappeler ici que toute histoire de l’histoire de la

pensée est nécessairement épistémologique2 ? En effet, en s’appuyant sur une relecture

critique de l’évolution récente de la sociologie économique, nous tenterons de montrer qu’il

existe dans la tradition des sociologues classiques et dans la perspective originelle de

l’Economie Politique un enseignement riche en conséquence quant à la manière d’approcher

le « travail » et le « lien social ». De ce point de vue, le travail apparaît d’abord comme une

catégorie économique par excellence et, tel que le décrit Di Ruzza, « une condition de

possibilité » du discours économique (au point que parler d’« économie du travail » est une

« tournure proche du pléonasme3 »). Pour les sociologues classiques, parler du « lien social »

c’est également tenir un discours sur le travail, le lieu de la socialisation par excellence. Les

1 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), op. cit., p. 73. 2 Canguilhem G. (1977), Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie : nouvelles études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris : Vrin, 1981, 181 p. 3 Di Ruzza R. & Gianfaldoni P. (dir.) (2003), Les économistes et les tâches du présent : analyse du travail et dialogue des savoirs, Toulouse, Octarès, 164 p., p. 14.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 25

thèses durkheimiennes et wébériennes sur le rôle des « corporations », sur les solidarités qui

se nouent dans le travail et sur les valeurs morales ou culturelles investies dans l’activité se

retrouvent aujourd’hui au cœur du débat sur le social capital. Le premier chapitre en fera la

démonstration.

Mais la sociologie économique contemporaine réactualise les thématiques classiques

dans une perspective réductionniste en traitant le travail et l’interaction sous la forme

« intéressée » de « capitaux » humain et social. Dans le second chapitre, nous tenterons de

retracer les insuffisances qui entachent cette recomposition des liens entre l’économie et la

sociologie. Wacquant et Calhoun montrent à ce sujet que la sociologie colemanienne met en

place « une pratique généralisée de l’économie » là où la sociologie bourdieusienne avance

une « économie généralisée des pratiques »1. C’est ainsi que la comparaison avec le capital

social de Bourdieu occupe une place centrale dans notre première partie. Elle nous servira à

démasquer un fonctionnalisme, non avoué mais tenace, qui handicape les différentes

conceptualisations anglophones, celle de Coleman comme celles de Francis Fukuyama et de

Robert D. Putnam. Contrairement à la place importante qu’occupent les travaux de ces deux

derniers au sein de l’espace du débat académique, nous ne leur accordons qu’une place réduite

dans notre histoire du social capital.

Par le biais de ses travaux sur le rôle du social capital dans la gouvernance

démocratique effective, Putnam transpose le débat dans les hautes sphères de la politique.

D’une part, avec les travaux de Putnam, le concept fait son entrée à la Banque mondiale et

devient le nouveau mode opératoire des politiques issues du « consensus de Washington » (on

parle aujourd’hui de consensus post-Washington pour marquer la rupture induite par le social

capital putnamien). D’autre part, il semble qu’aux Etats-Unis la polémique sur l’érosion du

social capital américain envahit l’espace public (au sens de Habermas) et se substitue aux

débats de fond sur les valeurs démocratiques, civiques et culturelles. A cela s’ajoute

l’instrumentalisation du concept par les présidents de la République successifs (Ponthieux

parle alors d’une « croisade du capital social »)2. Là encore, si l’on veut que le concept de

social capital se débarrasse de sa « mauvaise conscience », la sociologie bourdieusienne

1 Wacquant L. J. D. & Calhoun C. J. (1989), op. cit, p. 54. 2 Ponthieux S. (2006), op. cit., p. 43.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 26

constitue un point de passage obligé pour une reconstruction moins « romantique » des liens

entre l’économie et la société. Le troisième chapitre posera alors le problème de la

gouvernance démocratique et tentera d’offrir une vision intégrée des dimensions économique,

sociale et politique à la lumière des travaux de Bourdieu, Habermas et Amartya Sen.

Notre première partie s’attachera alors à la reconstruction théorique de la théorie

sociale à travers une histoire conceptuelle du social capital. Articulée à une lecture

épistémologique critique, cette histoire tente de retracer les relations entre le « travail » et le

« lien social » qui, dans leur imbrication, constituent le fondement de tout discours sur la

gouvernance de l’action collective. En effet, dans la perspective originelle de l’Economie

Politique, et dans la droite ligne des sociologues classiques, le travail et l’interaction sociale

renvoient à des domaines d’activité qui sont avant tout multidimensionnels. En partant de

l’interaction au niveau d’une dyade pour atteindre le niveau d’un système social global,

l’activité offre des résistances à l’explication exhaustive et certaine et fait appel à une

démarche compréhensive. La participation démocratique pose de manière exemplaire ce

problème : comment des acteurs peuvent-ils participer à la production des règles de leur

milieu en sachant qu’ils sont les destinataires de ces règles ? Dans ce sens, la politique

démocratique devient une politique du milieu produite par lui-même.

Mais, dans le milieu du travail, la régulation de l’action collective offre un

enseignement indispensable pour comprendre les processus de coordination de l’action.

L’activité du travail n’exige-t-elle pas la subordination et l’aliénation ? Dans le domaine

spécifique de l’organisation du travail, les règles de l’action collective peuvent-elles se

comprendre comme une production et non une simple exécution ?

La seconde partie de notre travail s’ouvre ainsi sur une démarche ergologique. A l’aide

d’une enquête de terrain sur l’activité de recouvrement des créances bancaires, nous tenterons

de retravailler les concepts et les thèmes mis en évidence dans la première partie. Le dialogue

entre les sciences sociales et la philosophie politico-morale ne se suffisant pas à lui-même,

nous convoquons un domaine d’activité spécifique en allant à la rencontre des protagonistes

et en interrogeant les savoirs dont ils sont porteurs. L’activité du crédit et les procédures de

recouvrement des créances bancaires au Liban nous offrent un enseignement de premier ordre

sur les processus de coordination et de régulation de l’activité dans un environnement

d’incertitude accentuée par des mécanismes de méfiance et d’opportunisme généralisés. Dans

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 27

la mesure où cette recherche est consacrée à une lecture critique de Foundations of Social

Theory, la seconde partie effectuera des retours incessants sur les différentes composantes de

l’architecture de cet ouvrage, tantôt pour illustrer la valeur heuristique de ses concepts, tantôt

pour souligner ses défaillances. L’enquête nous sert donc à discuter la pertinence de certaines

thèses colemaniennes et à retravailler les hypothèses de notre travail. Il ne s’agit donc pas

d’un travail d’enquête séparé des orientations méthodologiques et théoriques que nous nous

sommes imposées. Les procédures de recouvrement des créances bancaires ne sont pas en

elles-mêmes l’objectif de notre enquête. Elles nous servent uniquement à attirer l’attention sur

un certain nombre de phénomènes liés à la coordination de l’action et nous permettent de

puiser, dans un domaine spécifique d’activité, un enseignement sur la démarche théorique à

suivre afin d’approcher l’organisation de l’activité sociale (et notamment l’activité

industrieuse).

Le quatrième chapitre expose les modalités et les orientations de l’enquête. L’activité

du crédit exige un potentiel de coordination entre différentes unités rattachées à la banque.

L’efficacité même de l’organisation dépend d’une communication efficace entre les différents

acteurs à tous les niveaux hiérarchiques. Dans son rapport à son environnement, la banque

déploie également un ensemble de ressources sociales dans la régulation de son activité. Dans

un environnement marqué par l’incertitude, les banques (libanaises ou autres) ont recours à

des stratégies de défense qu’il est impossible de comprendre en se limitant aux théories

économiques ou financières stricto sensu.

Sur ce point, l’activité bancaire au Liban n’a rien de spécifique puisque les banquiers,

habitués à prendre des décisions dans l’incertain, savent qu’il faut remédier aux insuffisances

des méthodes formelles de l’évaluation du risque du crédit (méthodes de scoring ; analyse

financière ; méthode des cinq C : caractéristiques, capacité, capital, collatéraux et conditions

du marché). Dans leurs « pratiques », ils tentent de combler le déficit informationnel entre le

client et la banque en exploitant des ressources informelles. Le social capital colemanien

renvoie en effet à des phénomènes que les agents de la banque mettent en pratique dans la

régulation du risque du crédit. Une enquête réalisée en France s’appuie sur le concept de

capital social pour montrer que l’évaluation objective du risque laisse actuellement place à

une évaluation sociale. Cette dernière s’établit par le contact direct avec le client, ses affaires,

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 28

et les réseaux auxquels il appartient offrent une source privilégiée d’informations1.

Néanmoins, la valeur heuristique du social capital atteint ses limites qui sont également celles

de la théorie du choix rationnel. L’usage du concept attire donc l’attention sur les

insuffisances d’une approche instrumentale de la communication et fait appel à un cadre

d’analyse plus large.

Le concept de social capital montre en effet que les relations sociales constituent des

règles contraignantes qui limitent les comportements opportunistes. Dans l’interaction entre la

banque et son client, le concept colemanien de « confiance » se révèle particulièrement

fécond. Mais l’activité réelle n’est jamais au niveau de simplicité et de cohérence que

Coleman stipule car les protagonistes sont rarement confrontés à des situations concrètes qui

interpellent un seul système de règles. L’organisation réelle du travail n’est pas le produit

d’un seul processus de régulation mais fait intervenir différents systèmes de règles (souvent

divergents, voire conflictuels). En effet, le banquier est confronté à des situations

conflictuelles dans son rapport à sa tâche, au client, à ses collègues, à sa hiérarchie, mais

également dans son rapport à soi.

La production des règles de l’action ne prend pas alors la forme du schéma statique

décrit par Coleman au niveau métathéorique car l’organisation réelle du travail est un

processus dynamique de régulation. Ainsi, lorsque les banques admettent l’importance des

évaluations sociales dans la régulation du risque du crédit et qu’elles accordent une place plus

importante aux jugements subjectifs, aux recommandations et aux relations sociales de leurs

agents, elles acceptent une transformation des rapports de pouvoir au sein de l’organisation.

Elles placent ainsi à leur tour une « confiance » dans leurs employés et s’exposent alors à des

situations d’incertitude inédites. Puisque la maîtrise du risque n’est plus assurée par « les

chiffres » et qu’elle se situe désormais au niveau de la gestion subjective, la banque accorde

un plus grand pouvoir discrétionnaire à ses employés mais doit se prémunir contre les

discrétions déviantes, l’opportunisme de ses agents ou la corruption. Enfin, la gestion sociale

du risque de portefeuille convoque la subjectivité de l’agent « corps et âme » puisque

l’essentiel de sa tâche procède de ses jugements, ses intuitions et ses relations propres.

1 Ferrary M. (1999), « Confiance et accumulation de capital social dans la régulation des activités de crédit », Revue française de sociologie, vol. 40, no 3, pp. 559-586.

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Le cinquième chapitre effectue un retour sur le projet colemanien de refondation

réflexive afin de lui introduire une dimension communicationnelle. En effet, les phénomènes

auxquels se réfère l’activité du crédit exigent une communication qui va au-delà du cadre

instrumental, machinique du langage. A la lumière du projet habermassien, nous proposons

alors un re-travail de notre première hypothèse quant à l’introduction du pôle de la

« réflexion » philosophique. Nous proposons de montrer que sans l’introduction d’une

référence à l’univers des valeurs et du « bien commun », la théorie sociale ne peut se

prononcer sur l’activité qu’elle théorise. Or, cette hypothèse apparaît insuffisante car elle

repose uniquement sur une épistémologie bipolaire qui consiste en un dialogue théorique

entre les sciences sociales et la philosophie. Dans le dernier chapitre, nous traiterons alors de

notre seconde hypothèse : sans l’introduction d’un troisième pôle, celui des savoirs investis

dans le travail et dont sont porteurs les protagonistes de l’activité, aucun discours ne peut être

produit sur l’organisation réelle du travail.

Notre sixième chapitre propose alors d’aller à la rencontre de l’activité réelle de

recouvrement des créances bancaires en portant notre regard au-delà des fictions de

l’organisation formelle. Dans la négociation des contrats de recouvrement des créances entre

le banquier et le client défaillant, c’est tout un univers de normes qui se négocie. La

conceptualisation doit donc accorder une place centrale à l’expérience dont sont porteurs les

protagonistes, aux négociations qui se jouent entre des systèmes hétérogènes de règles, aux

compromis entre les valeurs contradictoires convoquées par chaque situation, enfin au re-

travail des normes du milieu en fonction des caractéristiques propres à la personne et au

groupe de travail. En bref, il s’agit de montrer en quoi l’exécution des tâches n’est jamais une

simple exécution mais une production et une reproduction des règles du milieu, une correction

des règles déjà instituées, une re-normalisation.

Il faut enfin rappeler que les hypothèses que nous proposons de traiter dans notre

enquête ne sont que des « hypothèses » de travail et non des « thèses » que nous soumettons à

un protocole expérimental. Ces hypothèses sont re-travaillées en permanence au cours de

notre recherche et reformulées à la lumière du dialogue que nous instaurons entre les

différents savoirs convoqués. Nous adoptons donc une démarche qui réalise un retour

permanent à son point de départ, lui apportant ainsi toujours plus d’éclaircissements.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 30

En vertu de la réflexivité théorique que nous défendons, un mouvement de va-et-vient

continu entre les savoirs nous interdit de stipuler un quelconque point d’arrivée. Aucun

concept ne peut atteindre une forme achevée (dogmatique), symptomatique d’un retour à un

stade d’objectivité pré-réflexif. Ceci justifie alors le recours à une conceptualisation « en

tendance » et l’appel à des concepts « flous ». La démarche que nous suivons s’accorde alors

une « posture inconfortable »1. Le dispositif ergologique que nous adoptons se construit sur

un dialogue égalitaire et non hiérarchique entre les savoirs organisés et les savoirs investis. Il

s’agit donc d’une démarche dialogique qui nécessite de la part des interlocuteurs la mise en

mots de leurs savoirs. Il en ressort une démarche qui tente d’élaborer ou de produire des

connaissances sur l’activité à partir d’une production langagière qui transforme le « faire » en

« dire » (le « dire » étant « dire du faire »2). Comme nous l’avons déjà signalé, un dispositif

qui met en relation « savoirs » et « activités » en vue d’une élaboration conceptuelle et

théorique est inextricablement lié à l’horizon des « valeurs ». Cette mise en relation interpelle

une dimension normative que Yves Schwartz appelle le « vivre ensemble » ou encore le

« bien commun ». Il en découle ainsi le triangle activités-savoirs-valeurs qui, tout en

concernant inégalement les diverses disciplines académiques, fait sens pour toutes. Il faut

donc « imaginer » un dispositif qui met en jeu les exigences propres à cette configuration

triangulaire. Afin de décrire le dispositif à trois pôles, nous suivons ci-dessous la présentation

schématique qu’en donne Schwartz et nous faisons appel à de nombreuses citations plutôt que

de les paraphraser.

Imaginons, dans un premier temps, un dispositif à deux pôles (Schéma 1 ci-dessous) :

un axe vertical serait celui des savoirs académiques sur les activités humaines, l’axe

horizontal étant ce que l’on pourrait appeler le spectre des « Forces d’appel, de rappel et de

savoirs » (FARS), axe des savoirs portés par les protagonistes des activités en question.

Rappelons qu’il s’agit bien d’une confrontation entre deux savoirs, et non entre une théorie et

une pratique. Rappelons aussi que ce dialogue se fait sur les bases d’un échange égalitaire et

non hiérarchique.

1 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), op. cit., pp. 53-64. 2 « L’un des enjeux du dialogue est de transformer ce « dire » du « faire » en « dire le faire » ; transformation difficile (encore), mais nécessaire ». Ibid., p. 73.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 31

Schéma 1- Dialectique des axes 1

La confrontation des savoirs sur la base d’un dispositif ergologique donne lieu à un

mouvement de double anticipation croisée ou encore, selon les termes de Schwartz, à un

processus socratique à double sens. Ainsi, au pôle des savoirs savants, on anticipe en tendance

l’intelligence des situations réelles. Réciproquement, le spectre des Forces d’appel, de rappel

et des savoirs investis dans l’activité (FARSI) anticipe « des configurations technico-

organisationnelles desquelles les savoirs disciplinaires devront se mettre en apprentissage

pour retravailler leurs généralisations ». La pluridisciplinarité se joue alors sur le spectre de

l’axe horizontal où des forces d’appel/rappel indiquent que des protagonistes d’un tel régime

de production ont recours à des situations réelles pour confronter leurs savoirs académiques et

évaluer leur pertinence en les mettant à l’épreuve d’une gestion concrète. L’axe horizontal est

aussi l’axe de l’appel à des savoirs savants, appel qui vise la mise en « mots », en cohérence,

d’un savoir mal assuré sur ses bases, un « savoir en pénombre », et sa confrontation avec

l’ensemble des savoirs organisés. Ce double mouvement est donc au cœur du dispositif

ergologique2. Mais, nous avons déjà signalé qu’un tel dispositif doit faire intervenir l’horizon

des valeurs, et qu’il ne peut fonctionner que comme dispositif à trois pôles.

1 Schwartz Y. (2000), Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, Octarès, Toulouse, 763 p., p. 88. 2 « Les normes intellectuelles, la discipline des concepts produit réévaluation des savoirs et des valeurs du côté des « forces d’appel… ». Les situations de travail sont convoquées au tribunal des ressources scientifiques. Mais celles-ci ne traversent pas inentamées l’épreuve. […] Une des sources de l’efficacité et de la performance gît dans ce monde d’intelligence et de valeurs « investi » dans les gestes du quotidien et il est difficile de penser que l’économiste, lui aussi convoqué et confronté à cette

A

B

C

D

(Axe des savoirs académiques :

A, B, C, D : disciplines pertinentes)

(Axe des FARS)

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 32

Schéma 2- Le dispositif dynamique à trois pôles1

pénombre ne réinterroge pas certaines postures de sa discipline et notoirement son imperméabilité à toute approche « à la loupe » du « facteur humain » ». Ibid., p. 89-90. 1 Ibid., p. 94.

Autres sciences sociales (histoire, psychologie, droit) ou sciences de

l’ingénieur

a et b : sens des flèches pour les convocations mutuelles

b : le retour vers les compétences d’origine.

Ergonomie

ce sigle indique le travail éventuel

dans la discipline d’origine

Pôle de l’exigence philosophique

ou ergologique dont la philosophie

comme discipline

Pôle des savoirs organisés et disponibles

a

a a a

a

a a

b

b

b b b b b

Economie. Sciences de la gestion

Sciences du langage Sociologie

Cœur des

« processus socratiques

à double sens »

Pôle des forces d’appel/rappel

et des savoirs investis

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 33

Dans le Schéma 2, le troisième pôle, celui de l’exigence philosophique, fait intervenir

une dimension normative qui tend à mettre en relation des valeurs retraitées localement et des

valeurs universelles qui tendent vers le « bien » d’une humanité en quête de devenir. Schwartz

parle alors d’une « sorte de tâche de civilisation orientée par un possible bien commun ». Et

plus loin : « Nous avons pour cette raison tendance à désigner comme « humanisme

énigmatique » cette valeur floue en partage, qui paraît organiquement liée à ce régime de

production des savoirs1 ».

En partant des présupposés de la démarche ergologique, exposés ci-dessus, nous nous

autorisons à parler d’un espace de tension triangulaire dont les trois sommets seraient les

normes langagières, les normes sociales et les normes de l’argumentation scientifique.

L’espace délimité par ces trois sommets serait alors le lieu des convocations mutuelles, d’un

retravail sur les concepts et le milieu où se forment des conceptualisations « en tendance ».

L’inconfort qui en ressort est bien « général » mais apparaît comme un état sain du travail

intellectuel.

Dans la démarche ergologique, le travail apparaît d’abord comme une « mise en

patrimoine », le support du « patrimoine » pouvant être son propre « soi », le voisinage de

travail, une entité sociale plus large comme l’entreprise, le syndicat, l’humanité… Cela

revient à dire que le travailleur se doit d’élaborer des « projets-héritages ». Il met en relation,

de par ce qui est élaboré dans son expérience industrieuse, le mouvement des antécédents

(traditions, savoir-faire, pratiques…) dont il se sent l’héritier, d’une part, et des dynamiques

de transformation, constructrices pour de vie sociale, de l’autre. La mise en patrimoine

renvoie à la tentative de mettre en synthèse des informations hétérogènes qui rendent possible

l’accomplissement des tâches. Elle nécessite un travail sur les valeurs. Ces valeurs « oscillent

en permanence entre le pôle universel de « l’humanisme énigmatique » et le pôle

resingularisé où elles sont retraitées ; ou ce qui revient au même, entre deux modalités

extrêmes du milieu, le plus adhérant à l’activité spécifiée ou celui d’horizon le plus large2. »

1 Ibid., p. 91. 2 Ibid., p. 82.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 34

L’activité est alors conçue comme le lieu d’une dialectique entre un premier registre1,

celui des antécédents normant et anticipant l’activité (acquis patrimoniaux, contraintes

sociales et matérielles…), et un second registre qui est celui de l’insubstituable gestion de

dimensions singulières de la situation et qui enregistre des éléments variables, historiques,

propres à chaque situation2. Au niveau du second registre, il ne s’agit plus d’anticiper des

événements en procédures variablement formalisées, en concepts (procédés techniques,

prescription, normes organisationnelles…) comme pour le registre I. Il s’agit plutôt

« d’apprécier des écarts, de prendre des décisions, d’innover en fonction d’expériences, de

valeurs, d’anticipations de projets individuels et collectifs qui n’ont pas sur le moment la

forme langagière du patrimoine et des schémas organisationnels caractérisant un

« programme »3 ».

Dans ce qui précède, ont été posées les hypothèses de notre travail qui seront

confrontées à un travail d’enquête. L’enjeu de ce dernier est de dégager une théorie des

interactions sociales qui accepte les deux moments de la technê et de la praxis sans réduire

l’un des deux moments à l’autre. Dans un premier temps, nous tenterons d’en faire la

démonstration d’un point de vue théorique, pour ensuite dégager, aux côtés de l’intérêt

instrumental, une autre forme de coordination dans les orientations de l’activité. Enfin, nous

tenterons de reformuler, à travers une enquête sur l’activité du crédit, les hypothèses d’une

théorie sociale réflexive qui réhabilite la communication dans le travail. Comme dans toute

configuration locale, il s’agit alors de comprendre comment, dans ce dispositif à trois pôles, la

dialectique des normes imposées et/ou patrimonialisées et des normes proposées resingularise

en permanence le milieu d’action. « Il y a là manière, croyons-nous, à travailler une

1 « […] ce qui peut être anticipé et explicité au sein d’un patrimoine socialement partagé et transmis (méthodes), à partir d’éléments de relative généralité sur lesquels peuvent, pour cette raison même, travailler des concepts et se définir des programmes et prescriptions […] Ce domaine de l’anticipation des situations de travail serait donc celui du langage achevé, dans la mesure où celui-ci peut neutraliser les paramètres singuliers d’un processus qui se déroule par ailleurs toujours dans l’espace et le temps. On pourra définir ce registre comme celui du programme ou plus simplement « Registre I ». ». Ibid., p. 291. 2 « […] ce qui est de l’ordre de la gestion du singulier, qui enregistre dans l’activité quotidienne de travail l’effet de la dimension historique de toute pratique, la non-répétabilité parfaite des situations humaines, sociales, productives. […] On pourrait appeler ce registre celui de l’activité ou plus prudemment le « Registre II ». Dans cet entre-deux se jouent, on le voit, les concepts flous de savoir-faire, de qualification, d’expérience. » Ibid., p. 291-292. 3 Ibid., p. 288.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 35

dialectique du microscopique et du macroscopique, du local et du global…1 ». Dans une

perspective selon laquelle l’individu ne peut jamais être réduit à un exécuteur passif de

prescriptions, privé de toute initiative, il est important de veiller à ce que « les valeurs sans

dimension », qui sont non définissables et quantifiables dans des ratios avec unité de mesure,

ne soient pas réduites à leurs composantes fonctionnelles, recouvertes ou masquées par des

valeurs quantifiables et/ou marchandes.

« De ce fait, dans des sociétés où domine la régulation par les valeurs marchandes, où le salariat est encore largement prédominant, où le statut du travail est encore massivement pris dans des relations juridiques de « subordination » qui ont pour sens de stabiliser, dans un Etat de droit, cette régulation, l’exigence scientifique d’un dispositif à trois pôles peut paraître contradictoire avec cette omnipotence politique de l’économie marchande, voire contrarier ses fonctionnements2. »

1 Ibid., p. 292. 2 Ibid., p. 92.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 36

PREMIÈRE PARTIE- UNE HISTOIRE CONCEPTUELLE DU CAPITAL SOCIAL : « TRAVAIL » ET « INTERACTION » DANS LES THÉORIES SOCIALES DE JAMES S. COLEMAN ET DE JÜRGEN HABERMAS

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 37

Un simple regard sur l’histoire de la pensée économique, d’Adam Smith jusqu’à la

forme moderne illustrée par l’équilibre général d’Arrow-Debreu, suffit pour montrer à quel

point cette « discipline » a réussi à acquérir son autonomie au sein des sciences humaines et

sociales. Il semble admis aujourd’hui que cette autonomie s’acquiert au prix de nombreuses

réductions. Pour s’en assurer, il suffit de comparer la tradition néoclassique dominante aux

hétérodoxies marxistes ou keynésiennes. En revanche, l’économie néoclassique a gagné en

spécialisation et nous retrouvons une certaine « unité de la discipline » construite autour de

méthodes et de théories qui parcourent divers courants de pensée.

A travers des mécanismes autorégulateurs, au premier rang desquels nous retrouvons

le marché, l’économie néoclassique définit son champ d’étude autour des relations

qu’entretiennent des agents économiques dans leurs activités de production, d’échange et de

consommation de biens et services. A cela, s’ajoute une tendance dominante qui revendique

une prétention à la « scientificité » en référence explicite aux sciences dures. Mais dans la

mesure où cette axiomatisation ne sert pas à mieux décrire la « réalité » économique mais à

doter la discipline d’un « semblant » de scientificité, la théorie néoclassique rallie à sa posture

scientiste une démarche idéaliste1. Une grande partie des économistes, qui revendiquent en

sciences sociales un positivisme et un formalisme qui n’ont de comparable que ceux des

sciences de la nature, cherchent à doter leurs théories d’une rigueur conceptuelle, d’une

validité empirique et d’un intérêt opérationnel qui les rapprocheraient de leur idéal

revendiqué. Mais, alors qu’au XVIIIe siècle l’Economie Politique élabore l’autonomie de son

système d’action tout en le rattachant à la société dans son entier, le XIXe siècle connaît

progressivement le détachement de « la discipline » de cette problématique. Prétendant à une

certaine « rigueur scientifique », la posture « scientiste » des néoclassiques écarte du champ

d’analyse de l’Economie Politique la problématique des rapports sociaux, la question des

pouvoirs et les enjeux politiques. L’échange ne pouvant plus être conçu en référence à un

cadre institutionnel ou en relation avec les contraintes sociales et politiques, l’analyse

néoclassique a un contenu d’information pauvre et un faible rapport à la réalité2.

1 Di Ruzza R. (1988), Eléments d’épistémologie pour économistes. La dernière instance et son ombre, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 154 p., p. 108. 2 Ibid., p. 11-15. Et voir également : Di Ruzza R. & Halevi J., De l’économie politique à l’ergologie. Lettre aux amis, Paris, Harmattan, 2003, 138 p., pp. 33-50.

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Affirmant que l’activité marchande s’insère dans des structures institutionnelles et

sociales qui influencent, voire déterminent le comportement économique, les théories du

« social capital » semblent pouvoir servir, aujourd’hui, de point de départ, voire de nouveau

paradigme, pour une critique de l’isolement de l’économie. Mais, avant de s’élancer dans un

exposé des développements sur les théories du social capital, il nous paraît plus important de

procéder dans un premier chapitre à des évaluations et de retracer des orientations, en

privilégiant une réflexion épistémologique argumentée, afin de proposer une critique de

l’objet et de la méthode de l’économie.

En dressant un bilan comparatif de la sociologie et de l’économie, nous pouvons

constater que les deux disciplines sont inégalement unifiées. La sociologie apparaît comme

traversée par une diversité de courants et de paradigmes. En économie, il semble que les

chercheurs s’accordent à désigner une orthodoxie, un « mainstream », par rapport auquel

différentes hétérodoxies prennent des distances. Or, il n’y a rien de tel en sociologie et encore

moins dans les autres sciences sociales. Non seulement il est d’usage, en sociologie,

d’opposer une tradition holiste (durkheimienne ou marxiste) à une tradition individualiste (qui

remonte à Weber ou Pareto) mais l’éclatement des perspectives laisse aussi apparaître une

diversité de paradigmes concurrents (interactionniste, conflictualiste, herméneutique,

communicationnel…)1. L’usage que nous faisons du terme « paradigme » ne fait certes pas

acte de référence au concept développé par Kuhn et qui ne peut avoir qu’une valeur

métaphorique dans ce contexte2. Il sert à montrer que l’éclatement des perspectives reste la

caractéristique principale du paysage sociologique (malgré les tentatives récurrentes

d’intégration et de systématisation proposées par certains auteurs à commencer par Durkheim,

Parsons, Habermas…).

Même si le centre de « la discipline économique » et les questions de méthodologie ne

font pas l’unanimité au sein de la communauté des chercheurs, force est d’admettre que, pour

la sociologie, les choses sont encore moins nettes. La sociologie semble moins se définir par

un pôle méthodologique, plus ou moins partagé, plus ou moins dominant, que par un espace

1 Berthelot J-M., « Les sciences du social », in. Berthelot J-M. (dir.) (2001), Epistémologie des sciences sociales, Paris, PUF, 2001, 593 p., pp. 203-265. 2 Di Ruzza R. (1988), op. cit., p. 13.

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de débat récurrent1. Deux traits majeurs nous semblent impliqués dans une grande partie des

courants sociologiques :

- Un intérêt pour la modernité :

La thématique d’une société qui rompt avec les équilibres antérieurs ou d’un seuil de

modernité à franchir, en bref le passage d’une société traditionnelle à une société moderne est

une thématique qui traverse une grande partie de la sociologie économique classique

(notamment chez Weber, Durkheim et même Joseph Schumpeter). Cette thématique fut

réactualisée dans certains débats contemporains sur le passage de la modernité à la post-

modernité (Ulrich Beck, Jean-François Lyotard, Habermas…). Cette thématique donne à

Foundations son orientation la plus générale.

- Une prétention à construire une connaissance générale, théoriquement et

scientifiquement pertinente :

A partir des années 1920, un véritable processus de « scientification » a contribué à

éloigner la sociologie des considérations idéologiques les plus visibles qu’elle contenait à ses

débuts. A cette époque, il était assez courant de se réjouir de l’institutionnalisation de la

discipline car elle écarte un certain « dilettantisme essayiste dominant dans les générations

antérieures » au profit d’études plus spécialisées, fondées sur des méthodes rigoureuses et

diversifiées2. Dans les années 1970, l’impérialisme économique accentue la tendance au

renforcement de l’institutionnalisation des deux disciplines. Mais un problème de fondation

1 Tout au long de cette première partie, nous remettons en cause la pertinence des différentes disciplines en sciences sociales (notamment la théorie économique, la sociologie, ou la sociologie économique) à se constituer en « sciences » autonomes. Aussi, De ce point de vue, l’existence d’une orthodoxie en économie ne signifie pas que cette « discipline », comparée à la sociologie, a acquis une plus grande scientificité. En économie comme en sociologie, la « persistance des paradigmes et des théories concurrentes » et l’absence de connaissance « accumulable » conduisent à la pluralité des registres d’interprétation. Toujours traversées par des théories opposées, des polémiques et des débats qui persistent, les sciences humaines et sociales ne progressent pas à l’instar des sciences dures : « les théories sont élaborées tantôt pour justifier, tantôt pour dénoncer, tantôt pour critiquer, tantôt pour agir, tantôt pour défendre, tantôt pour conquérir ; ce n’est qu’en conséquence de cela que les théories permettent d’analyser et de comprendre. […] C’est ce qui explique aussi que toutes les théories, quelle que soit l’époque historique où elles ont vu le jour, sont toujours présentes et actuelles ».

Di Ruzza R. & Fontanel J. (dir.) (1994), Dix débats en économie politique, Grenoble, PUG, 173 p., p. 9. 2 Haber S. (2001), Jürgen Habermas, une introduction. Au coeur de la pensée de Jürgen Habermas, Paris, La Découverte, Agora Pocket, 361 p., p. 72.

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non résolu conduit à différents modes de coopération entre les disciplines. Faut-il rappeler que

pour les fondateurs de la sociologie économique, et notamment pour Durkheim et Weber,

celle-ci doit d’abord alimenter une réflexion générale sur le rôle de l’économie dans les

sociétés modernes :

1) sans se borner à une démarche qui reste subordonnée à la problématique

économique,

2) sans réduire tous les comportements à des comportements intéressés ?

La sociologie économique doit-elle établir des lois sur le social en suivant le modèle et

la rigueur de la théorie néoclassique ou peut-elle se fonder en ayant recours à divers corps de

ressources théoriques, méthodologiques et techniques ?

Renonçant aux généralisations historiques, les sciences sociales sont amenées, à partir

des années 1920, à chercher leur légitimation (aussi bien théorique que sociale) dans

l’adoption de méthodes calquées sur celles des sciences exactes ainsi que dans une

épistémologie aux accents positivistes très marqués. Or, si les approches marxistes ont

longtemps défendu une méthode d’analyse holiste et l’idée d’une relation étroite entre l’Etat,

le marché et la société, nous assistons actuellement à l’émergence de travaux de sociologie

économique qui, sans liens directs avec le marxisme et tout en adoptant des approches

individualistes, montrent que les comportements et les pratiques économiques sont encastrés

dans le social. Nous réservons alors une place importante à l’Histoire de la sociologie

économique de Richard Swedberg qui met en évidence la continuité entre le projet classique

et les travaux de la Nouvelle sociologie économique [New Economic Sociology désormais

NES]1.

Dans cette première partie, l’intérêt que nous porterons à l’histoire de la sociologie

économique s’appuie sur une appréciation critique de l’évolution récente des sciences

sociales. Ainsi, le tournant qui s’est élaboré à partir des années 1970, moment où le processus

1 Swedberg R. (1987), « Economic Sociology: Past and Present », Current Sociology, vol. 35, no 1, Londres, International Sociological Association, Sage Publications.

Traduction française de This-Saint-Jean I. ; Swedberg R. (1994), Une histoire de la sociologie économique, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, 318 p.

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d’institutionnalisation semble achevé, sera l’objet d’une relecture critique afin d’interpréter

les divergences et les débats actuels (les années 1990-2000) autour du sujet du social capital.

Ce tournant marque le passage à un style nouveau qui impose, en sociologie après

l’économie, l’analyse de données quantitatives et l’usage de formalisations mathématiques

sophistiquées au prix d’un rejet de « l’historicité ». Nous tenterons de montrer que la

recomposition du champ de la sociologie économique s’est effectuée au prix d’un rejet de

deux thèmes classiques qui, dans leur interdépendance, ont fondé le discours des sociologues

classiques : le travail et le lien moral. De l’Economie politique d’Adam Smith jusqu’à la

sociologie de James Coleman, nous retracerons la réduction du travail comme producteur de

liens sociaux à un procès de production.

Le premier chapitre tentera d’éclaircir la nécessité à laquelle les sociologues

classiques ont dû répondre en soustrayant la sociologie à la philosophie de l’histoire,

notamment telle qu’on la retrouve dans le marxisme. Le second chapitre montrera comment,

en s’appuyant sur l’héritage de Weber, la théorie sociologique s’expose à des risques et à des

tentatives toujours renouvelées, toujours dangereuses, de résorption ou de réduction des objets

et des méthodes des sciences de l’homme à ceux des sciences de la nature. Il s’est alors révélé

nécessaire pour nous de retracer une histoire de la sociologie économique depuis sa naissance

jusqu’à la séparation des disciplines afin de pouvoir mesurer, dans le troisième chapitre, le

poids de la recomposition des liens intellectuels entre l’économie et la sociologie et

d’apprécier de façon critique le programme pluridisciplinaire qui s’en suit.

Un regard sur l’histoire de la sociologie classique nous est donc indispensable avant de

pouvoir retracer les enjeux de la spécialisation et de l’autonomisation des disciplines

sociologique et économique.

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I - « TRAVAIL » ET « LIEN SOCIAL » DANS LA SOCIOLOGIE ÉCONOMIQUE CLASSIQUE

Une tradition philosophique qui remonte à Hegel et qui met fortement l’accent sur

l’expérience sociale et historique, le présent historique, se trouve au cœur du débat

sociologique contemporain. La philosophie, c’est l’époque saisie dans la pensée, peut-on lire

chez Hegel. Mais nous ne trouvons chez lui qu’une philosophie de l’histoire ancrée dans les

présupposés d’un idéalisme qui explique le processus historique par rapport à un point

d’arrivée. Ainsi, Hegel a beau présenter l’histoire comme un processus contradictoire, tout

paraît se dégager d’un mouvement univoque destiné à nous acheminer, en vertu d’une

nécessité métaphysique, vers la réconciliation absolue de l’esprit et de la nature1.

L’appropriation systématique de cet héritage hégélien par les sociologies de Durkheim et de

Weber fut orientée vers un but précis : celui d’assumer le rôle de penser le présent historique

tout en se détachant d’une vision spéculative de l’histoire.

Chez les sociologues classiques, nous retrouvons notamment les sources de la

convocation mutuelle entre sociologie et économie, convocation indispensable pour pouvoir

se prononcer sur le présent. Cependant, il faut attendre Horkheimer pour que le problème

d’une sociologie détachée des dogmes de la philosophie de l’histoire soit clairement posé.

Horkheimer, loin d’apporter toutes les solutions, reformule en contexte post-métaphysique le

thème hégélien de la philosophie comme pensée du présent. Il récuse la théorie traditionnelle,

terme englobant toutes les sciences qui, tout en appartenant au présent historique, n’en tirent

pas conséquence dans leur manière de se représenter à elles-mêmes. A la théorie

traditionnelle, il oppose son projet critique qui thématise ce présent tout en se sachant contenu

en lui. Il nomme « Théorie critique » la recherche interdisciplinaire où s’articulent une

1 « Grâce à des artifices spéculatifs, on peut nous faire croire que l’histoire à venir est le but de l’histoire passée. […] Grâce à quoi l’histoire se voit assigner des fins particulières et devient une « personne parmi des personnes » (telle que « Conscience de soi, Critique, Unique » etc.) tandis que ce que l’on désigne par les termes « vocation », « but », « germe », « Idée » de l’histoire antérieure est tout simplement une abstraction de l’histoire ultérieure, une abstraction de l’influence active que l’histoire passée exerce sur l’histoire récente. »

Marx K. & Engels F. (1845), L’idéologie allemande, in. Karl Marx, Œuvres. Economie, Bibliothèque de La Pléïade, Nrf, Gallimard, tome 3, p. 1069.

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philosophie enrichie par les sciences positives et un travail empirique stimulé par la

« conscience réflexive » des fins et des enjeux de la connaissance du présent1.

Les problèmes liés aux présupposés « idéologiques » de la philosophie de l’histoire

sont le point de départ de notre lecture historiographique car ils permettent de re-situer les

différentes orientations qu’emprunte la sociologie économique dans les années 1970. Il nous

permettra d’évaluer réflexivement les apports de la Nouvelle Sociologie Economique, dans sa

quête de scientificité, et de mesurer les différents réductionnismes qui accompagnent cette

ambition. Commencer par éclairer le problème de « l’histoire » nous semble donc

indispensable.

La querelle du positivisme en sciences sociales, qui anima les débats entre Popper et

Adorno (et leurs disciples respectifs), porte essentiellement sur le problème de l’histoire.

Popper rejette toute philosophie de l’histoire comme étant incompatible avec ses critères de

rationalité scientifique2. Devenue intenable, la philosophie dogmatique de l’histoire doit être

rejetée par les sociologues. Popper les invite alors à se recentrer sur des problèmes « de

dimension limitée » dont la résolution est chaque fois susceptible de donner lieu à des tests

empiriques convaincants : les sciences sociales ne peuvent pas formuler des lois et doivent

s’intéresser aux « tendances »3. Faut-il pour autant quitter le terrain de l’histoire ?

Pour les tenants de la Théorie Critique, la théorie sociologique ne peut pas échapper à

une double contextualisation. La théorie doit s’assurer de sa propre historicité, c’est-à-dire son

insertion dans l’époque dans laquelle elle se manifeste, et doit intégrer à son programme la

visée de saisir son temps par la pensée. La prise en compte de cette double contrainte de

contextualisation (synchronique, diachronique) est une garantie de la pertinence des

connaissances et doit influencer la manière dont la théorie se représente à elle-même.

Comment la théorie peut-elle s’assurer d’une certaine « objectivité », c’est-à-dire s’affranchir

1 Horkheimer M. (1937), Traditionelle und kritische Theorie,

Trad. franç. Maillard C. & S. Muller ; (1974), Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1996, 324 p. 2 Popper K. (1944), Misère de l’historicisme, Paris, Agora Pocket, 1988, 214 p. 3 Selon cette démarche, des « progrès » sont possibles en sciences sociales « pour peu qu’elles acceptent de « technologiser » leurs lois. »

Di Ruzza R. (1988), Eléments d’épistémologie pour économistes. La dernière instance et son ombre, Grenoble, PUG, 154 p., p. 93.

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des conjonctures historiques et des tendances de longue durée, alors qu’elle se sait inscrite

dans un contexte historique précis ? L’objet est alors de savoir comment l’innovation d’ Hegel

sur ce point pourrait être détachée des orientations idéalistes propres à son système, tâche que

la philosophie de Habermas tente d’assumer.

Habermas semble convaincu, pour les sciences naturelles, par les critères de rationalité

scientifique tels qu’ils sont développés par Popper. Mais, il croit pouvoir faire jouer des

nuances non-positivistes dans les sciences sociales et humaines. Le projet critique de l’Ecole

de Francfort a été marqué dès le départ par cette volonté d’intégrer philosophie et sciences

sociales. Cependant, dès les années 1940, des difficultés inhérentes à certains présupposés

théoriques conduisent Horkheimer et Adorno à retourner à une certaine philosophie

(métaphysique ?) de l’histoire. C’est notamment leur ouvrage La dialectique de la raison qui

livre la condamnation la plus radicale des orientations modernes des sciences sociales et

humaines1. Ainsi, l’avènement d’une science sociale strictement empirique et teintée de

positivisme est considéré par eux comme le symptôme d’une régression épistémologique et

théorique. La philosophie, au lieu de considérer les sciences sociales comme des partenaires,

ne peut que constater qu’elle se trouve face à un savoir purement fonctionnel rendu possible

par le perfectionnement des méthodes de l’enquête et dont les traits caractéristiques sont la

rigueur statisticienne et le raffinement mathématique ; en bref, un savoir conservateur par

vocation et idéologique. La philosophie ne peut que méditer sur les conditions de sa propre

impossibilité.

La philosophie habermassienne tente de sauver le programme critique tout en évitant

de disqualifier les savoirs existants. Cette tentative se jouera entièrement sur le pari de

soustraire la Critique aux présupposés de la philosophie de l’histoire. Habermas suggère que

Horkheimer, malgré son appel à l’interdisciplinarité, persiste à voir l’Economie Politique de

Marx comme le modèle de la connaissance critique du présent. Habermas va promouvoir

alors une tradition sociologique absente chez Horkheimer. Désormais, c’est la sociologie et

non plus l’Economie Politique (comme ce fut le cas de Marx à Horkheimer) qui sera la

discipline fondamentale du projet philosophique critique.

1 Horkheimer M. & Adorno T. W. (1946), Dialektik der Aufklärung: Philosophische Fragmente

Trad. franç. Kaufholz E. ; (1974) La Dialectique de la raison : fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 2000, 281 p.

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En considérant le cas des sciences politiques, Habermas souligne une tendance

positiviste qui conduit à la construction d’une science à orientation empirique traitant « le

politique » comme un sous-système autonome de la société. Même si elle garde à l’œil le

rapport de cette sphère à la société dans son entier, la science politique empirique exclut de

son champ les considérations moralo-pratiques et le problème de la « légitimité ». De même,

une fois devenue une science spécialisée, l’Economie Politique s’est détachée des

considérations d’ordre normatif sur l’intégration démocratique. Elle aussi considère son objet

comme un sous-système autorégulé. La sociologie, même en revêtant ses formes les plus

empiriques, se révèle toujours plus compétente pour traiter les problèmes d’ordre « pratique »

écartés par les théories politiques et économiques.

La perspective philosophique développée par Habermas, après Adorno, va dans le sens

d’un tel projet, celui d’assurer à la théorie sa propre historicité en prenant comme tâche de

penser le présent historique et en établissant une liaison étroite avec les savoirs positifs des

sciences sociales. La sociologie, héritière d’une tradition philosophique qui s’occupe de la

formation des systèmes sociaux modernes et de leurs aspects pathologiques liés à la

désintégration des formes traditionnelles, ne se limite pas à un sous-système unique et ses

concepts fondamentaux tentent d’appréhender les aspects importants du passage de la

« communauté » à la « société ». Nous retracerons ces aspects de la pensée sociologique

depuis les travaux de Smith jusqu’à Foundations of Social Theory de Coleman.

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A - Le travail et le lien social : objets économiques ou faits moraux ?

Contrairement à la lecture « naïve » que de nombreux économistes néoclassiques

attribuent à Smith, la division du travail pour ce dernier ne se limite pas à un phénomène

recherché localement en raison de sa plus grande efficacité. Il est vrai que Smith insiste sur les

dimensions technique et économique de la division du travail et qu’il fait reposer l’ordre

social sur le libre jeu des intérêts individuels, en partant de l’égoïsme des individus plutôt que

de leur sens moral. Cependant, pour Smith, la cause du développement de la division du

travail ne réside pas uniquement dans le désir individuel d’enrichissement qui, directement

favorisé par l’essor du marché, conduit par agrégation des comportements individuels à un

ordre social1.

Ce sont les passages célèbres de La Richesse des nations, maintes fois cités, qui

contribuent à la disqualification de Smith comme l’un des précurseurs de la sociologie

économique2. C’est par exemple le cas de Mark Granovetter qui lui attribue la paternité de la

thèse du « désencastrement » [disembeddedness] avancée par Karl Polanyi. Il estime que

Smith a été le premier à introduire en économie l’hypothèse d’une rupture de l’encastrement

qui s’est amorcée avec le processus de modernisation3. Il faut cependant s’arrêter sur la vision

smithienne du travail pris comme source et mesure de toute valeur. Nous retrouverons alors

chez lui les prémisses de la sociologie économique classique que Durkheim opposera aux

économistes néoclassiques.

1 En effet, on privilégie souvent cette lecture de Smith selon laquelle la division du travail résulte d’un processus qui est « la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d’un certain penchant naturel à tous les hommes […] qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre. »

Smith A. (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, t. 1, p. 81. 2 « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » Ibid., p. 82. 3 Granovetter M. (1985), « Economic action and social structure : The problem of embeddedness », American Journal of Sociology, vol. 91, no 6, pp. 481-510 .

Trad. franç. : This-Saint-Jean I. ; « Action économique et structure sociale : le problème de l’encastrement », in. Granovetter M. (2000), Le marché autrement. Essais de Mark Granovetter, Paris, Desclée de Brouwer, 239 p., pp. 75-114, p. 76-77.

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La méthode employée par la théorie néoclassique peut être décrite comme une

tentative de retrouver, en deçà des structures sociales et des phénomènes systémiques, une

explication qui pourrait être ramenée à la conjonction de comportements atomisés. Or,

conformément à sa règle selon laquelle les faits sociaux doivent être expliqués par d’autres

faits sociaux et non par des actions individuelles1, Durkheim substitue une analyse holiste et

fonctionnaliste à l’explication individualiste et utilitariste des économistes.

L’individualisation de la société apparaît de son point de vue comme la résultante d’un

processus d’individuation dans un développement historique marquant le passage d’une

société traditionnelle, caractérisée par une solidarité mécanique, vers une société moderne,

caractérisée par une solidarité organique.

1) De la division sociale du travail à la division du travail social

Pour Smith, le travail n’est pas seulement l’objet de l’économie mais il est aussi une

condition de possibilité, le socle sur lequel se fonde la possibilité de son discours. Comme le

souligne Di Ruzza, il est important de constater que Smith commence son ouvrage La

richesse des nations par une description minutieuse du travail dans une fabrique d’épingles et

qu’il souligne les gains de productivité engendrés par la division des tâches2. Pour Smith,

comme pour les économistes classiques en général, le travail est la mesure de la richesse

réelle et c’est « sur cette base que se construira l’économie politique comme discipline

quantitative à prétention scientifique, comme discours sur des trajectoires historiques, comme

mode d’intervention transformatrice3 ».

Ainsi, avec Smith et David Ricardo, naît la théorie de la valeur-travail qui fait du

rapport d’échange le résultat objectif fondé sur les unités de travail ayant réellement servi à

produire les richesses4. Ce qui est alors significatif c’est de constater « la prééminence

sociale de la production ». Pour Smith, le travail n’est pas seulement une marchandise mais

1 Durkheim E. (1895), Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1990, 149 p. 2 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), De l’économie politique à l’ergologie. Lettre aux amis, Paris, Harmattan, 138 p., p. 100. 3 Ibid., p. 95. 4 Si pour Smith le travail joue le rôle d’étalon de valeur, c’est Ricardo qui en fait le fondement même de la valeur, l’origine, la cause première et unique. La marchandise devient du travail incorporé et non l’expression d’une rareté ou d’une utilité subjective.

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l’« étalon des valeurs » ; il n’est pas un simple « objet » mais « l’activité qui extrait, fabrique

transporte, vend, achète ou taxe les marchandises1 ». Aussi, l’exemple d’une analyse d’un

travail (considéré au niveau d’une manufacture d’épingles) illustre bien la vision smithienne

du rapport de l’économie à la société. Il en offre ainsi une conception « complexe » qui

conserve, au lieu de l’éliminer, la tension entre le niveau local et le niveau global. « Cette

particularité de Smith fait que beaucoup d’économistes le considèrent comme le véritable

fondateur de l’économie du travail en même temps qu’il est « le fondateur de l’économie

politique »2. »

a) De l’Economie Politique à la sociologie économique classique

La dimension économique de la division du travail prend chez Smith la forme d’une

différenciation fonctionnelle liée à une différenciation hiérarchique de la société dans laquelle

riches et pauvres constituent des classes séparées. Le processus productif prend pour lui une

forme de coopération : la complémentarité entre les deux classes, sur laquelle repose la forme

du salariat, conduit à l’amélioration du bien-être collectif. Il est important de montrer que la

conception de Smith conserve cette tension entre l’individuel et le collectif, tension qui

apparaît dans l’analyse de la place du travail dans les processus productifs.

Ainsi, nous soutenons qu’il existe chez Smith une sociologie économique « avant la

lettre » qui précède l’ambition wébérienne de la développer en une discipline « autonome ».

De ce point de vue, nous nous séparons de la lecture de L’histoire de la sociologie

économique de Swedberg. Ce dernier plaide pour une sociologie économique constituée en

une discipline spécifique ayant son propre champ d’étude. Il estime alors que l’origine de la

sociologie économique remonte à Weber qui a été le premier à utiliser le « terme » et à fournir

un « effort consciencieux » [conscious effort] pour développer la discipline3. Aussi, son

1 Ibid., p. 96. 2 Ibid., p. 100. 3 Swedberg R. (1987), op. cit., p. 23.

Non seulement Swedberg privilégie la nouvelle sociologie économique anglophone mais, en outre, il écarte de sa lecture l’apport des économistes classiques. Notre lecture de l’histoire de la sociologie économique est plus proche de celle de Gislain et Steiner qui adoptent eux aussi une démarche « contraire à celle adoptée par Richard Swedberg ».

Gislain J-J., Steiner P. (1995), La sociologie économique 1890-1920, Paris, PUF, 235 p., p. 15-16.

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histoire de la sociologie économique, présentée sous la forme d’une survey, ne permet pas de

comprendre l’apport considérable de certains auteurs tels que Smith et Marx.

Il est vrai qu’avec Weber la division du travail intellectuel entre économie et

sociologie conduit à la construction de la sociologie économique en un « sous-champ »

distinct de la sociologie. Mais, selon Carlo Trigilia, la tradition originelle de l’Economie

Politique se caractérise par une réflexion stimulante sur les rapports de l’économie à la

société. L’œuvre de Smith constitue pour lui « la prémisse » de la sociologie économique

classique et « un point de référence essentiel » pour sa reconstruction1.

En effet, dans La théorie des sentiments moraux, Smith s’intéresse à l’encadrement

social des intérêts individuels tel qu’il s’opère dans le mécanisme de la « sympathie ». La

notion de « sympathie » se retrouve aujourd’hui au cœur de la sociologie économique

contemporaine notamment dans les travaux de Sen, Trigilia et Coleman. Trigilia la définit

comme « le mécanisme d’identification avec les valeurs partagées par les autres membres de

la société de laquelle les individus reçoivent des approbations et des désapprobations en

fonction de leur comportement 2 ». Selon lui, ce mécanisme reflète à quel point Smith conçoit

l’action économique en rapport avec des règles institutionnelles (formelles et informelles).

Selon Coleman, cette dimension de l’œuvre de Smith permet d’établir les bases d’un

rapprochement entre la théorie des choix rationnels et la sociologie des normes en éclairant

les processus par lesquels l’individu « considère » les normes du milieu ou les intérêts

d’autrui. Il va proposer cette notion pour combler le vide entre la théorie sociale et la

philosophie morale dans un sens qui le rapproche de Sen3. En effet, Coleman annonce que sa

théorie sociale procède en deux étapes : elle part d’une explication qui repose sur l’intérêt

individuel [Self-Interest] comme médium de l’échange et envisage ensuite l’élimination de

toute téléologie dans l’explication des structures de l’action. Un élément central dans cette

stratégie sera la notion de « sympathie » empruntée à Smith4. Nous verrons dans le troisième

1 Trigilia C. (1998), Sociologie économique. Etat, marché et société dans le capitalisme moderne, Paris, Armand Colin, 2002, 252 p., p. 27 & p. 31. 2 Ibid., p. 28-29. 3 Coleman J. S. (1990), op. cit., pp. 335-341 4 Ibid., pp. 17-19.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 50

chapitre que l’auteur de Foundations of Social Theory va s’appuyer considérablement sur

cette notion smithienne dans sa construction de la « Nouvelle science sociale » 1.

Dans l’œuvre de Smith, économie et société, marché et institutions, travail et normes,

sont étroitement liés. Aussi, la théorie économique, la sociologie économique (avant la lettre)

et la philosophie morale participent d’un même mouvement à l’étude du fonctionnement des

sociétés et à la production de règles ou de politiques de contrôle contre les dérives du marché.

En effet, le travail et le lien social sont pour Smith des objets économiques par excellence. La

même chose peut être dite de Léon Walras. Selon Di Ruzza, Walras a été l’un des pères de la

théorie néoclassique mais il affirme lui-même que sa construction a été rendue possible grâce

à deux postulats liés au « travail ». Le premier concerne directement la division du travail :

« Ce qui distingue l’homme et le rend supérieur aux autres animaux, c’est qu’il est capable de diviser le travail et d’échanger les produits qui en sont issus ; cette aptitude à la division du travail (que Walras reprend à Smith et à Say) est conçue comme un fait naturel qui crée le monde économique et le rend viable2. »

Ensuite, Walras distingue le « travail » en lui-même des « facultés personnelles »

investies dans le travail. Alors que ces dernières renvoient à l’ensemble des capacités

physiques et intellectuelles investies dans le travail (et qui permettent à chacun de prendre sa

place dans la division du travail), le travail en lui-même est la mise en activité de ces facultés.

De ce point de vue, seul le travail est susceptible d’être échangé dans le système du salariat

alors que les facultés personnelles restent des propriétés inaliénables de l’individu

(contrairement à Marx pour qui ce sont justement les facultés personnelles, les forces de

travail, qui sont des marchandises et non le travail). Walras voit donc l’histoire comme une

amélioration : le passage de l’esclavage au servage est le passage d’un stade de

l’appropriation de l’homme à celui de l’appropriation de son travail ; le passage au salariat est

1 Or, selon Alban Bouvier, la tentative de Coleman échoue dans la mesure où elle dissout le Self, le soi, et conserve l’intérêt comme médium et finalité de l’échange.

Bouvier A. (2003), « Dans quelle mesure la théorie sociale de James S. Coleman est-elle trop parcimonieuse ? », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 331-356. 2 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), op. cit., p. 97.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 51

encore une amélioration parce qu’on passe à l’appropriation du produit du travail et non plus

du travail en lui-même.

« Cette conception de l’histoire reconnaît d’une part que la forme d’organisation de la vie économique au XIXe siècle n’est ni naturelle ni éternelle (contrairement à beaucoup d’autres économistes qui prétendaient, prétendent et prétendront faire la théorie de l’économie valable en tout temps et en tout lieu, Walras fait la théorie du seul système salarial), et d’autre part, que ce qui définit au fond les diverses formes d’organisation, ce sont les rapports de propriétés et de soumission dont les travailleurs font l’objet.1 »

Mais c’est surtout dans l’œuvre de Marx que le travail apparaît dans toute sa

complexité et dans sa dualité, comme étant le lieu (par excellence) de la socialisation en

même temps qu’il est le lieu d’une aliénation.

Swedberg reproche aux sociologues d’inspiration marxiste d’avoir délégué les

analyses économiques de Marx aux économistes. Il estime que la sociologie économique doit

contribuer au rééquilibrage de notre réception de l’œuvre de Marx2. Selon lui, les travaux de

Weber permettent de comprendre rétrospectivement la contribution de Marx à l’économie en

tant que science sociale, c’est-à-dire comme « économiste social ». Il note que Weber offre de

Marx une lecture qui ne dresse pas de barrières « inutiles » entre la sociologie et l’économie,

contrairement à celle Schumpeter qui voit en Marx à la fois un économiste et un sociologue3.

Mais, Swedberg établit à son tour des frontières, inutiles de notre point de vue, entre

l’économie sociale et la sociologie économique : il défend une sociologie économique plus

restreinte, séparée du champ de l’histoire économique. Or, l’actualité de Marx dans les

théories sociologiques contemporaines se doit d’abord à la réhabilitation de certaines de ses

analyses sur l’émergence du mode de production capitaliste et la formation historique des

classes sociales4. C’est dans ses œuvres historiques que Marx apparaît le plus proche des

thématiques de la sociologie économique contemporaine. C’est à juste titre que Alejandro

1 Ibid., p. 98. 2 Swedberg R. (1987), op. cit., p. 24. 3 Ibid., p. 23. 4 Voir à ce sujet la controverse qui oppose Coleman à William Sewell Jr.

Sewell W. H. Jr. (1987), « Theory of action, dialectic and History : Comment on Coleman », American Journal of Sociology, vol. 93, no 1, pp. 166-172.

Coleman J. S. (1987a), « Actors and action in social history and social theory : Reply to Sewell », American Journal of Sociology, vol. 93, n° 1, pp. 172-175.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 52

Portes, dans son histoire du « capital social », fait remonter l’origine du concept dans les

travaux de Marx sur la formation d’une « conscience de classe ». Selon lui, l’idée de Marx

selon laquelle les solidarités entre les travailleurs sont le produit d’un « destin commun » (et

non l’expression d’une introjection des normes communes pendant l’enfance) constitue l’une

des prémisses du concept de capital social tel qu’il est défini par Coleman1.

De Smith à Marx, nous passons d’une division du travail comme phénomène

économique à une division sociale du travail. Tout en s’intéressant aux dimensions technique

et économique de la division du travail, Marx appréhende cette dernière dans un cadre social

plus large. Même s’il juge néfaste le renforcement de la division du travail (renforcement de

l’aliénation), il trouve cependant bénéfiques les conséquences de cette division à l’échelle de

la société : elle permet de socialiser le procès de production et, par là même, d’accroître la

maîtrise de l’homme sur la nature. Marx étudie, dès L’Idéologie allemande, l’importance

d’une division territoriale du travail entre les régions surtout entre les villes et les campagnes.

Analysant ainsi la division rudimentaire du travail dans les sociétés féodales, il constate que

l’extension du commerce, la communication entre les régions et la densité de la population

sont les conditions préalables d’une extension de la division du travail. En comparant les

villes et les campagnes, il en vient à analyser le rôle de la communication, des corporations

d’ouvriers et des « associations » qui ne deviennent le véritable vecteur de l’intégration

sociale qu’après la séparation entre la production et le commerce2. Aussi, il aurait fallu

attendre cette séparation et la formation d’une classe particulière de commerçants pour que la

division sociale du travail ait une large ampleur3.

1 « Coleman se réfère à des formes extrêmes de ce mécanisme par la notion de « zèle » et les définit comme étant des remèdes efficaces contre les comportements de passager clandestin dans les mouvements collectifs. »

Portes A. (1998), « Social capital : its origins and applications in modern sociology », Annual Review of Sociology, 24, pp. 1-24, p. 7-8. 2 « Même dans les villes, entre les diverses corporations, la division du travail était encore très rudimentaire ; et à l’intérieur des corporations mêmes, entre les ouvriers elle était tout à fait inexistante. Chaque ouvrier devait être familiarisé avec tout un ensemble de travaux, et il devait savoir exécuter tout ce qu’il était possible de faire avec ses outils ; le commerce restreint et le peu de communication entre les différentes villes, la rareté de la population et la modicité des besoins empêchèrent une division poussée du travail. » Marx K. & Engels F. (1845), op. cit., p. 1095. 3 « L’extension subséquente de la division du travail, se fut la séparation entre la production et le commerce […] La possibilité de relations commerciales dépassant le voisinage immédiat était ainsi

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Dans le chapitre douze du Capital, Marx développe cette même analyse en terme de

« densité sociale » en liant la division du travail avec le développement des moyens de

communication. Ces analyses auront chez Durkheim une portée sociologique plus générale :

« La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés, et si

elle progresse d’une manière continue au cours du développement social, c’est que les

sociétés deviennent régulièrement plus denses et très généralement plus volumineuses1. »

b) Division du travail et différenciation

Contrairement à une tradition qui remonte à Smith, Durkheim fait asseoir l’ordre

social, non pas sur l’intérêt individuel d’agents égoïstes, mais sur le lien moral. Pour

Durkheim, l’objet économique est un fait moral. Il propose alors élargir la définition de

l’activité économique au-delà du strict critère de l’utilité pour lui inclure la dimension

morale2.

L’accroissement de la division du travail, qui assigne aux individus une plus grande

autonomie, pousse Durkheim à s’interroger sur « les rapports de la personnalité individuelle

et de la solidarité sociale ». En d’autres termes, qu’est ce qui fait que « tout en devenant plus

autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société. Comment peut-il être à la fois

plus personnel et plus solidaire ?3 ». Il est ainsi amené à réfléchir sur le passage d’une société

traditionnelle à une société moderne dans laquelle une nouvelle forme de solidarité sociale, la

« solidarité organique », fait son émergence (par opposition à la « solidarité mécanique »

dans les sociétés traditionnelles). Or, comment explique-t-il que l’on passe d’une solidarité

mécanique à une solidarité organique ?

Il faut d’abord signaler que l’analyse de Durkheim est moins marquée par la

philosophie de l’histoire que ses contemporains allemands (Weber et Werner Sombart). S’il

s’intéresse aux problèmes de désorganisation sociale, ce n’est pas du point de vue d’une

donnée, et sa mise en œuvre dépendait des moyens de communication existants, de l’état de la sécurité publique dans les campagnes. » Ibid., p. 1096. 1 Durkheim E. (1893), De la division du travail social, Paris, PUF, 2004, 416 p., p. 244. 2 « […] les services économiques qu’elle peut rendre sont peu de chose à côté de l’effet moral qu’elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité ». Ibid., p. 50. 3 Ibid., « Préface à la première édition », p. XLIII.

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explication historique de l’émergence du capitalisme : il privilégie l’étude des conséquences

(pathologiques) d’une organisation sociale régie par le marché1. Selon lui, la division du

travail n’est pas due à ses effets bénéfiques, comme le stipule la théorie économique.

L’accroissement de la productivité qui accompagne la différenciation en est la conséquence

non anticipée et non la cause. Par la suite, Granovetter utilisera le même argument pour

remettre en cause la thèse néo-institutionnelle de Oliver Williamson qui stipule que les

institutions doivent leur existence à leur efficience2.

Selon Durkheim, l’origine de la division du travail est à chercher du côté de la

morphologie de la société (distribution de la population, quantité et qualité des rapports

sociaux, normes morales, etc.) qui se reflète dans les formes de « solidarité » permettant de

retracer le passage d’une société simple, marquée par une « solidarité mécanique », à un type

« supérieur » de société dépendante de la « solidarité organique ». Contrairement à Marx qui

voulait souligner l’isolement de l’individu sur le marché, Durkheim voit dans le croisement

des cercles et des milieux d’appartenance et dans la multiplication des interactions les

symptômes d’une nouvelle organisation sociale dans laquelle les règles sociales et morales

n’ont pas disparu.

Dans les sociétés primitives avec une division limitée du travail, la solidarité entre les

individus d’un groupe repose sur l’homogénéité morale : similitude des membres et partage

des valeurs. Durkheim parle alors d’une « conscience collective » (ensemble des croyances et

des sentiments communs à la moyenne des membres) qui, dans ce type de configuration

sociale, implique un mode d’intégration que l’on peut qualifier de vertical : le tout s’impose à

l’individu. Nous montrerons ci-dessous que cette organisation verticale correspond à ce que

Coleman désigne par « un système simple d’autorité » [simple authority system] qu’il attribue

aux sociétés féodales, mais aussi à toute société dans laquelle « les ressources sont dispersées,

la communication est faible et les transports sont peu développés, le niveau sociétal est

anarchique et la protection est importante3. »

1 Trigilia C. (1998), op. cit., p. 72-73. 2 Granovetter M. (1985), in. Granovetter M. (2000), op. cit., p. 87 et suite. 3 « One might expect such an authority system to arise when resources are dispersed, there is little communication and poor transportation, there is anarchy at a societal level, and protection is valuable. » Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 163. Sauf indication contraire, les citations de Coleman,

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Dans le premier type idéal de société, la conscience collective règle le comportement

individuel : le problème de l’ordre est résolu mécaniquement. Dès que l’on sort de ce type de

schéma, l’hétérogénéité du corps social et la pluralité des visions de vie deviennent les

caractéristiques d’une société moderne où aucun recours à une instance suprême ne peut

« légitimer » une instance de droit répressif (qui menace de subordonner l’individu à la

totalité sociale par l’intermédiaire de la conscience collective, la force de la tradition…). Le

passage à un mode de solidarité organique résulte du dépassement du caractère segmentaire

des sociétés.

A force qu’augmentent le nombre d’individus et la fréquence de leurs contacts, la lutte

pour l’acquisition des moyens permettant de satisfaire les besoins s’intensifie. La solution

pacifiste à cette situation conflictuelle passe par la différenciation sociale qui apparaît comme

une nécessité fonctionnelle permettant de maintenir la cohésion du groupe. La notion de

densité et celle des réseaux jouent ainsi un rôle important chez Durkheim et notamment à

travers deux composantes : la densité matérielle et la densité morale.

D’abord, la « densité matérielle » renvoie à la densité de la population, au degré

d’urbanisation, ainsi qu’au nombre et à la rapidité des communications et des transmissions.

La poussée démographique engendre l’accroissement de la densité matérielle, les populations

se concentrent sur le territoire, les villes s’élargissent, et les voies de communication

s’améliorent. Mais les mécanismes d’interdépendance qui en résultent conduisent à la hausse

de la « densité dynamique » ou morale qui se caractérise par une lutte accrue pour les moyens

d’existence. La « densité morale » renvoie au type de sociabilité, à la nature et à l’intensité

des interactions. Elle conduit les individus à se spécialiser pour survivre.

En comparaison avec le corps humain, le corps social compte désormais différents

organes remplissant des fonctions différenciées. La solidarité organique, avant d’être le

résultat de la différenciation des individus, est d’abord la conséquence de leur

complémentarité. La dynamique de différenciation conduit à un processus d’individuation,

assignant une plus grande autonomie à l’individu, mais fait dépendre la survie du groupe de la

complémentarité des tâches et de la coopération sociale. La solidarité organique devient alors

Putnam et Fukuyama sont l’objet de notre traduction. Nous reproduisons alors le texte en anglais afin de permettre au lecteur de s’assurer de la fidélité de la traduction.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 56

une nécessité fonctionnelle assurant un nouveau modèle d’intégration et de régulation que

l’on peut qualifier d’horizontal. Cette distinction entre une organisation horizontale et une

organisation verticale se retrouve au cœur des travaux de Coleman et de Putnam.

En effet, une opposition tranchée entre une autonomie traditionnelle et une complexité

moderne traverse l’ouvrage de Coleman. Ce dernier commence par dresser une opposition

entre les relations sociales simples et complexes. Les premières renvoient à des relations

autosuffisantes qui n’ont pas besoin d’incitations extrinsèques pour émerger ni d’intervention

extérieure pour durer. Ces relations simples génèrent par elles-mêmes suffisamment

d’incitations pour émerger et se développer (donnant lieu à des « liens sociaux primordiaux »

[primordial social ties] ou à des liens simples d’autorité tels que les relations maître/esclave

ou père/fils). Par opposition, les relations sociales complexes dépendent de l’intervention d’un

tiers en même temps qu’une incitation extrinsèque doit être fournie. Ces relations ne se

développent pas « naturellement » faute d’incitations suffisantes pour les deux parties et

doivent être « construites ». C’est le cas par exemple des relations qui composent les acteurs

organisationnels [Corporate actors] modernes (entreprises, bureaucratie, syndicats, etc.).

Parallèlement, Coleman oppose les structures sociales simples aux structures

complexes. Les premières renvoient à des structures sociales dites « naturelles » qui,

contrairement aux structures modernes, se développent mécaniquement, d’une manière

autonome [growing autonomously]. Aussi, l’ouvrage de Coleman se propose, et cela dès la

préface, d’analyser les problèmes liés au passage d’un « monde social naturel » à un « monde

social construit » [constructed social environement] dominé par des organisations rationnelles

construites à dessein [purposively constructed] et composées de relations sociales complexes1.

Il faut mettre également en relation l’approche durkheimienne de l’échange avec celle

de Coleman, notamment en ce qui concerne l’interdépendance entre les co-échangistes et la

résorption conséquente des conflits sur les ressources2. Selon Durkheim, « [l’échange]

suppose que deux êtres dépendent mutuellement l’un de l’autre, parce qu’ils sont l’un et

l’autre incomplets, et il ne fait que traduire au-dehors cette mutuelle dépendance3. » De

1 Ibid., p. 43-44. Voir aussi la préface. 2 Ibid., p. 29. 3 Durkheim E. (1893), op. cit., p. 25.

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même, Coleman considère l’échange d’une manière très proche de celle de Durkheim, et c’est

par ce détail qu’il entend différencier son approche de la théorie économique néoclassique.

Selon lui, « plutôt qu’un ensemble d’individus exerçant séparément leur contrôle sur des

activités pour satisfaire leurs intérêts, un simple fait structurel donne lieu à un système

social : les acteurs ne contrôlent pas totalement les activités susceptibles de satisfaire leur

intérêt mais une partie de ces activités se trouve, partiellement ou entièrement, sous le

contrôle d’autres acteurs. […] C’est à travers [des] transactions ou des interactions sociales

que des personnes peuvent échanger les ressources qu’elles contrôlent, mais qui ne les

intéressent que faiblement, pour acquérir les ressources contrôlées par les autres et qui les

intéressent1. »

En effet, il reprend à Durkheim sa vision de l’échange comme moyen de baisser la

conflictualité dans une société fondée sur une lutte pour l’acquisition des ressources (ou des

droits de contrôle sur les ressources) et des droits de contrôle sur l’action des autres. C’est à

travers la notion d’interdépendance structurelle qu’il aboutit aux « structures sociales de

l’action », et par là même au concept de capital social. Il est ainsi légitime d’affirmer que

« [l]a théorie durkheimienne met en évidence l’organisation réticulaire des sociétés

modernes, ouvrant la voie à ce qui deviendra beaucoup plus tard la sociologie des réseaux2 ».

2) Le fondement sacré de la morale : holisme méthodologique ou intersubjectivité ?

Le parallèle établi ci-dessus entre Durkheim et Coleman doit être nuancé dans la

mesure où la démarche méthodologique de ce dernier s’inscrit explicitement aux antipodes de

celle du premier. En outre, Coleman conçoit l’échange uniquement comme un moyen

technique de baisser la conflictualité et délaisse les problèmes moraux. Coleman déclare qu’il

vise la construction d’une théorie sociale neutre qui ne juge pas les systèmes normatifs d’un

1 C’est nous qui soulignons : « What makes a social system, in contrast to a set of individuals independently exercising their control over activities to satisfy their interest, is a simple structural fact : Actors are not fully in control of the activities that can satisfy their interest, but find some of those activities partially or wholly under the control of other actors. […] It is through these transactions or social interactions, that persons are able to use the resources they control that have little interest for them to realize their interest that lie in resources controlled by other actors. » Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 29. 2 Cusin F. & Benamouzig D. (2004), Economie et sociologie, Paris, PUF, 493 p., p. 59.

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point de vue moral. Par exemple, entre un système familial patriarcal et le modèle familial

occidental contemporain, il estime que la théorie sociale ne doit pas se prononcer sur les

statuts respectifs de la femme bédouine et de la femme américaine à cause de

l’incommensurabilité de leurs fonctions d’utilité. En revanche, Coleman considère que la

théorie sociale peut évaluer ce qu’il appelle « la moralité interne » d’un système : ceci revient

à pondérer, dans le cas du système patriarcal, la satisfaction de l’homme (chef de la famille)

d’une façon à rendre compte de son plus grand contrôle sur les ressources1. Aussi, les

problèmes liés à la montée de l’individualisme et de la soumission de l’individu face aux

acteurs organisationnels ne reçoivent dans sa théorie que des réponses d’ordre technique. Or,

selon Durkheim, la dimension morale est aux fondements des rapports sociaux. Les liens

sociaux ne sont pas appréhendés dans l’esprit d’un homo oeconomicus, mais contre cette

représentation.

a) Coleman contre Durkheim : règles techniques et règles morales

Au sujet de l’organisation corporative, Durkheim écrit dans la seconde préface de La

Division du travail : « […] si nous la jugeons indispensable, c’est à cause non des services

économiques qu’elle pourrait rendre, mais de l’influence morale qu’elle pourrait avoir2. » De

même, Weber s’intéresse aux rôles des corporations qui, bien qu’elles soient porteuses de

« rationalisme bourgeois », réunissent des personnes de la même profession, i.e. des

concurrents, « dans le but de limiter la concurrence ». Weber insinue par là que les

corporations, tout en étant porteuses d’un ethos bourgeois, ne peuvent pas être appréhendées

selon les critères de l’activité rationnelle par rapport à une fin. Elles sont gouvernées par

d’autres formes de rationalité et il en vient à conclure que la corporation « régulait l’économie

dans un sens traditionaliste3 ».

Il ne s’agit pas là de développer le rôle spécifique que la sociologie économique

classique attribue à la « corporation ». Nous l’évoquons uniquement pour souligner qu’il

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 781-784. 2 Durkheim E. (1902), « Quelques remarques sur les groupes professionnels, préface à la seconde édition », in Durkheim (1893), op. cit., pp. I-XLIV, p. XI. 3 Weber M. (1906), « Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme », in. Weber M. (1904-1905), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003, pp. 278-317, p. 316-317.

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existe, dans la tradition de Weber et de Durkheim, une analyse sociologique qui ne réduit ni le

lien social à son rendement ni les problèmes de désintégration liés à la division du travail à

des problèmes techniques nécessitant des interventions d’ordre technique. Selon Durkheim, et

contrairement à Coleman, l’échange ne s’accomplit pas uniquement sous la forme d’un

marché, à travers la poursuite de l’intérêt individuel.

Durkheim adresse également une autre critique à l’utilitarisme des économistes

néoclassiques : l’individualisme n’est pas considéré comme une donnée mais il est lui-même

le fruit de l’évolution des sociétés occidentales. Il ne peut pas être tenu pour le point de départ

de l’analyse théorique puisqu’il est lui-même un phénomène récent et graduel, un produit du

développement. Il montre alors que la différenciation des activités et des rôles ne peut pas se

passer d’institutions de nature non contractuelle, de règles morales partagées.

Selon Durkheim, les relations non contractuelles n’ont donc pas disparu : les rapports

familiaux engendrent un ensemble de droits et d’obligations qui ne sont pas contractuels ;

l’efficacité des contrats est elle-même fonction d’éléments non contractuels (coutumes,

normes morales…). La division du travail apparaît dès lors comme un « compromis » entre

d’un côté les « rivalités des intérêts » et de l’autre la « solidarité »1. Puis il ajoute quelques

pages plus loin : « En résumé donc, le contrat ne se suffit pas à soi-même, mais il n’est

possible que grâce à une réglementation du contrat qui est d’origine sociale2. »

Alors que la sociologie classique fait intervenir une explication de l’action individuelle

qui prend en compte, aux côtés des orientations rationnelles par rapport à une fin, les

orientations normatives (fondement sacré de la morale pour Durkheim ; la multitude des

orientations rationnelles dans la typologie de Weber), la théorie sociale de Coleman propose

de ramener l’ensemble des orientations à des choix rationnels en finalité. Attaché aux

principes de l’individualisme méthodologique, Coleman privilégie une méthodologie

explicative centrée sur les choix rationnels ce qui explique l’aversion qu’il a pour des auteurs

comme Durkheim et Parsons.

Coleman privilégie l’explication qui part du niveau microstructurel pour aboutir aux

phénomènes macrostructurels [la transition micro→macro]. Il accuse sans cesse Durkheim de

1 Durkheim E. (1893), op. cit., p. 191 2 Ibid., p. 193

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 60

se livrer à une explication holiste qui relie directement les phénomènes macrostructuraux

entre eux (ou, au mieux, qui renvoie à la détermination structurelle du comportement

individuel : la transition moins importante macro→micro). Même s’il fait explicitement

référence à La division du travail et notamment à la « densité morale », lorsqu’il explique

l’émergence d’une « demande pour les normes effectives »1, c’est le Durkheim du Suicide

qu’il privilégie dans son débat avec les classiques.

Il a été souvent reproché à Coleman de procéder à des lectures hâtives et

approximatives des sociologues classiques ou de donner une interprétation erronée des

œuvres de Weber et de Durkheim2. Néanmoins, le parallèle que nous venons d’établir entre

les sociologies durkheimienne et colemanienne nous semble judicieux dans la mesure où il

nous permettra de démasquer un fonctionnalisme tenace mais non avoué par l’auteur des

Foundations of Social Theory. Il permettra en outre de comprendre des critiques virulentes

qui lui ont été adressées, notamment par Jon Elster qui qualifie la théorie sociale

colemanienne de crypto-fonctionnalisme3.

Une tradition durkheimienne holiste est souvent opposée à la sociologie

compréhensive de Weber. Néanmoins, tout en insistant sur les déterminismes sociaux, la

sociologie de Durkheim laisse entrevoir une issue permettant de sortir de ce cloisonnement

traditionnel. Durkheim n’a pas mis en lumière cette voie qu’il décrit pourtant bien dans ses

analyses sociologiques de la religion, du sacré et du lien moral. Afin de montrer qu’il y a bien

un rapprochement entre Weber et Durkheim il faut procéder à certaines extrapolations4.

Nous avons déjà souligné que Durkheim considère que la division du travail, loin

d’être à l’origine de la différenciation sociale, est la conséquence non intentionnelle

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 241 & p. 814 2 Steiner P. (2003), « Les Foundations de James S. Coleman : une introduction », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 205-229.

Cherkaoui M. (2003), « Les transitions micro-macro. Limites de la théorie du choix rationnel dans les Fondations of social theory », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 231-254. 3 Elster J. (2003), « Coleman on social norms », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 297-304. 4 A ce sujet, Raymond Boudon offre une lecture éclairante en repérant les points de convergences entre les sociologies de Durkheim et Weber. Boudon R. (1998), Etudes sur les sociologues classiques, Paris, PUF, 2 tomes, tome 1 : 299 p., tome 2 : 351 p. Voir notamment tome 1, p. 127 et suite

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(nécessité) de ce processus. La spécialisation répond à un besoin social d’adaptation

fonctionnelle et se traduit, au niveau économique, par une différenciation entre les « grandes

fonctions » de production, de distribution et de consommation. La division du travail n’a donc

pas seulement une origine sociale mais remplit également une fonction sociale en permettant

l’émergence d’un nouveau type de société fondée sur une solidarité organique : elle permet

l’émergence d’une nouvelle forme de « lien moral » nécessaire à la cohésion sociale.

La sociologie tente, à la suite de Parsons, de penser la modernité en se réappropriant

les analyses durkheimienne d’une dynamique de différenciation sociale tout en renouant avec

la problématique wébérienne de la rationalisation. Pour certains, l’autonomisation est

considérée d’un point de vue fonctionnaliste. L’analyse de Parsons montre comment la

différenciation du système social en sous-systèmes, eux-mêmes de plus en plus différenciés, a

pour conséquence une complexité croissante des sociétés modernes1. Il conclut que

l’autonomie relative du sous-système économique permet une meilleure adaptation de la

société globale. Luhmann défend une vision plus radicale allant jusqu’à considérer

l’autonomisation comme le dernier principe d’intégration de la société2.

D’autres analyses pointent du doigt le risque de désintégration que cette

autonomisation impose à la société. Le sous-système économique est alors présenté comme

une sphère antagoniste à la société. Habermas (ainsi que Freitag3) propose une réflexion qui

vise la réintégration de l’économie dans la société en lui assignant des valeurs ainsi que les

limites de son développement. Ces analyses s’opposent aux théories fonctionnalistes inspirées

de Durkheim mais privilégient d’autres aspects de ses analyses : l’anomie.

Avec l’effondrement des régulations héritées de la société traditionnelle, Durkheim a

affirmé que c’est tout l’équilibre de la sphère normative qui se trouve remis en cause. Le

phénomène de condensation sociale, déjà présent chez Marx, souligne qu’avec l’effondrement

de la société segmentaire, les individus entrent en relation avec tous les autres au sein d’une

1 Parsons T. (1954), The Social System, Glencoe, The Free Press. Et (1971), Le système des sociétés modernes, Paris, Dunod, 1973. 2 Luhmann N. (1999), Politique et complexité : les contributions de la théorie générale des systèmes, Niklas Luhmann ; essais choisis, Paris, Le Cerf, 182 p. 3 Freitag M. (1986), Dialectique et Société, Montréal, Ed. St. Martin et Ed. De l’Age de l’Homme, 2 tomes, Tome 1: Introduction à une théorie générale du Symbolique, 296 p.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 62

structure sociale qui accentue la division du travail. Outre les problèmes de désintégration

sociale dus à la montée de l’individualisme, les sociétés sont confrontées à l’insuffisance de la

régulation des comportements, des attentes et des désirs individuels. Durkheim a posé ainsi la

question de l’emprise croissante de l’économie sur la société et celle de l’autonomisation de la

sphère économique par rapport aux formes traditionnelles de régulation sociale et politique.

L’insuffisance de la conscience collective perturbe l’équilibre général et provoque

l’apparition de pathologies sociales1.

Dans Le suicide, Durkheim montre que les modifications induites par le cycle

économique font que les régulations sociales héritées ne sont plus adaptées à la nouvelle

situation : ce retard ne va pas sans perte de référence sociale ou de relâchement moral. Aussi,

le renforcement du phénomène de l’anomie étant inhérent au développement économique des

sociétés occidentales, il plaide contre le « laisser-faire ». Selon Swedberg, « [l]e problème de

la dérégulation de l’économie constitue sans aucun doute le thème central de la sociologie

économique de Durkheim2. » Néanmoins, ce qui nous intéresse pour le reste de notre analyse

c’est l’accent mis par Durkheim sur le caractère obligatoire des règles morales. C’est

uniquement dans cette optique que nous discuterons ses travaux sur l’anomie3.

b) Anomie, lien moral et communication

Durkheim rend l’effondrement des institutions traditionnelles responsable de la

montée de l’anomie dans les sociétés modernes. Avec l’effondrement des sphères normatives

traditionnelles, la montée de l’individualisme conduit à deux conséquences : un problème

d’intégration sociale ; une insuffisance de régulation des comportements, des attentes et des

désirs individuels. Le processus de socialisation, dans son aspect « régulation » et son aspect

1 Durkheim E. (1897), Le suicide. Etude de sociologie, Paris, PUF, 1991, 463 p.

Voir aussi : Besnard P. (1987), L’anomie, ses usages et ses fonctions dans la discipline sociologique depuis Durkheim, Paris, PUF, 424 p. 2 Swedberg R. (1994), op. cit., p. 74. 3 Steiner et Gislain soulignent que la notion d’anomie en elle-même n’a pas eu de suite dans l’histoire de la sociologie économique : « Certes, Durkheim a fait état de son inquiétude devant l’anomie économique que, selon lui le cycle des affaires entraîne lorsque le changement social s’effectue à une trop vive allure. Mais cette inquiétude n’est plus de mise chez les durkheimiens eux-mêmes. On sait qu’ils ne reprennent pas à leur compte le thème de l’anomie que Durkheim lui-même délaisse ».

Gislain J-J., Steiner P. (1995), op. cit., p. 136.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 63

« intégration », peut souffrir de deux défauts : il peut être faible ou fort. Quand le processus

de régulation est faible, l’individu, placé devant des désirs illimités, souffre de cette

insatiabilité : c’est l’anomie. Dans sa préface à la seconde édition de La division du travail

social, Durkheim décrit les règles morales comme les seules garantes d’une limitation des

méfaits de l’individualisme : « Les passions humaines ne s’arrêtent que devant une puissance

morale qu’elles respectent1. » Mais, au lieu de penser les difficultés liées à la modernité

comme le symptôme d’une désagrégation du lien moral, Durkheim voit désormais que

l’emprise croissante de l’économie sur la société s’effectue à travers la production d’une

nouvelle représentation des « faits moraux ».

« […] Nous nous sommes surtout attachés à faire voire que la division du travail […] ne produit pas nécessairement la dispersion et l’incohérence, mais que les fonctions, quand elles sont suffisamment en contact les unes avec les autres, tendent d’elles-mêmes à s’équilibrer et à se régler. Mais cette explication est incomplète. Car s’il est vrai que les fonctions sociales cherchent spontanément à s’adapter les unes aux autres pourvu qu’elles soient régulièrement en rapports, d’un autre côté, ce mode d’adaptation ne devient une règle de conduite que si un groupe le consacre de son autorité. Une règle, en effet, n’est pas seulement une manière d’agir habituelle ; c’est, avant tout, une manière d’agir obligatoire, c’est-à-dire soustraite, en quelque mesure, à l’arbitraire individuel2. »

Dans sa conférence de 1906 « Détermination du fait moral », il distingue les règles

techniques (qui sont à la base d’actions instrumentales) des règles ou des normes morales,

qui, dans les termes de Habermas, déterminent l’agir consensuel des participants à une

interaction :

« On montrera que les règles morales sont investies d’une autorité spéciale en vertu de laquelle elles sont obéies parce qu’elles commandent. On retrouvera ainsi, mais par une analyse purement empirique, la notion du devoir, dont on donnera une définition très voisine de celle qu’en a donnée Kant. L’obligation constitue donc un des premiers caractères de la règle morale3. »

Selon Durkheim, quand les règles techniques sont violées, il s’en suit un résultat ayant

un lien interne avec l’action : l’action est suivie d’un échec. L’acte accompli engendre sa

1 Durkheim E. (1902), in. Durkheim (1893), op. cit., p. III. 2 Ibid., p. V. 3 Durkheim E. (1906), « Détermination du fait moral », in. Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1996, pp. 49-90, p. 50. C’est nous qui soulignons.

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conséquence et « on peut savoir la conséquence qui y est analytiquement impliquée1 ». Par

contre, une action qui porte atteinte à des règles morales est suivie d’une sanction : l’échec

n’est pas automatique2. Ainsi, une atteinte à certaines normes est susceptible de sanctions

parce que les normes revendiquent une validité en vertu de leur autorité morale. Ce qui a

besoin d’être élucidé dans la validité des règles morales est précisément ce qui fait qu’elles

possèdent une force contraignante3.

En analysant les représentations mythiques et le comportement rituel dans les sociétés

primitives, Durkheim en vient à conclure à une analogie structurelle entre le sacré et le

moral ou, en d’autres termes, à un fondement sacré de la morale. Comme Weber, Durkheim

s’intéresse à la question de savoir si une morale sécularisée peut avoir consistance. Habermas

croit trouver chez Durkheim une riche contribution à une anthropologie dialogique même si

elle est fondée sur le paradigme de la conscience. Il estime que Durkheim a manqué le

moment de l’activité intersubjective dans sa conceptualisation des interactions sociales et que

sa sociologie reste prisonnière de la tradition de la philosophie de la conscience qui réinstaure,

en dernier lieu, la subjectivité (personnalisation de la société : la société devient une

« personne morale » dotée d’une « conscience » collective). Cependant, le principe essentiel

de la théorie sociale de Habermas, selon lequel le lien social n’est pas une donnée mais a

besoin de se régénérer à travers des interactions tournées vers la production d’un

consensus sur l’action collective, n’est pas une idée étrangère à la sociologie de Durkheim.

La notion de conscience collective « traduisait déjà schématiquement » cette notion4.

1 Ibid., p. 60. 2 « J’appelle sanction les conséquences ainsi rattachées à l’acte par un lien synthétique. […] Ce n’est pas la nature intrinsèque de mon acte qui entraîne la sanction. Celle-ci ne vient pas de ce que l’acte est tel ou tel, mais de ce que l’acte n’est pas conforme à la règle qui le proscrit. […] C’est donc bien l’existence de cette règle et le rapport que soutient avec elle l’acte, qui détermine la sanction. » Ibid., p. 61. 3 « Ainsi, il y a des règles présentant ce caractère particulier : nous sommes tenus de ne pas accomplir les actes qu’elles nous interdisent tout simplement parce qu’elles nous les interdisent. C’est ce qu’on appelle le caractère obligatoire de la règle morale. Voilà donc retrouvée, par une analyse rigoureusement empirique, la notion de devoir et d’obligation, et cela à peu près comme Kant l’entendait. » Ibid., p. 62. 4 « Durkheim avait vu dans la conscience collective l’ensemble des représentations imposées par la société et partagées par tous ses membres ; désormais lié à l’analyse des rites, ce terme se rapporte moins au contenu qu’à la structure d’une identification du groupe, établie et renouvelée grâce à

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Avec cette vision durkheimienne de l’action rituelle à travers laquelle le sacré devient

l’expression d’un consensus normatif régulièrement actualisé, Habermas trouve un

rapprochement avec ses propres hypothèses sur la fonction sociale de la communication :

« Le consensus fondamental normatif, certes pré-linguistique mais médiatisé par le symbole, Durkheim l’analyse à partir des pratiques rituelles. Le rite est considéré comme l’élément originel de la religion. Les convictions religieuses sont déjà formulées dans le langage ; elles sont la propriété commune d’une communauté religieuse dont les membres vérifient, dans des actes culturels, leur nature communautaire (Gemeinsamkeit)1. »

La stratégie de Habermas sera alors de montrer que l’intégration et la socialisation

tendraient, au cours de l’évolution sociale, à devenir plus réflexives et à passer de plus en plus

par le médium du langage argumentatif. Il est bien conscient du fait que ce rapprochement

avec Durkheim ne fournit qu’un appui fragile, voire incertain, pour la justification de sa

théorie communicationnelle2.

Cependant, cette réinterprétation de l’analyse durkheimienne (du rôle du sacré et du

lien moral dans la régulation et l’intégration sociales) permet d’expliquer l’actualité de

l’œuvre de Durkheim et son importance pour le renouveau de la théorie sociale. C’est

notamment à travers un rapprochement entre les analyses de Durkheim et de Weber sur le rôle

des associations et des corporations que la « Nouvelle sociologie économique » tente de tracer

une troisième voie. Le sous-chapitre suivant approfondit ce point. En effet, Durkheim a vu

l’identité commune avec le sacré. L’identité collective se constitue sous forme de consensus normatif. »

Habermas J. (1981), Theorie des kommunikativen Handelns, Francfort-sur-le-Main,

traduction française de Ferry J-M. & Schlegel J-L.; (1987), Théorie de l’agir communicationnel, Tome I : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, 448 p. ; Tome II : Critique de la raison fonctionnaliste, 480 p., Paris, Fayard., t. 2, p. 63. 1 Ibid. p. 62. 2 « Habermas regrette que Durkheim juxtapose ici la forme religieuse-communautaire, jugée hâtivement indépassable […] à un contenu qui tend curieusement à justifier la conception la plus « individualiste » (ou libérale) de l’individu. Mais il observe aussi que le sociologue, dans ceux de ses textes qui légitiment le régime démocratique, a malgré lui esquissé une autre interprétation de la modernité. […] Logiquement, Durkheim lui-même ne peut donc éviter d’accorder une fonction centrale au fait social de la communication (sous forme réflexive : la discussion), confirmant aussi son importance, qui a déjà été perçue dans les autres sciences sociales. »

Haber S. (1998), Habermas et la sociologie, Paris, PUF, 128 p., p. 80-81.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 66

dans l’autonomisation de la sphère économique un danger et a trouvé le remède du côté du

rétablissement des corporations professionnelles. Ces dernières sont susceptibles d’offrir un

mode d’organisation sociale qui renforce la cohésion de façon compatible avec la division du

travail. Elles pourraient, selon lui, constituer « un pouvoir moral seul capable de contenir les

égoïsmes individuels, d’entretenir dans le cœur des travailleurs un plus vif sentiment de leur

solidarité commune et d’empêcher la loi du plus fort de s’appliquer1 ». Les syndicats ouvriers

et patronaux, qui constituent le noyau de telles corporations, sont ainsi appelés à réduire les

effets néfastes de l’autonomisation de la sphère économique et notamment les risques

d’anomie.

« La problématique durkheimienne de l’anomie apparaît en définitive très tocquevillienne. Elle renvoie d’abord à la question de l’adaptation des sociétés du XIXe siècle face à l’effondrement brutal des institutions traditionnelles. Elle souligne en outre la difficulté des sociétés modernes à assurer la régulation des comportements individuels dans un contexte de plus forte mobilité sociale et de concurrence accrue2. »

1 Durkheim E. (1902), in. Durkheim (1893), op. cit., p. XI-XII. 2 Cusin F. & Benamouzig D. (2004), op. cit., p. 59.

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B - Travail et rationalisation dans la théorie wébérienne

Weber a été influencé par son époque, c’est-à-dire par les débats polarisés autour

d’une querelle de méthode [Methodenstreit] qui opposait les tenants de l’Ecole historique

(Schmoller, Roscher et Knies) aux marginalistes. La victoire des néoclassiques a conduit

Weber à chercher des alternatives du côté de la sociologie économique.

Alors que Durkheim a été relativement marqué par le positivisme de Comte, Weber

récuse entièrement la méthode positiviste. Mais, s’il s’accorde avec la démarche normative de

la théorie de l’action employée par les économistes néoclassiques, il la juge insuffisante. Dans

ce sens, Weber a fondé la démarche anti-positiviste telle qu’elle sera reprise par l’Ecole de

Francfort. En effet, pour les fondateurs ainsi que pour les héritiers de la Théorie critique, le

« positivisme » est un terme générique qui ne renvoie pas uniquement au positivisme logique

du Cercle de Vienne mais qui inclut toutes les démarches « scientistes » en sciences sociales.

Dans ses manifestations les plus tranchées, la démarche anti-positiviste de Habermas ne fait

aucune distinction entre positivisme et scientisme.

Selon Swedberg, « Max Weber joua assurément le rôle principal dans le lancement de

la sociologie économique1 ». Ce qui le conforte dans cette argumentation, c’est l’effort

spécifique qu’a fourni le sociologue allemand pour forger un sous-champ distinct de la

sociologie : la sociologie économique. De même, Trigilia estime que nous devons à Weber

« le fondement méthodologique de la sociologie économique comme discipline autonome2. »

Ainsi, pour reprendre une formule de Swedberg, Weber serait le fondateur de la discipline

alors que Durkheim serait celui qui lui donna ses lettres de noblesse3.

Cependant, ce qui nous importe dans notre relecture de l’histoire de la sociologie

économique ce n’est pas de revendiquer l’autonomie d’un champ disciplinaire. C’est

justement le dépassement des compétences disciplinaires qui représente un intérêt de premier

ordre pour notre histoire conceptuelle du capital social.

1 Swedberg R. (1994), op. cit., p. 58. 2 Trigilia C. (1998), Sociologie économique. Etat, marché et société dans le capitalisme moderne, Paris, Armand Colin, 2002, 252 p. 39. 3 Swedberg R. (1994), op. cit., p. 61.

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La problématique wébérienne de la rationalisation reste profondément liée aux

mécanismes identifiés dans la sous-section précédente : la division du travail, la

différenciation et la désintégration. Ces processus, intervenant dans une même dynamique de

transformation de la société, sont analysés par Weber sous l’angle d’un processus complexe

de rationalisation.

1) Travail, éthique protestante et ethos bourgeois

Weber s’interroge dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme sur les raisons

qui, à un moment donné de l’histoire des sociétés occidentales, ont permis le développement

d’une tendance à la modernisation favorable à l’instauration d’un rationalisme occidental1. Il

estime que le propre de ces sociétés ne réside ni dans l’organisation économique complexe ni

dans l’instauration d’un Etat bureaucratique ou d’un droit formel. Tous ces ingrédients du

capitalisme moderne ont précédé l’émergence d’un ordre capitaliste proprement dit, même

s’ils n’existaient qu’à l’état embryonnaire.

En effet, plusieurs sociétés ont connu des « formes » de capitalisme auxquelles ne

manque presque aucune des caractéristiques économiques ou organisationnelles de ce que

sera le capitalisme occidental (marché ; entreprises avec capitaux, comptabilités et travail

libre ; séparation du ménage et de l’entreprise ; Etat et droit rationnel…). Ces phénomènes ne

sont pas étrangers à des sociétés orientales ou à des grands empires (Chine, Rome, etc.).

Pourtant le rationalisme occidental n’a émergé que dans un type de société où une certaine

doctrine de la vie et un ensemble de normes, de valeurs morales et de motivations

psychologiques ont favorisé sa naissance (« ont veillé sur son berceau », pour reprendre les

termes de Weber2). Aussi, l’originalité ne peut provenir que de transformations qui ont eu lieu

dans différentes sphères sociales à la fois : l’émergence du capitalisme moderne résulte de

multiples processus de rationalisation qui reflètent le degré de systématisation et

d’intellectualisation mis en œuvre dans tous les domaines de la société. C’est sous cet angle

qu’il tente de mettre en évidence l’existence d’une « affinité élective », une relation

1 Weber M. (1904-1905), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003, 531 p. 2 Ibid., p. 233-234.

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particulière et exceptionnelle et non une causalité, entre la manière dont sont conduites les

actions économiques et la forme particulière de pensées qu’est le protestantisme calviniste1.

Ses analyses d’une éthique protestante, porteuse d’une morale de la réussite

économique et de l’effort dans le travail, confortent sa réflexion sur les motivations et

l’orientation de l’action rationnelle. Ce qui nous importe dans ses analyses, ce n’est pas de

reprendre ses développements sur « l’effet de levier » qu’a joué l’ascétisme puritain protestant

dans l’essor du capitalisme moderne mais de suivre l’acheminement de sa réflexion sur la

dynamique associative. Ce qui nous importe le plus, c’est le rôle qu’il a accordé au

puritanisme protestant dans l’orientation des activités collectives, au sein de certains groupes,

en mettant au premier plan de l’analyse les notions de travail-vocation et d’organisation

« sectaire » (ce qui rejoint dans ce sens les analyses de Durkheim et de Tocqueville sur le rôle

des associations et des corporations dans la régulation sociale).

a) Le travail comme vocation et les réseaux dans les sectes protestantes

D’abord, Weber commence par éclaircir un problème qui se situe à l’intérieur de la

sphère religieuse et poursuit les effets de cette orientation religieuse sur le comportement

individuel. L’aspect fondamental du calvinisme est l’idée de « prédestination » : les « élus »

sont prédestinés à la gloire au moment de la création. Les croyants cherchent alors des signes

du salut et trouvent la réponse dans l’engagement dans une vie entièrement orientée vers

l’accomplissement des bonnes œuvres et la promotion de la gloire de Dieu.

D’un côté, les pratiques religieuses encouragent les fidèles à se considérer comme des

élus. Contrairement à l’ascétisme catholique, le puritanisme protestant ne condamne pas la

recherche du profit : « Vouloir être pauvre signifierait la même chose – tel était fréquemment

l’argument – que vouloir être malade2. » De l’autre, le succès dans le travail professionnel,

l’acquisition de richesses matérielles et l’adoption d’un mode de vie ascétique loin de tout

usage hédoniste du profit sont susceptibles de renforcer les convictions des fidèles et leur

confiance dans leur statut d’« élus » : « […] seule la confirmation dans la vie, mais tout

spécialement dans le travail au sein d’une profession, renferme l’assurance de la

1 Ibid., pp. 132-138. 2 Ibid., p. 216.

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régénération et de la justification1. » Aussi, la recherche du profit, justifiée sur un plan

religieux, trouve également une justification éthique dans les domaines de la vie quotidienne2.

La relation entre la religion (le protestantisme calviniste) et la culture morale ainsi

démontrée, Weber s’efforce de montrer le lien entre l’éthique protestante et la sécularisation

des domaines de la vie, le « façonnement rationnel du monde »3, en mettant encore une fois le

travail au cœur de son analyse. L’engagement dans le travail comme profession-vocation

devient pour le croyant un devoir moral : « Cette rationalisation de la conduite de vie à

l’intérieur du monde, avec l’au-delà pour horizon, fut l’œuvre de la conception de la

profession-vocation propre au protestantisme ascétique4 ».

Dès qu’il introduit la dernière partie de son ouvrage, « L’ascèse et Esprit capitaliste »,

il montre l’importance du travail comme mode de façonnement rationnel du monde5. Il est

significatif que cette partie s’ouvre sur une récapitulation de l’analyse précédente, laissant

entendre que Weber n’a jamais conçu l’éthique puritaine indépendamment du travail et de la

profession : « Il s’en suit que la contemplation inactive est, elle aussi, dénuée de toute valeur

et, éventuellement, directement répréhensible, du moins lorsqu’elle se déroule aux dépens du

travail professionnel6. » En effet, c’est par le travail qu’il explique l’influence de l’ascétisme

puritain sur la formation d’un ethos bourgeois. C’est par un « travail dur et sans relâche, qu’il

soit manuel ou intellectuel » que le puritanisme s’est affirmé comme éthique de la

rationalisation7. Il est également significatif de noter que, dans les dernières pages de son

1 Weber M. (1906a), « Eglises et « sectes » en Amérique du Nord », in. Weber M. (1904-1905), op. cit., pp. 257-277, p. 264. 2 « [L’ascèse protestante intramondaine] a eu pour effet de lever les obstacles que l’éthique traditionaliste opposait à l’acquisition des biens, de rompre les chaînes qui entravaient la recherche du gain, non seulement en la légalisant, mais en la considérant comme directement voulue par Dieu. »

Weber M. (1904-1905), op. cit., p. 233-234. 3 « […] ce style de vie ascétique signifiait précisément […] un façonnement rationnel de toute l’existence, conformément à la volonté de Dieu. […] L’ascèse chrétienne, qui, initialement avait fui le monde pour la solitude […] entrait sur le marché de la vie, refermait derrière elle les portes du couvent et entreprenait d’imprégner de sa méthode la vie quotidienne séculière, de remodeler celle-ci en une vie rationnelle dans le monde. » Ibid., p. 196. 4 Ibid., p. 196. 5 Ibid., p. 202-213 & p. 234-240. 6 Ibid., p. 203. 7 Ibid., p. 204-205.

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ouvrage, il conclut par une réflexion sur le travail qui dénote l’intimité de la relation établie

entre l’ascèse protestante et la vision que cette ascèse attribue au travail. La spécificité de la

première réside justement dans la seconde, dans sa vision du travail comme vocation :

« […] la littérature ascétique de presque toutes les confessions est imprégnée de l’idée que le travail consciencieux […] est quelque chose qui plaît infiniment à Dieu. Sur ce point, l’ascèse protestante n’a pas apporté en soi aucune nouveauté. Cependant, non seulement elle a très fortement approfondi ce point de vue, mais elle a procuré à cette norme […] l’incitation psychologique provenant de la conception de ce travail comme vocation (Beruf) […]. La prise en compte du travail comme « vocation » fut aussi caractéristique pour l’ouvrier moderne que le fut parallèlement, pour l’entrepreneur, la conception du gain1. »

L’ascétisme protestant, ayant contribué à séculariser les différents domaines de la vie

sociale, devient ainsi un vecteur privilégié de l’individualisme moderne qui, lui, permet de

forger le rationalisme dans l’esprit d’un homo oeconomicus. C’est l’ascèse protestante qui, en

soutenant une éthique du profit dans les affaires et de l’effort dans le travail, précède la

rationalisation des domaines de la vie. Elle favorise et préfigure ainsi l’ethos bourgeois2.

En étudiant les sectes protestantes qui composent le tissu de la vie associative aux

Etats-Unis, Weber remarque que l’appartenance à un « réseau » permet l’obtention d’un

certain nombre d’avantages économiques alors que l’exclusion pénalise les membres isolés.

Se conformer à un comportement éthique s’accompagne donc d’un intérêt personnel. De son

voyage aux Etats-Unis, Weber retient surtout l’influence particulière qu’exerçaient les sectes

religieuses (comme les Quakers) et l’importance du lien social généré par ce genre

d’associations. L’appartenance des individus à des sectes (protestantes) leur assure des

avantages sociaux et des bénéfices économiques en raison du sentiment religieux associé à un

climat de « confiance » qui s’installe entre les membres. Liée à un fonctionnement

communautaire de l’économie, l’appartenance d’un individu au réseau sectaire détermine sa

place dans la hiérarchie et favorise sa réussite dans les affaires.

1 Ibid., p. 246-247. 2 Selon Weber, « seule la méthodique de vie des sectes ascétiques pouvait légitimer et transfigurer les incitations économiques « individualistes » qui étaient propres à cet ethos [bourgeois]. »

Weber M. (1906b), « Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme », in. Weber M. (1904-1905), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003, pp. 278-317, p. 317.

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Certes, ces caractéristiques ne sont pas le propre des sectes protestantes, mais Weber

note le rôle particulier que l’honnêteté et la loyauté ont pu jouer dans un tel fonctionnement

communautaire. Contrairement à l’ascétisme catholique, les groupes soumis à la morale

religieuse protestante ne prêchent ni le retrait du monde matériel ni l’idéal de la pauvreté et de

la contemplation. « Le résultat est qu’un homme qui, en raison de sa dishonourable conduct,

est publiquement exclu par [la communauté ecclésiale] – comme cela se produisait jadis –, ou

tacitement rayé de ses listes – comme aujourd’hui –, est soumis à une sorte de boycott social.

Quiconque se trouve hors de la communauté religieuse est privé de tout « réseau » social1. »

Dans la vie économique, les membres d’une secte protestante doivent faire preuve

d’une conduite ascétique et « méthodique » indispensable pour maintenir la bonne réputation

et la place dans le groupe. En retour, les membres peuvent accéder à des crédits, à de faibles

taux d’intérêt, et nouer des liens d’affaires privilégiés avec les autres membres du fait même

de leur place sociale. Pour emprunter les termes de Coleman, nous pouvons parler, sans trop

s’aventurer, d’un « social capital » susceptible d’être transformé en capital économique. A

l’inverse d’un tel raisonnement, « [l]’exclusion de la secte en raison de manquements à

l’éthique signifiait, en termes économiques, la perte de tout crédit et le déclassement

social2. » Aussi, les analyses wébériennes sur les sectes protestantes « sont d’autant plus

intéressantes qu’elles préfigurent des études contemporaines menées en sociologie

économique sur les mécanismes relationnels de la confiance3. »

b) Intérêt, sanctions et structure des récompenses : Coleman et Weber

Dans le langage de la « Nouvelle sociologie économique », il est commun d’affirmer

que le degré élevé de confiance, au sein de certains groupes communautaires, assure une

fonction de « coordination » de l’action, en incitant les individus à avoir des comportements

coopératifs et en sanctionnant les comportements déviants (cela s’effectue à travers plusieurs

mécanismes : effet de réputation, distinction sociale, honneur, rumeur…).

1 Weber M. (1906a), in. Weber M. (1904-1905), op. cit., p. 261. 2 Weber M. (1906b), in. Weber M. (1904-1905), op. cit., p. 284. 3 Cusin F. & Benamouzig D. (2004), op. cit., p. 137.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 73

Cependant, une première divergence entre Coleman et Weber découle directement de

l’exposé précédant et concerne le travail. Même dans ses analyses sur les « sectes »

protestantes, Weber ne s’est pas contenté d’élucider le rôle « associatif » des sectes, mais il

fait dépendre la structure même et la distribution des récompenses de la notion de travail.

L’idée d’une profession-vocation sert encore une fois d’une médiation entre les incitations

éthiques et les incitations économiques : « La signification sociale considérable de

l’admission à la pleine jouissance des droits qui sont attachés à la communauté des fidèles de

la secte […] a eu pour effet, dans les sectes, d’inciter à cultiver l’éthique ascétique de la

profession-vocation1. » Un deuxième point de divergence concerne leurs théories de l’action

individuelle respectives. La figure d’un homo oeconomicus, rationnel et calculateur, qui est au

centre de la méthodologie explicative colemanienne, n’est pas pour Weber une figure

anhistorique : elle est plutôt le produit d’un développement historique.

« […] la conception puritaine de la vie a favorisé en toutes circonstances […] la tendance à adopter une conduite de vie bourgeoise, rationnelle au plan économique ; elle en fut le support essentiel et, surtout, le seul qui fût conséquent. Elle a veillé sur le berceau de l’« homme économique » moderne2. »

Aussi, Weber n’analyse pas l’appartenance à une communauté ou la signification

sociale de l’admission à une secte uniquement du point de vue de l’intérêt matériel. Au

contraire, il fait intervenir différentes motivations de l’action qui, du point de vue utilitariste

de l’action rationnelle par rapport à une fin, peuvent apparaître comme irrationnelles. En

revanche, Coleman se livre à une explication qui ne tient compte que des critères de

justification de l’action instrumentale-stratégique. De ce point de vue, il privilégie les

structures de l’action qui permettent de définir les positions des acteurs et d’expliciter les

récompenses et les sanctions qui motivent l’action : cette dernière est expliquée uniquement

du point de vue de la structure des récompenses auxquelles elle se rattache.

Il est fort connu que Weber fait intervenir l’éthique du profit et du gain et la doctrine

éthique du protestantisme dans un même mouvement pour expliquer la naissance d’un esprit

bourgeois, rationnel et calculateur. A la fin de son étude sur les sectes protestantes, nous

pouvons lire : « ce n’est pas la doctrine éthique d’une religion qui est « son ethos », au sens

1 Weber M. (1906b), in. Weber M. (1904-1905), op. cit., p. 292. 2 Weber M. (1904-1905), op. cit., p. 233-234.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 74

sociologique du terme, mais bien le comportement éthique auquel s’attachent des

récompenses1. » Mais, ceci ne signifie en aucun cas que les « récompenses », comme

motivations économiques, se conçoivent indépendamment des motivations éthiques et

religieuses (rationalité axiologique). Les récompenses signifient en même temps la

« confirmation devant Dieu » et la « confirmation devant les hommes » : « Les deux choses se

complétaient pour agir dans la même direction : elles aidèrent à accoucher de l’« esprit » du

capitalisme moderne, de son ethos spécifique, c’est-à-dire de l’ethos de la bourgeoisie

moderne2. »

Cette divergence trace les limites qui séparent la sociologie économique classique

d’une grande partie de la sociologie contemporaine. Nous l’avons déjà signalé au sujet de

Durkheim. Rappelons que, à la différence de cette dernière, Durkheim s’est intéressé aux liens

sociaux en raison des liens moraux qu’ils engendrent et non du point de vue des avantages

économiques qu’ils assurent aux individus. En revanche, les sociologues contemporains

tendent vers des analyses des liens sociaux qui reproduisent, comme en économie, des

modèles de coûts-avantages généralisés.

Malgré les différences majeures que nous venons de souligner, Weber reste parmi les

sociologues classiques celui qui a le plus d’influence sur l’œuvre de Coleman. En prenant ses

distances par rapport aux méthodologies explicatives de Tocqueville et de Durkheim, jugées

trop « holistes », Coleman refuse tout dialogue avec ces deux grandes figures. En revanche, le

premier chapitre de Foundations, consacré à « La métathéorie : L’explication en sciences

sociales », s’ouvre sur une relecture de L’éthique protestante. Coleman commence par avouer

sa dette à Weber en signalant que l’explication de l’action individuelle, la « théorie de

l’action individuelle », qu’il adoptera dans son ouvrage sera « la même théorie de l’action

intentionnelle qu’a utilisée Weber dans ses études sur le protestantisme et le capitalisme. […]

C’est généralement le modèle dominant de l’action que nous adoptons quand nous disons que

nous comprenons l’action d’une autre personne3. »

1 Weber M. (1906b), in. Weber M. (1904-1905), op. cit., p. 315. 2 Ibid., p. 315. 3 « The individual-level theory of action I will use in this book is the same purposive theory of action used in Weber’s study of Protestantism and capitalism. […] It is ordinarily the dominant model of

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 75

Ensuite, en s’appuyant sur la méthodologie explicative de Weber, Coleman entreprend

la remise en cause de la théorie économique néoclassique. Ainsi, il va s’attaquer à l’approche

atomistique des économistes néoclassiques en privilégiant deux axes : d’un côté, il estime que

la tâche principale de la théorie sociale n’est pas d’expliquer les comportements individuels

mais le fonctionnement d’un système social ; de l’autre, il remet en cause l’hypothèse

néoclassique selon laquelle les phénomènes macrostructurels se déduisent par agrégation du

comportement d’individus isolés. Aussi, Coleman propose de remédier à cette insuffisance

qui handicape la théorie économique et il oriente son analyse vers un seul but : resocialiser la

théorie du choix rationnel. Il introduit alors sa version wébérienne de l’action qui, au lieu de

considérer le comportement d’un individu isolé, part d’une interdépendance structurelle entre

deux acteurs au moins : le comportement individuel n’est pas un comportement social.

Dans son article fondateur de la Nouvelle sociologie économique, Granovetter avait

déjà souligné l’importance de la théorie wébérienne de l’action pour la reconstruction de la

discipline. La première hypothèse de son article concerne alors l’explication de l’action

économique et stipule que les individus ne sont pas isolés. A la suite de Weber, l’action

individuelle d’un acteur considéré comme une « monade » est socialement insignifiante1.

L’analyse des réseaux sociaux fait intervenir au moins une dyade et cette hypothèse sera

également reprise par Coleman : « […] l’attention doit être portée sur le système social dont

le comportement doit être expliqué. Il peut être aussi restreint qu’une dyade ou aussi large

qu’une société, voire d’un système mondial2 ».

Néanmoins, Coleman va prendre ses distances par rapport à Weber. Dès le premier

chapitre, il va remettre en cause la pertinence de l’analyse wébérienne afin d’en tirer le

schéma métathéorique qu’il adoptera tout au long de son étude. Coleman offre de L’éthique

protestante une lecture schématique qui, selon Mohamed Cherkaoui, « est des plus

action we apply when we say we understand the action of another person ». Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 13. C’est nous qui soulignons. 1 Granovetter M. (1973), « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, vol. 78, no 6, pp. 1360-1380.

Trad. franç. : This-Saint-Jean I. ; « La force des liens faibles », in. Granovetter M. (2000), Le marché autrement. Essais de Mark Granovetter, Paris, Desclée de Brouwer, 239 p., pp. 45-73, p. 51. 2 « […] the focus must be on the social system whose behavior is to be explained. This may be as small as a dyad or as large as a society, or even a world system. » Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 2.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 76

stimulantes même si elle est contestable1 ». Il nous faut alors présenter brièvement la critique

de Weber par Coleman car elle permet, d’une part, de mesurer l’importance et la place

qu’occupe le premier dans la refondation colemanienne des sciences sociales et, d’autre part,

d’exposer la structure métathéorique adoptée par le second, constamment reprise et prolongée

tout au long de son ouvrage.

Selon Coleman, l’objectif de Weber est de montrer une corrélation entre deux

dimensions, les valeurs religieuses d’une société et son organisation économique toutes deux

situées au niveau macrosociétal. Il estime alors que la supériorité de la sociologie wébérienne

(par rapport à celle d’un Durkheim ou d’un Tocqueville) réside dans le fait qu’elle ne procède

pas à une analyse qui se contente de lier les macrophénomènes entre eux.

Figure 1- La proposition macrosociale : le calvinisme favorise le capitalisme2

S’il fallait se livrer à une telle explication holiste qui, comme le montre la Figure 1,

tente de démontrer directement la corrélation entre deux phénomènes macrosociaux, alors

Weber devrait se livrer à l’une de ces deux tâches : comparer le développement économique

des sociétés protestantes à celui des sociétés non protestantes pour montrer que le premier est

plus « capitaliste » que le second ; ou bien, étudier l’organisation économique des sociétés

protestantes pour montrer que le capitalisme suit immédiatement le protestantisme. Selon

Coleman, Weber offre une argumentation qui va dans ces deux sens à la fois mais la faiblesse

de ces deux approches le pousse à adopter une argumentation plus fine : il analyse le contenu

spécifique de la doctrine calviniste et ses effets sur le comportement des individus (les

fidèles). Toujours selon Coleman, Weber tente alors de montrer que la doctrine calviniste et

l’ethos bourgeois partagent la même aversion pour les orientations traditionnelles.

L’éthique protestante est ainsi décrite par Coleman comme un ensemble de valeurs qui

dérive d’une croyance religieuse alors que l’esprit du capitalisme délimite l’ensemble des

1 Cherkaoui M. (2003), op. cit., p. 234. 2 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 6.

Organisation

économique d’une société

Valeurs

religieuses d’une société . .

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 77

valeurs qui gouvernent les activités économiques. Coleman affirme que l’étude de Weber ne

se situe pas uniquement au niveau des phénomènes macrosociaux mais s’ouvre sur une

méthodologie explicative qui décrit une boucle : elle descend jusqu’au niveau du

comportement individuel pour s’élever ensuite au niveau du système. Selon Coleman,

l’explication wébérienne se scinde en trois propositions :

[1] La doctrine protestante pousse les fidèles à adopter certaines valeurs ;

[2] ces valeurs poussent les individus à adopter certaines orientations au niveau du

comportement économique ; et,

[3] certaines de ces orientations adoptées par les individus favorisent le

développement d’une organisation économique capitaliste de la société1.

Figure 2- Propositions aux niveaux micro et macro : l’influence de la doctrine religieuse sur l’organisation économique2

La thèse wébérienne peut alors être décrite suivant le schéma de la Figure 2 ci-

dessous. Cependant, Coleman va s’attaquer à cette structure wébérienne qui, selon lui, dévoile

toutes ses insuffisances lorsqu’elle est décrite dans ces termes (colemanien !) : « Quand la

thèse de Weber est vue sous cet angle, certains de ses aspects vulnérables à la critique

deviennent évidents3. »

1 Ibid., p. 8. 2 Ibid., p. 8. Ce schéma est d’abord introduit comme critique du modèle wébérien. Mais Coleman entend en tirer l’architecture générale de son système. 3 Ibid., p. 7.

Capitalisme

Valeurs Comportement

économique

[1]

[2]

[3]

[4]

Doctrine Protestante

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 78

Coleman reproche à Weber d’avoir failli dans sa démonstration des liens [2] et [3] qui,

sur la Figure 2, désignent respectivement les transitions micro→micro et micro→macro.

C’est surtout dans la deuxième de ces deux relations que réside la vulnérabilité de la thèse

wébérienne. En effet, la transition micro→macro est considérée par Coleman comme le

problème majeur en sciences sociales et, de ce point de vue, son projet de refondation de la

théorie sociale fait le pari de donner des fondements solides à cette transition. Ainsi, il estime

que l’étude de Weber échoue dans l’élucidation de cette transition : d’une part, elle ne permet

pas de comprendre comment une structure sociale, composée d’individus occupant chacun

une position et orientant leurs actions en vue d’occuper certaines places au sein de cette

structure, a émergé et a donné lieu à l’organisation sociale ; d’autre part, elle ne montre pas

comment ce système interdépendant d’incitations peut être viable. « Ce sont les principaux

problèmes pour une analyse de l’organisation sociale. L’analyse de l’émergence du

capitalisme à partir du féodalisme de Marx, bien qu’elle soit l’objet d’une polémique, était

plus proche de les résoudre que celle de Weber dans L’étique protestante1. »

2) Deux lectures critiques de Weber : Quelle rationalité pour l’agir ?

Nous avons déjà évoqué dans la section précédente la divergence entre les sociologies

de Coleman et de Weber quant à la place accordée au travail. Cette section éclaircira l’autre

divergence liée à la théorie de l’action et la rationalité de l’agir.

Cherkaoui met en doute la pertinence de la lecture colemanienne de Weber et

notamment la légitimité des ensembles conceptuels par lesquels Coleman décrit la thèse

wébérienne. Par une démonstration concluante, il objecte que la relation entre la doctrine

protestante et la culture morale, que Coleman décrit comme une transition macro→micro (la

transition [1] sur la Figure 2), se situe dans l’étude de Weber au niveau macroscopique : « le

protestantisme ascétique et l’éthique protestante sont tous deux des macrophénomènes2. » De

même, l’esprit du capitalisme est considéré à tort par Coleman comme une variable

microsociale.

1 « These are the central problems of the analysis of social organization. Marx analysis of the emergence of capitalism from feudalism, polemically marred though it was, came closer to doing this than did Weber’s analysis in The Protestant Ethic. » Ibid., p. 9. 2 Cherkaoui M. (2003), op. cit., p. 237.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 79

Il est évident que la thèse de Weber est beaucoup plus riche que la lecture qu’en donne

Coleman. Mais, la critique de Cherkaoui ne se limite pas à une réfutation de la « légèreté » de

cette lecture. Le plus important dans sa critique, c’est l’élucidation des « raisons » qui

poussent Coleman à s’attaquer ainsi à Weber1. Selon Cherkaoui, si Coleman choisit de

disqualifier l’analyse wébérienne c’est justement parce qu’elle réussit à décrire

convenablement une transition du niveau microscopique vers le niveau macrosocial, mais en

dehors du cadre de la théorie du choix rationnel. En effet, l’explication wébérienne de

l’action ne peut pas être compatible avec le cadre théorique restreint que Coleman s’impose

(la théorie du choix rationnel) parce qu’elle renvoie, dans les motivations de l’action, à des

croyances et à des comportements orientés vers des valeurs. Aussi, la thèse wébérienne ne

peut se comprendre que dans le cadre des orientations de l’action que Weber a définies et

notamment selon les critères de l’activité rationnelle en valeur2. Nous ne pouvons que nous

accorder avec l’analyse de Cherkaoui dans la mesure où l’analyse dynamique de l’Ethique

protestante décrit effectivement des mécanismes de passage du micro au macro et qu’elle

rend également compte de l’émergence de macrophénomènes là où la théorie statique du

choix rationnel échoue. Steiner et Gislain convergent également vers cette lecture :

« Pour prendre le langage de James Coleman, Weber opère ici le passage entre le niveau macrosocial, lieu des changements axiologiques, et le niveau microsocial où ces changements prennent consistance par la modification du sens donné à l’action économique. C’est là un passage d’une importance méthodologique essentielle car c’est là une première étape décisive dans la construction d’un concept opératoire de mentalité économique. […] Weber peut revenir au niveau macrosocial en considérant l’effet résultant d’une généralisation d’un tel type de comportement économique3. »

En conséquent, ce que nous retenons pour le reste de notre présentation, c’est

l’influence considérable que la théorie wébérienne continue d’exercer sur la sociologie

1 Cherkaoui souligne que Coleman écarte Durkheim et Tocqueville de son argumentation parce que leurs sociologies respectives sont tombées en discrédit et s’il s’attaque à l’œuvre de Weber, « c’est dans l’espoir de la frapper elle aussi de discrédit en en exhibant les faiblesses ». Ibid., p. 233. 2 « En fait, l’irrationalité – du point de vue utilitariste naïf du bonheur personnel – de certains comportements des puritains, tels l’usage irrationnel de la propriété – i.e. l’homme existe en fonction de son entreprise et non l’inverse – ou le rapport au travail – qui est pour eux une fin en soi –, ne pourraient pas se comprendre qu’à l’intérieur d’un ensemble de croyances normatives que la rationalité instrumentale est impuissante à théoriser. » Ibid., p. 241. 3 Gislain J-J., Steiner P. (1995), op. cit., p. 185.

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économique contemporaine même si cette dernière prend ses distances par rapport à certains

aspects liés à la place du travail et à la multiplicité des orientations rationnelles de l’activité.

En effet, Coleman déduit de sa critique de Weber le schéma métathéorique qu’il prolongera

tout au long de son projet de refondation de la théorie sociale. Aussi, c’est avec Weber que

s’amorce le projet d’une sociologie économique compréhensive qui ne cesse de se réactualiser

même dans les approches qui se veulent « critiques » envers sa démarche.

a) Causalité et « affinité élective » : rationalité et intentionnalité

L’analyse wébérienne d’un « Esprit » du capitalisme peut être soumise à de

nombreuses critiques et elle a donné lieu à une grande controverse en sciences sociales1. Or,

le point fort dans cette analyse tient du statut que Weber lui-même attribue à son étude : il a

sans cesse affirmé la portée limitée qu’une telle analyse peut revêtir. Dans sa recherche, il ne

prétend en aucun cas avancer une explication causale au sens strict. Comme le note Boudon,

Weber n’a jamais dit que le calvinisme était une condition suffisante pour l’apparition d’un

développement capitaliste mais seulement une condition favorisante2.

S’émancipant de l’influence de Marx, et notamment de celle du cadre théorique

matérialiste selon lequel les structures économiques déterminent la superstructure sociale,

Weber tente de compléter par ses propres voies les analyses du « matérialisme historique ». Il

trouve ainsi une régularité entre le développement du capitalisme et le rationalisme

protestant. Il ne conclut pas pour autant à une causalité : « Il n’est évidemment pas question

[…] de vouloir remplacer une interprétation causale unilatéralement « matérialiste » de la

culture et de l’histoire par une interprétation causale tout aussi unilatéralement spiritualiste.

1 « Aucune œuvre sociologique n’a été davantage déclinée, commentée et discutée que l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber » affirme Boudon pour signaler à la fois la place importante qu’elle occupe et l’importance des controverses qu’elle suscite.

Boudon R. (1998), op. cit., t. 1, p. 55. 2 « En effet, les objections qui lui sont faites résultent souvent d’une conception étroite de la causalité, où la notion de cause, comme j’y ai déjà fait allusion, est interprétée indûment comme condition nécessaire et/ou suffisante. Par contraste, une théorie moderne de la causalité se profile derrière la démonstration de Weber. […] Une cause n’est donc que dans des cas particuliers condition nécessaire ou suffisante, a fortiori condition nécessaire et suffisante. Dans la recherche scientifique la plus banale, une cause est le plus souvent une condition favorisante. » Ibid. p. 69.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 81

Toutes deux sont également possibles, mais toutes deux servent également peu la vérité

historique1 ».

L’objectif de son analyse dynamique n’est donc pas de démontrer que le capitalisme

suit immédiatement l’émergence du protestantisme. Comme nous l’avons déjà souligné, il

estime même que certaines manifestations de ce capitalisme sont antérieures au

protestantisme. De manière générale, « le rôle que Weber fait jouer à l’analyse longitudinale

ou historique est d’établir l’antériorité d’un esprit du capitalisme par rapport au

développement de l’ordre capitaliste2 » sans supposer pour autant un ordre de causalité.

En bref, Weber considère qu’un type d’activité (le religieux ou le politique) peut avoir une

influence sur un autre (l’économique) et vice versa. L’éthique ascétique du calvinisme et la

doctrine de la prédestination interviennent de manière décisive mais constitue une des causes

de l’émergence du capitalisme3.

Weber ne cesse de souligner que l’émergence du capitalisme moderne résulte de

multiples processus de rationalisation. En effet, et là est l’autre point fort de son analyse, il

attribue à différentes motivations extra-économiques un rôle important dans la coordination

de l’action économique. En suivant sa typologie qu’il développe dans Economie et société4,

nous pouvons dire rétrospectivement de son analyse précédente sur l’éthique protestante

qu’elle montre comment un processus initial de « rationalisation en valeur » contribue à une

rationalisation en finalité (instrumentale) du monde. Ici, contrairement à Smith qui voit dans

la division du travail la résultante de l’action intentionnelle de l’homme, Weber soulève la

question des effets non voulus de l’action humaine. La culture morale, l’ethos, est une

conséquence non voulue par les réformateurs.

En effet, la doctrine de la prédestination qui caractérise le protestantisme aurait dû

conduire logiquement au fatalisme. Si l’homme ne peut pas être sauvé par ses propres actions,

si aucune repentance ne permet de reconquérir la grâce de Dieu, alors le calvinisme devra

conduire ses adeptes à la passivité. Or, le mécanisme de l’épreuve ou de la confirmation, par

1 Weber M. (1904-1905), op. cit., p. 253-254. 2 Cherkaoui M. (2003), op. cit., p. 235. 3 Gislain J-J., Steiner P. (1995), op. cit., p. 185. 4 Weber M. (1922), Economie et société, T. 1 : Les catégories de la sociologie , Paris, La découverte Pocket, 1995, 411 p.

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lequel chaque acteur essaye de prouver aux autres et à lui-même qu’il est élu, a conduit à un

résultat opposé : la doctrine de la prédestination a conduit non pas au fatalisme mais à

l’action. L’éthique protestante, en même temps qu’elle génère l’angoisse et la solitude chez

ses fidèles, conduit d’une manière non intentionnelle au dépassement de cette angoisse (le

succès professionnel étant interprété comme le signe de l’élection divine).

Ainsi, parmi les divers effets de la diffusion de l’éthique protestante, Weber retient

surtout les deux tendances que sont le développement de l’Etat et d’un système de droit

formel d’un côté et celui de l’économie capitaliste de l’autre. Une tendance au « rationnel »

dans ces deux domaines a conduit à l’éviction de l’affectif et du traditionnel (qui en étaient à

l’origine) et à leur remplacement par le calcul, la prévision, le formalisme et la gestion

efficace des moyens en vue d’une fin. En retour, l’accélération des dynamiques de

rationalisation très puissantes dans ces sphères a conduit, de façon non intentionnelle, à

imposer au reste de la société des contraintes d’intellectualisation, de technicisation de la

pensée et de l’action (sapant les fondements de l’activité rationnelle en valeur qui était à son

origine).

Bien que l’action se trouve émancipée face aux contraintes traditionnelles, ses marges

de liberté et de manœuvre sont réduites énormément sous l’emprise grandissante du pouvoir

politico-administratif et de l’économie capitaliste. Ainsi, le résultat non-intentionnel le plus

remarquable de la rationalisation a été celui qui a accompagné l’autonomisation des sphères

d’activité. En dissolvant les traditions, y compris celles qui l’avaient portée à son origine, la

rationalisation conduit finalement à la « perte de sens ». L’originalité de Weber est de rendre

opératoire à la fois le thème de la modernité hérité des philosophies de l’histoire et le concept

de rationalisation qui prendra le devant de la scène du débat sociologique au XXe siècle. C’est

ce thème qui sera au centre du projet colemanien. En revenant sur la représentation

wébérienne de la « bureaucratie », Coleman veut s’attaquer sous un angle nouveau (celui de la

théorie des choix rationnels) à la thématique de l’isolement de l’homme face à des acteurs

supra-individuels.

b) Rationalité et agir communautaire : Weber revisité par Habermas

Bien que la rationalisation soit jugée par Habermas comme le point de vue le plus

pertinent pour reconstruire une théorie sociale critique, il estime qu’elle est inadaptée pour

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 83

donner lieu à un programme de recherche cohérent tant qu’elle reste prisonnière de

l’orientation interprétative qui est à son origine. D’un côté, Weber veut rompre effectivement

avec la philosophie de l’histoire et en particulier avec toute pensée du progrès ou idéologie

évolutionniste. Pour cela, il fonde explicitement sa démarche sur une recherche historique

critique et comparative qui relève des savoirs positifs1. A cet égard, il a réussi à construire son

analyse sur une gamme d’études empiriques très large, portant à la fois sur la période

contemporaine, sur ses origines historiques, sur les autres civilisations… Mais, d’un autre

côté, ne retourne-t-il pas à une certaine pensée spéculative en faisant du capitalisme le vecteur

essentiel de la modernisation ?

En effet, Weber donne à la notion de rationalisation, dans le cas des sociétés

capitalistes modernes, une interprétation moins riche que celle qu’il avait mise en œuvre dans

l’analyse des sociétés pré-modernes. En analysant le passé des sociétés occidentales pré-

capitalistes, Weber ne faisait-il pas intervenir un concept de rationalité équivoque en récusant

la thèse matérialiste de la prééminence des facteurs économiques ? Et s’il en est ainsi, ne

convient-il pas plutôt de comprendre la rationalité, telle qu’elle s’incarne dans les systèmes

d’activité rationnelle par rapport à une fin, comme une forme de rationalité parmi d’autres,

spécifique et tout à fait restreinte ? Ne perd-il pas l’avantage sur l’économisme lorsque, pour

le cas des sociétés bourgeoises, il n’envisage l’activité que du point de vue de la rationalité

instrumentale ou stratégique2 ?

Pour Habermas, la défaillance de la construction wébérienne est imputable à la

fragilité de ses fondements philosophiques. En effet, Weber n’envisage la rationalisation dans

les sociétés modernes que du point de vue de la maîtrise de la nature, du contrôle technique

1 Rappelons que pour Habermas, la démarche normative des économistes néoclassiques, que Weber ne récuse pas entièrement, relève également du domaine des savoirs positivistes.

Selon Gislain et Steiner, l’homo oeconomicus est pour Weber une « hypothèse de travail acceptable à condition de définir clairement son statut méthodologique ». Ce dernier rejette donc tout fondement psychologique-empirique à cette représentation mais l’accepte comme « hypothèse théorique dont la validité tient au rôle méthodologique qu’elle remplit : permettre de fonder la théorie de l’action économique sur une base rationnelle ». Gislain J-J., Steiner P. (1995), op. cit., p.25. 2 Ce que Weber nomme agir rationnel par rapport à une fin c’est un agir finalisé, un agir qui « est exclusivement orienté à des moyens (subjectivement) représentés comme adéquats en vue de buts (subjectivement) conçus de façon univoque ». Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 118.

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des choses selon le critère d’efficacité tel qu’il apparaît dans sa typologie des formes

d’activité (rationnelle par rapport à une fin, par rapport à une valeur, affective, traditionnelle).

Alors que pour les sociétés pré-modernes chacune de ces formes de rationalité peut

être relativisée dans la perspective des autres, voire même dénoncée comme irrationnelle,

Weber applique pour les sociétés qui ont franchi le seuil de la modernité un concept univoque

de rationalité. L’action dite rationnelle par rapport à une fin [Zweckrational] y apparaît

comme la forme achevée de l’action ayant mis à distance toutes les sources d’hétéronomie.

L’agir Wertrational (rationnel par rapport à une valeur) apparaît comme une figure de

transition elle-même instable ou dépassée par l’histoire.

Gislain et Steiner offrent la même lecture de la hiérarchie wébérienne entre les

orientations de l’agir. L’activité rationnelle en finalité est pour Weber le modèle achevé de la

rationalité, « celle où l’acteur fait preuve de la plus grande rationalité » : l’activité rationnelle

en valeur s’oriente « méthodiquement en fonction de ces valeurs » et, pour cette raison,

« diffère de l’action rationnelle en finalité ». Aussi, « la première reste toujours affectée

d’une certaine irrationalité par rapport à la seconde, en raison du rapport non réfléchi aux

conséquences de l’action guidée sur des valeurs ultimes dont l’acteur croit qu’elles

s’imposent à lui1. »

Selon Habermas, la typologie officielle des orientations rationnelles de l’agir (agir

rationnel par rapport à une fin, par rapport à une valeur, affectuel, traditionnel) ne se rencontre

chez Weber que lorsque ce dernier adopte une analyse de l’activité sociale au niveau

« pratique ». Il existe pour Habermas une version officieuse que l’on rencontre chez Weber

lorsque celui-ci essaie d’adopter une typologie au niveau « conceptuel » de l’activité sociale.

Les actions sont alors distinguées selon qu’une relation sociale repose sur des

situations « d’intérêts » ou sur des situations « d’interactions ». Pour Weber, ces dernières ne

sont pas orientées par des calculs de succès égocentriques qui caractérisent les situations

monologiques, mais sont plutôt coordonnées par des actes d’intercompréhension et tournées

vers un accord. S’oppose ainsi à la complémentarité d’intérêts l’interaction sociale reposant

1 Gislain J-J., Steiner P., La sociologie économique 1890-1920, Paris, PUF, 1995, p. 95.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 85

sur un consensus normatif1. Un accord ne peut être obtenu qu’à travers une dynamique sociale

qui fait intervenir une interaction basée sur une communication à fondement rationnel.

Toujours selon Habermas, l’action rationnelle par rapport à une fin, point de référence

de la typologie wébérienne de l’activité, ne se règle pas sur son concept de « relation sociale »

qu’il définit dans un rapport dialogique. En effet, dans sa définition des concepts

sociologiques, Weber fait intervenir la dimension de l’intersubjectivité comme « l’origine »

d’une activité « sociale » :

« Nous entendons par « activité » (Handeln) un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par activité « sociale », l’activité qui, d’après son sens visé (Gemeinten Sinn) par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement2. »

Ainsi, par rapport à l’activité monologique d’un acteur isolé, l’activité n’est sociale

que lorsqu’elle fait intervenir deux personnes au moins, et ceci Weber ne cesse de le

souligner. C’est justement cet aspect de la théorie de l’action que la New Economic Sociology

privilégie et récupère dans sa critique de l’atomisme de la théorie néoclassique. Weber

conçoit la « relation sociale » comme une dyade qui présuppose l’intersubjectivité3.

Nous pouvons retenir de l’étude de Weber qu’elle fait intervenir une relation étroite

entre l’activité du travail, la vie associative et le développement économique (sans postuler

pour autant une relation causale au sens strict). Avec le concept de rationalisation, Weber a

entrepris de formuler les répercussions du développement économique sur le cadre

institutionnel des sociétés engagées dans un processus de modernisation, souci qu’il partage

avec toute la sociologie classique. Cependant, le concept « formel » de rationalité, Weber l’a

1 Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 118 & pp. 290-296. 2 Weber M. (1922), op. cit., p. 28. 3 « N’importe quelle espèce d’activité - y compris d’activité externe – n’est pas une activité « sociale » dans le sens du terme auquel nous tenons ici. Une activité externe ne l’est pas si elle s’oriente purement et simplement d’après les expectations du comportement d’objets matériels. […] L’activité économique (d’un individu isolé) ne l’est que dans le cas et dans la mesure où elle fait intervenir le comportement de tiers. […] N’importe quel contact entre les hommes n’est pas de caractère social, mais seul l’est le comportement propre qui s’oriente significativement d’après le comportement d’autrui. » Ibid., p. 52.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 86

induit à partir de l’activité rationnelle par rapport à une fin qui est celle du chef d’entreprise

capitaliste et du salarié de l’industrie, de la personne juridique abstraite et du fonctionnaire de

l’administration moderne. Selon Habermas, une telle rationalité ne s’étend qu’aux relations de

l’ordre de la manipulation (Verfügung) technique :

« Dans la mesure où une rationalité de ce type consiste à bien choisir entre des stratégies, à utiliser de façon adéquate des technologies et à aménager des systèmes de façon appropriée – pour des buts fixés et dans des situations données –, cette rationalité soustrait à la réflexion et à la reconstruction rationnelle le faisceau d’intérêts macrosociologiques (Gesamtgesellschaftlisch) au sein duquel les stratégies sont choisies, les technologies utilisées et les systèmes aménagés1. »

Communauté et structure, solidarité mécanique et solidarité organique, culture et

civilisation, associations sacrées et associations profanes etc., autant de couples conceptuels et

autant de tentatives pour appréhender les transformations dans une société en cours de

modernisation. Habermas entreprend de remplacer tous ces couples conceptuels par la

distinction catégorielle entre travail et interaction. A travers cette distinction, il propose de

reformuler le concept wébérien de « rationalisation » dans des termes nouveaux.

Habermas tente à travers le concept d’« interaction » de dégager les figures non-

instrumentales de la raison que Weber saisit intuitivement et qui renvoient à un ensemble de

phénomènes distincts de l’activité rationnelle par rapport à une fin. Comme la solidarité

organique de Durkheim ou l’ethos chez Weber, l’interaction est pour Habermas une forme de

socialisation réflexive ; mais elle joue, dans le processus de modernisation, un rôle distinct du

« travail » que Habermas envisage comme le cadre de l’activité rationnelle en finalité.

Dans une société où le lien social n’est plus assuré par les traditions ou les valeurs

communes intériorisées (ni, a fortiori, par la « main invisible » du marché), la réflexion doute

du potentiel de rationalisation inhérent au mouvement même des sociétés. Elle ne peut trouver

qu’en elle-même les ressources d’une autre rationalisation dont la discussion est le vecteur

principal. Ainsi, Habermas estime que les enjeux de la démocratie nous prouvent que le lien

communicationnel, qui unit des personnes délibérant au cours d’échanges argumentatifs,

constitue bel et bien un lien social, voire le point d’appui de tout lien social rationnel.

1 Habermas J. (1968a), Technik und Wissenschaft als Ideologie, Francfort-sur-le-Main,

Trad. franç. Ladmiral J-R. ; (1973), La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 2002, 211 p., p. 5.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 87

Autrement dit, à mesure que les sociétés se modernisent, elles laissent plus de marge de

manœuvre à l’agir communicationnel qui, par là même, se distingue plus nettement de

l’action instrumentale-stratégique.

Cette interprétation habermassienne de ce que Weber appelle « rationalisation » nous

interpelle dans la mesure où elle permet d’éviter l’aporie scientiste des sciences sociales et de

s’opposer à la réduction des structures de l’action à leur composante instrumentale (réduction

qui sera consacrée comme règle générale de l’explication par Coleman). Cette interprétation

nous interpelle aussi car elle s’oppose à la tendance objectiviste qui caractérise une sociologie

économique positiviste qui réduit la « réflexion » à une recherche empirique spécialisée et

technique. Comme le montrera le second chapitre, une grande partie de cette sociologie

conçoit les interactions sociales sur le modèle d’une activité rationnelle par rapport à une fin,

dans un projet d’objectivation empirique du monde présent.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 88

Première considération intermédiaire : Quelles « structures » pour l’économie ? Sortir de la

dichotomie holisme/individualisme méthodologique

Il semble que le concept de « structure » est continuellement réactualisé tout au long

de l’histoire de la sociologie. Durkheim est structuraliste avant la lettre dans la mesure où il

définit l’analyse scientifique comme une analyse de relations entre variables structurelles.

Weber, plutôt impressionné par la théorie économique formelle et ayant promu une analyse

qui procède par « type-idéal », anticipe ce que l’on désignera par la notion de « modèle ».

Dans la lignée de Granovetter, la New Economic Sociology suit une démarche qui tente de

sortir de cette dichotomie. Pour en comprendre les modalités, nous retrouvons ici, encore une

fois, le problème de la philosophie de l’histoire, point de départ du chapitre précédent.

La querelle des méthodes sur le statut épistémologique des sciences de l’Esprit

(Geisteswissenschaften) a contribué à façonner la manière par laquelle la sociologie classique

allemande appréhende l’histoire (la querelle s’oriente autour du problème de l’objectivité de

l’histoire). A l’issue de cette querelle, la nouvelle sociologie se distingue de la première en se

forgeant ses propres méthodes inédites et en s’interdisant de procéder à des explications qui

prennent la forme de récits.

Quand la sociologie économique classique s’essouffle au cours des années 1920-1930,

un partage disciplinaire se met en place, attribuant à la théorie économique l’étude des

comportements rationnels (choix sous contrainte) et à la sociologie les comportements non

rationnels. Le retour de la sociologie économique au-devant de la scène dans les décennies

1960-1970 remet en cause une telle séparation. La résurgence de la discipline est, en partie,

liée à l’insatisfaction ressentie vis-à-vis d’une théorie économique jugée trop isolée des autres

sciences sociales. Dans les travaux sociologiques récents, les débats méthodologiques

réactualisent les vieux soucis analytiques. Nous avons alors noté dans le premier chapitre une

tendance à délaisser les structures sociales qui font intervenir des catégories sociologiques

holistes, pour les remplacer par des investigations qui font émerger le rôle des acteurs

(dyades) ou des réseaux au sein des structures (Granovetter et Coleman).

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 89

Nous avons commencé par tracer l’historique d’une tradition sociologique

déterministe qui trouve inutile de considérer les choix individuels, du moment où ce sont les

structures qui s’imposent aux individus. Par contre, l’individualisme méthodologique mis en

avant par Weber part de la détermination des actions individuelles pour recomposer les effets

émergents de la structure. Les différentes oppositions que nous venons de retracer

(holisme/individualisme, méthodes quantitatives/qualitatives, tradition objectiviste

durkheimienne/tradition compréhensive wébérienne, structuralisme/fonctionnalisme) ne

suffisent pas pour comprendre la scène épistémologique des années 1970 ni pour expliquer les

ramifications théoriques que prendra la New Economic Sociology. En effet, cette dernière

tente de tracer une troisième voie. Contrairement à la tradition holiste qu’il qualifie de « sur-

socialisatrice » et sans retourner à une conception atomistique, Granovetter conteste le

principe selon lequel les structures exerceraient une contrainte absolue sur les actions

individuelles.

Il est vrai que Durkheim, à qui l’on attribue souvent la paternité d’une telle tradition

holiste, fait intervenir ce genre d’explication en ce qui concerne la différenciation. Mais, il

existe cependant une autre manière d’appréhender le déterminisme, et que nous pouvons

qualifier de « déterminisme faible », dont nous trouvons les éléments chez Durkheim lui-

même. Boudon attire l’attention sur le fait qu’une telle conception de la sociologie n’est certes

pas celle que Durkheim recommandait, mais bien celle qu’il pratiquait. Selon Boudon, un

souci de « compréhension » est présent chez Durkheim, non seulement dans son dernier grand

livre Les Formes élémentaires de la vie religieuse, mais déjà dans Le Suicide. En expliquant

le suicide par un défaut d’intégration, Durkheim fait intervenir une explication structuraliste

qui, d’un côté, ne réduit pas la structure à la somme d’actions individuelles et, de l’autre,

conçoit la structure comme une contrainte seulement formelle qui laisse l’individu libre de ses

actes, compte tenu de la première contrainte. Boudon, qui retrace les similitudes

épistémologiques et les convergences de méthodes entre Durkheim et Weber, en vient à

conclure que les « analyses de Durkheim font enfin apparaître qu’il adhère implicitement à

une conception beaucoup plus complexe qu’on ne le dit parfois s’agissant du problème

épineux du déterminisme social1 ».

1 Boudon R. (1998), op. cit., t. 1, p. 127.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 90

Pour comprendre l’espace contemporain du débat, nous proposons de revoir les

différents courants sociologiques des années 1970 à la lumière d’une nouvelle distinction

(nouveau réductionnisme ?), celle de Habermas, entre situations d’intérêts et situations

d’interactions. Pour comprendre ce propos de Habermas, nous reprenons la distinction par

laquelle il reformule, dans La technique et la science comme idéologie, le couple hégélien

« travail » et « interaction ». Cette distinction lui permet de reformuler le concept wébérien

de « rationalisation » auquel Herbert Marcuse reproche d'ignorer le « contenu de classe »

spécifique que comporte l'adaptation du cadre institutionnel au progrès des sous-systèmes

d'activité rationnelle par rapport à une fin, voire même de continuer à masquer ce contenu en

se tenant à un concept abstrait de rationalisation1.

Par « travail » ou « activité rationnelle par rapport à une fin », Habermas entend une

activité instrumentale ou bien un choix rationnel : « L'activité instrumentale obéit à des règles

techniques qui se fondent sur un savoir empirique. » Par « activité communicationnelle », il

entend une interaction médiatisée par des symboles : « Elle se conforme à des normes en

vigueur de façon obligatoire qui définissent des attentes de comportements réciproques et

doivent être nécessairement comprises et reconnues par deux sujets interagissant au moins. Il

y a un renforcement de ces normes sociales par un certain nombre de sanctions2. » La

distinction entre ces deux types d'activité est incontournable si l’on veut établir les

fondements d’une théorie sociale tournée vers l'étude des conditions historiques d'un

développement. Elle permet à Habermas de distinguer deux niveaux dans le système social :

d’un côté, les sous-systèmes, tels que le système économique et l'appareil de l'État, dans

lesquels prédominent les principes de l'activité rationnelle par rapport à une fin ; de l’autre, le

cadre institutionnel formé par l'ensemble des normes qui guident les interactions ainsi que la

structure de ces interactions. Il conclut que l’« agir de la société » (Gesellschaftshandeln) ne

se signale pas par des orientations finalisées mais par le stade plus élevé, post-conventionnel,

de la rationalité sociale moralo-pratique.

1 Pour Habermas, « Marcuse sait que l'analyse marxiste ne peut être appliquée telle quelle à la société capitaliste avancée que Max Weber avait déjà sous les yeux, [...] il voulait montrer que le développement d'un capitalisme réglementé par l'État ne peut être conceptualisé si le capitalisme libéral n'a pas fait auparavant l'objet d'une analyse correcte ».

Habermas J. (1973), op. cit., p. 36. 2 Ibid., p. 21-22.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 91

Habermas distingue, aux côtés des situations d’interdépendance d’intérêts, les

situations communicationnelles, c’est-à-dire les situations d’interdépendance dans lesquelles

les individus « poursuivent leurs objectifs individuels avec la condition qu’ils puissent

accorder mutuellement leurs plans d’action sur le fondement de définitions communes des

situations1. »

1 Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 295.

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II - RÉSEAUX, RESSOURCES SOCIALES ET FORMES DU CAPITAL : LIMITES DE LA DIMENSION « CAPITAL » DU CAPITAL SOCIAL

L’analyse des réseaux se construit autour des relations qu’entretiennent les éléments

d’une structure et tente d’identifier les régularités de comportements ainsi que les groupes et

les statuts qui présentent ces régularités. L’approche sociologique des réseaux fait émerger la

relation dyadique d’interaction (entre deux personnes au moins) comme le concept

fondamental de la sociologie économique. Les recherches sociologiques sur les réseaux

conservent un fond d’analyse structurale, au sens faible du terme, dans la mesure où elles ne

séparent pas la dyade de la structure dans laquelle elle s’insère. Une dyade n’a de sens que par

rapport à l’ensemble des autres dyades du réseau : sa position structurale a nécessairement un

effet sur sa forme, son contenu ou sa fonction. L’analyse des réseaux confère à ces recherches

un statut leur permettant de sortir de l’opposition classique entre holisme et individualisme

méthodologiques. La « structure » est appréhendée comme un « réseau de relation » mais,

également, elle est une contrainte pour l’individu. C’est une contrainte qui pèse sur le choix,

l’orientation, le comportement ou l’opinion des acteurs.

Dans la littérature anglo-saxonne, l’analyse structurale des réseaux constitue (ou est en

voie de constituer) un nouveau paradigme. Elle se rattache à un déterminisme faible selon

lequel la structure des réseaux pèse formellement sur l’action tout en laissant l’individu libre

de ses choix. La structure affecte la perception des intérêts par les acteurs qui agissent

néanmoins selon le principe de la rationalité (s’il est rationnel, l’acteur agit conformément à

ses intérêts personnels). Pour montrer que la structure est bien l’effet émergent des

interactions qui ont lieu au sein d’un réseau, la New Economic Sociology (NES) retrace tout

d’abord le réseau personnel d’un acteur « Ego » (on parle de personal network ou Ego

network).

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 93

Quatre Figures pour comprendre l’approche du Social Networks1

1 Degenne A., Forsé M. (1994), Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 288 p., p. 35.

C'

A

Ego

B

C

A’ A’’

A

Ego

C

A

Ego

C

Figure 5 – Étoile de rang 2 d’Ego

Figure 3 – Étoile d’Ego Figure 4 – Zone d’Ego

Figure 6 – Zone de rang 2 d’Ego ou réseau complet

A

Ego

B

C

A’ A’’

C'

B B

B’ B’

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 94

La Figure 3 décrit le réseau d’un Ego qui entretient une relation avec trois personnes

A, B et C. Le centre de l’étoile est toujours l’individu enquêté et à l’extrémité nous retrouvons

les individus qu’il reconnaît comme partenaires dans le type de relation qui intéresse le

chercheur. L’intérêt est porté sur trois types de relation possibles qui sont : les choix positifs,

négatifs ou neutres (ego peut nommer ses amis, ses ennemis ou ceux qui ne sont ni l’un ni

l’autre). Nous parlons de « zone d’Ego », comme dans la Figure 2, lorsque l’enquête

s’intéresse aux relations des autres individus de l’étoile.

Dans la Figure 4, il apparaît que C et A entretiennent une relation directe alors que B

et A ne peuvent être mis en relation que par l’intermédiaire de leur connaissance commune

(ainsi, si A et B habitent des régions éloignées géographiquement l’enquêteur est enclin de

considérer qu’ils sont des individus isolés ; dans le cas inverse, ils peuvent être compris dans

le réseau comme des « relations indirectes »).

Si plusieurs types de relations sont envisagés simultanément (amis, parents,

voisins…), nous constituons des données représentatives sur la multiplexité des réseaux. Une

relation donnée est multiplexe si elle sert à plusieurs sortes d’échanges à la fois. Ainsi, le

réseau d’un ménage est d’autant plus multiplexe que le nombre d’échanges rapporté au

nombre de partenaires est grand. L’analyse des réseaux intègre aussi la dimension temporelle.

En observant le nombre de contacts durant un certain temps, nous disposons de données sur la

fréquence des relations.

Pour enquêter sur la densité des réseaux, il faut savoir si les personnes reliées à

« Ego » sont (ou ne sont pas) liées entre elles. Plus ces personnes seront liées entre elles et

plus la densité du réseau augmente. Pour déterminer la densité, nous passons de « l’étoile »

d’Ego (Figure 3) à la « zone » d’Ego (Figure 4). La densité est la proportion des liens

existants par rapport aux liens possibles. Si n est le nombre d’individus, alors la somme des

liens possibles est de n(n-1)/2. Dans le cas de la Figure 4, il existe 4 liens effectifs et la

somme des liens possibles est de 6. La densité est donc de 4/6.

Comparées aux études des sociologues classiques, les enquêtes sur les réseaux

personnels permettent de disposer de données structurales assez limitées : volume, fréquence,

multiplexité et densité… Il semble que la cause d’une telle limitation, d’un point de vue

immanent, réside dans le fait que ce qui est gagné statistiquement est perdu structuralement.

Généralement, pour mener à bien une analyse structurale, il faut disposer d’un réseau complet

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 95

(whole network, total network). Ceci implique qu’il faudrait travailler sur des populations de

taille importante avant de pouvoir disposer de données suffisantes pour analyser les

mécanismes structuraux. Nous dessinons une étoile de rang 2 d’Ego (Figure 5) lorsque A, B

et C constituent à leur tour des « Ego ». Nous obtenons ainsi, en procédant à plusieurs

itérations à une zone de rang 2, 3, 4… jusqu’à avoir un réseau complet (Figure 6).

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A - Les liens sociaux et le marché du travail : Le capital social est-il un « capital » ?

L’analyse des réseaux de sociabilité et de leur interférence avec l’activité économique

a été avec Granovetter, figure emblématique de la New Economic Sociology (NES), le point

de départ d’un mouvement qui façonne les sciences sociales de langue anglo-américaine et

conduit à son pluralisme actuel. Granovetter établit d’abord sa critique du modèle

néoclassique à partir du point de vue des interactions en soulignant que les agents

économiques n’agissent jamais de manière isolée. Confrontés à des situations

d’interdépendance, les acteurs mettent en œuvre des réseaux de relations interpersonnelles qui

jouent un rôle décisif dans la coordination des actions économiques. Il pose pour l’analyse

trois postulats qui vont à l’encontre de l’objectivisme de la théorie économique :

1) Toute action économique est une action sociale ;

2) l’action économique se situe dans un contexte social ; et,

3) les institutions économiques sont des constructions sociales1.

Granovetter suggère que l’analyse des réseaux de relations interpersonnelles est l’outil

théorique le plus adapté pour relier les deux niveaux micro et macro. Sa stratégie est de

prendre un niveau d’interaction réduit à un petit groupe et de montrer ensuite que l’analyse

sociologique des réseaux permet de relier le niveau microscopique à divers phénomènes

macroscopiques (comme la mobilité sociale, l’organisation communautaire ou la cohésion du

groupe, etc.). Partant d’une analyse du marché du travail, Granovetter montre l’importance

des liens interpersonnels qui peuvent s’inscrire dans un ensemble structuré de « réseaux

sociaux »2.

La NES tente ainsi de concurrencer la théorie économique sur son propre terrain. De

ce point de vue, Granovetter se démarque de la sociologie économique des années 1950-1960

qui, selon Swedberg, correspondait à une fragmentation de la sociologie économique et

1 Granovetter M. (2000), Le marché autrement. Essais de Mark Granovetter, Paris, Desclée de Brouwer, 239 p., p. 203-215. 2 Granovetter M. (1973), op. cit., in. Granovetter M. (2000), op. cit., pp. 45-73

(1974), Getting a Job. A Study of Contacts and Careers, Chicago, Chicago University Press.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 97

possédait un défaut intrinsèque : éviter les sujets traités par les économistes. Visant par là les

travaux de Polanyi et Parsons, il affirme que cette sociologie étudiait les dimensions

sociologiques des phénomènes économiques et non les phénomènes en eux-mêmes.

« […] Polanyi hésite-t-il à franchir l’étape décisive consistant à affirmer que tout ce qui est « économique » est en réalité social […] Et cela se traduit également par l’ambiguïté fondamentale qui caractérise sa fameuse métaphore de « l’insertion » [embeddedness] ; l’idée que l’économie doive être insérée dans des normes sociales et culturelles pour que la société puisse fonctionner implique que l’économie en soi n’est pas un phénomène social1. »

Swedberg estime alors que Granovetter, en reprenant la notion d’encastrement à

Polanyi et en développant l’analyse structurale des réseaux, a proposé une explication

alternative moins restrictive de l’activité2.

Dans son célèbre article « La force des liens faibles » (qui, rappelons-le, est considéré

rétrospectivement comme l’un des textes fondateurs de la NES3), Granovetter identifie le lien

micro→macro comme la faiblesse majeure de la théorie sociologique. Aussi, son objet est de

définir la méthode adéquate permettant de « saisir la manière dont les interactions qui

existent au sein de petits groupes s’agrègent pour former des phénomènes macro ». Les

réseaux sont considérés comme la meilleure approche permettant de construire des ponts

analytiques [micro-macro bridge]4. Ils permettent de décrire les trajectoires analytiques

quand on passe des « interactions de faible échelle » pour aboutir à des « phénomènes de

grande échelle » qui, à leur tour, influenceraient les premiers5. Le schéma métathéorique suivi

par Coleman (Coleman’s boat) trouve ainsi son origine dans la démarche ouverte par

Granovetter. En effet, ce dernier a défini la tâche et tracé les problèmes centraux de la

sociologie économique anglo-saxonne, orientant ainsi la recherche vers la transition centrale

1 Swedberg R. (1994), op. cit., p. 196. 2 Il affirme ainsi que l’encastrement de l’économie signifie principalement pour Polanyi que l’économie est enracinée dans des relations sociales précapitalistes : « les relations économiques capitalistes étant plus ou moins désinsérées [disembedded] par définition, on pourrait donc en principe les analyser à l’aide des outils de la théorie économique néo-classique. Granovetter évite cet écueil. » Ibid., p. 233-234. 3 Ibid., p. 239. 4 « I will argue in this paper that the analysis of processes in interpersonal networks provides the most fruitful micro-macro bridges. » Granovetter M. (1973), op. cit., p. 1360. 5 Granovetter M. (1973), in. Granovetter (2000), op. cit., p. 45.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 98

entre le microscopique et le macroscopique. « Le développement de la théorie sociologique

passe donc nécessairement par une analyse des relations entre les niveaux micro et macro1 ».

1) Du capital humain au capital social ?

Même s’il reprend à Polanyi la notion d’encastrement, Granovetter récuse l’idée selon

laquelle, dans les systèmes économiques modernes, les activités économiques ne seraient plus

encastrées dans le tissu des relations sociales. Il accuse Polanyi d’avoir surestimé

l’encastrement de l’activité économique dans les sociétés traditionnelles et de l’avoir sous-

estimé dans les sociétés modernes. Selon lui, les marchés ne sont ni entièrement désencastrés,

comme l’affirme Polanyi, ni atomistiques, comme le suppose la théorie économique

néoclassique. Granovetter refuse de voir les marchés comme le produit d’un ordre spontané. Il

affirme au contraire que les organisations économiques sont traversées par des réseaux qui

jouent un rôle fondamental dans leur émergence et leur développement.

La théorie économique néoclassique est ainsi disqualifiée car les acteurs qu’elle décrit

cessent d’exister comme socialement situés et différenciés au profit de préférences données à

partir d’une rationalité formelle s’imposant uniformément. Il montre en même temps que la

sociologie d’inspiration durkheimienne ne réussit pas à rendre compte de l’individu

socialement situé. Dans le cas de la sociologie des choix normatifs, les préférences

individuelles disparaissent au profit de l’obligation et de la contrainte qui s’exercent de

l’extérieur sur les individus ou même de l’intérieur à partir de l’intériorisation des normes. Il

renvoie ainsi dos-à-dos les paradigmes de l’homo oeconomicus et de l’homo sociologicus.

La sociologie économique doit sortir de l’opposition entre l’action rationnelle

individuelle et l’action obéissant à des normes intériorisées. Elle doit être en mesure de

fournir une explication de l’économie autre que celle avancée par les économistes,

néoclassiques ou autres (notamment les néo-institutionnalistes), qui supposent que les

institutions s’imposent par leur efficience et qu’elles ne sont que des substituts au marché. Le

cas du marché du travail permettra alors de mieux comprendre comment les marchés sont

encastrés dans des réseaux de sociabilité.

1 Ibid., p. 72.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 99

a) La force des liens faibles

Afin d’expliquer le fonctionnement du marché du travail, la théorie du capital humain

postule que les investissements en formation permettent de rendre compte des différences de

salaires et d’accès à l’emploi. Le travailleur se déplace sur le marché pour obtenir la meilleure

rémunération de ses investissements en formation et le travail est rémunéré à sa productivité

marginale : la bonne circulation de l’information est là une hypothèse centrale.

En effet, le marché ne fonctionne de façon optimale que si les employeurs connaissent

l’état réel de la main-d’œuvre disponible et si les salariés connaissent les opportunités de

travail offertes et leurs caractéristiques. La théorie du capital humain postule que, dans un

environnement incertain, les investissements en formation sont les indicateurs ou les

« signaux » (au même titre que l’âge, l’école, le diplôme…) qui permettent à l’entreprise de

sélectionner adéquatement ses candidats.

Mais la « théorie du signalement » montre l’insuffisance de la théorie du capital

humain. Le marché du travail étant caractérisé par une forte asymétrie d’informations,

l’employeur est incapable d’évaluer les « vraies » compétences de ses candidats. Tout en étant

des bons signalements du niveau de formation, facilement accessibles à l’employeur, les

indicateurs sus-cités conduisent à une sélection adverse. On exprime par là le risque encouru

par plusieurs entreprises quand les employeurs attachent une grande valeur aux diplômes au

point de surpayer des employés ou des cadres largement surdiplômés par rapport aux besoins

et porteurs de compétences qui ne sont pas nécessairement les mieux adaptées au poste.

Granovetter ne va pas seulement critiquer la théorie du capital humain mais aussi celle des

coûts de transactions de Williamson et propose une explication plus convaincante. Il pose au

centre de son analyse le concept de « force des liens » qui est la combinaison du temps, de

l’intensité des émotions, de l’intimité et de la réciprocité1. Toutes ces variables investies dans

les relations contribuent à la diffusion des informations et donc à une meilleure organisation

économique.

Selon Granovetter, l’importance d’un réseau dépend de l’existence de « ponts »

[bridges] permettant de relier des cercles de relations personnelles qui ne se connaissent pas.

1 « La force d’un lien est une combinaison (probablement linéaire) de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien ». Ibid., p. 46-47.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 100

Le pont se définit comme « une ligne dans un réseau, qui constitue le seul chemin possible

reliant deux points […] Un pont entre deux individus A et B représente la seule route par

laquelle une information, ou une influence, peut passer d’un contact quelconque de A à un

contact quelconque de B et, par conséquent, de n’importe quel individu lié indirectement à A,

à un autre individu lié indirectement à B. On peut donc s’attendre à ce que les ponts jouent

un rôle important dans l’analyse des phénomènes de diffusion1. » L’action sociale fait

intervenir au moins une dyade, mais l’interaction significative pour l’analyse des réseaux part

d’une triade. La première intuition de Granovetter est la « triade interdite » [forbidden triad],

décrite par la Figure 7.

Figure 7- La triade interdite [ forbidden triad]

Si A et B entretiennent des liens forts et si A possède un autre lien fort [strong tie]

avec C, alors la probabilité d’absence de liens entre B et C est très faible, voire nulle. En effet,

la force du lien dépend du temps passé avec l’autre. Du moment où les liens A-B et A-C sont

forts, il est très probable qu’un lien B-C existe, qu’il soit faible ou fort. Dans ce cas, le lien A-

B a de très faibles chances de constituer un « pont » puisqu’il est fort probable que le lien B-C

existe. Dans une version plus restrictive, Granovetter stipule que si A entretient des liens forts

avec B et C, alors la triade de la Figure 7 ne peut pas exister. La signification de

l’impossibilité de cette triade est centrale : les liens forts ne peuvent jamais jouer le rôle de

ponts. Quand A et B forment un pont, ils constituent la seule voie possible pour la diffusion

de l’information ou de « l’influence » de n’importe quel contact de A vers n’importe quel

contact de B. Aussi, l’information et l’influence peuvent se diffuser de n’importe quelle

personne reliée indirectement à A vers une personne reliée indirectement à B. L’impossibilité

de la triade de la Figure 7 suffit à Granovetter pour conclure que les ponts sont toujours des

liens faibles.

1 Ibid., p. 51.

B C

A

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 101

En conclusion, les liens forts ne peuvent pas constituer des « ponts », sauf sous

certaines conditions liées à la taille du groupe, à la nature des liens que les acteurs peuvent

entretenir avec d’autres individus… « Dans le cas des liens faibles, il n’existe pas de

restrictions de ce type ; ce qui, évidemment, ne signifie pas que les liens faibles soient

toujours des ponts. En revanche, et c’est là le point essentiel, les ponts sont toujours des liens

faibles [weak ties]1. »

Même si dans les réseaux de grande taille il est peu probable qu’un lien constitue le

seul chemin entre deux points, Granovetter affirme que les ponts sont souvent le chemin le

plus court et permettent de créer des chemins plus nombreux. Si l’on vient à rompre un lien

faible, considéré alors comme un « pont local », les dégâts causés sont plus graves que dans le

cas d’une rupture d’un lien fort. Les individus dits « marginaux » ont ainsi plus de chance de

transmettre une innovation ou de diffuser une information que les individus dits « centraux ».

Les liens forts d’un individu forment un réseau dense (les amis d’un individu se connaissent

entre eux) alors que les liens faibles conduisent à des réseaux moins denses (réseau « lâche »).

Granovetter va alors transposer cette analyse au niveau empirique en la reliant avec son étude

du marché de l’emploi américain (dans une banlieue de Boston).

En appliquant cette analyse au marché du travail, Granovetter montre que ce ne sont

pas les liens forts qui aideront un individu à trouver un emploi. Contrairement à cet a priori,

ce sont les personnes auxquelles cet individu est relié par des liens faibles qui augmentent la

probabilité de trouver un emploi. Ayant plus de liens avec des cercles différents, les liens

faibles offrent un accès à des informations plus diversifiées sur les (bonnes) opportunités de

travail, les personnes à qui il faut s’adresser…

L’enquête est réalisée dans une ville du Massachusetts (Newton, un faubourg de

Boston de 98 000 habitants). Elle vise à savoir par quelle(s) voie(s) l’emploi a été obtenu.

Trois cas sont envisagés : les contacts personnels, les moyens formels (annonces, agences,

etc.) et les démarches directes de la personne (lettres, porte-à-porte…). Le contact personnel

définit de façon restrictive une personne connue du sujet dans un contexte autre que celui de

la recherche d’emploi et servant d’intermédiaire soit pour faire connaître le nouvel emploi,

soit pour le recommander auprès de l’employeur. Granovetter trouve au bout de son enquête

1 Ibid., p. 51.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 102

que 56% des personnes enquêtées ont obtenu leurs emplois par contact personnel, les deux

autres méthodes ayant obtenu des proportions identiques. Parmi les contacts personnels, 31%

sont des liens familiaux et 69% des liens professionnels. Parmi les premiers, la part de ceux

qui se disent insatisfaits de leur travail est plus grande. Plutôt des liens faibles que des liens

forts ?

En effet, il commence par constater que les acteurs « trouvent plus facilement un

nouvel emploi grâce à leurs contacts personnels que par n’importe quel autre moyen » et la

conclusion de son enquête est tranchante : les individus avec qui on entretient des liens faibles

ont plus de chance d’avoir accès à des informations diversifiées et facilitent l’embauche

(55,6% des personnes interrogées ont trouvé du travail grâce aux liens faibles contre 16,7%

pour les liens forts)1.

Granovetter constate que les liens forts ont plus aidé à fournir des informations sur les

opportunités qu’à fournir une mise en contact directe avec l’employeur ou la personne qui

contrôle l’accès à l’emploi. Il explique cela par le fait que, lorsqu’on mobilise les liens forts

(que sont les liens familiaux), les parents ou les proches se sentent obligés de proposer une

solution, même si celle-ci est loin d’être la solution optimale. En analysant les liens efficaces

du point de vue de la fréquence des contacts, Granovetter montre que les liens qui amènent le

plus de contacts et qui ont le plus de chance d’être des liens forts ne sont pas ceux qui

permettent le plus souvent d’aboutir. Les résultats obtenus par Granovetter suggèrent ainsi

une différence d’efficacité entre liens faibles et liens forts : les liens faibles permettent

d’obtenir des emplois dont les enquêtés se disent plus satisfaits que ceux obtenus par des liens

forts.

Granovetter démontre ainsi que les liens faibles favorisent la diffusion de

l’information. Dans un groupe de liens forts les personnes se partagent les mêmes amis et les

mêmes zones d’influence. Par exemple, une rumeur diffusée dans un réseau de liens forts a

peu de chance de se transmettre à l'extérieur, le niveau de confiance et les sanctions internes

étant des contraintes à la divulgation de l’information en dehors du cercle d’intimité. Par

contre, il remarque que les liens faibles facilitent beaucoup plus la propagation de

1 Ibid., p. 61.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 103

l’information. Les réseaux de liens faibles se caractérisent par l’existence de ponts avec

d’autres réseaux, certains individus étant membres de plusieurs réseaux à la fois. Si chaque

membre d'un réseau de liens faibles transmet l’information à son ami le plus proche,

l’information peut se propager d’un réseau à un autre et atteindre un plus grand nombre de

personnes.

Lorsqu’un homme change de travail, non seulement il passe d’un milieu à un autre,

d’un réseau de liens vers un autre, mais il crée surtout un pont entre ces deux réseaux, un pont

de même nature que celui qui lui a permis de trouver son nouvel emploi. Les liens faibles

représentent pour l’individu une ressource importante permettant un plus grand accès à la

distribution des richesses. Pour la communauté, ces réseaux permettent d’augmenter la

mobilité sociale et d’instaurer une certaine cohésion. Aussi, les flux d’informations

deviennent un vecteur important dans la création d’un sens de la communauté. La force des

liens faibles peut influencer l’organisation communautaire : elle permet d’étudier les

différences de performance entre les groupes et expliquer pourquoi certaines communautés

peuvent mobiliser plus facilement leurs ressources sociales pour atteindre les objectifs

communs1.

En revanche, Granovetter avoue les limites de sa démarche. Il affirme que, tant que les

données locales sur un réseau particulier ne sont pas réunies, l’analyse reste « de l’ordre de la

pure spéculation ». Le cadre théorique ainsi défini permet uniquement d’étudier a posteriori

ou de prévoir l’aptitude de chaque communauté à coopérer en suivant cette prémisse : « plus,

dans une communauté, le nombre de ponts locaux (par personne ?) est grand et leur degré est

élevé, plus la communauté est soudée et capable d’agir de manière collective. L’analyse des

origines et de la nature (leur force et leur contenu, par exemple) de ce type de liens pourrait

nous offrir des idées originales sur les dynamiques sociales d’une communauté2. »

La diffusion des informations est un véritable vecteur de transactions sociales et

économiques car non seulement elle permet de baisser les coûts et les risques dans un

1 « Ainsi, du point de vue des individus, les liens faibles peuvent permettre de se saisir d’une opportunité de mobilité. A un niveau plus macroscopique, ils favorisent la cohésion sociale. […] les idées et les informations circulent alors plus facilement, et un « sens de la communauté » se développe, qui se révèle lors de réunions et de congrès. Le rôle essentiel de ces derniers consiste d’ailleurs peut-être à entretenir les liens faibles. » Ibid., p. 64-65. 2 Ibid., p. 69.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 104

environnement incertain (comme le montrent aussi bien les travaux de Ronald Coase et

Williamson) mais aussi de donner des droits d’accès à certaines ressources sociales (ayant ou

non des contreparties monétaires). Mais, selon l’approche de Granovetter, l’accès à l’emploi

dépend moins du comportement des acteurs isolés, comme le supposent les théories

économiques néoclassiques ou néo-institutionnelles, que de leur inscription dans des réseaux

de connaissances diversement configurés, selon la densité, l’étendue mais aussi la longueur de

la chaîne de liens. Ainsi, plus il faut passer par un nombre croissant de personnes pour aboutir

à la personne visée (l’employeur, par exemple), plus les contacts personnels perdent de leur

influence… Non seulement les réseaux sociaux jouent ici un rôle important dans la mise en

relation d’une offre et d’une demande en permettant aux travailleurs de disposer de meilleurs

contacts, mais ils permettent aussi aux employeurs de disposer d’une meilleure information

concernant les travailleurs et leurs qualifications. Les réseaux renforcent la confiance de

l’entreprise demandeuse qui, confrontée à une incertitude à l’égard des compétences et des

qualifications des candidats à un poste, se voit dotée d’un « signal » plus important.

Granovetter invite à considérer que le fonctionnement du marché est plus complexe que ne le

laissent croire les modèles du capital humain et que les réseaux de relations interpersonnelles

y jouent particulièrement un rôle essentiel1.

b) Des ressources du réseau au « social capital » : Les normes en tant que capital social

Les analyses de Granovetter donnent lieu à des approches du capital social appréhendé

à travers les liens, ainsi qu’à des approches structurales. Son étude de 1973 a eu un impact

fort sur la sociologie économique anglo-saxonne et peut être considérée rétrospectivement

comme un passage du capital humain au capital social dans l’explication du fonctionnement

du marché du travail.

L’approche par les liens se centre sur une relation entre un Ego et un Alter. Le premier

bénéficie de ressources de par ses liens avec le second (de par son statut social ou ses

1 Granovetter M. (1988), « The sociological and economic approaches to labor market analysis. A social structural view », in. Farkas G. & England P. (dir.), Industries, Firms and Jobs : Sociological and Economic Approaches, New York, Plenum Press. Trad. franç. : This-Saint-Jean I. ; « Approches sociologiques et économiques de l’analyse du marché du travail. Une conception sociostructurelle », in. Granovetter M. (2000), op. cit., pp. 149-191.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 105

informations). Ainsi, des liens faibles permettent à Ego d’acquérir des informations

spécifiques sur des cercles sociaux tandis que les liens forts augmentent la confiance, les

perspectives réciproques et l’engagement mutuel. Mais, Granovetter définit également une

approche structurale des réseaux qui donne lieu à une approche structurale du capital social.

Ce n’est plus la relation entre Alter et Ego qui est au centre de l’analyse, mais la liaison entre

le réseau et la structure à laquelle il appartient. Aussi, les détails significatifs de l’analyse de

Granovetter que nous venons d’exposer permettront d’appréhender les différentes approches

du capital social et notamment celle de Coleman et, dans une moindre mesure, celles de Nan

Lin et de Ronald Burt. Mais, si le modèle présenté par Granovetter n’est que « l’ébauche

d’une théorie1 », Coleman reprendra à son compte l’analyse des réseaux pour l’élever au rang

d’une théorie générale. En effet, l’argumentation de Granovetter procède moins d’une

démonstration rigoureusement analytique, soutenue par un modèle mathématique (comme

Coleman par exemple), que d’une justification qui s’établit « sur une base assez intuitive2 ».

De même que le texte de Granovetter de 1973 est considéré comme l’un des textes

fondateurs de l’analyse des réseaux, l’article de Coleman de 1988, « Social Capital in the

Creation of Human Capital », est indéniablement le texte fondateur d’une nouvelle génération

d’analyse en terme de capital social dans les sciences sociales de langue anglaise3. Coleman

introduit le concept comme « outil » théorique permettant de compléter les travaux de Gary

Becker sur le capital humain et, plus généralement, propose de combler les insuffisances de la

théorie économique en socialisant les choix rationnels. Le concept est d’abord présenté

comme une forme particulière du « capital » (aux côtés des capitaux économique et humain).

Appliqué uniquement au marché de l’éducation, le concept est censé expliquer les

performances scolaires en appréhendant trois composantes : les obligations et les attentes qui

circulent dans des réseaux de confiance, les canaux d’information et les normes effectives.

Coleman est conscient des difficultés que rencontre toute tentative de

conceptualisation d’un capital aux formes aussi multiples que le capital social. Dans cet

1 Granovetter M. (1973), in. Granovetter (2000), op. cit., p. 72. 2 Ibid., p. 47. Et il rajoute plus loin : « On pourrait ici construire un modèle mathématique général faisant correspondre une probabilité particulière, à chaque type de triade passible ; mais cela se révélerait assez rapidement très compliqué. » Ibid., p. 49-50. 3 Coleman J. S. (1988), « Social capital in the creation of human capital », American Journal of Sociology, vol. 94, Supplement S95-S120.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 106

article, le plus cité dans toute la littérature sur le capital social, il soulève quelques problèmes

de méthodes sans proposer de les résoudre, son ambition étant uniquement « d’introduire » le

concept et de montrer son importance dans l’explication du capital humain. Mais l’ambition

de « révolutionner » les sciences sociales a été exprimée par Coleman un an auparavant dans

un article souvent méconnu, certainement parce qu’il ne fait que poser les questions centrales

d’un point de vue méthodologique, voire les obstacles, lors du passage des « normes » au

« capital social ».

Dans « Norms as Social Capital », Coleman pose en effet huit questions centrales

pour la théorie sociale et s’efforce de montrer que son outil conceptuel, loin de remédier à

l’ensemble des problèmes, conserve une pertinence pour résoudre certaines classes de

problèmes1. Aussi, il réactualise d’anciennes thématiques en vue de forger un outil conceptuel

efficace permettant de rapprocher les points de vue sociologique et économique. Il est ainsi

judicieux de considérer ce texte de 1987 comme le point de départ de son « projet de

refondation » des sciences sociales alors que l’article de 1988 peut être jugé comme

l’ébauche du « modèle théorique ».

Dans les deux articles, l’ambition de présenter une « théorie » générale du capital

social ne sera pas explicitement formulée (il faut attendre son ouvrage emblématique

Foundations of Social Theory de 1990). Il est ainsi exemplaire de sa démarche de constater

que, dans les articles sus-cités, il se garde de formuler des réponses hâtives et se contente

d’attirer l’attention sur la valeur heuristique du concept. Plus important encore, dans son

article de 1987, Coleman soulève le problème des limites de la théorie des choix rationnels

« incapable dans sa forme actuelle » de rendre compte d’une multitude de questions

concernant la conceptualisation des normes en « capital » social2. Il utilise ainsi le concept

pour soulever des problèmes méthodologiques anciens et se contente d’indiquer les

orientations pour des recherches ultérieures.

Ainsi, il considère que la théorie du choix rationnel ne peut prouver sa pertinence

comme méthodologie explicative qu’à la condition de rendre compte du problème de la

légitimité des droits de sanction qui soutiennent les normes effectives. Mais, à la question de

1 Coleman J. S., (1987b), « Norms as social capital », in. Radnitzky G. et Bernholz P. (dir.), Economic Imperialism, New York, Paragon, pp. 133-155. 2 Ibid., p. 142.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 107

savoir pourquoi une personne adhère à la légitimité d’une sanction lorsque cette adhésion nuit

à ses intérêts, il stipule que la théorie des choix rationnels peut se révéler déficiente dans ce

domaine où « plus de recherches sont nécessaires ». A la question de savoir ce qui confère au

sanctionnant le droit de sanctionner, Coleman aboutit à une conclusion similaire : « Dans

l’état actuel de la théorie, des recherches empiriques sont nécessaires dans toutes les

situations où les intérêts ne sont pas homogènes1. »

Enfin, Coleman soulève un problème concernant l’intériorisation des normes. Il

souligne également que le concept du capital social ouvre la voie à une analyse en terme

d’identification avec les intérêts d’autrui. Il introduit alors le problème de la multiplicité du

« soi », ou de l’émergence d’un nouveau « soi ». L’internalisation des sanctions soulève ainsi

le problème d’un « sur-moi » qui pose des contraintes sur les actions futures2. En fin

d’analyse, Coleman fait remarquer que sa démarche « soulève uniquement les questions de

l’internalisation des normes, laissant la plupart des questions sans solutions. […] L’objectif

n’est pas de résoudre les problèmes mais – et il en est de même dans les autres sections de cet

article – il s’agit de procéder uniquement à un début d’examen3. »

2) Le capital social et le capital humain : Les ressources dans les réseaux

Dans son article de 1988, un an après « Norms as Social Capital », Coleman suit une

orientation différente lorsqu’il délaisse les difficultés méthodologiques et propose le capital

social comme un complément d’analyse pour le capital humain. L’objet est d’aboutir à un

résultat élémentaire : le capital social permet d’expliquer l’échec scolaire de certains étudiants

(qui quittent l’école avant la fin de l’année du baccalauréat). Le concept permet donc de

combler un déficit dans la théorie du capital humain. Mieux encore, c’est l’insuffisance de la

1 « With the present state of the theory, empirical investigation is necessary in all situations in which interests are not homogeneous. » Ibid., p. 146. 2 « Dans tous ces cas, la socialisation tente de créer un nouveau « soi », dont les actions sont dictées par la volonté imaginée de l’acteur dans lequel il s’est identifié : parents, Etat-Nation, ordre religieux, profession ou discipline scientifique. » Ibid., p. 149. 3 « This section obviously raises the questions of internalization of norms, leaving most of the question unresolved. […] But as with other sections of this paper, the aim is not to solve the problems, but only to make a beginning at examining them. » Ibid., p. 152.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 108

théorie des choix rationnels qui est ainsi comblée, dans la mesure où le concept permet

« d’introduire la structure sociale dans le paradigme de l’action rationnelle1 ».

S’inscrivant dans la continuité des travaux de Granovetter, Coleman estime que

l’étude du fonctionnement du marché du travail ne doit plus se focaliser uniquement sur les

rendements du capital humain. Même s’il estime que les travaux de Becker constituent « le

développement le plus important et le plus original en économie de l’éducation dans les trente

dernières années2 », il tente de rendre compte de l’importance des réseaux sociaux dans

l’accès au capital humain, et plus généralement du rôle du social capital dans le

fonctionnement de l’économie. Les compétences individuelles ont besoin d’être générées ou

canalisées à travers des réseaux de relations interpersonnelles.

De ce point de vue, la démarche de Coleman n’apporte rien de nouveau. Il va

cependant effectuer une percée dans le sens d’une conceptualisation des ressources sociales

sous forme d’un « capital » ayant toutes les caractéristiques d’un bien public. Il accepte ainsi

les principes de l’action intentionnelle ou rationnelle et tente de « montrer comment ce

principe, en conjonction avec des contextes sociaux particuliers, peut rendre compte non

seulement des actions individuelles dans ces contextes particuliers mais aussi du

développement de l’organisation sociale3. » Le capital social est alors l’outil théorique

permettant ce rapprochement des points de vue entre les théoriciens des choix rationnels et les

théoriciens des normes sociales.

a) La définition fonctionnaliste du capital social : capital et bien public

Coleman applique le concept de social capital au domaine particulier de l’éducation

et étudie son rôle dans l’accroissement du capital humain. Les structures sociales procurent

les ressources qui constituent le capital social et Coleman définit celui-ci, dans une logique

1 Coleman J. S. (1988), op. cit., p. S95. 2 Ibid., p. S100. 3 C’est nous qui soulignons: « It accepts the principle of rational or purposive action and attempts to show how that principle, in conjunction with particular social contexts, can account not only for the actions of individuals in particular contexts but also for the development of social organization. » Ibid., p. S96.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 109

résolument fonctionnelle, comme les caractéristiques de la structure qui facilitent les actions

des individus :

« Le capital social se définit par sa fonction. Ce n’est pas une entité particulière, mais une variété d’entités différentes, présentant deux caractéristiques communes : elles consistent toutes en quelques aspects de la structure sociale, et elles facilitent certaines actions des individus qui sont dans la structure1 ».

L’approche de Coleman est explicitement utilitariste et tente de ramener tous les

aspects de la structure sociale à leur composante instrumentale :

« La valeur du concept de capital social réside d’abord dans le fait qu’il identifie certains aspects de la structure par leurs fonctions, tout comme le concept de « chaise » identifie certains objets physiques par leur fonction malgré les différences de forme, d’apparence et de construction. La fonction identifiée par le concept de « capital social » est la valeur de ces aspects de la structure sociale que les acteurs peuvent utiliser comme ressources pour satisfaire leurs intérêts2. »

Le capital social se définit donc par ses composantes ainsi que par leurs fonctions.

D’abord, les réseaux de confiance instaurent des obligations et des attentes réciproques qui

orientent les actions des acteurs dans un sens précis. En honorant ses engagements envers les

autres, chaque acteur s’attend à ce que les obligations des autres envers lui soient respectées.

Cette première composante peut expliquer, par exemple, comment des crédits sont alloués

dans des régions marquées par un degré élevé de désorganisation sociale3. L’exemple n’est

pas fortuit puisque Coleman entend dégager cette composante du capital social par analogie

avec le concept de « crédit ». Quand un acteur rend un service à un autre, il place sa confiance

dans la réciprocité de cet acte : c’est comme s’il accorde un crédit. En respectant cette

réciprocité, en se montrant « digne de confiance », l’autre acteur rembourse sa dette ; dans le

cas contraire, le crédit est perdu.

1 Ibid., p. S98. Traduction de Favereau O. (2003a), « La pièce manquante de la sociologie du choix rationnel », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 275-295., p. 281. 2 « The value of the concept of social capital lies first in the fact that it identifies certain aspects of social structure by their functions, just as the concept “chair” identifies certain physical objects by their function, despite differences in form, appearance, and construction. The function identified by the concept of “social capital” is the value of these aspects of social structure to actors as resources that they can use to achieve their interest. » Coleman J. S. (1988), op. cit., p. S101. 3 Ibid., p. S103.

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Une autre composante du capital social est constituée par les canaux d’informations

qui fournissent des bases pour l’action. L’information est coûteuse et son acquisition permet

d’ouvrir des opportunités. Enfin, la composante essentielle, quoique plus fragile, est

constituée par les normes effectives soutenues par des sanctions effectives.

Avant de se livrer à la tâche de justifier la pertinence du concept dans l’analyse des

performances scolaires, Coleman attire l’attention sur la double nature du capital social : en

même temps qu’il facilite la réalisation de certains objectifs, le capital social peut être une

contrainte pour l’action. D’un côté, les normes – qui, dans une communauté, soutiennent ou

fournissent des récompenses effectives à l’élève en cas de réussite scolaire – influencent

positivement la réussite scolaire. De l’autre, les communautés marquées par un niveau élevé

de normes sociales empêchent certains choix, menacent les libertés individuelles et pèsent sur

l’esprit d’innovation.

Coleman analyse ainsi les réseaux sociaux selon leur degré d’ouverture ou de

fermeture. Lorsque deux élèves B et C sont des amis et que leurs parents respectifs A et D

sont eux-mêmes des amis, comme dans la Figure 8 (b) ci-dessous, le degré de fermeture du

réseau rend efficace les attentes et les obligations mutuelles : les parents de l’un s’impliquent

dans l’éducation de l’autre. En effet, puisqu’ils ont ainsi la possibilité de se rencontrer, « les

parents A et D peuvent discuter les activités de leurs enfants et aboutir à un consensus sur les

normes et les sanctions1. » En l’absence d’une telle fermeture des réseaux, comme dans la

Figure 8 (a), les normes sociales ont moins de chance d’influencer le comportement des

acteurs : les rumeurs et les effets de réputation ne peuvent plus contraindre aussi facilement le

comportement d’un acteur. En conclusion, Coleman avance l’hypothèse selon laquelle la

fermeture des réseaux facilite la création de la confiance au sein d’une structure. De même,

la multiplexité des relations facilite la confiance. On peut s’attendre alors à ce qu’un déficit de

capital social, défini dans ces termes, permette d’expliquer les déficiences de certains élèves

dans la concrétisation du capital humain hérité de leurs familles.

1 « […] parents A and D can discuss their children’s activities and come to a consensus about standards and about sanctions. » Ibid., p. S107.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 111

Figure 8- Degré de fermeture des réseaux :

(a) réseau ouvert ; (b) réseau fermé1.

Coleman tente de montrer que l’échec scolaire peut s’expliquer par un déficit du

capital social familial. Le niveau d’éducation des parents peut certes influencer la réussite

scolaire des enfants mais, si les parents ont un niveau élevé de capital humain et s’ils

l’explorent uniquement au travail, leurs enfants en seront alors privés. Pour que les enfants

puissent profiter du capital humain des parents, ces derniers doivent mettre à contribution le

capital social (familial et extrafamilial). Le capital social hérité de la famille et le capital

social acquis en dehors de la famille peuvent être deux causes pour expliquer la production et

la rentabilité du capital humain.

Dans une étude de cas sur un échantillon de 4 000 étudiants de l’école publique,

Coleman trouve des résultats concluants : « le capital social dans la famille est une ressource

pour l’éducation des enfants, tout comme le capital économique ou humain2. » Ainsi, les

enfants dont les parents changent souvent de lieux de résidence, et donc rompent souvent

leurs liens avec leur entourage, ont moins de chance de rester à l’école jusqu’à l’obtention du

1 Ibid., p. S107. 2 Ibid., p. S113.

B C

F

A

B C

D

(a)

(b)

E

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 112

diplôme. Un taux d’échec scolaire plus élevé s’explique par le degré d’ouverture du réseau

des parents conformément à la Figure 8 ci-dessus.

Il trouve ainsi que les enfants scolarisés dans des écoles privées et catholiques ont des

taux de réussite plus élevés. Ce fait ne s’explique pas par des facteurs religieux étant donné

que les étudiants catholiques dans les écoles publiques ont un taux de réussite plus ou moins

égal au taux de réussite moyen de leurs écoles. L’explication que Coleman avance repose

encore une fois sur le degré de fermeture des réseaux familiaux : les familles qui envoient

leurs enfants dans des écoles privées et religieuses ont plus de chance de faire partie du même

réseau et le capital social familial exerce ainsi un effet positif sur la scolarisation des enfants.

Ayant ainsi démontré l’efficacité de son concept dans l’explication du capital humain,

Coleman ouvre le débat sur les problèmes de l’érosion du capital social qui, en raison de sa

propriété de « bien collectif », souffre d’un problème de sous-investissement. Le problème du

capital social est ainsi celui de l’insuffisance du niveau de l’offre : les acteurs peuvent investir

dans une sous-classe de ce capital, celle qui assure un rendement privé, et tendent à sous-

investir dans celle qui n’a qu’une incidence collective.

Le concept de capital social pointe ainsi du doigt les problèmes liés à la baisse des

régulations collectives des problèmes économiques. Coleman réactualise en dernier lieu les

thématiques du déclin des régulations communautaires lié à « la substitution d’une forme

d’organisation formelle à l’organisation sociale volontaire et spontanée qui était dans le

passé la source première de capital social disponible aux jeunes1. »

Présenté comme un concept capable de remédier à tous les maux de la société, le

capital social conceptualisé par Coleman a ouvert la voie à un ensemble de recherches en

sciences sociales qui prétendent y retrouver un nouveau paradigme. En témoigne le gain de

popularité dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la criminologie, de l’intégration

des minorités ethniques et de l’immigration2… La théorie économique proprement dite

1 Ibid., p. S118. 2 Ainsi, Schiff applique l’étude du capital social sur les liens de solidarité entre les communautés d’immigrés en provenance du Sud dans les pays du Nord en concluant que l’implantation des immigrés conduit à la baisse du capital social des pays d’accueil. Il légitime ainsi les politiques de protection conduites par ces derniers. Schiff M. (1997), « Migrations et échanges : aspects positifs et normatifs », in. De Melo J., Bourguignon P. (dir.), Commerce Nord-Sud, Migration et délocalisation, conséquences pour les salariés et l’emploi, Actes du colloque GDR CNRS-EFIQ, Paris, Economia.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 113

s’intéresse également au sujet. Des travaux en économie du développement y trouvent un

outil conceptuel pertinent, capable d’intégrer l’analyse des performances institutionnelles et

l’étude du rôle de la culture dans le développement économique1. La sociologie colemanienne

sera l’objet d’une grande controverse qui anime toujours l’espace du débat. Il est donc

important d’indiquer quelques grandes lignes de partage entre les différentes approches qui

s’engagent sur des voies nouvelles tels que la confiance, les normes, l’engagement civique,

les valeurs culturelles, la démocratie…

Une première ligne de partage que nous avons déjà évoquée est celle qui distingue les

approches structurales du capital social des approches relationnelles. Mais Granovetter a lui-

même développé l’analyse des réseaux dans ces deux sens et Coleman a introduit son concept

dans cette double perspective. Il semble donc plus judicieux de distinguer les approches du

capital social qui adoptent la perspective fonctionnelle de celles qui optent pour le point de

vue des réseaux.

Commençons d’abord par expliquer les contours de cette ligne de partage. Les

critiques maintes fois adressées à l’entreprise colemanienne s’attaquent à deux

faiblesses intimement liées : le problème de sa définition qui, à l’instar de toute définition

fonctionnaliste, tend vers la tautologie ; l’indétermination quant à la « nature » du capital

social qui, contrairement au capital économique localisé au niveau de l’individu, est un bien

collectif ayant des retombées sur le revenu des acteurs individuels. Comme l’indique si bien

Lin, Coleman relie le concept avec ses résultats ce qui ne permet pas de spécifier clairement

les niveaux micro et macro puisque les éléments qui constituent le concept ne peuvent pas

être séparés de leurs effets : « Lorsque ces éléments produisent des résultats, ils sont vus

comme du capital social ; lorsqu’ils n’en produisent pas, ils ne constituent plus du capital

social2. »

Alors que des auteurs tels que Putnam et Fukuyama ne remettent pas en cause

l’approche fonctionnaliste de Coleman, les approches sociologiques des réseaux tentent de

spécifier l’accumulation du capital comme étant celle d’un véritable « capital », c’est-à-dire

1 Woolcock M. & D. Narayan (2000), « Social Capital: Implications for Social Theory, Reaserch, and Policy », The World Bank Reasercher Observer, vol. 15, no 2 (august 2000), pp. 225-249, p. 229-230. 2 Lin N. (1995), « Les ressources sociales : une théorie du capital social », Revue Française de Sociologie, vol. 36, no 4, pp. 685-704, p. 701.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 114

en l’identifiant à partir des ressources individuelles qui circulent dans les réseaux. Dans la

sous-section suivante, nous nous intéressons uniquement à cette seconde perspective (le

troisième chapitre revient sur certaines difficultés liées aux approches fonctionnalistes de

Coleman et de Putnam).

b) Le capital social comme ressource individuelle : retour aux réseaux

La théorie sociologique des réseaux a empruntée une perspective centrée sur les

ressources qui circulent dans les réseaux d’interdépendance dans l’espoir d’éviter les écueils

d’une définition qui confond le concept avec les éléments qui le supportent. La sociologie des

réseaux a développé par ses propres voies différentes conceptualisations permettant de rendre

compte de l’importance des liens sociaux et des ressources qu’ils véhiculent.

Même s’il semble que le concept de capital social n’a pas constitué une véritable

avancée dans ce domaine, Coleman a néanmoins marqué l’espace du débat. Différentes

approches tentent de prendre des distances par rapport à la définition et la méthode de

Coleman mais continuent de discuter son œuvre : c’est en se plaçant en rupture avec son

analyse qu’elles révèlent l’importance des questions qu’il a soulevées. C’est ainsi que Burt

entend résoudre certains problèmes techniques dans la conceptualisation des rapports entre le

capital humain et le capital social. Sa théorie des « trous structuraux » part d’un réajustement

des conditions favorisantes de l’émergence du capital social. S’il s’accorde avec Coleman

pour considérer le capital social comme un complément pour le capital humain1, il renverse

l’hypothèse selon laquelle ce sont les réseaux denses qui favorisent le succès de l’action

économique. Il rétorque que l’absence de relation entre certains points du réseau constitue au

contraire l’opportunité pour certains acteurs de se constituer comme intermédiaires : c’est le

métier même de l’entrepreneur que de remplir ce vide en contrôlant l’information et la

coordination de l’action entre deux acteurs séparés par ce trou2.

1 « Le capital social est le complément contextuel du capital humain. Il permet de prédire des taux variables de revenus du capital humain en fonction de la place d’une personne dans l’organisation sociale d’un marché. » Burt R. (1995), « Le capital social, les trous structuraux et l’entrepreneur, Revue Française de Sociologie, vol. 36, no 4, pp. 599-628, p. 601. 2 Burt R. (1992a), Structural Holes. The Social Structure of Competition, Harvard University Press, Cambridge, 1995, 324 p.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 115

En analysant le comportement des acteurs au sommet de l’organisation, les directeurs,

Burt tente de montrer que ceux qui utilisent le plus grand nombre de contacts non redondants

ont plus de chance de créer de la valeur ajoutée pour l’entreprise, et sont donc mieux

rémunérés. Deux contacts sont redondants lorsqu’ils relient le directeur en question au même

réseau communautaire, procurant ainsi les mêmes bénéfices en informations (tels les « liens

forts » définis par Granovetter, ils ont moins de chance de constituer des sources privilégiées

d’informations). La cohésion d’un réseau ne signifie pas une meilleure valorisation du capital

humain comme le suggère Coleman car elle est un « indicateur de redondance1 ».

En séparant des contacts non redondants, les trous structuraux assurent des

informations qui se cumulent, voire des sources uniques d’informations, et non des

informations qui se répètent. Burt introduit alors trois caractéristiques permettant

d’appréhender le capital social comme étant un type de structure de réseau : la taille du

réseau, la densité et la hiérarchie. Ces caractéristiques permettent alors de mesurer la

contrainte du réseau qui est le degré de concentration des relations en un seul contact. Un

contact qui concentre des relations est un « nœud » et l’accroissement de la contrainte d’un

réseau conduit à la baisse des marges de manœuvre (l’acteur ne peut pas faire jouer les uns

contre les autres, il est contraint par des relations d’interreconnaissance).

Ainsi, Burt défend la thèse selon laquelle le capital social mesuré par ses trois

caractéristiques (taille, densité et hiérarchie) permet d’expliquer le succès relatif des

directeurs qui bénéficient d’informations et de contrôles en provenance de trous structuraux.

Il entend ainsi montrer que le capital social importe le plus lorsque le directeur bénéficie

d’une plus grande autonomie au sein d’un réseau (la contrainte du réseau est la plus faible), là

où l’acteur doit faire preuve d’une plus grande ingéniosité :

« Le capital social compte davantage là où comptent davantage les individus. Lorsque beaucoup de personnes font le même travail, les pairs établissent un cadre de référence et imposent une légitimité. Lorsqu’elles sont peu nombreuses, il n’y a pas de cadre de référence concurrentiel et la légitimité doit être construite. Dans ce second cas, les bénéfices en information et en contrôle ont plus de valeur pour les acteurs2. »

1 Burt R. (1995), op. cit., p. 602. 2 Ibid., p. 626.

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L’approche de Lin introduit également un concept de capital social appréhendé par les

ressources circulant dans les réseaux1. Lin, à l’instar de Burt, centre sa démarche sur le capital

social appréhendé par les revenus individuels qu’il procure aux acteurs. Mais, alors que Burt

s’intéresse uniquement aux plus hauts échelons de la structure organisationnelle, Lin présente

une théorie des réseaux qui décrit des acteurs profondément hiérarchisés en fonction de leurs

ressources : richesse, statut ou pouvoir2. Ainsi, une information (ou une faveur) fournie par un

acteur occupant une position élevée dans la pyramide sociale offre plus d’avantage.

« L’occupant d’une position de haut standing relativement à une ressource a également tendance à occuper une position correspondante pour une autre ressource. […] Lorsqu’une telle convergence n’est pas complète, l’échange de ressources – par exemple du pouvoir contre la richesse – n’est pas seulement possible mais, dans la plupart des sociétés, explicite et obligé3. »

Dans ce sens spécifique, il est plus proche de Bourdieu que de Coleman. Si Coleman a

choisi d’ignorer les travaux de Bourdieu, il fait souvent référence aux premiers travaux de Lin

comme l’une des premières inspirations de son concept. Mais, Lin entend renvoyer dos-à-dos

les travaux des deux sociologues, français et américain. Il reproche aux deux sociologues

d’avoir élargi le concept au-delà des ressources sociales « incluant trop d’éléments à trop de

niveaux4 ». Puisque l’ancrage individuel est plus affirmé chez Bourdieu, l’argument de Lin

touche surtout la théorisation de Coleman soupçonné d’amalgamer les deux niveaux collectif

et individuel. Mais il reproche également aux deux sociologues d’avoir développé des

concepts trop restreints empêchant toute recherche empirique. Là encore, c’est surtout la

théorie de Coleman qui est visée, ce dernier ayant spécifié que sa démarche vise plus

l’analyse qualitative que quantitative.

Cependant, Lin se trouve contraint de distinguer parmi les ressources sociales (qui

forment le capital social) celles qui sont détenues par l’individu de celles qui sont encastrées

1 Il soutient alors que « les ressources sociales constituent l’élément central du capital social. Les caractéristiques de la théorie des ressources lui permettent de s’attaquer de manière originale au problème de l’écart entre niveau micro et niveau macro en sociologie. »

Lin N. (1995), op. cit., p. 687. 2 Il affirme ainsi que sa théorie du capital social est « intrinsèquement liée à l’idée de structure hiérarchique, sans laquelle elle n’a, en fait, pas de sens ». Ibid., p. 686. 3 Ibid., p. 688. 4 Ibid., p. 686-687.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 117

dans son réseau. Il parle alors de ressources personnelles et de ressources sociales. La

démarche de Lin tend, en dernière instance, vers une reproduction des insuffisances

soupçonnées chez Coleman et Bourdieu. Pour lever certaines indéterminations liées aux

niveaux théoriques de l’analyse, il est contraint de distinguer un capital social au niveau

individuel et un autre au niveau collectif.

Mais, ses travaux constituent une avancée d’un intérêt majeur pour tout

développement ultérieur du concept. Lin remet en cause l’idée dominante selon laquelle les

comportements individuels sont régis par un seul mode d’action. Il distingue les actions

expressives, obéissant aux principes de l’homophilie et de la recherche de la congruence, des

actions instrumentales qui conduisent à des interactions hétérophiles visant l’accès à des

positions sociales différentes.

« Une action expressive incite l’acteur à rechercher d’autres acteurs aux caractéristiques et aux modes de vie semblables pour partager approbation, sympathie, compréhension ou conseil. L’action instrumentale encourage à chercher des partenaires différents en termes d’attributs sociaux et de styles de vie, et si possible ayant davantage de ressources1. »

Les analyses en termes de réseaux suscitent néanmoins des critiques comme celle de

Harrison C. White qui dénonce la réification de la notion de réseau : réification qui se traduit

par la transformation des réseaux en « un espace cartésien » traversé par des acteurs

rationnels transformant « chaque nœud en monade »2.

Le reproche le plus pertinent qu’il adresse à la sociologie des réseaux est celui de

l’oubli de la « culture ». Plutôt que d’obéir aux diktats des normes sociales, comme dans

l’approche sursocialisante de Parsons, ces approches conçoivent l’acteur comme obéissant

aux diktats des structures sociales. L’apport majeur de White est d’avoir introduit la

linguistique dans l’analyse des réseaux : « l’action et la culture restent encore trop étrangères

aux études de réseaux […] les espaces-temps culturels devraient être induits comme des

contextes à partir de la connectivité entre signaux – à savoir du discours s’énonçant dans des

domaines multiples3. »

1 Ibid., p. 690. 2 White H. C. (1995), « Passages réticulaires, acteurs et grammaire de la domination », Revue Française de Sociologie, vol. 36, no 4, 1995, pp. 705-723, p. 719. 3 Ibid., p. 705-706.

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White est indéniablement l’un des pères de la NES et Granovetter lui attribue la

paternité de ses propres travaux sur les réseaux sociaux. L’innovation majeure du premier

réside dans le faite qu’il appréhende le réseau dans sa dimension culturelle et langagière. Le

langage est ce qui permet de relier les processus sociaux à la culture : « Non seulement le

codage des liens se fait en termes linguistiques, mais les processus que j’ai rassemblés sous le

nom de passages réticulaires sont essentiellement médiatisés par la parole et l’écriture dans

le discours1. »

Relevant de processus socioculturels, les réseaux permettent alors de passer d’un

espace social à un autre, d’un monde à un autre, comme dans un échange discursif : c’est la

notion du Zapping. Sur le lieu du travail, on parle du travail en lui-même, de politique, du

sport. Puis on revient sur un échange discursif lié au travail. En passant d’un discours à un

autre, c’est un nouvel univers qui est convoqué : le discours est fractionné en sous-ensembles

et White parle à ce sujet de « domaines ».

Les passages dans les réseaux décrivant une translation « d’une activité dans un

contexte discursif à une autre activité dans un autre contexte discursif2 », le défi principal de

la recherche structural selon White est de savoir comment représenter théoriquement ces

mouvements. La théorie qu’il défend nous importe moins que la critique qu’elle adresse aux

différentes approches « muettes » des réseaux.

White avance une définition du domaine qui fait explicitement référence à

l’« habitus » de Bourdieu ou au « monde vécu » de Habermas : le domaine est un ordre du

discours ordonné par des signaux, « qui s’accompagne de la perception d’un monde socio-

culturel distinct. […] Les domaines caractérisent les termes culturels différents dans lesquels

les réseaux sont perçus et mis en œuvre par les différents participants d’une activité

sociale3. »

C’est ainsi qu’il propose d’intégrer, dans les « passages », la dimension de

domination : dimension centrale pour la sociologie et constituant « le processus de base de ce

1 Ibid., p. 715. 2 Ibid., p. 708. 3 Ibid., p. 708.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 119

qui est spécifiquement social1 ». Il aboutit à la conclusion selon laquelle les passages

deviennent plus cruciaux à mesure que l’on remonte dans la hiérarchie des structures de

domination. Il établit ainsi une corrélation entre l’usage du langage et la domination qui

concilie le thème bourdieusien de « pouvoir symbolique » avec la théorie sociologique des

réseaux.

La manière qu’il adopte afin d’aboutir à une approche opératoire des « passages

réticulaires » n’est pas importante pour la suite de notre lecture du capital social. Ce qui est

important, c’est l’accent mis sur l’arrière-plan linguistique des liens et la remise en cause de la

représentation de l’acteur comme « monade ». White montre qu’une approche sociologique

des réseaux qui met en relation deux acteurs dans un rapport dyadique ne se suffit pas2. Plutôt

qu’une dyade, c’est une approche dialogique qu’il invoque pour rendre compte de la

dimension culturelle de l’activité. Le « soi » n’est pas une âme solitaire et White parle de la

nécessité pour les sciences sociales de transgresser ce mythe en faisant appel à la multiplicité

des « soi ». Cette spécification de l’acteur n’est pas sans rappeler les remarques de Coleman

sur l’internalisation des normes par le « soi » et son identification avec un autre « soi ».

Coleman met l’accent sur l’importance d’un retour à l’acteur smithien motivé par

l’« intérêt » personnel et traversé par la « sympathie » qui est un mode d’action alternatif. Il

pense ainsi réconcilier les processus d’indentification avec les présupposés de la théorie des

choix rationnels. En revanche, White remet en cause le modèle théorique emprunté à la

théorie des choix rationnels en raison de la stigmatisation des échanges linguistiques qu’il

engendre. L’occultation de la dimension culturelle s’accompagne alors dans ce modèle d’une

occultation du problème de la domination. Ce que nous retenons de sa critique c’est

l’importance de la dimension d’ « acte » du langage pour l’appréhension de l’action sociale

dans les réseaux. Nous avançons alors l’hypothèse selon laquelle le passage conceptuel d’une

dyade « muette » mettant en relation deux âmes solitaires à un « domaine réticulaire » faisant

appel à une représentation dialogique de l’acteur nécessite le passage philosophique du

paradigme de « la conscience » au paradigme du « langage » :

1 Ibid., p. 714. 2 « Les réseaux et les domaines […] nous permettent de rendre compte de chaînes sociales et de construits culturels qu’une analyse purement dyadique […] ne peut pas accomplir. » Ibid., p. 709.

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« L’axiome de l’âme continue à dominer beaucoup de théories en sciences sociales, en particulier la théorie économique anglo-américaine. Sa dernière recrudescence est la « théorie du choix rationnel » qui n’est que du Hobbes réchauffé et du Bentham remis à neuf. Nous pouvons reformuler en termes plus colorés le débat par lequel j’ai commencé, la personne ou l’âme contre les relations, et le considérer comme un débat entre sainteté et agence, dans la mesure où l’idée de maximisation de l’utilité dans les théories des choix rationnels n’est que sainteté à peine déguisée. Notons combien les préférences, goûts, évitement de risque et autres bagages a priori sont bien adaptés aux analyses du purgatoire et de la prédestination. Les prêtres sont toujours avec nous, mais cette fois avec la rhétorique de la « théorie » économique1. »

1 Ibid., p. 712.

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B - Quelle approche du capital social ? Intérêt et pouvoir symbolique

Coleman n’a pas pu expliquer la formation du social capital comme celle d’un

véritable « capital ». Selon lui, la création du capital social est souvent le résultat d’actions

non-intentionnelles. La non-intentionnalité implique qu’il n’y a pas eu de décision consciente

d’investir dans le capital social. Sans décision de renonciation au présent pour les bénéfices

futurs, on ne voit pas sur quoi Coleman peut bâtir sa comparaison avec les autres formes du

capital (le capital physique et le capital humain).

Le capital économique, qui est la forme la plus achevée du capital, se distingue par ses

propriétés de bien divisible, privé et aliénable. Coleman affirme que le social capital est un

bien collectif mais qui agit de façon privée sur chacun des acteurs qui en profitent :

« Bien qu’il soit une ressource ayant une valeur d’usage, [le capital social] ne peut pas être facilement échangé. Comme propriété de la structure sociale dans laquelle l’acteur est encastré, le capital social n’est pas la propriété privée d’aucun des acteurs qui en tirent des bénéfices1. »

Mais même l’investissement dans un bien collectif nécessite une décision de

renonciation au présent. Sophie Ponthieux n’a-t-elle pas raison lorsqu’elle se demande si le

capital social de Coleman ne ressemble pas plutôt à un bien naturel2 ?

L’ambivalence des niveaux d’analyse chez Coleman a surtout été permise par une

définition qui amalgame les attributs de la structure et ceux des individus et de leurs

interactions. Au lieu de créer des ponts analytiques entre le micro et le macro, cet amalgame

ne trahit-il pas une confusion entre la nature du social capital, ses effets et les mécanismes par

lesquels il intervient ?

Il serait erroné de considérer que la version bourdieusienne du capital social peut être

négligée même si les différentes conceptualisations dans la littérature anglo-saxonne

congédient l’apport du sociologue français. Comme le fait remarquer Portes, le « capital

1 « Although it is a value that has a value in use, it cannot be easily exchanged. As an attribute of the social structure in wich a person is embedded, social capital is not the private property of any of the persons who benefits from him. » Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 315. 2 Ponthieux S. (2003), « Que faire du « social capital » ? », Paris, Institut national de la statistique et des études économiques, no F0306, 2003, p. 17. Consulté le 30/07/07. Disponible sur :

http://www.insee.fr/fr/nom_def_met/methodes/doc_travail/docs_doc_travail/F0306.pdf

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 122

humain » introduit par Becker est apparenté au « capital culturel » introduit par Bourdieu,

malgré les différences majeures entre leurs approches respectives. Le débat actuel sur les

rapports du social capital au capital humain doit renouer avec les écrits de Bourdieu. C’est à

juste titre que Portes trouve « curieux » et « regrettable » que Coleman ne mentionne pas

Bourdieu alors que la thèse du premier reste intimement proche de celle du second1.

Néanmoins, la sociologie de Bourdieu occupe une place distincte, et il est difficile d’en

établir un parallèle avec les autres approches dans la mesure où son concept de capital social

est indissociable du contexte conceptuel dans lequel il a été introduit. Nous tenterons d’en

dégager les traits distinctifs qui permettent d’éclairer les faiblesses majeures du concept

anglo-américain et qui, à notre avis, peuvent l’aider à se débarrasser de certaines de ses

apories. Notamment, le capital social de Bourdieu permet d’éviter, d’une part, les écueils

d’une définition fonctionnaliste en partant de l’« intentionnalité » et, d’autre part, les

faiblesses liées à la séparation du social des autres dimensions économique, culturelle,

symbolique, linguistique…

1) Le capital culturel et le capital social de Bourdieu

L’approche de Bourdieu tente de discerner les positions qu’occupe chaque acteur dans

la hiérarchie à l’intérieur d’un champ ainsi que « sa position dans les différentes hiérarchies

par rapport auxquelles il peut se définir […] et le degré de cristallisation de ses positions

dans les différentes hiérarchies2 ». La sociologie de Bourdieu revendique ainsi un statut

« pratique » dans la mesure où elle rejette explicitement l’objectivisme des deux traditions

fonctionnaliste et structuraliste.

Notamment contre le fonctionnalisme, Bourdieu affirme à juste titre qu’il est

impossible de considérer les acteurs sociaux comme des simples « supports » [Träger] des

rapports de production matériels ou des fonctions sociales objectives. En divisant l’espace

social en plusieurs « champs », laissant paraître des stratégies d’acteurs, Bourdieu décrit les

échanges sociaux comme des « jeux ». La notion de « jeu » rend compte de la marge de

liberté dont disposent les acteurs. Elle se traduit par des situations auxquelles participent des

1 Portes A. (1998), op. cit., p. 5. 2 Bourdieu P. (1971), « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, vol. 22, 1971, pp. 49-126, p. 115.

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acteurs qui éprouvent un sentiment d’intérêt au « jeu » et qui ont le sentiment d’agir librement

(et qui, dans un certain sens, sont libres en effet).

En appréhendant le jeu des acteurs à partir des logiques inhérentes à la place qu’ils

occupent dans la sphère objective, Bourdieu espère échapper au réductionnisme des analyses

matérialistes ou fonctionnalistes car les stratégies des acteurs ne sont pas analysées comme le

produit direct d’une action mécanique dans le monde objectif mais le résultat des processus

d’intériorisation de ce dernier. Les acteurs ne sont pas les simples « jouets » des structures et

des déterminants objectifs mais ceux-ci se transforment, par leur intériorisation, en monde

subjectif. Le concept d’habitus est élaboré par Bourdieu pour expliquer cette médiation entre

la loi externe et la loi interne et pour décrire le processus dialectique de la transformation de

l’objectivité en subjectivité.

a) Le capital social de Bourdieu est un « capital »

Dès ses premiers travaux menés sur les paysans kabyles, Bourdieu tente de relier les

propriétés objectives d’un milieu à la conscience subjective, économique et temporelle, des

sujets. Dans un article qui traite de l’opposition entre l’organisation traditionnelle des Kabyles

et la rationalisation occidentale, Bourdieu fait émerger les lignes de partage « idéal-typiques »

entre « les deux mondes », moderne et traditionnel1. C’est le cas, par exemple, de l’opposition

entre la prévision et la prévoyance.

La première renvoie à un horizon de temps abstrait, « un futur immense et ouvert »,

une temporalité compatible avec la « calculabilité et la prévisibilité » que l’agent économique

moderne intègre dans ses décisions2. C’est là, par exemple, le cas de l’arbitrage économique

entre une consommation immédiate ou une épargne pour une consommation future. Mais, si

« la structure de la conscience temporelle et l’ethos corrélatif apparaissent, dans le cas de la

société capitaliste, comme le fondement de la conduite économique raisonnable3 », rien n’est

plus étranger aux sujets des sociétés traditionnelles que la notion d’un temps comme une

ressource devant être rationalisée. A la notion de prévision dans les sociétés modernes, se

1 Bourdieu P. (1963), « La société traditionnelle. Attitude à l’égard du temps et conduite économique », Sociologie du travail, no 1-63, pp. 24-44. 2 Ibid., p. 26. 3 Ibid., p. 26.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 124

substitue la prévoyance dans les sociétés traditionnelles : l’ancrage temporel dans le cas des

Kabyles renvoie à une vision qui unit le passé, le présent et le futur. Les sociétés

traditionnelles ne cherchent pas à maximiser la capacité à maîtriser le futur (maîtriser le futur

c’est vouloir se faire l’égal de Dieu), mais tentent de dominer le présent en perpétuant le passé

(normes, valeurs, savoirs transmis par les anciens…) et en prolongeant la tradition dans

l’avenir1.

La renonciation à une consommation immédiate pour un bénéfice dans l’avenir est en

effet la caractéristique première d’un « capital » et c’est là une différence essentielle entre le

capital social bourdieusien et le social capital anglo-américain. Comme le note Arrow, sans

cette décision délibérée de sacrifier le présent pour « investir » dans le futur, on ne voit pas en

quoi le social capital peut être considéré comme un « capital »2.

Pour Coleman, le social capital a toutes les propriétés d’un bien collectif même si son

rendement peut être privé3. Or, l’ancrage individuel chez Bourdieu est décisif. En outre, ce

dernier fait dépendre le comportement rationnel visant à rentabiliser les relations sociales d’un

système social spécifique qui rationalise les domaines de la vie et qui exige de la part des

acteurs un comportement adapté. La sociologie bourdieusienne tente ainsi de saisir le rapport

objectif-subjectif dans sa dialectique.

Il ressort de cette analyse deux conclusions majeures pour la sociologie

bourdieusienne : la figure de l’homo oeconomicus n’est pas une figure universelle ; le

comportement économique renvoie à des structures de la conscience économique (et

temporelle). Ainsi, quand le paysan kabyle décide de réserver une partie de l’excédent de la

récolte pour le futur, il n’agit pas dans le but d’une accumulation des richesses ce qui

signifierait alors que l’action pourrait être appréhendée comme une épargne qui vise une

consommation dans l’avenir projeté. Il prévoit plutôt l’usage de cet excédent lors des périodes

1 Ibid., p. 38-39. 2 Arrow K. J. (1998), « Observations on social capital », in. Dasgupta P. et Seageldin I. (dir.), Social Capital : A multifaceted Perspective, World Bank, Washington, pp. 3-5, p. 4. 3 Cette faiblesse sera encore plus amplifiée dans les versions « communautaires » du social capital qui localisent le concept dans les structures et qui le définissent comme propriété des sociétés et des nations.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 125

de socialisation (mariages, fêtes…) parce que « l’honneur veut qu’il en soit ainsi » : l’action

s’oriente vers un « à venir » lié au présent1.

Se dessine ainsi une première approche de ce que Bourdieu nommera ultérieurement le

capital social, terme qui renvoie aux engagements, aux dettes, aux relations d’obligation

mutuelle, etc., en bref, terme qui englobe les relations accumulées par les individus au sein

des familles et des groupes. Cependant, il faut attendre Esquisse d’une théorie de la pratique

pour voir le terme apparaître pour la première fois. Bourdieu avance alors une définition du

capital social qui se dégage de ses études ethnologiques :

« En sa définition complète, le patrimoine de la famille ou de la lignée comprend non seulement la terre et les instruments de production mais aussi la parentèle et la clientèle, la nasba, réseau d’alliance ou, plus largement, de relations, qu’il s’agit de conserver intactes et d’entretenir régulièrement, héritage d’engagements et de dettes d’honneur, capital social de relations, impliquant des droits et des devoirs, qui, accumulé au cours des générations successives, est une force d’appoint susceptible d’être mobilisée lorsque des situations extra-ordinaires viennent rompre la routine quotidienne2 ».

Dans La distinction, Bourdieu prolonge la méthode que nous venons d’évoquer,

d’autant plus qu’elle rattache des enquêtes empiriques menées en France dans les années 1970

à une analyse qui s’inspire tout autant du marxisme que de la théorie wébérienne de classes

sociales3. La théorie des champs est rattachée à l’étude des luttes qui se jouent entre des

agents appartenant au même univers ou à celles qui s’instaurent entre des agents issus de

champs différenciés. La théorie des champs est dans la continuité d’une longue tradition de

réflexions sociologiques sur la division du travail ou sur la différenciation historique des

activités ou des fonctions sociales.

La densité et le volume croissant de la population posent le problème de concurrence

et de lutte entre les individus pour la place sociale. A ces problèmes, nous avons vu que

Durkheim apporte des réponses qui peuvent paraître, au premier abord, formelles et

mécanistes : la différenciation sociale (en instaurant la solidarité organique) apparaît comme

une manière de faire baisser le taux général des frustrations et les conflits d’intérêts. Bourdieu

1 Bourdieu P. (1963), op. cit., p. 28-29. 2 Bourdieu P. (1972), Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000, 429 p., p. 363. 3 Bourdieu P. (1979), La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 2003, 670 p.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 126

reprend cette même analyse en introduisant la théorie des champs : la division de la société en

champs conduit à la multiplication des processus et des possibilités d’être reconnu

socialement. L’existence de différents champs organise des concurrences spécifiques,

différenciées. S’intéressant aux stratégies de distinction sociale à l’œuvre dans les

comportements de consommation et les pratiques culturelles, Bourdieu construit sa théorie

des goûts et des pratiques sociales en étudiant trois variables qui déterminent la place des

agents dans l’espace des positions sociales :

1) Volume de leur capital ;

2) Structure de ce « capital » ;

3) Trajectoires individuelle et familiale1.

Le volume du capital englobe ici l’« ensemble des ressources et des pouvoirs

effectivement utilisables, capital économique, capital culturel, et aussi capital social2 ». A

l’intérieur de chacune des classes sociales que Bourdieu définit par rapport au volume global

de son capital, il distingue des fractions de classe qui se différencient par des structures

patrimoniales différentes. Le « capital » auquel fait référence Bourdieu peut être

« économique » mais aussi « culturel », « social » (relationnel) ou « symbolique » (prestige

social). Les stratégies des agents dépendent d’habitus, ensemble de dispositions intériorisées

par l’intermédiaire de la socialisation (familiale, scolaire…). L’habitus joue un rôle de

médiation entre les pratiques des agents et la position de classe (en matière de consommation,

choix politique…). La théorie de Bourdieu s’assigne comme tâche de dévoiler les structures

de domination politique, économique et culturelle.

Bourdieu part dans La distinction d’une étude du capital scolaire et de la comparaison

des positions de divers individus scolairement équivalents. Son étude vise à montrer les

facteurs et les processus par lesquels des individus, tout en détenant la même quantité de

capital scolaire, peuvent valoriser différemment ce capital acquis selon les modalités du

1 « On peut construire un espace dont les trois dimensions fondamentales seraient définies par le volume du capital, la structure du capital et l’évolution dans le temps de ces deux propriétés (manifestées par la trajectoire passée et potentielle dans l’espace social). » Ibid., p. 128. 2 Ibid., p. 128.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 127

capital (culturel ou social…) hérité, ce qui rappelle à plusieurs égards le point de départ de

l’analyse de Coleman.

Cependant, l’analyse bourdieusienne du capital culturel est plus riche que celle de

l’Ecole de Chicago en terme de capital humain. Bourdieu fait remarquer que des individus,

ayant obtenu les mêmes diplômes, peuvent être néanmoins séparés du point de vue de la

prononciation, de la manière de s’habiller, du rapport à la culture… Ces compétences et

capacités qui fonctionnent comme « des droits d’entrées dans l’univers bourgeois [danse,

sports, jeux…] et qui, au travers des rencontres qu’elles assurent et du capital social qu’elles

permettent d’accumuler, sont sans doute au principe des différences ultérieures de

carrière1. »

Ainsi, en dehors du marché scolaire, « le diplôme vaut ce que vaut économiquement et

socialement son détenteur » : le rendement du capital scolaire est fonction de la position de

classe de son détenteur, donc du capital économique et social consacré à sa valorisation. Ceux

qui détiennent un stock élevé de capital hérité détiennent une meilleure connaissance pratique

des fluctuations du marché du travail et du marché des titres scolaires. Ils savent, par exemple,

quitter à temps les filières ou les carrières dévaluées pour s’orienter vers les secteurs porteurs

ou les filières d’avenir. Ses études empiriques montrent que les cadres issus de familles riches

ont plus de chance d’être affectés à des postes de direction plutôt qu’aux fonctions de

production, fabrication… (47,7 % des fils de membres de professions libérales et 38,9 % des

fils de professeurs, ingénieurs, cadres administratifs occupent des fonctions administratives et

de direction contre 25,7% de l’ensemble)2.

L’analyse de Bourdieu s’enrichit à travers les affinements qu’il introduit dans

l’analyse des espèces du capital, (opposant par exemple à l’intérieur du capital culturel des

sous-espèces comme le capital littéraire, scientifique, juridico-économique...) et les

distinctions avec lesquelles il affine l’analyse des « classes » (en opposant au sein des classes

étudiées des fractions qui adoptent des stratégies différentes). Au sein de la classe bourgeoise,

il oppose ainsi les plus riches en capital culturel (professeurs, médecins…) qui sont conduits à

investir plutôt dans l’éducation de leurs enfants, alors que les fractions plus riches en capital

1 Ibid., p. 100. 2 Ibid., p. 151.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 128

économique (commerçants, entrepreneurs…) relèguent les investissements culturels et

éducatifs au profit des investissements économiques. Les premiers, manquant d’intégration

aux réseaux de l’économie pour pouvoir y engager leur capital, visent « des consommations

propres à symboliser la possession des moyens matériels et culturels de se conformer aux

règles de l’art de vivre bourgeois et capables d’assurer par là un capital social, capital de

relations mondaines qui peuvent, le cas échéant, fournir d’utiles « appuis », capital

d’honorabilité et de respectabilité qui est souvent indispensable pour s’attirer ou s’assurer la

confiance de la bonne société et, par là, sa clientèle1 ». Mais le lieu par excellence de luttes

symboliques est la classe dominante elle-même.

b) Pourquoi le capital social de Bourdieu dérange-t-il autant ?

Contrairement au « social capital » de Coleman, l’ancrage individuel est décisif pour

le capital social de Bourdieu : le capital social est un instrument pour les individus qui y ont

accès. L’intentionnalité chez Bourdieu explique la formation du capital social comme celle

d’un vrai capital qui intervient dans les stratégies des individus qui visent à garder ou à

transformer l’équilibre des forces, en améliorant leurs positions sociales. Cet ancrage

individuel évite à Bourdieu l’ambivalence des niveaux d’analyse qui conduit chez Coleman à

une indécision sur la nature du capital social, localisé au niveau de la structure (bien collectif

ou naturel ?) mais qui agit de façon privée.

L’ancrage individuel chez Bourdieu n’empêche pas d’analyser les façons par

lesquelles l’espace social pèse sur les pratiques individuelles ou communes, et d’expliquer les

structures motivationnelles par des enjeux sociaux réels. Ainsi, chez Bourdieu, l’organisation

bureaucratique est un outil administratif efficace pour la concentration du capital social et

pour la transformation de la quantité (nombre des membres) en qualité (efficacité

organisationnelle). La formation des associations volontaires apparaît comme une stratégie

qui vise l’accumulation du capital social et qui génère une relation hiérarchique au sein des

réseaux, du moment où le capital social peut être délégué et donc représenté par les présidents

des associations2.

1 Ibid., p. 133. 2 Bourdieu P. (1980a), « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, no 31, pp. 2-3, p. 3

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 129

Là où Bourdieu utilise l’ancrage individuel dans l’explication de l’origine du capital

social, Coleman tend vers une définition qui privilégie la non-intentionnalité. Là où la théorie

du choix rationnel conduit Coleman à concevoir les situations d’interactions comme des

situations d’intérêts et la société comme l’agrégation des comportements individuels (au

moins au départ), Bourdieu conçoit la société comme une pluralité de « champs » sociaux où

les conflits conduisent à chaque moment à un équilibre dans le partage du pouvoir. En bref,

Coleman veut nier ce que le capital social de Bourdieu affirme : l’aspect conflictuel de la

société conduit à la reproduction de la domination.

Chez Bourdieu, le capital social a besoin, pour devenir efficace, de différences

objectives (entre classes, groupes…) qui peuvent se transformer en classifications

symboliques et permettre des distinctions et des reconnaissances symboliques. L’efficacité du

capital symbolique dépend des pratiques réelles de la communication. L’« échange » ne se

conçoit pas indépendamment d’un arrière-plan d’intersubjectivité. Il existe et se développe

seulement dans un rapport intersubjectif. Si le capital économique a une forme d’existence

propre à lui (l’argent), le capital symbolique n’existe que dans les yeux des autres.

L’échange selon Bourdieu ne se réduit pas à une poursuite de l’intérêt stricto sensu

mais fait intervenir un échange symbolique qui présuppose l’intersubjectivité. Les

transactions sociales orientées vers le succès dépendent étroitement d’interactions médiatisées

par des symboles : « Ces liaisons sont irréductibles aux relations objectives de proximité dans

l’espace physique (géographique) ou même dans l’espace économique et social parce

qu’elles sont fondées sur des échanges inséparablement matériels et symboliques dont

l’instauration et la perpétuation supposent la re-connaissance de cette proximité1. »

C’est dans ce même sens que, dans La distinction, le capital symbolique marque la

distinction entre les petits-bourgeois ayant accédé nouvellement à la richesse et les bourgeois

qui maîtrisent « l’art de savoir se faire servir » et qui recherchent la satisfaction dans « l’art

de dépenser sans compter ». Bourdieu estime que cet art « peut, dans le cas limite d’une

classe dont l’existence même dépend de la reproduction de son capital social, faire l’objet

d’un enseignement explicite2 ».

1 C’est nous qui soulignons. Ibid., p.2. 2 Bourdieu P. (1979), op. cit., p. 436.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 130

En analysant les distinctions symboliques, Bourdieu en vient à analyser les luttes pour

définir la culture légitime1. Ainsi le champ des pratiques de consommation et des pratiques

culturelles obéit à un mécanisme de concurrence sociale. Il en conclut que la classe dominante

tend à imposer et à légitimer ses goûts auprès de toute la société. Par exemple, les dépenses en

matière de vêtements varient au sein de la classe dominante. Ces dépenses sont plus basses

chez les professeurs (proches en cela de la petite bourgeoisie) et maximales dans les

professions libérales. Ces différences prennent place dans un ensemble plus large de

recherche d’un « style de vie » et dépendent de la valeur et de la place accordées à la vie de

relations donc au capital social. Ainsi, l’« ascétisme aristocrate » des professeurs les conduit

vers des loisirs plus austères et moins coûteux, c’est-à-dire, à rechercher des loisirs qui, tel

l’alpinisme, permettent d’obtenir la distinction au moindre coût (faire nécessité vertu). Par

contre, l’« hédonisme hygiénique » des médecins et des cadres trouve son expression dans les

sorties en bateaux, les bains en pleine mer. La pratique de ces loisirs peut donner lieu à des

profits que l’on escompte tirer de la distinction qu’elle procure « sans parler des profits

extrinsèques, tels que l’accumulation de capital social, qu’elle assure par surcroît2 ».

Opposant ainsi l’aristocratisme ascétique des professeurs aux goûts de luxe des

professions libérales, Bourdieu finit par conclure que le capital culturel est « un principe

dominé de domination ». « Les profits que produit [le] capital culturel sont au moins

partiellement appropriés par les détenteurs du pouvoir sur ce capital3 ». Si les fractions

riches en capital économique n’ont pas toujours le goût de leurs moyens, les autres

(professeurs) n’ont presque jamais les moyens de leurs goûts. « Ces derniers sont condamnés

à contester un ordre social qui ne reconnaît pas pleinement leurs mérites parce qu’il

reconnaît d’autres principes de classement que ceux du système scolaire qui les a

reconnus4 ».

1 « Les différentes fractions de la classe dominante s’affrontent pour l’imposition de la définition des enjeux et des armes légitimes des luttes sociales ou, si l’on préfère pour la définition du principe de domination légitime, capital économique, capital scolaire ou capital social, pouvoirs sociaux dont l’efficacité spécifique peut être redoublée par l’efficacité proprement symbolique, c’est-à-dire par l’autorité que donne le fait d’être reconnu, mandaté par la croyance collective. » Ibid. p. 284. 2 Ibid., p. 243. 3 Ibid., p. 348. 4 Ibid., p. 331.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 131

Si le concept bourdieusien de capital social a été longtemps méconnu dans la

littérature anglophone, c’est en partie en raison du cadre conceptuel « critique » dans lequel il

a été élaboré. D’un côté, le concept se refuse à toute interprétation en terme de théorie des

choix rationnels et se présente comme une critique de la méthode néoclassique. De l’autre, il

thématise les schémas de la « reproduction » ce qui le rend incompatible avec une lecture

« romantique » (voire exempte de domination) des rapports sociaux.

En présentant le concept comme l’outil permettant de réduire les asymétries et de

favoriser le développement économique, un ensemble de travaux sur le « social capital »

ignore tout dialogue avec le concept bourdieusien. Ce qui est plus dangereux, c’est que ces

travaux, dans leur majorité, excluent toute référence à Bourdieu. Dans leur histoire

conceptuelle du capital social, Michael Woolcock et Deepa Narayan ne mentionnent même

pas le nom de Bourdieu1. La même chose peut être dite de L’histoire de la sociologie

économique de Swedberg qui ne fait que mentionner le nom de Bourdieu, en passant, sans

indiquer ni l’antériorité ni la divergence de sa version du « capital social ».

Dans son article de référence, l’un des plus cités dans la littérature sur l’histoire du

social capital, Portes juge déplorable l’absence de référence au sociologue français. Il décrit

le travail de Bourdieu comme « le plus perfectionné théoriquement parmi tous ceux qui ont

introduit le terme dans le débat sociologique contemporain2 ». La sociologie de Bourdieu ne

reste pas moins méconnue dans les travaux anglophones. Au mieux, la définition avancée par

Bourdieu dans ses Notes Provisoires est mentionnée et assimilée à d’autres définitions qui

n’ont aucun lien avec la sociologie bourdieusienne.

A la différence du concept colemanien, le capital social de Bourdieu se localise « au

niveau des agents singuliers », qui est lui-même le niveau où se situe l’enquête statistique. Il

se définit comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la

possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées

d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un

1 Woolcock M. & D. Narayan (2000), « Social Capital: Implications for Social Theory, Reaserch, and Policy », The World Bank Reasercher Observer, vol. 15, no 2 (august 2000), pp. 225-249. 2 « This lack of visibility [in the English-speaking world] is lamentable because Bourdieu’s analysis is arguably the most theoretically refined among those that introduced the term in contemporary sociological discourse. » Portes A. (1998), op. cit., p. 3.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 132

groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes

(susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont

aussi unis par des liaisons permanentes et utiles1. » Cette définition est certes celle qui est

mentionnée par Coleman dans Foundations of Social Theory mais, détachée du contexte de la

sociologie bourdieusienne, elle n’exprime pas un contenu spécifique. Il ne s’agit pas là de

prendre la défense du « capital social » contre le « social capital ». Comme nous allons le

montrer ci-dessous, Bourdieu s’est lui-même chargé de la tâche en se prenant aussi bien aux

travaux de Granovetter qu’à ceux de Coleman.

De même que l’approche du « capital humain » développé par Becker lui apparaît

« molle et vague » comparée au concept de « capital culturel », Bourdieu va différencier son

concept de capital social de son acceptation anglo-saxonne et de l’usage contestable qu’on en

fait dans l’approche des « réseaux sociaux ». Il distingue ainsi son concept de « capital

social » de la définition colemanienne du « social capital ».

« […] le concept de capital social que j’avais forgé, dès mes premiers travaux d’ethnologie en Kabylie ou en Béarn, pour rendre compte de différences résiduelles liées, grosso modo, aux ressources qui peuvent être réunies, par procuration, à travers des réseaux de « relations » plus ou moins nombreuses et plus ou moins riches, et qui, souvent associé aujourd’hui au nom de James Coleman, responsable de son lancement sur le marché hautement protégé de la sociologie américaine, est fréquemment utilisé pour corriger, à travers l’effet des « social networks », les implications du modèle dominant2. »

En outre, il qualifie l’approche de Granovetter d’« interactionnisme méthodologique »

qui s’apparente à une tentative de sauvetage de la théorie économique dominante. Il dénonce

ainsi la faiblesse des rapports qu’elle instaure entre les « réseaux » d’encastrement du

comportement économique et les caractéristiques macrostructurelles. Selon lui, l’approche de

Granovetter est disqualifiée parce qu’elle présuppose l’autonomie des réseaux par rapport au

système social général « faisant ainsi disparaître tous les effets de structure et toutes les

relations objectives de pouvoir. ». Selon Bourdieu, cette démarche n’échappe à

l’individualisme méthodologique que pour « tomber dans la vision interactionniste qui,

1 Bourdieu P. (1980a), op. cit., p. 2. 2 Bourdieu P. (2000), Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000, 289 p., p. 12.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 133

ignorant la contrainte structurale du champ, ne veut (ou ne peut) connaître que l’effet de

l’anticipation consciente et calculée que chaque agent aurait des effets de son action sur les

autres agents […] ; ou l’effet, pensé comme « influence », que les social networks, les autres

agents ou des normes sociales exerceraient sur lui1. » Néanmoins, il est indispensable de

nuancer le verdict de Bourdieu qui, semble-t-il, touche moins l’approche de Granovetter que

celle de Coleman. Granovetter a clarifié sa position en rétorquant à Bourdieu que son

intention n’a jamais été d’instaurer une analyse des réseaux qui se situe en rupture par rapport

à une analyse du « contexte culturel et politique, historiquement déterminé ». Même s’il

s’accorde avec Bourdieu pour dire que l’approche des « social networks » dit « peu de choses

concernant les grandes circonstances historiques et macrostructurelles », Granovetter expose

par des arguments concluants les points de divergence entre son approche et celle de

l’interactionnisme méthodologique2.

Nous pensons que l’argumentation critique de Bourdieu touche plutôt le cœur de la

théorie sociale de Coleman qui, comme le souligne le premier au sujet des approches

économiques de l’Ecole de Chicago, se contente de « concepts les plus généraux de la pensée

économique la plus épurée pour analyser, en dehors de toute référence aux travaux des

historiens ou ethnologues, des réalités sociales aussi complexes que la famille, les échanges

entre les générations, la corruption ou le mariage3. » Aussi, Bourdieu renvoie dos-à-dos

l’approche de Becker et de Coleman en raison de la faiblesse de la dimension historique de

leurs analyses4. Ce point sera rediscuté dans le troisième chapitre. Il nous suffit pour le

moment de noter que la démarche de Bourdieu, « loin de mettre entre parenthèses la

multidimensionalité et la multifonctionalité des pratiques5 », se prête à l’analyse historique.

1 Ibid., p. 242. 2 Granovetter M., « Introduction pour le lecteur français », in. Granovetter M. (2000), p. 36-37. 3 Bourdieu P. (2000), op. cit., p. 13. 4 « […] les partisans de la Théorie de l’action rationnelle (dont quelques économistes, comme Gary Becker) et de l’individualisme méthodologique (comme James Coleman, Jon Elster et leurs épigones français) auront sans doute rendu un service éminent à la recherche : leur ultra-rationalisme étroitement intellectualiste (ou intellectualo-centrique) contredit directement, par son excès même et son indifférence à l’expérience, les conquêtes les mieux assurées des sciences historiques des pratiques humaines. » Ibid., p. 266. 5 Ibid., p. 13.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 134

« S’il ne s’agit pas de nier l’efficacité économique des réseaux (ou, mieux, du capital social) dans le fonctionnement du champ économique, il reste que les pratiques économiques des agents, et la puissance même de leurs « réseaux » dont prend acte une notion rigoureusement définie du capital social, dépendent avant tout de la position que ces agents occupent dans les microcosmes structurés que sont les champs économiques1. »

2) Interactions médiatisées par l’« intérêt » ou par des « symboles » ?

La théorie de la société de Bourdieu entrecroise deux perspectives permettant de saisir

les pratiques sociales : une théorie des rapports sociaux (qui tient d’un héritage marxiste)

articulée à un héritage wébérien. Il construit une théorie de l’action qui met en relief l’arrière-

plan intéressé de l’activité sociale et certaines critiques récusent cette démarche pour une

simple raison : au lieu de surmonter les défaillances de l’utilitarisme, Bourdieu l’étend sur

tous les domaines de la société2. Dans sa « Critique de la raison utilitariste », Alain Caillé

précise que Crozier, Bourdieu et Boudon succombent à l’axiomatique de l’intérêt. L’objet du

programme critique du MAUSS vise alors à réaffirmer l’irréductibilité du lien social au jeu

des intérêts économiques (voire au jeu des intérêts en général) 3.

De ce point de vue, l’œuvre de Bourdieu doit être dépassée au même titre que

l’utilitarisme puisqu’elle se présente comme « le développement d’une intuition

fondamentale, celle que l’ensemble de la pratique sociale se réduit au jeu, plus ou moins

médiatisé et plus ou moins masqué, des intérêts matériels4 ». Selon Caillé, la sociologie de

Bourdieu n’a pas échappé à l’économisme commun à presque tous les marxismes, vulgaires

ou non. Elle participe dans ce sens à cette anthropologie utilitariste selon laquelle la logique

des intérêts constitue l’ultima ratio de l’existence sociale.

1 Ibid., p. 242-243. 2 « Bourdieu révèle les modes de conversion du capital économique en capital symbolique, culturel et social tout en montrant que ces conversions suivent toujours une logique de l’intérêt, expressive d’une position déterminée dans le champ économique. Si bien que le désintéressement apparent d’un investissement symbolique se révèle en dernière analyse « intéressant ». »

Lévesque B., Bourque G. L., Forgues E. (2001), La nouvelle sociologie économique : originalité et diversité des approches, Paris, Desclée de Brouwer, 268 p., p. 34. 3 Caillé A. (1989), Critique de la raison utilitariste, manifeste du MAUSS, Paris, La Découverte, 2003, 174 p. 4 Caillé A. (1994), Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Paris, La Découverte, 2005, 348 p., p. 56.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 135

« Rien, ni en droit ni en fait, dans la pratique des acteurs sociaux, n’échappe à la logique de l’intérêt. L’analyste [Bourdieu], au contraire, se fait fort de montrer comment les gestes les plus splendides, les vocations les plus désintéressées, l’esthétisme le plus formel ou les comportements les plus altruistes ne sont qu’autant de manières de valoriser le capital initial1. »

Néanmoins, nous avons marqué une première différence entre les approches de

Coleman et de Bourdieu en soulignant que celle du sociologue français ne réduit pas

l’ensemble des interactions à des situations d’intérêts au sens strict du terme. Nous soutenons

ci-dessous que la critique de Caillé contient un moment de vérité. Mais l’approche

bourdieusienne ne réduit pas l’ensemble des pratiques sociales au jeu de l’intérêt matériel.

Mieux encore, en la confrontant à la théorie de l’action mise en avant par Coleman, elle

permet de dévoiler le danger des « interprétations rationalistes illégitimes » inhérent à la

théorie de l’action rationnelle. De ce point de vue, la sociologie colemanienne met en place

« une pratique généralisée de l’économie » là où la sociologie bourdieusienne avance une

« économie généralisée des pratiques »2.

a) MAUSS vs. Bourdieu : quel médium pour l’échange ?

Le MAUSS présente la critique la plus radicale de la sociologie de Bourdieu. Aussi,

Caillé accuse Bourdieu d’avoir tenté d’« universaliser » l’approche économique, l’étendre au-

delà de ses limites jusqu’à ce qu’elle inclut tous les domaines de la vie sociale. Au lieu de

penser l’économie comme un sous-ensemble de la société, Bourdieu aurait donc pensé le

rapport social comme une modalité élargie du rapport économique, la société devenant un

grand marché régi par les intérêts des acteurs.

Nombreuses sont les citations auxquelles se réfère Caillé pour dénoncer l’économisme

et le scientisme de la sociologie bourdieusienne. Cependant, Bourdieu prend soin de souligner

le caractère particulier de l’intérêt, qui n’est jamais désincarné du social. Les intérêts

masquent une domination et l’analyse de Bourdieu tente de dévoiler les enjeux de l’« intérêt »

dans une visée critique envers une « fausse conscience » qui rappelle la « critique de

l’idéologie » chez Marx. Pour cela, il peut paraître superflu d’accuser cette explicitation

1 Ibid., p. 68. 2 Wacquant L. J. D. & Calhoun C. J. (1989), « Intérêt, rationalité et culture : A propos d’un récent débat sur la théorie de l’action », Actes de la recherche en sciences sociales, no 78, pp. 41-60, p. 54.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 136

théorique-pratique d’une « tentative d’évacuer le social » comme le fait le programme du

MAUSS. Caillé ne va-t-il pas loin dans sa surenchère lorsqu’il réduit l’œuvre de Bourdieu à

rien d’autre qu’un marxisme vulgaire ? Bourdieu ne s’efforce-t-il pas de souligner, à chaque

fois, l’irréductibilité des divers ordres de la pratique sociale à l’ordre économique stricto

sensu ?

Caillé tente de soustraire l’analyse sociologique à la prédominance du paradigme de

l’intérêt et c’est sur cette base qu’il s’attaque à la construction sociologique de Bourdieu.

Dans un sens, nous pouvons être en accord avec sa critique, comme lorsqu’il affirme que la

théorie bourdieusienne et la théorie marxiste sont partagées entre, d’une part, un penchant

critique qui vise la transformation des rapports sociaux et, d’autre part, un penchant

objectiviste qui tente de donner à la critique une rigueur et des fondements scientifiques

calqués sur le modèle des sciences exactes. Mais, par ailleurs, il est plus difficile de suivre

Caillé dans son interprétation approximative de l’œuvre de Bourdieu.

Il commence dans un premier temps par affirmer que « le marxisme de Bourdieu est

distingué en ceci qu’il prend au sérieux la question classique de l’autonomie des

superstructures et de leur efficace1 ». Mais, en fin d’analyse, Caillé conclut que cette

autonomie était superflue, voire illusoire : « L’autonomie des champs et des jeux est donc

largement illusoire. Paradoxalement, c’est en étant le plus réellement autonomes qu’ils sont

le moins et qu’ils contribuent le plus efficacement à la reproduction de la structure de

domination globale2. » Pour atteindre ses fins (critique du paradigme de l’intérêt), Caillé est

enclin à réduire la sociologie de Bourdieu à rien d’autre qu’une théorie déterministe

(néomarxiste) de l’exploitation. « La sociologie de Bourdieu n’est qu’un développement du

matérialisme historique3 » conclut-il.

De même, nous ne pouvons pas suivre ses généralisations hâtives qui voilent souvent

la richesse de l’œuvre de Bourdieu. Caillé accuse les recherches de Bourdieu sur la mobilité

sociale d’être orientées vers le seul but de démontrer que « l’ascension sociale est

impossible » :

1 Caillé A. (1994), op. cit., p. 106. 2 Ibid., p. 113. 3 Ibid., p. 93.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 137

« Toute sa sociologie ne vise en effet à rien d’autre qu’à convaincre du fait que s’il peut exister éventuellement une mobilité sociale ascendante empirique, celle-ci serait au fond irréelle et illusoire car l’ensemble de la mécanique sociale fonctionne de manière à s’assurer sa reproduction et donc la reproduction de ses inégalités constitutives1. »

Or, Bourdieu identifie plusieurs mécanismes par lesquels l’ascension sociale se réalise

concrètement. Nombreuses sont ses allusions à la substitution de la famille restreinte à la

famille nombreuse ou à la scolarisation des enfants comme stratégies d’ascension sociale. Ces

stratégies ne se révèlent pas illusoires mais conduisent à des mécanismes de dévaluation et de

rattrapage, une dialectique2.

Caillé s’efforce de montrer l’unidimensionnalité du système de Bourdieu en

s’attaquant à son schéma de reconversion des capitaux. Ce dernier, nous dit Caillé, ne montre

rien d’autre que la prééminence du capital économique, « les autres formes de capital n’en

sont que des transformations et c’est lui qui constitue l’enjeu ultime quoique caché3 ». Certes,

Bourdieu décrit le capital culturel comme un « principe dominé » par la logique du capital

économique. Mais il introduit un schéma de reconversion entre les capitaux qui, étant

suffisamment diversifié et affiné, est loin d’être un « système unique de goût, de préférence »

ou un système « de légitimation de ces goûts et préférences4 » comme le stipule Caillé.

Selon Caillé, le principe de domination légitime dont parle Bourdieu ne fait que

« procéder du seul capital économique tout le jeu des conversions. En faisant du capital

matériel ou monétaire à la fois le début, la fin et le moyen du procès d’ensemble5 ». Certes,

les autres formes de capitaux sont convertibles en capital économique, mais les mécanismes

de conversion ne se prêtent pas à cette réduction. Selon Portes, chacun des mécanismes

1 Ibid., p. 130. 2 « La transformation de la distribution des postes entre les détenteurs de titres qui résulte automatiquement de l’accroissement du nombre de titulaires fait qu’à chaque moment une partie des détenteurs des titres – et d’abord sans doute ceux qui sont les plus démunis des moyens hérités de faire valoir les titres – est victime de la dévaluation. Les stratégies par lesquelles les victimes luttent (à court terme au cours de leur carrière ; à long terme à travers la socialisation des enfants) contre cette dévaluation sont un des facteurs déterminants de l’accroissement des titres distribués qui contribue lui-même à la dévaluation. La dialectique de la dévaluation et du rattrapage tend ainsi à se nourrir elle-même ». Bourdieu P. (1979), op. cit., p. 151. 3 Caillé A. (1994), op. cit., p. 91. 4 Ibid., p. 136. 5 Ibid., p. 89.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 138

permettant la conversion d’une forme de capital dans une autre possède sa propre dynamique

dans la sociologie bourdieusienne1.

Il semble que le capital symbolique joue chez Bourdieu un rôle « pour soi » et qu’il

n’est pas seulement un « moyen » d’accumulation du capital économique. Dans l’Esquisse,

Bourdieu affirmait déjà que, dans la société paysanne, « un capital symbolique qui, comme le

prestige et le renom attachés à une famille et à un nom, se reconvertit aisément en capital

économique constitue peut-être la forme la plus précieuse d’accumulation dans une société2 ».

Il précise même que cette accumulation de capital symbolique peut devenir la seule forme

légitime d’accumulation et, dans la mesure où elle « ne peut se faire qu’au détriment de

l’accumulation de capital économique », tend à freiner la concentration du capital matériel3.

Ainsi, dans la mesure où la sociologie de Bourdieu fait intervenir un échange de biens

indissociablement matériels et symboliques, nous pouvons affirmer que le concept de capital

social bourdieusien échappe à l’économisme du concept colemanien. Certes, dans les deux

théories l’interaction sociale s’oriente par rapport à l’intérêt, mais la sociologie de Bourdieu

est entièrement opposée à une définition restreinte de l’intérêt économique (lui-même le

produit du développement historique du capitalisme).

Caillé réinterprète univoquement cette séparation lorsqu’il mentionne que le capital

économique joue dans la théorie de Bourdieu le rôle de la régulation ultime de toutes les

conversions qui, « reconduisant au point de départ, n’est rien d’autre qu’une conversion de

capital matériel en capital symbolique lui-même reconvertible en capital matériel4 ».

Néanmoins, la critique de Caillé contient un moment justifié. Cette critique se présente

comme une tentative de penser, dans un même mouvement réflexif, l’action sociale et les

liens sociaux, en s’opposant à la réduction utilitariste en sciences sociales (réduction que

Bourdieu n’a pas entièrement évacuée de ses analyses). Même si Bourdieu rejette l’idée selon

laquelle les acteurs sont les simples supports des rapports de production ou des fonctions

sociales objectives (déterminisme social fort), il présente une analyse qui ne tient en compte

1 Portes A. (1998), op. cit., p. 4. 2 Bourdieu P. (1972), op. cit., p. 367-368. 3 Ibid., pp. 368-371. 4 Caillé A. (1994), op. cit., p. 89.

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que des « situations d’intérêts » au sens de Habermas1 : l’agir est jugé en fonction de son

succès ou de son échec et ne se prête pas à des situations de recherche d’« entente » normative

sur l’action. Même si elle fait intervenir conjointement les intérêts matériels et les intérêts

symboliques, l’interaction sociale dans l’œuvre de Bourdieu reste aliénée aux stratégies des

acteurs et ne peut pas s’étendre à des situations de coordination de l’action orientée vers la

compréhension intersubjective.

Comme le fait également remarquer Bernard Lahire, une analyse « comme celle de

Bourdieu ne manque pas d’intérêt, mais laisse échapper, de toute évidence, une dimension

centrale de son objet ». A force d’insister sur le « ça se reproduit », la sociologie de Bourdieu

a fini par négliger le « ce qui se reproduit » et le « comment »2. Même les liens sociaux les

plus intimes sont conçus comme des formes intéressées de nouer des contacts. Sa théorie des

champs de la pratique sociale ne laisse pas de place aux enjeux réels par lesquels les individus

visent des accords normatifs sur l’action collective (en re-normalisant leur environnement)

ou recherchent une reconnaissance sociale pour leur personne. Caillé souligne à juste titre que

« le sujet bourdieusien est sans désir (et sans plaisir non plus), sans ossature éthique, et

dépourvu de toute visée émancipatrice. Que Bourdieu parle de champ, de marché ou de jeu,

il est clair que ceux-ci sont à ses yeux dénués de tout enjeu intrinsèque et que l’intérêt que

peuvent éprouver les sujets à y occuper un rôle est de l’ordre de l’illusio3 ».

Le mérite du MAUSS est d’avoir mis en avant l’idée selon laquelle la sociologie ne

suffit pas à aborder l’objet économique encastré dans le social. Le MAUSS met en garde

contre les dangers d’une sociologie qui réduit l’interaction à une forme intéressée de créer des

liens. Sur le plan épistémologique, le mouvement s’ouvre sur une perspective qui permet

1 Voir notre « première considération intermédiaire ». 2 « Ces recherches sur les champs littéraire, juridique, scientifique, scolaire… ne permettent jamais de répondre à des questions du type : Qu’est-ce que la littérature ? Qu’est-ce que le droit ? Qu’est-ce que la science ? Qu’est-ce que l’école ? Questions trop anthropologiques (au sens philosophique du terme) ? Interrogations typiquement essentialistes ou substantialistes et donc illégitimes par la sociologie ? Certainement pas. De la même façon, la théorie des champs ne permet pas de penser la spécificité de telle production littéraire, de telle forme de droit, de telle pratique scientifique ou de telle variante de la forme scolaire et de ses pratiques. »

Lahire B. (dir.) (1999), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et critiques, Paris, La Découverte, 257 p., p. 41. 3 C’est nous qui soulignons. Caillé A. (1994), op. cit., p. 177-178.

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d’expliquer les phénomènes les plus économiques en les rapportant à leurs fondements

sociaux, politiques, culturels etc. Aussi, l’analyse doit intégrer plusieurs disciplines.

b) Sortir les sciences sociales du paradigme de l’intérêt

Doutant de la pertinence d’une discipline autonome en sociologie économique qui ne

prend pas en compte les avancées en anthropologie et en histoire, Caillé prône une

interdisciplinarité plus large. Il regroupe plusieurs appartenances disciplinaires dont

l’économie, la sociologie, l’ethnologie, l’histoire… Il propose une discipline généraliste qui

serait en son fond a-disciplinaire. Plutôt que la philosophie politique, la discipline qui semble

être le modèle est « la sociologie telle que la concevaient Durkheim et Mauss, à moins qu’il

ne s’agisse de l’économie politique telle que l’entendait Weber1». Sa critique nous permettra

de mettre au point un bilan du projet pluridisciplinaire qui s’accomplit avec la New Economic

Sociology.

Nous constatons que la NES intègre ses recherches dans le cadre de la théorie

économique au prix d’une restriction de son champ d’étude. Alors qu’elle découpe un objet

d’étude plus large que l’économie néoclassique, la NES élabore ses concepts avec la même

perspective de « simplification » et d’« objectivisme ». Par rapport à la sociologie

économique classique2 elle simplifie les hypothèses de l’analyse et écarte l’histoire

économique.

Désirant inclure les divers courants sociologiques qui s’intéressent à la vie

économique, Swedberg définit la sociologie économique comme « l’ensemble des théories

qui s’efforcent d’expliquer les phénomènes économiques à partir d’éléments sociologiques3 ».

Cette définition, suffisamment large pour intégrer les divers courants sociologiques, laisse de

1 Caillé A. (1993), La démission des clercs, la crise des sciences sociales et l’oubli du politique, Paris, La Découverte, p. 70. 2 En effet, Lévesque, Bourque et Forgues affirment que « les phénomènes économiques typiques […] ne représentent que des cas particuliers d’un système social plus complexe où existent de multiples logiques d’action. Dans cette optique, le champ de la sociologie économique est plus restreint que celui de la socio-économie dans la mesure où il limite ses études aux catégories sociologiques de la vie économique. Il porte sur l’action économique, ses relations et ses processus à l’intérieur de ses arrangements institutionnels. »

Lévesque B., Bourque G. L., Forgues E. (2001), op. cit., p. 7. 3 Swedberg R. (1994), op. cit., p. 35.

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côté les approches teintées d’économisme comme celles de Becker (qui analyse des situations

ou des phénomènes non économiques à partir d’éléments économiques). Cependant, ce

découpage disciplinaire ne va pas sans problème.

Nous avons déjà mentionné les réserves émises par Caillé envers le développement

d’une discipline autonome en sociologie économique, séparée des autres champs tels que

l’histoire, de l’anthropologie ou de la philosophie. Dans sa préface à Une histoire de la

sociologie économique de Swedberg, Caillé interpelle directement les fondements de la NES,

dont l’apport réside moins dans une critique des postulats de la théorie économique que dans

une démarche visant à étudier les facteurs sociaux indispensables au calcul, à la « confiance »

et à la coordination marchande. Dans les travaux de Granovetter, une autre explication des

activités économiques est certes proposée mais le reste des travaux de la NES se rattache à la

rigueur mathématique qui exclut toute référence à l’histoire du groupe ou de la communauté.

Les faiblesses des fondements philosophiques et de l’ancrage historique de l’analyse sont

compensées par le formalisme des méthodes d’enquêtes et des outils de calculs. Tout en

remettant en cause la séparation de l’économie et de la sociologie, la NES témoignent par ses

limites de la nécessité d’un programme d’interdisciplinarité plus large.

Sur le thème des frontières disciplinaires de la sociologie économique contemporaine,

Swedberg apporte une réflexion intéressante concernant les territoires particuliers des

différentes disciplines1. Il considère que la notion de socio-économie chez Schumpeter

correspond au champ le plus large et converge avec la définition que Weber donnait du

concept de « science de l’économie sociale » [Sozialökonomische Wissenschaft]. Pour Weber,

ce terme inclut différentes approches de l’économie, à savoir la théorie économique

proprement dite, l’histoire économique et la sociologie économique [Wirtschaftssoziologie],

alors que l’économique (ou les sciences économiques) correspond au champ le plus restreint.

La sociologie économique [Wirtschaftssoziologie] serait donc pour Weber une

sociologie interprétative de l’économie alors que l’économie sociale [Sozialokönomie]

mettrait à profit aussi bien la théorie économique que la sociologie économique et l’histoire

1 Pour un développement de ce thème : Zafirovski M. et B. B. Levine (1997), « Economic sociology reformulated : the interface between economics and sociology, American Journal of Economics and sociology, vol. 56, n° 3, pp. 265-286.

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économique1. Swedberg propose ce même découpage des champs disciplinaires mais opte

pour une sociologie économique au sens wébérien restreint , celui de la

Wirtschaftssoziologie, c’est-à-dire au sens d’une étude sociologique de l’objet économique2.

En effet, Swedberg plaide pour une discipline sociologique autonome consacrée à l’étude des

faits économiques et c’est sur ce point que nous nous éloignons de sa lecture.

« Comme Weber, nous pensons qu’une « économie sociale » (Socialökonomie), qui engloberait non seulement la théorie économique et la sociologie économique, mais également l’histoire économique est un objectif qu’il faut s’efforcer d’atteindre finalement. Mais avant qu’une science comme celle-là puisse se développer, il faut que la sociologie économique apprenne à se tenir sur ses pieds3. »

Nous pouvons s’accorder avec son histoire conceptuelle lorsqu’il remet en cause la

séparation des champs disciplinaires entre l’économie et la sociologie et, dans ce sens, sa

lecture de l’histoire de la sociologie économique a le mérite de remettre en cause l’isolement

de la théorie économique néoclassique :

« S’il fut un temps où économistes et sociologues possédaient chacun leur propre domaine de réflexion et leurs propres méthodes, ce temps est aujourd’hui révolu. Nous traversons actuellement une époque de chaos et de créativité dans laquelle personne ne sait exactement où se situe la frontière qui sépare ces deux disciplines.

[…] Il ne fait pas de doute qu’il faut renoncer à l’idée selon laquelle certains sujets seraient une « propriété » de la sociologie, et d’autres, celle de l’économie4. »

1 La science de l’économie sociale [Sozialökonomische Wissenschaft] recouvre les domaines des « événements économiques » (institutions économiques), des phénomènes « qui interviennent dans l’économie » (phénomènes non économiques ayant des répercussions économiques) et des phénomènes « qui dépendent de l’économie » (dépendent de facteurs économiques). Il précise également la méthode à suivre : commencer par les « aspects générales » du phénomène économique ; passer à l’étude des « faits historiques concrets » ; finir par la « signification culturelle » du phénomène. Aussi, la théorie économique, l’histoire économique et la sociologie s’entrecroisent dans la science de l’économie sociale. C’est la voie qu’emprunte Weber dans ses analyses des phénomènes économiques.

Swedberg R. (1994), op. cit., p. 67-68. 2 Ibid., p. 58. 3 C’est nous qui soulignons : Swedberg R. (1987), « Economic Sociology: Past and Present », Current Sociology, vol. 35, no 1, Londres, International Sociological Association, Sage Publications, p. 151 (Traduction de Godneff N.). 4 Swedberg R. (1994), op. cit., p. 213-214.

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Mais notre lecture de l’histoire conceptuelle du capital social est opposée à la sienne

lorsqu’il esquisse une histoire de la sociologie économique dans l’objectif de défendre sa

spécificité1. La reconstruction de l’objet de l’étude s’opère alors uniquement à travers une

confrontation des deux disciplines sociologique et économique, négligeant du même coup les

autres dimensions de l’activité : politique, subjective, ou moralo-pratique. En d’autres termes,

Swedberg privilégie la sociologie économique qui n’est qu’un sous-champ de la théorie

wébérienne au lieu de prôner un retour à l’économie sociale qui embrasse un point de vue

plus large sur son objet2. Ce faisant, l’analyse sociologique se coupe de la dimension

historique car, pour Weber, la Sozialokönomik intègre, comme chez Durkheim et Schumpeter,

« non seulement l’ensemble des données socio-économiques, mais l’étude de leurs relations,

l’histoire de leur dynamique ainsi que toute autre perspective disciplinaire à même d’en

donner une interprétation3 ». Dans sa préface à un ouvrage collectif dédié au capital social,

Caillé pose au concept une question centrale concernant sa construction et son évolution :

faut-il en développer une interprétation utilitariste ou anti-utilitariste4 ? Répondre à une telle

question nécessite d’abord une redéfinition du cadre disciplinaire dans lequel nous plaçons le

concept. Car, l’une des contradictions inhérentes à sa conceptualisation anglo-américaine

actuelle est celle de l’impossibilité de sortir du cadre de l’action instrumentale sans pour

autant remettre en cause la nature « capital » du capital social. En revanche, tant que l’action

est appréhendée sous l’angle de l’instrumentalité, on ne voit pas en quoi le capital social est

vraiment « social ». Il faut donc trouver au problème de la conceptualisation du capital social

une réponse qui permet de :

1) Dépasser la terminologie réductionniste qui condense l’interaction sous forme de

« capital ».

2) Sortir du cadre de l’action instrumentale-stratégique en s’appuyant sur une

rationalité « sociale » de l’agir.

1 « […] la sociologie économique définit une perspective théorique originale et féconde. Nous nous efforcerons de le montrer tout au long de cet ouvrage. » Swedberg R. (1994), op. cit., p. 29. 2 La tentative de Schumpeter de retourner à l’ « économie sociale » de Weber semble être plus intéressante. 3 Lévesque B., Bourque G. L., Forgues E. (2001), op. cit., p. 26-27. 4 Bevort A. et Lallement M. (dir.) (2006), Le capital social. Performance, équité et réciprocité, Paris, Collection Recherches, La Découverte/MAUSS, 322 p., p. 13.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 144

Seconde considération intermédiaire : Quel bilan de la NES ? Élargir la définition de

l’activité

C’est à partir de l’hypothèse d’atomicité que l’économie néoclassique pose son objet

d’étude comme un sous-système autonome et détaché de la société. C’est à travers la

réduction des orientations de l’action qu’elle réduit le problème de « rationalité » aux seules

questions d’équilibre économique et de choix rationnel et conclut à l’hypothèse

d’autorégulation du marché. Or, si l’on détache l’analyse du comportement économique de

son cadre historico-social, on perd de vue le lien effectif existant entre les actions

institutionnalisées des sujets économiques. C’est sur quoi Henry Bartoli met l’accent lorsqu’il

propose de « situer l’économie au cœur même de l’histoire et voir en elle un complexe

indissolublement uni à toute l’ambiance physico-sociale, et en l’économie politique une

discipline scientifique indissociable de la politique et, au-delà, de l’éthique, dont les

catégories ne pouvaient être qu’historiques1 ».

S’occupant de la pratique quotidienne, la sociologie doit prendre en compte toutes les

orientations de l’action. Pour cela, la sociologie dans ses concepts fondamentaux est parmi les

sciences sociales celle qui se rattache le mieux à la problématique de la rationalité, dans la

mesure où elle maintient le rapport aux problèmes de la société globale. Différentes approches

sociologiques classiques proposent des cadres d’analyse alternatifs au cadre néoclassique, en

soulignant l’encastrement institutionnel du comportement économique2, sans pour autant

réussir à trouver les alliés nécessaires à l’intérieur du champ disciplinaire de l’économie.

Mais, depuis les années 1960, les enseignements du rationalisme ne valent plus de façon

incontestable, ni dans les sociétés occidentales, ni dans leurs sciences.

1 Bartoli H. (2003), « Le travail aux sources de la pluridisciplinarité et de la multidisciplinarité », in. Di Ruzza R. & Gianfaldoni P. (dir.) (2003), Les économistes et les tâches du présent : analyse du travail et dialogue des savoirs, Toulouse, Octarès, pp. 43-57, p. 44-45. 2 Pour la sociologie classique, en absence de contraintes réglementaires les individus peuvent à tout moment remettre en cause un accord. Sans un ordre social préétabli, les vertus de la division du travail

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 145

Il est important de rappeler que notre critique de la posture scientiste de l’économie

néoclassique a porté essentiellement sur deux hypothèses posées de façon idéaliste en dehors

du cadre expérimental de la discipline : l’hypothèse d’atomicité des agents et l’hypothèse

d’autorégulation de la sphère économique. Une fois l’hypothèse de l’isolement de l’activité

écartée, la nécessité d’un dialogue entre les disciplines est établie.

Réduisant les motivations au seul intérêt économique, les néoclassiques réduisent les

problèmes de rationalité à des questions qui ne mettent en jeu que des situations d’intérêts

individuels. Or, les événements économiques ne sont pas que des situations d’intérêts et ne

sont pas restreints à des contraintes uniquement économiques. Ces situations interpellent

nécessairement des « réseaux » d’interactions dans lesquels interviennent un certain nombre

de contraintes d’une tout autre nature (contraintes politiques, sociales ou morales…).

Appréhender l’activité économique à travers les contraintes culturelles, sociales ou politiques

qui pèsent sur elle doit faire éclater le cadre restreint de l’activité instrumentale-stratégique.

Reconnaissant « la multidimensionnalité des variables économiques (au premier rang

desquelles le travail) », H. Bartoli conclut que « tout ensemble économique (ville, région,

nation, groupe de nation) nous apparaît fait de comportements d’acteurs au sein de réseaux

complexes des structures économiques et sociales1 ». Prendre conscience de cette

multidimensionnalité des catégories et des phénomènes économiques pose alors de nouveaux

défis à la connaissance car, désormais, une démarche pluridisciplinaire doit être confrontée à

un univers socioéconomique plus « complexe » que ne le laisse croire la NES. Dès lors que le

« capital » est reconnu dans sa multidimensionnalité, se pose en effet le problème de sa

conceptualisation et se vérifie l’exigence d’une démarche pluriconceptuelle qui traite ses

objets, avant tout, dans leur historicité. Définissant le capital relationnel par « l’ensemble des

liens inter-personnels plus ou moins institutionnalisés », H. Bartoli parle d’un capital qui est

multidimensionnel, inséparable du juridique, du culturel, voire de l’histoire, et que l’on peut

traiter et interpréter dans sa « transformabilité » comme un « fonds-flux » : « L’on peut aussi

préciser dans quel environnement (juridique, sociologique, politique culturel) interviennent

seraient loin de se réaliser. L’échange marchand selon Durkheim nécessite au préalable le respect des droits de propriété, une culture juridique du contrat et la liberté de l’échange. 1 Bartoli H. (2003), op. cit., p. 52.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 146

les opérations qui le concernent, et s’interroger sur la permanence et les changements de

sens de la notion selon les systèmes économiques historiques1. »

Face à des catégories qui relèvent tout autant de structures sociales, d’interactions

entre acteurs au sein des structures, que d’acteurs considérés chacun dans sa spécificité et sa

subjectivité, la connaissance est confrontée aux limites du savoir empirique, à l’impossibilité

d’une formulation de lois immuables et surtout à l’absurdité d’un savoir absolu. L’économiste

(ou le sociologue) est loin de pouvoir relever le défi de la complexité du réel lorsqu’il se

réfugie « dans la citadelle d’une pseudo-science, mathématisée à outrance, ce qui lui interdit

de comprendre que des banalités dites avec rigueur ne cessent pas pour autant d’être des

banalités, et dogmatisée par les exclusivités qu’elle lance à l’encontre d’autres points de vue

plus hétérodoxes2. » Sans vouloir retomber dans un relativisme classique, cette « complexité »

ouvre le débat épistémologique sur le doute, l’incertitude et la contingence de notre savoir :

condamnée à une pensée qui a conscience de son « incomplétude », comment une approche

pluriconceptuelle peut-elle penser des situations multidimensionnelles sans qu’aucun objet ou

aucune dimension ne soit isolé ?

La notion de « complexité » à laquelle nous nous référons est celle d’Edgar Morin qui,

en l’opposant à la complétude, affirme : « Dans un sens, je dirais que l’aspiration à la

complexité porte en elle l’aspiration à la complétude, puisqu’on sait que tout est solidaire et

que tout est multidimensionnel. Mais, dans un autre sens, la conscience de la complexité nous

fait comprendre que nous ne pourrons jamais échapper à l’incertitude et que nous ne

pourrons jamais avoir un savoir total : « la totalité, c’est la non-vérité »3. »

Alors que l’activité socio-économique gagne en complexité, nous constatons que,

paradoxalement, si la Nouvelle sociologie économique a réussi à intégrer ses recherches dans

le cadre de la théorie économique cela s’effectue, dans la majorité des cas, au prix d’une

restriction du champ d’étude4. La catégorie économique que la NES met au centre de son

1 Ibid., p. 51. 2 Di Ruzza R. & Gianfaldoni (dir.) (2003), op. cit., p. 14. 3 C’est nous qui soulignons: Morin E. (1990), Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005, 158 p., p.93. 4 En effet, Lévesque et al. affirment que « les phénomènes économiques typiques […] ne représentent que des cas particuliers d’un système social plus complexe où existent de multiples logiques d’action.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 147

analyse, pour en souligner l’encastrement, est évidemment le marché du travail. La

conceptualisation du travail, dans les travaux de la NES comme dans le courant néoclassique,

illustre le glissement de l’analyse vers des modèles simplistes d’offre et de demande. La

notion « d’emploi », entendue comme travail rémunéré, se substitue au travail comme

expérience de dimensions non réglées du monde ; l’expérience du travail se réduit, dans ces

modèles, à une activité d’échange réglée par le niveau de salaire supposé égal à la

productivité marginale du travail. Nous reviendrons plus en détail sur ce point mais pour le

moment il suffit de mentionner, après Di Ruzza, « l’absence frappante et paradoxale

d’analyse du travail parmi trois ensembles d’économistes qui pourtant devraient

indéniablement avoir le travail dans leur domaine d’investigation : les spécialistes de la

théorie de la production, les spécialistes de l’économie du travail et les spécialistes de

l’économie industrielle1. »

Même si la sociologie économique contemporaine découpe un objet d’étude plus large

que l’économie néoclassique, elle est tout de même élaborée avec la même perspective de

« simplification » et « d’objectivation » : par rapport à la sociologie économique classique,

elle gagne en « scientificité » en découpant un domaine d’action plus restreint et plus

« simple ». Nous voulons affirmer par là que cette appréhension de la réalité économique ne

répond pas au défi de la complexité que décrit Morin dans ces termes : pouvoir « concevoir la

complexité de la réalité anthropo-sociale, dans sa micro-dimension (l’être individuel) et dans

sa macro-dimension (l’ensemble planétaire de l’humanité)2 ».

L’évolution du travail induite par les nouvelles technologies nées des révolutions

informatique et communicationnelle nous pousse à replacer le travail dans la perspective

originelle de l’Economie Politique et à re-traiter le problème de l’activité du travail sous un

angle plus élargi, celui de l’encastrement de l’économique dans une structure sociale en

mouvement continu. Actuellement, les transformations (d’ordre culturel, sociologique,

Dans cette optique, le champ de la sociologie économique est plus restreint que celui de la socio-économie dans la mesure où il limite ses études aux catégories sociologiques de la vie économique. Il porte sur l’action économique, ses relations et ses processus à l’intérieur de ses arrangements institutionnels ».

Lévesque B., Bourque G. L., Forgues E. (2001), op. cit., p. 27. 1 Di Ruzza R. et Gianfaldoni P. (dir.) (2003), op. cit., p. 19. 2 Morin E. (1990), op. cit., p.20-21.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 148

technologique etc.) qui affectent l’univers du travail poussent de nombreux auteurs à parler

d’une « montée du collectif »1. Les transformations dans le monde du travail nous amèneront

à envisager l’activité dans sa dimension communicationnelle. Pour y arriver, la démarche

ergologique nous sera d’un appui considérable.

Considérées traditionnellement comme des capitaux humains, les connaissances et les

compétences acquises par la formation et/ou l’apprentissage sont censées être les éléments

déterminants pour le fonctionnement du marché du travail, en particulier pour régler l’accès à

l’emploi et le niveau de rémunération. Or, le « travail » est une catégorie économique ayant

une portée multidimensionnelle dans laquelle se nouent « le psychisme et les normes » et

s’articulent « le privé et le public, le calcul marchand et les valeurs qui n’ont pas d’étalon de

mesure, l’industrieux, l’étique et le politique ; c’est rencontrer les processus dynamiques qui

immergent le langagier dans l’activité et re-questionnent les théories du langage, les rapports

du microscopique et du macroscopique, du local et du global2 ».

Parce que le travail est « indisciplinable », il faut trouver au problème de sa

conceptualisation, en économie, « une solution qui met à une échelle méta-économique

quelque chose qui vient répondre à une question économique mais d’une manière qui se situe

au-delà3 ».

1 Efros D., Duc M., Faïta D., (1997), « Travailler ensemble », in. Schwartz Y. (dir.) (1997), Reconnaissance du travail, pour une approche ergologique, Paris, PUF, 323 p., p. 42. 2 Schwartz Y. (dir.) (1997), op. cit., p. 1. 3 Hubault F. (2003), « Gestion des ressources humaines et ergonomie », in. Di Ruzza R. & Gianfaldoni P. (dir.) (2003), op. cit., pp. 125-129, p. 126.

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III - STRUCTURE ET LÉGITIMITÉ : RETOUR A LA PERSPECTIVE ORIGINELLE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE

Nous avons tenté de montrer dans le premier chapitre de ce présent travail que le

concept de capital social propose de pallier les insuffisances de la théorie néoclassique en

réactualisant les anciennes thématiques de la sociologie économique. Portes affirme que l’on

trouve l’origine du concept dans les travaux de Durkheim sur l’anomie, voire dans la

distinction établie par Marx entre un concept de classe sociale atomisée (et existante en soi) et

une classe sociale effective (et mobilisée pour soi)1. Selon lui, il est important de relativiser

l’engouement autour du concept en rappelant qu’il n’apporte aucune nouveauté pour les

sociologues. Faut-il en conclure que le concept, s’il n’est pas neuf en sociologie, est

néanmoins une idée novatrice en « sciences économiques »2 ?

Nous sommes partis d’une lecture de l’Economie Politique classique afin de montrer

qu’elle n’était pas totalement étrangère à certaines composantes thématisées par les

différentes théories du « capital social ». En revanche, pour la théorie économique

néoclassique, le concept constitue une avancée incontestable d’autant plus qu’il s’intègre

aisément dans ses modèles théoriques. Dans le second chapitre, nous avons souligné que le

mérite de Coleman est d’avoir réintroduit dans le champ de la théorie dominante certains

aspects des structures et d’avoir imposé, dans des termes nouveaux, le débat sur le rôle des

institutions. Mais, ce sont surtout les travaux de Robert D. Putnam qui donnent au capital

social son second souffle.

Dans une étude sur les performances institutionnelles en Italie, Putnam récupère le

concept à son compte pour en faire le nouveau mode opératoire pour les politiques du

développement. En effet, c’est suite à Making Democracy Work que le concept commence à

trouver des alliés à l’intérieur de la théorie économique. Les travaux de Putnam ouvrent la

1 Portes A. (1998), op. cit., p. 2. 2 Requier-Desjardins D. (2003), « Le capital social dans la théorie économique : actif privé ou bien public ? Le point sur quelques contributions récentes », in. Ballet J. et Guillon R. (dir.) (2003), Regards croisés sur le capital social, Paris, L’Harmattan, pp. 15-39, p. 16.

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voie à une réhabilitation de la dimension culturelle occultée par la perspective des réseaux

mais les problèmes liés à la définition et à la mesure du capital social vont en grandissant.

Coleman a avancé une définition résolument fonctionnaliste du capital social qui sera

également reprise par d’autres, notamment par Putnam. Ce dernier transpose le capital social

du niveau individuel au niveau de l’analyse sociétale. Le concept devient alors une propriété

des structures et une caractéristique des communautés et des nations. Il va jusqu’à poser le

« capital social » comme la précondition d’une gouvernance démocratique efficace.

Mais avant de parler du rôle du « capital social » dans le soutien de la « gouvernance

communautaire », les théoriciens doivent se pencher sur les limites de la terminologie. Le

chapitre précédent s’est employé à montrer la faiblesse liée au regroupement de l’ensemble de

ressources sociales sous le terme « capital ». En prenant le capital économique comme le

concept de référence, nous avons montré que le terme « capital » doit désigner des biens

tangibles, durables et aliénables. Or, le social capital a été défini par Coleman comme un bien

collectif. Nous avons montré que les définitions avancées par Burt et Lin tentent de remédier

à cette faiblesse en localisant le capital social au niveau de l’individu et non d’un groupe.

Selon Partha Dasgupta, rien n’empêche a priori de définir un « capital social

communautaire », à condition de pouvoir spécifier son accumulation comme étant celle d’un

« capital ». Si les économistes n’ont pas hésité à conceptualiser les compétences et les savoirs

sous forme d’un « capital » humain, alors pourquoi doit-on s’opposer à la perspective d’un

« capital » social ? Mais Dasgupta va finalement contester le parallèle établi entre le capital

social et les autres formes du capital, estimant qu’il conduit à négliger les aspects les plus

importants de l’analyse institutionnelle1.

Mais (et c’est là l’un des paradoxes du capital social) si les composantes auxquelles se

réfère le « capital social » ne sont pas traitées dans une perspective comparable à celle d’un

capital (économique) alors le terme n’aura plus de signification : « Autrement, nous ne

parlons nullement de capital2. » Dans le parallèle que nous avons établi entre le social capital

1 Dasgupta P. (2001), « Social capital and economic performance : Analytics », in. Ostrom E. et Ahn T. K. (dir), Foundations of Social Capital, Northampton, Edward Elgar, 2003, pp. 309-339. 2 « Social capital must be reconnected to economic capital for the term to have any meaning. Otherwise, we are not talking about capital at all. » DeFilippis J. (2001), « The myth of social capital in community development », Housing Policy Debate, vol. 12, Issue 4, pp. 781-806, p. 798.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 151

de Coleman et le capital social de Bourdieu, nous avons mis en doute la capacité du premier à

s’affirmer comme un capital. Dans ce qui suit, nous nous intéressons aux limites de la

dimension « social » du social capital.

Il ne nous importe pas pour le reste de notre analyse d’exposer en détail les travaux de

Putnam ni les critiques qui lui ont été adressées. Il nous suffit de pointer certaines difficultés

qui trahissent le handicap majeur que constitue une définition fonctionnaliste du capital

social. D’où l’intérêt de dépasser les problèmes techniques liés à la perspective

communautaire du capital social fondée sur un usage privé de la raison.

Il semble alors nécessaire de renouer avec une perspective de gouvernance

« démocratique » fondée sur l’usage public de la parole, la société étant décrite avant tout

comme un espace de « discussion publique » et l’activité comme un espace de « dialogue ».

Le paradigme de la « gouvernance démocratique » met en évidence le pluralisme des

pratiques et des modes d’organisation sociale. Le processus interactif d’une démocratie

délibérative exige en effet le pluralisme comme règle première des débats théoriques et

pratiques.

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A - L’approche fonctionnaliste du capital social : La dimension sociale séparée des autres dimensions de l’« activité »

En avançant une explication systématique de l’histoire du développement économique

en Italie, Putnam privilégie le rôle de la communauté civique1. Il décrit les facteurs

économiques et politiques comme le résultat d’une dynamique autosuffisante : la confiance

mutuelle, les normes de réciprocité et l’engagement civique sont les déterminants du

développement économique et d’un gouvernement démocratique. Nous partons donc de ses

travaux sur le cas Italien afin d’illustrer la dichotomie introduite par son concept de capital

social entre les différentes dimensions de l’activité. En séparant l’activité sociale des autres

dimensions de l’activité (politique, économique, juridique, subjective), on ne voit pas en quoi

le capital social est social. Nous plaiderons, dans ce premier sous-chapitre, pour une

réintégration des différentes dimensions dans une perspective dialectique. De ce point de vue,

la multidimensionnalité du concept conduit nécessairement à l’éclatement du cadre restreint

du « capital » « social » et à l’augmentation du « flou » autour de sa nature, sa définition et sa

spécificité.

Le manque de clarté dans la définition de Coleman a laissé la voie ouverte à différentes

interprétations et c’est dans ce « flou » que Putnam va saisir le concept comme étant à la fois

un bien privé et un bien public. Contrairement à d’autres critiques, qui contestent d’abord

l’ambiguïté de la définition du capital social, nous soutenons que le « flou conceptuel » n’est

pas en soi condamnable. Mais il faut corriger certaines imprécisions auxquelles il donne lieu

dans la théorisation de Putnam (et dans celle de Coleman dans une moindre mesure).

1) L’engagement civique et le développement : Le cas de l’Italie

La conceptualisation putnamienne aura deux implications majeures que nous

exposerons successivement. D’un côté, toutes les composantes de la société civile sont

condensées dans un seul concept, en l’occurrence un « capital » social. Au-delà des

imprécisions conceptuelles, cette assimilation conduit à « des conséquences dramatiques sur

notre compréhension politique et théorique du capital social2 ». De l’autre, le capital social

1 Portes A. (1998), op. cit., p. 21. 2 DeFilippis J. (2001), op. cit., p. 786.

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est considéré comme un facteur surdéterminant pour le développement économique. La

réification de la société civile conduit Putnam à poser la prééminence de la dimension civique

sur les autres dimensions de l’activité.

a) Engagement civique et gouvernance démocratique : quels liens ?

L’étude de Putnam et al. s’étale sur une vingtaine d’années. Dans les années 1970, les

Italiens établissent une structure forte pour un gouvernement régional puissant. A cet égard,

20 institutions ont été conçues, identiques dans la forme, mais opérant chacune dans un

contexte politique, social et économique qui varie selon les régions. Les régions diffèrent par

leurs coutumes et leurs traditions, ainsi que par leurs tendances politiques (catholiques,

communistes, verts, etc.). D’où l’opportunité pour Putnam de montrer comment la

performance d’un gouvernement varie selon le contexte régional. L’écart est dramatique en

Italie, opposant le développement post-industriel du nord et le sous-développement

économique du sud. Putnam constate que les performances institutionnelles au nord

contrastent avec celles du sud : au nord les institutions et le gouvernement sont efficaces alors

qu’au sud la défection et la méfiance prédominent.

La question est de savoir comment expliquer les différentes performances

institutionnelles. Putnam envisage deux causes possibles qu’il étudiera consécutivement : la

modernité socio-économique ou la communauté civique (cette dernière étant définie par ses

composantes, à savoir l’engagement civique et la solidarité sociale1). Putnam va commencer

par éliminer la première de ces deux causes en réfutant le sens de la causalité allant de

l’économique aux performances institutionnelles (l’argument du déterminisme économique).

Ensuite, il va prouver l’antériorité historique du civique par rapport à l’économique.

La question à laquelle il doit d’abord répondre c’est celle de l’ordre de la causalité :

est-ce la modernité socio-économique qui détermine la performance institutionnelle ou

l’inverse ? Comme il le note lui-même, pour être pertinente, son analyse doit être capable de

montrer « si la modernité est la cause de la performance (peut-être l’une des causes), si la

performance est peut-être, de quelque manière, la cause de la modernité ou si les deux sont

1 Putnam R. D., Leonardi R., Nanetti R. (1993), Making democracy work : civic traditions in modern Italy, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 258 p., p. 83.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 154

influencées par un troisième facteur (ce qui rend l’association entre les deux facteurs, en

quelque sorte, fallacieuse)1. » Il fait remarquer que l’écart entre le nord et le sud ne peut pas

être entièrement expliqué par les différences du niveau de développement économique entre

les régions. Les facteurs économiques ne sont pas des bons indicateurs pour expliquer l’écart

nord/sud car la distribution des ressources financières (les fonds alloués par le gouvernement

central de Rome) favorise les régions les plus pauvres. Putnam affirme que la cause principale

de ces disparités a été signalée bien avant lui par Alexis de Tocqueville : les traditions d’un

engagement « à vie », la qualité du vote, la lecture des journaux, la participation aux cercles

littéraires, religieux et sociaux, l’adhésion aux clubs sportifs ou aux syndicats… sont les

marques d’une région prospère2.

L’origine historique de la communauté civique en Italie est traquée jusqu’au début du

XIe siècle lorsque des républiques communautaires se sont établies en Florence, Bologne et

Gênes. L’argumentation repose sur les « bons résultats » de certaines régions du nord de

l'Italie, telle que Emilia-Romagna, marquées par une organisation communautaire active et

civique. Les citoyens s’engagent pour résoudre les problèmes d’ordre public, ce qui rend les

gouverneurs plus honnêtes et plus impliqués dans la protection de l’intérêt général. Par contre,

d’autres régions du sud de l’Italie, telle que Calabria, sont qualifiées d’incivisme :

l’engagement dans les associations sociales et culturelles est faible, les problèmes d’ordre

public sont « l’affaire des autres » et la loi est faite pour être contournée. Piégés dans ce cercle

vicieux, les acteurs se sentent impuissants face au moindre obstacle social.

A l’organisation sociale « horizontale » du nord s’oppose l’organisation « verticale »

dans les régions du sud. Dans le premier cas, la régulation des conflits sociaux se dispense de

l’intervention étatique alors que, dans le second cas, l’échec de l’action collective nécessite le

recours à la force coercitive des lois. Putnam conclut que les régions du nord ne sont pas

devenues « civiques » car elles étaient riches. Selon lui, la réalité historique montre l’inverse :

elles sont devenues riches car elles étaient civiques. Le capital social apparaît selon Putnam

comme la précondition du développement économique et d’un gouvernement efficace.

1 Notre traduction : « […] whether modernity is a cause of performance (perhaps one among several), whether performance is perhaps in some way a cause of modernity, whether both are influenced by a third factor (so that the association between the two is in some sense spurious). » Ibid., p. 86. 2 Ibid., p. 83-115.

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Les économistes du développement doivent réaliser que « le civique compte » pour un bon

gouvernement et une meilleure organisation économique1.

La thèse défendue par Putnam s’affirme comme un argument tranchant en faveur de

l’Ecole républicaine (dont l’origine remonte à la notion de « vertu civique » de Machiavel)

contre la tradition libérale qui remonte à Thomas Hobbes et John Locke. Contre les

enseignements de « l’individualisme libéral classique », Putnam veut apporter des évidences

empiriques à la thèse républicaine selon laquelle une communauté civique forte est la

précondition d’une « gouvernance démocratique effective »2. Contre la pensée politique

contractualiste, Putnam avance des conclusions empiriques : là où les régions du nord de

l’Italie ont réussi à résoudre les problèmes collectifs, les régions du Sud doivent faire appel

aux « forces de l’ordre », à l’État et ses institutions et à la force coercitive des lois pour

résoudre les problèmes fondamentaux du « dilemme hobbesien de l’ordre public ». Il conclue,

non sans ironie, que ce sont les « individualistes amoraux » du sud qui se trouvent dans une

situation de dépendance envers la hiérarchie étatique, « unique alternative à l’anarchie »3.

C’est dans cette mouvance que Putnam entend écarter la solution hobbesienne aux

problèmes de l’action collective car elle est jugée plus coûteuse et moins stable. La solution

hobbesienne est elle-même un bien collectif et ne fait que reproduire le même problème

qu’elle tente de résoudre : en absence de confiance et de normes de réciprocité entre les

citoyens, l’intervention de l’Etat est elle-même victime d’une défaillance de l’action

collective. Putnam conclut que la solution hobbesienne qui caractérise les régions du sud est

sous-optimale alors que les communautés civiques du nord ont réussi à soutenir l’efficacité de

la gouvernance démocratique par la généralisation de la confiance et des normes de

réciprocité4.

Putnam soulève une critique qui pourrait être adressée à sa thèse : dans le contexte

actuel des sociétés contemporaines, les régions prospères sont souvent soutenues par des

niveaux élevés d’engagement civique ce qui rend fallacieux de parler d’une causalité allant de

1 Ibid., p. 152-162. 2 Ibid., p. 87. 3 Ibid., p. 112. 4 Ibid., p. 174-178.

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l’engagement civique aux performances institutionnelles1. Putnam qualifie cet argument de

« déterminisme économique » et l’écarte d’emblée comme étant incohérent avec la lecture

historique qu’il défend : d’abord, parce que les normes et les réseaux de l’engagement civique

précèdent le développement économique dans les régions du nord et ensuite parce que « les

différences de civisme entre le nord et le sud tout au long du millénaire semblent avoir été

plus stables que le développement économique2. » Il définit alors le capital social, à la suite de

Coleman, comme un concept qui « fait référence aux caractéristiques de l’organisation

sociale, tels que la confiance, les normes et les réseaux qui peuvent améliorer l’efficacité

dans les sociétés en facilitant la coordination des actions3. »

La stratégie argumentative de Putnam est donc d’aboutir à « une preuve historique »

[historical evidence] à travers un bilan quantitatif et statistique. Putnam livre ici une

argumentation assez imprécise d’un point de vue conceptuel, il le reconnaît et propose d’y

remédier empiriquement. Il commence par envisager l’hypothèse d’un rapport dialectique

entre les facteurs structurels et l’héritage culturel. Selon cette hypothèse, il n’y a « pas de

relation de cause à effet » mais une codétermination. Alors qu’il reconnaît que les

phénomènes auxquels se réfère son étude ne peuvent pas être expliqués par une seule cause,

que son modèle « est trop simple pour rendre compte de l’ensemble des facteurs qui peuvent

influencer le développement économique régional », Putnam reste convaincu de la validité de

l’argument historique qu’il avance4. Il finit par écarter l’hypothèse d’une dialectique en

avançant la thèse de l’antériorité du « culturel » par rapport à l’économique.

« Nous considérons que ces découvertes sur les antécédents culturels du développement économique sont plus provocatrices que concluantes. Il serait ridicule de supposer que les traditions civiques que nous avons exposées dans ce chapitre sont le seul – ou le plus important – déterminant de la prospérité économique. […] Néanmoins, notre preuve souligne que le sens « économique→civique » dans ces transactions n’est pas dominant5. »

1 Ibid., p. 152. 2 Ibid., p. 152. 3 « Social capital here refers to features of social organization, such as trust, norms, and networks, that can improve the efficiency of society by facilitating coordinated actions. » Ibid., p. 167. 4 Ibid., p. 161. 5 « We regard these discoveries about the cultural antecedents of economic development as provocative, rather than conclusive. It would be ridiculous to suppose that civic traditions we have sketched in this chapter are the only – or even the most – determinant of economic prosperity. […]

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b) L’origine historique du développement : qu’en est-il du « travail » ?

Putnam généralise son étude sur le cas italien affirmant que sa thèse permet

d’expliquer les écarts entre le Nord et le Sud, entre les pays industrialisés et le tiers-monde,

entre les sociétés modernes et les sociétés traditionnelles1. Il conclut que l’importance du

capital social devient plus cruciale avec le développement économique2. Or, une circularité

est inhérente à l’appréhension fonctionnaliste du sujet : de chaque point où l’on repère ses

effets bénéfiques, on suppose l’existence du capital social ; l’existence du capital social étant

ainsi affirmée, les effets bénéfiques en seront la preuve. Autre problème avec la définition

putnamienne, elle touche différents aspects de la vie sociale et considère en bloc la sociabilité,

la participation associative, les normes, les valeurs, la confiance, comme « un » seul facteur

explicatif de multiples phénomènes économiques, politiques et sociaux.

Antoine Bevort souligne que Putnam ne présente que des corrélations et ne prouve pas

le sens de la causalité : ce dernier défend une causalité qu’il n’explique pas, alors que ses

travaux empiriques lui permettent tout au plus de conclure à l’existence d’une corrélation3.

Portes adresse à Putnam cette même critique, allant jusqu’à affirmer que ce dernier ne propose

pas une explication mais une tautologie. Pour Portes, Putnam commet deux erreurs

analytiques : d’un côté, il prend comme point de départ le résultat (région civique ou

incivique) et, de l’autre, il veut tout expliquer par un seul facteur (le niveau du capital social)4.

Là où la région est civique, Putnam suppose qu’il existe un stock important de capital

social, ce qu’il propose de prouver par les vertus civiques du capital social et ses effets

Our evidence argues, however, that the "economics→civics" loop in these interactions is not dominant. » Ibid., p. 161-162. 1 Ibid., p. 159. 2 Ibid., p. 178. 3 En particulier, du lien entre civisme et développement économique : « Le problème que pose cette analyse c’est qu’il a établi une corrélation et non une explication. Il ne peut pas dire que quand il prend le civisme d’une région, la relation précédemment observée entre le développement économique et la performance institutionnelle disparaît totalement. […] Corrélation n’est pas causalité, il le reconnaît mais l’oubli dans les conclusions qu’il tire de ses données. »

Bevort A. (1997), « Performances institutionnelles et traditions civiques en Italie. En relisant Robert Putnam », Revue Française de science politique, no 2, pp. 234-247. 4 « In other words, if your town is civic, it does civic things ; if it is uncivic, it does not. » Portes A. (1998), op. cit., p. 20.

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bénéfiques pour l’ensemble de la communauté. Par contre, là où il constate un certain degré

d’« incivisme », il stipule qu’un « faible » niveau de capital social donne lieu à un cercle

vicieux caractérisant les sociétés « inciviques ». C’est le problème de Hume réactualisé dans

les termes du dilemme du prisonnier : la dynamique n’est qu’une affaire de cercles vicieux ou

vertueux, ou de prophéties auto-réalisatrices. Les Italiens du sud sont convaincus que leurs

concitoyens enfreindront la loi ; ils font de même pour se prémunir contre l’opportunisme des

autres et les attentes s’auto-réalisent. Au nord du pays, les citoyens respectent les normes

parce qu’ils s’attendent à ce que les autres fassent de même ; les « bonnes attentes »

conduisent au soutien des normes effectives1.

Pour Nicholas Lemann, la « vertu civique » putnamienne a sans doute le pouvoir du

« bon sens » et s’inscrit dans une tradition en droite ligne des théories culturalistes

développées par et d’après Weber. Ces théories reposent sur l’idée que les dispositions

culturelles sont déterminantes. Mais Lemann souligne que cela ne doit pas faire oublier que la

vertu civique est une variable construite et non une donnée2. En écartant « tout simplement »

la dimension économique ainsi que les situations conflictuelles, Putnam aboutit à une

approche que l’on pourrait qualifier, selon les termes de Andrew Sayer, de « culturalisme

vulgaire ». Ce terme désigne selon Sayer le tournant culturel non-critique qui se caractérise

par un réductionnisme envers l’économique comparable au réductionnisme du matérialisme

vulgaire envers la dimension culturelle : « Ironiquement, la marginalisation des questions et

des théories économiques survient alors que le capitalisme néo-libéral est en pleine

ascendance3 ».

Sidney Tarrow oppose deux critiques à l’étude de Putnam. D’abord, il accuse ce

dernier d’avoir pris le résultat comme point de départ de l’analyse pour ensuite sélectionner

les événements qui viennent le soutenir. Ensuite, il avance que Putnam prétend conduire une

analyse historique mais glisse très rapidement vers une analyse en coupe dont ressort

principalement une différence Nord-Sud qui devient le pivot de l’analyse. Tarrow s’attaque

1 Putnam R. D., Leonardi R., Nanetti R. (1993), op. cit., p. 163-167. 2 Lemann N. (1996), « Kicking in groups », The Atlantic Monthly, vol. 277, no 4, pp. 22-26. 3 Sayer A. (1998), « Critical and Uncritical Cultural Turns », Department of Sociology, Lancaster University, 2003, [Consulté le 07/08/07], 12 p. Disponible sur: http://www.comp.lancs.ac.uk/sociology/papers/Sayer-Critical-and-Uncritical-Cultural-Turns.pdf

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 159

ainsi à une analyse sélective de l’histoire. Alors que certaines régions sont plus marquées par

l’héritage féodal ou fasciste et que d’autres ont connu des monarchies européennes pendant

une plus longue période, Putnam entend expliquer les différents parcours historiques par un

seul facteur1.

Même au sein de l’expérience associative des Etats-Unis, l’explication de Putnam

s’oppose à la réalité historique. En gommant les situations conflictuelles qui caractérisent

l’activité sociale, il aboutit à une conception idéaliste voire « romantique » qui se refuse de

regarder en face les problèmes concrets de la société2. Le vocabulaire du capital social

manipule ainsi des termes à connotation positive (coopération, confiance, coordination…)

repris à tout bout de champ, alors que les termes classes, conflits, justice, inégalité, sont

presque toujours absents. L’opposition entre Bourdieu et les versions anglaises du capital

social s’impose car elle trahit le contenu idéologique (et non scientifique) de la version

romantique. « Il est intéressant de remarquer l’absence de références aux approches

économiques de la justice sociale ; le « social capital » s’est développé de façon tout à fait

déconnectée des débats « post-welfaristes », et les ignore (à de très rares articles près) qu’il

s’agisse de Sen ou de Rawls3. »

Là où Bourdieu construit une analyse des relations de domination, Putnam construit un

concept de démocratie qui ne permet pas de discerner ni les conflits d’intérêts ni les inégalités

de pouvoir entre les acteurs. Dans son analyse, l’égalité implicite et présumée des acteurs au

sein d’une société fondamentalement consensuelle est indissociable d’une conception

finalement a-social et a-politique de la société4. Pour Sayer, les « inégalités » ne résultent pas

seulement du partage inégal des richesses mais aussi de la participation inégale au jeu

démocratique. La participation et la démocratie ont toujours été conçues comme des couples

dialectiques, mais ce n’est pas là une raison pour négliger l’« exclusion » qui accompagne

1 Tarrow S. (1996), « Making social science work across space and time : a critical reflexion on Robert Putnam’s Making Democracy Work », American Political Science Review, no 90, pp. 389-397. 2 Putnam R. D. (1995a), « Bowling alone : America's declining social capital », Journal of Democracy, vol. 6, no 1, pp. 65-78.

Putnam R. D. (1995b), « Tuning in and tuning out : the strange disappearance of social capital in America », Political Science and politics, vol. 28, no 4, pp. 664-683. 3 Ponthieux S. (2003), op. cit., p. 6. 4 Ibid., p. 6.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 160

souvent la participation. Les inégalités gommées par l’analyse de Putnam sont doubles :

l’inégalité des ressources mais surtout l’inégalité de la reconnaissance (qui est au centre de la

définition bourdieusienne du capital social). Des individus et des groupes peuvent être

opprimés non seulement par l’inégalité des richesses mais aussi par le manque de

reconnaissance à leur égard et leur exclusion des réseaux sociaux, ce qui leur interdit de

participer à pied d’égalité avec les autres à la gouvernance démocratique.

La politique de la reconnaissance aussi bien que la politique de distribution font

intervenir des valeurs moralo-pratiques qui ne touchent pas seulement la reconnaissance mais

tentent aussi de changer les valeurs culturelles de toute la société. Martti Siisiäinen oppose à

ce sujet deux versions du capital social : Putnam vs. Bourdieu. Il estime que la compréhension

putnamienne de la production d’un consensus au niveau de la société a comme toile de fond

l’expérience des Etats-Unis. Ceci explique pourquoi son approche s’avère restreinte pour

analyser le développement des Etats nordiques du welfare state. Il considère que le projet des

Etats du welfare state peut être compris comme un compromis néocorporatiste, qui quoique

« loin de matérialiser la situation idéale de dialogue (selon Habermas) représente tout de

même le niveau le plus élevé de capital social selon les mesures et les indicateurs de

Putnam1. » Pour Siisiäinen, le consensus dans les pays nordiques relève d’un compromis (ou

d’une certaine hégémonie) entre des intérêts conflictuels. La structure de ce consensus est

souvent le résultat de conflits ou de luttes qui donnent lieu à des forces oppositionnelles qui

s’organisent en associations. Ces associations prennent part aux négociations, interviennent

aux côtés des différents protagonistes du conflit et finissent souvent par s’associer avec l’Etat

dans la prise de décision.

Les concepts théoriques de Bourdieu permettent de discuter les problèmes du conflit

entre l’intérêt privé et l’intérêt collectif d’une action individuelle ou collective là où

l’approche putnamienne échoue. Mais il ne s’agit pas ici de proposer Bourdieu contre Putnam

car les deux concepts de capital social ont des portées différentes. Les rapprochements entre

Putnam et Bourdieu sont souvent conduits en détachant la notion de capital social du système

théorique de référence où Bourdieu le fait intervenir. C’est ici une différence fondamentale

1 Siisiäinen M., « Two Concepts of Social Capital: Bourdieu vs. Putnam », STR Fourth International Conference, Trinity College, Dublin, Ireland, 2000, [Consulté le 30/07/07] 26 p., Disponible sur:

www.istr.org/conferences/dublin/workingpapers/siisiainen.pdf

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 161

entre Bourdieu et Putnam : la notion de Putnam s’impose comme une notion autosuffisante et

unique qui ne s’articule à aucune autre. A l’inverse, le capital social de Bourdieu n’a pas de

sens séparé de son contexte conceptuel.

Putnam a conclu à la prééminence de l’engagement civique dans la détermination

sociale de l’économique. Il relègue ainsi au second plan les facteurs structurels et décrit

l’ensemble des dimensions de l’activité (économique, politique, juridique) comme des

épiphénomènes. Or, il semble plus intéressant de comparer son approche à celle de Trigilia

qui, tout en employant le capital social pour expliquer les disparités entre le nord et le sud de

l’Italie, met au centre de son analyse l’organisation du travail : c’est la notion de « district

industriel » qui lui permet de lier la « qualité des valeurs civiques » aux « aspects qualitatifs

du travail ».

La notion de district industriel, empruntée à Alfred Marshall, est élaborée par Trigilia

à partir du cas italien et la spécialisation flexible du XXe siècle qui caractérise le nord du pays.

Le district industriel se présente comme « une forme d’organisation industrielle localisée

rassemblant un grand nombre de petites entreprises spécialisées dans une phase particulière

du processus productif1. » Le marché de travail est alors intégré (lieu de résidence et lieu de

travail) et la spécialisation sectorielle est importante ce qui donne lieu à une division

spécialisée du travail et une production décentralisée : seul un nombre limité d’entreprises

sont en lien directe avec le marché final : « […] la flexibilité ne repose pas seulement sur

l’utilisation des nouvelles technologies, mais aussi et surtout sur les rapports de

coopération2. » Parmi les facteurs expliquant l’essor économique du nord italien, Trigilia cite

les facteurs immatériels agissants sur la productivité, biens collectifs communément admis

comme un « capital social » (tels que la coordination, l’éthique commune et la circulation des

informations et des connaissances). Mais il privilégie les formes spécifiques de la coopération

qui se nouent dans l’expérience du travail telles que les « connaissances tacites », le

« savoir-faire diffus » et le « langage partagé permettant d’adapter le « savoir codifié » des

connaissances scientifiques et techniques aux problèmes spécifiques de production3 ».

1 Trigilia C. (1998), op. cit., p. 186. 2 Ibid., p. 186-187. 3 Ibid., p. 187.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 162

Lorsqu’il évoque les districts industriels, Putnam réduit l’ensemble de ses

manifestations aux caractéristiques de la communauté civique : « Les principaux traits

distinctifs du succès des districts industriels, en Italie ou ailleurs, sont les normes de

réciprocité et les réseaux de l’engagement civique. […] Ce qui est crucial pour les petites

entreprises des districts industriels […], c’est la confiance mutuelle, la coopération sociale et

un sens développé du devoir civique – en bref, les marques de la communauté civique1. »

Or, contrairement à Putnam, les réseaux que Trigilia identifie comme étant à l’origine

du développement économique des districts industriel au nord de l’Italie ne véhiculent pas

uniquement des « valeurs civiques » mais font intervenir des « valeurs liées à l’organisation

du travail » : les traditions artisanales et commerciales, les traditions locales qui soutiennent

les qualifications spécifiques des ouvriers, ainsi que la présence d’institutions politiques ou

religieuses qui organisent les mouvements ouvriers. Le mouvement catholique et le

mouvement socialo-communiste, considérés comme des subcultures politiques territoriales,

contribuent alors à « renforcer la confiance » et influencent « les relations industrielles et

l’activité des gouvernements locaux ». C’est la combinaison de ces formes de coopération, de

relations industrielles et de régulations institutionnelles qui contribue à la construction d’un

complexe industriel dans lequel chaque élément ne cherche plus à maximiser son utilité à

court terme mais favorise un modèle de réciprocité à long terme. « Ces formes de coopération

informelles, qui intègrent les mécanismes concurrentiels, se fondent sur un tissu de confiance

soutenu par des institutions2. »

Contrairement à l’analyse de Putnam, Trigilia affirme que la coopération ne

s’accomplit pas uniquement dans la sphère civique mais dans le milieu du travail. « La

flexibilité requiert une grande capacité de coopération et un encouragement croissant des

travailleurs pour améliorer la qualité. Pour assurer une telle participation, les

1 « Typically singled out as essential for the success of industrial districts, in Italy and beyond, are norms of reciprocity and networks of civic engagement. […] What is crucial about these small-firm industrial districts, […], is mutual trust, social cooperation, and a well-developed sense of civic duty – in short, the hallmarks of the civic community. » Putnam R. D., Leonardi R., Nanetti R. (1993), op. cit., p. 161. 2 Trigilia C. (1998), op. cit., p. 187.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 163

appartenances culturelles traditionnelles ne suffisent pas, d’autant qu’elles ont tendance à

s’affaiblir1. »

Afin d’expliquer l’interdépendance entre le capital social et le développement

économique, Trigilia met le « travail » au centre de sa démarche. Par-dessus tout, il évoque le

rôle considérable de la remise en cause de la séparation taylorienne-fordiste entre conception

et exécution, notamment au Japon avec la pratique de la production just in time

(synchronisation entre offre et demande). En bref, il conclut que ce qui importe le plus pour le

développement d’une flexibilité industrielle c’est la main-d’œuvre flexible et polyvalente

habituée à coopérer au sein d’un collectif de travail et prête à intervenir pour faire face aux

aléas de la production ainsi qu’aux aléas du marché.

« C’est le cas au Japon, du fait d’une conception de l’entreprise comme communauté plutôt que comme réseau de contrats et d’une attention à la formation professionnelle. C’est aussi le cas de l’Allemagne, en raison d’un management participatif qui prévoit un engagement formalisé des travailleurs dans la gestion de l’entreprise, et de la place traditionnellement accordée à la formation professionnelle2. »

2) Développement économique, gouvernance démocratique et capital social : culture et structure

L’idée du capital social n’est pas nouvelle, mais ce qui est nouveau c’est l’intérêt

croissant qu’on lui accorde dernièrement et les tentatives de l’intégrer aux modèles standard

de l’économie néoclassique3. Une consultation de la littérature du capital social sépare les

auteurs en deux tendances. D’un côté, les enthousiastes affirment que le concept est

révolutionnaire pour l’analyse sociologique de la vie économique, et qu’il pourrait pallier les

insuffisances de l’orthodoxie en économie. De l’autre côté, les sceptiques, centrant leur

critique sur les problèmes de circularité du concept, marginalisent les aspects critiques du

1 C’est nous qui soulignons : Ibid., p. 190. 2 Ibid., p. 191. 3 Woolcock identifie des racines multiples pour le capital social : Hume (le sens moral), Tocqueville (l’engagement civique), Weber (l’influence des valeurs), Durkheim (l’anomie), Simmel (la culture et les formes d’interaction sociale)… Woolcock M. (1998), « Social capital and economic development : Toward a theoretical synthesis and policy framework », in. Ostrom E. et Ahn T. K. (2003) (dir.), Foundations of Social Capital, Critical Studies in Economic Institutions, Northampton : Edward Elgar Reference Collection, pp. 343-400.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 164

capital social et notamment les défis qu’il pose pour la méthodologie économique et pour

l’économie du développement.

Un ensemble de travaux sur le rôle des institutions et de l’environnement culturel et

social est regroupé aujourd’hui en économie comme en sociologie sous l’appellation de

« capital social ». Selon une définition provisoire, assez large pour intégrer différentes

approches, le capital social désigne l’ensemble des ressources sociales, provenant

d’interactions structurelles (au niveau des réseaux sociaux) et/ou culturelles (normes et

valeurs, confiance), qui influencent l’activité. C’est Norman Uphoff qui a distingué en

premier les aspects structurels des aspects culturels du capital social : l’aspect subjectif de la

variable relationnelle du capital social culturel s’oppose à l’aspect objectif du capital social

structurel. Uphoff parle d’une dialectique entre ces deux aspects : les comportements cognitifs

soutiennent et renforcent les structures dans lesquelles ils prennent naissance et se

perpétuent1.

Au sujet des liens entre développement économique et politique culturelle, de

nombreuses études approfondissent des thèmes relevant des réformes institutionnelles, avec

comme mots d’ordre les notions de « bonne gouvernance » et de « gouvernance culturelle ».

Parallèlement, un tournant culturel est survenu dans les sciences sociales suite au

renouvellement des discussions sur le rôle des valeurs culturelles (normes et valeurs

partagées) et sur l’importance du système culturel qui participe par ses interactions à la

production d’une société.

L’approche culturelle est survenue avec retard à cause d’une longue tradition

déterministe qui postule que la culture n’est que le reflet des conditions matérielles et surtout

économiques. Il apparaît tout de même qu’elle s’accompagne parfois, comme c’est le cas de

l’étude de Putnam, d’une transition d’un « matérialisme vulgaire » vers un « culturalisme

vulgaire ».

1 Krishna A. & Uphoff N. (1999), « Mapping and measuring social capital », Social capital initiative, working paper n°13, The World Bank, Washington, 80 p., p. 19.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 165

a) « Que faire du capital social »1 ?

Pour les sciences économiques, le capital social semble être, à première vue, à la fois

critique et non-critique. Il constitue un apport critique dans le sens où il défie le point de vue

selon lequel le comportement économique est indépendant des structures motivationnelles

extra-économiques et va à l’encontre de deux hypothèses de l’économie néoclassique :

l’atomicité des agents et l’autorégulation des marchés. En consultant la littérature abondante

sur le capital social, il semblerait que nous sommes en présence d’une notion clé,

incontournable pour les sciences économiques, comblant les insuffisances du mainstream et

touchant tous les aspects de la vie économique, politique, ou sociale. Mais c’est justement sur

ce dernier point que la notion suscite le plus de critique. Les sceptiques sont nombreux et

affirment que, si le mérite du capital social est d’attirer l’attention sur l’importance des

phénomènes auxquels il se réfère, il n’en reste pas moins un concept flou, au niveau de la

définition, de l’évaluation et de la mesure, et de sa mise en œuvre dans les politiques2. Notion

triviale, certes, mais non reconnue par la tradition dominante en économie, le concept de

capital social attire l’attention sur l’importance des motivations extra-économiques dans le

gouvernement d’un processus économique : les relations sociales et les attributs culturels de

la société comptent pour le comportement économique. Le capital social reflète, au-delà de

ses propres insuffisances, l’insuffisance de la théorie de la croissance à expliquer à elle seule

la performance économique3. Ce point est souvent négligé par les critiques qui sous-estiment

les défis que pose la notion de capital social pour la méthodologie et la théorie économiques.

C’est à travers cet aspect double (notion critique et non-critique) que nous proposons

d’appréhender le capital social. De ce point de vue, nous cherchons à nous démarquer des

critiques qui marginalisent l’importance du concept. En même temps, nous récusons la

1 Nous reprenons ce titre à l’article de Ponthieux S. (2003), op. cit. 2 Arrow K. J. (1999), op. cit., pp. 3-5.

Solow R. (1997), « Tell me again what we are talking about », Stern Business Magazine, vol. 4, no 1.

Solow R. (1999), « Notes on social capital and economic performance », in. Dasgupta P. et Seageldin I. (dir.), Social Capital : A multifaceted Perspective, World Bank, Washington, 1999, pp. 6-10. 3 Il est évident que les vertus du marché se transforment en un handicap majeur pour la vie économique si les droits de propriété et la liberté individuelle de chaque agent ne sont pas respectés. Dans beaucoup de pays en développement, les politiques de relance (notamment celles du consensus de Washington) sont vouées à l’échec car elles présupposent l’existence de structures institutionnelles alors que ces dernières peuvent être absentes ou contre-productives.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 166

tendance de certains auteurs à rendre le concept « opératoire » alors que la catégorie

analytique n’a pas encore été cernée à partir d’une approche conceptuelle satisfaisante.

Critique ou non-critique, le capital social reste au centre des débats et les institutions

internationales lui accordent un intérêt croissant en insistant sur son importance dans le

processus de décision, bien qu’il soit actuellement impossible de dire ni à quel niveau il

pourrait intervenir ni la façon de le rendre opérationnel dans les politiques de développement.

Les différentes publications sur les sites Internet de la Banque mondiale et de l’OCDE

témoignent de l’intérêt que portent ces organisations pour le concept. Mais on reste sur une

définition fonctionnaliste qui conduit à confondre ce qu’est le capital social et ce qu’il fait.

Les institutions de prêt internationales commencent tout juste aujourd’hui à

comprendre la relation entre la sphère culturelle et la sphère économique. Suite aux travaux de

Putnam, elles ont commencé à accorder la priorité au financement de projets de

développement social, réalisant que des communautés fortes, une culture vivante, sont un

facteur de développement économique et non une simple et heureuse conséquence de ce

dernier.

La Banque Mondiale s’intéresse rapidement au sujet à travers des travaux réalisés dans

le cadre d’un comité consultatif, créé en 1993, et lui consacre un programme, Social Capital

Initiative, en 1996. La Banque avance sa propre définition du social capital et le conçoit

comme une notion qui se réfère aux institutions, aux relations et aux normes qui forment la

qualité et la quantité des interactions sociales d’une société. Cette démarche reproduit le

schéma fonctionnaliste et avance une définition obscure qui amalgame différentes notions

comme les institutions, la cohésion sociale et le « ciment » social.

« Le capital social se réfère aux institutions, relations sociales et normes qui soutiennent quantitativement et qualitativement les interactions sociales dans les sociétés. Il est de plus en plus évident que la cohésion sociale est nécessaire pour que les sociétés prospèrent économiquement et pour que le développement soit durable. Le capital social est non seulement la somme des institutions qui forment une société mais, en plus, il est la « colle » [glue] qui les lie ensemble1. »

1 « Social capital refers to the institutions, relationships, and norms that shape the quality and the quantity of a society’s social interactions. Increasing evidence shows that social cohesion is critical for societies to prosper economically and for development to be sustainable. Social capital is not just the sum of the institutions which underpin a society, it is the glue that holds them together. » http://www.worldbank.org/poverty/scapital/

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 167

L’OCDE a organisé en 2002 une conférence en vue d’harmoniser au niveau

international la mesure du social capital. Une telle tentative peut laisser entendre qu’elle

résulte d’une redéfinition qui cerne mieux la nature du concept. Or, il n’en est rien, la

conférence nous laisse toujours dans l’ignorance des mécanismes et des effets du social

capital. En définissant le concept comme « une notion qui désigne les normes et les réseaux

qui facilitent la coopération au sein des groupes ou entre eux », l’OCDE aboutit à une idée

intuitive selon laquelle la coopération entre les individus accroît l’efficacité1. Un « bon »

niveau de coopération n’est-il pas toujours « bon » ou préférable ? Qui peut contredire une

telle affirmation ? Si l’on ne tente pas de cerner la substance du capital social en explicitant sa

nature, on restera alors sur une idée triviale, non infirmable, voire non scientifique. En

affirmant que « les variations de niveaux de capital social dénotent des variations à plus long

terme des normes, valeurs, et schémas d’interactions sociales », et si l’on se réfère à sa

définition, le rapport de l’OCDE ne dit rien d’autre que « les variations du capital social

dénotent des variations à plus long terme du capital social2 ».

Un « concept » n’identifie pas la chose avec sa fonction. La définition fonctionnaliste

empêche le développement de la pensée critique car elle réduit le concept à une fonction et

exclut la portée critique qui doit être opposée à une telle réduction. Le sujet grammatical de la

phrase est d’abord une substance, et il demeure tel à travers les qualités, les fonctions et les

états différents que la phrase lui attribue. Il est passivement ou activement relié à ses prédicats

mais il demeure différent d’eux. Le « nom » comme sujet grammatical peut entrer en relation,

mais il n’est pas identique à ses relations. Si l’objet est réduit à des images fixées alors le

discours est immunisé contre la contradiction, la chose est identifiée à sa fonction : le concept

s’abandonne aux faits immédiats et ne peut plus s’employer à dévoiler les facteurs qui sont

derrière les faits ni le contenu historique des faits3.

1 « Les réseaux renvoient au comportement objectif d’acteurs qui mènent une activité en association. […] Les normes, valeurs et convictions communes renvoient aux dispositions et attitudes subjectives des individus et des groupes ainsi qu’aux sanctions et aux règles qui régissent les comportements, qui sont communes à un grand nombre. » OCDE (2002), Social capital : The challenge of international measurment, conférence OCDE/ONS, Londres, 26-27 septembre 2002.

http://www.oecd.org/findDocument/0,2350,en_2649_34543_1_119666_1_1_1,00.html 2 Ponthieux S. (2003), op. cit., p. 6. 3 Habermas J. (1999), Wahrheit und Rechtfertigung, Philosophische Aufsätze, Francfort-sur-le-Main,

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 168

L’imprécision conceptuelle liée à la définition fonctionnaliste remonte à Coleman et

ne sera guère remise en question par Putnam (il en va de même pour Fukuyama et les

différentes approches communautaires du capital social). Et c’est en suivant l’approche de

Putnam que les institutions internationales – concernées par ce qu’on appelle couramment « le

consensus de Washington » telles que la Banque mondiale – se saisiront du concept qui n’a

pas fini d’occuper une place centrale dans les politiques du développement. En effet, l’attrait

du concept putnamien peut s’expliquer par différentes raisons, tant idéologiques que

politiques, mais il est incontestable que le discours (tant académique que politique) sur les

problèmes de la démocratie, de la pauvreté, ainsi que les politiques publiques ont été marqués

par l’empreinte de Putnam à tel point que l’on parle aujourd’hui d’un consensus post-

Washington1.

Selon Ben Fine, l’entrée du social capital à la Banque Mondiale a été favorisée par les

ambitions des non-économistes de la Banque et par le besoin de l’institution d’apparaître

moins étatique et plus sociale2. Cette vision concorde avec celle de Michael Edwards qui voit

dans le concept le cheval de Troie des non-économistes3. Dans cette mouvance, Samuel

Bowles et Herbert Gintis affirment que l’intérêt que les politiciens et les chercheurs portent

actuellement au social capital réside dans la capacité du concept à faire intervenir un modèle

économique tripartite dans lequel la société civile vient équilibrer la représentation polaire

traditionnelle marché/Etat. Le point fort du social capital n’est donc pas sa capacité à mieux

représenter la réalité mais résulte de la défaillance des alternatives. Ils expliquent alors qu’un

mouvement politique « opportuniste de droite » se saisit du concept pour conforter les thèses

et les leçons du laisser-faire là où les marchés échouent : les associations, les ligues sportives

ou les organisations non gouvernementales, en bref tout sauf l’Etat peut réussir.

Parallèlement, un mouvement « opportuniste de gauche » se saisit également du concept pour

montrer l’importance du « social » dans la régulation de l’économique. Ils en concluent non

Trad. franç. Rainer Rochlitz ; (2001), Vérité et justification, Paris, Gallimard, 349 p., pp. 13-24. 1 Requier-Desjardins D. (2003), op. cit., p. 36. 2 Fine B. (1999), « The development state is dead : long live social capital ? », Development and Change, vol. 30, no 1, pp. 1-19. 3 Edwards M. (1999), « Enthusiasts, tacticians and skeptics : the world bank, civil society and social capital », World Bank Working Paper, [Consulté le 07/08/07], 11 p. Disponible sur : http://povlibrary.worldbank.org/files/4608_edwards.pdf

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 169

sans ironie : « Peut-être qu’à l’image de « Dieu » de Voltaire, le capital social aurait dû être

inventé s’il n’avait pas existé pas. Ça pourrait être une bonne idée mais ce n’est pas un bon

terme1 ». Portes explique également la valeur heuristique du social capital par l’attrait qu’il

exerce sur les politiques publiques, donc par sa capacité à prescrire des politiques non-

économiques et moins coûteuses2. Il semble donc que le « capital social » introduit par

Putnam intervient « au bon moment » dans un contexte où le discours s’emploie à chercher

une « troisième voie ».

Dans une série d’entretiens organisés à Delphes par le Conseil de l’Europe

(Strasbourg) et traitant de « La globalisation et la nouvelle gouvernance culturelle », il a été

souligné à plusieurs reprises que la relativisation progressive des structures administratives

dans un monde globalisé exige une redéfinition des « domaines » et des « acteurs » sociaux. A

la place de la notion de « gouvernement » qui s’adresse à des acteurs placés dans un rapport

gouvernant/gouvernés, ces entretiens proposent la notion de « gouvernance » qui se définit

comme un système de régulations qui vise « des interactions d’acteurs individuels et

institutionnels qui ont en partage la responsabilité du bien commun, et dont le jeu

démocratique est garanti par les autorités publiques sous le contrôle de tous les acteurs3. »

La question est donc de savoir quelles restrictions assigner à une sphère économique de

plus en plus autonome et comment opérer l’insertion de cette dernière dans une volonté

démocratique capable de l’encadrer en lui imposant ses limites. La prise en compte de ces

nouvelles exigences nécessite au niveau théorique un renouvellement paradigmatique

1 « Perhaps social capital, like Voltaire’s God, would have to have to been invented if it did not exist. It may even be a good idea. A good term it is not. »

Bowles S. & Gintis H. (2000), « Social capital and community governance », Department of economics, University of Massachusetts, December, 2000, [Consulté le 07/08/07], 24 p. Disponible sur : http://www.santafe.edu/research/publications/workingpapers/01-01-003.pdf 2 Notre traduction : « D’abord, le concept attire l’attention sur les conséquences positives de la sociabilité alors qu’il délaisse ses caractéristiques les moins attrayantes. Ensuite, il replace ces conséquences positives dans le cadre d’une vision plus large du capital et montre comment de telles formes non monétaires peuvent être des sources importantes de pouvoir et d’influence au même titre que les titres boursiers ou les comptes bancaires […] et engage simultanément les décideurs publics sur la voie des solutions non économiques et moins coûteuses des problèmes sociaux. »

Portes A. (1998), op. cit., p. 2-3. 3 Meyer-Bisch P. (2002), « La notion de gouvernance », Institut Interdisciplinaire d’Ethique et des Droits de l’Homme, Document de travail n° 6, Université de Fribourg, octobre. [Consulté le 07/08/07], Disponible sur : www.unifr.ch/iiedh

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stimulant les réflexions sur l’objet économique et sur les frontières disciplinaires. Le

paradigme de la gouvernance apparaît de ce point de vue comme la revanche de la subjectivité

des acteurs sur la prétendue « objectivité » des lois économiques. Ses problématiques

renvoient inévitablement à des interrogations sur l’évolution des rapports entre l’économie et

les sciences humaines et sociales et sur la pluralité des registres d’interprétation. Nous

voulons montrer que le concept de « gouvernance démocratique » n’est pas simplement un

cheval de Troie qui permet aux différentes approches institutionnelles de s’introduire sur le

terrain traditionnellement réservé aux économistes. Son émergence relève plutôt de

l’éclatement de l’idéologie néolibérale et conduit à un mouvement de remise en cause des

frontières disciplinaires.

b) Redéfinition des frontières disciplinaires

Quand au XIXe siècle l’économie s’est détachée de la philosophie politique et qu’elle

a séparé son objet d’étude de la sociologie, des frontières entre les disciplines ont permis de

maintenir, au niveau institutionnel, une paix froide soutenue par une division du travail entre

sociologie et économie. Ainsi, Pareto considérait que l’économie étudie les choix rationnels

alors que la sociologie s’intéresse plutôt aux choix irrationnels (valeurs, normes, affections,

traditions…). Selon Parsons (au moins dans sa première période), la sociologie s’intéresse aux

valeurs alors que l’économie étudie la valeur. La phase des premiers rapprochements émerge

suite à ce que Jérôme Gautié appelle le « déclenchement des hostilités » avec les travaux de

Becker et de la « Nouvelle économie institutionnelle »1.

Au cours des années 1960-1970, le paradigme néoclassique est en effet l’objet d’un

élargissement de ses hypothèses, dans un contexte de professionnalisation de la discipline. Cet

élargissement rend possible la prise en compte dans la modélisation économique de situations

jusqu’alors délaissées par l’analyse standard. Un ferme examen des enjeux de cette évolution

est nécessaire si l’on veut que les enseignements du capital social soient en mesure de

débarrasser l’économie néoclassique de sa mauvaise conscience.

1 Gautié J. (2004), « Les développements récents de l’économie face à la sociologie : fécondation mutuelle ou nouvel impérialisme ? », Communication au premier congrès de l’Association Française de Sociologie, Villetaneuse, février, 2004, [Consulté le 07/08/07], 30 p. Disponible sur :

www.ses.ens-lsh.fr/document/gautie1.pdf

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 171

Un mouvement de pluridisciplinarité, plus ou moins critique envers le paradigme

néoclassique (plutôt moins), propose des modèles alternatifs à la représentation de l’homo

oeconomicus (dans la lignée de John Kenneth Galbraith, Albert Hirschman et Herbert Simon)

en partant de la notion de « gouvernance ». Un dialogue entre sociologues et économistes

donne lieu à un renouvellement de la sociologie économique et l’économie normative se

développe en incluant au débat des travaux de philosophie politique et d’éthique (Rawls et

Robert Nozick). Les dimensions institutionnelles, politiques et morales sont appréhendées,

plus ou moins selon les courants, en rupture avec l’économie néoclassique, dans une visée à la

fois méthodologique et substantielle. Ces approches pluridisciplinaires tentent non seulement

de pallier le réductionnisme de la théorie économique mais aussi de contribuer à une

meilleure compréhension des problèmes politiques et sociaux, dans leur interconnexion avec

une sphère économique qui laisse de moins en moins de champs d’intervention.

En considérant les institutions économiques, politiques ou juridiques comme le

résultat de choix effectués par des individus rationnels, l’école néo-institutionnelle intègre

dans une large mesure ses recherches à l’approche néoclassique. Suite aux travaux pionniers

de Coase1, la « nouvelle microéconomie » tente de pallier les insuffisances de l’analyse

standard et remplace l’hypothèse de « transparence » de l’information par une nouvelle

formalisation qui prend en compte les asymétries d’information2. Les travaux de Williamson

rendent compte de l’importance des organisations hiérarchiques sur le marché3 et Douglass

North ouvre la voie de l’analyse du rôle des institutions dans l’histoire économique4.

La même période voit l’extension du modèle économique vers d’autres sciences.

Inspirés par la théorie des choix rationnels, des travaux sur le droit ou les choix politiques et

1 Coase R. H. (1937), « The nature of the firm », Economica, vol. 4, pp. 386-405. Repris dans Coase R. H. (1988), The Firm, the Market and the Law, Chicago, University of Chicago Press, pp. 33-55. 2 Akerlof G. A. (1970), « The market for « Lemons » : Quality uncertainty and the market mechanism », Quarterly Journal of Economics, vol. 83, no 3, pp. 488-500.

Akerlof G. A. (1984), An Economic Theorist’s Book of Tales. Essays that Entertain the Consequences of New Assumptions in Economic Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 206 p. 3 Williamson O. (1975), Markets and Hierarchies. Analysis and Trust Implications, New York, The Free Press. 4 North D. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 172

collectifs 1, voire sur la démocratie2, attestent de l’impérialisme méthodologique qu’exerce le

modèle économique sur les autres sciences sociales. La vie politique est appréhendée comme

un large marché, peu transparent, où peuvent apparaître des zones d’inefficience.

L’intervention publique apparaît alors comme fondamentalement problématique, favorisant

des comportements opportunistes : un grand nombre d’auteurs préconisent le recours (retour)

systématique à la concurrence marchande. A cet égard, Hirschman fait remarquer avec ironie

que « les économistes ont ainsi pris possession de larges portions du domaine politique tandis

que les politistes – dont le complexe d’infériorité à l’égard des économistes et de leurs

instruments de travail n’a d’égal que celui de ces derniers à l’égard des physiciens – se

montraient tout disposés à cette occupation, allant jusqu’à collaborer avec l’envahisseur3. »

L’oubli conséquent de l’Etat au nom de l’absence d’efficacité et le retour au

« prétendu » vieux paradigme libéral au nom de la démocratie réorganisent le fonctionnement

global de la société selon les principes marchands. L’idéologie néolibérale tend à transformer

l’action de l’Etat en un simple « management public », évinçant du même coup les

dimensions normatives de l’action publique et de l’agir social. Le rôle « positif » de l’Etat se

transforme en une action à caractère négatif : elle vise à ce que les règles ne soient pas

violées et oriente les politiques, sous les conseils « éminents » des économistes, de façon à

éliminer des dysfonctionnements et à éviter les risques. L’action ne vise plus à réaliser des

« finalités pratiques», mais à trouver aux problèmes de dérégulation des solutions d’ordre

« technique ».

Mais dans la mesure où sont éliminés les contenus normatifs des problèmes, l’opinion

publique perd sa fonction « politique ». Les problèmes et les « mystères » de l’économie sont

désormais inaccessibles aux simples citoyens et sont uniquement l’affaire de quelques

spécialistes. La politique est aussi reléguée à des « spécialistes » qui, sous l’égide d’un

complexe technico-scientifique, tendent à soustraire les problèmes majeurs de la société aux

débats démocratiques. Le processus interactif d’une démocratie délibérative perd

1 Buchanan J. M. (1954), « Social Choice, Democracy and Free Market », Journal of Political Economy, vol. 62, no 2, p.114-123. Buchanan, Tullock G. (1962), The Calculus of Consent, Logical Foundation of Constitutional Democracy, Ann Arbor, University of Michigan Press. 2 Downs A. (1957), An Economic Theory of Democracy, New York, Harper. 3 Hirschman A. O. (1970), Exit, Voice and Loyalty, Cambridge, Harvard University Press Trad. franç. Besseyrias C. ; Defection et prise de parole. Théorie et applications, Paris, Fayard, 1995, 212 p, p. 38.

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nécessairement son caractère de processus de formation de la volonté politique et cède la

place aux décisions de nature plébiscitaire concernant le simple choix de tel ou tel

« personnel » à la tête de l’Etat1.

L’hégémonie du modèle économique ne semble alors laisser aucune autre voie pour

l’analyse du processus interactif de la démocratie que celle qui est autorisée par la théorie du

choix rationnel ? L’attribution d’un prix Nobel d’économie aux travaux de Becker2,

économiste qui sera nommé au département de sociologie de l’Ecole de Chicago, vient

couronner la théorie du choix rationnel en l’érigeant en une « grammaire universelle » de

l’action humaine. En effet, Becker élargit la notion de capital humain et étend la théorie du

choix rationnel à des phénomènes sociaux tels que la discrimination raciale, l’éducation, le

mariage, le crime ou l’addiction à la drogue. La logique de la recherche de Becker est la

suivante : si, dans le domaine économique, l’individu est censé être rationnel alors on peut

supposer qu’il l’est également dans d’autres domaines. L’économie s’empare alors, avec cet

argument, des domaines relevant traditionnellement de la sociologie, à commencer par la

famille (le mariage, l’éducation…). Cette posture « pluridisciplinaire » est universaliste, dans

le sens où chaque discipline s’empare de tout objet d’étude sur lequel elle applique ses

propres concepts et méthodes. L’approche pluridisciplinaire universaliste développée par

Becker, immédiatement récupérée par Coleman, est devenue la marque distinctive de l’Ecole

de Chicago. Se développe donc, en parallèle à cet universalisme en économie, « un

universalisme sociologique qu’on retrouve chez Granovetter et Coleman3 ». En bref, Becker

est l’exportateur du modèle des choix rationnel et Coleman en est l’importateur4.

Les approches « pluridisciplinaires » universalistes se caractérisent par une ouverture

sur les objets d’études des autres disciplines et non sur les outils et les méthodes d’analyse.

Gautié parle alors d’un réductionnisme conceptuel qui consiste en la mise en œuvre de

l’outillage méthodologique et théorique d’une discipline donnée (la discipline de départ) en

supposant que celui-ci permet de répondre entièrement à la question que se pose le chercheur.

1 Habermas J. (1973), op. cit., pp. 45-52. 2 Becker G. S (1976), The Economic Approach to Human Behavior, Chicago, University of Chicago Press. 3 Gautié J. (2004), op. cit. 4 Ponthieux S. (2006), Le capital social, Paris, Collection Repères, La Découverte, 121 p., p. 7.

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La posture universaliste de Becker est en réalité une posture réductionniste car elle considère

que les comportements non marchands ne sont « rien d’autre » que l’expression d’une

rationalité instrumentale similaire à celle qui régit les échanges marchands. Cette posture du

« Nothing But » se traduit par un impérialisme méthodologique qui désigne l’empiétement

d’une discipline sur l’autre par la négation de la pertinence de son approche.

La posture du « Nothing But » empêche l’établissement d’un dialogue fructueux entre

les disciplines et l’élaboration de nouveaux outillages méthodologiques adaptés aux sujets

d’étude. Les approches « pluridisciplinaires » se réduisent alors à une appropriation des objets

d’études, un emprunt de vocabulaire utilisé pour ces objets et, en l’occurrence, un emprunt

décontextualisé de concepts. On emprunte sans se préoccuper ni du sens précis que les mots et

les concepts avaient dans la discipline de départ ni, a fortiori, de leur insertion dans

l’ensemble du corpus théorique. Seule la place acquise dans le corpus d’arrivée peut être prise

en compte. C’est en suivant la même logique que Bernard Doray distingue une démarche

pluridisciplinaire d’une démarche interdisciplinaire. La première désignerait selon lui des

approches qui permettent de « faire converger sur la même base empirique des disciplines

gardant chacune leurs méthodes et leurs modes de conceptualisation propres » alors que dans

les démarches interdisciplinaires « les concepts eux-mêmes sont l’objet d’un retravail par le

croisement des approches théoriques1. »

Comment ne pas voir dans l’échange pluridisciplinaire qui sous-tend le concept du

capital social les symptômes d’une position épistémologique « profondément idéaliste » au

sens défini par Di Ruzza2 ? Georges Canguilhem a bien défini cette attitude comme étant celle

d’une construction d’« idéologie scientifique » qui consiste à usurper le statut de science en

vertu d’une importation des concepts ou des outils d’une discipline dont on reconnaît le

prestige et on imite le style (en l’occurrence, une sociologie qui emprunte à l’économie un

« modèle » lui-même importé de la physique)3. Mais, dans la mesure où l’approche

colemanienne s’ouvre sur un débat pluridisciplinaire qui inclut aussi bien les sciences sociales

1 Doray B (1990). In. Clot Y., Rochex J. Y., Schwartz Y. (1990), Les caprices du flux : les mutations technologiques du point de vue de ceux qui les vivent, Vigneux, Editions Matrice, 206 p., p. 21. 2 Di Ruzza R. (1988), op. cit., p. 109-110. 3 Canguilhem G. (1977), Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie : nouvelles études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris : Vrin, 1981, 181 p.

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et la philosophie morale et politique en leur substituant une Nouvelle science sociale, il est

important de s’interroger sur la manière dont est conduit ce dialogue entre les savoirs. Telle

qu’il s’accomplit dans la Nouvelle science sociale colemanienne, ce dialogue ne conduit-il pas

à rétablir abstraitement une philosophie idéaliste sous couvert d’une théorie sociale

positiviste ?

Toute discussion sur les conditions d’une connaissance pluridisciplinaire doit

aujourd’hui revenir sur le contexte dans lequel la scission entre les disciplines a été élaborée.

Un examen systématique des liens intellectuels entre l’économie et la sociologie ne peut

rétablir abstraitement, à lui seul, une approche pluridisciplinaire. Mais il peut seulement

ramener à une intuition selon laquelle l’activité humaine (et notamment l’activité

industrieuse) est multidimensionnelle.

Afin de relever le défi de cette multidimensionnalité, nous proposons le recours à une

distinction introduite par Di Ruzza entre une pluridisciplinarité coopérative et une

pluridisciplinarité intégrative. La première renvoie à une coordination entre différentes

disciplines, chacune occupant une place distincte dans la division du travail : il s’agit de faire

co-opérer des compétences en provenance de champs autonomes. Les disciplines établissent

ainsi des dialogues, procèdent à des emprunts, mais ces convocations entre les disciplines ne

portent pas sur le fondement même des compétences respectives. La deuxième désigne une

manière plus subtile de faire dialoguer des spécialistes, des concepts ou des disciplines : une

pluralité de disciplines se confrontent à un nouvel « objet » qui fait appel à la transgression

des frontières et des compétences disciplinaires. Le débat porte alors sur la nature et le champ

des savoirs disciplinaires et un nouveau positionnement théorique, portant en lui le projet de

départ, tente de conceptualiser le nouvel objet. Ce dernier est alors sans cesse recomposé et

redéfini.

La continuité du projet et la discontinuité de l’objet définissent alors un rapport

nouveau entre les disciplines de départ. Elles tendent à se positionner l’une par rapport à

l’autre dans une configuration polarisée : « chaque forme représente un pôle et il n’arrive que

rarement qu’un des deux pôles fonctionne sans que l’autre soit plus ou moins présent1. » Un

tel projet est avant tout un aveu de l’incompétence de chacune des disciplines antécédentes à

1 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), op. cit., p. 83.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 176

traiter, à elle seule, des objets qui apparaissent dès lors comme multidimensionnels. Ensuite,

la pluridisciplinarité intégrative, puisqu’elle re-travaille les disciplines de départ « en les

intégrant et en les renormalisant1 », semble basculer dans l’indiscipline : « indiscipline car

elle est en rupture avec les disciplines antécédentes, indiscipline car elle est constamment en

décalage par rapport aux normes préalables ou prédéfinies, et indiscipline, enfin, car au

fond, elle en peut se définir elle-même comme une discipline nouvelle2. »

Dans ce qui suit, nous nous référerons à cette distinction en cherchant à dépasser le

paradigme de la « simplicité » qui sous-tend les approches pluridisciplinaires du capital

social. L’élaboration de différents programmes de recherche ne va pas sans un relâchement

des frontières entre les disciplines. Une fois que les relations sociales sont au centre ou au

départ de l’analyse économique, la question est de savoir dans quel sens nous pouvons parler

d’une vision « ouverte » des problèmes économiques, quel que soit le mot qui désigne cette

ouverture (pluridisciplinaire, transdisciplinaire, multidisciplinaire… l’objet étant d’aller

tendanciellement vers plus d’indisciplinarité). Cette notion d’ouverture sera comprise dans le

sens entrepris par Di Ruzza, c’est-à-dire dans ces continuums entre savoirs disciplinaires et

« l’indiscipline totale ».

1 Ibid., p. 77. 2 Ibid., p. 83.

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B - Problème de l’émergence d’un consensus normatif : structure et légitimité

Que conclure de l’exposé précédent sur le(s) concept(s) du capital social, sinon que

ses diverses constructions de l’objet économique montrent que l’économie fait pleinement

partie de la société. L’économie est sociale par ses inputs qui sont marchands et non

marchands (subventions, biens collectifs et publics, recherches, éducation, culture,

coopération, engagement…) et ses outputs (biens et services produits, développement des

collectivités, rapport à l’environnement, qualité de vie…).

A cela, la NES rajoute que l’économie est sociale non seulement par ce qui y entre (en

amont) et ce qui en ressort (aval), mais aussi par des instances de régulation reposant sur des

arrangements institutionnels ou encore par les modalités de coordination de ses activités, y

compris celles qui le sont par le marché. Ainsi, la coordination des actions économiques et la

circulation des biens sont rendues possibles par le marché mais aussi par des gouvernances

basées sur un niveau plus élevé d’engagement social (les associations, les réseaux, les

alliances, les communautés et les collectivités les plus diverses). Si, comme l’affirme la

notion d’encastrement, l’activité économique et les relations d’échange sont effectivement des

interactions entre personnes faisant partie de groupes sociaux, alors l’idée centrale de

l’économie est une idée sociologique dans un sens tout à fait fondamental. L’ancien argument

que l’école historique opposait à l’école mathématique reprend ici toute son ampleur alors

même que la controverse méthodologique semble avortée. Granovetter offre à ce sujet une

relecture stimulante de la notion d’« encastrement » telle qu’elle a été développée par Polanyi.

En renouant avec cette thèse, Granovetter ouvre la voie à un dialogue entre la théorie

sociologique et la philosophie moralo-pratique. En effet, il entend ainsi instaurer une rupture

avec les représentations sous-socialisées de l’acteur, aussi bien en théorie économique

(néoclassique et néo-institutionnelle) que dans la tradition utilitariste en philosophie morale

de Hobbes à Rawls. Coleman développe à la suite de Granovetter une version pragmatiste de

l’encastrement. Alors que les interlocuteurs privilégiés du second sont Williamson et Polanyi,

le premier avance une lecture stimulante des œuvres de Rawls et de Nozick, offrant ainsi des

points de convergence entre la théorie sociale et la réflexion philosophique.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 178

1) L’encastrement structurel et l’encastrement historique

Des auteurs comme Durkheim, Marcel Mauss, Polanyi, Godelier ou Bourdieu

partagent tous l’idée selon laquelle l’étude des activités économiques dans les sociétés

traditionnelles doit s’affranchir autant que possible des catégories de la théorie économique

moderne. Ils s’accordent pour dire que nous ne pouvons pas étudier la diversité des formes

historiques d’organisation économique à partir de la figure universelle, donc atemporelle, de

l’ homo oeconomicus.

Mais, alors que Godelier et Mauss se réfèrent à des travaux qui sont, avant tout,

anthropologiques, Polanyi a d’abord développé une approche substantiviste qui privilégie les

processus institutionnalisés et qui se centre sur les interactions entre les hommes et la nature

permettant la satisfaction des besoins. Son parcours lui a permis par la suite, grâce à des

approfondissements et des collaborations avec des anthropologues1, de rejoindre certaines

analyses de Mauss. Les deux approches (substantiviste et anthropologique) s’accordent pour

concevoir le marché comme une institution sociale résultant d’une évolution historique. Son

importance dans le fonctionnement économique s’accroît avec l’autonomisation de la sphère

économique et la rationalisation de l’Etat et du droit. Ces deux caractéristiques sont en effet le

corollaire du mouvement de désencastrement qui marque le passage d’une société

traditionnelle à une société libérale.

Le désencastrement de l’économie dans les sociétés modernes ne signifie pas que le

comportement économique est devenu indépendant de la structure sociale. En effet, Polanyi

met l’accent sur la circulation des biens, montrant que l’échange économique reste

indissociable d’un système social global. Contre l’approche « formaliste » de l’économie

néoclassique, qui renvoie à l’idée d’« économie des moyens » compte tenu de fins données,

Polanyi propose une approche « substantive » d’inspiration à la fois fonctionnaliste et

institutionnaliste visant à montrer comment les systèmes économiques des sociétés pré-

capitalistes sont « encastrés » ou « enchâssés » (embedded) dans le tissu des relations sociales

et dans un ensemble d’institutions sociales « plurifonctionnelles » (familiales, politiques,

1 Polanyi K. et Arensberg C.M. (dir.) (1957), Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris, Larousse, 1974, 348 p.

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religieuses…). Ainsi, selon Polanyi, l’économie de marché est le fruit d’un processus

d’autonomisation de l’économique : son désencastrement.

a) Critique du désencastrement : Hobbes au service des théories sous-socialisantes

Les travaux pionniers de Granovetter partent d’une remise en question de l’héritage de

Hobbes dans la pensée économique et sociologique. Le passage d’un « état de nature » à un

« état de contrat social » est supposé par Hobbes comme le résultat d’un ensemble de choix

individuels effectués par des individus rationnels. A l’inverse de la tradition utilitariste en

sciences sociales, qui va de l’« état de nature » de Hobbes à la « position originelle » de

Rawls (et qui se retrouve au centre de la théorie néoclassique), Granovetter tente de renouer

avec la thèse de l’encastrement du comportement économique dans le social.

L’origine de cette thèse remonte effectivement à Polanyi mais Granovetter affirme que

l’Ecole substantiviste, à la suite de Polanyi et Arensberg, exagère l’opposition entre la société

traditionnelle (où l’économie est complètement immergée dans les relations sociales) et la

société capitaliste libérale (dans laquelle l’économie est supposée autonome). Son article de

1985 s’ouvre sur une relecture de la thèse du « désencastrement » des sociétés

contemporaines (et donc sur une critique de Polanyi même si l’interlocuteur privilégié de

Granovetter est Williamson)1.

Selon Granovetter, si l’utilitarisme néoclassique a résisté aux critiques virulentes qui

lui ont été adressées, c’est surtout en raison de ses postulats liés à l’autorégulation de l’activité

économique. L’éviction de tout discours sur les relations sociales et sur les institutions permet

à la théorie économique de faire abstraction du problème hobbesien de l’émergence de

l’ordre.

Granovetter fait de ce problème le point de départ de sa critique. Il s’attaque alors à la

représentation sous-socialisée de l’acteur qui, dans la théorie néoclassique, reproduit la

conception atomisée héritée de la tradition utilitariste (et à laquelle Hobbes appartenait). Mais,

il veut également éviter la représentation sursocialisée selon laquelle les acteurs « seraient

tellement sensibles aux opinions des autres, qu’ils obéiraient aux diktats des systèmes des

1 Granovetter M. (1985), in. Granovetter M. (2000), op. cit., pp. 75-114.

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normes et des valeurs, la socialisation leur permettant d’intérioriser ces systèmes, engendrés

par consensus, de telle sorte que cette soumission n’apparaisse plus comme contrainte1. »

Même si elle vient contrebalancer la solution hobbesienne au problème de l’ordre, la

solution sursocialisée est aussi insatisfaisante que la première. Granovetter renvoie dos-à-dos

ces deux représentations de l’acteur économique parce qu’elles « partagent une même

conception de l’action et de la décision. En effet, dans les deux cas, ces dernières sont

effectuées par des acteurs atomisés2. »

Granovetter mentionne que la théorie économique (classique et néoclassique) perpétue

la tradition utilitariste qui offre une conception atomisée et sous-socialisée de l’action. Il

s’oppose également à la sous-socialisation de l’individu dans l’approche néo-institutionnelle.

Selon Granovetter, cette tradition « contractuelle » est incapable d’expliquer comment émerge

effectivement un accord normatif sur l’action collective.

L’approche néo-institutionnelle de Williamson se situe dans la continuité de la

tradition utilitariste. Pour ce dernier, les clauses contractuelles et les arrangements

institutionnels rendent coûteux les comportements opportunistes ce qui « pourrait expliquer »

l’émergence de la confiance entre les agents économiques. Granovetter affirme que chez

Williamson, si les agents ne pratiquent pas des actions violentes ou opportunistes, c’est

précisément à cause des arrangements institutionnels qui les rendent coûteuses ou qui les

inhibent. Ces arrangements institutionnels ne visent pas à créer la confiance mais en sont des

substituts fonctionnels. Considérer comme donné ce qui est à expliquer dans l’action sociale

est le principal défaut d’une telle approche. Se référer à des incitations ou à des coûts

économiques pour expliquer l’action sociale revient à ne pas reconnaître le rôle des relations

concrètes et des obligations mutuelles qui engagent ou qui coordonnent l’action des acteurs.

Granovetter s’oppose à une conception sous-socialisée de l’action individuelle aussi

bien qu’à une conception sur-socialisée qu’on peut retrouver dans les travaux de Parsons. Une

conception sur-socialisée conçoit les structures sociales comme exogènes ayant une

« fonction » économique. Granovetter propose un programme de sociologie économique

s’articulant autour des notions d’ « encastrement » et de « construction sociale des marchés ».

1 Ibid., p. 78. 2 Ibid., p. 81.

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En avançant la thèse selon laquelle Polanyi a surestimé l’encastrement dans les sociétés pré-

modernes et sous-estimé le désencastrement dans les sociétés libérales, Granovetter entend

instaurer une théorie continue de l’encastrement : « […] le niveau d’encastrement du

comportement économique est plus faible dans les sociétés non marchandes, que ne l’affirme

les substantivistes […] mais, par ailleurs, [il] a toujours été, et continue à être, plus

substantiel que ne le disent les formalistes et les économistes1. »

Dans l’introduction à l’édition française de ses articles, il modère ses positions sur la

thèse de Polanyi, en prenant en compte les critiques qui lui ont été adressées (notamment par

Bourdieu et le programme du MAUSS)2. Cependant, Granovetter a raison lorsqu’il souligne

que dans les sociétés contemporaines, contrairement à ce que laisse entendre la thèse du

désencastrement, le comportement économique reste dépendant des structures sociales3. Il

nous faut néanmoins soulever certains aspects de la thèse de Polanyi que Granovetter néglige

et qui sont indispensables pour la suite de notre lecture de l’histoire du capital social.

1 Ibid., p. 78. 2 « Les critiques que j’adresse à Polanyi concernent essentiellement les affirmations très polémiques que l’on trouve dans son livre de 1944, La Grande Transformation, lorsqu’il écrit qu’au XIXe siècle, les sociétés sont entrées dans une période radicalement nouvelle où l’économie est devenue encastrée et qu’elle a alors dominé complètement tous les autres modes d’allocation et tous les autres secteurs. Pourtant, dans cet ouvrage, Polanyi fait lui-même apparaître la dimension rhétorique de ces affirmations. »

[…] « Aussi, entre le Polanyi polémique qui surestime l’autonomie du marché et le Polanyi analytique qui, le premier, indique comment on peut étudier la façon dont l’échange, la redistribution et la réciprocité interagissent entre eux et se complètent comme modes d’allocation des ressources dans toutes les sociétés, il est clair que je me sens beaucoup plus proche du second. »

Granovetter M. (2000), « Introduction pour le lecteur français », in. Granovetter M. (2000), op. cit., pp. 33-43, p. 39. 3 « Granovetter reproche à Polanyi de s’enfermer dans l’anthropologie économique et de négliger, pour l’essentiel, les conditions de fonctionnement de la société contemporaine. […] Granovetter a sans doute raison quand il critique les usages du concept d’encastrement (embeddedness). Le plus souvent, on en fait un concept particulièrement adapté aux sociétés primitives parce que l’encastrement y est patent et on néglige de l’utiliser dans le cadre des sociétés modernes où la spécialisation fonctionnelle lui ôterait sa pertinence. Une hypothèse différente vaut d’être faite : l’encastrement est un phénomène présent dans nos sociétés bien plus que Polanyi n’était prêt à le reconnaître. » Gislain J-J., Steiner P. (1995), op. cit., p. 202-203.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 182

b) Encastrement et régulation : Légitimation et systèmes de valeurs

Polanyi a défini trois principes fondamentaux de régulation de l’activité qu’il appelle

les « formes d’intégration » de l’économie : la réciprocité, la redistribution et l’échange de

marché. Dans les économies primitives, l’échange obéit à des normes partagées : ce sont les

normes de réciprocité qui soutiennent l’activité et qui organisent les sanctions. Quand la

redistribution s’adjoint à la réciprocité, l’appareil administratif joue un rôle prépondérant dans

l’organisation de l’activité. Polanyi revient sur le rôle de l’Etat dans la généralisation d’une

société de marché à travers une généralisation de la monnaie, la perception de l’impôt…

Selon Polanyi, ce n’est que dans un deuxième temps, sous l’influence des idéaux

libéraux que l’Etat a joué un rôle déterminant dans la généralisation de l’économie de marché,

abandonnant du même coup son propre pouvoir sur l’économie (désencastrement). Ce n’est

que lorsque l’échange économique se libère du poids des institutions traditionnelles et

étatiques, que l’activité économique devient, avec l’essor du marché, dépendante des lois de

l’offre et de la demande : élimination du contrôle féodal sur la terre, sécularisation des

propriétés de l’Eglise, reconnaissance juridique des droits de propriété et de commerce,

destruction des formes de protection traditionnelles (sur le marché du travail en Angleterre par

exemple), modification des structures de parenté et de voisinage, transformation de la

profession et de la société rurale… Or, l’échange par le marché atteint son paroxysme au

XIX e siècle. La grande transformation explique comment le dépassement du capitalisme

libéral s’accomplit par le retour en force de la forme moderne de la redistribution liée au

marché. L’Etat assume un rôle grandissant dans la régulation de l’économie et de la société1.

Avec l’appauvrissement de la classe ouvrière et les réactions violentes de la société,

l’Etat a dû faire face à une urgence : régler les violences sociales, les divergences et les

conflits d’intérêt sur un marché autorégulé qui ne cesse de s’étendre. Le courant de la

Nouvelle Economie Politique trouve alors chez Polanyi une source d’inspiration considérable

pour établir les fondements d’une critique du déclin des sociétés libérales. Trigilia relie ainsi

les thèses de Polanyi dans La grande transformation avec celles de Claus Offe afin

1 Polanyi K. (1944), La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1995, 419 p.

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d’appréhender le développement du mouvement ouvrier, du syndicalisme et du socialisme

dans une Europe qui développe des réactions qu’il qualifie d’« autodéfense de la société »1.

De même, Habermas parle de ces « régulations du processus économique grâce à

l’intervention de l’Etat » dans les termes d’une « réaction de défense » face à l’effondrement

de l’idéologie libérale2. Rejoignant lui aussi les thèses de Polanyi par le biais des critiques que

Offe adresse aux modes de régulation du capitalisme, Habermas décrit le nouvel

interventionnisme étatique dans la régulation des dysfonctionnements du marché comme un

« programme de remplacement » qui vise à distribuer des gratifications et à guider l’évolution

du système en en éliminant les dérèglements les plus dangereux.

Certes, les formes d’intégration mises en évidence par Polanyi définissent des

systèmes économiques et non des stades de développement du capitalisme, car plusieurs se

combinent dans une même société3. L’analyse de Polanyi est centrée sur la question de

l’échange et sur le rôle de celui-ci dans la construction du lien social et de la hiérarchie.

Cependant, l’encastrement social de l’économie apparaît aussi dans La grande transformation

comme un encastrement politique. Le développement économique est indissociable de la

dynamique d’émergence de l’Etat et du développement des formes de régulation politique.

Les travaux d’inspiration marxiste, ceux de Habermas (ou de Godelier), vont plus loin dans

cette direction en mettant l’accent sur les notions de sous-système (ou de mode de production)

qui entrent en contradiction avec les rapports sociaux.

Pour Polanyi, la « grande transformation » de la fin du XIXe siècle, consiste à

subordonner de nouveau, à l’encontre de la doctrine libérale, l’économie à la politique, à

l’Etat social, à la société globale. L’innovation, telle que Polanyi la décrit, se voit clairement à

propos de l’institution mise au centre de l’analyse : le marché. La triple transformation

(unification, extension, émancipation) de la nature sociologique du marché lors du passage

des sociétés traditionnelles vers les sociétés modernes permet d’opposer deux systèmes de

1 « Le nouveau protectionnisme a toutefois des implications différentes sur la société et sur l’économie. Du côté de la société, il atténue les coûts et les tensions. Du côté de l’économie, il génère des obligations croissantes qui entravent le fonctionnement des marchés autorégulés dans le domaine des facteurs productifs. » Trigilia C. (1998), op. cit., p. 97-98. 2 Habermas J. (1973), op. cit., p. 37-39. 3 Trigilia C. (1998), op. cit., p. 94-95.

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valeurs : traditionnel contre libéral. C’est également la lecture qu’en donne Louis Dumont : le

système de valeur libéral se trouve lors de la « grande transformation » adossé à des

représentations du politique. Ceci permet de parler d’une coexistence d’opposés : c’est une

sorte d’alliage entre la liberté comme norme fondamentale et le dirigisme ou le

protectionnisme comme valeur pratique1.

Le débat sur la transition entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes,

sujet de prédilection pour la sociologie classique, a été remis à l’ordre du jour de la NES par

Granovetter. Polanyi analyse cette transition en liaison avec une division accrue du travail

dans les sociétés traditionnelles. Même si Polanyi refuse de souscrire à l’analyse marxiste de

« stade de développement », il a néanmoins l’intention de relier l’analyse des sociétés

traditionnelles à une théorie socio-historique de l’émergence de l’économie moderne. A la

suite de Smith, de nombreux auteurs comme Marx, Durkheim, Weber, Parsons, et Habermas

montrent que la division du travail s’inscrit dans un processus de différenciation sociale qui

induit la spécialisation des tâches, des rôles, des institutions ainsi que la diversification des

règles, des normes et des valeurs. Et si Polanyi s’écarte quant à lui des théories de la

différenciation, sa théorie du désencastrement de la sphère économique rend compte de

phénomènes analogues qui mettent les questions de modes d’intégration et de régulation de

l’économie au cœur de l’analyse.

Si la notion d'encastrement, telle qu’elle est développée par Granovetter, est utile pour

montrer les insuffisances méthodologiques de l’économie néoclassique, elle se révèle

toutefois insuffisante pour l'analyse des transformations historiques de la société, notamment

dans le contexte actuel d’une évolution rapide des sciences et des technologies. Cette

insuffisance est due au fait que l'approche de Granovetter, bien qu’elle s'apprête à une lecture

de l'histoire du capitalisme, s'intéresse moins à souligner la dynamique historique des liens

entre le marché et la société, qu'au souci de signaler le caractère structural des conditions

d'encastrement des transactions économiques. Dès le départ, le problème que Granovetter

1 « La société démocratique a seulement greffé son modernisme sur un tronc traditionnel : la révolution française n’a pas fait table rase de la famille par exemple, et comme Tocqueville nous a invités à le reconnaître, la démocratie politique elle-même n’a fonctionné correctement à l’échelle d’un Etat que là où elle s’est adossée à des valeurs d’un autre ordre (Etats-Unis, Angleterre). L’idéal est une chose et le fonctionnement de fait en est une autre. » Dumont L., préface de : Polanyi K. (1944), La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1995, 20 p., p. XI-XII.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 185

s’est posé est celui d’ajuster l’analyse des structures macrosociologiques aux postulats de

l’action rationnelle1.

Ainsi, il se propose de construire des ponts analytiques entre les niveaux micro et

macro de la recherche mais il s’est vu reprocher, notamment par Bourdieu, de ne pas prendre

en compte les relations de pouvoir asymétriques dans les réseaux sociaux ainsi que la

conflictualité potentielle de ces relations2. Polanyi dénonçait une fausse évidence : considérés

sous un angle historique, l’économie et le marché ne sont pas une seule et même chose. La

« mentalité de marché » n’est pas valable de tout temps et si elle caractérise une époque où le

comportement économique se libère des contraintes sociales, le désencastrement a été lui-

même l’objet d’un programme de remplacement.

Granovetter s’engage dans une relecture de l’œuvre de Polanyi en privilégiant la

dimension idéologique du désencastrement, affirmant que la dimension pratique introduit un

clivage non pertinent entre les sociétés primitives et les sociétés modernes. En effet,

Granovetter reprend à Polanyi la notion « d’encastrement » en lui soustrayant sa dimension

historique. Selon Granovetter, une société dont l’économie est entièrement désencastrée n’a

jamais et ne peut jamais exister3. Il fait valoir l’idée d’un encastrement structural relatif,

rompant avec l’idée d’un encastrement historique. La thèse discontinuiste de Polanyi se

trouve atténuée, voire même renversée. Ainsi, Granovetter néglige les ruptures qui existent

entre des époques historiques différentes ayant chacune son propre système de valeur. Les

questions de régulation sociale et politique qui sont au centre de la thèse de Polanyi sont

évincées au profit de l’analyse quantitative des réseaux sociaux. Granovetter offre une

méthodologie adéquate à la naissance d'une théorie des interactions sociales mais ne propose

pas une revue des changements nouveaux, ni une prise en compte du contexte que Beck décrit

1 « L’angle d’approche de Granovetter repose moins sur la critique de la rationalité mise de l’avant par les économistes que sur leur conception de l’individu atomisé ».

Lévesque B. (2003), « Pour repenser l'économie en vue d'un développement durable, un aperçu de la nouvelle sociologie économique », Cahiers du CRISES, Collection Working Papers no 0312, 27 p., p. 14. Disponible sur : www.crises.uqam.ca/cahiers/ET0312.pdf 2 Bourdieu P. (2000), op. cit., pp.240-244. 3 « La thèse de Polanyi est même qu’aucune société ne pourrait supporter, ne fût-ce que pendant le temps le plus bref, les effets d’un pareil système fondé sur des fictions grossières. » Le Velly R. (2002), « La notion d'encastrement : une sociologie des échanges marchands », Sociologie du travail, vol. 44, no 1, pp. 37-53.

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en disant que nous faisons l'expérience d'une « transformation des fondements de la

transformation1. »

2) Le cadre institutionnel et le processus interactif d’une démocratie

En réduisant la société à une seule forme d’association et en centrant l’analyse sur le

volume des liens au lieu de la centrer sur leur nature, Putnam considère comme donné ce qui

est à expliquer dans l’action sociale : la convergence à partir d’un processus décentralisé de

décision vers un accord normatif sur l’action collective. Sa théorie des déterminants culturels

de la démocratie est loin de pouvoir expliquer l’émergence d’une « volonté » démocratique et

encore moins l’établissement d’un idéal de communication exempte de domination (au sens

de Habermas). Or, nous ne pouvons pas comprendre comment des acteurs isolés convergent

vers un accord normatif sur l’action collective avant d’avoir explicité :

1) L’origine de cette volonté de gouvernance à partir de l’identification

permanente des valeurs partagées par tous les acteurs culturels.

2) Les mécanismes par lesquels les acteurs peuvent participer à la mise en œuvre

d’un tel accord, de ses objectifs et ses échelles. La politique de gouvernance

doit être comprise comme une politique du milieu produite par lui-même.

C’est en suivant ces deux orientations que le projet colemanien de refondation de la

théorie sociale nous apparaît le plus intéressant. Dans la version colemanienne du capital

social, le rapprochement entre les points de vues économiques, sociologiques et

philosophiques est rendu possible. Malgré ses faiblesses que nous discuterons ci-dessous, la

Nouvelle science sociale de Coleman offre un point de vue stimulant sur l’émergence d’un

consensus intersubjectif. Cependant, l’objectif de notre critique est de :

1) Cerner le capital social dans une définition qui explicite les mécanismes par

lesquels les acteurs interagissent ou communiquent en faisant évoluer les

structures dans lesquelles ils se trouvent. Il s’agit alors d’expliquer comment,

en surmontant les obstacles qui entravent la coordination de l’action, les

acteurs aboutissent à un accord normatif sur l’action collective.

1 Beck U. (1986), La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris : Flammarion, Collection Alto Aubier, 2001, p. 43.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 187

2) Remédier à la réduction des orientations de l’action sociale et à

l’instrumentalisation de la raison qui résultent de l’intention initiale

d’expliquer le consensus dans les sociétés démocratiques à partir de modèles

empruntés à la théorie du choix rationnel.

Une habilitation de l’acteur social doit se faire par la reconnaissance de sa fonction

culturelle grâce à laquelle il n’est plus considéré comme un élément isolé dans la machinerie

sociale, mais comme un acteur qui détient et produit une valeur rare à travers ses interactions

et en participant à la production des normes de son milieu. Ceci nécessite une révision de la

notion de coopération, laquelle risque de donner à croire que les acteurs coopèrent entre eux

sans se remettre en question ou sans inter-changer en faisant évoluer en permanence leurs

positions ainsi que les normes partagées. Afin de déceler les liens existants entre libertés

culturelles et institutions, il faudrait dépasser la simple notion de coopération au profit de

celle « d’interaction et de communication » qui signifierait que les acteurs se modifient

mutuellement au fur et à mesure qu’ils créent des liens sociaux, modifiant simultanément le

milieu commun de l’action.

a) Coleman et la socialisation du choix rationnel : De la philosophie morale de Rawls à la théorie sociale de Coleman

Il est regrettable qu’un grand nombre de travaux consacrés à l’œuvre de Coleman soit

réservé aux aspects techniques de sa théorie. Or, il semble plus judicieux de se livrer à une

lecture philosophique plus générale de Foundations of Social Theory. Coleman ouvre la voie

à une approche sociologique qui se donne comme ambition de renouer avec les principales

questions de la philosophie morale et politique.

De ce point de vue, sa démarche offre un enseignement stimulant malgré l’ensemble

des critiques qui peuvent lui être adressées. D’un côté, elle a le mérite de s’attaquer à

l’héritage de la philosophie politico-morale dans des termes nouveaux, en suivant Granovetter

dans sa critique de la représentation de l’acteur (contre les démarches sur- et sous-

socialisantes). De l’autre, l’ambition d’aboutir à cette fin en partant de la théorie des choix

rationnels offre un nouvel éclaircissement sur les entreprises de Rawls et de Nozick.

Même si Coleman ambitionne d’abord la construction d’une théorie sociale capable de

combler le vide entre les disciplines sociologique et économique, son ouvrage offre une

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perspective intéressante sur le problème de l’émergence des systèmes normatifs ouvrant la

voie à un rapprochement entre la théorie sociale et la philosophie moralo-pratique. Le

problème central que Coleman s’est imposé c’est celui d’expliquer comment les actions

individuelles décentralisées convergent et produisent des phénomènes sociaux. Comme

Granovetter l’a souligné avant lui, le problème hobbesien de l’émergence de l’ordre doit être

le point de départ d’une démarche sociologique qui cherche à échapper aux insuffisances des

représentations sous-socialisées et sur-socialisés de l’acteur. De Hobbes à Rawls, Coleman va

construire les fondements d’une théorie de l’émergence d’un accord normatif sur l’action.

D’un côté, il s’accorde avec le scénario rawlsienne d’un contrat social dans lequel

chacun « se met à la place de l’autre », en le reliant à l’idée kantienne d’un impératif

catégorique, ou à la notion smithienne de « sympathie »1. Le processus par lequel un acteur

s’imagine à la place d’un autre est, selon Coleman, la voie empruntée par la majorité des

philosophes pour aboutir aux principes moraux fondamentaux (la philosophie morale de

Nozick n’emprunte pas cette voie). En partant d’une situation hypothétique dans laquelle il

n’existe que deux positions de départ possibles (par exemple, être homme ou femme) et si

chaque personne évalue d’avance les coûts et les bénéfices de chaque position sans connaître

la sienne, alors tout le monde prendra en compte les intérêts de ceux qui seront avantagés et

de ceux qui seront lésés. On aboutit à un consensus puisque chaque acteur a internalisé les

intérêts de tous les autres acteurs du système. « Les intérêts individuels ne compteront pas

plus que les intérêts de toute autre personne. Chacun parlera au nom de tous2. »

De l’autre, Coleman ne se satisfait pas d’un système philosophique qui prend comme

point de départ un « principe fondamental » définissant ce qu’est un « droit » ou ce qu’est un

« fait moral ». « En dehors du système social, il n’y a pas de point d’observation absolu à

partir duquel un jugement moral peut être fait3. »

Il affirme ainsi que l’hypothèse rawlsienne d’un « voile d’ignorance » ne peut pas

résister à la critique tandis que l’image de l’être humain en tant que détenteur de « droits

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 384-385. 2 « Self-interests will count for no more than the interests of any other. Each will speak in the name of the whole. » Ibid., p. 385. 3 « There is no absolute observation point, outside any social system, from which moral judgment may be made. » Ibid., p. 387.

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inviolables » avancée par Nozick conserve un arrière-plan métaphysique. Coleman entend

plutôt asseoir sa théorie de l’émergence de l’ordre normatif sur des bases plus solides en se

limitant à une explication qui procède par choix rationnels.

Selon Coleman, la moralité d’un système ne se mesure pas de l’extérieur par l’analyste

mais se juge en fonction des positions des acteurs qui, au sein des structures, se livrent à la

maximisation de leurs intérêts. Les acteurs procèdent ainsi à l’échange de certains droits de

contrôle sur les ressources qui ne les intéressent pas pour acquérir les droits de contrôle sur les

ressources qui les intéressent. De ce point de vue, Coleman est plus proche de Rawls que de

Nozick : les droits inaliénables de l’homme, inscrits dans les fondements de la constitution

(implicite ou explicite) d’un système, ne sont pas le point de départ de l’analyse mais le

produit d’interactions entre les acteurs. Coleman affirme, comme Rawls, que l’existence d’un

droit résulte d’interactions visant l’établissement d’un consensus mais, à la différence de

ce dernier, il récuse l’hypothèse d’un voile d’ignorance.

Nous tenterons de montrer dans la seconde partie de ce travail qu’une autre différence

plus fondamentale sépare Rawls de Coleman : chez ce dernier, le consensus n’est pas le

produit d’un « débat » entre les participants à l’action mais le résultat de la poursuite

« muette » des intérêts personnels conduisant à un équilibre. Alors que l’activité discursive

acquiert dans la philosophie de Rawls une dimension constitutive, l’émergence d’un

consensus est, selon la théorie sociale de Coleman, le résultat d’interactions « muettes »

médiatisées par l’intérêt.

La théorie sociale de Coleman occupe ainsi une position duale. D’une part, elle se

livre à une généralisation de la théorie économique conventionnelle dans l’explication de

phénomènes macroscopique tels que les structures collectives, les normes ou les

comportements coopératifs. D’autre part, elle s’intéresse à l’explication des « conditions

préalables » de l’échange (voire les macrostructures qui interviennent dans les termes de

l’échange) tels que les rapports hiérarchiques et les conflits sur les ressources, les relations de

pouvoir, les intérêts des différents acteurs dans l’existence d’un droit ou d’un consensus sur le

droit, etc.

Ainsi, l’interaction conduisant à l’émergence d’un consensus dans la théorie de

Coleman met en relation des acteurs hiérarchisés. Cette représentation des rapports sociaux

est diamétralement opposée à l’idée putnamienne d’une symétrie présumée entre les acteurs.

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Il y a fort à parier que la théorie colemanienne n’aboutira pas à ses fins : nombreuses

sont les critiques qui contestent la pertinence de la méthodologie explicative suivie par

Coleman, jugée inappropriée pour traiter les problèmes de l’ordre normatif. Ainsi,

Demeulenaere voit les raisons de l’échec de l’entreprise colemanienne dans l’ambition même

du projet : expliquer les relations de pouvoir, qui sont avant tout des relations de contraintes,

« à partir d’une position qui est le contraire d’une relation de contrainte, à savoir l’échange

associé à un libre choix1. »

La réduction du problème de la légitimité des droits à une simple question de

« contrôle » sur les ressources a été souvent reprochée à Coleman. Adrian Favell avance ainsi

l’argument que toute philosophie morale est en droit d’opposer à l’approche colemanienne :

« Qu’en est-il des aspirations normatives et morales de cette théorie sociale, et du risque de

retomber dans des explications fonctionnalistes, du moment où les droits individuels sont

posés comme étant secondaires par rapport aux processus de consensus social et de

calcul ?2 »

L’approche colemanienne serait-elle fonctionnaliste, donc inappropriée pour traiter les

problèmes de philosophie morale ? En effet, une hésitation traverse l’ensemble de l’ouvrage

de Coleman et donne lieu à deux stratégies argumentatives.

Tantôt, les interactions sont entièrement régies par l’intérêt personnel (acteur sous-

socialisé au niveau de l’explication microsociale) : une structure d’autorité telle que

l’esclavage est étudiée comme « préférable » du point de vue de l’esclave à « une mise à

mort »3. Selon cette explication, l’esclave choisit de « vendre sa liberté » pour acquérir le

« droit à la vie ». Mais, dans cette transaction s’estompe la structure normative qui dicte le

comportement individuel. Dans cette version, l’émergence des systèmes normatifs est

1 Demeulenaere P. (1994), « Compte rendu de Foundations of Social Theory de James S. Coleman », L’Année Sociologique, 44, pp. 404-411, p. 408. 2 « What about the normative, moral aspirations of this social theory and the threat of falling back into functionalist explanations, once the individual’s rights are made secondary to processes of social consensus and the calculus of policy ? »

Favell A. (1993), « James Coleman : social theorist and moral philosopher ? », American Journal of Sociology, vol. 99, no 3, pp. 590-613, p. 596. 3 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 88.

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effectivement expliquée en partant de l’action individuelle d’acteurs rationnels et

maximisateurs mais, paradoxalement, la structure sociale ne produit plus assez de normes1.

Tantôt, c’est la structure normative qui dicte les positions de chaque individu : la

structure d’autorité dans les sociétés esclavagistes, en plaçant (par le biais d’un consensus) le

droit de contrôle sur l’action de l’esclave entre les mains de son maître, détermine l’allocation

des droits et des ressources de manière qui rend les choix individuels superflus. Dans cette

version, les structures d’autorité produisent des normes effectives. Mais ces dernières ne

s’expliquent plus par les choix rationnels ou par les structures d’interdépendance entre acteurs

rationnels.

Afin de concilier ces deux positions, Coleman ne peut pas éviter une explication

tautologique. Nous avons déjà évoqué les risques de tautologie inhérents à toute explication

fonctionnaliste. Demeulenaere trouve en effet que la démarche de Coleman tend vers la

tautologie lorsqu’elle identifie l’origine d’un consensus dans l’intérêt prévalent de certains

acteurs. Il conclue que cette perspective, plutôt que d’offrir un éclairage sur la légitimité des

droits, réduit la reconnaissance d’une légitimité à une relation de contrainte : « […] la

reconnaissance d’un droit est reconnue à un acteur si celui-ci a suffisamment de pouvoir pour

le faire admettre. […] on peut en effet dire, tautologiquement, que toute action qui intervient

relève par nécessité d’un succès dans un rapport de pouvoir2. »

Ainsi, de ce point de vue, la sociologie de Coleman représente une régression dans le

sens qu’elle rétablit le niveau de l’explication en deçà du seuil défini par la critique de

Granovetter. D’un côté, elle réintroduit une conception atomistique dans l’explication des

prises de décision et, dans ce sens, elle reproduit une représentation sous-socialisée de l’acteur

que Granovetter défini dans ces termes : « Dans la conception sous-socialisée, l’atomisation

découle de la poursuite étroitement utilitariste de l’intérêt personnel3 ». De l’autre, elle

bascule dans une image sursocialisée dès qu’elle se situe à un niveau macrosociologique. Elle

suppose alors que l’émergence des systèmes normatifs découle de l’émergence d’un

1 Favereau O. (2003a), « La pièce manquante de la sociologie du choix rationnel », Revue française de sociologie, 44-2, pp. 275-295. 2 Demeulenaere P. (1994), op. cit., p. 410. 3 Granovetter M. (1985), op. cit., p. 81.

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consensus intersubjectif sur les droits, sans que la question de la légitimité d’un tel consensus

soit posée.

A ce sujet, Demeulenaere avance deux exemples (qui rappellent le style littéraire et le

mode d’argumentation suivis dans Foundations) qui contiennent une critique virulente de la

théorie sociale de Coleman : d’après ce dernier, si les structures de l’autorité et le consensus

intersubjectif permettent de localiser et de situer un droit entre les mains d’un acteur A au

détriment d’un acteur B, alors ce droit existe. Mais Demeulenaere rétorque que l’existence

d’un droit ne lui confère pas sa légitimité :

1) B peut contester la légitimité de ce « droit » et continuer à revendiquer ce qui

constitue, de son point de vue à lui, son droit ;

2) A peut quant à lui remettre en cause la légitimité du droit que la société lui

attribue1.

C’est par exemple le cas des homosexuels qui, malgré la répression qu’ils peuvent

subir dans certaines sociétés, continuent à exercer leurs pratiques amoureuses et à revendiquer

ce « droit ». A l’inverse, un consensus social peut accorder à une femme enceinte le droit

d’avorter alors qu’elle-même conteste ce « droit ». Demeulenaere conclue que « la

théorisation de Coleman est donc, en dépit de son ambition neutre à cet égard, normative,

puisqu’il enracine ultimement la notion de légitimité, sans l’étudier sociologiquement dans

ses différentes nuances et complexités, dans la prévalence d’un intérêt soutenu par un pouvoir

supérieur2. »

L’adhésion d’un individu à un système normatif s’accomplit, dans la théorie de

Coleman, selon le schéma d’une acceptation de l’autorité des normes qui, dès lors, jouent un

rôle semblable à la catégorie hobbesienne du « pouvoir d’une autorité autocratique ». Ainsi,

Elster attire l’attention sur la dérive fonctionnaliste du concept colemanien du capital social :

le capital social se définit par sa fonction ; les actions se jugent en vertu de leurs effets. Selon

lui, Coleman prétend que les normes sont produites par l’action des acteurs rationnels mais sa

1 Demeulenaere P. (1996), Homo oeconomicus, Enquête sur la constitution d'un paradigme, Paris, PUF, 2003, 288 p., p. 258-261. 2 Ibid., p. 261.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 193

manière de traiter les normes se rapproche de la science-fiction [social science-fiction] : « Je

crois que sa manière de traiter [les normes sociales] est profondément insatisfaisante. C’est

un morceau de crypto-fonctionnalisme, malgré son rejet explicite de cette méthode1 ». Aussi,

nous supposons que la critique que Granovetter adressait simultanément aux théories sous- et

sur-socialisantes, du fait de leur « curieuse proximité » avec la solution de Hobbes, s’applique

parfaitement à la théorie de Coleman : « […] les malheureux individus de l’état de nature,

accablés par le désordre qui résulte de leur atomisation, abandonnent volontiers tous leurs

droits à un pouvoir autoritaire et ont, par la suite, un comportement fondé sur l’obéissance et

l’honneur ; ainsi, par le biais d’un contrat social, ils tombent directement d’un état sous-

socialisé à un état sur-socialisé2. » Il faut néanmoins nuancer ce verdict, dans la mesure où la

théorie de Coleman est plus sophistiquée et donc moins sursocialisée que les théories

néoclassiques ou néo-institutionnelle. Il n’en reste pas moins que les liens personnels qu’il

analyse oscillent entre deux positions, « mélange d’hypothèses à la fois sous- et sur

socialisées » selon les termes de Granovetter (dans sa critique de Williamson)3.

En bref, la relecture des Foundations à la lumière de la notion de l’encastrement telle

qu’elle a été définie par Granovetter permet d’affirmer que le défaut de la théorie de Coleman

peut être mis sur le compte d’une modélisation sous-socialisée centrée sur l’action

individuelle qui tente vainement de saisir des catégories sociales et collectives. On peut lui

attribuer la même critique que Granovetter adresse aux modèles économiques qui

s’intéressent aux relations sociales, à savoir : « […] cette façon de prendre en compte les

relations sociales se traduit, de manière assez paradoxale, par le fait que les décisions sont

toujours considérées comme atomisées, même lorsqu’elles sont prises par plus d’un

individu. […] Aussi, l’atomisation, loin d’avoir été supprimée, a simplement été transférée au

niveau de la dyade, ou à un niveau d’analyse supérieur4. »

Faut-il en conclure que l’approche colemanienne est disqualifiée ou qu’elle ne

présente aucun intérêt pour établir les bases d’un rapprochement entre théorie sociale et

1 Elster J. (2003), « Coleman on social norms », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 297-304, p. 298. 2 C’est nous qui soulignons: Granovetter M. (1985), in. Granovetter (2000), op. cit., p. 81. 3 Ibid., p. 95. 4 Ibid., p. 83.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 194

philosophie morale ? Répondre à cette question par l’affirmatif revient à négliger deux

arguments qui plaident en faveur de Coleman.

D’abord, Coleman, n’envisage pas ici de construire une « bonne » philosophie morale

mais une théorie sociale positive et robuste capable d’orienter le discours normatif du

sociologue et de soutenir les politiques publiques en éclairant les prises de décision1. De ce

point de vue, le risque de retourner à un stade de réflexion pré-moral est clairement souligné

par Coleman qui reste conscient des limites de sa démarche. Il affirme lui-même que le

pouvoir inégal des acteurs lors d’une interaction visant l’établissement d’un consensus et leur

inégalité face aux sanctions sociales (il est plus difficile de sanctionner les acteurs les plus

influents quand ils enfreignent les normes) ne doivent pas conduire l’analyste à juger de

l’extérieur la moralité du système.

En énonçant des « principes » normatifs, le philosophe ne fait que rétablir

abstraitement l’égalité ou la moralité dans un système et Coleman en vient à conclure qu’une

telle démarche peut avoir comme conséquences l’énonciation de normes a-morales, voire la

légitimation du totalitarisme. En effet, Coleman reprend différentes critiques adressées au

second principe philosophique énoncé par Rawls qui conduit nécessairement à des

conséquences « totalitaires » : les acteurs qui votent derrière le voile de l’ignorance pour

l’élimination des inégalités autorisent l’Etat à « exercer virtuellement une autorité sans

limite » et il est douteux que tous les acteurs puissent s’accorder ainsi sur les mêmes choix2.

En se limitant aux choix que les acteurs peuvent adopter en fonction de leurs intérêts,

Coleman sacrifie ainsi la question de légitimité, centrale du point de vue de la philosophie

morale, au profit d’un plus grand pouvoir explicatif :

« Les dispositifs que les philosophies politiques et morales trouvent utiles […] contiennent un défaut majeur du point de vue d’une théorie sociale positive. Ce défaut découle du rôle de ces dispositifs dans la transformation de la comparaison interpersonnelle d’utilité en comparaison intrapersonnelle. […] De plus, si une théorie sociale positive se limite à ces hypothèses alors elle ne pourra pas expliquer les conflits interpersonnels ou intergroupes ayant lieu lors de la constitution des groupements3. »

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 604-609. 2 Ibid., p. 332-335. 3 « The devices that moral and political philosophers find useful […] have a fundamental flaw from the perspective of positive social theory. This flaw derives from the role of these devices in

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 195

L’autre argument plaidant en faveur de Coleman a été signalé par Favell : la prémisse

avancée par Coleman (et qui fait que sa théorie sociale partage les mêmes visées que la

philosophie morale) est celle de la réaffirmation de la souveraineté de l’individu. Ainsi, Favell

estime que Coleman, lorsqu’il explore le comportement d’un système social en s’interdisant

de se prononcer sur sa moralité, ne vise pas la réification du système mais tente de trouver les

voies pour protéger l’individu. La fin ultime de la théorie c’est « l’individu en tant qu’être

naturel » et, de ce point de vue, l’individu doit être conceptualisé comme « jouissant d’une

souveraineté qui précède son aliénation dans les diverses structures collectives qui

caractérisent les sociétés modernes1. »

Quatre points permettent de résumer le projet colemanien :

1) Coleman tente de défendre une image plus « humaniste » de l’acteur (l’homme qui fait

sien les intérêts d’autrui et qui « considère » l’intérêt général), en renouant avec les

concepts de « confiance », de « responsabilité », d’« identification »…

2) Mais, il récuse toute tentative de dériver ces concepts de « principes » externes

(impératif catégorique dans la morale kantienne, voile d’ignorance dans les

hypothèses rawlsiennes, réification des droits inviolables de l’homme dans la

philosophie libérale de Locke à Nozick…). La réaffirmation de la souveraineté de

l’homme ne se fait pas au nom d’une « valeur universelle » mais procède par une

« explication » universelle (principe de rationalité) : elle se limite aux rôles ou aux

positions occupés par les acteurs à l’intérieur d’une structure collective donnée.

3) Le problème central auquel il doit s’attaquer est donc celui de l’évaluation interne de

la moralité d’un système d’autorité. Les intérêts collectifs ont perdu leur transparence

pour l’acteur individuel menacé par l’émergence d’acteurs organisationnels [corporate

actors]2. Dans un monde social construit, dominé par des structures construites à

transforming interpersonal comparison of utility into intrapersonal comparison. […] Furthermore, if positive social theory were held to these assumptions, it could not explain interpersonal or intergroup conflict occurring when corporate bodies are established. » Ibid., p. 344-345. 1 Favell A., « James Coleman : social theorist and moral philosopher ? », American Journal of Sociology, vol. 99, no 3, 1993, pp. 590-613, p. 597. 2 Par ce terme, Coleman désigne différents acteurs supra-individuels (associations civiles ou gouvernementales, entreprises, organisations bureaucratiques…). Or, ce terme reste très difficilement traduisible en langue française. Demeulenaere a choisi de le traduire par « groupement » mais il souligne les limites de cette traduction. Nous avons choisi un terme plus proche d’une traduction

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 196

dessein [purposively constructed], il est plus difficile de faire converger les intérêts

d’un acteur individuel avec les intérêts des autres, l’intérêt de la communauté ou

l’intérêt collectif… Il faut donc comprendre le mode de fonctionnement des structures

d’autorité marquées par la figure de l’acteur organisationnel.

4) Enfin, il faut identifier les modes d’action susceptibles de protéger l’autonomie de

l’individu, ses droits et ses intérêts au sein des structures collectives. En d’autres

termes, comment faire en sorte que les individus, tout en étant subordonnés à l’acteur

organisationnel (entreprise ou Etat…), continuent à contrôler collectivement l’action

de ce dernier ?

Il apparaît ainsi que le projet colemanien est proche des thèses des philosophes

politiques ou morales qui dénoncent une crise de légitimité dans les démocraties

contemporaines. Favell note ainsi les rapprochements entre Coleman et Habermas, soulignant

qu’ils partagent les mêmes soucis philosophiques et que « le projet colemanien offre des

échos à ce que Habermas appelle la colonisation progressive du monde vécu1 ». En partant

du cadre quasi-transcendantal des intérêts de la connaissance, Habermas a conceptualisé deux

formes de l’agir : le travail ou l’activité rationnelle en finalité qui est la sphère de

l’hétéronomie et qu’il oppose au cadre institutionnel ou l’activité communicationnelle qui est

la sphère de l’autonomie. Favell constate ainsi que les difficultés liées à cette position

transcendantale (au sens faible mais qui, néanmoins, conduit à la réification des structures)

ont amené Habermas à changer de stratégie argumentative. C’est dans ce sens que Favell

propose de comprendre la tentative colemanienne de réaffirmer l’antériorité de l’autonomie de

l’individu par rapport à l’hétéronomie sans faire référence à un « principe moral » ou un

intérêt transcendant et sans réifier les structures.

De même, la problématique colemanienne se révèle très durkheimienne. Elle propose

d’étudier les modes de remplacement des régulations traditionnelles dans un monde social

construit marqué par la montée des « anomies ». Assurément, Coleman tente de soustraire

cette problématique au cadre fonctionnaliste et de substituer à l’explication holiste une

littérale de l’anglais. Cette traduction reflète l’intention de Coleman d’expliciter le comportement du Corporate actor comme étant celui d’une co-ordination d’actions. L’action collective selon Coleman étant avant tout une action organisée, nous choisissons de traduire Corporate actor par acteur organisationnel. 1 Ibid., p. 608.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 197

méthodologie qui s’astreint aux rôles joués par les acteurs au sein des structures. En

construisant ses modèles à partir des obligations et des récompenses liés à une position dans

un système, il a l’ambition d’aboutir à une fondation solide pour l’instauration des règles

sociales. Dans ce sens, sa théorie contient des points de rapprochement avec différents

courants sociologiques qui prennent comme objet l’action collective au sein des organisations.

Nous noterons ainsi des points de convergence avec la théorie de la régulation sociale

de Jean-Daniel Reynaud, notamment dans son ouvrage Les règles du jeu. Ce dernier

s’intéresse aux processus de convergence des décisions individuelles vers un « projet

commun » et il est amené à réfléchir sur l’ensemble des règles partagées par une communauté

en terme de « ressources », voire de « capital ». En effet, dans cette analyse, Reynaud

explique la formation des règles comme celle d’un investissement (individuel et collectif)

aboutissant ainsi à la conceptualisation d’un capital communautaire1. Néanmoins, si Reynaud

partage avec Coleman le même souci d’éviter l’écueil du fonctionnalisme, il met souvent en

garde contre le danger de déduire les stratégies des acteurs de l’« intérêt » individuel et contre

la vacuité de la séparation entre l’individu et la structure, entre la rationalité de l’organisation

et la rationalité de la communauté, entre rationalité économique et culture2.

Contrairement au schéma métathéorique colemanien, Reynaud travaille ces couples

antinomiques en termes de dépendance en ramenant les règles à l’activité qui les engendre :

un ordre n’est pas un ensemble de règles stables, mais une négociation, le résultat de

processus de correction des « déviations », un processus de contrôles croisés3. Ce n’est pas

une simple interaction entre les acteurs (au niveau micro) qui produit un système de règles (le

niveau macro) qui, à son tour, influence les comportements individuels. Les acteurs et le

système se constituent par la production d’un processus de régulation. Les interactions

conduisent à la modification des règles produites par la négociation et des règles du jeu qui

président à la négociation4. Le problème central de ses analyses n’est donc pas d’expliquer

l’émergence d’un système de règle mais l’activité même de la régulation.

1 Reynaud J-D (1989), Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 306 p., p. 89-90. 2 Ibid., p. 81-87. 3 Ibid., p. 50-54. 4 Ibid., p. 35 ; p. 120-125.

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L’ensemble de la deuxième partie de ce travail sera consacré à l’évaluation de la

tentative colemanienne d’aboutir à une explication du fondement moral de l’action en partant

du choix individuel (supposé rationnel). Nous tenterons alors d’exposer le concept de

« capital social » à la lumière d’une opposition entre le modèle colemanien, qui emprunte sa

méthodologie explicative à la théorie économique conventionnelle, et le projet colemanien de

reconstruction de la théorie sociale. A cet égard, il nous semble instructif de confronter la

conceptualisation colemanienne de l’acteur organisationnel à la théorie de « l’agir

organisationnel » de Bruno Maggi qui, dans la lignée de Reynaud, tente d’aboutir aux

structures organisationnelles par la manière dont se coordonnent les décisions et les actions

décentralisées.

Les structures n’ont pas d’existence indépendante des relations entre les individus :

comme Coleman, Maggi montre que les organisations sont construites par ces relations. Mais

contrairement à Coleman, Maggi décrit l’activité sociale comme un processus d’actions et de

décisions : il parle d’« agir » et non d’« action organisée » pour souligner la dimension

organisante et organisatrice de l’activité1. Selon cette perspective, l’organisation « est un

processus d’action et de décisions qui s’auto-produit et s’auto-régule. Elle n’est pas une

entité concrète, elle n’est ni construite ni déterminée de l’extérieur, elle n’est pas séparée des

sujets qui agissent et qui décident. Le processus se forme, se développe et se modifie par

l’ordre des actions et des décisions des sujets, construisant continuellement les règles de son

propre ordre2. » S’il partage donc avec Coleman le souci d’interpréter le comportement

organisationnel en évaluant la congruence entre les intérêts des différentes composantes, il

conçoit l’intérêt du sujet agissant dans une perspective plus large que le cadre d’un calcul

économique en terme de coûts/avantages.

Puisque la structure est structuration, et que l’organisation est l’auto-organisation de

l’action sociale, l’agir organisationnel de Maggi s’oppose à toute réification des structures :

l’intérêt de l’acteur ne se résume pas à une distribution des récompenses mais s’attache à la

notion plus large de bien-être (physique, mental, social)3. C’est ainsi que la confrontation

1 Maggi B. (2003a), De l’agir organisationnel. Un point de vue sur le travail, le bien-être, l’apprentissage, Toulouse, Octarès, 261 p., p. 25. 2 Ibid. p. 107. 3 Ibid., p. 46.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 199

entre Coleman et Maggi permettra de saisir toute l’ampleur du rapprochement entre les

théories sociales de Coleman et Habermas.

b) Le capital social comme cadre institutionnel : activité sociale et activité symbolique

Le problème de la démocratie reste toujours celui de « lier l’opinion publique (le sens

commun raisonnable et éclairé) généraliste qui se forme par l’espace public général (au sens

de Habermas) et les espaces publics partiels ou spécialisés dans lesquels se forme une

opinion autorisée (selon une tradition propre à un savoir accumulé sous forme de capital

scientifique, artistique, religieux, technologique etc.)1. » La notion de social capital nous

semble inappropriée pour traiter ce problème car l’exploitation interactive de la dynamique

institutionnelle et sociale, indispensable pour l’exercice des droits, des responsabilités et des

libertés, est délaissée au profit d’une notion quantifiable, plus opératoire mais plus

réductionniste. Dans sa forme actuelle le concept est loin d’être le nouveau paradigme pour la

théorie et les politiques du développement. L’apport principal du social capital reste sa

capacité à rapprocher les points de vue sociologiques, économiques, politiques et

philosophiques. Mais, ceci attire l’attention sur les contraintes conceptuelles qui résultent de

l’intention initiale d’apporter au problème démocratique une solution empruntée à la TCR.

La contrainte principale que s’impose la TCR est la réduction de la raison pratique à

une raison instrumentale, en prenant pour référence le modèle de l’accord contractuel conclu

entre deux sujets de droit privé. Au lieu de permettre l’identification des circuits de

responsabilité ou de responsabilisation (empowerment) depuis l’orientation et la recherche

(amont) jusqu’à l’utilisation sociale (aval), le social capital décrit des individus qui

sembleraient être tenus par une obligation de résultat qui les lie à une activité commune

(réciprocité généralisée entre des individus égoïstes). Les rapports les plus récents de la

Banque Mondiale prennent des distances par rapport aux travaux Putnam et se rapprochent

plus du concept de « empowerment » développé par Sen2. Cette notion renvoie à l’idée de

1 Meyer-Bisch P. (2002), op. cit., p. 10. 2 Pour Narayan, les clés du développement consistent à donner du pouvoir à ceux qui en sont privés et à instaurer des institutions fiables assurant la complémentarité entre l’Etat et la société civile. Narayan D. (1999), « Bonds and bridges : social capital and poverty », Poverty Group PREM, World Bank, [Consulté le 07/08/07], 54 p. Disponible sur : http://poverty2.forumone.com/files/12049_narayan.pdf

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 200

pouvoir dont disposent les personnes, étant en mesure de faire des choix, pour agir sur les

conditions de vie qui sont les leurs.

Notre objectif n’est pas de cerner le concept de social capital dans une définition plus

restrictive, en délimitant ses contours et en restreignant le champ auquel il s’applique. Contre

cette tendance, nous défendons un plus grand relâchement conceptuel et nous proposons de

considérer le concept avec l’ensemble des phénomènes auxquels il se réfère comme une

« métaphore ». En s’appuyant sur l’exemple du capital matériel et non pas sur une analogie,

en usant d’une métaphore, nous considérons que le concept de « capital social » renvoie à

l’ensemble des caractéristiques du cadre institutionnel d’une société, dans le sens de

Habermas à moins qu’il ne s’agisse de la notion de « capacité humaine » développée par Sen.

Le « capital social » comme métaphore se réfère ainsi à des coordinations d’actions mais ces

dernières ne sont pas uniquement médiatisées par l’intérêt personnel des co-échangistes : le

concept renvoie également à des situations d’interactions au sens de Habermas, c’est-à-dire

des interactions médiatisées par des symboles.

En réduisant la raison morale-pratique à une raison instrumentale, Coleman (et

Putnam dans une plus grande mesure) manque le sens spécifique des droits et des obligations

qui fondent un « ordre ». Qu’une conception publique de l’ordre tire son autorité morale

d’une raison non publique, c’est là une idée contre-intuitive. Le consensus établi reposera

alors sur « un usage privé de la raison à des fins politiques et publiques ». L’usage privé de la

raison ne peut en aucun cas relever le défi d’une gouvernance culturelle comprise comme une

participation de tous les acteurs culturels, non seulement à sa mise en œuvre mais aussi à la

définition de ses objectifs et de ses échelles. Ce n’est pas une simple gestion pragmatique

insistant sur les bienfaits d’un stock élevé de capital social qui pourrait conduire au

développement économique et à garantir le processus démocratique d’un pays. C’est bien une

politique volontariste qu’il faut et non des plans de gestion : la gouvernance ne serait

démocratique que si les acteurs comprennent qu’ils sont les auteurs des règles auxquelles ils

se soumettent (une politique du milieu par lui-même)1.

1 Habermas J., Rawls J., Débat sur la justice politique, Jürgen Habermas et John Rawls, Paris, Les Editions du Cerf, 2005, 187 p.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 201

Ce n’est que dans l’articulation dialectique du structurel et du culturel, de l’objectif et

du subjectif que l’apport « critique » du capital social peut être pertinent pour une

reconstruction de la théorie sociale. Masquer cette dialectique est une tentative de

réactualisation des illusions de la neutralité de la technique et du politique, voire de sauvetage

de l’idéologie néolibérale. Eriger ces croyances idéologiques en « concept scientifique » est

rendu possible à travers un présupposé qui condense en lui l’articulation des niveaux

politique, économique, social et idéologique dans le cadre d’un même capital. André Gorz

dénonce un tel glissement lorsqu’il affirme :

« Les mots ne sont pas innocents quand ils incluent « naïvement » dans les rapports sociaux du capital ce qui, il y a quelques années encore, semblait devoir leur échapper. Je pense à l’inflation de capitaux que véhicule désormais la pensée dominante : capital culturel, capital éducation, capital expérience, capital social1. »

Le modèle d’une démocratie délibérative auquel nous nous référons consiste

principalement en une « régulation » permanente des problèmes de la vie socio-économique à

travers une interaction entre des associations privées ou publiques, des institutions

gouvernementales ou civiles, des groupes d’intérêts et des acteurs individuels : ces différents

acteurs contribuent ainsi au débat public ouvert qui constitue l’arrière-plan d’un processus

interactif d’une démocratie délibérative. Un trait majeur de l’émergence d’un ordre devient

alors, selon les termes de Reynaud, « la dynamique de l’opinion publique ou la

communication des opinions2 ». L’opinion étant une disposition à agir, l’espace de décision

s’appuyant sur un espace de discussion, l’action collective a elle-même toutes les

caractéristiques d’une décision collective3.

Considérons, par exemple, l’hypothèse de Sen selon laquelle les famines ne se

produisent pas dans des pays démocratiques4. Selon Sen, si les famines ne se sont produites

au XXe siècle que dans des pays souffrant de déficit démocratique c’est parce que la

1 Gorz A. (2003), L'immatériel. Connaissance, valeur, et capital, Paris : Editions Galilée, 2003, 152 p., p.148. 2 Reynaud J-D (1989), op. cit., p. 125. 3 Ibid., p. 130. Reynaud va jusqu’à affirmer qu’il existe là « plus qu’une analogie. Une décision dans une collectivité, par exemple dans une organisation, a tous les caractères d’un acte de régulation. Ibid., p. 272. 4 Sen A. (2005), La démocratie des autres, Paris, Payot, 85 p.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 202

démocratie joue un rôle actif en reliant les différentes sphères d’activité entre elles. En effet,

les famines ne se sont produites que dans les colonies des anciens empires (Inde sous

domination britannique) ou dans des dictatures militaires (Ethiopie, Soudan, Somalie) ou dans

des Etats à parti unique (URSS et Chine). Selon Sen, aucun gouvernement démocratique ne

peut résister au mécontentement populaire quand survient une famine. En comparant l’Inde et

la Chine, Sen défend l’idée selon laquelle la liberté et l’indépendance de la presse et des

autres médias, la présence de partis d’opposition ainsi que l’existence des conditions d’une

« discussion publique » seraient les causes qui expliqueraient comment l’Inde a mis fin, dès

son indépendance en 1947, à des famines qui la ravageait dans le passé1.

Sans être en rupture complète avec la théorie néoclassique mais loin de vouloir

réactualiser l’idéologie libérale qui instrumentalise l’idéal démocratique, la thèse de Sen

soulève le problème central du processus démocratique : le fonctionnement d’une démocratie

est irréductible à des procédures électorales car il présuppose des interactions qui traversent

toutes les sphères de la société. Méconnaître le rôle central que joue le « débat public » dans

le concept de démocratie revient à se méprendre sur l’importance du processus interactif par

lequel une démocratie fonctionne et dont son succès dépend. Une vision moins étroite du

fonctionnement démocratique passe inéluctablement par ce que Rawls appelle « l’exercice de

la raison publique ».

L’interaction née de la délibération intervient également, selon Sen, lorsqu’il s’agit de

régler, par le politique ou par le tiers secteur, les problèmes moins désastreux mais plus

réguliers de la vie socio-économique. Suscitant l’intérêt public ou la sensibilisation aux

problèmes de l’éducation, de la santé ou de la sécurité, un débat public plus vigoureux ou plus

serré améliore l’information et sa circulation et contribue à une meilleure réaction des acteurs

face à des problèmes globalement exposés. Ainsi Sen peut affirmer à propos du succès d’une

gouvernance démocratique que « [L]e rôle de communication et d’information joué par la

démocratie qui fonctionne essentiellement grâce à la discussion publique ouverte, peut être

décisif2 ».

1 La dernière étant celle de 1943 qui fit 3 millions de victimes. Par contre, La Chine a pu connaître entre 1958 et 1961 la plus grande famine enregistrée dans l’histoire sans qu’elle soit accompagnée du moindre soulèvement populaire et sans engendrer la moindre déstabilisation politique. 2 Sen A. (2005), op. cit., p.41.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 203

Le processus démocratique exposé en terme de processus interactif révèle la double

nature de la « discussion publique » : elle est un moyen efficace duquel dépend la réussite

d’une gouvernance politique d’un processus économique et, en même temps, elle est un idéal

de fonctionnement. La liberté individuelle acquiert ainsi, chez divers auteurs comme Sen1,

Freitag ou Habermas, son statut de fin tout en gardant sa fonction de moyen dans un

raisonnement où le positif et le normatif se rejoignent2.

Les problèmes qui seront alors abordés, et que nous essayerons d’éclairer dans la

deuxième partie, découlent du « malaise » théorique éprouvé face à la conceptualisation des

processus de plus en plus complexes. La pluralité des « points de vue » empêche d’aboutir à

des constatations sauf si l’on se réfère à des situations prises et comprises dans leur historicité

et leur contextualité. Des interactions qui se révèlent liées, en fin d’analyse, à des motivations

plurielles rendent illusoire toute tentative de vouloir les saisir à travers une théorie de l’action,

une théorie des systèmes ou une théorie des réseaux. Le rôle de la démocratie, dans la

formation des valeurs et des normes, dans la compréhension des « besoins » et de leur

satisfaction, ainsi que dans la définition des droits et des obligations, doit être appréhendé

dans une perspective interdisciplinaire qui relève le défi d’une analyse pluridimensionnelle de

l’activité.

1 « La discussion publique autour de [ces] carences est non seulement un moyen efficace pour essayer d’y remédier, mais c’est aussi exactement la façon dont la démocratie, selon le mode de débat, est censée fonctionner. En ce sens, les défauts de la démocratie exigent plus de démocratie, et non pas moins. » Ibid. p. 42. 2 Sen A. (2000), Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, p. 190-220.

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Troisième considération intermédiaire : Structure, communication et consensus : Quel

cadre d’analyse ?

Les sociologies de Durkheim et de Weber, ainsi que celle de Polanyi, prennent pour

thème central les transformations qui accompagnent l’émergence d’un système étatique et

économique dit « moderne ». Telle la philosophie qui s’efforce depuis ses débuts d’expliquer

le monde dans son entier et la multiplicité des phénomènes dans leur unité, la sociologie aussi

bien que l’anthropologie culturelle se trouvent ainsi reliées au spectre entier des

manifestations de la totalité sociale. Néanmoins, les deux disciplines, anthropologique et

sociologique, entretiennent des rapports différents avec l’explication historique. Aussi, il faut

s’arrêter une dernière fois sur ce clivage.

Pour Durkheim, la sociologie repose sur la possibilité d’expliquer les phénomènes

sociaux par l’état actuel de la société et non par le passé1. Durkheim s’oppose ainsi à une

histoire de la société qui pourrait être effectuée à coups de hache : « Les étapes que parcourt

successivement l’humanité ne s’engendrent pas les unes les autres2 ». Si le présent s’explique

par le présent, et non pas par le passé, alors Durkheim préfère parler de « formes

d’association » plutôt que de processus. Ainsi, les religions (comme le protestantisme ou le

catholicisme) sont des formes d’association qui combinent les consciences de différentes

manières et constituent des événements de plus ou moins longue durée.

Lévi-Strauss, lui aussi, fait intervenir en ethnologie un modèle théorique dans lequel

l’explication ne fait pas intervenir l’histoire. Mais il refuse de qualifier de « structures » les

formes d’association auxquelles se réfère Durkheim (et qui sont au centre de l’approche

1 « […] il ne peut rien se produire de collectif si des consciences particulières ne sont pas données, mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Il faut encore que ces consciences soient associées, combinées, et combinées d’une certaine manière ; c’est de cette combinaison que résulte la vie sociale et par suite, c’est cette combinaison qui l’explique ». Durkheim E. (1895), op. cit., p.103. 2 Ibid., p.116.

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fonctionnaliste de Parsons). Il parle plutôt de relations sociales, en réservant la notion de

« structure » pour désigner l’ensemble des règles, la syntaxe qui régit les relations sociales1 .

Lévi-Strauss reprend ici à Ferdinand De Saussure une distinction selon laquelle la

structure d’une langue ne se réduit pas aux relations que l’on peut observer entre ses

composantes. Elle en est plutôt la syntaxe, c’est-à-dire les règles qui fixent les relations

autorisées entre les unités de la langue.

Dans l’analyse de Durkheim, la notion de « fonction » reste solidaire d’une

« structure » comprise comme un système. En revanche, Lévi-Strauss procède d’une

conception alternative du système et de la fonction. Au modèle de l’organisme, il substitue

celui de la langue en s’inspirant des oppositions saussuriennes entre « langue » et « parole »,

synchronie et diachronie. La « langue » peut être décrite comme un système de signes

autosuffisant et articulant des sons, en leur donnant un sens. L’élément simple n’ayant en soi

aucune signification, le sens résulte des règles de combinaison et de substitution. C’est la

« parole » qui constitue alors l’articulation et l’actualisation localisée de ce système par les

locuteurs. Face à un comportement donné, l’analyse pluridisciplinaire de Lévi-Strauss

procède en considérant un matériau comme un « énoncé » dont il faut reconstruire la langue.

Bourdieu qui a été au départ très proche du structuralisme de Lévi-Strauss a

commencé à prendre ses distances et il a fini par dénoncer cette méthodologie. Dans sa

préface au Sens pratique, Bourdieu revient sur ses premiers travaux, d’inspiration

structuraliste, en soulignant les contradictions que les modèles structuralistes échouent à

considérer2. Il accuse cette analyse structuraliste d’être incapable de penser son statut de

1 « Le principe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d’après celle-ci. Ainsi apparaît la différence entre deux notions si voisines qu’on les a souvent confondues : je veux dire celle de structure sociale et celle de relations sociales. Les relations sociales sont la matière première employée pour la construction des modèles qui rendent manifeste la structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci ne saurait donc être ramenée à l’ensemble des relations sociales observables dans une société donnée. » Lévi-Strauss C. (1958), Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1998, 480 p., p. 305-306. 2 « Ayant essayé de formuler sur un même schéma circulaire l’ensemble des informations disponibles à propos du « calendrier agraire » je me heurtais à d’innombrables contradictions […] Et des difficultés analogues ne cessaient de surgir lorsque j’essayais de superposer les schémas correspondant aux différents domaines de la pratique : si j’établissais tel ensemble d’équivalences, telle autre équivalence, incontestablement attestée, devenait impossible et ainsi de suite. »

Bourdieu P. (1980b), Le sens pratique, Paris, Minuit, 2000, 429 p., p. 23-24.

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« théorie ». La pratique n’est pas régie par les abstractions du théoricien mais par sa propre

logique1. De ce point de vue, le structuralisme est considéré par Bourdieu comme une

épuration linguistique du culturalisme2. Bourdieu doute de la validité épistémologique de

cette transposition de la construction saussurienne dans le structuralisme3. Il accuse la

linguistique saussurienne de privilégier « la structure des signes […] au détriment de leurs

fonctions pratiques qui ne se réduisent jamais, comme le suppose tacitement le structuralisme,

à des fonctions de communication ou de connaissance, les pratiques les plus strictement

tournées en apparence vers des fonctions de communication pour la communication (fonction

phatique) ou de communication pour la connaissance […] étant toujours orientées aussi, de

façon plus ou moins ouverte, vers des fonctions politiques et économiques4 ». Bourdieu

souligne ainsi la dépendance des structures de force symbolique envers des structures de force

politique5.

Sur un autre plan, Bourdieu s’attaque à toutes les formes d’analyse sémiologique

(inspirées de Saussure) ainsi qu’aux théories d’« actes de langage » (pragmatique inspirée de

1 « La théorie de l’action comme simple exécution du modèle (au double sens de norme et de construction scientifique) n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’anthropologie imaginaire qu’engendre l’objectivisme lorsque, donnant comme dit Marx, « les choses de la logique pour la logique des choses », il fait du sens objectif des pratiques ou des œuvres la fin subjective de l’action des producteurs de ces pratiques ou de ces œuvres, avec son impossible homo oeconomicus soumettant ses décisions au calcul rationnel, ses acteurs exécutant des rôles ou agissant conformément à des modèles ou ses locuteurs choisissant entre des phénomènes ».

Bourdieu P. (1972), Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000, p. 255. 2 « En effet, s’il n’est rien qui manifeste mieux l’insuffisance de la théorie de la pratique qui hante le structuralisme linguistique (et aussi ethnologique) que son impuissance à intégrer dans la théorie tout ce qui ressort à l’exécution, comme dit Saussure, il reste que le principe de cette impuissance réside dans l’incapacité de penser la parole et plus généralement la pratique autrement que comme exécution. » Ibid., p. 247-248. 3 « Placés dans une situation de dépendance théorique par rapport à la linguistique, les ethnologues structuralistes ont souvent engagé, dans leur pratique, l’inconscient épistémologique qu’engendre l’oubli des actes par lesquels la linguistique a construit son objet propre […] . Il est significatif par exemple que, si l’on excepte Sapir, prédisposé par sa double formation de linguiste et d’ethnologue à poser le problème des rapports entre la culture et la langue, aucun anthropologue n’ait essayé de dégager toutes les implications de l’homologie […] entre ces deux oppositions, celle de la langue et de la parole et celle de la culture et de la conduite ou des œuvres. » Ibid., p. 242-243. 4 Ibid., p. 245. 5 « Bref, dès que l’on passe de la structure de la langue aux fonctions qu’elle remplit, c’est-à-dire aux usages qu’en font réellement les agents, on aperçoit que la seule connaissance du code ne permet que très imparfaitement de maîtriser les interactions réellement effectuées. » Ibid., p. 246.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 207

John Austin). Il accuse ces modèles linguistiques de prendre des pratiques linguistiques

comme objet prédéfini et de négliger les conditions sociohistoriques de leur formation. Ainsi,

Bourdieu doute de la validité de la pragmatique formelle de Habermas qui privilégie les

fondements éthiques et rationnels de l’énonciation au détriment des conditions sociales de

l’usage du langage1.

Dans une certaine mesure, nous pouvons être en accord avec la critique

bourdieusienne. Néanmoins, elle menace de re-subordonner entièrement la parole et la langue

à des usages « pratiques » qui éliminent la compréhension intersubjective. Car selon

Habermas, en même temps que toute pratique sociale s’appuie sur le langage (se trouve

constituée sur le terrain du langage), elle a la propriété de retourner en elle-même et de

devenir transparente : le caractère spécifique du langage ordinaire réside dans cette

réflexivité2. Comme l’indique sa théorie de l’agir communicationnel, l’intercompréhension

est inhérente à la communication par le langage comme son telos3.

Il ne s’agit pas là de prendre position avec Habermas contre Bourdieu. D’une part, la

sociologie bourdieusienne détermine d’emblée l’orientation de l’activité discursive en liaison

avec une position dans le champ. Comme le souligne à juste titre Bernard Lahire, les

échanges linguistiques que Bourdieu autorise aux acteurs qu’il étudie s’effacent devant

l’interprétation que l’analyste donne à ces échanges : « Lorsque les agents du champ

produisent des discours (oraux ou écrits), tout se passe comme si ceux-ci étaient transparents

et sans forme, et qu’ils pouvaient se résumer à quelques propriétés fondamentales facilement

énonçables par l’analyste4 ». Ce qui, selon les termes empruntés à Schwartz, revient à juger

en position d’exterritorialité le « sens », précisé chaque fois « à l’avance » par les positions

1 Bourdieu P. (1975), « Le langage autorisé. Les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », Actes de la recherche en sciences sociales, no 5-6, pp. 183-190.

Bourdieu P. (1982), Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, pp.103-119. 2 Habermas J. (1968b), Erkenntnis und Interesse, Francfort-sur-le-Main,

Trad. franç. Clémençon G. & Brohm J-M. ; (1976), Connaissance et Intérêt, Paris, Gallimard, 1986, 436 p, p. 229. 3 Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 297. 4 Lahire B. (1999), « Champ, hors-champ, contre-champ », in. Lahire B. (dir.) (1999), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et critiques, Paris, La Découverte, p. 46-47.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 208

respectives de l’acteur et du chercheur1. D’autre part, la démarche habermassienne a

également ses points faibles. En séparant l’activité symbolique (discursive) de l’activité

concrète (non-discursive) elle se présente comme une tentative de reconstituer une sociologie

critique à partir des traits les plus larges de l’activité. Habermas aboutit à la théorie de l’agir

communicationnel en partant des fondements rationnels intrinsèques à l’argumentation

langagière (à partir de ce qu’elle comporte d’universalisable). La pragmatique universelle de

Habermas se dispense abusivement de relier l’analyse normative aux situations concrètes dans

lesquelles les normes et les valeurs sont l’objet d’un re-travail. Comme le Durkheim de « La

détermination du fait moral », Habermas cherche à montrer le caractère obligatoire des règles

morales :

« Le fonctionnement des règles morales est autoréférentiel ; leur capacité de coordonner l’action fait ses preuves à deux niveaux d’interaction étroitement liés entre eux. Au premier niveau, elles régulent directement l’action sociale en liant la volonté des acteurs et en lui donnant une orientation déterminée ; au second niveau, elles régulent les prises de position critiques de ces mêmes acteurs en conflits. […] L’observateur sociologue peut décrire le jeu de langage moral comme un fait social, expliquer pourquoi les participants de ce jeu sont « convaincus » par leurs règles morales, sans être eux-mêmes capable de justifier le caractère convaincant de ces raisons et de ces interprétations2. »

Or, nous proposons de montrer que le caractère obligatoire d’une règle, que Habermas

tente de dériver des ressources rationnelles de l’activité discursive, dépend de l’« activité de

régulation » et, dans le sens de Reynaud, elle est inséparable d’un « projet ». Comme le

signale à maintes reprises Les règles du jeu, une règle découle de plusieurs sources de

légitimité et l’ensemble des règles ne peut jamais être cohérent.

D’un côté, l’analyse de Reynaud rejoint celle de Habermas lorsqu’il affirme que la

règle puise sa légitimité dans une « invocation » : les uns invoquent les raisons qui la rendent

légitime, les autres réfutent ces raisons et opposent des arguments. En employant « toutes les

ressources à leur disposition pour convaincre et mobiliser3 », les acteurs s’engagent dans des

processus de prise de décisions communes qui rappellent les « prétentions à la validité

1 Schwartz Y. (2000), Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, Toulouse, Octarès, p. 80. 2 Habermas J. (1996), L’intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998, p. 12-13. 3 Reynaud J-D (1989), op. cit., p. 42-43.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 209

critiquables » mises en évidence par Habermas. De l’autre, dans l’analyse de Reynaud la

légitimité n’acquiert un sens qu’à l’intérieur d’un projet et l’activité symbolique est

inséparable de l’activité concrète qu’elle accompagne : « [la légitimité] ne peut être invoquée

en général, comme si celui qui a réussi à la saisir ou qui détient le pouvoir pouvait le faire à

tout propos. Elle est en général relative à un objet, à un domaine ; au sens très large du mot :

à un projet1. »

Nous proposons alors de suivre la définition de Maggi pour qui la structure est la

manière dont se coordonnent les décisions et les actions2. En se situant en continuité par

rapport aux travaux de Reynaud, il décrit la structure comme production et reproduction des

règles de l’agir. En référence à Anthony Giddens, il considère la structuration, la relation

dynamique entre la structure et l’action, en suivant l’exemple – et non pas l’analogie – du

langage :

« Le simple discours, ainsi que l’interaction, est situé tandis que la langue, comme la structure, est virtuelle. Hors du temps et de l’espace. Le langage est constitué de règles pour la production du discours que, en même temps, le discours (re)produit : de façon similaire, la structuration implique le rapport récursif entre la structure – à la fois contraignante et source de possibilités – et l’action qui la reproduit. La dualité de la structure indique donc qu’elle est le résultat (outcome) de l’activité humaine et en même temps le médium de la construction du processus d’action3. »

Plutôt qu’une règle qui s’impose sous la forme habermassienne du meilleur argument,

la régulation selon Maggi (à la suite de Reynaud) n’atteint jamais une forme achevée : elle est

locale, provisoire, résultat de conflit, de négociation et de compromis. Elle est donc une

régulation conjointe. La régulation qui en découle est, nous l’avons signalé plus haut, une

régulation auto-produite : « elle guide l’action, mais elle est toujours transformée par

l’action4. »

1 Ibid., p. 43. 2 Maggi B. (2003a), op. cit., p. 32. 3 Ibid., p. 44. 4 Ibid., p. 42.

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Nous avons déjà évoqué les difficultés que rencontre tout programme de recherche

pluridisciplinaire, la plus importante étant celle liée au problème de conceptualisation du

complexe « individuel-collectif ». Le premier chapitre s’est efforcé de montrer l’insatisfaction

liée à deux traditions : les programmes holistes qui s’intéressent aux déterminations qui

pèsent sur l’individuel ; le programme « économiste » qui construit les étages supérieurs de

l’analyse des activités collectives et des institutions à partir des éléments construits aux étages

inférieurs. Nous pouvons alors supposer qu’un programme pluridisciplinaire doit être capable

d’avancer une autre stratégie, celle de partir à la fois de l’élémentaire et du global, en

analysant à la fois le comportement individuel et les régularités statiques globales d’une

collectivité. Or, cette stratégie, familière aux physiciens, renvoie dans le domaine des sciences

sociales et humaines à des boucles (entre le collectif et l’individuel) qu’aucun concept ou

théorie ne peut a priori mettre en forme.

D’une certaine manière, les boucles entre le collectif et le singulier résistent à toute

« mise en forme », c’est-à-dire qu’elles « ne se laissent pas en-former (enfermer et informer)

par les concepts et les théories1 ».

Il ne faut pas non plus espérer pouvoir simplifier les problèmes par les deux bouts, en

ne considérant que les régularités à grandes échelles et les capacités individuelles et

cognitives. Il faut alors se méfier des tentatives de catégorisation qui sont souvent obtenues au

prix de sacrifices et de réductionnismes. Il faut plutôt « défendre sans relâche une certaine

souplesse dialectique, qui accepte les zones d’ombre, l’imputation à un même concept de

caractéristiques opposées, l’impossibilité de séparer des notions tout en pensant entre elles

des différences essentielles2. »

C’est pourquoi nous proposons aux questions épistémologiques des complexes

local/global et singulier/collectif, cruciaux pour l’analyse pluridisciplinaire en sciences

sociales et humaines, des éclaircissements empruntés à la démarche ergologique. L’essentiel à

retenir est que toute activité humaine est considérée comme le domaine d’un processus de

conceptualisation « en tendance » : la réflexion n’hésite pas à se référer à des concepts

« flous » ou « énigmatiques » ou à des entités collectives « plus ou moins pertinentes ».

1 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), op. cit., p. 63. 2 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 276.

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« D’où également une posture inconfortable1». Le projet ergologique s’ouvre sur l’ensemble

de la vie des sociétés humaines, ouvrant du même coup un espace de pluridisciplinarité qu’il

est impossible de borner.

En effet, la démarche ergologique s’interroge sur la façon d’analyser des situations de

travail, des activités industrieuses et des activités humaines au sens le plus large, tout en

respectant le polycentrisme que nous livre l’analyse de ces situations. Sur un premier plan,

l’activité de nos semblables se livre difficilement à l’analyse si nous la jugeons à partir d’une

situation d’exterritorialité intellectuelle. En court-circuitant l’histoire des micro-entités pour

ne se tenir qu’à une analyse de l’activité à partir de son étage le plus large, le chercheur

s’autorise « une posture d’exterritorialité ». Ceci présuppose que les valeurs efficaces dans

l’activité peuvent être déchiffrées « à partir de leur lisibilité la plus large, la plus partagée

(regarder les situations de travail comme on regarde un zoo). Les valeurs supposées

répertoriées, étiquetées, plus ou moins décontextualisées, je puis en faire le tableau, les

référer à tel ou tel complexe culturel lui-même stabilisé, les hiérarchiser et donc les juger. Et

par voie de conséquence, j’en viens à juger les activités en interaction avec lesquelles les

valeurs opèrent. C’est ce que nous appelons s’attribuer une posture d’exterritorialité2. »

Le processus de couplage théorie-pratique doit donc laisser la place à un processus de

« mise en circulation » de concepts plus généraux qui seraient de nature à faire découvrir des

complexes locaux activités-valeurs. Ce nouveau processus de couplage « ne peut passer que

par la confrontation des savoirs de ceux qui vivent l’activité sociale et de ceux qui tentent de

la conceptualiser3 ». Ceci suppose donc que ces savoirs confrontés soient des savoirs

commensurables. En effet, ce qui est confronté ce sont des savoirs, et non une théorie et une

expérience.

Par ailleurs, les savoirs disciplinaires sont mis à l’épreuve de situations concrètes dans

lesquelles « les concepts n’acquièrent leur signification et leur validation que dans leur

utilisation4 ». Les faits ne servent plus à vérifier ou à corroborer des analyses conceptuelles et

1 Di Ruzza & Halevi J. (2003), op. cit., p. 53. 2 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 81. 3 Di Ruzza & Halevi J. (2003), op. cit., p. 52. 4 Ibid., p. 53.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 212

aucun dispositif expérimental ne peut être utilisé pour légitimer une théorie. Mais, c’est plutôt

l’analyste ou le chercheur qui, se confrontant à des situations de travail et à des activités

humaines, se laisse enseigner par les acteurs les modalités de l’activité. A ce niveau, une

dimension pluridisciplinaire se révèle à la fois indispensable et difficile à définir.

Admettre des disciplines, c’est admettre l’existence de « compétences disciplinaires »

acquises dans des champs qui s’excluent l’un l’autre, ce qui est contradictoire avec la

démarche ergologique1. En nous inscrivant dans la filiation de Di Ruzza, nous retrouverons là

la catégorie de « jeu de langage » qui est au cœur de la problématique de Wittgenstein. Pour

ce dernier, les mots du langage, les concepts, appartiennent à une « activité » et ce n’est que

dans cette activité, cette « forme de vie » que les mots et les propositions prennent sens. Ceci

explique pourquoi tous les concepts, toutes les catégories sont flous : l’ergologie consiste

alors « à faire dialoguer entre eux les différents « jeux de langage » qui participent de « la vie

des sociétés humaines », et ceci sans qu’aucune hiérarchie soit établie entre eux : langages

des « sciences sociales et humaines » existantes, langages exprimant les diverses valeurs dont

sont porteurs les activités et les gestes (valeurs religieuses, éthiques, esthétiques,

philosophiques, et toute autre idéologie pratique), et langages de ceux qui vivent les activités

et les gestes2. » La démarche ergologique ne peut que constater la dissolution des

compétences disciplinaires, les disciplines disparaissant en tant que disciplines « pour se

fondre dans leur contraire, à savoir l’indiscipline3 ».

1 Voir notre deuxième considération intermédiaire. 2 Di Ruzza & Halevi J. (2003), op. cit., p. 64. 3 Ibid., p. 64.

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BILAN DE LA PREMIÈRE PARTIE : LA THÉORIE SOCIALE À LA LUMIÈRE DE

L’APPROCHE ERGOLOGIQUE

La démarche ergologique nous semble adaptée à des situations dans lesquelles

s’entremêlent le général et le singulier, le global et le local et, dans ce sens, elle permet

d’avancer une nouvelle manière d’envisager la division du travail intellectuel entre les

disciplines. En effet, la démarche ergologique défend une position par laquelle une analyse

« à la loupe » se révèle indispensable pour mener à bout des recherches sur les niveaux

supérieurs de la société1. Un tel positionnement résulte d’un examen du fonctionnement du

modèle productif taylorien où l’on constate l’existence d’écart irréductible entre le travail

prescrit et le travail réel accompli par les travailleurs, où l’on ne peut que conclure que

l’activité ne peut pas être parfaitement anticipable. Etant donné que l’activité humaine est un

« lieu de rencontres singulières entre le prescrit, le prévu, l’anticipé, le normalisé, et

l’histoire personnelle des êtres humains2 », seul l’individu peut plus ou moins expliquer les

écarts entre les normes antécédentes et son activité réelle.

La démarche ergologique repose sur un positionnement originel et principiel

fondamental : rien ne peut être dit sur une situation indépendamment de ceux qui la vivent et

qui la produisent. Si le chercheur se place en position d’extériorité par rapport à l’activité,

cette dernière ne peut être anticipée par aucune puissance intellectuelle qu’au prix d’une

standardisation ou d’une neutralisation de la situation spécifique et singulière3. L’ergologie

préconise alors une position par laquelle le chercheur va à la rencontre de ceux qui vivent

1 « Ce souci de détail – aller voir dans le micro – n’est pas du tout sans enjeu macroscopique, dans la mesure où, […] à négliger ces niveaux apparemment « résiduels » des activités humaines, on se coupe d’une prise intellectuelle sur la matrice même de l’histoire des sociétés. » Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 34. 2 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), op. cit., p. 51. 3 « Cette impossibilité de neutraliser l’histoire de l’entité qui à un certain moment se cristallise tendanciellement comme relativement pertinente pour négocier la resingularisation des normes antécédentes, nous la désignons comme l’exigence de prise en compte de la « logique d’amont » (ou encore axe de registre deux) ». Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 82.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 214

l’activité et la produisent. Ceci impose alors une contrainte que doit assumer l’analyste ou le

chercheur, celle de se faire enseigner ce en quoi une situation est une « production » et non

une « application ». Ces exigences conduisent cette démarche à s’attribuer une position

inconfortable.

Une première raison de cet inconfort intellectuel a déjà été soulignée à plusieurs

reprises dans cette première partie. L’activité telle qu’elle est envisagée par la démarche

ergologique ne se prête pas à une définition restrictive car elle est en rapport avec des valeurs,

souvent contradictoires, elle est donc arbitrage. Dans un langage philosophique plus

approprié, Schwartz affirme qu’elle est le lieu et l’occasion de « dramatiques d’usage de soi »

et le « moment d’une expérience toujours singulière remettant en jeu les normes propres d’un

soi énigmatique, en situation de « rencontre », de destin à vivre1. » L’ergologie se définit

alors autour de questionnements sur la façon de penser l’activité de nos semblables, sur les

conditions préalables à un usage juste de l’intellect.

Bien qu’une recherche habermassienne, qui va dans le sens d’une tendance à la

généralisation des valeurs, ne soit pas sans intérêt pour une meilleure compréhension du

complexe local-global, l’ergologie restitue plutôt l’angle d’une science possible du sujet

singulier. Contrairement aux démarches méthodologiques individualistes, qui se basent sur

un psychologisme minimal (rationalité de l’acteur) et sur un sociologisme minimal (individus

plus ou moins interchangeables), l’ergologie se positionne dans une démarche qui restitue à

l’individualité toute sa singularité et toute son intimité. Restituer cette dimension de

l’individualité revient à concevoir l’activité comme un creuset ou un lieu de confrontation

entre plusieurs logiques. Les normes antécédentes et homogénéisantes n’étant pas suffisantes

pour rendre compte d’une émergence locale toute singulière, il est totalement inapproprié

d’analyser l’activité des êtres humains à partir de modèles généraux de fonctionnement en

faisant abstraction des individus réels, de leurs efforts à renormaliser leur univers, de leurs

potentialités renormalisantes et de leurs dispositions à proposer une configuration modifiée2.

1 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 78. 2 « Ainsi, à tous les niveaux du social, du plus micro au plus macro, existent des formes spécifiques de normes antécédentes ; mais celles-ci ne donnent jamais seules la clé des histoires propres par lesquelles se sont constituées ce que nous appelons des « mises en patrimoine ». » Ibid., p. 604.

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Sur un autre plan, l’ergologie pense les situations de travail, ainsi que toute activité

humaine, comme un travail sur les valeurs. L’investigation sur un « collectif de travail » et

l’observation des situations d’activité individuelle ou collective montre que la question des

normes est centrale. « L’axe axiologique n’a certes pas à être éliminé du regard porté sur nos

semblables1 ». Nous l’avons déjà signalé à plusieurs reprises, les protagonistes d’une activité

donnée accomplissent des tâches grâce à leurs efforts spécifiques à agir normativement dans

des circonstances qui sont les leurs. C’est en tant que « sujets » d’actes pratico-normatifs (au

sens moral de la philosophie) qu’ils se découvrent à l’analyse2. Refuser de s’orienter par

rapport à ce que Schwartz appelle « le pôle de l’humanisme énigmatique » revient à courir le

risque de « médire de nos semblables, en leur refusant une conscience de commensurabilité

avec l’universel humain3 ». Le rapport des savoirs à l’activité fait donc intervenir un univers

de valeurs d’une façon qui conduit l’objet de la connaissance à subir un décentrement qui

explique l’inconfort intellectuel et son ampleur. La question centrale que pose alors la

démarche ergologique sera celle de savoir comment produire des connaissances en suivant les

principes définis ci-dessus. Ou, « comment produire des connaissances, compatibles avec ce

« polycentrisme », sinon dans la construction des lieux où ce rapport triangulaire entre

activités, savoirs et valeurs devienne l’objet d’une épistémologie explicite ?4 »

La dialectique entre ces deux registres5 sera donc l’objet d’une confrontation avec les

thèses de Habermas qui opposent l’activité communicationnelle au « travail » supposé comme

relevant d’un agir instrumental ou stratégique. A cet égard, Habermas nie la possibilité qu’une

« communication » puisse se réaliser au sein du sous-système économique et parle d’une

pseudo-communication laissant entendre que le travail professionnel reste soumis en dernier

lieu aux objectifs économiques (obéissant au schéma d’une activité rationnelle par rapport à

une fin). Contrairement à l’approche dichotomique de Habermas, qui sépare le travail de

1 Ibid., p. 597. 2Et cela bien que « les individus et les entités collectives portent des « options normatives » de fécondité et de degré d’universalisation très inégaux ». Ibid. p. 597. 3 Ibid., p. 83. 4 Ibid., p. 83. 5 « […] le risque majeur étant de confondre les changements de moyens, de procédures, codifiés et anticipés dans le langage (ce que nous appelons le Registre I) et les changements dans l’axe de l’historique, de l’expérience, de « l’activité » (ce que nous appelons le Registre II) ». Ibid., p. 279.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 216

l’interaction, Schwartz note à juste titre que l’activité industrieuse, en convoquant le « soi »

corps et âme, est elle aussi porteuse de normes et de valeurs éthiques, toujours en négociation.

L’activité communicationnelle telle qu’elle est envisagée par Habermas ne se situe donc pas

dans le triangle activités-savoirs-valeurs.

« L’activité au sens où nous l’avons entendue, on ne la retrouve pas chez lui, telle que pourtant elle a cette « virulence » de retraitement, par laquelle les problèmes du social et du bien commun seraient dans ce triangle, remis en chantier en permanence, en traversant les « disjonctions » monde vécu/système1 ».

Une autre difficulté concerne le problème de l’histoire et se trouve directement liée à

cette dialectique posée dans le cadre de la démarche ergologique : comment se donner les

moyens de penser l’histoire d’une science à la lumière d’une dialectique entre les deux

registres définis ci-dessus ? Tenir compte d’une telle dialectique nous conduira à considérer

l’impossibilité de dresser l’historiographie de la sociologie économique en se limitant à

l’histoire de ses concepts ou en soustrayant le travail des concepts au contexte, aux enjeux et à

la tension dans lesquels ils furent élaborés. Il s’agit plutôt pour nous d’en dresser un schéma

qui tente de faire droit à la présence de « l’altérité énigmatique » de la science c’est-à-dire un

entrelacs d’enjeux, de politiques, de problèmes techniques et industriels2. En effet, le but de

notre histoire conceptuelle du capital social n’était pas d’en offrir une nouvelle définition qui

vient s’ajouter à l’inflation des « capitaux » (économique, humain, social, culturel,

environnemental, santé...). Notre ambition n’était pas de proposer une reconstruction de la

sociologie économique en se référant à une nouvelle lecture de son histoire mais de poser des

questions d’ordre épistémologiques sur la façon dont peuvent se construire des projets

pluridisciplinaires. Cette lecture historiographique nous amène donc, paradoxalement, à sortir

du cadre de la critique théorique. En empruntant à Di Ruzza cette formulation, nous pouvons

affirmer qu’aux questions épistémologiques que nous nous sommes posées au sujet du capital

social, nous tenterons de trouver des réponses ergologiques.

1 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 84. 2« Le rapport de chacun à son activité s’inclut dans un enchâssement de milieux (de travail, de vie quotidienne, milieu social et civil), traversés d’histoire et de culture, où circulent en positif ou en négatif des valeurs du vivre ensemble, plus ou moins cristallisées dans des normes, des institutions, des outils, des organisations… ». Ibid., p. 35.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 217

DEUXIÈME PARTIE- ENQUÊTE SUR LE RECOUVREMENT DES DETTES DANS UNE

BANQUE LIBANAISE : TRAVAIL ET COMMUNICATION

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 218

Comme l’indique son titre, Foundations of Social Theory est un ouvrage qui propose

un projet de re-fondation de la théorie sociale. L’aboutissement d’un tel projet est la

reformulation de « la » tâche et de « la » méthode des sciences sociales donnant lieu à la

« Nouvelle science sociale » [New social science]. James Coleman propose, en opposition aux

sciences sociales non-réflexives, une théorie sociale pragmatiste qui a atteint la conscience

d’elle-même comme théorie-pratique, c’est-à-dire une théorie qui prend conscience de son

statut d’activité sociale visant la construction et la transformation des structures sociales

qu’elle étudie.

En plus de ce statut, la théorie réflexive doit rendre compte dans sa démarche

théorique de cette volonté d’agir sur les structures. Selon Coleman, la cohérence entre le

contenu de la théorie et son statut d’activité est un nouveau critère qui s’ajoute aux deux

exigences habituelles : la cohérence interne et la conformité avec la réalité1. Les questions que

nous sommes en droit de poser s’imposent donc à la lecture des Foundations : Coleman est-il

conséquent dans sa démarche ? La Nouvelle science sociale est-elle une science réflexive ?

Comment une théorie sociale peut-elle saisir l’activité sociale tout en sachant qu’elle

appartient elle-même à son objet d’étude ?

Le présent travail est animé par une intuition selon laquelle le projet colemanien de

fondation réflexive ne coïncide pas avec le modèle analytique qui le sous-tend. Le projet

exclut l’action individuelle, jugée socialement insignifiante, et tente de reconstruire les

structures de l’action en partant du niveau des interactions sociales. Selon Coleman, un

système de règles n’est pas une structure objective, mais puise sa légitimité dans un consensus

intersubjectif entre les participants à l’activité sociale. En vertu d’un tel projet, Coleman met

en scène des interactions ancrées dans la communication et tributaires d’une définition

commune des droits (même si elles sont médiatisées par l’intérêt personnel des co-échangistes

et non par des symboles). Quant au modèle analytique, il contient moins d’éléments que

l’ensemble du projet. Il retrace les situations d’interactions à partir d’un concept de rationalité

calculatoire. Les interactions médiatisées par l’intérêt permettent de construire une « théorie

sociale robuste » qui n’a rien à envier aux modèles économiques néoclassiques. Quel est donc

le socle destiné à porter les fondements de la théorie sociale colemanienne ? Est-ce

1 Coleman J. S. (1990), Foundations of Social Theory, Cambridge: The Belknap Press of Harvard University Press, 993 p., p. 610.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 219

l’interaction sociale qui met en rapport plusieurs acteurs qui participent conjointement à la

régulation de l’action collective ? Ou la poursuite de l’intérêt matériel par une « conscience

solitaire » qui cherche à maximiser son utilité ?

L’intérêt joue un rôle central dans cette construction théorique. Dès le premier chapitre

des Fondations, intitulé « La métathéorie : L’explication en sciences sociales », Coleman

formule les principes de l’individualisme méthodologique qu’il adopte et notamment le

« principe normatif explicite » qu’il impose aux actions des acteurs (individuels ou

organisationnels) : les acteurs sont rationnels et cherchent à maximiser les réalisations de

leurs intérêts. Il affirme d’entrée que « l’intérêt jouera un rôle central dans la théorie

présentée dans ce livre », un rôle comparable à celui qu’Helvétius avait formulé au XVIIIe

siècle et que Coleman cite : « De la même manière que l’univers physique est gouverné par la

loi du mouvement, l’univers moral est gouverné par la loi de l’intérêt1. »

Coleman expose ensuite sa « théorie explicite » en quatre parties consacrées aux

développements qualitatifs et une cinquième partie réservée à la démonstration mathématique.

Dans la première partie des Foundations intitulée « Actions et relations élémentaires »,

Coleman introduit les éléments d’un modèle théorique dont l’objet est d’expliquer le niveau le

plus élevé de l’organisation sociale à partir du niveau le plus bas des interactions sociales. Les

relations sociales sont conçues comme des « transactions » qui forment un véritable « marché

de l’échange social » (dont le marché des biens et services n’en est qu’un cas particulier).

Coleman identifie d’abord les éléments de l’interaction sociale : les acteurs et les ressources

(ou les événements). Il définit ensuite les deux relations élémentaires qui peuvent relier les

acteurs aux ressources : les relations de contrôles et les relations d’intérêts. Le modèle le plus

simple de l’échange se compose alors de deux acteurs au moins, chacun disposant du contrôle

des ressources qui peuvent intéresser l’autre. Chaque acteur procède ainsi à l’échange du

contrôle (ou du droit de contrôle) de ses propres ressources (actions) contre le contrôle (ou le

droit de contrôle) des ressources (actions) de l’autre. Dans ce système d’échange, « les

1 «The French philosopher Helvetius expressed this view : “ As the physical world is ruled by the laws of movement so is the moral universe ruled by the laws of interest”. […] Interest will play a central role in the theory presented in this book. The role it plays is close to that envisioned by Helvetius in the eighteenth century. » Ibid, p. 28-29.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 220

acteurs détiennent un seul principe d’action, celui d’agir afin de maximiser la réalisation de

leurs intérêts1. »

Or, ce principe d’action s’attache uniquement aux mobiles égocentriques. Il ne se

règle pas sur l’analyse des interactions sociales mettant en relation deux acteurs au moins. La

restriction de la méthodologie explicative au calcul rationnel, Coleman la partage avec la

théorie néoclassique. Elle ne semble pas gêner son entreprise de fondation de la théorie

sociale puisque l’échange, tel qu’il le conçoit, ne se limite pas aux seuls biens économiques

mais intègre également les ressources ou les événements non économiques : les menaces, les

promesses, les attentes réciproques et les récompenses s’insèrent comme autant de

composantes de l’interaction sociale2.

Non seulement cette restriction de l’activité au principe téléologique de l’action

rationnelle par rapport à une fin ne semble pas contraignante pour Coleman mais elle le

réconforte aussi dans sa stratégie argumentative. Le problème central auquel le modèle

colemanien s’attaque est l’explication de l’émergence des normes. La reformulation du

problème de Hobbes en termes de droits de contrôle permet ainsi à Coleman d’introduire les

notions de communication, de légitimité des droits et de consensus intersubjectifs. Sur la base

solide d’une sociologie des choix rationnels, Coleman entend asseoir sa critique des systèmes

d’autorité et de l’organisation sociale moderne dans laquelle l’acteur organisationnel

[corporate actor] surplombe l’acteur individuel. C’est dans cet environnement marqué par le

déclin des formes traditionnelles du capital social primordial (relations de voisinage, religion,

famille…) et son remplacement par une forme d’organisation construite à dessein

[purposively constructed] que le projet de re-fondation colemanien prend toute son ampleur.

Le projet de refondation de la théorie sociale se donne comme tâche principale de re-

socialiser le choix rationnel. L’outil conceptuel pour cette reconstruction est le capital social

qui intègre les obligations et les attentes, les canaux d’informations et les normes sociales. Le

1 « Actors have a single principle of action, that of acting so as to maximize their realization of interest. » Ibid., p. 37. 2 « Those transactions include not only what is normally thought of as exchange, but also a variety of other actions which fit under a broader conception of exchange. These include bribes, threats, promises and resource investments. It is through these transactions, or social interactions, that person are able to use the resources they control that have little interest for them to realize their interest that lie in resources controlled by other actors. » Ibid., p. 29.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 221

point fort de cette analyse est que Coleman aboutit à cette entité collective à partir d’une

explication sociologique individualiste. Jusqu’ici, aucune circularité ne peut être attribuée au

modèle. Toutefois, le passage du niveau analytique au niveau de la fondation théorique est

corrompu par le cadre restreint de la sociologie des choix rationnels. Ainsi, pour résumer

l’architecture conceptuelle de Coleman, nous pouvons dire que la tâche principale qu’il

assigne à la théorie est sa capacité à orienter la construction des structures de la société

moderne dans laquelle les individus ont perdu leur « autonomie » face aux acteurs

organisationnels. Pour parvenir à relever le défi d’une telle reconstruction, la théorie sociale

doit offrir une compréhension des mécanismes de l’organisation sociale moderne. Dans ce

nouveau mode d’organisation, les interdépendances entre les acteurs font appel à un potentiel

inédit de coordination des actions. La théorie sociale doit par conséquent retracer les

trajectoires qui permettent de passer du niveau de la coordination étroite entre les acteurs au

niveau de l’organisation sociale. Dans le schéma théorique qu’il propose, cette transition

devient le socle de sa refondation de la théorie sociale, comme le montre la Figure 9. C’est

sur la base d’une telle transition « [3] micro→macro » que la théorie peut s’affirmer comme

outil conceptuel pertinent pour guider les politiques publiques et, plus généralement, l’action

collective qui propose d’agir sur les structures sociales.

Figure 9- Les transitions [1] macro→micro ; [2] micro→micro ; [3] micro→macro comme remplacement de l’explication holiste [4] macro→macro selon Coleman1

1 Ce schéma est d’abord introduit comme critique du modèle wébérien. Mais Coleman entend en tirer l’architecture générale de son système. Ibid, p. 8. Nous avons reproduit le schéma tel qu’on le retrouve

Effet sociétal

Effets sur les individus Actions individuelles

[1]

[2]

[3]

[4]

Action

organisationnelle ou politique

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 222

Contre les théories sociologiques holistes qui se placent directement au niveau des

phénomènes macrosociologiques ([4] macro→macro), et contre la théorie économique

néoclassique qui prétend déduire le comportement macroéconomique par agrégation des

comportements individuels, Coleman propose une architecture en boucle [Coleman’s boat].

La théorie sociale devient ainsi un vecteur de coordination, une forme d’orientation

pour la construction de l’environnement social moderne. Néanmoins, une indécision traverse

cet ouvrage et menace sa cohérence, voire sa consistance : quel est le cadre conceptuel qui

permettra de reconstruire une théorie réflexive de la société ? Est-ce le concept de rationalité

individuelle qui sert de structure méthodologique pour l’explication ? Ou l’interaction qui

définit la légitimité des droits et qui conduit à l’établissement d’un consensus sur l’action

collective ? L’analyse des stratégies argumentatives du projet de re-fondation ne lèvera pas

cette indécision.

Tantôt, c’est le modèle analytique qui constitue pour Coleman les fondements de la

théorie sociale. L’individualisme méthodologique et la théorie du choix rationnel permettent,

sur la base solide d’une théorie positive de l’action, de fonder le discours normatif de la

théorie sociale. Sur la base d’une « théorie explicite », Coleman entend dégager les

fondements normatifs d’une science sociale réflexive, c’est-à-dire, une science qui se

découvre comme appartenant à son objet d’étude. Dans cette version que nous qualifierons de

fondation utilitariste, le modèle colemanien se donne comme instrument de la connaissance et

de la construction du monde social. En effet, Coleman fait explicitement référence au modèle

économique qui permet sur la base d’une théorie positive de fonder le discours de l’économie

normative. Il fait également référence aux travaux de Nozick et de Rawls qui fondent une

philosophie politique et morale sur la base de l’utilitarisme1.

Tantôt, c’est l’ancrage pratique de la théorie, sa réflexivité, qui constitue le point de

départ du projet de re-fondation des sciences sociales. La préface des Foundations s’ouvre sur

cette volonté de déduire les présupposés théoriques en partant de la visée pratique de la

théorie. Selon cette deuxième version, que nous qualifierons de fondation pragmatiste, la

connaissance théorique n’a pas d’autre garant que sa capacité à orienter l’action. Ce sont

dans Steiner P. (2003), « Les Foundations de James S. Coleman : une introduction », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 205-229, p. 208. 1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 40-41

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 223

l’« utilité pratique » de la théorie, sa capacité d’agir sur les structures et sa pertinence pour

orienter la construction du monde sociale qui donnent les fondements de la connaissance du

monde social. Les critères de la théorie sont explicitement pragmatistes et en référence à

Popper : « L’explication est satisfaisante si elle est utile pour les formes d’intervention

spécifiques pour lesquelles elle est destinée1 ». Dans cette version, c’est la réflexivité de la

théorie qui lui permet de s’assurer de son statut d’instrument pour la connaissance et la

transformation des structures. Et c’est justement cette réflexivité qui sert à Coleman de

contexte de justification pour la méthodologie explicative et pour la sociologie des choix

rationnels.

En bref, si nous partons du modèle pour remonter jusqu’au projet de refondation, la

relecture des Foundations laisse croire que c’est le modèle analytique qui permet de fonder la

Nouvelle science sociale. Mais quand la réflexivité théorique est le point de départ, la

relecture des Foundations laisse croire à l’autonomie du projet de re-fondation théorique car

c’est le modèle colemanien qui cherche alors sa justification auprès de la structure d’ensemble

de la théorie sociale réflexive2. Coleman n’a pas eu à trancher entre ces deux niveaux opposés

de l’argumentation. Son projet de re-fondation analytique s’efforce de les justifier

simultanément. C’est à juste titre qu’Alban Bouvier regrette que Coleman n’ait pas clarifié ses

positions par rapport aux structures de la connaissance du monde social. « Il est significatif

[…] que Coleman ne réserve pas une partie « Structure de la connaissance », qui pourrait

être le symétrique de la IIe partie des Foundations, consacrée au « Structures de l’action »3 ».

Les deux moments (fondations utilitariste et pragmatiste) se confondent dans l’argumentation

1 Ibid, p. 5. 2 C’est la raison pour laquelle certains lecteurs critiques de Coleman restent indécis quant au point de départ de la théorie colemanienne. Pour n’en citer que quelques-uns, Steiner et Lazega hésitent dans leurs lectures respectives des Foundations. « Chez Coleman, les fondements sont d’abord rapportés à la construction et l’exposé d’une théorie systématique […] ; ils sont ensuite rapportés à l’application de cette théorie à la société actuelle ». C’est ce que nous avons désigné par la « fondation utilitariste ». Mais quelques pages plus loin, Steiner relativise cette affirmation : « Sa démarche est animée par l’intuition selon laquelle la période est marquée par une transformation sociale d’une importance sociopolitique décisive, et c’est là aussi, sinon surtout, qu’il voit la justification d’une théorie sociale robuste, c'est-à-dire correctement fondée. […] ni Weber, ni Pareto, ni Parsons n’ont pris une telle position visant à associer les fondements de la théorie sociale avec une transformation volontariste de la structure sociale. » Steiner P. (2003), op. cit., p. 213 et 215. 3 Bouvier A. (2003), « Dans quelle mesure la théorie sociale de James S. Coleman est-elle trop parcimonieuse ? », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 331-356, p. 351.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 224

de Coleman dans un projet monolithique (fondation analytique) qui associe les interactions

sociales aux principes de l’action rationnelle en finalité.

Le projet de Coleman échoue nous semble-t-il dans sa tentative de reconstruire une

connaissance sociale réflexive qui, elle, devrait faire appel à une plus large définition de la

pratique théorique. Nous en voyons la raison, d’un point de vue immanent, dans la réduction

de l’« utilité pratique » de la connaissance théorique au système de référence de l’activité

instrumentale-stratégique. Dans ce cadre, la théorie sociale cherche, comme pour les sciences

de la nature, à se fonder elle-même selon le critère pragmatiste de la vérification par le succès

ou l’échec de la théorie. Le pragmatisme de Coleman conçoit la connaissance théorique du

point de vue du cadre transcendantal de l’activité instrumentale : le succès de la théorie

dépend entièrement de son pouvoir prédictif et le contrôle de la théorie par la pratique

détermine l’orientation de la connaissance. La théorie se conçoit comme instrument pour

orienter les décideurs publics [policy makers]. Parce que le pragmatisme n’échappe pas à

l’instrumentalisme transcendantal de la connaissance, la théorie réflexive colemanienne

aboutit, au niveau du modèle analytique, à une théorie de l’action entachée de positivisme.

Nous défendons la thèse selon laquelle c’est la réduction pragmatiste de la connaissance à une

activité instrumentale qui conduit, au niveau du modèle colemanien, à la réduction des

situations d’interactions à des situations d’intérêts. Sur la base d’une telle réduction, Coleman

peut prétendre écarter la communication discursive dans la coordination de l’action. Cela

conduit à un concept de communication sans parole et à des interactions conçues comme

rapports monologiques.

C’est en référence à la Théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas que

nous proposons de dévoiler l’objectivisme du projet colemanien de re-fondation théorique.

Afin de renouer avec la dimension de la réflexion oubliée, nous proposons une relecture des

Foundations à la lumière de la sociologie critique de Habermas. Comme le souligne Bouvier

dans sa critique de Coleman, le paradigme communicationnel de Habermas s’impose au

projet colemanien. « Il conviendrait, en effet, d’introduire, à côté de ce mode silencieux et

primaire de communication […] , un mode plus élaboré de communication avec autrui : la

communication discursive1. »

1 Ibid, p. 352.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 225

Une confrontation entre deux grandes figures de la théorie sociale contemporaine,

Coleman et Habermas, nous renvoie ainsi dans la dimension de la querelle du positivisme qui

opposait Karl Popper à Theodor Adorno et qui se prolonge dans le dialogue sociologique que

nous proposons entre leurs héritiers respectifs. Toutefois, ce dialogue ne semble pas

entièrement suffisant pour conduire, à lui seul, à une reconstruction satisfaisante de la théorie

sociale. Il permet de renouer avec la dimension de la « réflexion philosophique » mais atteint

ses limites quant au rôle de la philosophie parmi les sciences sociales, en raison de la

dichotomie habermassienne entre « travail » et « interaction ». En fin d’analyse, nous

proposons d’introduire à cette épistémologie habermassienne binaire (sciences-philosophie)

un troisième pôle qui reprend en lui les savoirs investis dans l’activité, et notamment dans

l’activité du travail. La démarche ergologique que nous adopterons sera donc présentée

comme un modèle tripartite d’analyse pluridisciplinaire qui permet de pallier les insuffisances

des projets de fondation de la théorie sociale.

Nous suivrons dans le chapitre IV l’argumentation de Coleman dans sa critique de

l’économie néoclassique avant de revenir, dans le chapitre V, sur ses positions

méthodologiques qui nous semblent insuffisantes, voire critiquables, et qui l’empêchent

d’aller au bout de sa critique.

Dans le chapitre IV, nous utiliserons le modèle colemanien pour appréhender l’activité

de recouvrement des créances bancaires dans une banque libanaise. Nous tenterons de

montrer que le capital social permet de pallier les insuffisances des méthodes instrumentales

de gestion du risque du crédit basées sur les critères objectifs (calculs financiers ; méthodes de

scoring ; anticipation du risque du marché…). Le concept met en lumière le rôle des relations

interpersonnelles dans la réduction des asymétries d’informations et permet de renouer avec la

dimension d’une régulation intersubjective de l’action collective.

Mais, même si le capital social se révèle un outil conceptuel performant capable de

réduire l’incertitude, il dévoile en même temps les limites de toute tentative d’anticipation a

priori de l’activité. En effet, l’usage du concept met en lumière l’imbrication de différentes

dimensions de l’activité, au premier rang desquelles la dimension de la gestion subjective et

singulière du risque. Mais, le concept de capital social tel qu’il est défini par Coleman conduit

en dernière instance à un objectivisme pré-réflexif. La tâche que nous nous sommes imposée

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 226

consiste donc à démontrer que le modèle colemanien ne se règle pas sur le projet de fondation

de la théorie sociale réflexive. Pour le dire autrement, le modèle sociologique est incapable

d’intégrer toutes les dimensions de l’activité qui débordent de la stricte application de la

rationalité économique.

La multidimensionnalité de l’activité n’est qu’une limitation du modèle théorique mais

devient une condition de possibilité de l’entreprise de fondation théorique. Ainsi, le projet

colemanien s’ouvre sur les dimensions collectives de l’activité : la communication, la

légitimité des droits et le consensus intersubjectif sur l’action constituent l’ancrage ultime

des interactions sociales. Mais, dès que Coleman entreprend une argumentation au niveau de

son modèle analytique, la référence à cet horizon collectif de l’activité sociale devient

purement rhétorique. Le chapitre V en fera la démonstration.

Le défi du chapitre V est de construire une théorie de l’action qui s’émancipe du

système de référence de l’activité instrumentale-stratégique. La référence quasi-exclusive à

l’intérêt matériel comme médium de l’échange social doit être remplacée par une théorie

réflexive qui admet les deux moments distincts : les situations d’intérêts orientées vers le

calcul égocentrique et les situations d’interactions tournées vers l’intercompréhension. En

vertu de notre première hypothèse, le défi est de reformuler les exigences d’une théorie

réflexive qui introduit, aux côtés des formes de langage pur ou formel, l’activité qui se forme

sur le terrain du langage ordinaire. Nous pousserons donc la critique de Coleman jusqu’aux

limites de la pragmatique universelle (ou formelle) de Habermas.

Or, ce dernier reconstruit l’activité communicationnelle à partir de situations standard

de parole décontextualisée. Son projet philosophique conçoit le travail comme activité

instrumentale incompatible avec une reconstruction rationnelle de l’agir communicationnel.

En vertu de notre seconde hypothèse, le chapitre VI montrera que l’étude des situations

spécifiques de l’organisation sociale renseigne sur l’univers des normes et offre un

enseignement indispensable pour comprendre le fonctionnement du langage ordinaire.

L’activité humaine en général et notamment l’activité industrieuse est un creuset de

savoirs qui défie la conceptualisation formellement rigoureuse et oblige les savoirs organisés

à retravailler leurs généralisations. Même s’il est impensable de comprendre une activité sans

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 227

l’échange verbal qui l’accompagne, voire la constitue, le « faire » déborde le « dire » : « On

ne saurait substituer le dire au faire non langagier1 ».

Aussi, la confrontation des théories sociales respectives de Habermas et de Coleman

nous semble révélatrice d’une intuition ergologique que nous développerons dans le sixième

chapitre. Certes, la lecture des Foundations à la lumière du paradigme communicationnel

renseigne sur les limites d’une connaissance du monde social séparée du pôle de la réflexion

philosophique. Mais une lecture critique de la fondation universaliste de Habermas nous

renvoie à une idée de Coleman selon laquelle les normes sont contextualisées et ne prennent

sens qu’à l’intérieur d’un cadre institutionnel spécifique. Dans ce sens, notre désaccord avec

Habermas est limité. Il ne touche pas l’ensemble de son projet mais se résume à une critique

de la portée universaliste de sa fondation qui disqualifie le travail en le réduisant à une activité

instrumentale.

Une critique épistémologique des fondements de la théorie sociale ne se suffit donc

pas à elle-même. Elle permet de nous ramener dans la dimension de l’activité humaine, et

notamment dans le milieu du travail qui constitue le véritable socle de formalisation et de

production des savoirs. En appréhendant les situations d’interactions du point de vue du

travail, nous terminerons par la formulation des hypothèses d’une reconstruction ergologique

de la théorie sociale2. Le défi d’une telle reconstruction réside dans la capacité de la théorie à

rendre compte de :

1 Faïta D. & Donato J. (1997), op. cit., p. 150. 2 Dans ce sens, nous nous éloignons de la tradition universalisante défendue par Habermas dans sa Théorie de l’agir communicationnel et nous adoptons une position épistémologique proche de Bruno Maggi qui présente sa théorie de l’agir organisationnel comme « un point de vue ».

Maggi B. (2003a), De l’agir organisationnel. Un point de vue sur le travail, le bien-être, l’apprentissage, Toulouse, Octarès, 261 p., p. 5.

Un point de vue étant « une possibilité et une manière de voir les choses », l’auteur entend ainsi défendre une épistémologie tolérante (qui admet la pluralité des visions du monde). En suivant une démarche ergologique, il devient évident que le point de vue que nous adoptant est celui du « travail ». Nous faisons nôtre la perspective ouverte par Di Ruzza lorsqu’il affirme que tout objet peut être étudié du point de vue du travail. En posant « la question de savoir ce qu’est exactement « le point de vue du travail » dans l’analyse économique et sociale », Di Ruzza suggère que la réponse est à chercher en dehors du cadre de l’Economie Politique.

Di Ruzza R. (2004), « Questions épistémologiques ? Réponses ergologiques ? », [Consulté le 07/08/07], 43 p. Disponible sur : http://www.ergologie.com

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 228

1) La communication discursive dans la coordination de l’activité. Dans ce sens,

une critique de Coleman inspirée par Habermas se révèle féconde.

2) L’importance incontournable de la « parole dans le travail » dans la production

d’un savoir sur le monde social. Dans ce sens, la question est de savoir dans quelle

mesure nous pouvons passer d’une pragmatique universelle habermassienne à une

pragmatique située dans le milieu du travail. La mise en mot linguistique du travail

et le réel extralinguistique offrent alors un point de vue privilégié sur l’univers des

normes et de la régulation sociale.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 229

IV - PROCÉDURES DE RECOUVREMENT DES CRÉANCES BANCAIRES À LA LUMIÈRE DU « MODÈLE » GÉNÉRAL DE COLEMAN : CAPITAL SOCIAL ET RISQUE DU CRÉDIT

Nous proposons dans ce quatrième chapitre de montrer que Coleman est amené à

considérer le rôle de la communication dans la conceptualisation de l’activité sociale. La

communication est selon lui la condition de l’échange social, voire de tout système de règle.

La définition même d’un droit est tributaire de l’acceptation intersubjective que les acteurs lui

confèrent.

Le défi de Coleman est d’expliquer l’émergence des normes à partir de situations

d’interactions médiatisées par l’intérêt matériel. Cela revient pour lui à résoudre

analytiquement le problème de Hobbes. Coleman apporte en premier lieu une réponse

provisoire à ce problème. Dans cette construction théorique, l’échange est non seulement

encastré dans des structures d’interdépendance de comportements mais repose, de plus, sur la

communication tournée vers le consensus intersubjectif. Les règles acquièrent leur caractère

obligatoire en vertu du consensus intersubjectif qui existe entre les différents acteurs sur leur

légitimité. Nous verrons dans un premier sous-chapitre les usages et les mésusages d’une telle

conceptualisation appliquée aux procédures de recouvrement des créances bancaires dans le

cadre d’une étude sur l’activité du « Département de recouvrement des dettes » dans une

banque libanaise.

Le deuxième sous-chapitre traitera plus généralement de la solution contractualiste de

Coleman. Avant de procéder à un examen de ses insuffisances, il semble important de tirer un

bilan de cette reformulation du problème de Hobbes en termes de droits de contrôle, afin de

faire valoir l’importance de la critique du modèle néoclassique entreprise par cette relecture.

Notre critique de Coleman ne vise donc pas à discréditer entièrement son projet de fondation

de la théorie sociale. L’objet est de dépasser certaines insuffisances relatives à la sociologie

du choix rationnel afin de pouvoir en déduire, dans le cinquième chapitre, les exigences d’une

théorie sociale réflexive et critique.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 230

A - Le capital social et la production des règles de l’action collective

A travers une lecture critique des Foundations of Social Theory de Coleman, nous

avons proposé de déceler les insuffisances d’une théorie sociale fondée uniquement sur

l’intérêt matériel. Cette « critique théorique » a débouché sur la nécessité de dépasser la

référence exclusive aux critères de validation de l’action instrumentale-stratégique (orientée

vers le succès) et de renouer avec le modèle habermassien de l’agir communicationnel (actes

de parole orientés vers l’ intercompréhension). Dans notre critique du concept de « capital

social », nous avons considéré les relations interpersonnelles sous l’angle d’un rapport

dialogique. En effet, le langage est apparu comme le médium de l’échange, voire le « terrain »

sur lequel toute activité sociale a lieu. Nous avons posé, à la suite de Habermas, le « travail »

et l’« interaction » comme les fondements de la théorie sociale réflexive. Néanmoins, nous

avons évoqué les raisons qui nous poussent à nous écarter de sa « pragmatique formelle ».

Non seulement Habermas considère le travail comme un sous-système autorégulé

mais, encore, il reconstruit l’activité communicationnelle à partir des situations idéales de

parole, indépendamment de l’activité concrète. Ce positionnement épistémologique ne suffit

pas, à lui seul, pour reconstruire les fondements de la théorie sociale. Notre parti pris est de ne

jamais séparer le dire du faire qu’il accompagne. Comme le font remarquer Daniel Faïta et

Joseph Donato, le discours ne se confond jamais totalement avec la tâche. Si le langage

délimite des actes de parole, si « dire » c’est déjà « faire », « ce n’est pas tout de parler. Ça

ne manque jamais d’être là, mais ça ne (se) suffit pratiquement jamais. C’est là une dualité,

contradictoire et paradoxale1. »

L’étude de terrain que nous présentons ci-dessous, au sujet du « recouvrement des

dettes » dans le secteur bancaire au Liban, sera l’occasion de revenir sur les différentes

jonctions, souvent contradictoires, qui relient l’activité discursive à l’activité concrète non-

discursive qu’elle accompagne. Aussi, la critique du projet de fondation de la théorie sociale

que nous avons entreprise nous conduit paradoxalement à sortir du cadre épistémique de la

1 Activité symbolique et activité industrieuse sont ainsi inséparables du « sujet » du travail et de la parole. « L’acte symbolique et ses effets éventuellement pragmatiques ne se rencontrent que dans des situations toujours composites mêlant activité discursive et activité non-discursive. » Faïta D. & Donato J. (1997), op. cit., p. 151.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 231

« reconstruction théorique ». L’approche ergologique du dialogue se substitue à la « critique

théorique ».

Le domaine d’activité sur lequel nous enquêtons concerne les procédures et les

pratiques de recouvrement des « créances douteuses » au sein du système bancaire, et plus

particulièrement dans une banque libanaise : La Banque du Liban et d’Outre-Mer (BLOM).

La BLOM est une banque internationale mais elle occupe une position particulière à cause de

la faible globalisation de la sphère financière au Liban. L’organisation du travail dans cette

banque tente de concilier les méthodes de gestion traditionnelles avec une activité bancaire et

financière qui s’ouvre tendanciellement sur les marchés internationaux. Ce travail d’enquête

embrasse donc différents points de vue, allant du local au global. Il nécessite simultanément

une étude « à la loupe » des pratiques de recouvrement et une analyse des méthodes et des

politiques, plus ou moins globalisées, de gestion du risque du crédit.

L’approche formulée par la Direction du crédit et le service des méthodes est le point de

départ de notre étude car elle fixe les exigences de la hiérarchie en matière de couverture du

risque. Une brève description de la gestion économique du risque du crédit nous permet de

nous assurer du décalage entre les normes instaurées par l’approche des organisateurs et

l’ organisation réelle du travail dans le « Département de recouvrement des dettes » (DRD).

1) Présentation de la BLOM : Le DRD et son environnement financier

Dans les méthodes traditionnelles de gestion du portefeuille, on distingue la gestion a

priori de la gestion a posteriori du risque de signature1.

La première précède l’octroi du crédit et permet d’apprécier, sur la base de l’analyse

financière, la qualité de l’emprunteur. Chaque crédit est évalué individuellement par un

comité qui l’accepte ou le rejette. Une fois la créance accordée, le comité se charge de suivre

la qualité de la signature tout au long de la durée de vie du crédit. Si la qualité de

l’emprunteur se détériore, la banque a recours a posteriori à des procédures de recouvrement

des créances douteuses ou bien à des procédures judiciaires. En cas d’échec de la gestion a

posteriori, la banque a le choix entre deux solutions : avoir recours à des provisions ou solder

1 Le terme « risque de signature » est un terme général impliquant les risques de crédit et les risques de « contrepartie », ces derniers étant spécifiques aux établissements bancaires et financiers.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 232

la position en enregistrant une perte. Principalement, on distingue trois composantes du risque

du crédit :

1) Le risque de défaillance : Il correspond au risque de refus ou d’incapacité du

débiteur d’honorer ses engagements envers l’établissement bancaire au titre

des intérêts ou du montant principal de la dette contractée.

2) Le risque de dégradation de la qualité du crédit : Il se traduit par la

dégradation de la situation financière d’un emprunteur, ce qui accroît le risque

de défaillance (même si le défaut, proprement dit, n’intervient pas).

3) Le risque et l’incertitude liés aux taux de recouvrement : Il se définit comme le

risque de perdre une partie du montant principal du crédit ou des intérêts

rattachés après survenance du défaut1.

a) Globalisation, standardisation et gestion traditionnelle

En même temps qu’ils représentent une source de vulnérabilité pour la banque, les

crédits octroyés et les risques liés au non-remboursement des créances peuvent être à l’origine

d’une instabilité systémique. Puisque l’incertitude générée par une banque se transmet à

l’ensemble du secteur bancaire et du système macrofinancier, les procédures de recouvrement

des créances sont ainsi étroitement liées aux méthodes de gestion du risque du crédit. Elles

dépendent en partie de la réglementation prudentielle et des politiques de gestion de la

Banque Centrale et des institutions financières internationales.

La défaillance d’un client débiteur contraint la banque à prendre des mesures de

prudence en constituant des provisions pour la dette douteuse. Puisque le capital est le seul

moyen d’absorber les pertes d’exploitation, les banques doivent disposer de suffisamment de

fonds propres pour faire face aux risques du crédit. Le ratio Cooke, mis en place par le comité

de Bâle en 1988, tente d’harmoniser les conditions de concurrence entre les banques

internationales. Devenu la référence dans le domaine de la gestion du risque du crédit, il

stipule un rapport entre les fonds propres et les risques pondérés supérieur ou égal à 8%.

1 Clerc L. (2004), « Gestion du risque de crédit et stabilité financière », Banque de France, Revue de la stabilité financière, no 5, [Consulté le 07/08/07], 6 p. Disponible sur : http://www.banque-france.fr/fr/publications/telechar/rsf/2004/etud5_1104.pdf

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Même si le comité n’est composé que de 13 pays développés1, les accords de Bâle ont une

dimension planétaire. Comme toutes les normes de gestion prudentielle, le ratio Cooke traduit

une approche arithmétique uniforme : même méthodologie2 pour toutes les banques

indépendamment de la taille de la banque et du niveau d’internationalisation de l’activité3.

Avec la globalisation financière (qui se traduit par les 3D : processus de

Désintermédiation, de Décloisonnement et de Déréglementation), l’activité et le métier des

banquiers ont évolué. Avec le développement des marchés secondaires et la titrisation

croissante de l’actif (créances) des intermédiaires financiers, l’établissement qui « origine » le

risque n’est plus obligé de le détenir, voire n’est plus le lieu adéquat de la détention de ce

risque4. Néanmoins, les risques encourus par les banques n’ont pas fondamentalement changé

de nature. L’évolution essentielle engendrée par l’apparition de ces nouvelles techniques est la

dissociation du risque de crédit du prêt en lui-même. La révolution réside dans cette

dissociation. Cela étant, les principaux risques auxquels les banques sont confrontées

demeurent les risques du crédit. Les formes novatrices des instruments financiers ont certes

révolutionné les formes traditionnelles de gestion mais les nouvelles règles prudentielles

notent le retour du codifiable et du standard dans le métier de banquier.

Avec la nouvelle architecture des relations financières internationales, le dispositif de

Bâle II de 2004 tente de répertorier l’ensemble des risques auxquels une banque est exposée et

qui devront être pris en compte dans l’évaluation de son profil de risque. L’évaluation du

risque de crédit passe alors par la collecte de statistiques et l’élaboration d’un certain nombre

d’indicateurs de solidité financière : une approche probabiliste se substitue à l’approche

arithmétique. En dépit de l’élargissement des classes de risque et d’une plus grande flexibilité

dans la réglementation, ce domaine d’activité reste excessivement dominé par l’approche des

« normalisateurs » comptables ou des « superviseurs » prudentiels. L’établissement et

1 Ces pays sont : Allemagne, Belgique, Canada, Espagne, Etats-Unis, France, Italie, Luxembourg, Japon, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède et Suisse. 2 Le ratio est calculé en fonction de quatre catégories d’emprunteurs prédéterminées auxquelles on assigne des pondérations forfaitaires. 3 Lamarque E. (dir.) (2005), Management de la banque. Risques, relation client, organisation, Paris, Pearson Education France, 255 p., p. 37-51. 4 Il y a peu, les crédits bancaires étaient logés dans le portefeuille bancaire des établissements de crédit, et réputés non négociables.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 234

l’évolution des normes internationales dans ce domaine, telles que les normes comptables

IAS1 et IFRS2, témoignent de l’approche de standardisation qui guide les régulateurs.

Puisque le risque majeur reste toujours et encore le risque du crédit, les établissements

bancaires tentent de réagir face à l’incertitude croissante par la codification des relations entre

prêteurs et emprunteurs. Les nouveaux modèles standardisés contribuent à l’illusion d’une

maîtrise croissante des aléas et conduisent à délaisser les méthodes classiques de gestion

caractérisées par une analyse du risque qui apprécie chaque crédit au cas par cas. Néanmoins,

ces méthodes restent dominantes dans les petites banques et dans de nombreux pays en voie

de développement.

Dans certains pays émergents, le calibrage des modèles structurels du risque du crédit

se heurte à différents obstacles. L’absence de fiabilité dans les données et les documents

comptables n’est qu’un exemple mais révèle un symptôme d’une portée plus large :

l’approche normalisante des pratiques de gestion ne peut pas anticiper a priori tous les cas de

figure. Une gestion efficace nécessite un re-travail des modèles et de leurs généralisations,

une réappropriation des plans prudentiels selon les exigences spécifiques de l’environnement

dans lequel les banques opèrent.

La standardisation des plans prudentiels est l’objet d’une discussion permanente entre

les banques, les régulateurs et le Comité de Bâle. Le nouveau dispositif de Bâle accorde aux

banques plusieurs options dont la plus innovante est la possibilité offerte à ces établissements

d’utiliser, sous le contrôle des autorités de tutelle, leurs systèmes d’évaluation internes

(modèles IRB)3. L’innovation majeure réside dans l’évaluation du risque qui s’effectue

portefeuille par portefeuille. Le Comité de Bâle a proposé une méthode standard simplifiée,

plus adaptée à ces pays, mais la tendance à l’homogénéisation reste dominante : l’objectif du

comité de Bâle est de généraliser le modèle IRB avancé.

1 International Accounting Standards 2 International Financial Reporting Standards 3 Le modèle interne du risque du crédit, connu sous l’appellation IRB (Internal Rating Based Approach Model), propose deux types de modèles et laisse à la banque la liberté de choisir entre la version de base et le modèle avancé. Lamarque E. (2005) (dir.), op. cit., p. 44-46.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 235

Souffrant du sous-développement de ses marchés financiers, l’économie libanaise

reste fortement dépendante de l’activité d’intermédiation bancaire : le crédit bancaire est le

principal moyen d’endettement. Les opérations de titrisation faisant défaut, les risques

engendrés sont entièrement encourus par le secteur bancaire. Le recouvrement des dettes par

les banques libanaises fait appel à une gestion traditionnelle des risques tout en tenant compte

des règles de la « bonne gouvernance » et de l’harmonisation des règles prudentielles.

Les pratiques standardisées n’offrent qu’une visibilité limitée et tronquée de la gestion

réelle du risque du crédit. Les prescriptions et les proscriptions dans ce domaine tentent

d’instaurer des normes a priori dont l’objectif principal est de contrôler les canaux de

transmission par lesquels les banques communiquent à l’ensemble du système

macroéconomique l’incertitude et l’instabilité propres à leur activité. Mais, une fois le défaut

de la contrepartie constaté, comment les banques gèrent-elles réellement le risque du crédit ?

Le taux de recouvrement des créances douteuses étant une composante majeure du risque du

crédit, comment s’effectue donc la gestion a posteriori du risque et comment s’opèrent les

réajustements [feed-back] des normes préalables en fonction du processus d’apprentissage

propre aux « pratiques » de recouvrement ? Ces questions d’ordre général illustrent bien les

problèmes qui nous préoccupent dans ce présent travail et justifient le recours à l’enquête.

b) Modalités et déroulement de l’enquête

Notre enquête s’est déroulée dans une banque libanaise, La Banque du Liban et

d’Outre-Mer (BLOM). Classée depuis 2005 parmi les 500 premiers établissements bancaires

au monde en total d’actif, elle occupe une position de leader sur le marché libanais1. Nous

nous sommes intéressés à l’activité de recouvrement des créances et plus spécifiquement au

travail accompli au sein du « Département de recouvrement des dettes » (DRD). Au cours des

entretiens, nos interlocuteurs ont été invités à formuler, sur les lieux de leur travail, un

« récit » de leur activité. Nous considérons ce récit comme un « travail d’objectivation fait

par l’homme au travail » ouvrant la voie à une approche ergologique de l’analyse du

dialogue2.

1 Classification de The Banker, juillet, 2005. 2 Faïta D. & Donato J. (1997), op. cit., p. 159-161.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 236

Directeur du DRD, C. H. se charge du contact avec les clients défaillants (débiteurs

qui se trouvent en difficulté ou en retard dans le remboursement de leurs dettes). Son travail

consiste à « négocier » avec eux des « arrangements » (plans de remboursement,

rééchelonnement de la dette, révision des taux débiteurs, augmentation du niveau des

garanties…) qu’il soumettra sous forme de « recommandations » au « Comité du crédit ». Le

Comité1 détient tous les pouvoirs décisionnels et se réserve le droit de donner son aval ou

d’exiger des modifications. Puisque les opérations de recouvrement font intervenir des

interactions entre plusieurs unités, l’étude dépasse le cadre du département. Nous avons alors

interrogé M. T., le vice-président de la Direction du crédit et membre du Comité, sur la

politique et la méthodologie d’octroi des crédits et la division des tâches entre la Direction et

le DRD. Enfin, et afin de suivre toutes les phases du cycle du crédit et d’identifier les risques

liés à chaque étape, nous avons interrogé M. N., le directeur d’une agence de la BLOM, sur

les procédures d’octroi des crédits et sur son rôle dans la phase de gestion a priori du risque.

Pour réussir la politique du crédit que la banque s’impose, une « coopération

efficace » entre différentes unités (l’agence, la Direction du crédit et le DRD) est

indispensable. Cette coopération exige que des ensembles d’actions soient coordonnés :

chaque coopérateur doit savoir ce que l’autre fait et l’efficacité même d’une action dépend de

son insertion dans un ensemble cohérent. En outre, la coopération nécessite une

« communication efficace » entre les différentes unités rattachées à la banque. C’est ainsi que

notre choix s’est tourné vers un type d’activité où tous les niveaux hiérarchiques sont investis

par une intense interaction langagière. Il ne fait pas de doute que la communication

accompagne le crédit depuis sa phase d’octroi jusqu’au contentieux.

- Phase d’octroi du crédit (gestion a priori du risque) : Lorsqu’un emprunteur

potentiel soumet à l’agence une demande de crédit, le directeur de l’agence engage une

opération de collecte d’informations pour apprécier la qualité de l’emprunteur et sa capacité

de remboursement. Cette opération est conduite en collaboration avec l’Unité des

1 Le « Comité » est composé du Président du conseil général, du Directeur général, du président et du vice-président de la Direction du crédit et du directeur du Département de la gestion du risque.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 237

Renseignements rattachée à la Direction Générale1. La Direction du crédit se charge ensuite

d’étudier le portefeuille du client potentiel et d’évaluer les risques et les probabilités de

défaillance. En sa qualité de vice-président de la Direction du crédit, M. T. privilégie dans son

discours l’aspect technique de l’analyse financière : capacité de remboursement, probabilité

de défaillance, solvabilité du client… Ainsi, l’approche de la direction est celle des modèles et

des calculs financiers tels qu’ils sont définis dans la méthode des cinq « C » :

caractéristiques, capacité, capital, collatéraux et conditions du marché. Si le dossier du client

entre en cohérence avec les critères fixés par la politique du crédit, le Comité du crédit donne

son accord à l’agence et le crédit est octroyé2.

Or, l’analyse financière ne constitue pas l’unique critère pour décider de la qualité de

l’emprunteur. Comme le souligne le Guide du crédit3 de la BLOM qui définit la méthodologie

et la politique d’octroi des crédits, la phase de la gestion a priori du risque se heurte d’emblée

aux problèmes d’absence ou de manque de fiabilité de certaines données comptables. Au

Liban, nombreuses sont les PME qui ne tiennent pas de comptabilité régulière ou correcte.

Comme nous l’affirme M. N. le directeur de l’agence de la BLOM, « aucun chiffre de la

comptabilité nationale n’est fiable. Alors que dire de la comptabilité d’entreprise, et des

petites entreprises ? ». Selon lui, « seul un contact direct avec les affaires du client permet

d’avoir un jugement fiable4 ». Ce déficit informationnel oblige l’agence à entretenir des liens

étroits avec les clients et leurs partenaires. L’appréciation de la qualité du crédit privilégie

donc la collecte d’informations sur la « réputation » de l’emprunteur potentiel, sur l’historique

de ses liens avec les tiers (fournisseurs, partenaires, clients…), et tant d’informations qui

circulent à travers des réseaux informels (par exemple, s’assurer de la qualité de ses liens

personnels avec d’autres personnes qui sont elles-mêmes des clients fiables de la banque). Ces

données ont autant de poids dans la décision finale que les valeurs économiques et financières

qui serviront à dresser des analyses financières.

1 Les Renseignements et la Direction collectent des informations auprès des autres banques, auprès des registres commerciaux et de la Centrale des risques. 2 Entretien avec Mounir Toukane du 20/12/06, Annexe II. 3 Galayini M. & Al-Kadi I., « Credit Guide », BLOM, Direction du crédit. 4 Entretien avec Moufid Najjar, du 18-12-06, Annexe I.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 238

- Phase de recouvrement (gestion a posteriori du risque) : Quand le crédit est octroyé,

l’agence ouvre un compte débiteur au nom du client et se charge d’effectuer un suivi

permanent des mouvements du compte. La dette est classée « créance saine » tant que la

banque n’a aucune raison de douter du remboursement. Lorsqu’il constate une dégradation de

la qualité de la créance, le directeur de l’agence doit entrer en contact avec le client et

enquêter sur les raisons de la détérioration. La dette est reclassée « créance restructurée » si le

problème est réglé et « créance douteuse » dans le cas contraire. Dans ce dernier cas, l’agence

se dessaisit du dossier et le directeur renvoie à la Direction générale le portefeuille du client

défaillant1. Le DRD se charge alors d’engager un dialogue avec ce dernier afin de tenter de

régler le conflit à l’amiable. Les négociations entre le client et le DRD donnent lieu à de

nouvelles informations qui permettront à la Direction de reclasser la créance et de prendre des

mesures adaptées à la situation. Les procédures de recouvrement font appel aux ressources

langagières. Quand elles conduisent à un nouvel « arrangement », les interactions verbales

client-DRD permettent d’assainir la dette et confirment donc la réussite de la politique de

recouvrement. La communication n’intervient pas uniquement comme support de l’accord :

elle constitue en elle-même l’essentiel de l’activité professionnelle et mobilise ainsi un

ensemble de compétences discursives qui s’étalent entre le pôle du subjectif et celui des

compétences collectives ou socioculturelles.

- Phase judiciaire (ou légale) : Si l’interaction client-DRD ne conduit pas à un

arrangement, l’échec du dialogue oblige la banque à recourir à des poursuites judiciaires. On

parle alors de phase légale car le dossier ne relève plus du domaine de compétence du DRD

mais du Département légal. Le Schéma 3 décrit ainsi les trois phases du cycle du crédit avec

les interactions entre les différentes unités de la banque.

1 « Il existe une convention selon laquelle les « dossiers douteux » ne sont renvoyés à la Direction qu’une fois que l’agence a usé de tous ses moyens… Là, je vous parle uniquement des petites créances, des montants qui ne dépassent pas les 500 000 $. Quand il s’agit de grandes sommes, par exemple cinq millions de dollars ou plus, la Direction se saisit du dossier directement, sans délai. Le département du « Corporate », rattaché à la Direction générale, se charge de suivre ces dossiers en permanence, dès que les symptômes de difficulté commencent à apparaître. » Entretien avec Moufid Najjar, du 18-12-06, Annexe I.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 239

Début de la 1ère phase : créances saines

Première phase : Gestion a priori du risque

Analyse financière : appréciation du risque de défaillance

Collecte d’informations

Début de la 2ème phase : créances douteuses

Deuxième phase : Gestion a posteriori

Situation d’interaction : communication et jugements subjectifs

3ème phase : phase légale

Schéma 3- Le cycle du crédit et la division des tâches au sein de la BLOM :

Gestion a priori – Gestion a posteriori – Procédures judiciaires.

CLIENT

DÉBITEUR

COMITÉ Direction

Générale

Direction

Crédit Risque

Renseignements

AGENCE

Département

légal

Décision

Octroi du

crédit

Demande

de crédit

Procédures de recouvrement

Négociation

d’un

arrangement

Recommandations

Risque

défaillance Règlement à

l’amiable

Procédures

légales

Transfert

Analyse DÉPARTEMENT

DE

RECOUVREMENT

Décision

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 240

c) Objectifs de l’enquête : « Travail », « communication » et « langage » dans la régulation de l’action collective

L’importance de la communication dans la gestion des trois composantes du risque du

crédit est reconnue, dans son efficacité, dans le milieu des grandes banques. Tant dans le

secteur des activités industrielles proprement dites que dans les activités du secteur dit

« tertiaire », les tentatives de conceptualisation des rapports communication/travail renvoient

à des bilans convergeant sur un point : la communication est un facteur qui influence la

productivité. Mais en plus d’être un « facteur » de productivité, la communication contribue à

la mise en relation de différentes activités dont chacune poursuit, au moins partiellement, un

objectif spécifique. Comme le souligne Bruno Maggi, la communication est ce qui rend la

coordination possible en vue d’une fin commune et constitue ainsi « le tissu connectif de

l’organisation1 ». Néanmoins, le facteur « communication » garde une part d’ambiguïté, le

terme étant lui-même porteur d’amalgames (malentendus ?), tant on en use.

Traitée sous l’angle d’un « système d’information », la communication est conçue

comme un simple véhicule d’informations reliant deux pôles de l’entreprise, un dispositif de

transfert de données entre un « émetteur » et un « récepteur ». Cette vision instrumentale du

« langage » est celle qui domine l’organisation de la communication dans le monde du travail.

Selon les préceptes dominants du management, l’entreprise se conçoit selon un modèle

bipolaire, avec, d’un côté, ceux qui décident et qui veillent à la diffusion des informations et,

de l’autre, ceux qui doivent recevoir les consignes2.

Assurément, la communication dans l’organisation est liée à l’autorité, c’est-à-dire

qu’elle explicite les jeux d’influence qu’un acteur peut avoir sur la décision des autres. Mais,

autorité ne signifie pas nécessairement hiérarchie : un ordre provenant du sommet de la

hiérarchie peut ne pas être suivi par la base s’il est jugé incompatible avec la cohérence

d’ensemble des règles et, inversement, la hiérarchie peut accepter une communication d’ordre

provenant de la base si elle juge que cela renforce l’efficacité.

Si l’on s’accorde avec Jean-Daniel Reynaud pour dire que ce qui définit une

organisation c’est un ensemble d’activités qui ont besoin d’être coordonnées, alors la question

1 Maggi B. (2003a), op. cit., p. 30. 2 Boutet J. (1998), « Quand le travail rationalise le langage », in. Kergoat J., Boutet J., Jacot H., Linhart D. (dir.), Le monde du travail, Paris, La Découverte, pp. 153-164.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 241

cruciale devient celle de l’« auteur » de la régulation1. Certes, la direction y joue un rôle

privilégié dans la mesure où c’est elle qui définit les règles et indique quels exécutants

peuvent ou doivent communiquer et quelles informations ils doivent fournir. Mais, les

exécutants produisent également des règles puisque, dans le fonctionnement quotidien de

l’organisation, ils expérimentent rarement des situations ayant le même niveau (élevé) de

cohérence affiché par les systèmes de règle formels. Reynaud invite à regarder l’activité réelle

qui se joue derrière les fictions officielles. « Derrière des tâches définies d’en haut en termes

très simples se cache une grande complexité et une réelle compétence2. » Aussi, dans le

monde de l’entreprise, où les règles sont hautement rationnelles, l’ensemble des règles n’a pas

toujours le niveau de cohérence exigé pour un bon fonctionnement.

Plus généralement, l’action collective exige un potentiel de coordination. En suivant

les interdépendances entre comportements décentralisés, il est possible d’expliquer le

comportement organisationnel d’une manière qui évite les écueils des deux traditions

objectiviste et subjectiviste. C’est dans ce sens que Reynaud explique l’émergence des règles

en partant des rôles joués par les individus au sein d’un système social. Selon lui,

la métaphore du « rôle » s’applique dans les deux sens, en dessinant une issue pour sortir des

oppositions objective/subjective ou holisme/individualisme : l’individu joue un rôle dont la

définition réside dans les attentes des autres ; mais il « joue » ce rôle dans le sens

qu’il « interprète » un rôle3. Enfin, dans le prolongement des travaux de Reynaud, Maggi

propose l’agir organisationnel comme « une troisième voie » : pour comprendre

l’organisation, il faut regarder « les échanges qui produisent la régulation. On voit alors que

l’organisation est le « résultat d’un choix », et que la règle est « le principe organisateur de

l’action »4. »

C’est également dans ce sens que Coleman propose d’aboutir au comportement de

l’organisation en partant du niveau des interactions : une règle n’est ni une propriété du

système qui s’impose aux individus ni une entité dégagée par une simple agrégation des

1 Reynaud J-D (1989), Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 306 p., p. 103. 2 Ibid., p. 108. 3 Ibid., pp. 49-51. 4 Maggi B. (2003a), op. cit., p. 42-43.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 242

comportements individuels mais l’aboutissement d’un processus de négociation entre des

intérêts divergents. Il est ainsi instructif de mettre en parallèle les approches de Reynaud et de

Coleman qui partagent le même souci, celui de thématiser les espaces d’autonomie au sein

des organisations. Mais, une différence majeure subsiste entre les deux démarches. Là où le

premier envisage plusieurs formes de rationalité dans l’orientation de l’agir social, le second

tente de les ramener aux schèmes d’une rationalité économique parfaite.

Les deux auteurs s’accordent néanmoins sur l’intentionnalité de l’action, la

coordination de l’action servant une finalité : l’émergence des règles est ainsi appréhendée à

travers les stratégies que les acteurs mobilisent. Nous portons donc une attention particulière à

la rationalité de l’agir dans l’explication des modes de convergence vers une « entente » sur

l’action collective. Nous envisagerons en premier lieu la perspective colemanienne qui,

expliquant l’établissement d’une règle comme le résultat d’interactions entre acteurs

rationnels, s’appuie sur un concept étroit de rationalité. Nous la confrontons à la perspective

de Reynaud qui, dans ce sens, est plus wébérienne puisqu’elle laisse place aux autres

déterminants de l’agir : l’agir déterminé de façon rationnelle par rapport à des valeurs ; de

façon affectuelle ; de façon traditionnelle. Maggi s’appuie également sur la typologie

wébérienne mais se réfère à la théorie de l’action intentionnelle et limitée d’Herbert Simon.

Mais c’est certainement Habermas qui offre le point de vue le plus large (mais pas forcément

le plus approprié) lorsqu’il remet en cause la pertinence des critères de validation de l’agir

instrumental-stratégique dans des situations d’interactions tournées vers le consensus

intersubjectif.

En spécifiant une forme de rationalité tournée vers l’intercompréhension, Habermas

inscrit le potentiel de coordination dans les ressources mêmes du langage ordinaire. Mais,

dans la mesure où elle rétablit la spécificité de l’activité symbolique, sa théorie de l’agir

communicationnel échoue paradoxalement à rendre compte de l’activité réelle non-

symbolique1. En d’autres termes, nous proposons de vérifier comment chaque théorie de

l’action rend compte de certains aspects du processus de régulation mais se révèle

incompétente dans d’autres domaines.

1 Certainement en raison du statut double de l’agir communicationnel qui, selon Habermas, est inscrit dans l’usage ordinaire du langage et représente en même temps une forme idéale de communication.

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Nous partons dans la section suivante de l’activité sociale que Coleman appréhende au

niveau de l’abstraction mathématique. Il en dérive les conditions de l’action collective qui

sont elles-mêmes les conditions de la constitution des règles et de l’acteur organisationnel.

C’est ainsi qu’il propose au problème de Hobbes une solution ancrée dans la communication

et contenant beaucoup de points de ressemblance avec celle de Reynaud. Ce dernier envisage

lui aussi une solution empruntée à la théorie des jeux pour sortir du problème hobbesien de

l’ordre1. Ensuite, dans le sous-chapitre suivant, nous passerons de l’activité sociale à l’activité

du travail et nous développerons alors les points de divergence entre les deux solutions. Le

« point de vue du travail » apparaît alors incontournable pour l’analyse des règles de l’action

collective. Il permet également d’évaluer l’apport des différentes approches théoriques. Nous

discuterons alors dans le cinquième chapitre la pertinence de la solution colemanienne en la

confrontant aux thèses de Habermas (les approches de Reynaud et de Maggi nous servant de

médiation entre le projet de fondation analytique de Coleman et la pragmatique formelle de

Habermas).

2) L’émergence d’un accord normatif sur l’action selon le modèle colemanien

Coleman fait le choix de partir de l’action rationnelle en finalité et indépendante dans

son orientation des normes sociales car son objet est justement d’expliquer l’émergence de

ces dernières. S’il avait pris pour point de départ le stade auquel les individus sont déjà dotés

d’un « sens moral » et orientent leurs actions par rapport aux normes, alors il n’aurait pas pu

prétendre élucider le problème de leur genèse. Aussi, l’adhésion des acteurs à des « normes »

ou à un « code moral » ne peut pas être le point de départ de son analyse. Il suppose alors que

l’adhésion des individus à des normes « doit être expliquée » par une théorie qui retrace le

schéma analytique de l’action collective dans laquelle chacun trouve son intérêt. Une théorie

positive de l’action doit être capable de décrire les trajectoires [paths] qu’empruntent des

acteurs égoïstes poursuivant des intérêts personnels lorsqu’ils coopèrent à la production d’un

système normatif en surmontant les défauts de coordination. C’est sur la base d’une telle

théorie positive de l’action que le discours normatif peut ensuite se fonder. Le problème de

1 Voir ses développements sur le paradoxe de Manure Olson. Reynaud J-D (1989), op. cit., pp. 64-70.

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l’émergence des normes est ainsi considéré par Coleman comme l’un des problèmes

sociologiques les plus importants.

« La plupart des théories sociologiques prennent les normes sociales comme données et procèdent à l’examen du comportement individuel ou du comportement des systèmes sociaux quand les normes existent. Cependant, procéder de la sorte, sans poser à un certain moment la question comment et pourquoi les normes émergent, revient à négliger le problème sociologique le plus important pour résoudre le moins important1. »

Le défi de Coleman est d’expliquer l’émergence des systèmes normatifs considérée

comme une forme plus générale du problème de production des biens publics. En d’autres

termes, le modèle de Coleman tente de retracer l’émergence des normes à partir de l’action

d’individus égoïstes se comportant rationnellement en maximisant leur utilité sous contrainte.

Or, l’obstacle majeur à la production d’un bien public est bien évidemment le problème du

« passager clandestin ». Coleman propose alors de reformuler « le problème de Hobbes » en

terme de « marché de droits » afin de remédier au problème théorique de l’insuffisance du

niveau de l’offre dans l’action collective. Ensuite, la solution de Coleman dépasse le cadre

restreint de l’échange social. L’émergence des normes se conçoit sur le modèle d’un

consensus sur les droits.

a) Reformulation du « problème de Hobbes » en termes de « droits »

En l’absence de contrat social, Hobbes estime que chaque individu s’accorde le « droit

de venger le mal qu’on lui a fait subir ». La généralisation d’une telle violence conduit à la

naissance d’une forte demande pour un « ordre social », un contrat qui a toutes les

caractéristiques d’un « bien collectif » en vertu duquel tous les acteurs abandonnent

simultanément le droit de nuire aux autres. Or, « le problème de Hobbes » réside dans

l’impossibilité d’atteindre un tel accord qui est pourtant dans l’intérêt de tous. L’impossibilité

résulte du comportement opportuniste du passager clandestin [free rider] qui a intérêt à voir

les autres respecter l’ordre émergeant et abandonner leurs droits de recourir à la violence, sans

pour autant abandonner le sien. Le passager clandestin peut bénéficier davantage suite à

1 « Much sociological theory takes social norms as given and proceeds to examine individual behavior or the behavior of social systems when norms exist. Yet to do this without raising at some point the question of why and how norms come into existence is to forsake the more important sociological problem in order to address the less important. » Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 241.

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l’établissement de l’ordre social s’il se réserve son droit à la violence, et ceci d’autant plus

que le nombre d’acteurs ayant abandonné le leur est grand. La généralisation de ce

comportement conduit à l’échec de l’accord sur la norme collective1.

Dans une situation de méfiance généralisée, prendre la décision de ne pas contribuer à

la naissance de l’ordre est un choix rationnel du point de vue de l’individu. L’offre du bien

collectif ne suit pas la demande car l’action collective, bien que bénéfique à tous, est

irrationnelle du point de vue de l’action individuelle. La structure est bloquée dans une trappe

d’inefficacité qualifiée également de « trappe au sous-développement ». En raison de

l’hypothèse d’atomicité des agents, les théories économiques sont incapables de dépasser « le

problème de Hobbes ». L’action collective souffre d’un problème de défection et il est

difficile d’expliquer la régularité de certains systèmes de règles par le simple jeu des intérêts

individuels. Reynaud parle à ce sujet d’un « handicap de principe » que subissent tous « les

groupes sociaux qui défendent des intérêts collectifs, du syndicat à l’association, du

mouvement féministe à l’association de locataire2. »

Le « problème de Hobbes » trouve son équivalent, en sciences sociales, dans le

problème de l’offre des « biens publics » : le niveau d’éducation, la qualité de l’air, la santé

etc. ont des répercussions sur tous les acteurs même s’ils sont l’objet d’une consommation

individuelle. Chacun peut détenir un accès individuel privilégié à l’ensemble de ces biens

mais chacun de ces biens reste la propriété de tous, en vertu de la double propriété de non-

exclusivité et de non-rivalité du bien public3. Même si on écarte les problèmes de la définition

et de l’exercice des droits de propriété relatifs à ces biens (ou d’absence de limitation

juridique et technique à leur usage), un problème de sous-investissement persiste. Le

problème de l’offre de ces biens émerge lorsque la contribution de chaque individu produit

des bénéfices nets pour tous les autres sauf pour l’individu en question qui, lui, encourt un

coût supérieur au bénéfice qu’il en tire. La démonstration technique est simple : l’usage d’un

bien public génère des externalités positives dont peuvent bénéficier hors marché tous ceux

1 Ibid., p. 53-54. 2 Reynaud J-D (1989), op. cit., p. 67. 3 La non-exclusivité (aussi appelé non-excludabilité) renvoie à l’impossibilité d’exclure quelqu’un de son usage, alors que la non-rivalité renvoie à la possibilité d’être consommé simultanément par plusieurs sans que la quantité disponible diminue pour un autre.

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qui n’ont pas contribué à son financement1. A l’inverse d’un tel raisonnement, une entreprise

qui pollue une rivière génère des externalités négatives pour l’ensemble des personnes d’une

collectivité lésées par la dégradation de la qualité de l’eau de la rivière.

Le marché, laissé à lui-même, est défaillant dans le sens où il conduit à l’échec de

l’action collective qui vise la régulation des externalités. Afin de réduire les insuffisances du

modèle néoclassique, les modèles de la croissance endogène introduisent des interactions.

Ces modèles ont en commun d’introduire au modèle de Solow une rétroaction [feed-back] qui

vient redynamiser l’accumulation à travers un bouclage endogène. Ainsi, dans le modèle de

Romer, les investissements d’une entreprise en recherche et développement profitent à

d’autres entreprises, voire à d’autres acteurs privés ou publics. Les « externalités positives »

d’un tel investissement sont produites hors marché et sont rarement compatibles avec une

médiation marchande pour des raisons diverses, techniques, culturelles, politiques mais

surtout à cause de l’absence d’un prix associé à l’échange. Bruno Ventelou explique ainsi

comment l’Internet n’aurait jamais vu le jour sans le financement du ministère américain de la

Défense, l’investissement privé étant incapable de fournir un bien collectif dont les

externalités positives peuvent être bénéfiques à tous sauf à l’entité qui l’offre et qui doit

supporter un coût de production2. Financé d’abord pour l’usage militaire, l’Internet a créé un

marché dérivé et des occasions d’exploitation imprévues une fois l’innovation rendue

collective, acquérant ainsi sa dimension d’externalité positive. Même s’il est possible de

breveter certaines interactions afin d’assurer un rendement privé, la marchandisation des

interactions reste l’exception : « l’hypothèse est que le lien social est supérieur (antérieur ?)

au marché et que l’essentiel des interactions positives reste « sans prix », ou au mieux très

difficilement appréciables3. »

Le débat sur la défaillance du marché dans la régulation du problème des externalités

est aussi ancien que la théorie néoclassique. La solution non-libérale, souvent critiquée, est

celle de l’intervention de l’autorité publique dans la régulation des défaillances du marché.

1 Les externalités sont par définition le résultat de l’action d’un acteur sur un autre qui s’exerce hors marché. 2 Ventelou B. (2001), Au-delà de la rareté. La croissance économique comme construction sociale, Paris, Albin Michel, 2001, 218 p., p. 84-90. 3 Ibid., p. 86.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 247

L’Etat produit donc les biens publics, comme pour les biens relevant d’un monopole naturel,

règlemente les nuisances comme la pollution ou le bruit, et rétablit l’équilibre pareto-optimal

à travers une internalisation des effets externes.

Or, Coleman exclut d’avance toute solution externe au problème du bien (mal) public

puisque son objectif est de montrer comment des acteurs rationnels peuvent conduire à

travers une organisation de leurs actions à l’émergence d’un système de normes effectives

soutenu par des sanctions effectives. Reynaud doute également de la pertinence d’une

solution externe (même lorsque la contrainte externe est consentie « de la façon la plus

démocratique1 »). Il estime alors qu’une régulation centrale n’est pas efficace car, d’une part

elle souffre du même handicap, celui de la défection de l’action collective, et d’autre part, elle

accroît la distance entre le lieu du problème et le lieu de la solution (entre régulation

autonome et régulation de contrôle dans le langage de Reynaud)2.

La solution que Coleman propose au problème de la régulation des externalités est

ainsi une réponse au problème du cercle vicieux de la bureaucratie thématisé par Weber. C’est

cet aspect de la solution colemanienne (entièrement adopté par Putnam dans ses travaux sur

l’Italie 3) qui permet une convergence entre l’étude sociologique des organisations et des

études plus large sur le fonctionnement de la démocratie4. Mais, alors que Reynaud reconnaît

que la « contrainte sociale » ne peut être entièrement éliminée, que la régulation de contrôle

reste inhérente à l’organisation, Coleman cherche une solution qui se déduit entièrement des

intérêts individuels. Empruntée d’abord à Ronald Coase, la solution colemanienne envisage la

construction d’un « marché de droit de contrôle »5.

Cette approche, développée à Chicago par Coase dans les années 1960, postule qu’en

l’absence de coûts de transaction et que si les droits de propriété sont bien définis alors les

1 Reynaud J-D (1989), op. cit., p. 67. 2 Ibid., p. 200. 3 Voir le chapitre 3. 4 A ce sujet, Reynaud ne manque pas de faire référence à l’étude de Martin Lipset, Martin Trow et de James Coleman sur l’organisation syndicale et la démocratie. Ibid., p. 70.

Lipset M., Trow M. & Coleman J. S. (1956), Union Democracy, New York : Free Press, 455 p. 5 Coase R. H. (1960), « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, n° 3, pp. 1-44.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 248

acteurs peuvent corriger les externalités sans recours à la réglementation1. L’établissement

d’un échange bilatéral (ou multilatéral), entre ceux qui encourent des externalités négatives

d’une activité et ceux qui en tirent une externalité positive, permet de remédier aux

insuffisances du marché si les conditions de validité sont réunies. Les conditions de validité

sont censées être vérifiées lorsque la concurrence est « pure et parfaite » : les coûts des

négociations et du contrat sont nuls, les acteurs peuvent bénéficier d’une limitation juridique

des droits des uns et des autres... Le pollueur achète ainsi le « droit de polluer » à tous ceux

qui se trouvent lésés par son activité, les personnes lésées achètent au passager clandestin le

droit de contrôler son action : « Dans le cas d’un bien public, chacun des acteurs qui se

trouve avantagé par les actions des autres voudrait échanger les droits de contrôle sur son

action contre des droits partiels de contrôle sur les actions des autres2. »

Néanmoins, le théorème de Coase se révèle insuffisant pour expliquer toutes les

situations qui font intervenir des externalités, et notamment pour expliquer la production des

systèmes normatifs. Ce théorème n’intègre pas les menaces et les sanctions, et l’existence

même des lois et d’une instance juridique chargée de leur application devient inutile. C’est

ainsi que le théorème de Coase sera révisé par Coleman. Quand un échange marchand entre

les participants est impossible, les acteurs expriment alors une « demande pour l’émergence

d’une norme contraignante » régulant l’action collective. La solution normative est donc une

solution de substitution, de second rang, à l’échange marchand du théorème de Coase.

En plus des conditions de validité du théorème de Coase, Coleman introduit une

condition a priori exigée par tout processus de régulation : la « relation sociale » ou la

« communication des lieux » est la condition d’existence de tout système de règle. Quand la

communication existe, la production des normes peut se concevoir alors sur le modèle de

l’échange entre les participants à une activité. Reste à savoir comment Coleman réussira à

remédier à l’insuffisance de l’offre dans le problème de Hobbes reformulé en termes de

marché de droits.

Coleman considère un jeu (à deux puis trois joueurs) au cours duquel chaque joueur a

le choix entre deux actions : ou bien décider de contribuer à l’établissement d’un projet

1 Le théorème de Coase a été énoncé, suite à l’article de 1960 sus-cité, par Stigler G. J. (1966), The Theory of Price, Macmillan, New York. 2 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 250.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 249

(investissement) commun avec la somme de 9 $ ou bien décider de s’abstenir (contribution

nulle). Pour chaque 3 $ investis, le projet rapporte 1 $ additionnel (chaque contribution de 9 $

rapporte 12 $). Le bénéfice total du projet sera divisé entre les joueurs indépendamment de

leur contribution. Afin de traduire schématiquement le « problème de Hobbes » en termes de

problème de biens publics, l’analyse ne nécessite que deux joueurs : on parle de problème des

biens publics d’ordre un (Tableau 1).

A2

Contribue

Ne

contribue pas

Contribue 3 ; 3 -3 ; 6

A1

Ne contribue pas 6 ; -3 0 ; 0

Tableau 1 : Structure des revenus dans un jeu à deux joueurs1

Dans ce jeu relevant du dilemme du prisonnier, si les deux joueurs s’abstiennent alors

les bénéfices escomptés sont nuls. Si chacun décide d’investir 9 $, et en sachant que le projet

rapporte 1 $ supplémentaire pour chaque 3$ investis, alors le rendement total du projet sera de

24 $. Le bénéfice étant divisé à égalité, chacun des deux joueurs gagnera ainsi 12 $ affichant

un bénéfice net de 3 $ (12 – 9). Mais si un seul des deux joueurs s’abstient, l’investissement

total ne sera que de 9 $ et le rendement total du projet de 12 $ (soit 6 $ par joueur). Le joueur

qui n’a pas contribué affiche un bénéfice net de 6 $ alors que le joueur qui a contribué affiche

une perte nette de 3 $ (ayant investi 9 $ et obtenu 6 $). Une analyse des stratégies de jeu des

deux joueurs montre que la décision de ne pas contribuer est une stratégie gagnante du point

de vue de chaque joueur2.

1 Ibid., p. 252. 2 Considérons d’abord les stratégies de A1. Si A2 décide de contribuer alors A1 peut gagner 3$ s’il contribue et 6$ s’il ne contribue pas : la stratégie de l’abstention est dominante. Si A2 décide de s’abstenir alors A1 s’attend à une perte de 3$ s’il contribue et un bénéfice nul s’il ne contribue pas : la

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 250

La solution finale du dilemme du prisonnier est l’abstention des deux joueurs (la

solution est la même dans un jeu à trois joueurs). Le jeu schématise de la sorte l’échec de

l’offre du bien public en absence d’une norme contraignante qui oblige chaque joueur à

contribuer. La rationalité des joueurs conduit à la généralisation des comportements

défaillants. Les joueurs seront gagnants s’ils choisissent d’investir simultanément dans le

projet mais, en l’absence de norme, la solution du jeu est un équilibre bas : il est rationnel de

s’abstenir.

Les acteurs rationnels qui se trouvent partenaires dans des projets relevant du dilemme

du prisonnier expriment ainsi une demande pour l’émergence d’un système normatif qui

obligerait l’ensemble des acteurs à contribuer afin de forcer le succès de l’action collective.

Lorsqu’une offre vient à la rencontre d’une telle demande, les normes effectives peuvent

émerger. La question qui reste irrésolue est celle de l’offre : qu’est-ce qui permet de passer

d’un « intérêt dans une norme » à « la réalisation d’une norme effective » ?

b) Problème des biens publics d’ordre deux et émergence des normes

Pour qu’une norme collective soit effective, elle doit être soutenue par une sanction

effective. Lorsqu’un joueur manifestant un comportement opportuniste enfreint une norme

collective, les acteurs doivent être capables de lui infliger une sanction supérieure ou égale au

bénéfice escompté. La sanction des comportements déviants est elle-même un bien public

générant des externalités positives pour tous au même titre que la norme collective. Dans le

même jeu relevant du dilemme du prisonnier à trois joueurs, si A1 décide de s’abstenir alors

l’établissement d’une sanction sera un bien public pour A2 et A3. Une simple comparaison

entre les deux situations (1) et (2) de la première colonne du Tableau 2 permet de

s’assurer des structures d’anticipations et d’attentes réciproques des participants.

Dans la première situation, les trois joueurs contribuent au projet avec 9 $ chacun,

l’investissement total est alors de 27 $. Sachant que le projet rapporte 1 $ supplémentaire pour

3 $ investis, soit un total de 36 $, chacun affiche un bénéfice net de 3 $ (36/3 – 9). Dans la

deuxième situation, A1 ne contribue pas alors que A2 et A3 contribuent. L’investissement total

stratégie de l’abstention est encore une fois la stratégie dominante. Le raisonnement est le même pour A2.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 251

de 18 $ rapporte 8 $ à chaque joueur. A1 affiche alors un bénéfice net de 8 $ (recevant 8 $

sans avoir contribué) alors que les deux autres perdent 1 $ chacun (ayant investi 9 $ et ne

recevant que 8 $).

A3

Contribue Ne contribue pas

A2

A2

Contribue

Ne

contribue

pas

Contribue

Ne

contribue

pas

Contribue

(1)

3 ; 3 ; 3

-1 ; 8 ; -1 -1 ; -1 ; 8 -5 ; 4 ; 4

A1

Ne contribue

pas

(2)

8 ; -1 ; -1

4 ; 4 ; -5 4 ; -5 ; 4 0 ; 0 ; 0

Tableau 2 : Structure des revenus dans un jeu à trois joueurs1.

Par rapport à la première situation, A1 peut réaliser un bénéfice supplémentaire de 5 $

suite à un comportement défaillant (8 – 3). Pour amener A1 à contribuer, A2 et A3 doivent être

en mesure de le dédommager : il sera en droit d’escompter un dédommagement d’un montant

supérieur ou égal à 5 $.

De leur côté, A2 et A3 s’exposent à une perte de 4 $ supplémentaire (3 – -1) suite à la

défaillance de A1. A2 et A3 seront en droit d’escompter un bénéfice supplémentaire de 4 $

1 Ibid., p. 256.

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chacun suite à la contribution de A1. L’abstention de A1 vaut 5 $ pour lui mais a une valeur de

8 $ pour A2 et A3 réunis (4 $ pour chacun). L’émergence d’une sanction qui pénalise la

défaillance de A1 en lui infligeant une perte d’un montant supérieur ou égal à 5 $ suffit pour le

forcer à contribuer.

A2 et A3 détiennent un intérêt commun dans l’émergence d’une telle sanction qui

constitue un bien public car elle permettra d’augmenter simultanément les bénéfices des deux

joueurs. Or, un problème de biens publics d’ordre deux peut émerger lorsque le coût privé

qu’un acteur encourt, en infligeant la sanction, s’avère supérieur au bénéfice privé qu’il peut

escompter suite à la sanction. Dans ce cas, chacun préfère ne pas s’exposer personnellement

aux coûts de la sanction mais a intérêt à pousser l’autre à sanctionner unilatéralement le

comportement déviant.

Alors qu’un problème de bien public d’ordre un émerge lorsque chaque joueur peut

bénéficier de la contribution des autres, un problème de bien public d’ordre deux émerge

lorsque chaque joueur peut bénéficier de la sanction infligée par tous les autres aux

comportements défaillants. Le problème d’ordre un fait intervenir n joueurs alors que le

problème d’ordre deux ne fait intervenir qu’une action commune entre n – 1 joueurs. Un

problème de biens publics d’ordre deux émerge quand aucun des deux joueurs ne peut infliger

seul cette sanction, aucun des deux ne recevra, suite à la sanction, des bénéfices suffisants

pour compenser les coûts de la sanction (le coût de la sanction est de 5 $ alors que son

rendement privé est de 4 $). L’établissement d’une sanction effective est alors conçu par

Coleman comme résultant d’un échange sur un marché de droit.

Coleman « imagine » la création d’un marché de droit sur lequel chaque acteur peut

acheter le droit de contrôler l’action des autres : chaque acteur va déposer dans une

« banque centrale » le droit de contrôler ses propres actions. La banque délivre des parts de 1

$ chacune pour contrôler l’action d’un autre dans un sens positif, c’est-à-dire pour l’obliger à

contribuer. Dans ce cas, A2 et A3 peuvent acheter six parts afin de contrôler l’action de A1. En

payant 3 $ chacun pour acheter un droit de contrôle sur l’action de A1, et en obligeant ce

dernier à contribuer, ils gagnent chacun 4 $ supplémentaires, soit un bénéfice net de 1 $. De

son côté, A1 sera satisfait puisque la vente des droits de contrôle sur son action lui rapporte un

bénéfice supérieur ou égal au bénéfice supplémentaire escompté en cas d’abstention (qui n’est

que de 5 $). En d’autres termes, si un tel marché de droits de contrôle existe, alors A2 et A3

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seront capables d’adresser à A1 une menace de sanction en cas de défaillance de celui-ci. « Un

tel système pourrait créer un optimum social à travers un dispositif comparable à une banque

centrale et un marché ayant comme médium l’échange. La procédure de la banque d’action-

droits a, en effet, résolu le problème du bien public rencontré par A1, A2, A3. La construction

mentale d’une telle procédure donne un certain aperçu du caractère du problème auquel les

normes sont confrontées1. »

D’autres stratagèmes peuvent être également imaginés : les acteurs peuvent transférer

unilatéralement leurs droits d’action vers une autre personne ou une entité chargée d’exercer

son autorité dans le sens d’une réussite de l’action collective. Cette délégation du pouvoir

permet au leader de dépasser les problèmes de coordination. Mais, s’il faut concevoir une

solution interne au problème, il faut alors exclure toute intervention d’une autorité extérieure

et décrire les mécanismes qui conduisent les participants à surmonter le problème du bien

public d’ordre deux à travers une solution rationnellement motivée.

Une menace d’abstention envoyée conjointement par A2 et A3 conduira à forcer la

contribution de A1 : leur menace de ne pas contribuer est suffisante pour contraindre ce

dernier à coopérer. Leurs contributions communes font une différence de 8 $ pour A1 alors

que sa propre défaillance a une valeur de 5 $ seulement. Mais, le problème du passager

clandestin d’ordre deux n’est pas encore résolu. Il est toujours en mesure de conduire à

l’échec de l’établissement d’une sanction effective car aucun des deux acteurs n’est en mesure

d’infliger la sanction en tirant seul un bénéfice net. En cas de méfiance, chacun des deux

joueurs A2 et A3 a intérêt à laisser l’autre encourir seul le coût de la sanction comme le montre

le Tableau 3 ci-dessous.

Si A2 et A3 décident simultanément de ne pas sanctionner la défaillance de A1, alors le

résultat sera le même que celui affiché au Tableau 2 : une perte de 1 $ pour les deux

premiers. Si un seul des deux décide de sanctionner, il devra payer 5 $ pour obtenir le droit de

contrôle sur l’action de A1 et le contraindre à contribuer. Un coût de 5 $ s’ajoutera à sa

contribution de départ de 9 $ et le total de ses dépenses s’élèvera à 14 $. Le sanctionnant se

retrouve alors avec un résultat final de 36/3 – 14, soit une perte de 2 $. Le joueur qui n’a pas

sanctionné se retrouve avec un gain de 3 $ n’ayant rien dépensé pour acquérir les droits de

1 Ibid., p. 268.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 254

contrôle (36/3 – 9). Enfin, dans le cas où les deux acteurs décident conjointement de

sanctionner le comportement défaillant en partageant le coût de 5 $ pour obtenir ensemble le

droit de contrôler l’action de A1, alors les deux affichent un gain positif de 0,50 $ (36/3 – 9 –

2,5 + 3). A1 affiche toujours un gain de 8 $ puisque la vente des droits de contrôle sur son

action compense le coût d’opportunité qu’il encourt suite à sa contribution (36/3 – 9 + 5)

A3

Sanctionne

Ne

sanctionne pas

Sanctionne 0,5 ; 0,5 -2 ; 3

A2

Ne sanctionne pas 3 ; -2 -1 ; -1

Tableau 3 : Structure des revenus dans un jeu de sanction à deux joueurs1

Comme le montre le Tableau 3, les deux acteurs décident de ne pas sanctionner,

l’action de sanction étant plus coûteuse pour celui qui la mène et bénéfique pour l’autre. En

effet, chacun peut s’attendre à un gain de 4 $ suite à la contribution de A1 alors que le coût de

la sanction est de 5 $. La stratégie visant à ne pas sanctionner étant dominante pour chaque

joueur quelle que soit la décision de l’autre, la situation se caractérise par un problème de

passager clandestin d’ordre deux.

Dans un dilemme du prisonnier, l’interdépendance des comportements aboutit

systématiquement à l’échec de l’action collective puisque les joueurs sont incapables de

trouver un accord : les défauts de coordination conduisent à une solution contre-productive.

La demande exprimée par A2 et A3 pour une sanction effective ne se réalise pas et la norme

contraignante qui oblige l’ensemble des acteurs à contribuer à l’établissement d’un projet

commun n’émerge pas. L’« intérêt dans une norme » ne conduit pas systématiquement à une

réalisation effective de la norme car aucune offre ne vient à la rencontre de cette demande tant

que les défauts de coordination ne sont pas surmontés lors de l’établissement d’une sanction.

1 Ibid., p. 271.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 255

Les défauts de coordination ne peuvent être surmontés que si l’on suppose que les deux

acteurs intéressés par l’établissement d’une sanction discutent et se mettent d’accord sur la

stratégie de partage des coûts de la sanction.

Dans le Tableau 3, les deux joueurs ne peuvent pas coordonner leurs actions puisque

le dilemme du prisonnier exclut par hypothèse tout dialogue entre les joueurs. Or, Coleman

considère que, dans l’analyse des normes sociales, cette contrainte n’a pas lieu d’être ou, du

moins, n’est pas exigée. Un arrangement entre les acteurs rationnels, dans lequel chacun peut

trouver son intérêt, est donc une condition permissive de la naissance d’une sanction car les

personnes intéressées par l’établissement d’une telle sanction peuvent joindre leurs actions

pour former une menace effective envers les comportements déviants. C’est ainsi que

Coleman introduit le rôle de la « communication » dans la résolution des défauts de

coordination. Puisque A2 et A3 peuvent entretenir des relations sociales en tant que

bénéficiaires de l’établissement d’une sanction, ils peuvent surmonter le problème du

passager clandestin d’ordre deux et imposer, à travers une communication à visée rationnelle,

une sanction effective à A1 en cas de défaillance de ce dernier. Cela revient à acheter des

droits de contrôle sur son action en partageant le coût de la sanction. La communication

devient la condition de dépassement du problème des biens publics d’ordre deux et, dans ce

sens, la « condition de possibilité » (et pas seulement une condition de validité) de

l’émergence des normes1.

« Dans l’analyse de la théorie des jeux du dilemme du prisonnier, la possibilité de l’échange est exclue parce que les joueurs ne peuvent pas communiquer par hypothèse. Or, il n’y a pas besoin d’une telle contrainte ici. Les normes peuvent émerger seulement là où il y a communication ; l’échange bilatéral est ainsi possible dans toutes ces situations à deux acteurs où la possibilité d’une norme existe2. »

1 Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une condition de possibilité au sens transcendantal. Nous clarifions ce point dans le chapitre V, lorsque nous exposerons les thèses communicationnelles de Habermas qui se rapprochent des catégories kantiennes : Habermas parle alors de cadres quasi-transcendantaux. Nous montrerons cependant que la solution colemanienne n’échappe pas à un instrumentalisme transcendantal de la connaissance, dans le sens qu’il conçoit l’intérêt de la connaissance théorique selon le cadre d’une activité instrumentale. 2 C’est nous qui soulignons : « In the game-theoretic analysis of the prisoner’s dilemma, the possibility of exchange is excluded, because by assumption the player’s cannot communicate. But no such constraint is necessary here. Norms can arise only where there is communication; thus bilateral exchange is possible in all those two-actor cases where the possibility for a norm exists. » Ibid., p. 253.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 256

En plus du partage du coût de la sanction entre A2 et A3, d’autres mécanismes peuvent

conduire à l’émergence de la sanction. Si, par exemple, A1 et A2 ont d’autres projets en

commun (projet à deux) et que le second a des obligations envers le premier, alors il pourra le

menacer de ne pas les honorer. A1 sera obligé de contribuer au projet à trois. Si la défaillance

de A2 envers de A1 dans leur projet à deux permet d’infliger au second une perte de 5 $ ou

plus, alors nous pouvons parler d’une menace effective même si le coût de la sanction dépasse

5 $ pour le premier. La menace de sanction est viable car il est possible d’imaginer un

système de compensation par lequel A3 reverse à A2 une partie de ses bénéfices dans le projet

à trois. Les mécanismes par lesquels les acteurs intègrent à leurs calculs les obligations, les

expectations et les attentes réciproques sont les mécanismes d’interdépendance des

comportements et les composantes d’un système plus général que Coleman qualifie de

système de confiance.

« Il y a deux aspects d’une relation sociale qui peut conduire à une sanction effective. La première est simplement la communication qui permet la possibilité d’une action commune. Si A2 et A3 réunissent leurs contributions, ils offrent ensemble une sanction qui est effective envers A1. Leur contribution commune fait une différence de 8 $ pour A1, et la défaillance de ce dernier ne lui rapporte que 5 $. […]Deuxièmement, la relation sociale entre A2 et A3 peut contenir plusieurs autres possibilités, certains intérêts et contrôles qui donnent à l’un ou aux deux de l’influence sur l’autre1. »

1 C’est nous qui soulignons : « There are two aspects of a social relationship that can lead to an effective sanction. One is simply communication that allows the possibility of joint action. If A2 and A3 pool their contributions, they together offer a sanction that is effective toward A1: Their combined contribution makes a difference of $8 to A1 and his own failure to contribute benefits him by only $5. […] Second, the social relationship between A2 and A3 may contain some other possibilities, some interests and control which give one or both actors leverage over the other. » Ibid., p. 270.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 257

B - Les réseaux sociaux et la communication dans la gestion du risque : sortir du cadre interactionniste

En avançant une « théorie sociale » fondée sur « l’interdépendance des

comportements », Coleman écarte à la fois les théories économiques, dont le mode explicatif

se limite au comportement individuel, et les théories sociologiques déterministes qui éclipsent

les problématiques rattachés à « la volonté, la responsabilité et la liberté » des acteurs

théoriques. La théorie néoclassique reconstruit le fonctionnement du système social à partir

du niveau individuel. Or, selon Coleman, souvent les phénomènes sociaux ne se déduisent pas

directement du comportement des individus. Quant aux théories fonctionnalistes et

structuralistes, elles ne peuvent que décrire une « fatalité » : les acteurs théoriques, assujettis

au poids des structures, reproduisent le schéma théorique que le sociologue leur assigne. « A

la merci de ces incontrôlables forces externes et internes, les acteurs sont incapables de

modeler volontairement leur destin1 ».

Les théories économiques néoclassiques fondent leurs discours sur le comportement

d’un agent rationnel isolé et agissant sous contrainte. L’objet principal de la théorie sociale

étant l’explication des mécanismes de fonctionnement des systèmes sociaux et non l’analyse

des comportements individuels, Coleman écarte d’emblée l’action individuelle puisqu’elle ne

représente pas une relation sociale2. Le système social est alors composé de deux acteurs au

moins, ce qui est suffisant pour rompre avec l’hypothèse néoclassique d’atomicité des agents3.

Dans les Foundations, l’acteur n’est pas socialement isolé mais il est pris dans une

interdépendance structurelle, notion reprise à Milton Friedman et que Coleman développe à

partir de deux niveaux de droits : les droits de liberté et les droits de revendication. Les

anticipations sur les comportements des autres acteurs et les attentes réciproques deviennent

1 « At the merci of these uncontrolled external and internal forces, persons are unable to purposefully shape their destiny. » Ibid., p. 17. 2 Nous avons souligné dans le chapitre 1 que Coleman adopte une théorie de l’action intentionnelle proche de celle de Weber. L’action d’un acteur isolé, qui vise à satisfaire ses intérêts en exerçant un contrôle (ou un droit de contrôle) sur une ressource, est jugée par Coleman comme étant une action socialement insignifiante. 3 « La base minimale d’un système social d’action est composée de deux acteurs ayant chacun le contrôle des ressources qui sont d’intérêt pour l’autre. » « A minimal basis for a social system of action is two actors, each having control over resources of interest to the other ». Ibid., p. 29.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 258

alors des dimensions constitutives de l’activité au même titre que les menaces, les promesses,

les rumeurs… Les relations d’échange ne se limitent plus au marché des biens et services

mais s’étendent aux relations d’autorité et de pouvoir.

Coleman récuse également la représentation de l’homo sociologicus car elle éclipse la

tension fondamentale entre les libertés individuelles d’un côté et les contraintes de la société

de l’autre. Réservées à la philosophie politique et morale1, les problématiques de la liberté des

individus et des contraintes que font peser les interdépendances sociales sur cette liberté ne

peuvent être intégrées dans ces théories sociologiques : les actions ne s’évaluent qu’en

fonction de leur conformité ou déviance par rapport à un système normatif déjà défini. « Avec

cette image de l’homme comme élément socialisé d’un système social, il devient impossible, à

l’intérieur du cadre de la théorie sociale, d’évaluer les actions d’un système social ou d’une

organisation sociale2 ».

Contre la réduction de l’homme à ses fonctions, Coleman veut construire une théorie

sociale qui reflète une image plus « humaniste » de l’homme. Contre l’analyse externe, qui se

situe d’emblée au niveau macrosociologique, il propose alors une analyse interne des

systèmes sociaux, c’est-à-dire une analyse qui ne considère pas le système comme un tout

mais qui s’intéresse plutôt aux relations entre ses parties. Sans pour autant être obligé d’aller

jusqu’au niveau de l’individu, le mode explicatif doit retracer les processus internes

d’interdépendance pour en déduire les structures de l’action ou le comportement global.

Mais dans quelles mesures la solution colemanienne dessine effectivement une

troisième voie ? En dérivant les règles du jeu des intérêts individuels, Coleman ne retombe-t-

il pas dans le paradigme utilitariste ? Répondre à ces questions n’est pas une tâche facile

puisque l’entreprise colemanienne contient une critique de taille du modèle néoclassique et

conduit à des résultats contraires au paradigme utilitariste. En dépit de sa dérive rationaliste,

1 Coleman cite à cet égard les théories sociales de Marx, Engels et Marcuse qui « soulèvent la question des droits de l’homme et de l’aliénation de ces droits » afin de souligner l’importance de la problématique de la liberté pour les hommes en société. Ibid., p. 5. Il se réfère également aux travaux de la philosophie morale de Kant à Rawls qui avancent une image volontariste et responsable de l’homme. Ibid., p. 17. 2 « With this image of man as a socialized element of a social system, it becomes impossible, within the framework of social theory, to evaluate the actions of a social system or a social organization. » Ibid., p. 4.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 259

voire de son économisme, la méthodologie explicative adoptée par Coleman est une version

spécifique de l’individualisme méthodologique qui re-socialise l’acteur théorique. Plus subtile

que l’explication néoclassique, elle introduit les structures sociales de l’activité dans la théorie

des choix rationnels. Non-déterministe, elle évite la vacuité plus dangereuse de la

sursocialisation des acteurs dont sont victimes les théories d’inspiration durkheimienne et la

théorie sociale de Talcott Parsons. La lecture critique des Foundations se prête donc à un

bilan mitigé.

1) L’ancrage communicationnel et la fondation analytique chez Coleman

Les normes sont considérées par Coleman comme « n’importe quel autre concept des

sciences sociales », c’est-à-dire « une propriété du système social et non d’un acteur à

l’intérieur de ce système1 ». Du point de vue de l’acteur rationnel, ces normes sont des

contraintes externes même s’il a contribué volontairement à leur émergence. En vertu des

réponses qu’il a apportée au problème de l’offre des biens publics, Coleman peut prétendre

résoudre le « problème de Hobbes reformulé en termes de droits de contrôle ». Coleman

reprend la définition d’un droit à Wesley Hohfeld qui distingue les « droits de revendication »

des « droits de liberté »2. Dans le sens de Hohfeld, le droit d’agir est un droit de liberté alors

que le droit de contrôler l’action de quelqu’un est un droit de revendication. Lorsqu’un acteur

décide de transférer le droit de contrôle sur ses actes vers un autre, le premier perd le droit de

liberté alors que le second acquiert un droit de revendication sur les actes du premier.

Lorsque ces droits sont définis par une autorité légale ou morale aucun problème ne se

pose car les lois ou l’autorité extérieures contraignent l’action des différents acteurs. Le

problème fondamental de la théorie sociale concerne les droits non garantis par une loi :

qu’est-ce qui constitue un droit en dehors du cadre formel des lois ? Un acteur peut

revendiquer le droit de conduire une action uniquement si les autres acteurs lui accordent ce

droit. En l’absence d’accord intersubjectif, l’acteur ne peut revendiquer son droit car

l’existence même de ce dernier est mise en doute :

1 « As much as any other concept in the social sciences, a norm is a property of a social system, not of an actor within it. » Ibid., p. 241. 2 Ibid., p. 49.

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« On peut dire provisoirement qu’un acteur détient un droit de mener une action ou de la déléguer à quelqu’un d’autre lorsque tous ceux qui sont affectés par l’exercice de ce droit acceptent l’action sans conteste. Mais ceci a des implications fortes pour une théorie de l’action. Dans le chapitre précédent, j’ai traité les structures de (droits de) contrôle comme structures objectives, existant indépendamment des acteurs spécifiques. Or, cette définition provisoire des droits présuppose que ce n’est pas le cas ; que ces droits présupposent le consensus intersubjectif. Cette conception des droits présuppose qu’il n’y a pas une seule structure « objective » des droits de contrôle, mais une structure de droit de contrôle subjectivement détenue par chaque acteur du système1. »

Ainsi Coleman peut avancer la thèse selon laquelle Hobbes a surestimé le problème du

passager clandestin car il n’a pas saisi « le caractère consensuel d’un droit ». En l’absence de

contrat social, si un acteur échange son droit de venger la violence subie contre la promesse

d’établissement d’un ordre, il n’abandonne pas immédiatement le droit de contrôler les actions

des autres : il ne perd effectivement ce droit que lorsque chacun des participants abandonne

également le sien2.

Si, entre-temps, les autres lui nuisent par des actions réprimées par la « norme en

naissance » alors aucun consensus n’a été établi et, dans ce cas, la notion même de « droit de

contrôle » est contestée. Cela revient à dire que l’acteur en question n’a pas abandonné

effectivement son droit. Du point de vue des autres acteurs qui n’ont pas cédé leurs droits, cet

acteur détient toujours le sien. Il peut revendiquer le droit de « se venger » sans pour autant

être sanctionné car la norme, n’étant elle-même pas effective, ne donne pas lieu à des

sanctions effectives. Un acteur qui décide de contribuer à la création d’une norme perd donc

provisoirement le droit de contrôler les actions des autres. Il ne peut donc pas être sanctionné

si tous les autres n’ont pas également contribué à l’établissement de la norme soutenue par

des sanctions. Ce qui permet à Coleman de conclure que « la manière avec laquelle la

1 C’est nous qui soulignons : « It can be said provisionally that an actor has a right to carry out an action or to have an action carried out when all who are affected by exercise of that right accept the action without dispute. But this has very strong implications for a theory of action. In the preceding chapter I treated the structures of (rights off) control as objective structures, existing apart from particular actors. Yet this provisional definition of rights implies that that is not so; that rights imply intersubjective consensus. This conception of rights implies that there is not a single “objective” structure of rights of control, but a structure of rights of control subjectively held by each actor in the system. » Ibid., p. 50. 2 Ibid., pp. 52-54.

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localisation d’un droit est socialement établie est intimement liée à la manière avec laquelle

une norme émerge1. »

a) Le rôle de la communication et du consensus intersubjectif

Si nous suivons, tout au long des Foundations, l’expression de « la communication

tournée vers un consensus », nous constatons alors que Coleman l’oppose systématiquement à

l’action individuelle d’un acteur isolé poursuivant son intérêt matériel. Alors que

l’interdépendance des comportements présuppose une coordination qui repose sur un

« consensus sur les droits », les comportements individuels se caractérisent par des conflits

d’intérêt qui génèrent des conflits sur le partage des ressources et des droits de contrôle des

ressources. Ainsi, lorsqu’il propose d’étudier les « structures d’autorité » et les rapports de

domination, Coleman définit une relation d’autorité comme relation entre deux acteurs, le

premier des deux détenant, d’après un consensus, le droit de contrôler l’action de l’autre.

Comme dans la « relation d’un maître à son esclave », une relation d’autorité ne fait pas

toujours appel à l’échange bilatéral : le consensus est la condition nécessaire et suffisante pour

l’existence d’une relation d’autorité2. Ce consensus peut provenir, selon Coleman, du fait que

le premier détient un pouvoir ou un intérêt supérieurs dans le contrôle de l’action du

deuxième.

« Un droit existe seulement quand il y a un consensus général entre les acteurs pertinents [relevant] permettant de dire quelle personne détient ce droit. En l’absence de ce consensus, le droit n’existe pas. Et quand ce consensus place le droit de contrôler les actions d’un acteur A entre les mains d’un acteur B (ainsi, par exemple, un consensus place certains droits de contrôle sur les actions des enfants entre les mains de leurs parents), alors l’acteur B détient ce droit. A la question de savoir quels acteurs sont pertinents pour déterminer s’il y a un consensus, la réponse est que le pouvoir et l’intérêt déterminent la pertinence [relevance] »3.

1 « The way in which location of a right is socially established is intimately connected with the way in which a norm emerges. » Ibid., p. 50. 2 « […] autorité qui n’est pas volontairement investie en eux, ni unilatéralement ni à travers un échange, mais qui est produite par le consensus social qui place le droit entre leurs mains ». Ibid., p. 243. 3 « A right exists only when there is general consensus among the relevant actors about which actor holds the right. When that consensus is absent, then the right does not exist. […] To the question of which actors are relevant in determining whether there is a consensus, the answer is that power and interest determine relevance. » Ibid., p. 67-68.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 262

Cette définition réunit tous les cas de délégation de pouvoir : les relations simples

comme les relations complexes qui peuvent être des relations « conjointes » ou « disjointes ».

Les relations simples renvoient aux relations autonomes entre deux ou plusieurs

acteurs qui n’ont pas besoin de tiers ou d’incitations extérieures à la relation pour émerger et

se développer, comme les relations entre parents et enfants ou les relations entre maîtres et

esclaves. Les relations complexes ne sont pas autosuffisantes et nécessitent des incitations

externes pour se développer. Les relations conjointes d’autorité existent lorsque des acteurs

transfèrent, volontairement et sans contrepartie extrinsèque, leurs droits d’agir vers un autre

acteur, c’est le cas des associations et des syndicats, en prévoyant que l’exercice de l’autorité

par ce dernier augmentera leur satisfaction ou défendra plus efficacement leurs intérêts.

Enfin, les relations disjointes renvoient à la conception wébérienne de la bureaucratie

et répondent à une catégorie de délégation de pouvoir qui nécessite le payement d’une

contrepartie, (l’exemple le plus caractéristique étant l’entreprise qui acquiert le droit de

contrôle partiel sur les actions de ses salariés moyennant un salaire).

Selon Coleman, le principal défaut d’une relation conjointe d’autorité réside dans la

divergence entre les normes collectives concernant les objectifs communs et la rationalité du

comportement individuel. Ainsi, dans les coopératives agricoles, chacun a intérêt à ce que les

normes collectives soient respectées par tous, afin qu’un maximum d’effort soit fourni dans le

travail, mais certains veillent à réduire la charge de leur propre travail au minimum. Dans les

syndicats, certains encouragent les autres à s’engager à leur place, en dépensant du temps et

de l’effort, dans la défense des intérêts communs. De même, les relations disjointes d’autorité

ont un défaut majeur qui résulte de la divergence entre la rationalité de l’individu et la norme

collective : le rendement des actions dépend en partie d’acteurs (subordonnés) qui n’ont pas

un intérêt intrinsèque pour ces rendements, la séparation entre les salariés et le produit de leur

travail étant le meilleur exemple. Dans les deux cas (relations conjointes et disjointes), une

réglementation qui vise la réduction des comportements déviants est contre-productive. Dans

le cas des relations conjointes, cette réglementation se traduit par des normes plus strictes et

donc par une action excessive dans le sens du « bien commun » aux dépens de l’autonomie

individuelle. Dans le cas des relations disjointes, il est difficile, voire impossible, et coûteux

dans tous les cas, de contrôler l’action des subordonnés. Toutes les relations d’autorité sont

caractérisées par l’antagonisme entre le comportement individuel et le comportement

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 263

collectif. L’esclavage trouve sa « légitimation » dans le consensus social qui place les droits

de contrôle de l’action de l’esclave entre les mains d’un maître, lui déniant de la sorte tous ses

« droits de liberté ». D’autres systèmes légitiment d’autres formes de subordination, la plus

répandue étant l’assujettissement des femmes à l’autorité des hommes. Coleman souligne à ce

sujet que dans certaines sociétés patriarcales, la société renvoie vers le père certains droits de

contrôle sur les actions de sa fille, le consensus social l’autorisant même à revendre ces droits

à un mari en échange d’une dot.

Les sociétés libérales elles-mêmes n’échappent pas à cet antagonisme. Selon Coleman,

la règle selon laquelle un individu détient les droits de contrôle sur ses propres actions (sauf si

ces actions ont des conséquences observables sur les autres) est érigée en « philosophie

politique » du libéralisme. Même si la philosophie politique du libéralisme s’exprime

implicitement ou explicitement dans la « constitution » d’un système social, cette dernière ne

se suffit pas pour donner un « ancrage ultime » [ultimate grounding] à la distribution des

droits fondamentaux. La constitution ne peut pas être l’ancrage ultime de la distribution des

droits inaliénables de l’homme car cette constitution présuppose elle-même le consensus

social autour de ces droits. « Un tel ancrage, toutefois, doit toujours se baser sur quelque

critère externe ou valeur extérieure à la constitution, implicite ou explicite, qui incarne le

consensus social sur lequel toute allocation des droits est basée1. »

L’équilibre social conduit à la réduction de l’écart (l’antagonisme) entre le

comportement individuel et le comportement collectif : les intérêts individuels s’opposent à la

distribution des droits de contrôle des ressources tandis que l’échange social permet à chaque

acteur de céder les ressources qui ne l’intéressent pas pour obtenir les ressources ou les droits

sur les ressources qui l’intéressent. Un équilibre est pareto-optimal lorsque la meilleure

allocation des droits est atteinte compte tenu de l’allocation de départ. Coleman récuse

entièrement l’emploi des comparaisons interpersonnelles d’utilité et considère que le seul

procédé pour juger si une allocation est meilleure qu’une autre doit se baser sur l’ensemble

des valeurs contenues dans la distribution initiale des droits entre les acteurs. Ceci revient à

dire que dans un système familial patriarcal la maximisation de la satisfaction doit consister

1 « Such a grounding, however, must always be based on some external criterion or value outside the constitution of the system. It is the constitution, implicit or explicit, that embodies the social consensus upon which any allocation of rights is based. » Ibid., p. 69.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 264

en « un agrégat qui pèse les satisfactions de l’homme chef du ménage plus lourdement que

celles de son épouse, à cause de son plus grand contrôle sur les ressources1 ».

Bien qu’elle soit calquée, dans sa méthode, sur le modèle économique néoclassique, la

théorie colemanienne de l’action traite les relations d’échange comme le résultat d’une

tension entre le comportement individuel et le comportement collectif. Le comportement du

système ne se déduit pas de l’ensemble des comportements individuels par une simple

agrégation. « Dans des cas isolés, le phénomène social peut dériver directement, par

agrégation, du comportement des individus, mais ce n’est pas souvent le cas2 ». La solution

de l’échange bilatéral proposée par Coleman pour dépasser le « problème de Hobbes » permet

en même temps la pacification des relations sociales, en réduisant les conflits d’intérêt, et une

meilleure allocation des ressources. « Un droit est intrinsèquement une entité sociale et existe

uniquement lorsqu’il y a un degré élevé de consensus sur l’endroit où il se situe3. » Cette

solution, qui passe par des calculs d’intérêts définis dans des fonctions d’utilité connues par

les économistes néoclassiques sous l’appellation de « fonction Cobb-Douglas »4, est en même

temps une remise en cause du modèle économique néoclassique.

Dans la solution du problème de Hobbes, il est apparu que les relations

interpersonnelles jouent le rôle de la transition centrale (micro→micro) dans l’élucidation du

fonctionnement du système et l’explication de l’émergence des normes. L’interdépendance

des comportements permet, en dépassant l’hypothèse d’atomicité, de pallier les insuffisances

de la théorie néoclassique (défauts de coordination) et conduit à l’internalisation des

externalités là où le modèle économique échoue.

L’émergence des normes est présentée par Coleman comme le résultat d’une transition

« micro→macro » car le modèle part de l’interaction entre des individus rationnels pour

1 « Thus, considering a patriarchal family as a system, what is meant by maximum aggregate satisfaction is an aggregate that weights the satisfactions of the male head of the household more heavily than those of his wife, because of his greater control over resources. » Ibid., p. 40. 2 « In isolated cases the social phenomena may derive directly, through summation, from the behavior of individuals, but more often this is not. » Ibid., p. 2. 3 « A right is inherently a social entity and, as discussed earlier, exists only when there is a high degree of consensus about where the right lies. » Ibid., p. 54. 4 « Dans la théorie formelle définie dans la partie V, l’intérêt est défini en terme de fonction spécifique d’utilité, connue en économie comme fonction d’utilité de type Cobb-Douglas. » Ibid., p. 29.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 265

Actions

individuelles

Normes

Sanctions individuelles

et conformité aux normes

atteindre l’explication au niveau du système normatif. Les normes émergentes ont, en retour,

une incidence sur l’action individuelle (si cette dernière est conforme ou déviante par rapport

à la norme effective). Coleman construit ainsi une théorie sociale qui, selon un schéma

métathéorique qu’il s’est proposé de suivre (Coleman’s boat), décrit les transitions

« micro→macro » et « macro→micro » dans l’explication des comportements collectifs

comme le montre la Figure 10.

Figure 10- Relations des niveaux micro et macro dans l’émergence d’une norme1

L’explication de l’émergence des normes décrit alors des boucles qui passent du

niveau individuel au niveau collectif et retournent vers le niveau individuel2. Ces boucles

permettent d’expliquer l’émergence et le fonctionnement d’un système (normatif) sans se

limiter au niveau le plus bas de l’analyse (intérêt individuel) et sans que le mode explicatif

soit situé d’emblée au niveau le plus global (prendre les normes comme données).

Il apparaît, en fin d’analyse, que le marché économique n’est que la fiction d’un

échange spontané entre acteurs isolés. Il est incapable d’intégrer les interactions collectives et

échoue donc dans la réduction de l’écart entre le rendement privé et le rendement social ou

collectif. L’introduction d’une interaction entre deux acteurs permet de résoudre ce problème.

Dès qu’une anticipation croisée sur les actions des autres existe (conceptuellement), il est

possible alors de parler de demande effective pour l’émergence d’une norme sociale qui

contraint l’ensemble des acteurs à coopérer dans un même sens. Cette demande effective se

heurte au problème du passager clandestin d’ordre deux qui, faute de coordination lors de

1 Ibid., p. 245. 2 « This criterion will ordinarily require an explanation that goes below the level of the system as a whole, but not necessarily one grounded in individual actions and orientations ». « Ce critère requiert normalement une explication qui va en-deça du niveau du système comme un tout, mais qui n’est pas nécessairement ancrée dans les actions et les orientations individuelles. » Ibid., p. 5.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 266

l’établissement des sanctions, peut conduire à une insuffisance dans le niveau de l’offre. Or,

la communication entre les acteurs qui ont un intérêt dans l’établissement de la sanction

permet de surmonter ce deuxième problème.

Figure 11- Structures de relations entre acteurs qui possèdent des potentiels différents pour l’émergence d’une norme1

Pour modéliser cette situation, Coleman montre qu’il suffit de supposer, comme dans

la Figure 11, que les acteurs entretiennent des relations directes pour qu’une sanction

effective puisse exister. Dans le cas de la Figure 11 (a), les acteurs A2 et A3 n’ont pas de liens

sociaux. Ils ne peuvent pas infliger conjointement des sanctions à A1 en cas de défaillance de

ce dernier. Chacun des deux doit supporter seul le coût de la sanction ou le faire supporter à

ses partenaires alors qu’une menace commune pourrait peser plus lourdement sur le

comportement de A1. Ceci est le cas du Figure 11 (b) car la communication entre les deux

intéressés permet de coordonner l’action et de contraindre A1 à contribuer : la norme émerge

et devient effective. Or, le modèle néoclassique se rapporte uniquement au premier cas de

figure. Puisqu’elle suppose que l’activité économique est autorégulée et que les agents sont

incapables de coordonner leurs actions, la théorie néoclassique nie l’encastrement de

l’échange dans des rapports sociaux et se prive ainsi d’un levier de coordination des actions.

Il semble que la communication tournée vers le consensus est présupposée par

Coleman comme la condition a priori de l’existence des relations sociales et comme le

principe permettant de retracer les conditions d’expression de la rationalité. Nous sommes

alors autorisés à conclure que la communication n’est pas seulement une « condition de

validité » de la solution colemanienne. Elle est la condition a priori de l’existence d’une

régulation sociale.

1 Ibid., p. 269.

A1

A2

A3

A4

A5

(a)

A1

A2

A3

(b)

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 267

Cette conclusion est contenue dans la définition que Coleman avance en fin

d’analyse comme « définition explicite » d’une norme : « Je dirai qu’une norme concernant

une action spécifique existe quand le droit, socialement défini, de contrôler l’action n’est pas

détenu par l’acteur lui-même mais par d’autres1 ». Cette définition explicite vient corriger les

définitions provisoires que Coleman a avancées en début d’analyse du couple « droit-norme »

et permet de conclure que les conditions d’émergence des normes sont elles-mêmes les

conditions d’émergence d’un consensus social intersubjectif sur les droits : « Avec cette

définition, la question au sujet des conditions d’émergence d’une norme devient une question

concernant les conditions dans lesquelles il adviendra un consensus qui place le droit de

contrôler l’action de quelqu’un entre les mains d’autres personnes, et les conditions dans

lesquelles ce consensus pourra être imposé2. » La suite de ce chapitre sera consacrée à

l’évaluation de cette solution colemanienne.

b) Les interactions médiatisées par l’intérêt : L’absence de la parole

Le modèle théorique présenté par Coleman prend pour point de départ une explication

située au niveau des relations interpersonnelles pour remonter au niveau des phénomènes

macrosociologiques. Si les acteurs sociaux entretiennent des relations sociales directes, et si la

communication conduit à l’émergence d’un consensus, alors les défauts de coordination

peuvent être surmontés et les normes effectives (soutenues par des sanctions) peuvent

émerger. Ainsi Coleman part d’un modèle simple d’interactions médiatisées par l’intérêt pour

aboutir à un projet plus complexe dans lequel les interactions sociales sont ancrées dans le

milieu de la communication.

L’ancrage des systèmes normatifs dans la communication tournée vers le consensus

est certainement un dépassement du strict modèle de la théorie des choix rationnels sans pour

autant le contredire forcément. Sans être amené à se contredire, le projet de Coleman élargit la

sociologie du choix rationnel en lui intégrant plus de structures sociales. L’outil qui permet

1 « I will say that a norm concerning a specific action exists when the socially defined right control the action is held not by the actor but by others ». Ibid., p. 243. 2 « With this definition, the question concerning the conditions under which an effective norm will arise becomes a question concerning the conditions under which there will come to be a consensus

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 268

cet élargissement est le concept de capital social qui « se définit par sa fonction. Ce n’est pas

une entité particulière, mais une variété d’entités différentes, présentant deux caractéristiques

communes : elles consistent toutes en quelques aspects de la structure sociale, et elles

facilitent certaines actions des individus qui sont dans la structure1 ». Ce concept met

l’accent sur les attentes réciproques, les obligations, les potentiels d’informations, et les

systèmes de normes et de sanctions comme mécanismes qui facilitent la coordination de

l’action, i.e. la co-orientation normative.

Mais, alors que la formalisation colemanienne du capital social (au niveau du modèle)

reste essentiellement microsociologique, la théorisation en fait un concept macrosociologique2

(au niveau du projet). Cet amalgame est certes inhérent à la définition fonctionnaliste du

capital social mais mérite d’être éclairci à la lumière d’une autre confusion, celle qui assimile

l’existence d’une règle à sa légitimité. Selon Coleman, la coordination de l’action peut être

soutenue par le potentiel organisateur du capital social si les acteurs acceptent les définitions

communes de situation que ce capital implique. Cela revient à dire que les acteurs doivent

consentir à la légitimité des normes pour que ces normes puissent devenir un levier de

coordination pour l’action. « Si le capital social inclut tout ce qui, d’une part, caractérise le

collectif et, d’autre part, aide le membre dans sa performance individuelle et/ou le groupe lui-

même dans ses efforts de coordination, on voit mal ce qui n’en fait pas partie3 ». Nous avons

traité dans le troisième chapitre les insuffisances de la définition fonctionnaliste du capital

social colemanien et il ne s’agit pas là d’y revenir. Il s’agit plutôt de montrer que l’ancrage

communicationnel de la solution colemanienne dénote une circularité inhérente aux

processus de régulations sociales (et non pas une circularité logique) à laquelle Coleman ne

peut échapper que par un tour de force.

Alors qu’il prétend déduire les systèmes de règle en se limitant au jeu des intérêts,

Coleman est contraint d’admettre un ensemble d’hypothèses liées aux présupposés

that the right to control an action is held by persons other than the actor, and the conditions under which that consensus can be enforced ». Ibid., p. 243. 1 Ibid., p. 302. Traduction de Favereau O. (2003a), « La pièce manquante de la sociologie du choix rationnel », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 275-295, p. 281. 2 Lazega E. (2003), « Rationalité, discipline sociale et structure », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 305-329, p. 311. 3 Ibid., p. 311.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 269

communicationnels de la coordination et qui en constitue (selon ses propres termes) l’ancrage

ultime. Certes, ces hypothèses n’interfèrent pas avec la construction de son modèle mais

constituent le point de passage obligé de son argumentation et le point d’appui central de son

projet de refondation des sciences sociales.

La solution apportée par Coleman au « problème de Hobbes » est forcée de supposer

l’existence a priori de la communication entre les participants à une activité sociale. Mais

dans ce sens, le projet ne présuppose-t-il pas une interaction sociale préalable qui permet une

définition commune des droits et qui règle l’usage et l’exercice de ces droits ? Tandis que le

modèle prétend contourner toute intervention extérieure au processus d’échange, le projet

colemanien n’élimine pas entièrement la contrainte sociale qui pèse sur le jeu des intérêts

(dans le sens où il ne peut pas et ne doit pas éliminer l’ensemble des règles préalables à une

négociation d’une nouvelle règle).

Ce paradoxe n’est en réalité que le « pendant » de celui déjà présent dans le théorème

de Coase mais il prendra des dimensions amplifiées dans le modèle de Coleman. Le théorème

de Coase suppose l’absence de coûts de transaction, ce qui revient à supposer que les coûts de

l’identification des partenaires de l’accord, la signature des contrats, l’application des

sanctions etc. sont nuls. Définissant ainsi le champ d’application de la construction théorique,

ces hypothèses sont des conditions de validité. Bien que les échanges bilatéraux ne nécessitent

pas l’intervention d’une action publique ou étatique, ils présupposent toutefois l’existence

d’une action publique initiale chargée de limiter les droits de propriété et d’une instance

juridique chargée de leur mise en application. Or, ces conditions de validité ne sont vérifiées

que dans une situation de concurrence pure et parfaite alors que le théorème a été proposé, au

départ, pour réguler une situation de concurrence imparfaite1.

En parallèle avec le théorème de Coase, l’horizon préjudiciel dans la solution de

Coleman est schématisé par la communication entre les acteurs intéressés par l’établissement

d’une sanction (ou par la banque centrale des droits-actions). Bien qu’il n’intervienne pas

1 Coase récuse lui-même le théorème associé à son nom et qui a été énoncé par Stigler. Il affirme que la thèse de son article de 1960 était à l’opposé du théorème et de l’usage qu’il en a été fait. Selon lui, sa thèse affirme au contraire que les coûts de transactions doivent être inclus à l’analyse car, dans le cas contraire, la réglementation n’aurait pas de d’utilité et les institutions seraient dépourvues de sens.

Coase R. H. (1988), The Firm, the Market, and the Law, The University of Chicago Press, New York.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 270

dans la phase de l’échange bilatéral (qui repose entièrement sur la volonté des acteurs

rationnels), cet horizon désigne l’ensemble des mécanismes d’encastrement de l’action

individuelle : l’action régulatrice des acteurs rationnels est ancrée dans cet horizon. Lorsque

cet horizon est présupposé alors la solution au problème des biens publics d’ordre deux peut

se réaliser. La négligence des mécanismes d’interactions propres à cet horizon préjudiciel

conduit à évincer le rôle du cadre institutionnel et de la communication, à faire comme si le

comportement des acteurs n’était pas déjà encastré dans différents systèmes de règles

sociales1.

Or, même un marché suppose le respect de certaines règles pour que le libre jeu des

intérêts individuels prenne lieu : il ne peut se réduire à une « interaction naturelle » des

intérêts individuels2. C’est dans ce sens spécifique que Reynaud traite les règles comme le

résultat d’une coordination entre les actions individuelles tout en gardant à l’œil l’existence

de règles qui président à cette coordination. Les règles « ne peuvent donc pas se déduire

des interactions entre individus, de leurs goûts, de leurs préférences, de leurs intérêts ou de

leurs passions. […] Elles comportent bien une contrainte, extérieure aux décisions

individuelles et qui pèse sur elles3. » L’action qui produit des règles ne peut être appréhendée

indépendamment de l’ensemble des règles qui s’exercent sur elle, c’est-à-dire qu’à la

condition d’examiner l’activité même de régulation.

Prenons d’abord le cas d’une structure conjointe d’autorité qui, selon les termes de

Coleman, caractérise les situations de délégation volontaire du pouvoir (sans payement

extrinsèque) vers un acteur (organisation) capable de mieux défendre les intérêts individuels

(associations, syndicats, coopératives ou communautés agricoles…). Alors que Coleman

prétend déduire le niveau de l’organisation en se limitant au modèle d’interactions entre

acteurs rationnels, l’explication avancée peut-elle se dispenser d’une organisation préalable

1 Coleman choisit de ne pas considérer les situations dans lesquelles « une communication existe avant et après l’action, mais pas au cours de l’action elle-même » puisqu’il considère que ces situations « ne font pas référence aux normes, mais peuvent être traitées entièrement à l’intérieur du cadre de l’échange bilatéral – tout en requérant possiblement bien sûr l’introduction des notions de confiance et de confiance mutuelle ». Il souligne également le fait que ces échanges bilatéraux peuvent être considérés ou non comme des normes, ceci étant uniquement une « question de convention ». Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 254. 2 Reynaud J-D. (1989), op. cit., p. 26. 3 Ibid., p. 29.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 271

qui désigne le groupe pertinent pour conduire une action collective, qui définit les intérêts

collectifs et qui montre aux participants sur quelle (s) voie (s) il est possible de s’engager ? A

cet effet, Reynaud affirme que la production des biens publics (entendues comme des règles)

ne peut s’effectuer sans l’appui de « quelque forme de contrainte : contrainte morale de la

camaraderie, de la solidarité de métier ou de classe, intérêt de la profession, devoirs civiques,

respect de la justice et de l’équité ; contrainte matérielle parfois […], mais qui va rarement

sans une contrainte morale (ou en tout cas sans l’invocation d’une règle morale) ; contrainte

de droit1. » C’est à juste titre que Alejandro Portes (qui, rappelons-le, fait remonter l’origine

du concept de capital social aux analyses de Marx sur la formation d’une « conscience de

classe ») souligne les mécanismes d’identification qui soutiennent les solidarités ouvrières. Il

affirme qu’ils constituent l’une des prémisses du capital social défini par Coleman et rappelle

qu’ils sont l’œuvre d’acteurs partageant « le même destin2 ». La prise en compte de ces

formes de solidarité relève moins de calculs égocentriques d’utilité (Coleman parle de

phénomènes de zèle) que de mécanismes de « sympathie » tels qu’ils sont définis par Smith.

Si nous re-situons la conceptualisation colemanienne des structures conjointes

d’autorité dans la perspective ouverte par Reynaud il apparaît alors que les actions

intentionnelles des acteurs conduisent en effet à l’émergence des règles de l’action collective

(comme le montre bien Coleman) mais ces actions ne sont pas séparées de l’ensemble des

rapports sociaux dans lesquels elles s’insèrent. Même « la « prise de conscience » d’un

intérêt commun ne suffit pas pour qu’une action collective se développe3 ». Reynaud tente

tout au long de son ouvrage de mettre en évidence l’interdépendance entre la production des

règles de l’action collective et les processus de régulation qui interviennent dans le « projet ».

Il ne peut donc pas y avoir de séparation entre le moment de la production du bien collectif

(transition micro→macro selon Coleman) et le moment où l’organisation exerce son influence

sur les comportements individuels (transition macro→micro)4.

1 Ibid., p. 69. 2 Portes A. (1998), « Social capital : its origins and applications in modern sociology », Annual Review of Sociology, 24, pp. 1-24, p. 7-8. 3 Reynaud J-D. (1989), op. cit., p. 73. 4 Car en même temps qu’il est le produit des stratégies des acteurs, le bien collectif est « la bonne conduite de l’organisation ». Ibid., p. 69.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 272

Or, le schéma métathéorique suivi par Coleman suppose une séparation (dans l’espace

et dans le temps) entre les deux transitions : les interactions entre les acteurs individuels

expliquent les phénomènes situés au niveau de l’organisation ; l’organisation exerce une

contrainte sur le comportement de l’acteur individuel. Nous retrouvons ainsi par une autre

voie la polémique, plus ancienne que les Foundations, qui a opposé Coleman à Sewell. Ce

dernier a en effet reproché à Coleman de séparer abusivement les niveaux de l’analyse. La

logique que Sewell invoque est bien celle d’un historien mais son argument touche les

fondements mêmes du schéma colemanien : lorsqu’on conceptualise les interactions au

niveau de la transition micro→macro, il est impossible de neutraliser les effets de la transition

macro→micro sur le premier niveau de l’analyse1.

Dans sa réplique à Sewell, Coleman défend sa propre démarche par le simple

argument (qui n’a rien de convaincant) qu’elle est celle d’un sociologue et non celle d’un

historien2. Aussi, il tente vainement de justifier l’insuffisance des fondements historiques de

son schéma métathéorique3. En postulant l’indépendance des niveaux de l’analyse, Coleman

aboutit ainsi à une conclusion au problème de Hobbes qui n’est rien d’autre qu’une réification

de l’acteur organisationnel : les acteurs rationnels de « l’état de nature » qui décident

conformément à leurs intérêts personnels de produire un système de règles basculent d’un état

sous-socialisé vers un état sur-socialisé4. Or, en se référant à Reynaud, nous pouvons affirmer

que le recours à l’histoire est nécessaire pour comprendre l’émergence d’une régulation

sociale5. L’ensemble de la première partie s’est employé pour justifier la pertinence de l’axe

historique dans l’appréhension de l’encastrement de l’activité sociale.

1 Sewell W. H. Jr. (1987), « Theory of action, dialectic and History : Comment on Coleman », American Journal of Sociology, vol. 93, no 1, pp. 166-172. 2 Coleman J. S. (1987a), « Actors and action in social history and social theory : Reply to Sewell », American Journal of Sociology, vol. 93, n° 1, pp. 172-175. 3 Wacquant L. J. D. & Calhoun C. J. (1989), « Intérêt, rationalité et culture : A propos d’un récent débat sur la théorie de l’action », Actes de la recherche en sciences sociales, no 78, pp. 41-60. 4 Voir à ce sujet la critique de Williamson par Granovetter qui, telle que nous l’avons développée dans le chapitre 3, dénonce la méthodologie explicative adoptée par Coleman. Granovetter M. (1985), « Economic action and social structure : The problem of embeddedness », American Journal of Sociology, vol. 91, no 6, pp. 481-510 . 5 Reynaud J-D. (1989), op. cit., p. 78.

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Nous avons considéré le cas d’une « structure conjointe d’autorité » mais qu’en est-il

des régulations au sein de l’acteur organisationnel qu’est « l’entreprise » ? En effet, c’est la

rupture entre l’autonomie et l’hétéronomie au sein des entreprises qui constitue la ligne de

mire dans la théorisation de Coleman. Sa prémisse (qui est également la nôtre) est de

considérer que ce qui est valable pour l’activité sociale l’est encore plus pour le travail salarié.

En s’intéressant aux situations de travail (relation disjointe d’autorité selon Coleman),

nous voulons mettre plus en évidence la circularité qui va de l’existence d’une règle au

processus de régulation. Nous avons déjà développé le point de vue colemanien sur les

relations de travail caractérisées par une forte asymétrie d’information entre un employeur et

un employé. Dans ce cadre, Coleman propose le concept de capital social comme l’outil

permettant de réduire l’incertitude : incertitude de l’employeur sur le rendement de son

employé ; incertitude de l’employé quant à la valeur réelle de son travail. En effet, Coleman

décrit la situation par un jeu caractérisé par le dilemme du prisonnier1. L’employeur maximise

son intérêt lorsqu’il paye le salaire le plus bas et lorsque le travailleur fournit un maximum

d’effort. Quant au travailleur, il maximise son intérêt lorsqu’il fournit un minimum d’effort

pour un maximum de salaire. L’aboutissement d’un tel jeu est certes l’échec (double) de

l’action collective : le premier paye le moins possible et le second fourni le moins d’effort

possible. Certes, Coleman envisage les procédures classiques permettant de sortir de cette

double incertitude (l’employeur peut mettre au point des méthodes de surveillance, augmenter

les salaires pour offrir une incitation, indexer les salaires sur le rendement…) mais les écarte

aussitôt. D’une part, ces méthodes conduisent à des solutions coûteuses et limitées, voire

impossibles. D’autre part, Coleman pose le problème crucial de la double contingence des

comportements : le comportement du salarié dépend de celui de l’employeur qui, lui-même

dépend du premier2. La solution proposée par Coleman pour sortir de cette trappe est celle des

trois composantes décrites dans son schéma métathéorique.

1 Même s’il émet des réserves sur la pertinence de la théorie des jeux dans ce domaine précis, Coleman a recours au dilemme du prisonnier (au moins) pour décrire le conflit d’intérêt qui oppose l’employeur et l’employé. Selon lui, poser ce problème dans les termes de la théorie des jeux conduit à s’imposer des contraintes inutiles. Il affirme qu’au départ ce problème a émergé dans la littérature économique en dehors du cadre de la théorie des jeux et sa formulation suppose la répétition des jeux. Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 153. 2 Ibid., p. 153.

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Dans le cas des relations de travail, ce schéma se formule ainsi :

« L’action rationnelle du principal et de l’agent au niveau micro consiste en une maximisation de leurs fonctions d’utilité respectives. La transition micro→macro s’effectue à travers la quantité de biens produite et la distribution des revenus entre le principal et l’agent. La transition macro→micro est le processus de feedback à travers lequel la quantité de produit et la distribution des revenus […] entrent dans les fonctions d’utilité respectives du principal et de l’agent et influencent leurs actions. Certes, ceci est le système d’action le plus petit possible mais il contient les éléments essentiels1. »

La séparation établie par Coleman entre les trois moments de l’action collective

devient ici plus évidente. L’argument que Sewell objectait à ce schéma devient plus

tranchant : en spécifiant une interaction au niveau micro (point de départ du schéma),

Coleman définit des fonctions d’utilité qui contiennent en elles une anticipation sur les

macrostructures. Le niveau macro est déjà présent dans le niveau micro et, plutôt que des

niveaux qui se succèdent, il existe une dialectique. « Toute tentative d’explication

sociologique de type 1 (micro→micro) est impossible sans un détour par les relations de type

2 (macro→micro) – qui montrent comment les macrostructures produisent des acteurs avec

des capacités et des penchants particuliers – ou par les relations de type 3 (micro→macro) –

qui montrent comment les actions d’acteurs multiples s’affectent mutuellement2. »

Une dialectique de l’action collective qui, selon les termes de Sewell, montre

comment « les acteurs sont structurellement constitués et transforment les structures

constitutives3 », nous pensons la retrouver dans la « régulation sociale » définie par Reynaud.

En effet, ce dernier thématise les rapports employeur/employé dans des termes très proches du

schéma métathéorique colemanien. En situant ce rapport dans le schéma d’un jeu relevant du

1 « Rational action at the micro level is the principal’s maximization of utility and the agent’s maximization of utility. The micro-to-macro transition comes about through the quantity of product produced by these actions and the distribution of income between the principal and agent. The macro-to-micro transition is the feedback process through which the quantity of product and the distribution of income […] enter into the utility functions of the principal and the agent and affect their actions. This, of course, is the smallest possible behavior system, but the essential elements are present. » Ibid., p. 153. 2 « Any attempt at sociological type-1 explanation is impossible without a detour through type-2 relations – that is, through the problem of how macrostructures produce actors without particular capabilities and propensities – or through type-3 relations – that is, through the problem of how the actions of a multiplicity of actors impinge on one another. » Sewell W. H. Jr. (1987), op. cit., p. 167. 3 Ibid., p. 169.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 275

dilemme du prisonnier, Reynaud montre que la seule issue permettant de passer d’une

situation de « double échec » à la situation favorable aux deux parties est celle d’un « pari

mutuel ». C’est le mécanisme de « la double décision conditionnelle » (tel qu’il est décrit par

Coleman) et qui s’effectue par une interaction entre l’employeur et l’employé, chacun

anticipant sur le comportement de l’autre. La régulation est le résultat des relations elles-

mêmes et montre comment des interactions entre deux acteurs individuels « constituent

facilement des organisations1 ». Même si le mécanisme est simple et ressemble à celui décrit

par Coleman, Reynaud émet une seule réserve (mais elle est de taille). Reynaud attire

l’attention sur l’impossibilité de définir a priori à quel niveau s’effectue concrètement cette

régulation2 : une fois instaurée, la règle continue de dépendre des appréciations subjectives

des acteurs qui l’ont produite. Par le jeu des interactions, il est donc possible d’aboutir à une

explication de l’émergence des règles de l’action, mais il faut toujours garder à l’œil la

fragilité de ces règles et leur dépendance d’une régulation conjointe. Car, la légitimité de la

règle ne dépend pas uniquement de l’adhésion des acteurs ou des structures de récompenses et

de sanctions auxquelles elle donne lieu.

En effet, même dans le système d’autorité le plus simple il y a différentes sources de

légitimité : les employés aussi bien que les employeurs peuvent remettre en cause la légitimité

d’une règle (même s’ils ont contribué eux-mêmes à sa production). Dès que l’on sort du cadre

abstrait de la modélisation et que l’on s’intéresse à des formes réelles d’organisation, le

processus de régulation gagne en complexité. Dans la section suivante, nous approchons le

domaine d’activité spécifique qu’est le recouvrement des dettes avec cette perspective de

« pluralité des sources de légitimation ». Qu’advient-il du modèle colemanien du moment où

les acteurs individuels sont confrontés à une multiplicité de systèmes concurrents de règles ?

Une théorisation qui, comme celle de Coleman, propose d’aboutir au niveau de l’organisation

en partant des « positions » des sujets au sein des structures objectives, se doit donc de

conserver le rapport (la tension) entre le niveau des interactions et le niveau de l’organisation.

1 Reynaud J-D (1989), op. cit., p. 116. 2 « Qu’est-ce qui démontrera au salarié qu’il reçoit un salaire correspondant à la valeur sur le marché de ce qu’il produit ? Ou à l’employeur qu’il obtient un résultat appréciable en payant un salaire d’efficience ? Il n’est guère d’avoir à ce sujet une information rigoureuse et il n’y a pas d’experts impartiaux capable de fournir une information d’un tel poids. […] L’appréciation « subjective » de la quantité et de la qualité du travail d’une part, des niveaux de salaire de l’autre, fait donc partie intégrante du contrat de travail. » Ibid., p. 116.

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Dans ce cas, la régulation (même si elle apparaît comme un ajustement des moyens à des fins)

« n’est pas une optimisation », mais une régulation conjointe1.

En réaffirmant « le caractère transitoire et local des règles », Maggi thématise l’agir

organisationnel qui relève moins d’une action organisée que d’une action organisante et

organisatrice2. Une circularité empêche de considérer un système de règle comme une entité

stable et homogène (sauf en le réifiant). Selon cette perspective, « l’organisation se produit

au travers de la production de ses propres règles. […] Elle n’est pas une entité concrète, elle

n’est ni construite ni déterminée de l’extérieur, elle n’est pas séparée des sujets qui agissent

et qui décident. Le processus se forme, se développe et se modifie par l’ordre des actions et

des décisions des sujets, construisant continuellement les règles de son propre ordre3. »

Ceci implique une approche duale de la « structure » qui est la « condition » de

l’action collective tout en étant sa conséquence4. Il faut donc élaborer un nouveau cadre

d’analyse capable d’intégrer ces deux aspects à la fois (et non successivement à la manière de

Coleman).

Cette vision duale de la structure consiste à élaborer une conception de l’organisation

en termes de processus. La structure est en même temps la production et la reproduction des

règles de l’agir : elle se définit par les règles et par la régulation du processus ; elle est en

même temps le médium et le produit de la pratique5. Dans ce cadre, du moment où l’action

régulatrice n’est pas séparée du contexte de sa production, il n’y a pas un seul schéma

conduisant du niveau de l’interaction au niveau de l’organisation mais plusieurs ensembles

d’actions, une multitude de processus.

2) Continuité entre la gestion formelle et la gestion informelle : sortir du cadre fonctionnaliste

L’activité de recouvrement des créances bancaires est certes une activité économique

par excellence mais elle appartient également au domaine juridique (les procédures de

1 Ibid., p. 289. 2 Maggi B. (2003a), op. cit., p. 25. 3 Ibid., p. 107. 4 Maggi B. (2003a), op. cit., p. 44. 5 Ibid., p. 88-89.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 277

recouvrement et les procédures contentieuses étant intimement liées). La relation entre le

« Département de recouvrement des dettes » (DRD) et le client défaillant est une interaction

dans laquelle les normes juridiques et sociales participent aux normes de gestion économique

imposées par la direction. Dans ce domaine, l’activité industrieuse et l’activité symbolique

s’entremêlent pour contribuer à la négociation de nouveaux contrats de remboursement de la

dette. Nous tenterons de montrer ci-dessous que ce domaine d’activité se rencontre au

croisement des dimensions économique, politique, juridique et sociale. Mais les jugements

subjectifs et l’expérience personnelle des protagonistes de l’activité en sont également des

composantes fondamentales. Dans le face-à-face, souvent conflictuel, entre les clients

défaillants et les employés du DRD, c’est tout un univers de normes qui est convoqué dans

une situation toujours unique.

De même, l’étude de l’organisation des procédures de recouvrement dans le cadre de la

BLOM ne peut pas se limiter aux modèles économiques et financiers de la gestion. Au-delà

de la gestion au sens économique, nous nous intéressons aux aspects qualitatifs du travail qui

font appel à une vision intégrée de différentes dimensions de l’activité. Il s’agit donc de

montrer l’imbrication de différentes dimensions gestionnaires au premier rang desquelles

nous retrouvons les cadres de la gestion intersubjective (l’équipe, le collectif de travail, le

groupe…) et de la gestion subjective (le soi, les micro-choix, la gestion singulière…). Nous

proposons de retracer, dans la gestion des procédures de recouvrement, les mécanismes de

cette jonction entre une dimension proprement économique et les dimensions sociale,

juridique, politique mais aussi subjective de l’activité. Il s’agit alors de définir une méthode

pluridisciplinaire pour approcher un domaine d’activité multidimensionnelle qui s’inscrit dans

une représentation plus large de la « communication ».

a) Le problème informationnel : l’environnement financier de la BLOM favorise les comportements opportunistes

Nous avons déjà souligné qu’il n’existe pas, pour les procédures de recouvrement des

créances bancaires, de système « optimal » de gestion. Liées à l’organisation du système

juridique, ces procédures diffèrent d’un pays à un autre. De même, la taille de la banque

détermine pour une grande part son organigramme et la division des tâches entre ses

différentes unités. Ainsi, dans les banques libanaises de « petite taille », la Direction du crédit

définit la politique du crédit, assure la tâche de suivre les comptes débiteurs et joue également

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 278

le rôle de négociateur vis-à-vis des clients défaillants. Lorsqu’une défaillance est constatée,

tout agent du département du crédit peut être investi de la mission d’entrer en contact avec le

client et de négocier les éventuels plans de rééchelonnement de la dette. Cela évite à ces

banques de consacrer des postes spécifiques aux opérations de recouvrement. En plus des

économies sur les coûts, cette organisation permet d’éviter les problèmes de clientélisme et de

corruption (grâce à la rotation des agents). En revanche, dans les grandes banques telles que la

BLOM, l’organisation managériale privilégie la séparation des tâches.

Au sein de la BLOM, les procédures de recouvrement sont conduites par une seule et

même équipe spécialisée et organisée dans un département relativement « indépendant ». Par

ailleurs, la phase de négociation est séparée de la phase de prise de décision : le Département

de recouvrement des dettes (DRD) soumet ses recommandations au Comité du crédit qui se

réserve le pouvoir de décision. Selon la Direction, ce partage des tâches est « scientifique ».

Le vice-président de la Direction du crédit a recours à une métaphore pour décrire ce

cloisonnement : on ne peut pas être en même temps « juge et partie ». Le DRD se charge de la

phase des négociations qui est celle du jugement « subjectif ». Il faut donc réserver le pouvoir

décisionnel à un comité indépendant qui se charge « d’éliminer les éléments subjectifs » en

prenant une décision objective appuyée par les données analytiques1.

A travers cette parcellisation et spécialisation des tâches, l’organisation du travail au

sein de la BLOM tente de se rapprocher des modèles répandus dans les banques

internationales. En effet, les grandes banques internationales ont mis au point des systèmes

objectifs d’évaluation du risque qui centralisent au niveau de la direction les processus de

prise de décision. Dans ce partage des tâches, les analystes financiers ont interdiction d’avoir

des contacts avec les clients alors que les employés chargés de ce contact n’ont pas le droit

d’intervenir dans les phases de l’analyse ou de la décision2. Néanmoins, les spécificités du

pays (socioculturelles, politiques, économiques et juridiques), ainsi que la culture d’entreprise

propre à la BLOM, nous empêchent de parler d’un modèle « homogène » d’organisation. La

BLOM ne peut pas « importer » un modèle d’organisation sans pour autant l’adapter, le

retravailler et le remodeler en fonction des caractéristiques propres à l’environnement dans

1 Entretien avec M. Toukan, 20/12/06, Annexe II. 2 Ferrary M. (1999), « Confiance et accumulation de capital social dans la régulation des activités de crédit », Revue française de sociologie, vol. 40, no 3, pp. 559-586, p. 562-563.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 279

lequel elle opère. L’étude de ce domaine d’activité particulier offre un enseignement dont les

conclusions peuvent être générales. Comme le montrent différentes études sur le transfert de

technologie1, la transmission d’un savoir, l’adoption d’une technique, en bref l’échange exige

un travail d’« appropriation » dans des configurations socio-historiques toujours singulières2.

La lenteur et les défaillances du système juridique libanais, le déficit dans les

performances institutionnelles et les retards de la législation par rapport aux exigences du

marché augmentent considérablement le coût des procédures légales. Dans cet

environnement, il est souvent plus avantageux pour la banque de régler à l’amiable ses

différends avec les clients défaillants. Néanmoins, l’hostilité des conditions dans lesquelles

les banquiers libanais exercent leur métier illustre d’une manière plus accentuée un problème

général auquel toutes les banques sont confrontées.

En effet, les banques procèdent à un arbitrage entre le coût des procédures légales et

celui des procédures de recouvrement à l’amiable. Pour les créances de petits montants, une

poursuite judiciaire n’est même pas envisageable3 : les coûts excèdent les avantages. De

manière plus générale, la procédure légale est le dernier recours à disposition de la banque

pour récupérer les fonds prêtés. D’abord, la perte de temps liée aux contraintes

bureaucratiques constitue en elle-même une perte d’argent. Ensuite, la banque perd son droit

sur les intérêts rattachés aux effets dont l’échéance excède la date officielle d’ouverture des

procédures légales. De plus, l’expert nommé par le tribunal peut réviser à la baisse les taux

d’intérêts, souvent jugés excessifs4. La banque n’engage une poursuite judiciaire qu’une fois

tous les moyens non coercitifs épuisés (dialogue, restructuration de la dette, assainissement de

1 Nouroudine A. (2001), Techniques et cultures : comment s'approprie-t-on des technologies transférées ?, Toulouse, Octarès, 180 p. 2 Yves Schwartz parle à cet égard d’ « appropriation sociale des techniques » comme « moteur dans le développement des artefacts techniques ».

Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 255. 3 Les crédits voitures, ordinateurs, les découverts sur comptes débiteurs, les chèques impayés, rejetés ou sans provisions. 4 Les évolutions récentes de la jurisprudence française fragilisent davantage la protection juridique des banques en cas de faillite de l’entreprise : on dénonce leur responsabilité directe en raison des taux pratiqués, des montants excessifs de crédits accordés… « A l’opposé, le syndic de faillite peut reprocher à la banque d’avoir trop brutalement cessé de consentir un crédit. » Ferrary M. (1999), op. cit., p. 564.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 280

la créance, arrangement, rééchelonnement de la dette, règlement à l’amiable…). L’adage

prôné par les juristes s’impose à l’activité de recouvrement : « un mauvais compromis vaut

mieux qu’un bon procès ».

Pour les banques libanaises confrontées à une impasse juridique, le règlement à

l’amiable est souvent l’unique issue (et pas seulement une alternative plus avantageuse). Afin

de préserver leurs droits sur les sommes prêtées, les banques libanaises appliquent des

politiques de crédit moins risquées. Dans la gestion a priori du risque du crédit (qui précède

la phase d’octroi), elles sont contraintes d’exiger un volume plus élevé de collatéraux et de

privilégier les hypothèques sur les biens immobiliers comme garanties pour l’octroi du crédit.

Or, à elle seule, cette gestion ex-ante du risque n’est pas suffisante. La théorie des asymétries

informationnelles souligne bien la « sélection adverse » qui peut en résulter1. Cette stratégie

peut être contre-productive dans la mesure où elle conduit à sélectionner les emprunteurs les

plus risqués.

En effet, ce sont les emprunteurs qui présentent à la banque les niveaux les plus élevés

de collatéraux qui ont le niveau de risque le plus élevé (les projets moins risqués pouvant être

financés directement sur les marchés financiers, en contournant les intermédiaires). A cette

asymétrie ex-ante s’ajoute une asymétrie ex post qui se définit comme l’« aléa moral » (moral

hazard) lié à l’usage que l’emprunteur fera des sommes prêtées2. Les clients « de mauvaise

foi » détiennent ainsi un avantage informationnel considérable qu’ils peuvent exploiter en

profitant de la faiblesse de la banque et de la fragilité de son système de sélection (pour

détourner les fonds empruntés, par exemple).

Empruntées au théorème de Coase, les solutions avancées par la théorie néo-

institutionnelle (théorie des signaux, théorie de l’agence) sont insuffisantes pour régler le

problème des asymétries informationnelles auquel les banques libanaises sont confrontées.

L’absence de certains documents comptables ou le manque de fiabilité dans les informations

1 Jensen M. C., Meckling W. H. (1976), « Theory of the firm : managerial behavior, agency cost, and ownership structure », Journal of Financial Economics, vol. 3, no 4, pp. 305-360. 2 Shapiro C., Stiglitz J. (1984), « Equilibrium unemployment as a worker discipline device », American Economic Review, 74, pp. 433-444.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 281

avancées par les emprunteurs rendent ces solutions inopérantes1. Comme le montre

Granovetter, la théorie néo-institutionnelle marginalise les mécanismes d’encastrement et

renvoie une vision sous-socialisée de l’acteur économique. Les arrangements institutionnels,

proposés par Williamson pour réguler les comportements opportunistes, ne peuvent pas

élucider les structures sociales du comportement économique car ils sont justement des

substituts fonctionnels de ces dernières2.

L’approche instrumentale conduite à partir des méthodes objectives d’évaluation

s’avère donc très limitée. Une évaluation sociale du risque est certes plus appropriée dans la

mesure où elle intègre les ressources acquises dans les réseaux formels et informels dans la

décision. Mais le capital social n’envisage les relations interpersonnelles que du point de vue

de la rationalité instrumentale de l’action. Dans ce cadre, une approche instrumentale de

l’encastrement constitue-t-elle une véritable alternative ?

b) Les approches instrumentales de l’encastrement

Face à une incertitude généralisée, comment la BLOM réussit-elle à contenir les

problèmes de défaillance des débiteurs dans des limites satisfaisantes (les créances douteuses

occupant moins de 6% du total de l’actif) ? Comment réussit-elle à recouvrir la majeure partie

de ces créances là où d’autres banques opérant dans un environnement moins hostile

échouent ?

L’approche instrumentale du capital social peut pallier les insuffisances des dispositifs

institutionnels et des méthodes « scientifiques » d’évaluation en s’ouvrant sur la dimension de

l’évaluation subjective. Mais, le capital social n’offre pas une réponse satisfaisante aux

problèmes de la gestion subjective et intersubjective des relations interpersonnelles. Nous

exposerons ci-dessous les avantages et les faiblesses d’une telle approche en soutenant que la

réponse à cette question est à chercher dans une gestion adaptée au milieu et dans la capacité

d’anticipation et de gestion des aléas.

1 Hart O. (1987), « The theory of contracts », in. Bewley R. (dir.) (1987), Advances in Economic Theory, Cambridge, Cambridge University Press, pp. 71-156. 2 Granovetter M. (1985), « Economic action and social structure : The problem of embeddedness », American Journal of Sociology, vol. 91, no 6, pp. 481-510 .

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Une première tentative de réponse serait donc de considérer les réseaux sociaux

qu’utilise la banque pour compenser le manque de fiabilité des informations et pour

surmonter les asymétries. Dans le cas qui nous préoccupe, les procédures de recouvrement se

rencontrent immédiatement au croisement de l’économique, du juridique et du social. La thèse

colemanienne de l’encastrement du comportement économique dans des réseaux

d’interdépendance permet de saisir l’activité de recouvrement des créances bancaires comme

un entrelacs de valeurs économiques, juridiques et sociales, avec d’éventuelles circulations ou

conversions entre ces valeurs. Un contentieux entre la banque et son client débiteur peut ainsi

se régler par un arrangement économique qui transforme un « litige » en « accord » bénéfique

aux deux parties. Inversement, le non-respect des engagements économiques peut conduire à

des poursuites judiciaires.

La signature des contrats, leurs incomplétudes et leurs coûts constituent ainsi des

contraintes économiques qui rendent illusoire l’hypothèse d’un marché autorégulé dans des

conditions de concurrence pure et parfaite. Coleman postule que, dans un environnement où

l’incertitude domine, où les valeurs négociées ne sont pas quantifiables, les relations

interpersonnelles s’imposent comme l’unique alternative à l’insuffisance des contrats et des

grilles de calcul1.

Comme le souligne Coleman, l’interdépendance des comportements économiques et

sociaux est telle qu’il ne suffit pas d’y intégrer les contraintes juridiques et sociales sous la

forme de coûts de transaction. Le théorème de Coase est insuffisant pour décrire la diversité

des situations d’interactions faisant intervenir des biens publics. Coleman propose le concept

du « capital social » comme solution de rechange au théorème de Coase (une solution de

second rang). C’est ainsi que Coleman introduit dans sa théorie sociale la notion de

« confiance » comme composante principale du capital social. Selon lui, « [l]es situations qui

convoquent la confiance constituent une sous-catégorie de celles qui convoquent le risque2. »

Coleman reprend à Joseph Wechsberg3 l’exemple d’un directeur d’une banque

(Hambros) à Londres qui, sur un coup de téléphone provenant d’un client du Norvège,

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., pp. 91-105 2 Ibid., p. 91. 3 Wechsberg J. The Merchant Bankers, Boston, Little, Brown, 1966.

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débloque en quelques minutes la somme de 200 000 ₤ pour régler un problème survenant sur

un chantier naval à Amsterdam1. Dans cet exemple, aucun contrat n’a été signé, aucune

« action explicite » n’a été entreprise mais simplement des expressions verbales impliquant la

« confiance ». La relation de confiance engage une interaction entre deux personnes : un

« sujet de la confiance » [Trustor] doit décider de placer sa confiance dans l’autre qui sera

« objet de la confiance » [Trustee]. Le directeur de la banque de Londres a fait confiance à

son client, à sa capacité de remboursement et à ses bonnes intentions. De même, une banque à

Amsterdam a fait confiance au directeur de Hambros à hauteur de 200 000 ₤. Dans cette

relation, les « mots » ont une valeur comparable à celle des « contrats »2 car l’interaction

verbale a une valeur d’engagement.

Selon Coleman, la communication permet non seulement de définir les termes de la

transaction sociale mais, en plus, elle oriente le comportement des acteurs et détermine les

structures sociales de l’action. Il affirme que, dans le milieu des banquiers, plus la

communication entre les différents acteurs d’un même groupe est « extensive », plus les

comportements défaillants seront sévèrement punis dans le futur : « […] les accords verbaux

suffisent parce que la réputation d’« être digne de confiance » est d’une importance centrale

dans ces affaires et que la réputation est rapidement communiquée entre tous les acteurs avec

qui l’« objet de la confiance » aura, dans le futur, des affaires convoquant la confiance3. »

Elargie au cas des procédures de recouvrement, la thèse de Coleman consisterait à

considérer les ressources juridiques ou sociales comme des « biens publics » facilitant la

gestion du risque : en favorisant la généralisation des comportements coopératifs et en

inhibant les comportements opportunistes. Ce faisant, les informations, les normes et les

valeurs sociales utilisées par les acteurs dans la coordination de l’action sont érigées en un

« capital », c’est-à-dire un ensemble de ressources non économiques influençant le processus

économique (facilitant la négociation de plans de remboursement, consolidant l’engagement

du client débiteur…).

1 Coleman J. S., op. cit., p. 92-93. 2 « Where a word is as good as a contract ». Ibid., p. 109. 3 Ibid., p. 109.

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La BLOM détient en effet des flux d’informations privées qui circulent par des voies

formelles et informelles. L’unité de « Renseignement » rattachée à la Direction générale joue

un rôle central dans l’acheminement de ces informations. La banque tente de repérer et de

retracer les liens qu’entretient l’emprunteur potentiel avec son milieu : ses partenaires, ses

fournisseurs, ses clients, ses cautionnaires... L’objectif affiché par la politique du crédit de la

BLOM est celui d’accéder au réseau social dans lequel le client opère et de trouver des ponts

entre la banque et certains nœuds centraux du réseau.

L’une des vertus du capital social tel qu’il est défini par Coleman est la prise en

compte de ces mécanismes par la réintroduction de la confiance dans la régulation

économique : le banquier qui n’a pas de donnée fiable sur un client peut en effet « se fier » au

jugement d’un tiers en qui il a confiance. Souvent, l’emprunteur potentiel entretient des

relations (économiques ou sociales) avec d’autres clients de la BLOM. A travers ses relations

privilégiées avec ses propres clients et la confiance qu’elle place en certains d’entre eux, la

banque compense l’asymétrie informationnelle par la collecte d’informations

idiosyncrasiques. Mais, en plus des informations récoltées par des voies formelles, le système

de sélection de la BLOM s’appuie sur des informations obtenues par des voies informelles (à

la frontière du légal) sur l’effet de réputation, la place qu’occupe l’emprunteur potentiel au

sein du réseau, la crédibilité et la confiance que les tiers lui accordent…

Dans le manuel qui définit la politique de crédit de la BLOM, le « Credit Guide »,

rédigé par la Direction du crédit, nous pouvons lire en conclusion de la partie « Etude du

crédit » ce qui suit : « Il faut rappeler ici l’importance du rôle du directeur de l’agence dans

la vérification de l’authenticité des informations avancées par ces clients, notamment en

absence de documents comptables vérifiables ou corrects1 ». L’Unité des renseignements

dirige également des « investigations secrètes » auprès des partenaires de l’emprunteur

potentiel et des tiers qui peuvent « donner une estimation de sa situation financière2 ».

Cette tentative de réponse vient confirmer l’intuition qui se trouve aux fondements du

concept de capital social. Si la BLOM réussit à combler les déficits informationnels et

compenser les asymétries, c’est en partie grâce à l’exploitation des ressources non

1 Galayini M. & Al-Kadi I., « Credit Guide », Direction du crédit, BLOM, p. 4. 2 Galayini M. & Al-Kadi I., « Credit Guide », Circulaire no 2, Direction du crédit, BLOM, p. 16.

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économiques dans la gestion du risque économique. Sur ce point, la réaction de la BLOM à

l’incertitude de son environnement financier n’a rien d’exceptionnel. En effet, les analystes

financiers sont continuellement confrontés au problème de « l’évaluation dans l’incertain » et

le marché libanais n’a rien de particulier. Dans une étude sur les activités du crédit en France,

Michel Ferrary note bien l’impossibilité « de déployer des instruments sophistiqués pour

juger du réalisme économique » des projets des petites et moyennes entreprises en raison de

leur « comptabilité simplifiée (réduite aux obligations fiscales)1. » En appliquant le concept

de capital social à ce domaine d’activité il aboutit à une conclusion qui réactualise celle de

Coleman : « Ce ne sont pas les connaissances techniques d’analyse de crédit ou la

connaissance du secteur qui sont déterminantes mais le capital social du conseiller

bancaire2. »

En effet, nos interlocuteurs au sein de la BLOM affirment que le contact personnel

avec les affaires des clients (potentiels ou défaillants) constitue la clé de l’évaluation et du

système de sélection adoptés par la banque. Selon M. N., directeur de l’agence, les relations

personnelles du directeur constituent l’avantage comparatif d’une agence. Les relations

personnelles limitent les comportements opportunistes : d’abord parce qu’elles permettent au

banquier d’accéder à des informations inaccessibles autrement (par exemple, dans le cadre

strictement professionnel, il ne peut pas savoir la place qu’occupe son client au sein de sa

communauté) ; en plus elles contraignent le comportement du client qui se doit d’honorer

d’autres engagements envers son banquier. Au-delà de la stricte relation professionnelle,

l’amitié, le sens de l’honneur, la renommée de la famille etc. influencent indéniablement le

comportement du débiteur.

Mais, le directeur de l’agence attire notre attention sur un problème inhérent au jeu des

relations sociales : en même temps qu’elles contraignent l’activité du client, les relations

interpersonnelles pèsent sur le comportement, les choix et les décisions du banquier. Le client

qui noue des relations privilégiées avec son banquier s’attend également à en tirer certains

avantages (matériels, informationnels, symboliques…). « Si on se laisse entraîner par ces

histoires personnelles, on n’en finit plus… Je vous raconte ça à titre anecdotique : certains de

1 Ferrary M. (1999), op. cit., p. 563. 2 Ibid., p. 569.

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mes clients viennent me trouver en m’affirmant qu’ils ont des liens de parenté avec moi. Ils

essayent souvent d’introduire ce registre, en pensant que ça pourrait jouer en leur faveur1. »

Certes, ce problème est favorisé par la forte densité des réseaux décrits par M. N. et

l’importante intégration communautaire dans le milieu de l’agence, mais il a une portée plus

large : l’interconnaissance peut être une ressource pour le banquier mais elle est également

une contrainte.

Le « capital social » apparaît comme une arme à double tranchant. Les effets pervers

du capital social occupent une place importante dans la littérature. Notamment, la relation

informelle entre le client et son banquier peut devenir le prétexte pour des actions illicites.

Pour se prémunir contre les actions opportunistes qui peuvent être entreprises conjointement

par le client débiteur et son banquier (conseiller, directeur de l’agence, l’agent du DRD…), la

Direction de la banque doit renforcer le contrôle sur les actions et les décisions de ses

employés. D’où la nécessité de séparer la phase de décision de la phase des négociations :

sous prétexte de vouloir éliminer les éléments « subjectifs » dans l’appréciation du risque, la

banque se prémunit contre les phénomènes de corruption et de clientélisme. Aussi, les

relations interpersonnelles facilitent la régulation de l’action collective mais conduisent

également à la transformation des relations de pouvoir au sein de l’organisation.

En effet, l’organisation devient plus dépendante des « relations sociales » ainsi que des

éléments subjectifs de l’évaluation sociale. Par là même, la régulation de l’activité

économique devient plus fragile et nécessite des contrôles, des corrections, des réévaluations,

etc., en bref, les règles exigent en permanence un retraitement (dans l’infime) qui, à son tour,

contribue à leur production. Mais c’est justement là le point qui trahit la faiblesse de la

conceptualisation colemanienne : en même temps qu’elle rend compte des négociations qui

conduisent à l’émergence des règles elle dévoile son incapacité à prendre en compte les règles

qui président aux négociations. En effet, ce qu’il y a de plus crucial dans le travail d’un

employé de la banque c’est le besoin de concilier des intérêts divergents et d’arbitrer entre des

systèmes de règles concurrents. Car en tant qu’acteur social il n’occupe pas « une » position

prédéfinie au sein d’une structure elle-même stable : au contraire, l’employé de la banque doit

redéfinir la position qu’il occupe dans son rapport au client, à ses collègues, à sa hiérarchie et

1 Entretien avec M. Najjar, 18/12/06, Annexe I.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 287

dans son rapport à soi. Cette dernière dimension, celle du rapport à soi, est bien évidemment

une dimension privilégiée puisqu’elle constitue l’espace à l’intérieur duquel se joue

l’ensemble de ces négociations. Coleman le montre d’ailleurs assez bien : c’est dans le

« Self » (le soi) que s’effectue la négociation entre l’intérêt collectif et le Self-interest (l’intérêt

individuel)1. Mais, en voulant tout ramener au jeu des intérêts, Coleman évince en fin

d’analyse le « Self » et rétablit un concept « opératoire » du capital social.

L’instrumentalisation des relations interpersonnelles conduit à manquer ce qu’il y a de plus

important dans la régulation de l’activité du crédit.

Ainsi, lorsque les banquiers s’accordent pour dire que l’évaluation subjective d’un

dossier compte aussi bien que l’évaluation objective (si ce n’est pas plus), que l’informel est

omniprésent dans le formel, ils entendent par là qu’il est presque toujours impossible d’établir

a priori des critères d’évaluation : la variabilité des situations devient la règle. « Il n’est pas

possible d’anticiper le comportement du client, ses réactions et les conditions du marché qui

peuvent le contraindre à changer de stratégie. Le DRD doit être prêt à changer de politique à

tout moment2. »

Parce que le travail du banquier dépend d’éléments subjectifs, que l’efficacité de son

travail dépend d’éléments qui prennent corps en dehors du travail, l’activité ne peut être ni

modélisable (comme dans les mathématiques) ni anticipée par aucun outil conceptuel aussi

performant soit-il. D’abord, la prise en compte de l’importance des relations sociales dans la

régulation de l’activité du crédit conduit à conclure que l’employé (détenteur du « capital

social ») est un acteur insubstituable puisque ses relations sociales lui sont spécifiques.

Ensuite, par sa manière spécifique de gérer son « capital social », l’employé fait appel à des

qualités relationnelles et humaines et investit dans son travail des savoirs et des valeurs qui lui

sont propres. Enfin, dans son rapport à sa hiérarchie, l’employé acquiert une « position »

duale : d’un côté il doit remplir ses engagements définis dans les objectifs de sa tâche ; de

l’autre, dans la mesure où ces objectifs consistent à « bien » évaluer les intentions ou la

situation du client et à interpréter les données fournies par ce dernier, il est lui-même l’auteur

de ses objectifs.

1 Bouvier A. (2003), « Dans quelle mesure la théorie sociale de James S. Coleman est-elle trop parcimonieuse ? », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 331-356. 2 Entretien avec C. Haddad, 09/01/07, Annexe III.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 288

Ainsi, lorsque la BLOM exploite ses réseaux informels dans la régulation de l’activité

du crédit et qu’elle ouvre la voie à une décentralisation de la gestion du risque, elle autorise

un plus grand pouvoir discrétionnaire à ses employés. Alors que l’autonomie désigne la

capacité de produire ses propres règles et induit l’indépendance, ou la liberté de choisir, la

discrétion est un espace d’action prévu, autorisé, encouragé par la direction : choisir dans un

cadre de dépendance1. L’organisation n’est donc pas le produit d’une régulation homogène

mais se maintient par un ensemble de règles hétérogènes : règles autonomes, informelles,

instituées par les employés ; règles formelles, dictées par la direction ; règles discrétionnaires.

Or, les approches instrumentales du capital social instaurent des séparations abusives entre

ces espaces.

Telle qu’elle est décrite par Coleman, la « confiance » comme mode de coordination

ne décrit pas le complexe organisationnel en tant que « complémentarité des règles » : règles

plurielles de direction et règles autonomes d’exécution (mais qui dépassent la simple

exécution). En instaurant une séparation entre les niveaux de l’action, en thématisant la

transition micro→macro indépendamment de la transition macro→micro, Coleman instaure

une séparation impossible entre les règles formelles et les règles informelles. Selon son

schéma métathéorique, les acteurs « colemaniens » produisent à travers leurs interactions les

règles de l’action collective mais, une fois instaurée, ces règles s’imposent aux individus en

leur ôtant leur autonomie. Ce qui conduit à supposer que les règles autonomes, informelles,

auto-produites par les acteurs, s’arrêtent là où commence le domaine des règles formelles (ils

quittent ainsi un état sous-socialisé pour tomber dans un état sur-socialisé). Or, l’informel est

une « réalité organisationnelle cruciale qu’il faut expliquer », qu’il faut thématiser sans

l’éliminer2. Dans ce cadre, les normes peuvent-elles être conceptualisées comme des

capitaux ; et la formation des règles comme un investissement ?

Ainsi, l’approche colemanienne mérite d’être nuancé. En effet, les normes ne

constituent un capital social que dans la mesure où elles se rapportent à des objets

quantifiables, recherchés pour leur contrepartie monétaire et seulement dans la mesure où

l’espace de l’interaction constitue bien un marché :

1 Maggi B. (2003a), op. cit., p. 102. 2 Ibid., p. 104-105.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 289

« Si le contrat de travail est bien […] un « contrat de confiance », il ne se borne pas, de la part de l’employeur, à payer la valeur d’un investissement réalisé, il comporte un pari sur l’avenir : sur la bonne volonté du salarié, mais aussi sur son développement futur. De la même manière, le prix qu’il accorde à la collectivité en reconnaissant la « certification » qu’elle délivre, n’est pas seulement la rémunération d’un capital collectif, il est aussi un pari sur sa « bonne volonté » à garantir la qualité des prestations individuelles et à redresser des écarts, comme sur sa capacité d’invention pour faire face à des éventualités nouvelles (non prévues)1. »

1 Reynaud J-D (1989), op. cit., p. 90.

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Quatrième considération intermédiaire : Introduire la communication par le langage ordinaire dans l’organisation de l’activité

Dans les évolutions actuelles du travail, il est difficile d’évaluer l’importance que

revêt la communication dans l’organisation réelle du travail professionnel. Au-delà du cadre

fonctionnel de la gestion des informations, joue-t-elle un rôle constitutif dans

l’accomplissement des tâches ? Certes, dans les pratiques, on note une tendance consistant à

valoriser la parole des salariés. La communication est alors considérée comme le support de

la dimension collective du travail : la coopération, la coordination des plans d’action, les

solidarités... Mais, au moment même où l’on parle de « démocratisation » de l’entreprise et de

décloisonnement du couple conception/exécution, ne peut-on pas déceler une contre-tendance,

celle de la re-taylorisation qui se traduit par une désagrégation des tissus collectifs du travail ?

En effet, l’usage de l’informatique, l’individualisation des tâches qui accompagne l’usage des

technologies, l’isolement des agents face à leurs équipements etc. dénotent un retour du

« codifié » et du « programme » dans l’organisation du travail1.

Mais là n’est pas le fond du problème. Si l’usage de la communication dans le milieu

du travail renvoie aux dimensions contradictoires du langage (fonctionnel ; non fonctionnel),

c’est peut-être en raison de l’ambiguïté propre au travail et de son statut « indomptable ». Le

travail est lui-même une rencontre entre des dimensions contradictoires qui, dans leur

coexistence, défient la connaissance scientifiquement rigoureuse et exhaustive et appellent à

un changement de problématique2. Le travail est fondamentalement ambivalent : d’une part, il

1 La taylorisation comme parcellisation des tâches est certainement l’arrière-plan d’une conceptualisation de la communication sous forme d’un dispositif de transfert de données entre un émetteur et un ou plusieurs récepteurs. L’individu est dès lors considéré comme un élément neutre qui entre dans un processus de travail dans lequel la compréhension inhérente à la communication est représentée sous le modèle du « décodage ».

Schwartz Y. (1992), Travail et Philosophie. Convocations mutuelles, Toulouse, Octarès, 1994, 256 p., p. 25-33. 2 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), De l’économie politique à l’ergologie. Lettre aux amis, Paris, Harmattan, 138 p.

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génère des liens sociaux dans la mesure où il permet aux individus d’accéder à la

socialisation ; d’autre part, il est le lieu d’une subordination et d’assujettissement des

travailleurs à des objectifs hétérodéterminés. Autrement dit, le problème de la

conceptualisation de la communication est « consubstantiel à l’activité de travail elle-

même1. »

Comme le souligne à juste titre Di Ruzza, le travail occupe une place équivoque dans

l’histoire des sciences sociales. D’un côté, il est une catégorie économique par excellence, se

présentant comme « un préalable aux discours des grands économistes » et donnant les

fondements de l’Economie Politique. De l’autre, la « scientificité » de la discipline a conduit,

paradoxalement, à l’éviction de tout discours sur le travail2.

Certes, le travail au sens restreint s’intègre au calcul économique comme input, mais

la dimension productive n’épuise pas tous les rapports qui se tissent entre l’homme et le

travail. Car en même temps qu’il dessine une synthèse entre la nature et l’homme, permettant

à ce dernier d’extraire les moyens (matériels et immatériels) de son existence sociale, le

travail est un processus de production de l’homme par son travail. Au sens large, le travail

n’est pas seulement un rapport de l’homme à la nature mais il trace également un rapport

entre les hommes pour agir sur la nature3. L’élargissement de la définition de l’« activité »

nous est alors utile à deux niveaux que nous formulerons sous formes d’hypothèses. Nous

tenterons de « valider » ces hypothèses à travers un travail d’enquête sur l’activité du crédit, et

plus précisément sur le recouvrement des créances douteuses dans une banque libanaise.

1 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 76. 2 « En effet, il y a absence frappante et paradoxale d’analyse du travail parmi trois ensembles d’économistes qui pourtant devraient indéniablement avoir le travail dans leur domaine d’investigation : les spécialistes de la théorie de la production, les spécialistes de l’économie du travail, et les spécialistes de l’économie industrielle. »

Di Ruzza R. & Gianfaldoni P. (dir.) (2003), Les économistes et les tâches du présent : analyse du travail et dialogue des savoirs, Toulouse, Octarès, 164 p. 3 Nous reprenons à Marie-Noëlle Chamoux cette distinction entre le sens restreint du travail (processus de production) et le sens large (rapport entre les hommes) afin de dépasser le clivage habermassien entre travail et interaction. Le travail comme activité instrumentale s’intègre dans les sous-systèmes de l’activité rationnelle par rapport à une fin comme processus de production alors qu’au sens large le travail comme rapport de production est une composante du cadre institutionnel et renvoie à ce que Durkheim désigne par intégration organique : intégration, cohésion, condensation…

Chamoux M. N. (1998), « Sens et place du travail dans les sociétés », in. Kergoat J., Boutet J., Jacot., Linhart D. (dir.), Le monde du travail, Paris, La Découverte, pp.15-23.

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Mais, il est important de noter que ces hypothèses seront retraitées, reformulées et

continuellement retravaillées tout au long de cette recherche. Il ne s’agit donc pas pour nous

d’en conclure des thèses : ces hypothèses doivent être considérées telles qu’elles sont, c’est-à-

dire des orientations et des questions ouvertes1.

Première hypothèse : Introduction du pôle de la réflexion moralo-pratique :

Une conceptualisation de l’« activité » au sens restreint se traduit par un

aplatissement2 des dimensions complexes pour n’en garder que des grandeurs modélisables

(facteur de production, emploi…). Le premier point que nous soulevons dans notre enquête

est celui de l’imbrication des différentes composantes de l’activité. Notre première hypothèse,

posée au niveau théorique, concerne l’usage du langage dans l’étude des interactions sociales.

Elle propose de vérifier que, sans l’introduction du langage ordinaire dans l’analyse des

relations sociales, la théorie sociale est confinée dans une modélisation scientiste qui réduit

l’activité à sa composante instrumentale-stratégique. Le concept colemanien de « capital

social » assujettit ainsi les protagonistes de l’interaction sociale, dans ce qu’ils ont de

spécifique et de (inter-)subjectif, à un modèle d’homme rationnel centré sur lui-même. Sous-

tendue par une critique habermassienne de la Nouvelle science sociale de Coleman, notre

première hypothèse nous amène à concevoir l’activité sous un rapport dialogique.

Le travail d’enquête que nous proposons ici vise, dans un premier temps, à montrer

que la réduction de l’activité à sa dimension fonctionnelle conduit systématiquement à une

connaissance mutilée du monde social. L’interrogation première est de savoir dans quelles

mesures l’élargissement de la définition de l’activité permet de dépasser l’impérialisme de la

« valeur d’échange » et la prise en compte des différentes valeurs contradictoires qui s’y

1 Nous suivons ainsi la voie indiquée par Di Ruzza dans ses cours d’épistémologie, lorsqu’il indique que « les nécessités de l’écriture ne sauraient cacher que les thèses défendues ici ne sont que des hypothèses, non seulement susceptibles d’être retravaillées et remises en cause, mais qu’il faut retravailler et remettre en cause. »

Di Ruzza R. (1988), Eléments d’épistémologie pour économistes. La dernière instance et son ombre, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 154 p., p. 104. 2 Comme en mathématique, l’aplatissement est le résultat d’une diminution de l’activité d’une fonction représentative, de sa distribution.

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négocient. Dans ce sens, notre propos est en continuité avec la démarche de Amartya Sen qui

reproche aux tenants du capital humain de « privilégier la fonction d’agents des individus1 ».

Sen dénonce ainsi le primat de la « valeur indirecte » ou instrumentale, c’est-à-dire les

qualités humaines susceptibles d’être employées comme « capitaux » dans la production. Il

développe alors la perspective de « capacité humaine » qui introduit la « valeur directe » ou

intrinsèque. Cette dernière « met en avant la faculté – c’est-à-dire la liberté substantielle –

qu’ont les gens de vivre la vie qu’ils souhaitent et qu’ils ont raison de souhaiter et

l’amélioration des choix à leur disposition, pour y parvenir2. » A l’instar de Sen, nous

envisageons de replacer l’analyse dans la perspective originelle de l’Economie Politique, à

savoir une perspective qui répond au besoin d’étudier le rôle de tous les facteurs susceptibles

de favoriser une « bonne vie »3.

Coleman ne distingue pas, dans les formes du capital social, la valeur d’usage de la

valeur d’échange des interactions (la première étant instrumentalisée au profit de la seconde).

Or, cette distinction est importante d’un point de vue explicatif et critique. Ainsi, les liens

sociaux tels que l’amitié, les expériences ou les rencontres peuvent être des ressources pour

les acteurs, mais ne deviennent des « capitaux » que lorsqu’ils sont réduits à l’usage qu’on en

fait pour générer une valeur d’échange4. La distinction permet donc de séparer l’interaction en

elle-même de sa fonction, des biens ou des activités auxquels elle se réfère. Aussi, dans le

travail d’enquête, nous suivons la voie ouverte par Sen qui consiste à considérer l’activité au

1 Sen A. (2000), Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 356 p., p. 291. 2 Ibid., p. 291. 3 Gilardone M. (2003), « La pensée économique d’Amartya Sen sur le travail », in. Di Ruzza R. & Gianfaldoni P. (dir.) (2003), op. cit., pp. 77-92. 4 « Thus, I may ‘value’ some people as friends, appreciating their sense of humor, intelligence, sensitivity, loyalty or whatever. Here I am valuing them individually, for what they are themselves. But if I value them instrumentally as social contacts, able to ‘open doors’ for me and bring me monetary and non-monetary rewards, then they become social capital for me. Getting an education, enjoying music, making friends may contingently give one educational, cultural and social capital, but to treat the former as the same as latter is a disastrous mistake. »

Sayer A. (1998), « Critical and Uncritical Cultural Turns », Department of Sociology, Lancaster University, 2003, [Consulté le 07/08/07], 12 p. Disponible sur :

http://www.comp.lancs.ac.uk/sociology/papers/Sayer-Critical-and-Uncritical-Cultural-Turns.pdf

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croisement des trois sphères : économique, sociale et politique1. En se positionnant du point

de vue de la démarche ergologique, nous ajouterons à ces trois sphères celle du « rapport à

soi », dimension centrale dans la mesure où s’y négocie l’ensemble des valeurs sus-citées. En

découle donc le deuxième point que nous traitons dans notre enquête.

Deuxième hypothèse : Introduction du pôle des savoirs investis dans l’activité :

Nous nous sommes démarqués de la représentation dichotomique de la société qui,

chez Habermas, résulte d’un clivage au niveau des cadres catégoriels de la connaissance entre

le « travail » et l’« interaction ». Nous avons souligné à cet égard que notre désaccord avec

Habermas n’est que partiel. Il concerne avant tout la réduction du travail à une activité de

production organisée selon l’orientation instrumentale-stratégique de l’agir et aliénée aux

objectifs de valorisation du capital. La polarisation de sa philosophie sur les vertus

intégratives de l’activité communicationnelle le conduit à évincer le rôle du travail comme

mode de socialisation.

Selon Habermas, l’intégration systémique, qui s’opère dans les sphères de l’activité

autorégulée (sous-systèmes de l’économie et de la politique), s’oppose à l’intégration sociale.

Comme le montre Marx, les processus économiques travaillent « derrière nos dos », et selon

Habermas, le système colonise la vie entière. L’activité est dominée par des sous-systèmes

qui, tout en dépendant des comportements des individus et des organisations, développent une

logique et une autonomie propre à eux.

L’intégration sociale se définit alors selon Habermas comme une interaction « non

entravée » tournée vers l’intercompréhension et visant la réintégration des différentes sphères

de la société. Même si nous nous accordons avec cette analyse (qui converge avec celle de

Sen sur l’importance de la « raison publique » dans la gouvernance du processus

économique2), et même si les régulations sociales fondées sur le « débat public » et la

discussion démocratique à visée rationnelle sont les garants d’une « domestication du

1 « De fait, le rôle des humains, comme instruments du changement, dépasse de beaucoup la production économique (circonscrite par la perspective du capital humain) et inclut aussi le développement social et politique. » Sen A. (2000), op. cit., p. 294. 2 Sen A. (2005), La démocratie des autres : pourquoi la liberté n'est pas une invention de l'Occident, Paris, Payot, 85 p.

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marché et de la politique » contre la « colonisation du monde vécu », il n’en reste pas moins

que la philosophie de Habermas court-circuite deux positions. D’un côté, elle marginalise la

fonction intégrative du travail qui demeure l’une des principales activités permettant à

l’individu d’accéder à la socialisation, si ce n’est pas la première. De l’autre, elle nie le

potentiel d’intercompréhension inhérent au travail professionnel. Or, le travail est non

seulement une source de cohésion sociale mais il contribue encore à la construction de

l’ identité et à la réalisation de soi. Le cadre catégoriel de l’interaction, qui s’appuie sur les

ressources émancipatrices contenues dans l’activité symbolique/discursive, doit être complété

par une approche qui revalorise les vertus émancipatrices de l’activité concrète/non-discursive

au premier rang desquelles la « reconnaissance par le travail ».

En séparant l’activité discursive de l’activité concrète, Habermas reconstruit l’agir

communicationnel à partir des situations standard ou idéales de parole. La « pragmatique

universelle » ou « formelle » offre ainsi une connaissance du monde social coupée du milieu

de l’activité concrète et sans liaison avec une expérience. Le clivage habermassien a comme

toile de fond une discussion aux fondements rationnels, une « éthique de la discussion » qui

ne se vérifie que dans une situation idéale de parole. Dans cette représentation, toute finalité

stratégique ou instrumentale qui s’immisce dans le dialogue conduit à rompre les conditions

idéales du débat et à corrompre les fondements rationnels de l’agir communicationnel. Selon

Habermas, en obéissant à des contraintes extérieures imposées aux protagonistes, le travail est

un lieu où prédomine l’agir orienté vers le succès : les ressources rationnelles inhérentes au

langage ne peuvent s’y déployer. Il parle alors de pseudo-communication : la parole sert à

donner des ordres (objectif locutoire - dimension instrumentale) ou à chercher un effet sur

l’interlocuteur (objectif perlocutoire - dimension stratégique). Les actes illocutoires, que

Habermas distingue comme étant des actes de parole tournés vers l’intercompréhension, ne

peuvent prendre forme que dans une discussion non entravée et rigoureusement argumentée

(recherche du meilleur argument). La disjonction qui s’en suit, entre l’agir orienté vers le

succès et l’agir orienté vers l’intercompréhension, manque ainsi les moments spécifiques où

se manifeste l’individualité concrète des interlocuteurs. En effet, les protagonistes de l’activité

ne se réduisent pas à des « interlocuteurs » qui s’insèrent dans des situations idéales de

dialogue mais sont des acteurs sociaux pris dans des structures d’interdépendance où se

croisent interactions discursives et non discursives.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 296

Privée de la perspective d’un « langage en emploi », « en action », la relation du

symbolisme à l’expérience s’efface1. Ceci revient à oublier que l’activité symbolique ne peut

être isolée du réel non symbolique qu’elle accompagne, que le langage est en retard par

rapport aux évolutions du monde réel, que « le travail pose exemplairement des questions au

langage2 ». Plutôt qu’une rupture, notre seconde hypothèse postule une continuité entre le

« faire » et le « dire ». A la suite de Faïta, nous remettons en cause la démarche universaliste

d’une pragmatique qui s’affranchit de l’activité pour ne se préoccuper que des seules réalités

formelles du discours.

Considéré par Faïta et Donato comme le lieu où se dessine « une identité en

travail dans la trame du temps3 », le travail est un lieu d’interprétation où l’activité concrète

et l’activité symbolique sont entremêlées. D’une part, il est impossible de comprendre

l’activité sans le langage, sans l’activité de « mise en mots » faite par l’homme au travail. De

l’autre, le travail offre un enseignement, inaccessible autrement, sur le fonctionnement du

langage « au sens où les relations entre locuteurs et objets de leurs discours, entre

interlocuteurs, s’y dessinent plus nettement qu’ailleurs sur le fond constitué par ce qui

demeure la principale instance de socialisation4. »

1 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 78. 2 Ibid., p. 79. 3 Faïta D. & Donato J. (1997), « Langage, travail : entre compréhension et connaissance », in. Schwartz Y. (dir.), Reconnaissance du travail. Pour une approche ergologique, Paris, PUF, pp. 149-170, p. 161. 4 Ibid., p. 156.

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V - LE « PROJET » COLEMANIEN ET L’AGIR COMMUNICATIONNEL : ACTIVITÉ SYMBOLIQUE ET ACTIVITÉ SOCIALE

Coleman demeure conscient du problème de la contingence des prétentions

normatives des acteurs : l’établissement du consensus dépend de la nature des relations

sociales entre, d’une part, les acteurs qui désirent sanctionner et, d’autre part, tous ceux qui

contribuent à la définition d’une norme. Comme il le fait remarquer, dans certaines sociétés

traditionnelles, le fait de « parler dans le dos de quelqu’un » constitue déjà une sanction

puissante alors que dans les sociétés individualistes les rumeurs représentent une menace plus

faible. Tout dépend de la structure de connectivité et de la vitesse de transmission des

informations. Toute personne ayant des intérêts dans le maintien d’une norme doit donc

« avoir un intérêt dans la diffusion des informations qui conduisent à la formation d’un

consensus sur les sanctions légitimes1 ». Sur un autre plan, si l’acteur défaillant (devant être

sanctionné) est un acteur avec lequel les détenteurs d’une norme ont tendance à avoir

beaucoup d’affaires sur une longue durée alors le coût de la sanction devient très élevé. C’est

l’une des raisons qui rend très difficile la sanction des défaillances des personnes influentes et

puissantes qui sont moins soumises aux normes et acquièrent ainsi plus de poids dans la

définition d’un consensus sur la norme.

Les asymétries entre les acteurs sont également une dimension constitutive de la

légitimité des normes. Coleman décrit cette asymétrie à l’aide d’un exemple qui révèle à la

fois la force et la faiblesse de son modèle. Les locataires d’une résidence ont décidé

d’instaurer une norme commune interdisant l’usage du téléphone public pendant plus de 10

minutes lorsque quelqu’un d’autre attend. Chacun a alors des prétentions différentes à la

légitimité de la sanction selon son propre respect de la norme. Ceux qui ont besoin de faire de

nombreux appels de courte durée n’ont pas besoin d’enfreindre la norme et ont intérêt à la

faire respecter. Par contre, ceux qui ont besoin de faire peu d’appels mais de longue durée

auront tendance à enfreindre la norme et ont intérêt à ce qu’elle ne soit pas respectée. Ceux

qui ont tendance à enfreindre la norme ne peuvent pas prétendre légitimement sanctionner la

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 284.

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défaillance des autres. La question de savoir comment le consensus émerge et s’impose entre

les partenaires d’une interaction sociale ne sera pas l’objet de l’analyse de Coleman et ne

donnera lieu qu’à de brèves indications avec lesquelles il avoue explicitement les limites de

son cadre méthodologique. Ainsi, Elster remarque que, dans cet exemple, on ne voit pas

pourquoi un acteur ne peut pas violer une norme tout en prétendant l’invoquer dans une

discussion argumentée.

Coleman suppose qu’il suffit qu’un acteur A enfreigne une règle pour que B puisse

prétendre légitimement le sanctionner. Selon Elster, il ne prend pas en compte le fait que le

sanctionnant B peut devenir lui-même l’objet d’une critique par une tierce personne. Les

autres peuvent reprocher à B sa sanction : « Ils vont dire : « Pourquoi tu te mêles de ses

affaires ? Tu n’es pas meilleur que lui ». Cette norme de consistance entre les mots et le

comportement a elle-même besoin d’être expliquée. Je ne vois pas comment Coleman

pourrait l’expliquer1. »

Coleman se contente de souligner que l’acteur qui décide de sanctionner un

comportement déviant par rapport à une norme peut souvent compter sur la complicité

implicite de l’acteur sanctionné (qui reconnaît donc l’« erreur ») ou bien sur l’adhésion des

autres acteurs à une définition commune de ce qu’est une action « bonne » ou « correcte » et

de ce qu’est une action « déviante ». Il souligne à cet égard l’opportunité dont bénéficie cet

acteur lorsqu’il soulève, dans une « discussion subséquente »2, le comportement déviant de

l’acteur sanctionné devant ceux qui partagent avec lui la même définition de la norme et de la

sanction et qui peuvent approuver sa décision de sanction.

La conclusion générale qu’il en tire est qu’il existe une présupposition concernant ce

qui est « bon » ou « mauvais » qui facilite l’établissement des sanctions négatives qui

soutiennent les normes proscriptives (qui proscrivent ce qui est mauvais) et les sanctions

positives qui concernent les normes prescriptives (qui prescrivent ce qui est bon) 3. La théorie

sociale de Coleman, fondée sur la théorie du choix rationnel, se retrouve incapable

d’expliquer les processus d’internalisation des normes par les individus ainsi que leur

1 Elster J. (2003), op. cit., p. 298. 2 Coleman J. S., op. cit., p. 283. 3 « That is, both mechanisms on which the sanctioner may have depended for support are based on a norm defining what is the right action or what is the wrong action ». Ibid., p. 283.

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application dans la société. Coleman se contente de souligner certaines interrogations mais

esquive les réponses en affirmant que certains comportements ne peuvent pas être expliqués :

« Examiner le processus par lequel les normes sont internalisées est un terrain glissant pour une théorie fondée sur le choix rationnel. Poser la question sur la façon avec laquelle les individus arrivent à avoir les intérêts qu’ils affichent est normalement impossible dans la construction d’une telle théorie. Malgré le fait que tout le monde sait, ne serait-ce que par introspection, que les intérêts changent, la théorie basée sur l’action finalisée doit débuter par la finalité et l’appareil théorique est attaché à la réalisation de cette finalité, quelle qu’elle soit. Une théorie basée sur l’action rationnelle possède les mêmes insuffisances au niveau de l’individu (considéré comme un système) que possède, au niveau du système social, une théorie qui commence avec les finalités sociales ou les normes sociales 1. »

Aussi, les diverses manières qu’utilise Coleman pour esquiver les problèmes centraux,

auxquels la théorie aurait dû fournir des réponses, nous éclairent sur les possibilités de

dépassement de la sociologie du choix rationnel. Et s’il est vrai, comme le conclut Olivier

Favereau, que « le modèle a un effet destructeur sur la pertinence du projet » (ce que laissent

croire les aveux de Coleman au sujet des limites de sa méthodologie), faut-il pour autant

discréditer l’ensemble du projet colemanien ? Il nous semble, au contraire, qu’une

réhabilitation du projet colemanien de refondation des sciences sociales dans le sens d’une

théorie réflexive débarrassée de ses scories utilitaristes permettra de donner un second souffle

à la théorie sociale. C’est en partie ce que conclut Favereau lorsqu’il appelle à la

resocialisation, par le langage ordinaire, de l’homo rationalis colemanien : « le « modèle

colemanien » correspond à la philosophie du premier Wittgenstein, quand le « projet

colemanien » exigerait la philosophie du second Wittgenstein2 ».

Il faut donc transposer la théorie sociale colemanienne du niveau de l’axiomatisation

néoclassique au niveau plus élevé de la réflexivité qui s’accomplit dans le milieu du langage

ordinaire : en même temps qu’elle se découvre comme étant une activité constituée sur le

terrain du langage ordinaire, la théorie découvre ses propres finalités qui sont elles-mêmes

inscrites dans le milieu du langage. Au-delà de la distinction entre les deux périodes de

Wittgenstein (celle du Tractus et celle des Recherches), nous nous inscrivons dans une lecture

qui considère l’ensemble de sa philosophie comme critique de toute théorie unifiante de la

1 C’est nous qui soulignons. Ibid., p. 292. 2 Favereau O. (2003a), op. cit., p. 292.

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connaissance1. Introduire le langage dans le domaine des interactions sociales conceptualisé

par Coleman conduit ainsi à récuser les tendances positivistes en sciences sociales. Mais dans

la mesure où la philosophie du langage est selon Wittgenstein une « critique du langage »,

nous serons amenés à repenser les rapports intimes entre l’activité langagière et l’activité

concrète extralinguistique : d’un côté, il est impossible de penser l’activité sans le travail de

mise en mot qui l’accompagne ; de l’autre, le travail concret, non symbolique offre un

enseignement indispensable sur le fonctionnement du langage2.

Le chapitre précédent a retracé le projet colemanien de fondation dans sa version

utilitariste. Dans cette version, un modèle positif d’action permet de construire une théorie

sociale normative fondée analytiquement. Nous sommes partis du modèle général de

l’émergence des normes sociales pour aboutir au projet de resocialisation de la théorie des

choix rationnels. Nous avons tenté de montrer que, si le modèle conserve sa cohérence, le

projet n’arrive pas à conserver sa consistance. Mais nous avons soupçonné chez Coleman une

autre tentative de refondation de la théorie sociale, que nous avons qualifié de fondation

pragmatiste. Dans cette deuxième version, la version pragmatiste, le modèle analytique

s’efface au profit de la connaissance réflexive du monde social (alors que le point de départ de

la version utilitariste a été le modèle). Coleman envisage dès le départ le dépassement du

concept d’intérêt, qui apparaît dès lors comme une phase transitoire dans l’explication. Son

objet est d’éliminer, en fin d’analyse, la téléologie. Dans le projet de refondation pragmatiste,

que nous exposons dans ce chapitre, ce n’est plus le modèle analytique qui donne les

fondements de la théorie sociale. Dans cette version, c’est plutôt le modèle qui tire sa

légitimation auprès du projet d’ensemble de la refondation.

Dans le présent chapitre, nous allons confronter deux stratégies conceptuelles et

argumentatives de fondation antipodiques : la fondation analytique de la théorie sociale de

Coleman et la fondation universelle de la sociologie critique de Habermas.

Nous proposons dans un premier sous-chapitre de mettre en évidence l’imbrication de

deux composantes de leurs théories sociales respectives. D’une part, la théorie pose

l’« activité » sociale comme objet d’étude. Elle construit alors une théorie de l’action qui

1 Di Ruzza R. (1988), op. cit., p. 137-138. 2 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), De l’économie politique à l’ergologie. Lettre aux amis, Paris, Harmattan, 138 p., pp. 71-75

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 301

permet de saisir les structures et les orientations de l’activité. Mais, en même temps qu’elle

pose la totalité du monde social comme objet, la théorie se découvre alors comme appartenant

à son propre domaine d’étude. En s’assurant d’elle-même comme son propre objet, la théorie

sociale se saisit comme activité qui retourne en elle-même. Il s’agit donc de retracer la

problématique de l’usage pratique de la théorie qui, selon ces deux grandes figures de la

théorie sociale contemporaine, doit amener la théorie à saisir de manière réflexive ses propres

visées.

Traitée différemment par chacun des deux auteurs, la problématique de la

« réflexivité » débouche sur des orientations divergentes au niveau de la théorie sociologique :

en considérant la connaissance dans sa seule dimension instrumentale, Coleman reprend à la

théorie wébérienne de l’action l’unique principe téléologique de l’activité rationnelle en

finalité ; en élevant la connaissance du monde social au rang d’interaction médiatisée par des

symboles, Habermas distingue l’activité sociale selon qu’elle s’oriente par rapport à des

situations d’intérêts ou des situations d’interactions.

Chez Coleman, l’intérêt pratique à faire la théorie est une motivation extérieure à une

connaissance déjà constituée. C’est la construction d’une théorie sociale, qu’il veut

opérationnelle et « robuste », c’est-à-dire construite sur l’intérêt matériel, qui donnera le

moyen d’agir sur le contexte d’application de la théorie. Le quatrième chapitre a fait le bilan

de l’analyse colemanienne des systèmes normatifs. Il a été montré comment le traitement

formel des situations d’interactions conduit Coleman à poser la « communication » comme

condition de l’émergence des normes, sans que la théorie explicite ne soit capable d’intégrer

cette dimension des interactions sociales. Le second sous-chapitre montrera que le traitement

extralinguistique de la communication manque le sens spécifique des normes et des

obligations dans la théorie sociale telle qu’elle apparaît dans les Foundations. Notre première

hypothèse propose alors le langage courant comme le milieu dans lequel se meuvent les

interactions sociales. L’introduction de la parole n’a pas seulement comme objectif la

réconciliation de la théorie de l’action avec les présupposés communicatifs de l’analyse des

normes mais permet également de dépasser l’incohérence du projet colemanien en lui

intégrant un deuxième pôle, le pôle de la réflexion moralo-pratique.

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A - La réflexivité de la théorie sociale : quelles structures pour la connaissance

Jusqu’à présent nous avons suivi la stratégie argumentative de Coleman dans sa

version utilitariste, c’est-à-dire, en partant du modèle analytique pour remonter vers le projet

colemanien de refondation des sciences sociales. Le modèle d’interactions entre les acteurs

rationnels poursuivant leurs intérêts personnels permet d’atteindre le niveau des phénomènes

macrosociologiques, en l’occurrence la production des normes et des sanctions et la définition

du capital social. Toutefois, si le modèle conserve toute sa cohérence, c’est au prix d’une

dévaluation au niveau de l’explication de l’organisation sociale. Cette conséquence menace

bien évidemment la pertinence d’ensemble du projet car la théorie sociale ainsi fondée sur

l’intérêt matériel se trouve alors incapable de répondre aux questions principales qu’elle s’est

posée. C’est la portée pratique de la théorie qui est ici atteinte.

Siegwart Lindenberg, qui a coédité avec Coleman un ouvrage sur l’attitude théorique

en sciences sociales1, s’inquiète à juste titre de cette dérive rationaliste qui se traduit par une

négligence du rôle des institutions. Selon Lindenberg, la réduction de la rationalité sociale à

une rationalité économique pousse Coleman à trahir ses objectifs de départ : l’intervention

réfléchie dans la société. La théorie de l’action hautement simplifiée amène un « géant de la

sociologie » à se résoudre à une explication empruntée aux microéconomistes.

« Si l’on considère que la construction des institutions et les autres formes d’intervention guidées par la théorie sont des tâches centrales pour la sociologie telle que la conçoit Coleman, il est surprenant de constater qu’il lui consacre en fait peu de place dans ses travaux. Ceci ne reflète peut-être que sa préférence pour tel et tel domaine de recherche. Plus vraisemblablement, ceci révèle une limite interne de son approche, une possible incompatibilité entre une caractéristique forte de cette approche (une version de la théorie du choix rationnel) et sa vision de la tâche centrale de la « nouvelle science sociale »2. »

Le principal problème de la théorie sociale tel que le définit Coleman est celui du

remplacement du capital social qui s’effrite avec la disparition des relations sociales

1 Lindenberg S., Coleman J. S., Nowack (dir.) (1986), Approaches to Social Theory, New York, Russell Sage Foundation, 398 p. 2 C’est nous qui soulignons : Lindenberg S. (2003), « Coleman et la construction des institutions : peut-on négliger la rationalité sociale ? », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 357-373, p. 358.

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primordiales. Or, le cadre individualiste qu’il impose à son modèle l’empêche d’envisager les

processus de socialisation qui permettent de comprendre ce qui a été perdu avec la disparition

des structures primordiales. Qu’est-ce qui permet de définir un niveau satisfaisant de

socialisation ? Qu’est-ce qui, dans le comportement des uns, peut aider à la socialisation des

autres ? Par conséquent, Coleman reste vague sur ce qui doit être remplacé dans la nouvelle

structure sociale construite1. Ce pronostic rejoint également celui de Favereau selon lequel le

modèle colemanien « soit rend compte des normes mais l’organisation sociale s’efface, soit

remet celle-ci au premier plan (sous la forme réduite de la distribution du capital social) mais

n’engendre plus assez de normes2 ». N’est-ce pas l’absence de la parole, du langage ordinaire,

dans la construction des relations sociales qui empêche le modèle colemanien de coïncider

avec l’étendue du projet ?

Tout au long de sa tentative de justification du modèle théorique, Coleman est

contraint de présupposer l’existence d’une communication entre des acteurs rationnels tournée

vers le consensus intersubjectif comme une condition de possibilité de l’existence d’un

échange social. Toutefois, le modèle de Coleman est une construction théorique qui, tout en

prétendant « expliquer » l’émergence des normes à partir de l’action d’acteurs rationnels

motivés par leur seul intérêt matériel, est tributaire d’une série d’hypothèses qui trouvent leurs

fondements en dehors du champ restreint qu’il s’assigne (voire qui entre en opposition avec

lui). Coleman prétend retracer analytiquement les phénomènes macrosociologiques (ou le

comportement des systèmes sociaux) à partir de la seule action finalisée des acteurs

rationnels. Mais il ne peut pas se dispenser entièrement des présupposés de la « rationalité

sociale », plus large que le calcul égocentrique, et qu’il est contraint de poser comme une

donnée extérieure au modèle, un ancrage.

Le projet de refondation contient plus d’éléments que ne le laissent croire les stricts

éléments du modèle théorique. Ainsi, en partant de Hobbes, Coleman parvient à une théorie

des normes plus large, contenant plus d’éléments que ce qu’elle a prétendu contenir au départ.

1 « Pour pouvoir chercher une solution, il est nécessaire que nous sachions ce à quoi elle doit se substituer. Or, la théorie de l’action fondée sur la rationalité naturelle est ce qui nous empêche de savoir ce qui aurait été perdu. Il y a de nombreux signes montrant que Coleman est tiraillé entre son adhésion à sa théorie de l’action et sa tentative pour savoir un peu plus précisément ce qui a été perdu. » Ibid., p. 367. 2 Favereau O. (2003a), op. cit., p. 275.

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L’intérêt n’est pas le seul médium dans la solution fournie par Coleman et comme le souligne

Bouvier « il n’y a pas un mais au moins deux principes motivationnels à la source de l’action

selon cette théorie, le self-interest et la « sympathie »1 ». En plus des relations élémentaires

(intérêt et contrôle) posées au départ, Coleman introduit en effet une troisième relation : on

peut sympathiser avec un autre ou être l’objet de sa sympathie. Coleman est en effet amené à

envisager la relation dans laquelle un individu s’identifie à l’autre dans le sens où il fait sien

l’intérêt de l’autre2. D’autres relations de moindre importance sont également introduites : les

relations de confiance et les relations de conflit « à l’intérieur du soi » [conflict within the

self]. Rappelons-le, rien ne permet de voir dans cet élargissement (flottement ?) de l’analyse

une contradiction. Coleman, soucieux de démontrer qu’il est conséquent dans son analyse,

tente de ramener ces divers élargissements à la sociologie des choix rationnels. Ainsi, la

relation de sympathie se rapporte à une identification de Ego dans les intérêts de Alter ou à

une intégration des intérêts du second dans la fonction d’utilité du premier. « Nul doute que

l’ordre adopté dans l’exposé des principes en question et l’insistance même de Coleman sur

l’idée d’un ordre d’exposition, exigence si rare en sciences sociales, a un sens capital3. »

Coleman présuppose le consensus intersubjectif sur l’action comme la source de

légitimité des règles sans jamais se préoccuper de l’explicitation des conditions d’élaboration

ou des mécanismes de formation de tel consensus, si ce n’est pour avouer les limites de son

modèle théorique à traiter d’une telle question :

« Pourquoi des personnes acceptent la légitimité de la prétention des autres au droit de contrôler leur action lorsque cette acceptation constitue pour eux un désavantage immédiat ? C’est peut-être que toutes ces acceptations ne peuvent pas être prises en compte par la théorie du choix rationnel telle qu’elle est actuellement construite4. »

Mais le mérite d’un tel modèle réside vraisemblablement dans la contextualisation des

normes sociales. A aucun moment, Coleman ne prétend déduire, à partir de son modèle, un

1 Bouvier A. (2003), op. cit., p. 335. 2 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 520. 3 Bouvier A. (2003), op. cit., p. 335-336. 4 C’est nous qui soulignons : « Why do persons accept legitimacy of others’ claim to a right to control their action when this acceptance constitutes an immediate disadvantage? It may be that not all such acceptance can be accounted for by a rational choice theory as currently constituted. » Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 287-288.

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contenu normatif universalisable extérieur à l’activité. Le droit n’a pas seulement un caractère

consensuel, il est également contextuel : le consensus dépend autant du contexte et du

moment dans lesquels il émerge, que des acteurs qui décident à un moment donné s’il existe

ou non un consensus. Le consensus n’a pas, contrairement à la théorie de l’agir

communicationnel de Habermas, une validité universalisable. C’est pourquoi lorsque nous

parlons de la communication comme condition de possibilité des interactions sociales chez

Coleman, nous ne faisons pas référence à une quelconque condition transcendantale. La

« communication tournée vers un consensus » est, pour Coleman, socialement située. Par

contre, chez Habermas, la communication est un a priori dans un sens « transcendantal

faible », qu’il qualifie de quasi-transcendantal. Cette distinction, cruciale pour notre critique

de Coleman et de Habermas, sera développée ci-dessous.

1) Dériver les structures de l’action de « l’utilité pratique » de la théorie

Foundations of Social Theory est un ouvrage qui appelle à la refondation des sciences

sociales et fait dépendre toute cette entreprise de la portée « pratique » de la théorie. Tout au

long de son ouvrage, Coleman s’efforce de mettre en évidence l’« utilité pratique » de la

connaissance théorique du monde social. Il dégage les postulats de la théorie à partir de

l’utilité qui commande cette connaissance. Plus qu’à un simple ancrage de la théorie dans la

pratique [grounded theory], c’est à la « réflexivité » des théories sociales que cet ouvrage fait

appel. L’orientation normative que l’auteur veut donner à son projet est explicite : il cherche

une théorie de l’action capable de fournir une orientation pratique visant la transformation

volontariste des systèmes sociaux.

En vue de relever les nouveaux défis de la société, la préface des Foundations s’ouvre

sur une redéfinition de la tâche des sciences sociales. Pour Coleman, la recherche des

fondements de la théorie sociale est animée par une intuition selon laquelle nous vivons une

transformation radicale. L’érosion des relations sociales primordiales (famille, voisinage,

religion) s’accompagne d’un mouvement de remplacement du monde social naturel [natural

social environment] par un monde social construit [constructed social environment]. Avec la

disparition « des forêts, des rivières et des campagnes », et leur remplacement par des

« autoroutes et des gratte-ciel », c’est l’ancien mode d’organisation de la société qui disparaît.

L’émergence d’un nouveau mode d’organisation, dans lequel de nouveaux acteurs

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organisationnels (entreprises et institutions) surplombent l’acteur individuel et menacent

désormais sa souveraineté et ses droits fondamentaux, autorise à poser les questions

normatives essentielles auxquelles la théorie sociale doit apporter des réponses d’ordre

pratique : « Allons-nous là où nous souhaitons aller ? Pouvons-nous modifier l’orientation

prise ? Comment choisit-on une orientation ?1 »

Consacré à la justification du cadre conceptuel, le premier chapitre est peut-être la

partie du livre qui reflète le plus la dépendance de la théorie envers la pratique. Cette

dépendance ne va pas sans quelques problèmes d’ordre épistémologique. Comment s’assurer

de l’objectivité de notre point de vue théorique compte tenu de l’interdépendance théorie-

pratique et de l’orientation normative de la théorie ? Selon Coleman, seule une « théorie

sociale robuste », fondée analytiquement, peut surmonter ce paradoxe tout en satisfaisant

l’engagement pratique du théoricien. Le premier chapitre des Foundations est destiné à

assurer aux présupposés théoriques la prétention à la scientificité. Le choix du mode explicatif

(théorie des choix rationnels) et le « principe normatif explicite » (maximisation de l’utilité)

imposés à la théorie de l’action tirent leur légitimation de cette volonté d’agir sur les

structures sociales. En raison de la dérive rationaliste qui ne peut se dégager que dans la

problématique d’ensemble des Foundations, nous reviendrons par la suite sur les problèmes

spécifiques de cette structure métathéorique.

La « théorie explicite » est ensuite exposée en deux temps : une étude qualitative

s’étalant sur quatre parties et une étude quantitative sous forme de modèle mathématique.

L’étude qualitative s’achève par deux chapitres centraux que nous avons choisis pour

commencer notre critique car ils servent de bouclage à l’ensemble de la construction

théorique. Comme l’indiquent leurs titres, les chapitres 23 « La relation entre la sociologie et

1 « Les sociétés ont été soumises à une révolution organisationnelle. De la même manière que les forêts et les champs qui définissaient l’environnement physique ont été remplacés par des autoroutes et des gratte-ciel, les institutions primordiales sur la base desquelles les sociétés passées s’élevaient sont remplacées par des organisations construites à dessein [purposively constructed social organization]. Ces changements étant pris en considération, nous pouvons nous poser les questions suivantes : Allons-nous là où nous souhaitons aller ? Pouvons-nous modifier l’orientation prise ? Comment choisit-on une orientation ? Mais avant de pouvoir soulever de telles questions, nous devons savoir où nous mettons les pieds, et pour ce faire, nous avons besoin d’une théorie sociale robuste. Une telle théorie suppose des fondations solides, et c’est ce que ce livre entend fournir. »

Coleman J. S. (1990), op. cit., p. XV. Traduction de Steiner P. (2003), op. cit., p. 216.

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l’action sociale dans la nouvelle structure sociale » et 24 « La nouvelle structure sociale et la

Nouvelle science sociale » sont entièrement consacrés à la « réflexivité » en sciences sociales.

L’orientation normative englobe l’entreprise de construction de la théorie sociale, non

seulement dans l’architecture conceptuelle du livre mais aussi dans un sens tout à fait

constitutif. En d’autres termes, c’est la reformulation du rapport de la théorie à la pratique

dans la nouvelle structure sociale [New Social Structure] qui appelle à une refondation des

sciences sociales [New social science].

En raison du rapport spécifique qu’elle entretient avec son objet, la sociologie

appartient elle-même à son domaine d’étude. La réflexivité signifie que les théories des

sciences sociales sont elles-mêmes des faits sociaux : la théorie sociale est en même temps

une pratique. Ni descriptive, ni prescriptive, une théorie-pratique est une réflexion qui cherche

à répondre à la question de savoir quelle est (et quelle devrait être) la nature de la démarche

théorique qui fait face aux nouveaux défis des sociétés. Coleman en tire deux conséquences.

Selon lui, une première conséquence peut se résumer en ces termes : les sciences

sociales ne peuvent justifier de leur propre existence que si le monde social est considéré

comme une construction. Tant que le monde social est censé être un environnement naturel,

comme dans les sociétés traditionnelles, les sciences sociales ne sont pas pertinentes pour

tenir des discours sur le fonctionnement des systèmes sociaux. Puisque le monde social est

considéré comme une donnée, les théories sont contraintes d’avouer leur inaptitude à agir sur

lui : elles ne peuvent se justifier qu’en tant qu’épiphénomènes1. Or, l’objet de Coleman est

tout autre. Au lieu d’une adaptation passive de l’homme à son environnement naturel,

Coleman prône une réflexion qui vise la transformation active du monde, considéré dès lors

comme environnement construit.

1 « [L]a sociologie est une discipline réflexive, dont l’objet d’étude l’englobe elle-même. Une première conséquence de cette réflexivité est que, tant que le monde social est naturel, la discipline ne peut justifier sa propre existence sauf comme un épiphénomène, impertinent pour traiter du fonctionnement social. C’est lorsque le changement vers un monde social construit commence que la sociologie devient pertinente, comme support pour cette construction ». Ibid., p. 610.

« That is, sociology is a reflexive discipline, whose subject matter encompasses itself. One implication of this reflexivity is that as long as the social environment is natural, the discipline cannot justify its own existence, except as an epiphenomenon, irrelevant to social functioning. It is when the change to a constructed social environment begins that sociology begins to be relevant, as an aid to that construction ».

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Puisque la complexification des sociétés contemporaines conduit à la construction

d’un monde social composé d’acteurs supra-individuels, la sociologie et les autres sciences

sociales deviennent un support de cette construction. La théorie, en fournissant des

orientations pratiques pour l’action, conduit à la transformation de son objet, ce qui n’est pas

loin des « effets de science » mis en évidence par Bourdieu1.

a) Critique colemanienne des sciences non-réflexives

L’objet de Coleman est de construire une théorie qui explique le fonctionnement des

systèmes sociaux en vue d’orienter l’engagement pratique des « théoriciens » dans leur

construction du monde. La Nouvelle science sociale doit fournir les fondements de la

construction réfléchie des nouvelles structures sociales :

« De la même manière que la mécanique théorique contribue à la construction de l’environnement physique, la théorie de la nouvelle science sociale doit fournir les fondements pour la reconstruction réfléchie de la société. […] Il est important que les théoriciens (et ici j’inclus non seulement les sociologues, mais aussi les théoriciens de l’économie, de la politique, de la psychologie, de la philosophie et du droit) reconnaissent que l’élaboration de la nouvelle théorie sociale n’est pas un simple passe-temps ou une fantaisie. Elle est plutôt la tentative de fournir les fondements pour la construction d’une structure sociale viable, au moment où la structure primordiale dont dépendaient les hommes jusqu’ici s’effondre2. »

Découlant de la première, une seconde conséquence de la réflexivité s’attache aux

critères de scientificité des sciences sociales. Selon Coleman un fossé grandissant [widening

gap] sépare la « théorie » de la « recherche »3. Alors que les « théories » des sciences sociales

ont toujours pris comme objet les phénomènes macrosociologiques, les « recherches »

1 Coleman et Bourdieu ont coédité un ouvrage en 1991 (un an après les Foundations) dans lequel la conversion de la théorie en pratique sociale, pour reprendre le titre, est mise en avant.

Bourdieu P., Coleman J. S. (dir.) (1991), Social Theory for a Changing Society, New York, Boulder, West View Press and Russel Sage Foundation, 387 p. 2 « As the science of mechanics does for construction of the physical environment, the theoretical component of the new social science must provide a foundation for the purposive reconstruction of society. […] What is of importance is the recognition by social theorists (and here I include not only sociologist but also theorists in economics, politics, psychology, philosophy, and law) that creating the new social theory is not a mere pastime or whim. It is, rather, the task of providing the foundation for constructing a viable social structure, as the primordial structure on which persons have depended vanishes. » Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 652. 3 Ibid. p, 1.

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empiriques en économie et en sociologie s’intéressent d’abord au comportement des acteurs

(individuels ou organisationnels). Bien plus que l’insuffisance de leurs modes explicatifs, le

défaut majeur des « théories » est leur incapacité à orienter l’action future. Dès qu’elles

supposent que le monde social est une donnée, ces théories non-réflexives sont victimes d’une

circularité. « Toute tentative d’usage volontariste de la théorie sera par conséquent, selon la

théorie, destinée à l’échec1 ». C’est à une critique des sciences sociales non-réflexives, qui

excluent de leur champ d’étude le contexte de constitution auquel elles sont rattachées et le

contexte d’application pour lequel elles sont destinées, que cette seconde conséquence fait

appel. Selon Coleman, cette conséquence doit conduire à la formulation d’un nouveau critère

de justification pour une entreprise de fondation théorique : la théorie sociale ne doit pas se

comporter de façon objectiviste face à son objet. La théorie ne peut plus se contenter de

« satisfaire les deux critères habituels (c’est-à-dire la cohérence interne et la correspondance

avec la réalité) mais doit vérifier un troisième critère : le contenu de la théorie doit être tel

qu’il rende compte du fait que l’on s’engage dans la construction de la théorie2 ». Selon ce

critère, Coleman est en droit de remettre en cause toute théorie sociale qui ne rend pas

compte, dans sa démarche, de ses propres finalités. Mais, est-il en droit d’en conclure que,

désormais, toute théorie doit se concevoir comme une activité instrumentale entretenant avec

son objet une relation de moyen-fin ?

En plus des deux critères traditionnels (cohérence interne et conformité avec la

réalité), le statut de réflexivité de la théorie conduit Coleman à formuler un troisième critère

de justification. Nous pouvons affirmer que ce critère supplémentaire énoncé par Coleman est

le prototype accompli d’un argument transcendantal qui s’assigne la tâche de vérifier la

cohérence entre le contenu d’une proposition et son statut, le savoir et le su. Cette

argumentation transcendantale n’a pas de contenu ontologique chez Coleman (second critère).

Il ne s’agit pas non plus de montrer la non-contradiction logique d’un énoncé quelconque

(premier critère). Le troisième critère pose la question de la congruité entre ce que l’on dit

(contenu) et les procédés mis en œuvre pour pouvoir dire ce que l’on dit. Il démontre que

toute théorie qui recèle une contradiction entre le contenu d’une proposition et son

1 « Any attempt to use the theory purposefully will consequently be, according to the theory, destined to fail. » Ibid., p. 17. 2 Ibid., p. 610. Traduction de Steiner P. (2003), op. cit., p. 218.

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énonciation ne peut être acceptée. Si l’acteur théorique est doté d’une « rationalité limitée »,

comme le suggère Herbert Simon, alors un paradoxe insurmontable invalide la théorie : ou

bien le théoricien avoue qu’il est lui-même doté d’une rationalité discutable ce qui remet en

cause la portée rationnelle de son discours, ou bien le théoricien s’accorde une rationalité qu’il

refuse à ses acteurs théoriques. Selon Coleman, la connaissance théorique est une activité et

elle doit être cohérente avec le type d’activité qu’elle théorise. L’image que le théoricien

donne de son acteur théorique doit également être cohérente avec l’image qu’il se fait de lui-

même comme sujet de la connaissance.

« Si, dans une théorie du changement social, il n’y a pas de rôle accordé à la connaissance sociale en tant que facteur affectant le changement, la théorie ne peut rendre compte d’elle-même. Si le théoricien revendique, pour une telle théorie, une finalité servant à modeler l’avenir alors la théorie est auto-invalidée. […] Selon ce critère, la majeure partie des théories sociales classiques est sans objectif, et une grande partie est auto-invalidée. Peu sont celles qui relèvent de la réflexivité. On peut s’en assurer en regardant les travaux des trois théoriciens majeurs : Marx, Weber et Durkheim1. »

Les théoriciens des sciences sociales sont eux-mêmes des êtres humains et

appartiennent donc à leur objet d’étude2. De son côté, Coleman remet en cause les entreprises

des théoriciens qui s’accordent le « droit » de détenir « des valeurs qui distinguent nettement

les différentes organisations sociales sur la base de l’humanisme mais qui se contentent d’une

théorie sociale aveuglante qui empêche de voir ces valeurs – une position qui dérive

probablement plus d’une superficialité intellectuelle que d’un manque de justesse morale3 ».

Le théoricien doit donner de son acteur théorique une vision cohérente avec la vision qu’il a

1 C’est nous qui soulignons : « If, in a theory of social change, there is no role for sociological knowledge in affecting social change, the theory cannot account for the act of theorizing itself. If the theorist claims a purpose for such a theory in helping to shape the future, the theory is self-contradictory. […] By this criterion most classical social theory is purposeless, and some is self-contradictory. Little is reflexively consistent. Once can begin to see this by looking at the work of three major theorist: Marx, Weber, and Durkheim ». Ibid., p. 610-611. 2 Si nous poussons plus loin ce raisonnement, nous pouvons alors affirmer que cette position n’est pas éloignée de la critique de la posture d’exterritorialité du chercheur mise en évidence par Yves Schwartz : en s’attribuant cette posture, le chercheur est conduit à médire de ses contemporains, à les observer « comme on regarde un zoo ». Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 80. 3 « This is especially curious, since many sociologists hold values that sharply distinguish among social organizations on the basis of humanitarianism yet are content with social theory that blinds them to these very values – a stance which probably derives more from intellectual superficiality than from any lack of moral righteousness ». Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 5

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de lui-même ou bien la construction théorique risque de s’auto-réfuter. Coleman entend ainsi

récuser la théorie sociale traditionnelle qui n’a pas encore atteint la conscience d’elle-même

comme théorie-pratique. Mais, Coleman est-il conséquent dans sa démarche ? Le défaut du

projet colemanien est de concevoir la connaissance dans sa seule dimension instrumentale.

Or, la connaissance est-elle uniquement une activité instrumentale ?

L’objet de la sous-section suivante est de montrer comment Coleman ne parvient pas à

la hauteur de ses ambitions. La perversité de son projet de refondation théorique conduit à

l’élucidation des structures de l’action à partir du principe téléologique de l’activité

rationnelle par rapport à une fin. L’incohérence des multiples choix normatifs que Coleman

pose au niveau de la fondation conduit à une fragmentation théorique qui invalide sa théorie

sociale selon ses propres critères.

b) Instrumentalisme transcendantal de la connaissance théorique

La réflexivité de la théorie sociale conduit Coleman à formuler un nouveau statut pour

la théorie sociale et à en dériver un critère de scientificité. D’abord, la théorie doit prendre

conscience de son statut d’activité sociale : la théorie est une activité finalisée construite à

dessein. Ensuite, la théorie doit rendre compte de ce statut dans sa démarche. Selon ce critère,

une théorie qui refuse d’accorder à l’activité qu’elle théorise les mêmes visées qu’elle-même

prétend avoir, recèle une contradiction interne qui l’invalide. Par conséquent, elle doit être

cohérente avec la forme d’activité sociale qu’elle théorise au risque de s’auto-invalider.

Le moment justifié de cette formulation se double néanmoins d’un moment non

justifié qui recèle une illusion objectiviste : la théorie, étant elle-même une activité finalisée

construite à dessein [purposively constructed], doit considérer l’activité qu’elle théorise selon

les principes de l’action rationnelle en finalité [purposive activity].

Selon le troisième critère qu’une théorie doit satisfaire, le type d’activité que l’on

théorise doit correspondre à la conception que la théorie se fait d’elle-même comme activité.

Jusqu’ici nous pouvons être en accord avec l’argumentation de Coleman mais il en tire une

conclusion abusive. Ce qu’il a déduit en négativité, sous forme de critique, Coleman le

formule sous le caractère affirmatif d’une conception de la science qui cache un objectivisme

tenace : les principes de l’activité rationnelle en finalité sont les seuls principes qui

commandent la connaissance théorique. Le problème de cette argumentation est qu’elle

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 312

transforme la proposition négative « vous ne pouvez pas dire qu’une théorie n’est pas une

activité finalisée » en une proposition affirmative « vous ne pouvez pas ne pas dire que la

théorie est une activité finalisée ».

Nous le suivons donc lorsqu’il affirme qu’une théorie qui n’a pas atteint la conscience

d’elle-même comme construction finalisée [purposively constructed] est une théorie qui

s’auto-invalide. Mais, la perversité de la démarche réflexive de Coleman tient du

renversement de cette critique en critère normatif de justification : selon lui, il faut que la

rationalité accordée à l’acteur théorique dans l’explication de son comportement soit une

rationalité instrumentale puisque la théorie est elle-même un instrument, une activité

instrumentale.

En raison de l’interdépendance entre cette dimension de la réflexivité et le choix de la

structure métathéorique colemanienne (théorie des choix rationnels), il nous semble important

de nuancer le verdict de Philippe Steiner lorsqu’il affirme que Coleman « ne consacre guère

de temps et d’effort à […] justifier la pertinence ou la place1 » de sa méthodologie

explicative. En effet, la construction théorique de Coleman s’efforce de justifier

simultanément les choix méthodologiques et les choix normatifs, en faisant dépendre la

théorie (de l’action) de l’« utilité » de la connaissance.

Coleman est amené à poser plusieurs hypothèses normatives dans sa justification de la

méthodologie explicative : puisque le monde social est une construction, que les acteurs

organisationnels sont des acteurs rationnels et que les sciences sociales sont des activités

visant la construction du monde social, alors les théories sociales doivent refléter la finalité

dans leur conception de l’activité : l’activité théorique et l’activité théorisée sont toutes deux

des activités rationnelles par rapport à une fin.

La connaissance du monde social est alors renvoyée dans un cadre transcendantal qui

instrumentalise la théorie. Une réconciliation entre le monde naturel et le monde social

construit est envisagée à travers une science sociale calquée, dans sa méthode, sur les sciences

de la nature. Le pragmatisme se traduit ainsi par un positivisme d’arrière-garde pour qui

1 « En même temps qu’il se consacre sur une seule forme d’action, Coleman ne consacre guère de temps et d’effort à en justifier la pertinence ou la place : celle-ci est prise pour une donnée désormais incontournable des sciences sociales, et il n’y a plus de lieu de s’y arrêter. » Steiner P. (2003), op. cit., p. 215.

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l’instrumentalisation de la théorie sert de contexte de justification. La distinction

colemanienne entre le « monde social naturel » et le « monde social construit » n’est pas sans

rappeler la célèbre phrase de Marx qui conçoit l’histoire humaine comme « partie réelle de

l’histoire de la nature », du « devenir humain de la nature » :

« L’histoire elle-même est une partie réelle de l’histoire de la nature, de la transformation de la nature en homme. Les sciences de la nature comprendront plus tard aussi bien la science de l’homme, que la science de l’homme englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science1. »

Le pragmatisme de Coleman a ainsi repris à Marx l’instrumentalisation

transcendantale de la connaissance théorique. C’est ce deuxième moment non justifié de la

réflexivité qui sert, dès le premier chapitre, de justification à une méthodologie

explicative calquée sur « la conception de la rationalité employée en économie, la conception

qui est à la base de la théorie des choix rationnels2 ».

Ce principe imposé à l’explication des structures de l’action se justifie d’abord selon

Coleman par « son plus grand pouvoir », ce qui, dans son système de référence, revient à dire

que la théorie acquiert un plus grand pouvoir de prédiction3. Et puisque « la connaissance de

la manière dont les parties s’associent pour produire le comportement systémique permet de

s’attendre à une plus grande prédiction4 », Coleman peut alors formuler l’illusion positiviste

qui sous-tend son attitude théorique en critère pragmatique de scientificité : « L’explication

est satisfaisante si elle est utile aux formes spécifiques d’intervention pour lesquelles elle est

destinée. […] Cette variante de l’individualisme méthodologique est peut-être plus proche de

celle utilisée par Karl Popper dans La société ouverte et ses ennemis (1963)5 ».

1 Marx K., Manuscrits de 1844 : Economie politique et philosophie, Paris, Editions Sociales, 1968, p. 96. 2 « I will use the conception of rationality employed in economics, the conception that forms the basis of the rational theory. » Coleman J. S., op. cit., p. 14. 3 Ibid., p. 18-19. 4 « Since the system’s behavior is in fact a resultant of the actions of its component parts, knowledge of how the actions of these parts combine to produce systemic behavior can be expected to give greater predictability. » Ibid., p. 3. 5 C’est nous qui soulignons : « The criterion is instead pragmatic : The explanation is satisfactory if it is useful for the particular kinds of intervention for which it is intended. […] This variant of methodological individualism is perhaps closest to that used by Karl Popper in The Open Society and Its Enemies (1963). » Ibid., p. 5.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 314

En réalité, cette variante est plus proche de Friedman que de Popper. Car ce dernier,

en même temps qu’il réfute les thèses holistes de l’historicisme, remet en cause la démarche

positiviste en sciences sociales consistant à établir des « lois » sur le social : il ne peut y avoir

de lois mais que des « tendances »1. De ce point de vue, il peut être dit que Popper se bat

méthodologiquement sur un double front. Or, le ralliement de l’axiomatisation néoclassique à

des lois prédictives qui en sont la « justification » évoque la méthodologie friedmanienne avec

le critère du « comme si » [As if]2. L’instrumentalisme de Coleman retient comme unique

critère d’évaluation « ce qui fonctionne le mieux », c’est-à-dire ce qui prédit le plus

exactement ou ce qui donne la meilleure corrélation. Avec l’utilité pratique comme seul

critère de justification, Coleman se prend à son propre piège : c’est le système de référence de

la pratique (l’intercompréhension, la reconnaissance et la réflexivité) qui est déminé.

La réflexivité de la théorie de Coleman pèche lorsqu’elle conçoit l’utilité pratique de

la connaissance sur un modèle utilitariste de l’activité. Selon Coleman, puisque la théorie est

elle-même une activité, et puisque cette activité est orientée vers un but, l’activité sociale que

la théorie thématise doit être nécessairement considérée sur le modèle moyen-fin. La

perversité de l’attitude théorique qu’il adopte est due à l’assimilation de la connaissance

théorique à une activité rationnelle en finalité. La conclusion qu’il en tire cache l’illusion d’un

objectivisme pré-réflexif qui conduit au désamorçage du système de référence de la

réflexivité. Rien n’autorise à conclure que la théorie, comme activité, doit forcément obéir à la

relation moyen-fin telle qu’elle apparaît dans les sous-systèmes de l’activité rationnelle en

finalité. Le problème avec cette deuxième dimension de la réflexivité, telle qu’elle est posée

par Coleman, réside dans la dérive rationaliste qu’il érige en prétention à la scientificité.

1 En effet, Popper considère qu’il est impossible d’établir des lois prédictives en sciences sociales puisqu’il est « impossible logiquement de contrôler l’ensemble des relations sociales ou personnelles ». De ce point de vue, l’interdiction d’établir des « lois » est d’abord d’ordre logique.

Di Ruzza R. (1988), Eléments d’épistémologie pour économistes. La dernière instance et son ombre, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 154 p., pp. 87-93. 2 Selon cette méthodologie, peu importe la simplicité ou l’irréalisme des hypothèses du moment qu’elles permettent des lois prédictives satisfaisantes. En effet, Coleman affirme explicitement qu’il a choisi de simplifier les hypothèses au niveau de la théorie de l’action (« sacrifier » le niveau du comportement individuel) pour s’autoriser un plus grand pouvoir prédictif au niveau du comportement organisationnel. Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 18-19.

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Or, l’activité théorique ne se résume pas à ses diverses applications techniques,

économiques ou politiques. La théorie sociale comme activité doit se justifier auprès d’un

ensemble de présupposés relatifs à la pratique : anticipation sur les structures et les systèmes,

production d’un sens commun, réflexion de la société sur elle-même, visée émancipatrice,

critique des idéologies… Ces présupposés sont représentés par Coleman sur le modèle

téléologique de la relation moyen-fin. La théorie des choix rationnels, en se prêtant à la

modélisation mathématique, permet de fonder les jugements normatifs sur la base d’une

science solide. Le deuxième moment de la réflexivité a donc un sens objectiviste dans la

théorie de Coleman alors qu’elle se veut critique envers les entreprises théoriques

objectivantes. L’illusion objectiviste de l’attitude théorique de Coleman est ici à l’origine

d’une contradiction interne qui invalide sa théorie selon le troisième critère qu’il s’est lui-

même imposé. Coleman construit une théorie des interactions fondée sur l’unique « intérêt

matériel » et confondant, dans les orientations de la connaissance comme dans les

orientations de l’action, la dimension technê et la dimension praxis.

2) Utilité instrumentale ou réflexion moralo-pratique ?

Nous sommes redevables à la « Théorie Critique » de l’Ecole de Francfort d’avoir

développé les postulats d’une unité de la théorie et de la praxis sans rompre avec la

« réflexion » entendue comme philosophie moralo-pratique1 : « Le caractère philosophique

de la théorie critique ne ressort pas seulement de la comparaison avec l’économie politique,

mais aussi de son opposition à l’économisme dans la praxis2 ». Selon Max Horkheimer, la

« théorie critique » se distingue de la « théorie traditionnelle » par ce niveau plus élevé de la

réflexivité qui, par ailleurs, fait entièrement défaut dans la théorie sociale de Coleman : la

conscience de son historicité. Comme le signalait déjà Horkheimer, le seul critère de

justification du « succès » de la théorie repose sur un objectivisme pré-réflexif partagé à la

fois par le pragmatisme et le positivisme :

1 Rappelons que le mot pratique a en allemand un sens beaucoup plus riche (noble ?) qu’en anglais ou en français car il se rattache à la tradition philosophique de l’idéalisme allemand. La référence explicitement kantienne de l’Ecole de Francfort à la raison pratique de Kant oblige souvent à désigner Praktisch par moralo-pratique. 2 Horkheimer M. (1937), Traditionelle und kritische Theorie, Trad. franç. Maillard C. & S. Muller ; (1974), Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1996, 324 p., p. 86.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 316

« Parmi les différentes écoles philosophiques, les positivistes et les pragmatistes semblent plus que les autres tenir compte de l’implication du travail théorique dans la vie de la société. Ils définissent la tâche de la science comme étant la prévision et l’élaboration de résultats utilisables. Dans la réalité toutefois, cette conscience assurée d’elle-même et des buts à atteindre, cette foi dans la valeur sociale de sa profession reste l’affaire personnelle, privée, du savant. Qu’il croie en un savoir autonome, « suprasocial », planant au-dessus de toutes les contingences, ou bien en l’importance de sa discipline pour la société, ces deux interprétations opposées n’exercent pas la moindre influence sur la réalité de son travail 1. »

L’attitude théorique traditionnelle consiste à re-poser l’objet comme étant déjà donné,

observable à partir de la position hypothétique du spectateur théorique (prétendument neutre)

de la connaissance, sans que le problème de la détermination sociale de la représentation soit

posé. L’attitude critique tente d’atteindre l’objectivité qui lui permet d’échapper à la

dépendance envers le point de vue pratique tout en se sachant contenue, voire déterminée par

lui. La critique conduit ainsi à l’abandon de toute entreprise de fondation positiviste mais

abandonne en même temps l’illusion d’un objectivisme absolu : comme l’avait signalé Kant,

le subjectivisme devient la condition de possibilité de toute objectivité possible. C’est là que

pèche la structure métathéorique de Coleman. Parce qu’elle prétend à une forme d’objectivité

de la connaissance calquée sur les méthodes (mathématiques) de l’économie néoclassique,

elle désagrège le système de référence de la réflexivité dans ses deux dimensions (statut et

critère).

a) Théorie traditionnelle et théorie réflexive

L’activité sociale réflexive, capable d’articuler ses motifs à une connaissance du

contexte et des conditions de sa construction et de son application, se réduit chez Coleman à

une activité finalisée qui se conçoit, sur le modèle de relation moyen-fin, selon le principe

téléologique de l’activité instrumentale. Cette attitude théorique est « naïve », du moins

traditionnelle dans le sens de Horkheimer, c’est-à-dire qu’elle est non réflexive selon les

critères même de la réflexivité qu’elle affiche.

Nous sommes également redevables envers Habermas d’avoir distingué dans les

structures de l’action, à côté de l’agir rationnel en finalité, l’agir orienté vers la définition d’un

« sens commun », l’agir communicationnel. A travers cette orientation, Habermas entend en

1 Horkheimer M. (1974), op. cit., p. 25.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 317

même temps remettre en cause les acquis légués par la théorie wébérienne de l’action et

renouer avec la réflexivité de la théorie sociologique critique développée par Horkheimer. En

effet, les deux modes d’orientation de l’agir émanent d’une théorie réflexive qui fait fond sur

deux intérêts distincts de la connaissance.

La réflexivité, telle qu’elle est développée par Habermas, reprend les deux

implications développées par Coleman pour la théorie sociale. La théorie est réflexive d’un

double point de vue car elle se fonde sur les intérêts qui commandent le contexte de

construction et le contexte d’application de la théorie : « La théorie saisit de cette façon une

double relation entre la théorie et la pratique : d’une part, elle étudie le contexte historique

dans lequel s’est constitué un ensemble d’intérêts auxquels la théorie, pour ainsi dire au

travers même de ses actes de connaissance, continue d’appartenir ; par ailleurs, elle étudie

l’ensemble des actions historiques en tant que la théorie peut y intervenir en orientant les

actions1. »

La connaissance théorique du monde social ne peut pas se laisser réduire à la

production d’un savoir techniquement exploitable comme il en va pour les sciences dites

« dures » ; elle est également une interaction médiatisée par des symboles. Au côté de l’intérêt

à maîtriser matériellement l’état des choses, « à disposer techniquement de processus

objectivés », l’« interaction » est une catégorie qui, selon Habermas, permet de discerner un

intérêt intrinsèquement lié à la théorie sociale (unité de la connaissance et de l’intérêt). Cet

intérêt pratique est lié au maintien et à l’extension de la compréhension entre les individus.

Au lieu de réfléchir cet intérêt dans les conditions de leur exercice, les théories

praxéologiques systématiques (politique, économie et sociologie) « désavouent cet intérêt qui

les commande alors qu’il ne s’agit pas pour elles d’une limite mais d’une condition de

possibilité2. »

Les distinctions, au niveau du projet de fondation, entre deux formes d’intérêt de la

connaissance et, au niveau de la théorie de l’action, entre deux formes d’orientation de l’agir,

1 Habermas J. (1971), Theorie und Praxis, Francfort-sur-le-Main,

Trad. franç. Raulet G. ; (1975), Théorie et pratique, Paris, Payot, 2006, 522 p., p. 36. 2 Habermas J. (1968a), Technik und Wissenschaft als Ideologie, Francfort-sur-le-Main,

Trad. franç. Ladmiral J-R. ; (1973), La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 2002, 211 p., p. 147-150.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 318

renvoient chez Habermas à l’idée de Marx selon laquelle ce sont les hommes qui font leur

histoire mais ni consciemment ni volontairement. Pour Marx, le modèle de développement

socioculturel de l’homme se caractérise, d’une part, par l’asservissement actif de la nature et,

d’autre part, par l’adaptation passive des rapports de production (cadre institutionnel pour

Habermas). Cette dysharmonie conduit Marx à prôner une transformation de l’adaptation

secondaire de l’organisation sociale en adaptation active comme fin de la préhistoire de

l’histoire de l’humanité.

Mais cette transformation a chez Marx un statut ambivalent, voire contradictoire, que

la distinction habermassienne entre les intérêts de la connaissance propose de pallier. D’un

côté, la synthèse marxienne entre l’homme et la nature s’accomplit uniquement dans le milieu

du travail. L’espèce se pose comme « sujet social » qui « ne parvient à la conscience de soi

que lorsque dans sa production il comprend le travail comme l’acte d’autocréation de toute

l’espèce, et qu’il se sait lui-même produit par le travail de toute l’histoire universelle

antérieure1 ». De l’autre, la synthèse de l’homme et de la nature ne se représente pas

immédiatement par un stade de développement technique mais se traduit selon Marx par un

rapport de force, un rapport de classe. A côté des forces productives, c’est dans l’interaction

qui permet de comprendre la domination et l’idéologie, que se meut l’expérience pratique.

C’est dans cette pratique vécue que se dissolvent les réifications et que s’accomplit le

dépassement d’une forme de vie « figée en positivité et devenue abstraction2 ».

Selon Habermas, Marx a conçu sa théorie sur le modèle d’une réflexion critique mais

s’est efforcé de la ranger aux côtés des sciences de la nature : le savoir de réflexion se

transforme en savoir de production3. Alors que la théorie marxienne de la société fait entrer, à

1 Habermas J. (1968b), Erkenntnis und Interesse, Francfort-sur-le-Main,

Trad. franç. Clémençon G. & Brohm J-M. ; (1976), Connaissance et Intérêt, Paris, Gallimard, 1986, 436 p., p. 80. 2 Habermas J. (1976), op. cit., p. 85. 3 Comme le souligne Di Ruzza, la position de Marx sur le rapport de la théorie au réel est ambiguë, voire contradictoire : « […] [Marx] se démarque nettement de Hegel en affirmant que le procès de production du réel par la pensée (procès logique) diffère par nature du procès de production du réel par lui-même (procès historique). Mais il semble remettre tout en question en se demandant si les notions abstraites, ou les concepts, n’auraient pas « aussi une existence indépendante, de caractère historique ou naturel, antérieure à celle des catégories plus concrètes » ? K. Marx ne peut pas répondre par l’affirmative à cette question, car cela remettrait radicalement en cause la distinction entre objet théorique et objet réel qui fonde sa position matérialiste. Mais il ne peut pas non plus

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côté des forces productives, le cadre institutionnel médiatisé par des symboles, la synthèse par

le travail social se réduit à l’acte d’autocréation de l’espèce humaine par le travail.

« Ainsi apparaît dans l’œuvre de Marx une disproportion singulière entre la pratique de la recherche et la conception philosophique restreinte que cette recherche a d’elle-même. Dans ses analyses de contenu, Marx conçoit l’histoire de l’espèce sous les catégories à la fois de l’activité matérielle et la suppression critique des idéologies, de l’activité instrumentale et de la pratique révolutionnaire, du travail et de la réflexion ; mais Marx interprète ce qu’il fait dans le concept étroit d’une autoconstitution de l’espèce par le seul travail1. »

La critique que Habermas adresse ainsi à Marx est du même ordre que la critique

adressée par Coleman aux théories non-réflexives, et notamment à Marx, en raison de la

contradiction interne entre le statut et le contenu. En vertu de son troisième critère de

justification, Coleman soulève lui aussi l’ambivalence de la théorie de Marx. D’un côté, il

s’agit pour Marx d’une théorie de la transformation sociale. De l’autre, la théorie ne prend en

compte que les faits matériels (l’infrastructure) dans la détermination du social

(superstructure) et ne tient pas compte de la spécificité de la connaissance théorique du social

comme force de transformation du réel. Cependant, à la différence de Habermas, Coleman

instrumentalise cette critique de la disproportion entre le contenu de la philosophie de Marx et

la conception que cette philosophie a d’elle-même pour justifier les catégories d’un savoir

de disposition et de contrôle du processus social : « Marx imagine une société rationnelle,

construite, mais n’a pas théorisé la place de la connaissance sociologique dans l’orientation

[informing] de l’action rationnelle2 ». Par la distinction entre le « travail » et l’« interaction »,

Habermas entend plutôt réhabiliter, dans la théorie marxienne de l’autoproduction de

l’homme par le travail, l’expérience de l’autoréflexion oubliée. L’autoconstitution de l’espèce

ne se fait pas seulement dans l’activité instrumentale (le cadre catégoriel du travail) mais aussi

dans la dimension des rapports de pouvoir qui déterminent les interactions des hommes entre

eux. Dans ce sens, la critique habermassienne de Marx rejoint celle de Louis Althusser qui

répondre par la négative, car ce serait contraire à ce qu’il croit comprendre de l’évolution historique générale. » Souligné par Di Ruzza.

Di Ruzza (1988), op. cit., p. 29-30 1 Habermas J. (1976), op. cit., p. 83. 2 « Marx envisioned a rational, or constructed, society but did nut theorize about the place of sociological knowledge in informing rational action. » Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 612.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 320

oppose les écrits du « jeune Marx » aux écrits de maturité pour en conclure à la spécificité de

la « connaissance » qui ne peut être réduite à un processus de production. Elle rejoint

également la critique de Di Ruzza sur « les hésitations de Marx » quant au « concept de

travail », tantôt posé comme une catégorie réelle, une réalité concrète et tantôt comme une

catégorie de la pensée1.

Mais, dès lors que l’on affirme la spécificité de la connaissance théorique, la

coopération entre les sciences sociales et la philosophie n’est-elle pas marquée par une double

impossibilité ? D’un côté, poser l’antériorité de l’« objet » (concept) par rapport à la

connaissance (conceptualisation) revient à défendre un « scientisme » teinté de positivisme

qui légitime abusivement l’unité des sciences et de la philosophie ; de l’autre, affirmer

l’antériorité de la connaissance théorique par rapport à la formation de l’« objet » revient à

défendre une position idéaliste en philosophie2. La philosophie de Marx n’a pas montré

comment une position antipositiviste en sciences sociales peut être élaborée en dehors du

cadre de l’unité des sciences3. Il faut voir dans quelle mesure la reconstruction

habermassienne permet de rétablir une approche pluridisciplinaire qui instaure un dialogue

égalitaire entre les savoirs.

b) Travail/interaction comme deux cadres catégoriels de la connaissance : La théorie comme émancipation

Selon Habermas, la société doit son émancipation des forces extérieures de la nature

aux processus du travail alors que l’émancipation de la nature interne de l’homme réussit

dans la mesure où l’organisation du cadre institutionnel est remplacée par une organisation

des échanges sociaux liée à une communication exempte de domination. Le chemin du

processus social ne se désigne pas par le cadre catégoriel du travail (production matérielle)

mais par des stades de la réflexion qui dissolvent le caractère dogmatique des formes

dépassées de domination et d’idéologie. Le but anticipé de ce mouvement est le déploiement

d’une activité communicationnelle sans contrainte. La synthèse de l’homme et de la nature ne

peut pas se restreindre au cadre catégoriel de la production matérielle et fait appel à une

1 Di Ruzza R. (1988), op. cit., pp. 27-37. 2 Habermas J. (1976), op. cit., pp. 125-142. 3 Ibid., p. 127-128.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 321

seconde dimension, celle de l’interaction qui est désignée par des stades de la réflexion « qui

libèrent l’activité communicationnelle en tant que telle1. »

Connaissance et intérêt est un essai de critique de la compréhension scientiste de la

connaissance. En récusant la théorie instrumentale de la connaissance, Habermas met en

évidence deux intérêts distincts inhérents à la connaissance. L’intérêt précède la

connaissance en même temps qu’il se réalise par elle.

D’une part, les sciences empirico-analytiques qui ont pour objet des phénomènes

naturels ont un intérêt à disposer techniquement de leur objet. La connaissance théorique peut

être alors contrôlée par le succès ou l’échec de la théorie. D’autre part, dès lors que la théorie

prend comme objet d’étude les phénomènes socio-historiques, se dégage nettement, à côté de

l’intérêt d’agir pour l’avènement d’un état souhaité dans le monde, une autre forme d’intérêt,

irréductible à la première : l’intérêt de fournir à la pratique sociale les conditions d’une

compréhension réflexive de soi. La réflexion n’est donc pas pour Habermas une activité

contrôlée par le succès mais par la validité intersubjective qu’on lui accorde et, plus

spécifiquement, par le double processus « d’anticipation sur le contexte social » et d’« espoir

social » c’est-à-dire l’espoir d’une libération face aux dépendances dogmatiques ou

idéologiques de l’ensemble des limitations sociales.

« De par sa structure même, la compréhension d’un sens est tournée vers la

possibilité d’un consensus entre sujets agissants2 ». La réflexion pratique est également une

activité qui retourne en elle-même et devient ainsi transparente : l’autoréflexion est intuition

et émancipation, compréhension et libération de la dépendance dogmatique. Ainsi Habermas

peut avancer sa thèse selon laquelle « dans l’autoréflexion la connaissance et l’intérêt sont

confondus3. »

La démarche suivie par Habermas consiste à sortir de l’antinomie sujet/objet

caractéristique de la philosophie de la conscience et lui substitue une approche dialogique :

1 Ibid., p. 99 2 Cette citation est tirée de la leçon inaugurale « Connaissance et intérêt », in. Habermas J. (1973), op. cit., p. 149. 3 Ibid., p. 157.

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« L’autoconstitution par le travail social est conçue au niveau des catégories comme processus de production, et l’activité instrumentale, le travail dans le sens de l’activité productive, désigne la dimension dans laquelle se meut l’histoire de la nature. Au niveau de ses recherches matérielles, par contre, Marx fait toujours fond sur une pratique sociale qui comprend le travail et l’interaction. […]Le milieu dans lequel ces relations des sujets et des groupes sont réglées normativement est la tradition culturelle ; elle forme le contexte linguistique de communication sur la base duquel les sujets interprètent la nature et s’interprètent eux-mêmes dans leur environnement naturel 1. »

En ce sens, la théorie n’est pas uniquement une pratique théorique : elle est également

une « pratique pratique »2, c’est-à-dire qu’elle débouche sur une pratique politique visant

l’émancipation. La théorie sociale ne se réduit pas alors à la production d’un savoir

techniquement exploitable. Elle ne peut pas se contenter du succès (utilité instrumentale,

pouvoir de prévision) comme seul critère de justification. Le sens de validité des énoncés

théoriques « ne se constitue pas dans le système de référence d’une disposition technique des

choses3 ». Dès lors que la connaissance ne se réduit pas à une activité instrumentale, que la

connaissance théorique est également commandée par une autre forme d’intérêt, alors la

théorie de l’action ne peut plus prendre comme unique principe d’explication l’activité

rationnelle en finalité. L’hypothèse selon laquelle Coleman prétend justifier la théorie du

choix rationnel n’a plus de légitimité.

Pour mieux comprendre la référence de Coleman aux structures de la connaissance, il

convient de ne pas se méprendre sur les deux significations du mot « intérêt » : lorsqu’on se

situe au pôle de la théorie de l’action, l’intérêt désigne la motivation personnelle qui oriente

l’action des acteurs rationnels ; lorsqu’on se situe au pôle de la réflexion théorique, l’intérêt

désigne la motivation intrinsèquement liée à la connaissance. Lorsqu’il s’agit de retracer

l’intérêt pratique à faire la science, Coleman n’a en vue que les possibilités d’exploitation

techniques, économiques, sociales ou politiques des résultats scientifiques. Alors que les

situations d’interactions sont considérées comme le milieu dans lequel se déploient les

situations d’intérêts, la méthodologie explicative ne prend en compte que les secondes,

reléguant les premières au stade de « milieu extérieur » à l’action, servant d’ancrage ultime.

1 Habermas J. (1976), op. cit., p. 94. 2 Ladmiral J-R, préface de Habermas J. (1973), op. cit., p. XXXI. 3 Habermas J. (1973), op. cit., p. 147.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 323

Chez Habermas, les intérêts qui commandent la connaissance sont de deux ordres, un intérêt

technique et un intérêt communicationnel. C’est pour cette raison que l’élucidation des

structures de l’action chez Habermas fait fond sur deux formes distinctes de rationalité de

l’agir.

Il convient également de distinguer la signification de l’interaction pour Habermas en

fonction du niveau de l’argumentation : au pôle de la réflexion théorique, l’interaction est une

synthèse orientée vers la libération de la communication du dogmatisme qui l’enclave, un

cadre catégoriel de la connaissance ; au pôle de la théorie de l’action les situations

d’interactions mettent en rapport deux acteurs qui poursuivent leurs intérêts tout en cherchant,

au niveau de la coordination de l’action, à se mettre d’accord sur une définition commune de

situation (ce qui, en d’autres termes, revient à orienter l’action vers un accord normatif).

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 324

B - Dispositif à deux pôles : sciences sociales et philosophie moralo-pratique

Coleman ne néglige pas entièrement la question du langage. L’existence d’une

communication et la circulation des informations dans les réseaux sociaux sont une

composante essentielle de sa théorie comme le montrent ses analyses sur les rumeurs, les

commérages, les effets de réputation… Cependant, comme le signale Favereau, afin d’aboutir

à un concept opératoire de capital social, Coleman interprète ce qui relève du domaine du

langage ordinaire dans les termes d’un langage formel : « cette sociologie suppose moins

l’exclusion de toute forme de langage que la forme exclusive (typique du positivisme

logique !) d’un langage isomorphe au monde1. »

En supposant que l’acteur social ne prend en compte les caractéristiques de la vie

sociale qu’en fonction d’un modèle coût-avantage généralisé, Coleman réduit le rapport

dialogique spécifique aux interactions sociales à la simple reproduction d’un immédiat dans la

conscience solitaire.

Réduire ainsi les situations de dialogue à des situations d’interdépendance d’intérêt est

conforme à une posture scientiste, dans le sens où cela assure une réitérabilité de l’expérience

comme dans les sciences dites « dures ». Le langage formel étant celui qui se prête le mieux à

la modélisation mathématique, cette réduction instaure d’une illusion objectiviste,

l’interchangeabilité des acteurs théoriques servant de base pour l’élimination des niveaux

subjectif et intersubjectif que la théorie présuppose comme ancrage.

Nous reformulerons tout d’abord notre première hypothèse sous la forme provisoire

selon laquelle le langage ordinaire est le terrain sur lequel se forme toute interaction. Le

langage ordinaire n’obéit pas à la syntaxe d’un langage pur et défie toute reconstruction

formellement rigoureuse (première section). Or, la reconstruction du niveau de

l’interdépendance des actions à partir du rapport dialogique fait place, à côté de la rationalité

instrumentale-stratégique, à une rationalité sociale-pratique d’ordre communicationnel

(deuxième section).

1 Favereau O. (2003a), op. cit., p. 278.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 325

1) Introduction de la parole dans les interactions

En excluant de son analyse théorique la forme de l’agir orienté vers la compréhension

intersubjective, Coleman court non seulement le risque d’une incohérence théorique (sous-

chapitre précédent) mais manque aussi le sens spécifique à tout objet collectif. De la même

manière que la théorie des choix rationnels est inadaptée pour traiter des objets collectifs, la

sociologie des choix rationnels de Coleman manque la valeur d’obligation contraignante

d’une « norme » et le sens spécifique que les acteurs accordent à leurs actes. Or, la valeur

d’obligation des normes présuppose la reconnaissance intersubjective d’un sens commun qui,

pour une communauté donnée, établit de manière convaincante à la fois les obligations qui

existent pour les acteurs et les attentes réciproques qui seront les leurs.

a) L’activité discursive comme activité de régulation

Lorsqu’il entreprend une argumentation au niveau de son modèle analytique, Coleman

décrit l’adhésion aux normes en retraçant les jeux de l’intérêt privé que peuvent en tirer les

joueurs en affichant un comportement conforme ou déviant par rapport à la norme. Il lui

échappe ainsi la force contraignante que les acteurs peuvent accorder à des obligations ou à

des attentes réciproques de comportement. C’est avant tout le sens (inter-)subjectif que les

détenteurs d’une norme peuvent communiquer à certaines règles de conduite que Coleman se

voit contraint d’admettre dans son argumentation pratique mais d’exclure dans la

démonstration analytique.

En contractant une obligation mutuelle visant la coordination des actions, les acteurs

cherchent des propositions dont le sens revient à exiger des autres personnes un

comportement déterminé et s’engagent eux-mêmes à agir dans ce sens. En réclamant le

respect d’une règle, les acteurs prétendent formuler des énoncés à fondement normatif : faire

des reproches, avouer des fautes, présenter des excuses, proposer des réparations… Or, le

caractère convaincant de ces règles de reconnaissance, qui s’exprime nécessairement dans

une discussion à fondement rationnel (Coleman parle de discussion subséquente [subsequent

discussion]1), est conceptualisé par Coleman au niveau analytique comme émergeant dans un

rapport monologique. Dans cette mesure, la théorie sociale de Coleman se rapproche des

1 Coleman J. S. (1990), op.cit., p. 283.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 326

formes philosophiques désignées par Habermas comme approches non-cognitivistes

atténuées. Contrairement à la version affirmée du non-cognitivisme qui exclut le langage

moral, cette version atténuée « tient compte de la conception qu’ont d’eux-mêmes les sujets de

l’ action morale, que ça soit par rapport aux sentiments moraux (comme dans la tradition de

la philosophie morale écossaise) ou par rapport à l’orientation en fonction des normes en

vigueur (comme dans le contractualisme de type hobbesien). En revanche, ce qui est révisé

c’est la conception qu’ont d’eux-mêmes les sujets du jugement moral. Leurs prises de

position, dont ils croient qu’elles sont objectivement justifiées, sont censées n’exprimer que

des mobiles rationnels, qu’il s’agisse de sentiments (à justifier en termes de desseins

rationnels) ou d’intérêts1. »

Notre première hypothèse aura des implications fortes pour une théorie sociale

réflexive : la seule orientation vers l’intérêt escompté d’un type d’action ne permet pas de

reconstruire adéquatement le sens de la normativité en général, c’est-à-dire indépendamment

du contenu cognitif des normes. L’orientation vers l’intérêt ne permet que la découverte des

raisons d’un comportement au lieu de fonder, comme le font les raisons épistémiques, des

jugements et des opinions. Elle fournit des mobiles rationnels à des actions et non à des

convictions et des interprétations. Comme le formule Favereau, « le langage requiert que le

concept de choix rationnel subsume la capacité de calcul sous une capacité

d’« interprétation2. »

Sur la base de cette première hypothèse, nous montrerons que la théorie de Coleman

finit par se heurter à la même impossibilité que l’économie néoclassique dans son traitement

du problème des biens collectifs. En reformulant le « problème de Hobbes » en termes de

« marché de droit », Coleman prétend résoudre le problème des biens collectifs qui invalide la

théorie néoclassique. Or, son approche se heurte à deux objections, comme le montre la

critique de Hobbes par Habermas.

D’une part, l’égal respect pour chacun et les normes à prétention universelle ne

peuvent guère se justifier sur la base de l’association d’intérêts entre sujets de droit. S’il n’est

rationnel de se soumettre à des obligations réciproques que lorsque l’engagement dans une

1 Habermas J. (1996), « Jusqu’à quel point l’autorité du devoir est-elle raisonnable ? », in. L’intégration républicaine. Essai de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, 386 p., p. 14. 2 Favereau O. (2003a), op. cit., p. 278.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 327

interaction présente un intérêt matériel, alors « [l]e cercle des ayants droit ne peut s’étendre

qu’aux personnes desquelles on peut escompter des contreparties ». D’autre part, Coleman

lutte en vain (avec le contractualisme de Hobbes) contre le problème du passager clandestin

qui s’engage dans la pratique commune sous réserve de s’écarter des normes convenues.

« Cette figure du free-rider montre qu’un accord entre intéressés ne peut pas en lui-même

fonder des obligations1. »

b) Quelle représentation de l’acteur théorique ?

Selon Coleman, le choix normatif qu’il impose à l’explication n’est paradoxal qu’en

apparence. Il estime qu’une structure conceptuelle qui restreint la rationalité au principe

téléologique de l’activité finalisée ne va pas à l’encontre des orientations pratiques de la

théorisation sociale ancrée. Coleman fait référence à la méthodologie positiviste de

l’économie néoclassique qui permet, sur la base solide d’une science théorique, de fonder le

discours de l’économie normative.

Avec les notions d’optimalité et de système social concurrentiel parfait [perfect social

system] Coleman affirme qu’il est possible de formuler des jugements normatifs sur les

systèmes sociaux en comparant les différentes formes d’optimalité selon leur degré

d’éloignement ou de proximité par rapport au système parfait. Il cite également les travaux de

philosophie politique et morale de Rawls et de Nozick fondés sur le principe de maximisation

de l’utilité. « Les sociologues n’ont pas suivi cette voie. L’absence d’un principe normatif

explicite au niveau de l’individu, tel que le principe de maximisation de l’utilité, a dénié alors

à la théorie sociologique la possibilité de produire des discours normatifs2. »

Coleman emprunte à la théorie wébérienne de l’action la construction idéalisée de

l’acteur rationnel et à la théorie néoclassique une version spécifique, celle de l’acteur

calculateur qui maximise son utilité. L’unique principe d’action ne dérive ni des similitudes

empiriques ni des hypothèses testables au niveau de la recherche mais s’impose comme

1 Habermas J. (1996), op. cit., p. 24. 2 « Sociological theorists have not followed this path. The absence of an explicit normative principle at the level of the individual, such as the principle of maximization of utility, has thus denied sociological theory the possibility of making normative statements ».

Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 41.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 328

supposition relative à l’action que peuvent mener en principe des acteurs rationnels. En

considérant tout comportement déviant (par rapport à la norme de la maximisation) comme un

comportement irrationnel, cette méthodologie scientiste limite le domaine de la théorie sociale

au seul comportement idéal-typique qui permet, à travers un système d’énoncé axiomatique et

déductif, de produire une théorie mathématique de la société (Coleman consacre le tiers de

son livre à la démonstration mathématique). Le principe normatif imposé à l’activité acquiert

un caractère inconditionnel, non testable, que la théorie est incapable de réfléchir. Il tire sa

légitimation d’un ensemble d’hypothèses que Coleman introduit au niveau métathéorique.

« Il semble important de répondre à l’objection selon laquelle les individus n’agissent pas toujours rationnellement. Je ne contesterai pas ce point car il est évident que les personnes agissent parfois avec une rationalité discutable et parfois d’une manière autodestructive. Toutefois, je dirai ceci : dès lors que les théoriciens des sciences sociales prennent comme objet la compréhension de l’organisation sociale dérivée des actions des individus et dès lors que « comprendre l’action d’un individu » signifie communément « voir les raisons derrière cette action », alors l’objectif théorique des sciences sociales doit être de concevoir cette action d’une manière à la rendre rationnelle du point de vue de l’acteur. En d’autres termes, une grande partie de ce qui est habituellement considéré comme irrationnel l’est tout simplement parce que l’observateur n’a pas découvert le point de vue de l’acteur, pour qui l’action est rationnelle1. »

La reconstruction des interactions sociales à partir de l’enchaînement

hypothétiquement normatif des actions idéalisées conduit à une disproportion entre les

pratiques de la recherche et la conception « pratique » que cette recherche a d’elle-même. En

supposant que les acteurs théoriques agissent selon une maxime prenant la forme

d’optimisation, Coleman n’appuie pas ses pronostics sur une image « plus humaine » de

l’homme. S’il échappe au « réductionnisme par le haut » des théories holistes, c’est-à-dire à la

représentation surdéterminée ou sursocialisée de l’acteur social, Coleman n’évite pas l’écueil

de l’économisme néoclassique.

1 C’est nous qui soulignons. « It is also important to answer the objection that individuals do not always act rationally. I will not dispute the point, for it is clear that persons sometimes act self-destructively and at other times act with questionable rationality. I will say this however : Since social scientists takes as their purpose the understanding of social organization that is derivative from actions of individuals and since understanding an individual’s action ordinarily means seeing the reasons behind the action, then the theoretical aim of social science must be to conceive of that action in a way that makes it rational from the point of view of the actor. Or put another way, much of what

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 329

L’analyse interne qu’il propose fait certes intervenir les « relations sociales » dans le

cadre des choix rationnels, en d’autres termes des interactions entre plusieurs acteurs

rationnels. Toutefois, l’interdépendance des comportements n’est retracée qu’à partir de

l’unique critère de l’intrication des situations d’intérêts. En prenant la théorie des choix

rationnels comme mode explicatif des interactions, Coleman présente un « modèle

d’homme » limité aux actions finalisées mettant en scène des coéchangistes sociaux idéalisés

qui génèrent la structure, voire l’ensemble du système social, à partir de leurs dispositions

innées à être des acteurs rationnels. Même lorsqu’il tente d’éliminer la téléologie en

introduisant la notion de « sympathie », Coleman ne fait qu’étendre la première pour qu’elle

puisse inclure les mécanismes d’identification. C’est l’acteur individuel qui est conceptualisé,

en dernière instance, comme une organisation et non le contraire. Pour Margaret Archer, la

méthodologie explicative qui s’appuie sur la théorie des choix rationnels pour théoriser la

multiplication des « compléments intérieurs qui habitent tous le même être » conduit ainsi à

un « cercle vicieux parfait : il fallait un certain type d’« homme » pour expliquer ce qui était

problématique, c’est-à-dire l’organisation sociale, mais on nous enjoint maintenant d’utiliser

l’organisation sociale pour conceptualiser la nature de l’homme1. »

La section suivante développera la tentative habermassienne de fonder l’analyse

normative sur une pragmatique universelle, indépendante du contexte institutionnel. En raison

de certaines insuffisances liées à l’exclusion des situations de travail, nous reviendrons

ultérieurement sur la fondation universaliste de Habermas en la confrontant aux savoirs

investis dans l’activité et notamment dans l’activité industrieuse.

2) Théorie de l’action et philosophie moralo-pratique

Habermas est conscient des limites du transcendantalisme tel qu’il est développé dans

la synthèse par le travail et par l’interaction. La « pragmatique universelle » (ou pragmatique

formelle) qu’il développe a pour but de réconcilier les deux aspects de la communication

(idéale et tronquée) par le biais d’une théorie de l’agir communicationnel. Toutefois,

is ordinarily described as nonrational or irrational is merely so because the observers have not discovered the point of view of the actor, from which the action is rational. » Ibid, p. 18. 1 Archer M. S. (1998), « Théorie sociale et analyse de la société », Sociologie et société, vol. 30, n° 1, Trad. franç. Mineau S., Edition bilingue, pp. 9-22, p. 16.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 330

Habermas joue des deux registres du terme « agir communicationnel » qui tantôt fait

référence à un agir élémentaire et totalement ordinaire qui se manifeste dans le langage

courant et tantôt a le statut d’une forme idéale d’agir. Doté de vertus que la réflexion anticipe

et utilise dans sa critique des modes dominants de l’agir (l’agir stratégique-instrumental),

l’agir communicationnel est donc une reconstruction des situations standard de dialogues qui

réunissent les conditions idéales de discussion. La pragmatique universelle reprend donc les

procédés du langage non seulement dans leurs dimensions syntaxique ou sémantique mais

aussi dans leur dimension d’acte de langage (« langage performatif » chez Austin).

Habermas reprend en effet à Austin les distinctions entre locutions, illocutions et

perlocutions. Par les actes locutoires, on exprime des contenus objectifs ; par les actes

illocutoires on accomplit une action en même temps qu’on s’exprime (affirmation, aveu,

promesse, ordre…) ; avec les actes perlocutoires, on vise un effet chez l’auditeur. « Les trois

actes qu’Austin distingue peuvent donc être caractérisés par les formules suivantes : dire

quelque chose ; agir en disant quelque chose ; causer quelque chose du fait qu’on agit en

disant quelque chose1 ».

La pragmatique universelle est la communication réelle qui présuppose et contient en

elle-même la communication idéale. Dans la mesure où il s’agit d’extraire les présupposés

universels de l’action communicationnelle, Habermas ne se limite plus au « contexte

institutionnel » de Searle et Austin mais passe à l’analyse des actes à un niveau supérieur

délivré de tout rattachement à un contexte particulier. Or, comment s’assurer de la rationalité

des affirmations de son interlocuteur, hors-institution, c’est-à-dire indépendamment du

contexte ? C’est en mettant en avant les prétentions à la validité universalisables contenues

dans une catégorie spécifique d’actes de langage, les illocutions, que Habermas entreprend de

construire sa pragmatique formelle.

1 Habermas J. (1981), Theorie des kommunikativen Handelns, Francfort-sur-le-Main,

Trad. franç. Ferry J-M. & Schlegel J-L.; (1987), Théorie de l’agir communicationnel, t. 1 : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, 448 p. ; t. 2 : Critique de la raison fonctionnaliste, 480 p., Paris, Fayard ; t. 1, p. 299.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 331

a) La pragmatique universelle de Habermas : une épistémologie binaire

Habermas soutient que l’engagement du locuteur envers l’auditeur est lié à des actes

de discours qui sont accompagnés de prétention à la validité. La parole et le langage ne sont

pas simplement le domaine du sens mais aussi de la validité. Alors que la signification

textuelle d’une phrase ne peut absolument pas être expliquée indépendamment du contexte de

son énonciation, la prétention à la validité « n’est pas l’expression d’une volonté

contingente1 ». Lorsque l’on affirme quelque chose, il y a toujours quelque chose qui déborde

le strictement dit, il y a une prétention implicite à tout acte.

Habermas prend en compte dans l’agir communicationnel les seules interactions

médiatisées par le langage « où tous les participants poursuivent par leurs actions

langagières des objectifs illocutoires, et seulement de tels objectifs2 ». Le noyau dur de l’agir

communicationnel est donc constitué par les actes de parole qui consistent à s’entendre

(finalité illocutoire) et non par les actes de paroles tournés vers l’effet perlocutoire3. L’effet

perlocutoire se retrouve dans l’activité stratégique lorsque les interlocuteurs cherchent à

coordonner leurs actions au moyen de l’influence qu’ils exercent sur l’autre. A la différence

des perlocutions, les illocutions désignent des actes de paroles qui prient l’auditeur de les

comprendre et les accepter. Pour qu’un tel acte réussisse, l’accord de l’auditeur est exigé : Je

réussis (1) une promesse, (2) une indication, (3) un aveu, ou (4) un pronostic etc. si Tu les

acceptes.

(1) Je Te promets de venir demain

(2) Je Te prie d’ôter ton chapeau

(3) Je T’avoue que je trouve exécrable ta façon d’agir

(4) Je peux Te prédire que les vacances seront gâchées par la pluie

1 Ibid., p. 310. 2 Ibid., p. 304. 3 « Austin analyse lui aussi les actions langagières dans des contextes d’interactions. C’est même là la pointe de son travail : dégager le caractère performatif des expressions linguistiques en prenant pour référence les actions langagières qui sont liées à des institutions […]. Mais Austin brouille l’image, du fait que ces interactions par rapport auxquelles il analyse l’effet d lien illocutoire créé par les

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Si l’on considère de tels actes uniquement du point de vue du locuteur alors la

sincérité n’est pas exigée (on n’a pas besoin d’être sincère pour réussir une promesse). Mais il

ne s’agit pas d’en juger unilatéralement, ni du point de vue du locuteur ni du point de vue de

l’auditeur. Si l’on veut juger de la validité intersubjective de tels actes de parole, alors la

promesse n’est vraiment réussie, au sens fort, que si l’on s’engage sincèrement à tenir sa

promesse et à se soumettre également aux tests de justification de la prétention à la validité.

La compréhension, l’acceptabilité, et la reconnaissance ne sont donc pas définies dans le sens

objectiviste d’un observateur, « mais à partir de l’attitude performative de celui qui prend

part à la communication1 ». Aussi, l’agir communicationnel se noue autour des prétentions à

la validité critiquables émises par les locuteurs : c’est par l’argumentation à visée rationnelle

(recherche du meilleur argument) qui a la vertu de convaincre en douceur et non par la force

(exercice d’un pouvoir-influence comme dans l’agir intrumental-stratégique) que s’obtient

une entente solide sur les énoncés. C’est donc en délimitant l’effet du lien illocutoire que

Habermas construit l’agir communicationnel comme acte doté de pouvoir d’engagement

pratique pour coordonner les actions et visant l’entente.

« L’acte de langage de l’un ne réussit que si l’autre accepte l’offre qu’il contient, en prenant (implicitement) position pour oui ou non à l’égard d’une prétention à la validité, fondamentalement critiquable. Aussi bien Ego dont l’expression élève une prétention à la validité, que Alter, qui reconnaît ou rejette cette prétention, appuient leurs décisions sur des raisons potentielles2. »

Dans le sens de Habermas, les prétentions à la validité sont universalisables car

lorsqu’il s’agit de formuler de telles prétentions, de les accepter ou de les réfuter, les

interlocuteurs ne sont pas soumis uniquement à des conditions empiriques spécifiques au

contexte. Il y a également des limitations conventionnelles car la force illocutoire se distingue

du contenu propositionnel : la prétention ne peut être récusée que sous la forme de critique ;

contre la critique, elle ne peut être défendue que dans la forme d’une réfutation. Ainsi, celui

qui s’oppose à une directive – comme dans (2) « Je Te prie d’ôter ton chapeau » – est renvoyé

à des prescriptions en vigueur et non à des sanctions pénales. Et celui qui remet en cause la

actions langagières, il ne les considère pas comme des interactions dont le type diffère de celles où apparaissent des effets perlocutoires. » Ibid., p. 303. 1 Ibid., p. 307. 2 Ibid., p. 297.

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validité des normes qui sous-tendent ces prescriptions devra également exhiber des raisons

(contre la légalité ou la légitimité de la prescription).

« Ainsi, un locuteur ne doit-il pas la force du lien engagé par son succès illocutionnaire à la validité de ce qui est dit, mais à l’effet de coordination opéré par la garantie offerte d’honorer le cas échéant, par son action langagière, la prétention à la validité qui a été élevée. Au lieu de la force de motivation empirique d’un potentiel de sanction relié de façon contingente à des actions langagières, nous avons la force de motivation rationnelle des assurances que portent les prétentions à la validité, pour tous les cas où le rôle illocutionnaire ne fait pas connaître une prétention au pouvoir, mais une prétention à la validité1. »

En avançant une promesse (1), le locuteur relie une prétention à la validité pour une

attention donnée ; en avançant une indication (2), une prétention à la validité pour une mise

en demeure ; en avançant un aveu (3), une prétention à la validité pour l’expression d’un

sentiment ; en avançant un pronostic (4), une prétention à la validité pour un énoncé.

Parallèlement, l’auditeur peut contester la justesse normative de (1) et (2), la véracité

subjective de (3) et la vérité de (4). Dans le contexte de l’agir communicationnel, les actions

peuvent être contestées sous chacun de ces trois aspects:

- La prétention à la vérité : établit le mieux le lien entre information et

communication. Comme dans (4), le langage est désignatif : explicatif ou démonstratif. Le

locuteur formule, comme dans un pronostic, une assertion qui concerne un état du monde

(formellement présupposé par les participants). L’auditeur peut critiquer son assertion en la

comparant à des événements, des faits, qui ne sont pas des faits à l’état brut mais des faits à

propos desquels quelque chose est dit.

- La prétention à la justesse normative : se rattache à des actes régulatifs tels que les

normes et les règles. Comme dans (2) et (3), ce qui l’emporte n’est pas une conformité avec le

monde objectif mais une légitimité par rapport au monde social : les locuteurs se réfèrent au

contexte normatif pour leurs actions ou, indirectement, pour ces normes elles-mêmes.

- La prétention à la sincérité : on passe de l’acte de langage prescriptif à celui qui se

rattache au langage expressif (monde subjectif). Comme dans (1), le locuteur exprime une

expérience à laquelle il a un accès privilégié. S’il fait une promesse, c’est encore dans

1 Ibid., p. 311.

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l’objectif de coordonner des plans d’action mais en prétendant à la véracité, pour exprimer

l’expressivité d’un vécu subjectif. Par définition, le monde subjectif de chacun est opaque

pour les autres. La sincérité devient le gage qui permet d’accéder à la subjectivité opaque des

interlocuteurs1.

Ces prétentions à la validité constituent selon Habermas un consensus d’arrière-plan :

elles ne sont pas évoquées à l’avant-scène mais sont les fondements de toute discussion à

visée rationnelle. Le consensus d’arrière-plan a un caractère transcendantal faible, c’est-à-dire

dans un sens faillibiliste : l’intersubjectivité a un caractère transcendantal, comme chez Apel,

mais ne constitue pas la « fondation ultime ». Les actions langagières ont une force

coordinatrice pour l’action et c’est en se rattachant à des interactions qu’elles prennent sens,

c’est-à-dire en engageant des obligations significatives pour les suites de l’interaction. En

bref, Habermas s’intéresse aux actions langagières du point de vue de leur force coordinatrice

pour l’action sociale. Ceci l’amène à éclaircir « le mécanisme qui réalise la coordination des

actions langagière » en explicitant les consensus d’arrière-plan sur lesquels toute interaction

langagière est fondée2. Ainsi, la théorie sociologique critique peut éclaircir les actions sociales

fondées en raison en se référant à des prétentions à la validité critiquables, ce qui revient à

dire qu’elle ne situe plus la problématique de la rationalité dans les orientations de l’action,

comme y incline la théorie de l’action chez Weber et Coleman, « mais dans les structures

générales des mondes vécus auxquels appartiennent les sujets agissants3. »

En opposant les entreprises fondationnalistes aux entreprises « pluralistes », Jean-

Marc Berthelot distingue, au sein des théories sociales, deux systèmes de pertinence qui

s’expriment, d’une part, par un métadiscours justificatif et, d’autre part, par un métadiscours

analytique. « Ce dernier se distingue très clairement d’un métadiscours de fondation, dont

diverses manifestations sont aisément repérables dans la sociologie contemporaine chez des

auteurs comme Giddens, Bourdieu, Freitag, Habermas etc. ». L’objet du métadiscours

analytique n’est pas de produire le fondement théorique d’explications unitaires en résolvant

1 Habermas distingue également la prétention à l’intelligibilité pour la composition grammaticale de tout acte de langage. 2 « En me plaçant du point de vue d’une théorie sociologique de l’action, je dois être intéressé avant tout à éclaircir le mécanisme qui réalise la coordination des actions langagières ». Ibid., p. 307. 3 Ibid., p. 336.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 335

les contradictions à l’œuvre dans la pensée sociologique. Bien au contraire, les contradictions

« engendrent elles-mêmes, à côté d’œuvres de fondation, leurs propres débats. On en trouve,

dans la littérature de ces dernières années, des échos nets, par exemple à propos des niveaux

pertinents de l’explication sociologique et du rapport entre micro et macro (Coleman 1986 et

Sewell 1988)1. »

Alors que pour Berthelot ces deux tendances sont bien distinctes, rangeant Habermas

du côté de la première et Coleman du côté de la seconde, nous proposons de montrer que

Coleman joue des deux registres en fonction du niveau de son argumentation. Les concepts

d’intérêt et de contrôle qui règlent les comportements des acteurs théoriques sont chez

Coleman les points de référence pour l’élucidation analytique des structures de l’action.

Toutefois, le projet colemanien de refondation de la théorie sociale fait référence à une

« activité sociale ancrée » dans le consensus normatif sur l’action collective et la subjectivité

des structures des droits. Lorsqu’il entreprend une argumentation pratique, Coleman fait

dépendre le contexte structurel d’une série de constructions négociées intersubjectivement. La

communication tournée vers la production d’un « consensus intersubjectif » constitue selon

lui « l’ancrage ultime » de la notion même d’un « droit ».

b) Les deux niveaux argumentatifs dans la théorie sociale de Coleman

Nous avons déjà montré que le « principe normatif explicite » de la maximisation

utilisé par Coleman au niveau de la rationalité individuelle ne se règle pas sur sa conception

pratique des relations et des interactions sociales. Cette incohérence, Coleman la partage avec

toute la tradition sociologique « individualiste » qui remonte à Weber. Berthelot affirme que,

selon la méthodologie wébérienne, la sociologie « doit à la fois accepter le principe du

rationalisme expérimental et celui de la présupposition transcendantale de la subjectivité2 ».

L’incohérence du projet colemanien réside dans cette association et provoque la faiblesse de

la fondation de sa théorie sociale, de même que le souligne Habermas au sujet de la théorie

1 Berthelot J-M. (1998), « Les nouveaux défis épistémologiques de la sociologie », Sociologie et sociétés, vol. XXX, n°1, pp. 23-39, p. 30. Berthelot se réfère ici à l’article de Coleman J. S. (1986), « Social Theory, Social Research and a theory of Action », American Journal of Sociology, vol. 91, n° 6, pp. 1309-1335. Cet article est entièrement repris dans les Foundations. 2 Berthelot J. M. (1998), op. cit., p. 23.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 336

Communication tournée vers le consensus intersubjectif

(Ancrage ultime – condition de possibilité)

Interdépendance des comportements et structures de l’action

(Fondements – niveau analytique)

Fondation analytique de la théorie sociale

Transformation volontaire des structures sociales

(Orientation pour l’action future – niveau de réflexivité)

wébérienne de l’action : « Est-ce, pour Weber, le modèle téléologique d’action ou bien est-ce

le concept d’interaction sociale, qui doit servir de fondement pour introduire les aspects de

l’agir susceptibles de rationalisation1 ? » Coleman limite sa méthodologie explicative au

modèle de l’activité finalisée mais, à l’instar de Weber, dès qu’il s’écarte de l’explication

analytique, son discours argumentatif rencontre en pratique d’autres aspects de la rationalité

de l’action. Ainsi, le niveau pratique de son argumentation présuppose différentes « relations

réflexives » au niveau de l’orientation de l’action. Selon lui, la coordination des actions se

forme sur le terrain même de la communication, c’est-à-dire là où la communication entre les

acteurs conduit à un consensus sur les droits. L’ordre juridique qu’il conceptualise sous la

forme d’un « marché des droits de contrôle sur l’action » ne se fonde pas sur une pure

complémentarité des intérêts matériels. En désespoir de cause, Coleman présente le niveau de

l’interdépendance des actions comme étant ancré [ultimate grounding] dans une forme

intersubjective de reconnaissance sans que cet ancrage altère sa démarche explicative de

l’action individuelle. Résumons schématiquement les niveaux constitutifs de la théorie sociale

de Coleman :

Schéma 4- Les niveaux de l’argumentation dans Foundations of Social Theory

Le projet de refondation présenté par Coleman dépend d’un système d’énoncés relatifs

à la communication. Coleman présuppose ce contexte d’intersubjectivité mais il est incapable

de le réfléchir à l’intérieur même du modèle théorique (alors qu’il en constitue l’ancrage

1 Habermas J. (1987), op. cit., p. 291.

Modèle analytique

Explication. Théorie des choix rationnels.

Contexte de construction de la théorie

Définitions communes

Structure subjective

Contexte d’application de la théorie.

Ancrage pratique. Intervention. Politique

publique

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 337

ultime, une condition de possibilité). Le modèle théorique dépend, quant à lui, d’un principe

normatif explicite (maximisation de l’utilité) qui permettra sur la base d’une théorie robuste

de formuler des jugements normatifs et d’agir sur les structures. Mais ce principe normatif

explicite tire sa légitimation du contexte d’application de la théorie : parce que la

connaissance théorique est une activité, qu’elle est un instrument pour l’action, l’activité

sociale doit être thématisée sous la forme d’une activité instrumentale.

Coleman se réfère aux travaux de la physique optique de Nagel sur « l’angle de

réflexion de la lumière » qui utilisent les principes téléologiques, au-delà de leur domaine

d’application, pour décrire des régularités dans le « comportement de la lumière ». La

téléologie est là une phase intermédiaire d’explication car la théorie vise, dans un second

temps, l’élimination de la téléologie1. Coleman est ainsi amené à adopter deux registres de

légitimation différents selon le niveau de l’argumentation : les énoncés du modèle théorique

trouvent leur justification dans une méthodologie explicative, c’est-à-dire dans une théorie de

la science élaborée dans la compréhension scientiste que la méthode scientifique a d’elle-

même ; la métathéorie et l’ensemble du discours de fondation de la théorie sociale cherchent

leur légitimation dans une « pratique » qui suppose la réflexivité (et l’élimination de la

téléologie). Coleman l’avoue en partie lorsqu’il affirme, dans son premier chapitre consacré à

la structure métathéorique, qu’il est indispensable de sacrifier [trade off] certaines dimensions

de l’activité sociale. Le niveau de l’acteur individuel qui constitue la composante (inter-

)subjective de l’action, est entièrement sacrifié aux dépens des deux autres composantes de la

théorie : la transition micro→macro et la transition macro→micro. « La position que je

défends dans ce livre est que le succès de la théorie sociale construite sur la rationalité réside

dans la diminution successive du domaine de l’activité sociale qui ne peut pas être pris en

compte par la théorie2 ». Afin que la théorie gagne en complexité au niveau de ces deux

composantes, Coleman estime qu’il est souhaitable et même « particulièrement important que

la composante « action individuelle » reste simple3 ».

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 15 et p. 18. 2 « The position I will take in this book, then, is that success of a social theory based on rationality lies in successively diminishing that domain of social activity that cannot be accounted for by the theory. » Ibid., p. 18. 3 Ibid., p. 19.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 338

La relation du sujet à son action est en fin de compte vidée de tout contenu subjectif et

symbolique. Il est donc extrêmement judicieux de distinguer l’intérêt différentiel que

Coleman accorde aux trois transitions de sa théorie selon le niveau argumentatif de son

discours. D’une part, le métadiscours de fondation privilégie les composantes de

l’organisation sociale (la transition macro→micro et surtout la transition micro→macro) au

détriment des motivations individuelles et de la dimension intersubjective (micro→micro) :

« J’ai choisi de sacrifier autant que possible la complexité psychologique afin de permettre

l’introduction d’une plus grande complexité au niveau des deux autres composantes de la

théorie, les composantes de « l’organisation sociale »1. » Mais, d’autre part, le modèle

analytique privilégie le niveau des interactions sociales médiatisées par l’intérêt. La

communication entre les acteurs constitue à ce niveau l’ancrage ultime et la composante

micro→micro est centrale : Coleman relègue les deux autres composantes à l’arrière-plan. La

transition « macro→micro » est parfois « implicitement contenue dans l’interdépendance des

actions2 » ; la transition « micro→macro » suppose que le macro est un résultat des

interdépendances des actions. En effet, le modèle présente les normes comme le résultat des

relations interpersonnelles.

Le modèle de Coleman explique l’émergence des systèmes normatifs, pièce centrale

de son architecture conceptuelle, à partir du niveau des interactions « micro→micro ». « Pour

l’émergence de certains systèmes de comportement, il peut être plus utile de conceptualiser

les processus de feed-back qui produisent ce comportement, non pas comme des relations

explicites micro-macro et macro-micro mais, comme des interdépendances entre les actions

des différents acteurs. Dans les différents développements de la théorie au cours de cet

ouvrage, je conceptualiserai ces processus en suivant l’une de ces deux façons et parfois

l’autre, en fonction de celle qui apparaît plus utile3. »

1 « I have chosen to trade off as much psychological complexity as possible in order to allow introduction of greater amounts of complexity in the other two components of the theory, the “social organizational” components. » Ibid., p. 19. 2 « The macro-to-micro transition is in some of these cases implicitly contained in the interdependence of action. » Ibid., p. 21 3 C’est nous qui soulignons : « As this example indicates, it may be more useful in the emergence of at least some system behavior to conceptualize the feed-back processes that produce that behavior not as explicit micro-to-macro relations but as interdependencies among the actions of different actors. In the various developments of the theory throughout this book, I will conceptualize these processes in

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 339

A la lumière de la distinction entre les deux niveaux argumentatifs, il semble

important de nuancer l’assertion de Steiner selon laquelle l’ouvrage de Coleman est l’effort le

plus conséquent pour développer la théorie sociale à partir de la seule activité instrumentale1.

Selon lui, Coleman ouvre une voie à une théorisation ayant comme unique référence la

finalité de l’action : même Boudon et Bourdieu, grands théoriciens de l’individualisme

méthodologique ne se tiennent pas à la stricte rationalité instrumentale. Steiner estime que

tous les théoriciens de la sociologie (sauf Coleman) ont pris en compte d’autres formes de

rationalité dans l’élucidation des structures de l’action : axiologiques, affectives ou

traditionnelles pour Weber ; les actions non rationnelles pour Pareto ; les actions normatives

pour Parsons ; la rationalité communicationnelle pour Habermas.

Or, nous pensons qu’une telle position mérite d’être nuancée car cette nuance révèle

l’ampleur de l’incohérence de la démarche de Coleman : celui-ci ne s’écarte pas radicalement

de ses prédécesseurs. Il ne peut pas se passer de conceptualiser d’autres formes de l’action

aux côtés de l’action instrumentale ou stratégique. Toute la théorisation est ancrée dans la

dimension intersubjective de l’activité mais la justification analytique passe sous silence cette

dimension car elle est incohérente avec la méthodologie explicative. Afin de pallier les

insuffisances du projet colemanien de refondation de la théorie sociale, nous avons proposé de

distinguer les deux orientations habermassiennes dans la coordination des actions.

Mais afin d’y aboutir, il faut d’abord distinguer deux orientations différentes dans les

structures de la connaissance. Reformulons donc notre première hypothèse : un premier pas

pour contrer la tendance scientiste partagée par le positivisme et le pragmatisme serait

l’introduction, à côté de la théorie de l’action, d’un deuxième pôle qui fait référence à la

notion de « bien commun » et à l’horizon des « valeurs » de la philosophie moralo-pratique.

Comme le montre la théorie de l’agir communicationnel, c’est cet horizon qui permet de

résoudre les problèmes de coordination entre des êtres qui ne peuvent se passer de toute

référence à des normes en vigueur. La conscience morale, investie dans ce deuxième pôle,

exprime les exigences que les membres d’un groupe social sont en droit de faire valoir les uns

envers les autres.

one of these two ways and sometimes in the other, depending which appears more useful. » Ibid., p. 28. 1 Steiner P. (2003), op. cit., p. 214-215.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 340

Pôle de la Réflexion :

Interaction médiatisée par des symboles, i.e. Agir communicationnel

Orientations dominantes du scientisme, i.e. Production d’un savoir technique, i.e. Agir instrumental-

stratégique

=>

Pôle de la Théorie de l’action :

Situations d’interactions – Rationalité communicationnelle – Rapport dialogique

Situations d’intérêts – Rationalité par rapport à une fin – Rapport monologique

Schéma 5- L’épistémologie binaire : Réflexion philosophique et sciences sociales

Ce deuxième pôle n’est qu’un premier pas car l’unique référence au sens de la

normativité en général, indépendamment de l’historicité des situations concrètes dans

lesquelles une norme se déploie et sans référence au contenu spécifique de ces normes, est

loin de nous satisfaire. Il est vrai que dans un sens, ce deuxième pôle permet de dépasser le

« règne des moyens » en renouant avec la dimension moralo-pratique de la philosophie

kantienne. Kant parle à cet effet d’un « règne universel des fins » car, dans le déploiement

d’une volonté autonome, chacun arrête de concevoir les autres comme des « moyens » : il se

considère lui-même et considère les autres en même temps comme une fin en elle-même.

Cependant, telle qu’elle naît de la seule capacité d’engagement de la volonté (impératif

catégorique), la normativité n’a pas encore de sens moral. Elle n’exprime pas non plus un

contenu normatif.

c) Pour une théorisation ancrée dans une pratique « faite de gestes ».

Dans ce chapitre, nous sommes partis de la « réflexivité » telle qu’elle a été définie par

Coleman pour aboutir à la conclusion qu’elle rétablit l’antériorité de son « objet » et retombe

pour ainsi dire dans un objectivisme pré-réflexif. En confrontant cette attitude « réflexive » à

celle de Habermas, nous avons mis en évidence les exigences « pratiques » de la réflexivité :

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 341

plutôt que de « poser » son objet, la théorie sociale se conçoit comme une activité qui, en

retournant en elle-même, découvre réflexivement son objet. Dans ce sens, il y a au moins un

point de convergence entre la démarche antipositiviste habermassienne et le projet de

pluridisciplinarité « intégrative » emprunté à Di Ruzza que nous adoptons dans ce présent

travail (tel que nous l’avons défini dans le troisième chapitre). Puisque l’« objet » n’est pas

préconstitué et ne peut pas être antérieur au projet de conceptualisation, la « réalité sociale »

n’est pas constituée de « faits » indépendants de la théorie mais de « pratiques »1.

Di Ruzza souligne bien à cet égard que même un « fait » biologique (tel que la

« mort »), « qui ne prend sa nature sociale que par l’intermédiaire d’une pensée pour le

penser, ne peut pas être considéré comme appartenant à un objet réel, indépendant et

préalable aux théories qui ont pour but de le connaître2. » Le « fait » social auquel la théorie

s’attache n’est donc ni une « idée abstraite » ni un « objet concret » indépendant de la théorie

qui le pense (voire qui le produit) : il est constitué par et dans les pratiques des hommes, il est

une pratique « faite de geste »3.

Selon Di Ruzza, la démarche pluridisciplinaire intégrative ne peut pas se satisfaire

d’une simple coopération entre des sciences préconstituées, posant chacune sont objet comme

étant prédéfini. Elle ne se satisfait pas non plus d’un dialogue entre les sciences sociales et la

philosophie quand cette coopération est pensée selon le principe de « l’unité des sciences » ou

de l’unité marxienne des sciences et de la philosophie. Elle se caractérise par une rupture avec

l’objet et une continuité du projet4. En suivant une telle démarche pluridisciplinaire, comment

la « pratique » peut-elle être thématisée par une théorie-pratique qui propose de découvrir

réflexivement son objet ?

Nous avons vu que l’apport de Habermas sur ce sujet a été de montrer que cette

pratique ne se réduit pas à un « processus de production » (synthèse par le travail selon Marx)

ni à une connaissance qui se conçoit sur le modèle d’une production de savoir de disposition

et d’intervention (utilité pratique de la théorie selon Coleman). L’apport spécifique de

1 Di Ruzza R. (1988), op. cit., pp. 126-128 2 Ibid., p. 131. 3 Ibid., p. 131. 4 Voir chapitre III.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 342

Habermas est de souligner l’ancrage de cette « pratique » dans le milieu du langage

ordinaire. Mais dans son opposition aux catégories instrumentales du savoir, Habermas a été

amené à relativiser la pertinence de la synthèse marxienne par le travail et à congédier

l’apport des savoirs positifs en sciences sociales et humaines : la « pratique » s’accomplit

entièrement dans la catégorie de l’interaction médiatisée par des symboles, c’est-à-dire en

dehors du cadre du travail, de l’activité concrète, non symbolique. Or, du point de vue

d’une démarche pluridisciplinaire qui prend comme objet la « pratique faite de gestes », les

cadres catégoriels du « travail » et de l’« interaction » ne sont pas exclusifs.

Certes, « les gestes sociaux ne peuvent se réduire à leurs supports ou à leurs traces

matérielles1 » et, dans un sens, Habermas a raison d’affirmer que la pratique s’accomplit dans

le milieu du « dialogue » (un rapport dialogique). Mais, à l’inverse, l’interaction médiatisée

par des symboles ne peut s’accomplir uniquement dans le milieu du langage : elle exige un

travail de préparation, d’élaboration, de formulation, d’énonciation, en bref, des gestes qui

l’accompagnent2.

Aussi, à la suite de Di Ruzza, nous considérons que la théorie réflexive s’attache à une

« pratique » dans le sens d’une « réalité sociale faite de gestes » qui est « la combinaison

d’une réalité discursive (représentations, y compris les représentations théoriques) et d’une

réalité extra-discursive matérielle3. »

Ainsi, Di Ruzza à la suite de Wittgenstein, souligne simultanément l’importance du

langage pour notre compréhension de l’activité et l’importance de l’activité pour notre

compréhension du langage. La catégorie wittgensteinienne de « jeu de langage » fait

apparaître la double dépendance entre le linguistique et l’extralinguistique : non seulement on

1 Di Ruzza R. (1988), op. cit., p. 132. 2 Christophe Dejours a développé une approche intéressante qui nous sera d’un appui considérable dans le dernier chapitre pour réhabiliter la théorie de l’agir communicationnel dans la sphère du travail professionnel. Il affirme que l’efficacité de l’activité discursive dépend du « travail » qui l’accompagne. « Aucune action politique ne peut avoir d’efficacité si elle n’est pas solidement appuyée par des activités de travail : constitution de dossier, enquête, information, communication, rédaction de textes, préparation des débats, etc. L’action n’est pas certes, réductible au travail dont elle a besoin, sinon elle verse dans l’activité technocratique. Mais sans travail, pas d’action. »

Dejours C. (1998), « Centralité ou déclin du travail ? », in. Kergoat J., Boutet J., Jacot., Linhart D. (dir.) (1998), Le monde du travail, Paris, La Découverte, pp. 40-49, p. 48. 3 Di Ruzza R. (1988), op. cit., p. 132. (C’est nous qui soulignons).

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 343

ne peut rien comprendre d’une activité sans le langage mais, en outre, « le parler du

langage » ainsi que « ses mots, ses notions, ses concepts » appartiennent pleinement à une

« activité », une « forme de vie » : « Et ce n’est que dans cette activité que les mots

acquièrent leur sens1. »

Mais, dès lors que l’activité concrète résiste (au moins provisoirement) à toute

conceptualisation a priori, à toute mise en forme rigide et exhaustive, et puisque le concept

est lié par un rapport de dépendance à la pratique, comment maintenir notre foi en la

« Raison » ? Certes, Habermas renonce au projet totalisant de la philosophie comme juge

suprême parmi les sciences et comme « assignatrice » de place [Platzan weiser]2. Mais, en

défendant le rôle de la philosophie comme « gardienne de la raison », Habermas rétablit la

supériorité de la réflexion philosophique sur les autres formes de langage. Or, dans la

perspective de Wittgenstein, aucune correspondance ne peut être établie « entre les mots d’un

jeu de langage particulier et les mots d’un autre jeu de langage3 » : « aucune hiérarchie entre

les discours et entre les savoirs4 » ne peut être défendue. Ce qui conduit au recours à une

conceptualisation en tendance : tous les concepts sont « flous » et exigent constamment leur

confrontation aux savoirs dont sont porteurs les protagonistes de l’activité.

1 Ibid., p. 138. 2 Habermas J. (1983), Moralbewusstein und Kommunikatives Handeln, Francfort-sur-le-Main,

Trad. franç. Bouchindhomme C. ; (1986), Morale et Communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Flammarion, 2001, 212 p., pp. 23-40. 3 Di Ruzza R. (1988), op. cit., p. 138. 4 Ibid., p. 143.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 344

Cinquième considération intermédiaire : L’introduction du pôle des savoirs investis dans

l’activité (pour une démarche ergologique)

Nous avons reformulé dans un premier temps les fondements d’une théorie sociale

réflexive qui, selon les trois critères de Coleman, doit rendre compte dans sa construction

d’une volonté de transformer les structures sociales. Nous avons conclu qu’il convient

d’introduire la communication dans le cadre de la théorie sociale de Coleman afin de dépasser

les illusions d’une théorisation objectiviste et les apories de la théorie des choix rationnels.

Comme le remarque Favereau dans sa critique de la méthodologie de Coleman, « la théorie

du choix rationnel est incapable de « parler » d’organisation sociale, tout simplement parce

que l’homo rationalis, conçu comme une machine à calculer, est, lui-même, incapable de

« parler »1 ». Selon Habermas, le double processus d’« anticipation » sociale et

d’« espérance » sociale dans la recherche de l’objectivité théorique préside à l’entreprise de

fondation de la théorie sociale. Mais, dans un deuxième temps, nous avons montré les limites

de la reformulation habermassienne qui évince l’interaction du milieu du travail.

La dichotomie travail/interaction qui est au centre de la démarche épistémologique de

Habermas nous conduira à une reformulation ergologique des questions épistémologiques que

nous venons de poser. Le passage par l’agir communicationnel, loin d’être entièrement

satisfaisant, est un détour obligé pour une théorie sociale qui propose de renouer avec la

dimension de l’examen gnoséologique des dimensions de l’activité.

Habermas a été amené à abandonner ses positions épistémologiques de départ, le

tournant linguistique qu’il a accompli avec la théorie de l’agir communicationnel relègue au

second plan les références à la philosophie de l’histoire dans ses deux composantes : synthèse

par le travail social et synthèse par l’interaction. Toutefois, les catégories de sa pensée

excluent explicitement le fait que la communication puisse exister dans le milieu du travail :

l’interaction exclut toute référence à l’activité industrieuse considérée désormais comme

1 Favereau O. (2003a), op. cit., p. 277.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 345

activité instrumentale. Or, le travail, dans ses multiples dimensions pratiques, est irréductible

à une production matérielle, une technê. Dans un dernier chapitre, il sera nécessaire de revenir

sur les présupposés universalistes des catégories « travail » et « interaction » tels qu’on les

rencontre chez Habermas.

Il faut compléter la démarche bipolaire « théorie de l’action – réflexion moralo-

pratique » par le pôle des savoirs investis dans l’activité, et notamment dans l’activité

industrieuse : introduire à la pragmatique universelle (ou formelle) de Habermas une

pragmatique empirique qui permet de re-traiter les généralisations. C’est ce que nous

proposons de montrer dans la suite de notre travail d’enquête. Notre première hypothèse sera

donc complétée par une deuxième, relative à l’activité.

L’existence de la théorie des interactions sociales à un pôle et d’une référence à la

philosophie moralo-pratique à un autre pôle n’immunise pas contre les dérives universalistes

de la philosophie transcendantale. C’est ce qu’exprime Habermas lui-même lorsqu’il évoque

la contingence de la « force contraignante des obligations » :

« L’authenticité des engagements axiologiques dépasse, certes, l’horizon d’une rationalité téléologique purement subjective ; mais les évaluations fortes n’acquièrent, à leur tour, une force objective, déterminante pour la volonté, que par rapport à des expériences, des pratiques et des formes de vie qui, bien qu’intersubjectivement partagées, sont elles aussi contingentes1. »

Toutefois, l’œuvre de Habermas se présente comme une tentative de dépasser cette

contingence, de fonder universellement les raisons de l’interaction sous la forme d’une

pragmatique formelle2. Nous ne considérons pas la pensée de Habermas comme une œuvre

monolithique car le rapport qu’il définit entre la philosophie et les savoirs disciplinaires s’est

modifié tout au long de sa production intellectuelle. Nous tâcherons de montrer que les

différentes précisions que Habermas a apportées à son entreprise fondationnaliste ne peuvent

pas entièrement satisfaire une théorie sociale construite autour d’un dialogue pluridisciplinaire

des savoirs. C’est le point de vue universaliste que nous tenterons de dépasser dans la

philosophie de Habermas en renouant avec le schéma de la démarche ergologique.

1 Habermas J. (1986), op. cit., p. 46 (c’est nous qui soulignons). 2 Apel K. O. (1989), Penser avec Habermas contre Habermas, Traduit par Charrière M., Paris, L'Eclat, Combas, 64 p.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 346

En considérant le travail comme une activité instrumentale-stratégique, obéissant aux

objectifs de valorisation du capital, Habermas instaure un dialogue bipolaire entre les savoirs

au regard duquel il se propose de redéfinir la place de la philosophie parmi les sciences.

Néanmoins, son œuvre évolue selon trois périodes.

La première période, celle de Connaissance et intérêt déjà évoquée, se rattache

toujours à la philosophie de l’histoire. La relation entre les différents domaines de

connaissance se conçoit sous la forme d’une théorie sociale fondée sur la critique du discours

philosophique (Connaissance et intérêt, Théorie et pratique, La technique et la science

comme idéologie…). Cette période reprend à Wilhelm Dilthey et Charles Pierce la base d’un

pragmatisme élaboré sous la forme d’un kantisme méthodologiquement adapté. Habermas

passe ainsi de l’analyse kantienne des conditions transcendantales de la connaissance aux

intérêts de la connaissance élaborés sous forme de quasi-transcendantaux. Les intérêts

(technique - émancipatoire) qui commandent l’activité (instrumentale - communicationnelle)

sont désormais des a priori de la connaissance dans un sens faillibiliste : Habermas parle à cet

égard de quasi-transcendantaux ou d’a priori transcendantaux faibles.

Avec l’abandon de toute référence à la philosophie de la conscience, le tournant

linguistique opéré par Habermas avec la Théorie de l’agir communicationnel marque le début

d’une nouvelle conception du rapport de la philosophie aux sciences. La coopération

égalitaire entre la philosophie et les sciences est élaborée par la conjonction entre le niveau le

plus élevé de la compréhension intersubjective et le niveau le plus bas des procédés

argumentatifs contenus dans le langage courant. La philosophie, jouant alors le rôle

d’interprète, sert de « médiatrice entre le savoir des experts et une pratique quotidienne en

quête d’orientation1. »

Enfin, la troisième transformation que connaît la pensée de Habermas est marquée par

le développement d’une philosophie morale et juridique au prix d’une légère négligence de la

théorie sociale. Il affine ainsi successivement la « pragmatique universelle » (ou formelle) qui

intègre en elle les savoirs disciplinaires (De l’éthique de la discussion, Vérité et

justification…). Cette évolution ne marque nullement l’interruption du dialogue entre la

1 Habermas J. (1986), La pensée post-métaphysique : essais philosophiques, Paris, Armand Colin, 1993, p. 60.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 347

philosophie et les sciences sociales mais constitue un approfondissement légitime de la

construction philosophique de départ. Habermas désavoue encore plus nettement le projet

positiviste de substitution de la méthodologie des sciences à la philosophie en préconisant

l’autonomisation du discours normatif : les savoirs disciplinaires et spécialisés se trouvent

ainsi intégrés au discours de la philosophie moralo-pratique.

Toutefois, les trois schémas des rapports de la philosophie aux savoirs disciplinaires

excluent les savoirs investis dans l’activité. Au-delà des trois périodes de son œuvre, se

dégage une continuité dans la volonté de fonder la connaissance sur les présupposés

universels de la communication ainsi que la dichotomie travail/interaction. Cela amène

Habermas à concevoir en permanence la théorie sociale sur un modèle bipolaire qui ne laisse

de place qu’à la philosophie et aux sciences sociales, c’est-à-dire, indépendamment des

contextes spécifiques de l’activité. Le langage constitue en lui-même la fondation universelle

(et non pas la fondation ultime) : « L’intercompréhension est inhérente au langage humain

comme son telos1 ». Habermas propose en effet de reconstruire une philosophie des normes à

partir des prétentions à la validité normative inscrite in nucléo dans l’activité

communicationnelle. En séparant cette dernière du champ du travail, considéré dès lors

comme activité instrumentale, Habermas est amené à chercher les principes universalisables

de l’interaction sans considérer les tendances au retraitement de ces principes et de

renégociation des normes et des valeurs dans les milieux concrets où l’activité prend place.

Sa démarche consiste à dégager, à partir des situations idéales de communication, les

présupposés susceptibles de rationalisation, supposés répertoriés, étiquetés, décontextualisés.

« Mais la vie, plus précisément l’activité, et bien plus explosivement encore l’activité

industrieuse, ne se prêtent pas à cette lisibilité docile. […] Et c’est un être vivant, lui-même

historique, en recherche pour se construire « son » milieu en fonction du complexe de valeurs

qui localement et singulièrement est le sien, qui retravaille, met à l’épreuve ces normes

antécédentes, jamais suffisantes pour « faire avec » la situation présente2. »

La deuxième hypothèse de notre enquête se formule donc ainsi : sans l’introduction,

aux côtés des savoirs disciplinaires et de la philosophie moralo-pratique, d’un troisième pôle

1 Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 297. 2 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 81.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 348

qui reprend en lui les savoirs investis dans le travail, la connaissance du monde social ne peut

se fonder que sous la forme d’un idéal pur. Contrairement à cette tendance à la généralisation

qui anime les métadiscours de fondation de Habermas et Coleman, la connaissance réflexive

ne peut pas se passer du pôle des savoirs investis dans le travail. Ce pôle re-situe les théories

dans les activités humaines et les oblige à retravailler leurs généralisations. Ce mouvement de

va-et-vient entre la théorie et l’activité est identifié depuis Horkheimer comme le garant de

l’objectivité théorique qui prétend échapper au dogmatisme d’un savoir qui neutralise les

éléments particuliers du contexte historique :

« La théorie dialectique n’exerce pas sa critique à partir de la seule idée pure. Déjà sous sa forme idéaliste elle a rejeté la conception d’un Bien en soi, que l’on oppose purement et simplement au réel. Elle ne juge pas en fonction de ce qui est au-dessus du temps, mais en fonction de ce qui est dans le temps. […] La philosophie vraie ne consiste plus aujourd’hui à quitter le terrain des analyses économiques et sociales concrètes pour faire retour au domaine des catégories abstraites de tout contexte et vidées de tout contenu, mais au contraire à empêcher que les concepts économiques ne se diluent en un ensemble de détails lui-même vidé de tout contenu et abstrait de tout contexte, mais propre à masquer la réalité dans n’importe quel contexte donné1. »

L’introduction du pôle des savoirs investis dans le travail permet à la théorie réflexive

de dépasser l’horizon universaliste des systèmes normatifs, car les activités humaines, et

notamment le travail, sont porteuses d’expériences singulières, de dialogues avec les normes,

de débats de valeurs et de re-travail des codifications conceptuelles produites dans le temps

et l’histoire. Prise dans ce sens, l’activité devient un moyen d’accès privilégié à la

connaissance du monde social car « elle réinterroge et instabilise les concepts qui cherchent à

la circonscrire2 ». C’est ce qu’évoque en partie « le processus de double anticipation » ou de

« maïeutique socratique à double sens » que nous empruntons à Schwartz pour reformuler les

principes habermassiens d’espérance sociale et d’espoir social.

La réhabilitation de la dimension communicationnelle dans les situations de travail fait

appel à une relation théorie-pratique qui admet les formes de savoir investies dans le travail et

qu’on peut caractériser comme un mouvement de « double anticipation croisée », ce que

1 Horkheimer M. (1974), op.cit., p. 90. 2 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 61.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 349

Schwartz nomme « processus socratique à double sens »1. Ainsi, les processus d’espoir social

et d’espérance sociale mis en évidence par Habermas ne se déduisent pas abstraitement et ne

peuvent pas non plus avoir de validité décontextualisée. Mais ils sont socialement situés : on

les rencontre dans l’entrelacement des savoirs investis dans l’expérience du travail et des

savoirs organisés et disciplinaires. Ces derniers « anticipent en tendance l’intelligence des

situations réelles », tandis que les précédents « anticipent d’une autre manière des

configurations technico-organisationnelles desquelles les savoirs disciplinaires devront se

mettre en apprentissage pour retravailler leurs généralisations2. »

Plus qu’une reformulation du rapport du travail/interaction, le processus socratique à

double sens ouvre la voie à une critique des présupposés universalistes de la fondation de la

sociologie critique de Habermas. La connaissance des processus sociaux ne peut se référer à

des catégories quasi-transcendantales si l’on considère que les situations de travail, « dans la

rencontre qu’elles font avec des situations toujours historiques et dont elles réalimentent

l’historicité à travers leur gestion partiellement renormalisante et resingularisante3 », sont le

véritable creuset de la connaissance pluridisciplinaire.

1 Ibid., p. 60-62. 2 Ibid., p. 90. C’est nous qui soulignons. 3 Ibid., p. 90.

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VI - LA PRODUCTION DES RÈGLES DE L’ACTION SOCIALE : L’ACTIVITÉ DU DÉPARTEMENT DE RECOUVREMENT ENTRE AUTONOMIE, HÉTÉRONOMIE ET DISCRÉTION

Nous avons tenté de montrer que le défaut des différentes versions du capital social

réside dans la « vision faible de l’activité ». En effet, les normes sociales et les valeurs

culturelles, conceptualisées sous la forme d’un « capital », sont sans lien réel avec

l’expérience de l’activité. Certains aspects du capital social ont certes une valeur d’échange

facilement identifiable. Mais la prise en compte des valeurs de « solidarité », de

« coopération », de « reconnaissance »… doit faire appel à une « idée forte » de la culture

« qui notamment (mais pas seulement !) se propose d’aller à la rencontre des activités

(industrieuses) humaines, comme une matière qui n’est pour la culture que provisoirement

étrangère1 ».

Non seulement les approches anglo-américaines du capital social introduisent une

vision faible de l’activité concrète mais, en plus, elles se fondent sur une vision faible de la

communication. Or, la vision techniciste de la communication dans le travail reproduit, au

niveau de l’activité symbolique ou discursive, le même clivage conception/exécution qui

domine l’organisation du travail concret (l’activité non-symbolique). Ce qui est privilégié

dans cette vision de la communication, c’est la dimension machinique du langage (gestion,

stockage, traitement, diffusion…). Pour le dire autrement, il s’agit de privilégier la

« communication » au détriment du « langage ». Le langage est purifié, codifié et réduit à un

vecteur de communication d’ordres et de procédures2. Si cette dimension est la plus reconnue

1 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 55. 2 Le parallèle qu’établie Josiane Boutet entre la communication publicitaire et la dimension instrumentale du langage est instructif. Elle renvoie à la notion de « langage opératif », terme emprunté aux ergonomes, soulignant à ce propos que la communication ne conduit pas automatiquement à la compréhension : « Assurer une bonne communication dans une entreprise revient à mettre en place de bons dispositifs techniques, souvent empruntés à ceux de la publicité : une cellule de communication, un directeur de la « com », un journal d’entreprise, des supports de diffusion... […] Ces explications ne sont pas nécessairement fausses, mais elles négligent un fait plus central : la communication par le langage ne conduit pas par nature à la compréhension. » Boutet J.

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dans les nouveaux modèles de gestion, c’est certainement parce qu’elle est la plus

immédiatement perceptible : la communication « efficace » est une source de cohésion interne

et de productivité pour l’entreprise. Mais, aux côtés de la valeur opérationnelle de la

communication, nous tenterons de démontrer que l’échange verbal intervient comme

l’élément principal dans la définition et la construction de la tâche à chaque stade du cycle du

crédit. Dépasser le cadre restreint d’une vision faible de la communication n’est pas une tâche

facile. Faire valoir l’importance du langage dans ses diverses dimensions (cognitives,

sociales, voire thérapeutiques) doit nécessairement conduire à un changement de

problématique dans la conception théorico-scientifique des rapports de l’activité symbolique à

l’activité industrieuse.

(1998), « Quand le travail rationalise le langage », in. Kergoat J., Boutet J., Jacot H., Linhart D. (dir.) (1998), Le monde du travail, Paris, La Découverte, pp- 153-164, p. 155.

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A - Le rôle du langage dans la coordination des plans d’action : Le DRD comme espace de dialogue

Non seulement l’approche ergologique du dialogue reconnaît la valeur du langage

dans la construction de l’activité mais elle considère aussi le langage comme le matériau

principal pour produire un savoir sur l’activité. Aucune connaissance sur l’activité ne peut

être produite sans le savoir dont sont porteurs les protagonistes de l’activité, sans l’activité de

« mise en mots », le récit qu’offrent les hommes sur leur travail. Du point de vue de

l’approche ergologique de l’analyse du dialogue, la parole est inséparable du « sujet » qui

apparaît dès lors comme le principal détenteur des savoirs constitués dans son expérience.

« On ne peut juger l’action sans le récit qui en est formulé par l’agent, voire les agents1. »

Si certaines dimensions de l’échange discursif sont facilement admises dans ce milieu

spécifique alors que d’autres ne sont pas immédiatement reconnues, c’est que les activités de

travail professionnel en général et l’action des différents protagonistes du DRD en particulier,

ne sont visibles que médiatisées. Une brève description des objectifs du travail montre encore

une fois l’important décalage entre la conceptualisation et le travail « réel » effectué par les

différentes unités rattachées à la banque. Pour la direction, l’activité du département de

recouvrement se juge par ses « effets », eux-mêmes indexés sur le « taux de recouvrement ».

A travers le récit qu’il fait de son travail, le directeur du DRD nous permet d’accéder

aux savoirs et aux valeurs qu’il met en pratique afin d’atteindre les objectifs fixés, « sa »

manière spécifique d’agir dans son rapport à la tâche, aux autres (collectif du travail,

supérieurs, clients…), et dans son rapport à soi. Dans un secteur où l’incertitude domine à

tous les niveaux du cycle du crédit, une « bonne gestion » du risque ne se résume pas à des

mesures de prudence fixées par la banque centrale ou à des pratiques codifiées et

standardisées au niveau international. Une gestion « réelle » du risque du crédit va bien au-

delà d’une gestion des ratios de solvabilité et d’une réduction des asymétries d’information.

Pour l’agent du département, la maximisation du taux de recouvrement est loin d’être le

critère principal : on cherche des « résultats satisfaisants », chacun « fait de son mieux »,

1 Dejours C. (1995), « Analyse psychodynamique des situations de travail et sociologie du langage », in. Boutet J. (dir.) (1995), Paroles au travail, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 181-224, p. 182-183.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 353

affirme notre interlocuteur car aucune instance ne peut déterminer a priori quel serait le taux

de recouvrement optimal1.

Ainsi, dans un domaine d’activité où l’incertitude est intrinsèque à toute opération, il

faut se soumettre, en tant que chercheur, à l’épreuve d’apprendre la manière spécifique avec

laquelle les agents approchent leur travail. Le langage est là, encore une fois, le principal

matériau permettant de pénétrer cet univers opaque de la subjectivité où se négocient les

normes du milieu et les valeurs propres aux groupes de travail et à l’individu.

1) Le formel et l’informel dans un rapport dialectique

En suivant le dispositif ergologique, nous analyserons les aspects qualitatifs du travail

dans le DRD sous le rapport d’une dialectique entre deux registres : l’axe conceptuel (ou

horizontal) qui reprend en lui la dimension de la conceptualité, du général et du codifiable ;

l’ axe du travail réel (ou vertical) qui est celui de la dimension historique et de la gestion

singulière2.

Dans l’axe horizontal, qui est celui de la conceptualité et du langage, se cristallise un

ensemble de normes qui tentent de saisir, d’anticiper et d’évaluer des « valeurs sans

dimension »3. Instrumentées, dimensionnées et évaluées dans des termes monétaires, ces

valeurs sont anticipées sous forme d’« inputs codifiables ». Cependant, « les valeurs sans

dimension ne sont jamais totalement hors circuit de l’élément historique du travail4 ». L’axe

vertical est ainsi le lieu des dimensions historiques et de « l’engendrement de l’expérience,

1 Entretiens avec Charles Haddad, Annexe III. 2 « Dialectique entre ce que nous avons appelé ci-dessus les normes antécédentes et hétérodéterminantes (Registre 1), mixte complexe d’acquis « patrimoniaux et de contraintes sociales et matérielles se dissimulant plus ou moins sous les premiers, plus ou moins cristallisés selon les circonstances historiques en procédures variablement formalisées (procédés techniques, ensembles technico-scientifiques, prescriptions, consignes, normes organisationnelles et gestionnaires, input quantifiés et codifiés…) et un second registre, celui de l’insubstituable gestion des dimensions singulières de la situation, qui enregistre dans le quotidien industrieux les éléments variables, historiques de toute situation. Cet axe qui doit prendre en compte problématiquement le premier exige non plus d’anticiper des événements dans des formalismes mais d’apprécier des écarts, prendre des décisions, innover en fonction d’éléments d’expérience, de dispositions à évaluer qui n’ont pas sur le moment la forme langagière accomplie. » Schwartz Y. (1992), op. cit., p. p. 9-10 3 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 601. 4 Ibid., p. 601.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 354

des savoir faire, des coopérations créées, des compositions et recompositions des collectifs,

des « projets-héritages »1. » Traversé par l’histoire et par des histoires singulières, cet axe ne

peut être, dans un premier temps, entièrement anticipé par le premier : dans l’expérience du

travail s’accomplit une resingularisation des normes antécédentes. Par la dialectique des

registres, l’axe horizontal acquiert la dimension temporelle qui manque à la communication

par le langage, la conceptualisation étant un travail de production de normes langagières, de

symboles ; l’axe vertical acquiert la dimension langagière qui manque à la dimension

temporelle. La codification langagière dans le travail renvoie ainsi à ce que Marx appelle la

norme sociale de production.

« Est ainsi instituée une dialectique entre norme sociale comme moyenne imposée et expérience concrète et historique jouant avec cette moyenne et recréant imperceptiblement et continûment de nouvelles normes […] L’importance des problèmes de la communication à propos du travail apparaît aujourd’hui logique si l’on songe que dans une situation de concurrence économique de plus en plus tendue, ce qui est pertinent dans l’accumulation de profit économique à tirer du travail est précisément ce qui tend virtuellement à recréer sur d’autres bases la norme sociale de production : une autre façon de dire que la norme langagière qui, figeant provisoirement l’historique, cherche à codifier la norme de production comme moyenne, ne peut être qu’un moment, particulièrement instable, du rapport entre symbolisme et activité réelle2 ».

En partant des cadres catégoriels habermassiens du « travail » et de l’« interaction »,

nous avons abouti à une démarche qui accepte simultanément la communication (par le

langage formel-codifié et le langage ordinaire) et l’insubstituable gestion des dimensions

singulières de la situation : le « dire » et le « faire » deviennent ainsi les deux registres dont la

dialectique constitue le véritable « opérateur d’interdisciplinarité »3. Là encore, une « idée

forte » de l’activité doit être convoquée car le dialogue des savoirs dépend du continuum

formel/informel déjà évoqué, d’une mise en confrontation entre les formes de « culture » et

d’« inculture » relatives, et donc d’une commensurabilité des savoirs4. La connaissance de

l’activité nécessite alors une mise à l’épreuve des concepts par l’« expérience », c’est-à-dire

1 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 224. 2 Ibid., p. 76-77. 3 Ibid., p. 11. 4 Ibid., p. 72.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 355

une confrontation entre les savoirs construits dans des champs disciplinaires spécialisés et les

savoirs investis dans l’activité1.

« C’est ce mouvoir dans une situation où d’un côté le langage est bien l’élément – et le seul – de la connaissance du travail, et où de l’autre, il ne faut jamais se hâter de le prendre « au mot », c’est-à-dire au piège de ses imprécisions, ses faux sens, ses emplois décalés ou subvertis2. »

Puisque la norme comme « moyenne » ne peut être que « seconde par rapport au

mouvement réel d’institution des normes », il faut alors privilégier le recentrement des

contraintes du milieu autour d’un « centre énigmatique » qui est le « sujet » ou le

« collectif »3. Nous avons déjà mentionné que ce recentrement, considéré comme débat et

négociation, s’opère dans l’informel de toute situation de travail et notamment dans le cas qui

nous préoccupe. Dans le cas du DRD, nous avons admis une continuité entre le formel et

l’informel. Procéder autrement revient à négliger la « manière de faire » spécifique par

laquelle les agents de la BLOM appréhendent leur travail. Si l’on se limitait au formel, au

« conceptualisable a priori », alors « à chaque type de production ou de service

correspondrait un modèle unique d’entreprise4. »

a) Dialectique de l’axe historique et de l’axe anthropologique

L’idée qui sous-tend les études appliquées en matière de capital social est celle d’une

corrélation positive entre les performances institutionnelles et les normes collectives. C’est

ainsi que les adeptes du concept affirment que les écarts de performances économiques (entre

différentes entreprises, groupes ou pays) ne s’expliquent pas seulement par les dotations en

capital économique ou humain mais également par un usage différentiel des ressources

sociales à des fins économiques. Bien que triviale, cette démarche souligne l’importance des

réseaux et des ressources sociales (normes, valeurs, confiance…) dans la coordination de

l’action économique.

Parmi les théoriciens du capital social, Fukuyama est celui qui a privilégié le rôle de la

confiance. Parmi les différentes composantes du capital social, il considère le rôle des

1 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 81-82. 2 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 72. 3 Ibid., p. 76 & p. 227. 4 Ibid., p. 228.

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« normes morales » et de la « confiance » dans la construction d’institutions économiques et

politiques efficaces. Les niveaux de « haute confiance » et de « basse confiance »1 sont au

centre de l’analyse : la confiance et les normes inhérentes à la « culture » déterminent la

prospérité et la compétitivité d’une nation. En référence explicite à Coleman, son capital

social se définit comme « la capacité de travailler ensemble à des fins communes au sein des

groupes et des organisations qui forment la société civile2. »

Toutefois, l’approche de Fukuyama retrace le « travailler ensemble » à partir de

l’horizon le plus large des normes. « La préférence chinoise, coréenne ou italienne pour la

famille, les attitudes japonaises envers l’adoption hors de la parentèle, la répugnance des

Français pour les relations de face-à-face, l’insistance allemande sur la formation, le

caractère sectaire de la vie sociale ne sont pas le fait de calculs rationnels mais d’attitudes

éthiques héritées3. »

Pour le moment, nous nous contentons de souligner les conclusions contestables

auxquelles une telle démarche donne lieu, sans nous attarder sur la démonstration de son

caractère abusif. L’écueil de cette démarche réside dans l’absence d’une liaison effective entre

les groupes sociaux, ethniques ou religieux, d’une part, et l’horizon des valeurs, des attitudes

éthiques et les normes morales qu’on leur attribue. En effet, dans son étude de 1995,

Fukuyama occulte ce qu’il y a de plus important dans l’analyse des rapports sociaux. Qu’est-

ce qui, dans le rapport de l’être ou du groupe humain à son environnement, fait que l’on

adopte telles « normes communes » et non pas d’autres et pourquoi certaines « valeurs

partagées » sont-elles plus facilement diffusées au sein de certains groupes ?

En 2000, Fukuyama affine son analyse en s’intéressant à la tendance des groupes à

stabiliser leurs rapports avec leur environnement social4. La thèse centrale de son ouvrage est

consacrée à cette tendance : la nature humaine cherche spontanément et consciemment à

stabiliser ses rapports avec le milieu commun et l’organisation sociale tend vers la stabilité et

1 Fukuyama F. (1997), La confiance et la puissance. Vertus sociales et prospérité économique, Paris, Plon, 412 p., p. 19. 2 C’est nous qui soulignons. Ibid., p. 22. 3 Ibid., p.32. 4 Fukuyama F. (2000), The Great Disruption : Human Nature and the Reconstruction of Social Order, New York, The Free Press, 336 p.

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l’ordre. L’évolution biologique et l’évolution sociale sont convergentes. Cependant, la

« capacité de travailler en commun », érigée par Fukuyama en capital social, saisit l’activité

humaine uniquement du point de vue anthropologique au détriment de la catégorie historique.

« L’une des plus grandes avancées intellectuelles de la fin du XXe siècle est l’étude de l’émergence spontanée de l’ordre à partir de l’interaction des acteurs individuels. […] Les scientifiques, depuis Darwin, ont conclu que le degré élevé d’ordre dans le monde biologique n’est pas l’œuvre de Dieu ou d’un autre créateur mais résulte plutôt de l’interaction entre des unités plus simples. […] la capacité à résoudre les dilemmes répétés de coopération sociale est génétiquement codée dans le cerveau humain, mise en place par un processus évolutionnaire qui récompense les individus les plus aptes à générer des règles sociales pour eux-mêmes. Les êtres humains ont des capacités innées qui les poussent à accoster et récompenser les individus coopérants qui jouent en respectant les règles de la communauté et à isoler et bannir les opportunistes qui violent ces règles1. »

Les différentes approches du capital social s’intéressent à la confiance, aux normes et

aux valeurs en se limitant à leur fonction. Elles ne considèrent pas ces « ressources » dans leur

historicité qui est en prise directe avec l’effort d’élaboration et de réélaboration fourni par

l’homme pour transformer son environnement. Puisque les individus et les groupes sociaux

n’intériorisent pas mécaniquement les normes extérieures, cet effort procède moins d’une

« adaptation passive » à un horizon de normes pré-instituées que d’une « transformation

active » des conditions du milieu2. Du point de vue ergologique, l’être vivant ne tient pour

1 « The study of how order emerges spontaneously from the interaction of individual agents is one of the most interesting and important intellectual developments of the late 20th century. One reason it is interesting is that the study is not limited to economists and other social scientists. Scientists since Charles Darwin have concluded that the high degree of order in the biological world was not the creation of God or some other creator but rather emerged out of the interaction of simpler units. […] Indeed, there is a good deal more social order in the world than even the economists’ theories would suggest. Economists frequently express surprise at the extent to which supposedly self-interested, rational individuals do seemingly selfless things: vote, contribute to charities, give their loyalty to employers. People do these things because the ability to solve repeated dilemmas of social cooperation is genetically coded into the human brain, put there by an evolutionary process that rewarded those individuals best able to generate social rules for themselves. Human beings have innate capabilities that make them gravitate toward and reward cooperators who play by the community’s rules, and to ostracize and isolate opportunists who violate them ». (C’est nous qui soulignons). Fukuyama F. (1999), « How to Re-Moralize America », The Wilson Quarterly, Summer, pp. 32-44, p. 38-39. 2 Ceci renvoie à l’idée de Marx d’un « devenir humain de la nature » selon laquelle la nature se décline en nature subjective de l’homme et une nature objective de son environnement naturel. Pour Marx, le modèle de développement socioculturel de l’homme se caractérise, d’une part, par l’asservissement actif de la nature et, d’autre part, par l’adaptation passive des rapports de production. « L’homme est

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authentiquement « normal » que les conditions du milieu qu’il a lui-même retravaillées1.

L’activité étant elle-même « infraction » aux prescriptions du milieu, « ce second ordre de

réalité n’[est] pas simple répétition mais retravail en profondeur du premier2 ». L’institution

des normes « ne peut prendre sens chez l’homme que dans un débat « avec les valeurs »3. »

Aussi, l’élaboration, l’instauration et la diffusion des normes s’inscrivent dans une

histoire traversée d’antagonismes. En marginalisant la dimension historique, Fukuyama sous-

dimensionne, dans le « travailler en commun », l’effort par lequel l’homme se confirme et se

manifeste en tant que tel : le « travailler ensemble » se réduit à un ensemble de fonctions

sociales-biologiques.

Ainsi, ce qui est occulté, c’est l’effort humain à travers lequel le sujet recentre les

normes du milieu d’action autour de ses propres normes4 et retravaille l’horizon de ce que

Schwartz appelle « normes antécédentes ». Comme le fait remarquer Schwartz, la différence

de performances entre le Japon et les pays européens, n’est pas due à un écart fondamental au

niveau de l’appareil productif mais « renvoie aux aspects qualitatifs du travail5 ». Il propose

alors de passer par une « étude clinique » des situations de travail « pour comprendre les

contraintes de la production sociale (au premier plan, ce que Marx appelle les normes

sociales de production)6 » avant de (pré)-juger sommairement des configurations singulières.

immédiatement être de la nature. En qualité d’être naturel, et d’être naturel vivant, il est d’une part pourvu de force naturelles, de forces vitales ; il est un être naturel actif ; ces forces existent en lui sous la forme de dispositions et de capacités, sous la forme d’inclinations. D’autre part, en qualité d’être naturel, en chair et en os, sensible, objectif, il est pareillement aux animaux et aux plantes, un être passif, dépendant et limité ; […] Ni la nature – au sens objectif – ni la nature au sens subjectif n’existent immédiatement d’une manière adéquate à l’être humain. Et de même que tout ce qui est naturel doit naître, de même l’homme a aussi son acte de naissance, l’histoire ».

Marx K. (1844), Manuscrits de 1844 : Economie politique et philosophie, Paris, Editions Sociales, 1968, 174 p., p. 136-138. 1 Selon Georges Canguilhem, « la relation organisme-milieu » est elle-même « une recherche d’une situation dans laquelle le vivant recueille, au lieu de les subir, les influences et les qualités qui répondent à ses exigences. » Canguilhem G. (1966), Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 226 p., p. 214-215 2 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 61. 3 Ibid., p. 61. 4 Ibid., p. 62 & p. 75. 5 Ibid., p. 228. 6 Ibid., p. 228.

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En se limitant aux aspects les plus larges de l’étude comparative, la méthode

« scientifique » qui sous-tend les théories du capital social n’est-elle pas usurpatrice au sens

où l’entend Schwartz ?

« Toute connaissance qui se dit scientifique mais qui ne traite l’homme que comme objet à travers des « grilles », « modèles », « comportements », « logiques sociales », « pratiques », corpus linguistiques, régularités et autres signes socialement dénotés et connotés n’est-elle pas usurpatrice dans la mesure où la dimension de potentialités alternatives qui habite l’état des choses, en rend compte et en même temps manifeste qu’il pourrait être tout autre qu’il n’est ? Là encore, n’est-ce pas ce que manifeste l’approche du travail où travailler autrement rend à la fois possible le travail prescrit et manifeste que le sujet cherche toujours, contre les contraintes matérielles mais aussi largement sociales, à recentrer son usage autour de normes qu’il aurait lui-même instituées ?1 »

b) Dialectique du général et du particulier : travail et interaction

Dans le chapitre IV, nous avons montré que le concept de « confiance » appliqué au

domaine de l’activité du crédit conduit systématiquement à une vision statique de

l’organisation. Alors même qu’il dénonce les méthodes « objectives » (fondées sur le calcul)

prônées par les théories économiques, Coleman présente ce concept comme un moyen de

réduire l’incertitude. Or, en se prêtant uniquement au jeu du calcul d’intérêt, la « confiance »

telle qu’elle est développée par Coleman ne peut être une base pour la décision que dans une

situation de certitude diffuse. En effet, le modèle colemanien conclut que « le sujet de la

confiance » [Trustor] décide de placer sa confiance dans « l’objet de la confiance » [Trustee]

en suivant un calcul de la probabilité p qui est la probabilité que ce dernier respecte son

engagement (en se montrant digne de confiance). Suivant son modèle, Coleman conclut qu’il

est rationnel que le Trustor place sa confiance dans le Trustee lorsque le ratio p/1-p est

supérieur ou égal au ratio L/G qui est le rapport des pertes potentielles aux gains potentiels2.

Or, Coleman n’est-il pas parti d’une situation d’incertitude où ce sont justement l’absence de

numéraire, l’incomplétude des contrats et l’impossibilité du calcul qui font appel à la

confiance dans la régulation sociale du risque ?

1 Ibid., p. 62. 2 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 103-104.

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« Dans certains cas, le risque peut être réduit par des contrats ayant force exécutoire mais, pour plusieurs raisons, ces derniers ne peuvent pas toujours servir à cet effet. En particulier, dans le cas des transactions non économiques, quand la valeur n’est pas calculée avec précision et qu’il n’existe pas de numéraire (mais aussi dans certaines transactions économiques), les contrats exécutoires ne peuvent pas être facilement employés et d’autres arrangements sociaux sont nécessaires. L’arrangement habituel est simplement une incorporation du risque dans la décision d’engager ou de ne pas engager une action. Cette incorporation du risque peut être traitée sous cette rubrique générale qui peut être désignée par un seul terme : confiance1. »

Aussi, une vision dynamique de l’organisation exige une transgression des règles du

« calcul » et la prise de décision doit faire appel à des jugements, des compromis et des

intuitions pour mener à bien une régulation sociale du risque dans différentes classes

d’incertitude2.

Dans notre relecture habermassienne de la théorie sociale de Coleman, nous avons

déjà identifié les cadres catégoriels du « travail » et de l’« interaction » comme fondements de

la théorie sociale. Néanmoins, les problèmes du jeu entre l’activité du travail et l’activité

langagière-symbolique ne font que commencer. Parce que la connaissance procède par

« conceptualisation », parce qu’elle porte en elle l’ambition de « subsumer du particulier sous

du général », elle « porte donc une puissance de méconnaissance du particulier3 ».

Habermas propose lui aussi un modèle de connaissance sur le modèle d’une démarche

dialogique dans laquelle se retrouve la dialectique du général et du particulier. Mais la

démarche dialogique habermassienne tend en dernier lieu vers une neutralisation du

« particulier », c’est-à-dire des dimensions singulières d’une situation historique. En effet, le

tournant linguistique opéré par Habermas dans Théorie de l’agir communicationnel est avant

1 C’est nous qui soulignons. « Sometimes the risk may be reduced by use of contracts that are enforceable by law, but, for a variety of reasons, contracts cannot always serve this purpose. Especially in noneconomic transactions, where value is not precisely calculated and there is no numeraire (but in some economic transactions as well), enforceable contracts cannot easily be used, and other social arrangements are necessary. The usual arrangement is simply an incorporation of risqué into the decision of wether or not to engage in the action. This incorporation of risk into the decision can be treated under a general heading that can be described by the single word “trust”. »

Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 91. 2 Maggi B. (2003a), op. cit., pp. 38-41. 3 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 218.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 361

tout une tentative de reconstruire la Théorie critique en dehors du champ de la philosophie de

l’Histoire qui en est à son origine1.

Dans Connaissance et intérêt, Habermas reconstruit les cadres de l’activité

communicationnelle à partir d’une lecture critique de la théorie compréhensive de Dilthey. Il

présente d’abord la relation dialectique du général et de l’individuel sur le modèle d’un

processus de formation : la biographie. Les relations vitales sont présentées comme intégrées

à une « biographie individuelle » sans laquelle l’identité du « moi » ne peut être pensée : « La

biographie est l’unité élémentaire du processus vital qui englobe l’espèce humaine2. »

Dilthey a été confronté à la relation du général et du particulier lorsqu’il a thématisé

l’existence d’une « communauté d’êtres vivants » structurée à la fois par le langage et par

l’histoire. Empruntée à Dilthey, la catégorie de l’expérience biographique acquiert une

signification plus large chez Habermas car elle définit le rapport dialogique et la

reconnaissance réciproque propres à l’activité communicationnelle. Pour Habermas, les

biographies se constituent au croisement d’un « axe horizontal » qui est le « plan de

l’intersubjectivité d’une communication commune à différents sujets » et d’un « axe vertical »

qui représente « la continuité temporelle des expériences cumulatives d’un individu3. »

« [La communauté des unités vivantes] est caractérisée par une double dialectique du tout et de ses parties : sur le plan horizontal de la communication, par le rapport de la totalité d’une communauté linguistique aux individus qui, en elle, s’identifient les uns aux autres dans la mesure exacte où ils affirment en même temps leur non-identité réciproque ; verticalement dans la dimension du temps, par le rapport de la totalité d’une biographie aux expériences vécues et aux relations vitales singulières à partir desquelles elle se construit4. »

1 « […] la sociologie habermassienne va en quelque sorte s’épurer pour ne plus guère se mouvoir désormais – du moins dans ses moments les plus denses – qu’à un niveau quasi conceptuel, assez éloigné de la recherche concrète. » Haber S. (2001), Jürgen Habermas, une introduction. Au cœur de la pensée de Jürgen Habermas, Paris, La Découverte, Agora Pocket, 361 p., p. 51. 2 Habermas J. (1976), op. cit., p. 208. 3 Ibid., p. 213.

« La conscience de soi se constitue à l’intersection du plan horizontal de la compréhension intersubjective entre individus et du plan vertical de la compréhension intersubjective de soi. » Ibid., p. 216. 4 Ibid., p. 216.

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Mais, selon Habermas, le problème irrésolu qui entrave la reconstruction adéquate du

cadre diltheyien des sciences morales est d’ordre logique : comment peut-on « employer des

catégories inévitablement générales pour saisir un sens inaliénablement individuel1 » ?

Qualifié également de « cercle herméneutique », ce problème de circularité logique conduit

Dilthey à un objectivisme qui l’empêche « d’élaborer de façon conséquente le point de

départ » de sa théorie2. L’issue proposée par Habermas à cette impasse logique n’a aucun

caractère achevé. En effet, la solution habermassienne n’a jamais cessé de se renouveler et

l’œuvre de Habermas peut être lue comme une tentative permanente de réformer les

catégories de la dialectique du général et du particulier. La philosophie dialogique qu’il

propose tout au long de son œuvre est avant tout un « affinement » continu qui reprend en lui

le projet de reconstruction des catégories et des intentions premières de la philosophie

dialectique (notamment le couple hégélien travail/interaction).

Cependant, en voulant s’émanciper du système de référence de la rationalité cognitive-

instrumentale, la philosophie de Habermas se coupe du cadre catégoriel du « travail », jugé

incompatible avec la démarche dialogique. Or, du point de vue ergologique, « nous croyons

que le travail concentre particulièrement la question des rapports entre le concept et le

singulier3 ». Selon Schwartz, la solution de Habermas peut être décrite comme une « tendance

à la généralisation des valeurs », une tentative d’évacuation de l’historique pour ne s’en tenir

qu’à la visibilité la plus large de l’axe horizontal : la singularité des situations historiques et la

perspective d’un usage de la parole « en emploi », « en action », s’effacent derrière la

catégorie la plus large de l’agir orienté vers l’intercompréhension.

Or, l’activité est toujours un travail sur les valeurs qui prend la forme d’un « débat »

qui « ne peut être anticipé par aucune puissance intellectuelle ». Cette tendance, que

Schwartz appelle « retraitement des valeurs », vient « relativiser la tendance à la

« généralisation des valeurs » que Habermas développe à partir de Parsons4 ».

1 Ibid., p. 217. 2 Ibid., p. 207. 3 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 225. 4 Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 82.

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La démarche ergologique tente de conserver, comme exigence première, la « tension »

dans le rapport des interactions symboliques à l’expérience réelle. La parole des interlocuteurs

(la dimension d’acte du langage) est conçue en liaison avec une expérience et un monde.

Dans ce rapport instable entre le symbolisme et l’expérience vécue, la pensée ne peut plus

avancer avec la même assurance : la connaissance conceptuellement rigoureuse mesure ainsi

ses propres limites (qui sont elles-mêmes les limites provisoires de l’anticipation et de la

« mise en forme » propres aux concepts et au langage).

La démarche ergologique du dialogue s’attribue donc une posture inconfortable mais

plus riche. Dans cette posture, se vérifie l’intuition d’une « étude à la loupe » des situations de

travail, d’un nécessaire travail en commun entre les chercheurs et les travailleurs, d’un

« double processus d’apprentissage, pour les uns des ressources reconquérantes du langage,

pour les autres des situations réelles de travail1. » Se justifie également la démarche clinique

d’enquête qui, dans « l’insubstituable moment où le concept doit apprendre de

l’expérience2 », est indissociable des pratiques discursives qui se forgent sur et dans l’activité

du travail.

La dialectique du général et du particulier, entre l’axe du normé et du codifiable et

l’axe de l’expérience singulière, se confirme dans la distinction travail prescrit/réel. La

gestion singulière des procédures de recouvrement dévoile le potentiel de transgression et

d’ingéniosité fourni par les hommes dans leur tentative d’accomplir les tâches qu’on leur

impose. Aussi, l’informel est un problème à expliquer. Dans toute réalité organisée,

l’organisation réelle s’écarte de l’organisation formelle car l’informel est présent et constitue

une dimension centrale de l’exécution et de l’efficacité des tâches. Ce qu’il faut alors

expliquer dans le comportement de l’organisation ne se réduit donc pas à l’écart entre le

formel et l’informel : c’est l’informel qui constitue en lui-même l’élément central de

l’organisation3.

1 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 72. 2 Ibid., p. 225. 3 Maggi B. (2003a), op. cit., p. 103-104.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 364

2) Prescriptions et re-normalisation dans l’activité du crédit

Comme le souligne le directeur du DRD, il n’est pas possible de définir des méthodes

de gestion optimales pour les procédures de recouvrement des créances bancaires. En effet, le

département manque de consignes dans ce domaine : il n’y a pas un « seuil » à faire

respecter ; pas de taux optimal de recouvrement ; pas d’obligation de résultat envers la

hiérarchie. Cette situation est en partie la conséquence, en partie la cause, de l’absence de

pouvoir de décision dans le département. Selon la division des tâches, le DRD se contente de

négocier des plans de rééchelonnement avec le client et de soumettre des recommandations à

la Direction générale. Soumises à un débat entre les différentes unités qui composent le

Comité, ces recommandations peuvent donner lieu à de nouveaux contrats ou à de nouvelles

négociations avec le client. Les décisions conséquentes sont prises dans le cadre des

délibérations au sein du Comité.

Il est certes dans l’intérêt de la banque de recouvrir la totalité de la créance (y compris

les intérêts qu’elle engendre), mais un recouvrement à un taux de 100% du montant principal

est loin d’être un objectif « réaliste ». De manière générale, tous les règlements à l’amiable

donnent lieu à des concessions, la banque offrant à son client des « incitations économiques »

susceptibles de consolider son engagement pour l’arrangement. La part irrécouvrable ne

représente pas une perte pour la banque car elle permet de constituer des provisions auprès de

la banque centrale1. Ce qui est perdu dans les termes du contrat peut être compensé au niveau

des impôts2. Compte tenu de la situation particulière du débiteur et de celle de ses

1 « Une provision est la constatation d’une diminution de valeur d’un actif ou d’une augmentation de passif, précise quant à sa nature, mais incertaine quant à sa réalisation (date) ou à son évaluation (montant), que des événements survenus ou en cours rendent probables. » Avis n° CNC 2002-04 du Comité de la réglementation bancaire et financière, Conseil national de la comptabilité, séance du 24 mars 2002. Or, ces provisions sont affectées au compte de résultat et sont ou ne sont pas déductibles fiscalement, selon leur nature. 2 « A partir du moment où une créance est classée comme « douteuse », les intérêts ne rentrent plus dans les profits de la banque, mais sont inscrits dans le poste des « intérêts réservés », donc exempts d’impôts. Nous constituons donc une provision sur les intérêts ainsi qu’une provision sur la dette principale et nous récupérons ainsi une partie de ce qui sera perdu dans les termes de l’arrangement. »

Entretien avec Charles Haddad, du 09-01-07, Annexe III.

Les méthodes de provisionnement sont des corrections d’actif ; les provisions qu’elles conduisent à constituer doivent donc apparaître en déduction de l’actif. Seules les provisions non directement rattachables à des éléments d’actifs, provisions sur des garanties données enregistrées au hors-bilan,

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cautionnaires (leur solvabilité, leur capacité de remboursement, le montant des collatéraux

avancé…), l’agent du DRD doit redéfinir l’objectif de recouvrement à atteindre. Plusieurs

cas de figure sont possibles, nécessitant chacun une gestion spécifique et singulière : la

gestion transaction par transaction du risque du crédit se traduit par la diversité des

procédures de recouvrement.

a) Le DRD comme espace de travail à faible niveau de prescription

Afin d’illustrer la diversité des procédures, l’agent du DRD a recours à deux cas

exemplaires qui constituent schématiquement les limites à l’intérieur desquelles il peut agir. A

un pôle, il y a le cas du client qui a déjà concédé à la banque un niveau suffisant de

collatéraux, dont le montant et la nature promettent de compenser le montant principal en cas

de litige. En cas de défaillance, l’agent du DRD est en position de force face au client. A

l’autre pôle, il y a le cas du client dont le dossier n’est consolidé par aucune garantie. En cas

d’interruption dans le remboursement, la procédure contentieuse sera inefficace car la banque

ne possède pas de moyens contraignants pour récupérer la somme empruntée et ne peut

exercer aucune pression sur le client défaillant. La banque doit constater l’échec de sa

politique de recouvrement (qui trahit un échec de la politique du crédit) et se trouve contrainte

d’annuler la dette en soldant sa position par une perte. Mais, l’effectivité des situations réelles

auxquelles les agents du DRD sont confrontés s’approche rarement de ces deux cas de figure.

Confronté à la détérioration de la qualité d’un crédit alloué à une PME, l’agent doit

prendre en compte des variables hétérogènes : la responsabilité de l’entreprise, les conditions

du marché, la bonne ou mauvaise foi… La combinaison de ces variables donne lieu à des

configurations complexes. Ainsi, si la défaillance de la contrepartie résulte uniquement d’une

mauvaise gestion, alors un redressement de la situation financière de l’emprunteur profitera

aux deux parties : la banque peut proposer de mettre à contribution son savoir-faire et ses

moyens techniques afin d’assainir la qualité de la signature. En revanche, si la détérioration

est due à un durcissement des conditions de vente ou à une situation concurrentielle

par exemple, doivent apparaître au passif. La banque constitue « des provisions sur intérêt » pour les « créances dont les intérêts sont difficilement recouvrables » et lorsque la créance devient « douteuse » la banque est autorisée à constituer des provisions pour le montant principal (qui peuvent aller jusqu’à 100% du montant de la créance). Les créances compromises qui sont l’objet d’une provision totale figurent au hors-bilan : les intérêts perçus sur ces créances ne sont pas comptabilisés.

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défavorable, la banque doit alors déterminer les limites de son engagement. Quand

l’entreprise est soupçonnée de mauvaise foi, lorsqu’elle a offert à d’autres banques des

garanties qu’elle a refusées à la BLOM ou si d’autres banques ont déjà entamé une poursuite

judiciaire, quelle stratégie doit adopter l’agent du DRD afin de protéger les droits de la

banque sur les sommes prêtées et de conserver une priorité dans le remboursement ?

L’absence d’une obligation de résultat met l’agent du DRD dans une situation

complexe : d’un côté, dans son rapport à la hiérarchie, il dispose d’un pouvoir

discrétionnaire ; de l’autre, dans son rapport à sa tâche, il manque de références en matière de

productivité, en raison de l’absence de critères lui permettant de juger les résultats de son

travail.

« Si le dossier sur lequel je travaille est classé « créance irrécouvrable*1 », c’est-à-dire qu’il n’y a pas de collatéraux*, alors je suis en position de faiblesse face au client. Dans ce cas, tout arrangement est le bien venu, du point de vue de la banque. Je suis totalement libre dans ce cas.

Par contre, si le dossier contient un volume important de collatéraux* alors je suis en position de force face au client mais le Comité exigera un durcissement des mesures et des conditions de la banque. Ce n’est donc pas très simple. Le degré d’autonomie et de liberté varie car il peut dépendre de nombreuses circonstances… parce que les rapports de la banque avec ses clients diffèrent d’une situation à l’autre2. »

Dans ces conditions, comment peut-il s’assurer du bon déroulement de sa tâche et être

certain d’avoir atteint un résultat satisfaisant ? La distinction établie par les ergonomes entre

travail prescrit et travail réel se révèle féconde si l’on veut décrire la tension qui existe entre,

d’une part, l’agent et la hiérarchie et, d’autre part, l’agent et les objectifs autodéterminés de

son travail. Les prescriptions remplissent la fonction d’encadrement pour l’action des agents.

Selon François Guérin, elles « constituent le système de gestion dont toute entreprise se dote

pour instruire les décisions3 ». Néanmoins, l’élaboration d’un dispositif de prescriptions place

les salariés dans des situations paradoxales dans la mesure où les prescriptions donnent lieu à

des injonctions contradictoires. D’un côté, la prescription est centrée sur les objectifs de

production mais, de l’autre, elle s’écarte à plusieurs égards de la manière effective dont usent

1 Créance douteuse compromise. Les termes suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. 2 Entretien avec Charles Haddad, du 20-12-06, Annexe III. 3 Guérin F. (1998), « L’activité de travail », in. Kergoat J., Boutet J., Jacot H., Linhart D. (dir.), Le monde du travail, Paris, La Découverte, pp. 173-179, p. 174.

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les hommes au travail pour atteindre leurs objectifs. Mais, si l’on considère cette tension du

point de vue privilégié des personnes qui la « vivent », d’après le récit qu’elles nous en

offrent, le constat est tranchant : l’agent doit faire face à des configurations « paradoxales » et

doit arbitrer entre des objectifs contradictoires :

« Si je continue à accorder des facilités à un client dont la qualité de la créance ne cesse de se détériorer, je risque de l’accabler inutilement avec plus de dettes. Et si je décide de couper ces facilités, je cours le risque de le priver d’une possibilité d’assainissement financier… Comment prendre alors une décision qui met en jeu ma responsabilité face à la Direction et ma responsabilité envers mon client ?1 »

Même si les modèles du management tentent d’anticiper a priori tous les cas de figure

possibles et de faire respecter les règles préétablies, les variabilités persistent et les aléas de

chaque situation exigent de la part des agents un potentiel de transgression des consignes. Ce

potentiel n’est pas, dans le cas du DRD, la conséquence d’un non-respect des règles mais la

manifestation d’une ingéniosité et la preuve d’une « meilleure » gestion. C’est ce que

souligne le directeur du DRD lorsqu’il affirme qu’il est « impossible de prévoir tous les cas

de figure possibles » car « nous traitons avec des personnes, avec des êtres humains qui ont

des histoires différentes avec la banque2 ». En effet, le facteur humain est au premier plan de

l’interaction avec le client. Même si l’on arrive plus ou moins adéquatement à anticiper les

données objectives (les conditions du marché pour les mois à venir, les conditions de vente ou

les modalités des plans de remboursement), un accord peut être remis en cause à tout moment

par le client. « Comment être sûr qu’un client qui a toujours été de bonne foi ne change pas

d’attitude d’un jour à l’autre ?3 ». Aussi, il faut prendre en compte les données subjectives qui

ont un rôle central dans la formation du jugement de l’agent.

Comment peut-on se prémunir des retournements de situations lorsque l’emprunteur

est le seul à connaître ses « intentions » de remboursements et la « sincérité » de ses

promesses ? Comment donc prévoir sa réaction et anticiper a priori les limites de son

« engagement » ? Quel est le niveau des « incitations » qu’il faut offrir au client pour qu’il

1 Entretien avec Moufid Najjar, du 18-12-06, Annexe I. 2 Entretien avec Charles Haddad, Annexe III. 3 Entretien avec Charles Haddad, Annexe III.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 368

accepte de coopérer avec la banque et à partir de quel seuil les comportements opportunistes

commencent-ils à se manifester ?

Parce que la Direction générale n’a pas le droit d’avoir des contacts « physiques »

avec le client et qu’elle ne réfléchit qu’avec des grilles et des chiffres avancés par les

directeurs d’agences et le DRD, elle est mal placée pour percer ces zones d’ombre. Seul le

contact direct qui se noue dans le « dialogue » avec le client et l’accès privilégié au monde

subjectif de l’interlocuteur (ce que Habermas appelle la prétention à la sincérité1) permet de

diminuer l’incertitude quant à la signature des contrats de remboursements.

C’est pour cette raison que l’agent du DRD estime que l’objectif recherché par la

Direction (recouvrement de 100% du montant principal) est illusoire. L’agent du DRD doit

réévaluer l’objectif de maximisation du taux de recouvrement selon la situation particulière du

client. L’exécution des tâches est donc en même temps une « interprétation » du cadre

normatif préétabli et une « redéfinition » des exigences du milieu.

« [Mon but est] le recouvrement de la dette dans les limites de la capacité du client, c’est-à-dire d’une façon qui ne risque pas de le bloquer dans le remboursement. Si je le force à accepter un accord qui va au-delà de ses capacités, j’aggrave sa situation d’endettement et les probabilités* de remboursement vont diminuer. Il est nécessaire de prendre en compte la situation de l’autre, d’avoir de la considération… au moins envers sa capacité de remboursement. Après tout, il n’est pas dans mon intérêt d’abuser de ma position de force même si cela est dans l’intérêt de la banque. Mes objectifs à moi ne sont pas exactement ceux de la banque. Même s’il est dans l’intérêt de la banque de récupérer 100% du montant principal, il arrive que j’estime qu’un recouvrement de 50% est satisfaisant car le client est un partenaire qui n’est pas absent de mes calculs2. »

Guérin souligne à cet égard le statut ambivalent des consignes et leurs effets

paradoxaux sur le résultat du travail : trop de prescription limite les marges de manœuvres et

conduit à des résultats contre-productifs (une rigidité dans les contraintes ; incapacité à faire

1 La prétention à la sincérité : on passe de l’acte de langage prescriptif à celui qui se rattache au langage expressif (monde subjectif). Le locuteur exprime une expérience à laquelle il a un accès privilégié. S’il fait une promesse, c’est encore dans l’objectif de coordonner des plans d’action mais en prétendant à la véracité, pour exprimer l’expressivité d’un vécu subjectif. Par définition, le monde subjectif de chacun est opaque pour les autres. La sincérité devient le gage qui permet d’accéder à la subjectivité opaque des interlocuteurs. Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 309-336. 2 Entretien avec Charles Haddad du 09-01-07, Annexe III.

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face aux imprévus…) ; pas assez de prescription (l’absence de repère, d’encadrement…)

génère l’incertitude et peut nuire à la santé physique ou mentale1.

Selon Guérin, les prescriptions n’atteignent jamais le niveau de cohérence souhaitable

car elles sont incapables d’anticiper a priori tous les cas de figure : un écart persiste entre ce

qui est attendu du salarié et ce qu’il fait réellement. « Dans les faits, il faut toujours

réaménager les objectifs fixés au départ, ce qui conduit les salariés à se prescrire eux-mêmes

des objectifs qui tiennent compte de leur compréhension des objectifs de la tâche2 ». Sur ce

plan, le DRD bénéficie d’un privilège particulier dans la mesure où la Direction générale

reconnaît explicitement les limites des mesures prescriptives en matière de recouvrement.

Consciente de son incapacité à exiger a priori des seuils ou des objectifs de recouvrement, la

Direction générale de la BLOM laisse au DRD une marge de manœuvre relativement large

mais se réserve le pouvoir de décision. Dans l’organisation du travail au DRD, le dispositif de

prescription ne donne lieu qu’à des consignes larges et floues. Cette situation particulière dont

bénéficie le DRD décrit fidèlement un symptôme d’une portée plus large pouvant s’étendre à

l’ensemble des situations de travail, celui de l’inadéquation entre les objectifs du travail,

définis ex-ante par les services fonctionnels, et les objectifs « retraités » par les hommes au

travail et « retravaillés » selon leurs caractéristiques propres, selon les aléas de la production,

la temporalité… C’est ainsi que l’agent commente les règles de la gestion financière du risque

et le calcul établi sur la base des collatéraux :

« Cela constitue le cadre de travail car le calcul ainsi fait nous donne une idée générale des conditions de la négociation. Le calcul constitue un « frame work3 », un ensemble de règles. […] Mais, à l’intérieur de ce cadre de travail, que le calcul comptable et financier nous impose et qui engage les deux parties (le client et la banque), l’incertitude est la caractéristique première de toute situation. Il n’est pas possible d’anticiper le comportement du client, ses réactions et les conditions du marché qui peuvent le contraindre à changer de stratégie. Le DRD doit être prêt à changer de politique à tout moment4. »

1 Guérin F. (1998), op. cit., p. 175-176. 2 Ibid., p. 175. 3 Cadre de travail. 4 Entretien avec Charles Haddad du 09-01-07, Annexe III.

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En raison des deux formes de variabilité dans l’activité de travail du DRD que nous

avons déjà évoquées (diversité des données objectives et des données subjectives), nous

pouvons conclure que la prescription s’efface derrière des procédures de gestion singulières et

spécifiques. En témoigne la multiplicité des catégories employées pour classer les créances

bancaires et le besoin éprouvé par les agents de réaménager les classifications officielles afin

de mieux saisir la diversité des configurations rencontrées.

La classification de départ des créances bancaires ne comporte que deux catégories,

chacune donnant lieu à des traitements comptables différents : les créances saines et les

créances douteuses. La détérioration de la qualité d’une créance saine et son reclassement en

créance douteuse conduit à des mesures prudentielles. La banque doit constituer des

provisions pour faire face au niveau croissant de l’incertitude dans la gestion du risque de

contrepartie1. Or, une sous-catégorie de l’encours douteux a été introduite récemment afin de

pallier les difficultés d’appréciation de la diversité des pratiques des banques internationales

en matière de passage en perte des créances douteuses.

La catégorie « créances douteuses compromises » désigne les créances classées

comme douteuses depuis plus d’un an. En France, en vue d’une normalisation au niveau

européen du traitement comptable du risque du crédit, le Conseil National de la Comptabilité

a adopté la typologie suivante : créances saines, créances restructurées, créances douteuses et

créances douteuses compromises2. Cette nouvelle classification des créances a été adoptée par

la Banque du Liban mais nos interlocuteurs de la BLOM emploient souvent les termes de

« mauvaises » ou « désespérées » pour désigner différentes classes de créances post-

douteuses. Ils différencient parallèlement différentes sous-catégories de créances saines : les

créances non classées (créance indirecte, lettres de garantie bancaire…) ; les créances saines

dites « normales » ; les créances « à suivre » ; les créances « dont les intérêts sont

difficilement recouvrables ».

Seule la dernière de ces sous-catégories « saines » donne lieu à une écriture comptable

spécifique et autorise la banque à constituer des provisions. Mais cette typologie est utile pour

1 Les intérêts prélevés sur ces créances n’entrent plus dans les profits de la banque mais sont imputables au poste des « intérêts réservés ». 2Bulletin Officiel n°122. Disponible sur :

http://www10.finances.gouv.fr/fonds_documentaire/CNCompta/bocncompta/122.htm

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 371

distinguer les risques liés à la gestion a posteriori du risque de portefeuille des créances. Il

apparaît ainsi que le « jargon » du métier laisse percevoir le besoin d’élargir les classifications

officielles jugées limitées. Il témoigne ainsi du « caractère lacunaire » du langage officiel et

de la défaillance des ressources langagières par rapport à la diversité des configurations de

l’activité1. Cependant, le récit par lequel l’agent décrit l’expérience de son travail révèle, en

même temps que le déficit du langage officiel, la possibilité de combler ce déficit :

l’inadéquation entre l’activité langagière, symbolique et l’activité concrète, non-symbolique,

est donc provisoire.

b) Des ressources sociales aux ressources langagières

Nous avons vu plus haut que l’essentiel de la tâche accomplie par l’agent du DRD

consiste à gérer des ressources langagières. En effet, la gestion du risque du crédit est

traversée par une intense activité discursive et les opérations de recouvrement convoquent le

dialogue à tous les niveaux : pendant la phase de négociation, entre le client et l’agent du

DRD ; pendant la phase de préparation, entre l’agent du DRD et la Direction générale ;

pendant la phase de décision, entre les membres du Comité.

Empruntée à la pragmatique, la dimension d’« actes » du langage est essentielle pour

comprendre l’activité de recouvrement. Source de productivité, la parole assure un rôle

économique et financier car elle permet de conclure des accords et de coordonner des plans

d’action. Mais elle est promue à une fonction nouvelle, longtemps méconnue (notamment par

le taylorisme), celle de la formation d’un jugement et la définition même des plans d’actions.

La spécificité de la production des services par rapport à la production industrielle

n’est-elle pas la plus visible dans l’interaction langagière qui se noue entre le client et le

prestataire du service ? Dans cette relation qui caractérise le plus souvent la production d’un

service, l’accent est souvent mis sur la « qualité de l’accueil », la « satisfaction du besoin » du

client, la « relation d’effets » etc., notions qui s’éloignent à plusieurs égards des spécifications

matérielles des biens tangibles2.

1 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 69-70. 2 Gadrey J. (1991), « Le service n’est pas un produit. Quelques implications pour l’analyse économique et pour la gestion », Politiques et Management public, vol. 9, no 1, pp. 1-24.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 372

Ce qui importe dans la relation du service, c’est le jeu langagier qui a lieu dans le face-

à-face entre l’agent et le client : satisfaire le client c’est souvent apporter des réponses à ses

interrogations, inventer des solutions aux problèmes qu’il rencontre, délibérer sur les

différents plans d’actions, résoudre des conflits… En bref, l’activité accomplie par les agents

du service ne peut être jugée uniquement selon des critères objectifs car la qualité du service

est plutôt à chercher du côté de l’interaction1. Telle la « production d’un sens » qui qualifie les

actes illocutoires, l’activité de service ne peut être jugée ni du point de vue du locuteur ni du

point de vue de l’auditeur, mais dans le rapport intersubjectif qui les lie. Dans le rapport

dialogique qui se noue entre l’agent du DRD et le client défaillant, l’arrangement économique

est co-produit par les deux protagonistes. L’activité résiste à l’approche d’homogénéisation et

de standardisation qui est souvent celle des organisateurs du travail, ce qui explique le

problème de l’incertitude liée aux résultats.

La nature relationnelle des transactions économiques négociées par le DRD place

l’échange verbal au centre de l’interaction. Mais la dimension communicative ne se limite pas

au verbalisable. Les ressources de la communication non verbale sont interpellées : gestes,

mimiques, postures, intonation… Indispensable pour les activités de service et là où le contact

direct avec le client est exigé, la communication (verbale et non verbale) n’est pas une

contrepartie langagière de l’action : elle est elle-même une activité à part entière. Elle requiert

donc de la part des protagonistes des « compétences communicatives2 » qui sont des savoir-

faire investis dans l’action et garantissant son efficacité. Ces compétences sont reliées aux

conditions sociales de l’usage du langage : « […] la compétence n’est pas seulement

connaissance abstraite des règles mais usage, maîtrise en situation de ces règles. Ces règles

[…] incluent l’ensemble des moyens verbaux et non verbaux mis en œuvre pour

communiquer, les règles d’appropriation contextuelle (une phrase correcte n’est pas

1 « L’effet produit dans la fourniture de services à l’utilisateur ou client n’est pas fixe ; il évolue, se construit et se déconstruit, et cela d’abord dans la « relation » qui caractérise le plus souvent la production d’un service. Celui-ci est bien souvent coproduit par le prestataire avec l’utilisateur lui-même, ce qui rend à la fois peu standardisables et aléatoires son processus de production comme l’ output qui sera finalement obtenu (pensons par exemple aux cas du conseil, de la formation, des services de santé, etc.), sauf à vouloir… industrialiser cette activité dite de service. »

Bartoli M. (1998), « Productivité et performances », in. Kergoat J., Boutet J., Jacot H., Linhart D. (dir.), Le monde du travail, Paris, La Découverte, 1998, pp. 287-296, p. 291-292. 2 Borzeix A. (1995), « La parole en sociologie de travail », in. Boutet J. (dir.), Paroles au travail, Paris, L’Harmattan, pp. 225-245.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 373

nécessairement appropriée, pertinente, discible), les règles conversationnelles (qui régissent

les tours de parole, la séquentialité, la synchronisation) et enfin, les règles de politesse, de

civilité, appelées aussi rituelles1. »

Ces compétences n’ont pas uniquement une portée opérationnelle. La parole et son

usage ont indéniablement une visée stratégique (influencer son interlocuteur, provoquer un

comportement…) mais l’objectif économique n’épuise pas l’ensemble des finalités de

l’interaction : l’attente de comportements réciproques présuppose la compréhension

intersubjective. En effet, les « compétences communicatives » sont les conditions d’une

reconstruction adéquate du « sens ». Selon Habermas, ces compétences correspondent à des

phénomènes qui conditionnent l’interprétation et la compréhension : elles permettent au sujet

de s’exprimer sans être « mécompris s’il était pris au mot ou immédiatement identifié avec ses

actions manifestes2. »

Habermas reprend la classification diltheyienne des trois classes de « manifestations

vitales » rendant l’interprétation possible : les expressions verbales, les actions et les

expressions de l’« expérience vécue ». Sous la catégorie d’expression de l’« expérience

vécue », s’insèrent des phénomènes liés à l’expression du corps : « […] phénomènes

mimiques, gestuels – les réactions immédiatement physiques comme le fait de rougir, de pâlir,

de se figer dans une attitude, un regard inquiet, la décontraction, le fait aussi de rire et de

pleurer3. »

Parce qu’elles s’interprètent par des facteurs linguistiques et non-linguistiques, les

actions des protagonistes de l’activité (agent/client) défient toute reconstruction par le langage

pur ou formel. Puisque le caractère spécifique du langage naturel ou ordinaire réside dans

cette « réflexivité », dans la capacité du langage à être lui-même exprimé et interprété par des

facteurs verbaux et non verbaux, une théorie sociale réflexive ne peut pas obéir à la syntaxe

d’un langage formel. Comme le souligne Favereau, l’hypothèse de la neutralité du langage

1 Ibid., p. 244. 2 Habermas J. (1976), op. cit., p. 223. 3 Ibid., p. 226-227.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 374

joue dans la théorie sociale de Coleman le même rôle que l’hypothèse de la neutralité des

sphères monétaire et financière dans la théorie néoclassique1.

L’activité de travail dans le DRD offre ainsi un enseignement général sur les relations

dans le travail et sur les fonctions de la communication dans la régulation de l’activité. Dans

le cas des procédures de recouvrement, les protagonistes de l’activité sont confrontés à une

situation d’interdépendance dans laquelle la poursuite de l’intérêt matériel prend la forme

d’une discussion argumentée. A travers des actes de parole, l’agent offre au client des

incitations économiques afin de provoquer un comportement coopératif. Par le dialogue, on

menace, on se défend, on se met d’accord…

L’anticipation sur le comportement de l’autre, les incitations, les punitions et les

menaces sont identifiées par Coleman comme support de l’échange économique et érigées en

« capital social ». Or, l’ensemble de ces ressources sociales est indéniablement de nature

langagière et intervient dans les transactions économiques sous forme discursive. Sur ce

dernier point, Favereau propose une alternative intéressante même si elle ne tient pas compte

des rapports spécifiques travail/langage : introduire une « rationalité interprétative » capable

de rendre compte des dimensions intentionnelle et interprétative du langage.

Etant donné que l’ensemble des ressources sociales sont, par nature, communicatives,

leur conceptualisation fait appel à une démarche interprétative qui s’émancipe de la référence

quasi-exclusive aux structures de la rationalité cognitive-instrumentale et stratégique. Car en

plus des attentes réciproques de comportements (dimension économique de l’interdépendance

des actions), les transactions conclues au sein du DRD convoquent des débats sur les valeurs :

on évoque des valeurs religieuses ou morales, on se plie à des normes sociales explicites ou

implicites, on agit en conformité ou en déviance par rapport à des convictions…

Afin de rendre compte de la perspective d’un langage en liaison avec une expérience,

il paraît utile de ne pas considérer le langage ordinaire « comme un système formel stricto

sensu » mais de garder le rapport de la parole à l’action et notamment à l’expérience dans le

travail2. Or, nous avons mentionné la « tendance à la généralisation » des valeurs qui pousse

1 Favereau O. (2003a), « La pièce manquante de la sociologie du choix rationnel », Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, pp. 275-295. 2 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 78.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 375

Habermas à élucider les structures du langage ordinaire à partir du niveau des finalités le plus

large : « rendre communicable, même indirectement, ce qui est ineffablement individuel1 ».

D’après la dialectique du général et du particulier qui est au centre de la démarche

ergologique, nous avons conclu que dans tout espace de travail s’accomplit le re-travail des

catégories générales par des expériences toujours singulières. Nous suivrons donc une

démarche opposée à celle de Habermas, la « tendance au retraitement » des valeurs venant

relativiser la disjonction prônée par sa philosophie entre les actes de parole tournés vers le

succès et les actes de parole tournés vers l’intercompréhension.

1 Habermas J. (1976), op. cit., p. 223.

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B - Continuité entre l’agir tourné vers le succès et l’agir tourné vers l’intercompréhension : le travail comme espace d’entente

Nous avons privilégié dans notre enquête ces deux domaines de la parole : d’abord,

nous avons considéré le rôle central de la parole dans la coordination des plans d’actions entre

l’agent et le client ; ensuite, nous nous sommes intéressés à la parole du travailleur qui fait le

récit de son activité, son expérience constituant pour nous la matière première à partir de

laquelle se forme tout savoir sur le travail réel. Les interactions langagières étant le support

des arrangements, nous avons conclu que l’interaction, coproduite par l’agent et son client,

fait appel à une gestion toujours singulière. Nous nous sommes davantage intéressés aux

incertitudes et aux imprévus de la situation, derrière lesquels la prescription s’efface, qu’aux

régularités et aspects répétitifs de la gestion.

Ainsi, nous privilégions la parole reconnue dans son efficacité (comme source de

productivité) et nous reléguons au second plan la parole comme moyen de communication au

sein du groupe de travail (langage méta-opérationnel, l’échange d’anecdote entre les

employés, la parole pendant le temps libre…). Autrement dit, nous centrons l’analyse sur la

parole comme travail aux dépens de la parole dans le travail. Nous ne présupposons ni une

rupture entre les deux champs de la parole ni le primat du premier sur le second1. Bien au

contraire, parmi les différentes fonctions du langage au travail, il semble que l’interaction

verbale officieuse, longtemps réprimée dans le modèle taylorien, contribue à la structuration

des collectifs du travail, à la santé mentale et physique des travailleurs. Considérée par les

organisateurs comme un potentiel de perte de productivité (distraction, flânerie…), la parole

non fonctionnelle a des fonctions indéniables : parler pour rester éveillé ; travailler en

regardant l’autre est un défi, voire une conquête sur l’organisation ; construction d’une

identité ; cohésion du collectif…2 Néanmoins, nous avons privilégié la parole liée à

l’accomplissement des tâches car, tournée vers les conditions de réalisation, elle constitue le

1 Avec cette distinction, on sépare les paroles du côté de la verbalisation (extérieures à la situation) et « paroles du côté de la communication, qui font partie de l’activité de travail ».

Lacoste M. (1995), « Paroles, action, situation », in. Boutet J. (dir.) (1995), Paroles au travail, Paris, L’Harmattan, pp. 23- 44, p. 24. 2 Teiger C. (1996), « Parler quand même : les fonctions des activités langagières non fonctionnelles », in. Kergoat J., Boutet J., Jacot H., Linhart D. (dir.) (1996), Le monde du travail, Paris, La Découverte, pp. 45-72.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 377

médium et le terrain même des transactions économiques et sociales. Afin de souligner

l’imbrication des situations d’intérêts et des situations d’interactions, il a fallu mettre l’accent

sur les situations d’échanges où la parole est inséparable de la finalité économique.

1) L’activité industrieuse et l’activité symbolique

Lorsque l’essentiel de la tâche accomplie par le prestataire du service consiste à

« dialoguer » avec son client, comme c’est le cas dans le DRD, le travail exige le déploiement

des ressources communicatives en vue de coordonner des plans d’action. A ce niveau de

l’interaction, la valeur opérationnelle de la communication est indéniable : les pratiques

langagières sont le « support » de la poursuite de l’intérêt personnel. Mais l’objectif de cette

section est de montrer que la coordination de l’action interpelle également un ensemble de

ressources communicatives tournées vers l’intercompréhension. La poursuite des intérêts

personnels exige une « entente » qui, tirant son fondement de la force coordinatrice des

actions langagières, constitue un consensus d’arrière-plan présupposé par les protagonistes

(même si on ne l’évoque pas explicitement).

Les transactions conclues au sein du DRD constituent donc un modèle d’échange dans

lequel la poursuite de l’intérêt matériel est intrinsèquement liée à des interactions verbales.

L’objectif est de montrer qu’il existe une continuité dans le dialogue, entre les actes de parole

à visée stratégique (action tournée vers le succès) et ceux à visée communicationnelle

(l’action tournée vers l’intercompréhension). Dans la philosophie de Habermas, ces deux

modes de coordination de l’action sont supposés distincts1. A la suite de Philippe Zarifian, il

faut relire la théorie de l’agir communicationnel d’une manière qui la rend compatible avec

1 « En parlant de « stratégique » et de « communicationnel », je ne veux pas seulement désigner deux aspects analytiques sous lesquels la même action peut être décrite tantôt comme l’influence réciproque de partenaires agissant de façon rationnelle par rapport à une fin, tantôt comme un processus d’intercompréhension entre ressortissants d’un monde vécu. Au contraire, les actions sociales peuvent être distinguées en fonction de l’attitude adoptée par les participants, selon que cette attitude est orientée vers le succès ou vers l’intercompréhension ; et de fait, ces attitudes doivent pouvoir, dans des circonstances appropriées, être identifiées au regard du savoir intuitif des participants eux-mêmes. »

Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 296. Et plus loin : « Le concept d’activité communicationnelle est tel que l’on ne peut réduire à l’activité téléologique les actes d’intercompréhension reliant chez différentes parties prenantes les plans d’action à structure téléologique, et raccordant ainsi les actions individuelles dans un contexte d’interactions. » Ibid., p. 298.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 378

l’activité professionnelle : « […] les deux modèles proposés par Habermas, à condition de les

traiter de manière beaucoup plus dialectique, en admettant à la fois leur opposition et leur

complémentarité – et donc en discutant des conditions qui font pencher la balance dans un

sens ou un autre –, sont des opérateurs intellectuels puissants et précieux1. »

L’espace de travail dans le DRD apparaît en effet comme le lieu d’une dialectique

entre l’action orientée vers le succès (rapport monologique médiatisé par l’intérêt personnel)

et l’action orientée vers l’intercompréhension (rapport dialogique médiatisé par des

symboles). Les « compétences communicatives » interpellent la subjectivité des interlocuteurs

et l’interaction langagière (verbale et non verbale) est traversée par un intense travail

d’interprétation : chacun doit reconstruire le sens des phrases émises par son interlocuteur, en

décoder les intentions, les sous-entendus…

a) La continuité entre l’action orientée vers le succès et l’action orientée vers l’intercompréhension illustrée par des exemples

Selon Habermas la coordination des plans d’actions ne peut pas s’orienter en même

temps vers l’intérêt personnel et le consensus normatif. Toute interaction dans laquelle au

moins un acteur poursuit des objectifs stratégiques est traversée par une asymétrie qui rompt

l’équilibre discursif :

« Tandis que l’objectif illocutoire est atteint lorsque l’auditeur comprend ce qui est dit et qu’il assume les obligations liées à l’acceptation de l’offre présentée par l’acte de parole, le locuteur qui agit de façon téléologique doit quant à lui atteindre cet objectif illocutoire sans livrer son objectif perlocutoire. Cette restriction confère aux perlocutions le caractère particulièrement asymétrique d’actions stratégiquement masquées. Ce sont des actions où au moins l’un des participants a un comportement stratégique, en illusionnant d’autres participants ; il leur masque en effet le fait qu’il ne remplit pas les présuppositions sous lesquelles seuls les objectifs illocutoires peuvent normalement être atteints. C’est pourquoi ce type d’interactions n’est pas approprié pour une analyse dont la mission est d’expliquer le mécanisme langagier de la coordination des actions, en s’aidant de l’effet de lien (Bindungseffekt) illocutoire créé par les actions langagières. A cette fin se recommande un type d’interactions qui n’est pas grevé par les asymétries et les restrictions des perlocutions2. »

1 C’est nous qui soulignons. Zarifian P. (1996), Travail et communication. Essai sociologique sur le travail dans la grande entreprise industrielle, Paris, PUF, 1998, p. 127. 2 C’est nous qui soulignons. Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 303.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 379

L’enchevêtrement de l’activité industrieuse et de l’activité communicationnelle est

encore plus significatif dans le tertiaire où l’échange économique est principalement de nature

langagière. L’expérience du modèle taylorien montre qu’il est impossible de neutraliser cette

dimension de l’activité. Réhabilitée par le « management participatif » comme vecteur de

productivité, la communication acquiert une place encore plus constitutive dans certaines

activités où la « discussion » fait partie intégrante du processus de formation du jugement de

l’agent et de la prise de décision. Or, nous proposons de montrer que la poursuite d’objectifs

stratégiques dans l’interaction client/agent peut s’ouvrir sur un rapport symétrique entre les

protagonistes. Des exemples nous serviront à montrer que l’interaction langagière est souvent

orientée vers le dépassement d’une situation asymétrique : le dialogue engagé entre le client

et l’agent peut satisfaire aux objectifs illocutoires lorsqu’il vise justement le rétablissement

d’un rapport symétrique entre les interlocuteurs.

En développant l’analyse à partir d’une perspective socio-interactionnelle du discours,

Pereira et Bastos montrent que, dans les interactions de service, les clients cherchent à créer et

à maintenir des rapports de solidarité avec les employés alors que ces derniers tentent

d’établir des rapports de pouvoir et/ou de solidarité apparente. Les stratégies discursives sont

analysées comme des conventions communicatives linguistiques. C’est la connaissance de ces

outils qui permet aux individus de produire et d’interpréter le discours et d’obtenir la

coopération. Le couple solidarité/coopération est compris au sens restreint comme associé à

des rapports symétriques (égalité sociale) alors que le pouvoir renvoie à des rencontres

asymétriques. Une analyse des stratégies des discours clients-employés montre que l’on passe

d’un traitement professionnel à un traitement personnel/social de l’interaction.

a) Le sens de ce qui est dit est une production conjointe des participants à une certaine

interaction dans un certain contexte ;

b) Ce qui est dit n’a de sens que de la manière selon laquelle on l’a encadré (framed)1.

1 « … le cadrage se réfère à la forme selon laquelle les participants définissent ce qui se passe au cours de leurs interactions (une plaisanterie, une leçon, une dispute, etc.). Les sujets parlants signalent l’activité dans laquelle ils sont engagés, le cadrage métacommunicatif, à travers les pistes de contextualisation. ».

Cabral Bastos L. & Graças Dias Pereira M. (1999), « De la parole professionnelle à la parole personnelle : rapports de pouvoir et de solidarité lors de rencontres de service », in. Richard-Zappela J. (dir), Espaces de travail, espaces de parole, Rouen, PUR, pp. 151-177, p. 152.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 380

Selon Habermas, l’intercompréhension indirecte, qui répond aux modes du « donner-

à-comprendre » et du « laisser-entendre », ne peut que corrompre le mode original de la

compréhension intersubjective1. Plutôt qu’une rupture entre les deux modes de l’agir,

l’approche ergologique du dialogue conçoit une continuité entre les deux espaces que

Habermas dresse comme cadres catégoriels distincts : « travail » et « interaction » ne

s’excluent pas. Neutraliser la dimension communicationnelle dans les situations de travail

revient à nier le potentiel de compréhension et d’entente normative exigé par tout travail

professionnel. En effet, même l’agir stratégique nécessite l’intercompréhension. Une

communication d’ordre par exemple ne peut être efficace qu’à la condition « que le récepteur

comprenne le contenu de la communication ; qu’il perçoive cette communication comme

congruente par rapport aux fins de l’organisation au moment de la décision ; qu’il la

considère comme compatible avec son intérêt personnel ; qu’il soit dans un état mental et

physique lui permettant d’y adhérer2. »

Considérons d’abord l’exemple dans lequel le risque de la dégradation de la qualité de

la signature est dû à un déficit informationnel. Une créance saine est reclassée comme

« créance à suivre » quand de nouvelles données alarmantes viennent inquiéter les agents

avant même qu’un défaut de remboursement n’intervienne. Ces informations inquiétantes

peuvent être de diverses formes : la somme empruntée est employée pour un motif autre que

celui déclaré par l’emprunteur (le crédit a été demandé pour une commande de ciment mais a

servi à acheter du bois ; la somme est restée sur le compte du débiteur…) ; changement dans

la composition des propriétaires ou des cautionnaires (le crédit a été accordé à une entreprise

composée de trois associés et l’un d’eux a vendu ses parts ; un cautionnaire est en faillite…) ;

1 « L’intercompréhension (Verständigung) vaut comme un procès d’entente (Einigung) entre des sujets capables de parler et d’agir. […] Grâce à cette structure langagière, l’accord ne peut pas être induit par une simple influence exercée de l’extérieur, il doit être accepté comme valide par les participants. Pour cette raison, il se distingue d’une concordance (Übereinstimmung) purement factuelle. Les procès d’intercompréhension visent un accord qui satisfasse aux conditions d’un assentiment (Zustimmung), rationnellement motivé, au contenu d’une expression. Un accord obtenu par la communication, a un contenu rationnel ; il ne peut notamment être imposé d’aucun côté, que ce soit instrumentalement, par l’intervention directe dans la situation d’action, ou stratégiquement, par l’influence prise, calculée par le succès, sur les décisions d’un partenaire. Certes, un accord peut être objectivement contraint, mais ce qui advient de façon visible par l’influence extérieure ou l’emploi de la violence ne peut compter subjectivement. L’accord repose sur des convictions communes. » Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 296-297. 2 Maggi B. (2003a), op. cit., p. 30.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 381

certains documents font défaut ou n’ont pas été renouvelés ; absence de mouvement sur le

compte débiteur…

Dans le cas d’une « créance à suivre » – qui, rappelons-le, n’est pas une classification

officielle donnant lieu à des écritures comptables spécifiques mais une sous-catégorie des

créances saines élaborée par les agents du DRD –, la méfiance de la banque est provoquée par

une asymétrie informationnelle. Le dialogue qui se noue alors entre l’agent du DRD et le

client n’a d’autres objectifs que celui de rétablir la confiance en comblant le déficit

informationnel. Deux situations peuvent en résulter : ou bien le client cherche à masquer cette

information et à maintenir l’asymétrie ; ou bien le client cherche véritablement à renouer des

liens de confiance avec son banquier.

Dans le premier cas, le dialogue vise à provoquer ou à maintenir une asymétrie

informationnelle susceptible d’être exploitée dans une poursuite de l’intérêt matériel. Au

moins un des deux protagonistes, en l’occurrence le client, poursuit un objectif stratégique. Le

locuteur agit de façon téléologique à travers des actes perlocutoires (donc agir tournée vers le

succès). Mais, dans le second cas, l’interaction langagière consiste à se comprendre et à se

faire comprendre. Comme nous l’avons déjà mis en évidence, chaque acteur doit déchiffrer le

sens des actes de parole, comprendre l’intention et s’assurer de la sincérité de l’engagement

de son interlocuteur. En bref, l’agent du DRD affirme qu’il s’agit là de « juger de la bonne

foi » de son interlocuteur. Cet emploi de la parole, tourné vers l’objectif de « juger la

sincérité », répond en effet à la définition avancée par Habermas des illocutions qui sont les

actes de parole par lesquels on poursuit des objectifs illocutoires et tournés vers

l’ intercompréhension :

« Ainsi, un locuteur ne doit-il pas la force du lien engagé par son succès illocutionnaire à la validité de ce qui est dit, mais à l’effet de coordination opéré par la garantie offerte d’honorer le cas échéant, par son action langagière, la prétention à la validité qui a été élevée. Au lieu de la force de motivation empirique d’un potentiel de sanction relié de façon contingente à des actions langagières, nous avons la force de motivation rationnelle des assurances que portent les prétentions à la validité, pour tous les cas où le rôle illocutionnaire ne fait pas connaître une prétention au pouvoir, mais une prétention à la validité 1. »

1 Habermas J. (1987), op. cit., t. 1, p. 311.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 382

Entre l’agent et le client, se noue un lien illocutoire au sens de Habermas, à la seule

exception que les effets de ce lien se jugent selon les prétentions à la validité propres au

contexte1. Dans ce second cas, l’interaction langagière ne vise pas uniquement des finalités

téléologiques (rationnelles par rapport une fin) mais également des finalités illocutoires :

corriger une asymétrie, rétablir la confiance, consolider les rapports de solidarité et de

coopération, en bref, rétablir des rapports égalitaires entre l’agent et le client. Dans différentes

situations de travail, les conditions de véridicité et de réussite sont associées « dans un

mélange inextricable de pure argumentation et de jeu d’influence2 ». Il y a interpénétration

entre l’agir communicationnel et l’agir rationnel en finalité, même si la compréhension

intersubjective prend « une forme nécessairement « impure », si l’on se réfère au modèle

idéal habermassien3 ».

b) Les deux niveaux de coordination dans la régulation de l’activité de recouvrement

En présentant un modèle de connaissance fondé sur la coopération entre les savoirs

disciplinaires à un pôle et la critique philosophique à l’autre pôle, Habermas exclut toute

référence au travail comme moment de l’interaction. Ce qui manque à sa théorie c’est l’étude

des rapports concrets des hommes au travail ainsi que l’univers des savoirs et des valeurs que

véhiculent leurs manières spécifiques de conduire leurs tâches. En revanche, l’approche

ergologique des situations de dialogue part d’un principe de commensurabilité des savoirs et

s’ouvre donc sur un troisième pôle, celui des savoirs investis dans l’activité (notamment dans

l’activité industrieuse) qui constituent des savoirs acquis « en situation » et construits dans

l’expérience de l’homme au travail. En raison de l’incompatibilité, que Habermas pose

comme a priori, entre une rationalité tournée vers les situations d’intérêts matériels

(instrumentale-stratégique) et une rationalité tournée vers les situations d’intercompréhension

1 Le dialogue accompagne donc le sujet ainsi que « son activité de mise en mot de l’agir » en opérant dans le sens de ce que Schwartz appelle une « tendance au retraitement » qui vient « relativiser la « tendance à la généralisation des valeurs » que Habermas développe à partir de Parsons. »

Schwartz Y. (2000), op. cit., p. 82. Aux antipodes de la tendance à la « généralisation » qui préoccupe Habermas, l’approche ergologique est une tendance au « retraitement » qui se conçoit comme « une étude non mutilante du sens de la parole singulière d’un sujet concret. » Ibid., p. 153 2 Zarifian P. (1996), op. cit., p. 125. 3 Ibid., p. 135.

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(communicationnelle), c’est l’activité réelle qui se trouve évincée de son modèle de

connaissance. Dans la situation de travail que nous nous sommes proposés d’étudier, il

semble que ces deux formes de rationalité – que Habermas pose comme distinctes – opèrent

conjointement en structurant l’action des acteurs.

D’une part, le client débiteur, qui se trouve face à la banque dans une difficulté de

remboursement, cherche à concilier son intérêt personnel avec des contraintes

hétérodéterminées. En considérant l’action uniquement de son point de vue (du point de vue

de son intérêt matériel), nous pouvons dire qu’il peut choisir parmi un éventail de stratégies,

allant de la « coopération » à l’« opportunisme », de la collaboration avec la banque jusqu’au

refus de tout règlement à l’amiable. Il peut ainsi consentir à rembourser la dette pour éviter un

procès, rembourser une partie de la dette pour bénéficier d’un délai, d’un rééchelonnement ou

d’une réduction des taux débiteurs, voire d’une annulation d’une partie du montant principal,

comme il peut s’abstenir de rembourser dans l’espoir d’échapper à la justice, de contourner la

loi ou de profiter d’un dysfonctionnement. Bien qu’il soit évident que ces choix s’intègrent à

des situations de calculs égocentriques, la rationalité stratégique est loin d’être l’unique

principe organisateur de l’action des clients. Les interlocuteurs que nous avons interrogés au

sein de la Direction générale de la BLOM nous ont appris qu’il ne faut pas s’étonner de voir

au Liban des clients rembourser leurs dettes alors que rien ne les oblige formellement à le

faire. Ainsi, on nous apprend qu’il arrive parfois que des clients se présentent pour

rembourser d’anciennes dettes alors que la banque a déjà clôturé officiellement les procédures

de recouvrement et renoncé à la procédure légale en soldant la position du client ou en

annulant la dette. Faut-il voir dans le comportement de ces clients la manifestation d’une

rationalité axiologique (orientée par rapport à des valeurs éthiques ou religieuses…), en

d’autres termes, le symptôme d’un comportement irrationnel en finalité voire le propre d’une

société qui n’a pas encore atteint un stade d’organisation « moderne » marquée par la

rationalisation de tous les domaines de l’activité ? En bref, ne serions-nous pas enclins à

médire de nos semblables en préjugeant leur « rationalité » sans questionner à aucun moment

l’univers des valeurs auquel ils se réfèrent et les différents arbitrages qu’ils établissent en

permanence entre des motivations contradictoires ?

D’autre part, si nous considérons la situation du point de vue de l’agent du

« Département de recouvrement des dettes » (DRD), l’imbrication des situations d’intérêts et

des situations d’interactions prend une forme encore plus complexe. De son côté, l’agent doit

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 384

rallier les positions contradictoires qui opposent les deux parties : le client défaillant et la

banque qui exige le remboursement. L’objectif même de sa tâche le renvoie dans une position

intermédiaire. Il doit régler un conflit d’intérêt entre la banque et son client en recouvrant

partiellement ou totalement la dette contractée dans les limites de la capacité de

remboursement du client défaillant. L’agent a certes un objectif à atteindre, mais ce dernier ne

cesse d’être reconfiguré. Selon les cas, un recouvrement de 50% de la dette apparaît comme

satisfaisant alors que, dans certaines situations, un recouvrement total est exigé. Chargé de

renégocier un contrat de rééchelonnement, l’agent du DRD est amené à redéfinir les objectifs

de sa tâche et cela en « accord » avec son interlocuteur. Il se trouve ainsi engagé dans une

activité discursive qui fait appel à deux niveaux de coordination inséparables.

- Coordination des intérêts : L’agent doit d’abord user de ses ressources (langagières

et non langagières) pour « influencer » le client, le persuader, voire le « convaincre en

douceur », de l’utilité d’un arrangement à l’amiable qui sera dans l’intérêt des deux parties.

La banque évite ainsi les retards administratifs et les coûts reliés aux procédures légales alors

que le client bénéficie d’un ensemble d’incitations économiques qui consolident son intérêt

pour l’accord. Mais ce niveau de la coordination est intimement lié à un autre niveau qui

contient en lui l’horizon de l’intercompréhension.

- Coordination des plans d’action en vue d’une entente : Pour atteindre un accord dans

l’intérêt des deux parties, l’agent du DRD et le client sont pris dans une interaction tournée

vers l’« entente » et servant d’arrière-plan à la coordination des intérêts : un implicite qu’on

n’évoque pas au-devant de la scène mais qui structure l’échange. Ce niveau fait appel à une

« communication par le langage » dans laquelle la dimension fonctionnelle de la parole

(promesses, menaces, offres et incitations…) coexiste avec des dimensions non

fonctionnelles. L’usage instrumentale-stratégique du langage côtoie les dimensions cognitive,

sociale, personnelle. La parole se donne souvent pour autre chose que ce qu’elle est : des

plaisanteries, des excuses, des histoires personnelles s’immiscent dans le dialogue et la parole

professionnelle convoque à tout moment l’horizon des normes et des valeurs culturelles.

La poursuite de l’intérêt matériel est ainsi intrinsèquement liée à une « recherche de

l’entente » qui, elle, se situe à un niveau méta-économique. Le client parle de ses problèmes

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 385

financiers et personnels, cherche à nouer des liens de solidarité avec son interlocuteur ou,

faute de mieux, tente de l’amener à « considérer » sa situation, à « se mettre à sa place ». Un

tel décentrement des points de vue s’effectue dans l’autre sens également. L’agent cherche lui

aussi à se faire comprendre par son interlocuteur.

Aux premiers moments de l’interaction, les protagonistes de l’activité prétendent obéir

à des contraintes figées, (pas de rentrée de trésorerie du côté du client ; pas de compromis

avec les consignes de la hiérarchie du côté de l’agent). Ces contraintes apparaissent

finalement plus souples que ce que l’on prétendait. Il faut donc nuancer la séparation a

priori établie par Habermas entre les actes de paroles tournés vers des objectifs illocutoires

(l’agir communicationnel tourné vers l’entente) et les actes de paroles tournés vers des

objectifs perlocutoires (visée stratégique, recherche d’influence, parole manipulatrice).

2) Les sphères de l’autonomie et de l’hétéronomie

Selon Coleman, le travail est le lieu d’une relation d’autorité entre un principal et un

agent : le premier exerce un contrôle direct sur l’action du second moyennant un payement

extrinsèque. Le travailleur cède son droit de liberté (droit de disposer de certains de ses actes)

et le principal acquiert un droit de revendication sur certaines actions du subordonné. Cette

investiture de l’autorité accorde au supérieur « ou bien le droit de prescrire certaines

consignes auxquelles le subordonné doit obéir ou bien le droit, moins contraignant, de

proscrire certaines actions1. » Dans cette relation, Coleman privilégie le conflit d’intérêt.

Alors que le principal maximise son utilité lorsque le subordonné fourni un maximum

d’effort, ce dernier tente de limiter le contrôle sur ses actions : Coleman parle de « flânerie »,

de « travailler au moindre effort », « détournement des biens et des ressources de

l’employeur », « vol » et surtout « l’asymétrie informationnelle »2. Le subordonné est le

mieux placé pour connaître les besoins et les conditions de son travail. Il peut alors

transmettre des informations erronées, masquer des données ou des dysfonctionnements…

De même, Habermas conçoit le travail comme le lieu d’une subordination. Dans

l’approche dialogique développée par Habermas, l’activité communicationnelle exclut toute

1 Coleman J. S. (1990), op. cit., p. 83. 2 Ibid., p. 153-157

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référence à l’ordre de la « manipulation ». Réduit à sa dimension instrumentale-stratégique, le

travail est pour Habermas le lieu du langage fonctionnel, manipulateur et de la pseudo-

communication.

En revanche, l’approche ergologique du dialogue admet une relation plus dialectique

entre le travail et le langage, entre le « faire » et le « dire ». Nous avons tenté de montrer qu’il

existe dans la situation de travail une complémentarité entre les actes de paroles par lesquels

on poursuit des objectifs stratégiques (perlocutions) et ceux par lesquels on cherche une

entente normative sur l’action (illocutions). De même, il ne faut pas concevoir une opposition

tranchée entre l’activité autonome et le travail hétéronome. Les sphères de l’autonomie et de

l’hétéronomie doivent être considérées dans un rapport dialectique, en admettant en même

temps leur opposition et leur complémentarité.

a) Le travail comme « usage » : Entre autonomie et hétéronomie

En même temps qu’il est le lieu d’une « manipulation », d’une aliénation, le travail est

le lieu de l’épanouissement de l’individualité. Afin de mieux saisir les ressources

émancipatrices investies dans le travail, il a été nécessaire de remplacer la conceptualisation

dichotomique de Habermas par une approche qui intègre l’activité discursive et l’activité

industrieuse. Même si nous privilégions dans notre recherche la dimension émancipatrice du

couple travail/interaction, nous ne cherchons pas à masquer la dimension aliénante. Mais

comme le montre Christophe Dejours, le passage d’une analyse en terme de

« psychopathologie du travail » à une analyse « psychodynamique des situations du travail »

ouvre la voie à une recherche plus féconde sur la souffrance et la santé mentale et physique de

l’homme au travail. Au lieu de limiter l’analyse aux aspects pathologiques, il s’intéresse avant

tout aux stratégies de défense mises en œuvre par les travailleurs : c’est la normalité qui

devient énigmatique1. Cette démarche est plus féconde dans la mesure où elle conserve

l’ambivalence de l’« usage » que l’on fait de soi au travail : comme le fait remarquer

Schwartz, dans le terme « usage », il y a l’usage de soi par les autres mais également l’usage

de soi par soi « selon les règles de ses propres normes2. »

1 Dejours C. (1995), « Analyse psychodynamique des situations de travail et sociologie du langage », in. Boutet J. (dir.), Paroles au travail, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 181-224. 2 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 5.

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Les différentes théories qui tendent à minimiser le rôle du travail dans la construction

d’une identité et dans la génération de liens sociaux décrivent le travail comme une sphère

d’hétéronomie qui asservit l’homme aux contraintes du travail. C’est la dimension d’« acte de

production » du travail qui est privilégiée. Le travail est réduit à une seule finalité : la

valorisation du capital. Reprenant à Marx la distinction entre travail-nécessité et travail-

liberté, André Gorz plaide pour une plus grande autonomie au sein de l’hétéronomie1.

Néanmoins, son analyse rejoint celle de Habermas sur un point, celui de la prééminence de la

rationalité téléologique dans les sous-systèmes de l’économie et de la politique, et en

particulier dans le travail. Faisant explicitement référence à Habermas, Gorz épouse la thèse

de la désintégration sociale qui s’accomplit à travers l’autonomisation croissante des sous-

systèmes2. Le travail reste selon lui « une activité à but économique », une sphère où

prédomine l’activité rationnelle par rapport à une fin. Contre l’intégration systémique (les

sous-systèmes colonisent la vie), Gorz propose un modèle d’intégration sociale qui s’écarte

de la référence au travail comme force principale de l’insertion et de la cohésion3.

« Le travail est appelé à devenir une activité parmi d’autres, tout aussi importantes ou même plus importantes que lui. L’éthique du libre épanouissement des individualités, que Marx croyait pouvoir situer dans le prolongement d’une vie de travail de moins en moins astreignante et de plus en plus stimulante, cette éthique exige et implique aujourd’hui qu’au lieu de s’identifier à leur emploi les individus prennent du recul, développent d’autres centres d’intérêt et d’autres activités, inscrivent leur travail rémunéré, leur métier, dans une vision multidimensionnelle de leur existence et de la société. Les activités à but économique n’ont à y être qu’une des dimensions, d’importance décroissante4 ».

1 « L’hétéronomie ne peut, dans une société complexe, être complètement supprimée au profit de l’autonomie. Mais à l’intérieur de la sphère de l’hétéronomie, les tâches sans cesser d’être nécessairement spécialisées et fonctionnelles, peuvent être requalifiées, recomposées, diversifiées, de manière à offrir une plus grande autonomie au sein de l’hétéronomie, en particulier (mais pas seulement) grâce à l’autogestion du temps de travail. »

Gorz A. (1988), Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Paris, Gallimard, 2004, 438 p., p.152. 2 Ibid., p. 173-175 et la suite pp. 274-285. 3 « En résumé, la fonctionnarisation et la technicisation du travail ont fait éclater l’unité du travail et de la vie. Le travail avait progressivement cessé, dès avant l’aggravation de la crise présente, d’assurer une intégration sociale suffisante. La diminution progressive du volume de travail socialement nécessaire a accentué cette évolution et aggravé la désintégration de la société ». Ibid., p. 165. 4 Ibid., p. 165.

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Ce modèle ne s’accomplit pas seulement dans la sphère du travail, ni uniquement dans

les sphères de l’activité communicationnelle, mais procède d’une combinaison d’activités

autonomes permettant l’épanouissement de l’individualité.

Or, la volonté d’adopter une posture critique qui démasque la prééminence de la raison

économique et le glissement vers une vision qui réduit le travail à une activité « à but

économique », conduisent des auteurs comme Habermas et Gorz à se détacher de la « raison

pratique » qui se déploie dans l’univers du travail. En réservant les manifestations de la

« raison pratique » à une pratique quotidienne en liaison avec une « expérience vécue » mais

vécue en dehors du travail, ne finissent-ils pas par sous-dimensionner les résistances et les

réactions des travailleurs aux conditions imposées ? Ne sont-ils pas amenés à nier l’effort de

re-normalisation par lequel les hommes retravaillent leur milieu et la recherche d’équilibre et

la quête de santé qui s’y joue ? Le travail ne demeure-t-il pas aujourd’hui, en dépit de la

tendance privilégiée par Habermas et Gorz, la principale force d’insertion sociale, le lieu où

se construisent une identité personnelle et une appartenance sociale ? Même si les actes de

parole investis dans le travail sont liés à des actions instrumentales-stratégiques qui sont de

l’ordre de la manipulation, l’activité de travail est une activité « chargée de sens », où la

recherche du succès convoque l’intercompréhension.

L’occultation de la dimension émancipatrice est d’abord liée à l’expérience du modèle

taylorien que nous avons déjà abordé. Selon Annie Borzeix, elle est également due à l’histoire

des sciences sociales, « à la volonté partagée par beaucoup de s’inscrire dans le registre

d’une lecture critique des conditions du travail imposées aux salariés1 ». Mais une autre

explication, qui prend en compte la force coordinatrice du langage dans l’accomplissement

des tâches, s’impose. En effet, le référent théorique souvent employé est le travail manuel ou

d’« exécution », c’est-à-dire le travail déqualifié qui n’exige de la part des travailleurs que

l’accomplissement de tâches répétitives sans aucun usage de leurs caractéristiques propres,

des ressources subjectives et sociales, dans la coordination de l’action. Or, le travail n’est pas

seulement un ensemble de contraintes objectives imposées à l’homme. Il est également un

dépassement de ces contraintes. Telle qu’elle est décrite par la distinction prescrit/réel, la

transgression des consignes n’est pas une « fraude », une atteinte aux règles imposées, mais

1 Borzeix A. (1995), op. cit., p. 237.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 389

un re-travail des normes antécédentes selon la compréhension et les exigences normatives de

l’acteur individuel et du groupe.

L’activité dans le secteur du tertiaire exige une plus grande « réactivité » de la part des

agents : les pratiques langagières auxquelles nous nous sommes intéressés dans le cas du

DRD sont elles-mêmes une forme de la praxis. Afin d’identifier l’action et la parole des

agents comme deux moments privilégiés de la praxis, nous proposons d’employer la notion

d’« usage », dans son acceptation ergologique.

En effet, le travail est une activité multidimensionnelle qui ne se laisse pas réduire à

un simple acte de production. Il existe une différence substantielle entre la « production » et

l’« action » : la première renvoie au terme grec poïésis et s’évalue uniquement selon les

critères de justification du succès ou de l’échec alors que la seconde évoque l’action délibérée

et réfléchie qui convoque la « raison pratique ». Cette dimension du travail fait intervenir

conjointement les manifestations vitales évoquées par Dilthey et reprises par Habermas, à

savoir : l’expression verbale, l’action et les expressions de l’expérience vécue. Le travail

comme procès de production (la dimension économique), ne peut être tenu pour l’unique

référant dans une analyse pluridisciplinaire. Comme le souligne à juste titre François Hubault,

le travail n’est pas de l’ordre du « système ». Il est « partie liée avec l’hétérogène », une

« expérience des dimensions non réglées du monde ». Le travail, comme expérience

indisciplinable, nécessite donc « un débordement par un passage dans l’ordre de la

multidisciplinarité1 ».

b) Gestion réelle du risque : prescription et responsabilité des agents

Soumises en permanence au contrôle de la Direction générale, les pratiques de

recouvrements engagées par les cadres de la banque doivent satisfaire aux critères de

prudence et de rentabilité : l’arbitrage doit être conforme à la politique de la banque en

matière de gestion du risque et satisfaisant du point de vue du taux de recouvrement. En

formant un jugement subjectif sur la situation du client, l’agent doit conseiller à la Direction

un arbitrage « raisonnable » entre deux orientations contradictoires : un niveau de

1 Hubault F. (2003), « Gestion des ressources humaines et ergonomie », in. Di Ruzza R. & Gianfaldoni P. (dir.) (2003), op. cit., pp. 125-129, p. 125.

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recouvrement qui minimise les pertes de la banque ; un plan de remboursement qui entre en

cohérence avec la situation du client et sa capacité de remboursement. Il s’agit bien d’une

décision raisonnable et non pas « rationnelle », la rationalité économique étant inopérante

dans ce cas. La logique de la maximisation est contre-productive : un arrangement qui exige

de la part de la banque des concessions inutiles est sous-optimal ; un arrangement qui

maximise le taux de recouvrement mais qui excède la capacité de remboursement du client

n’est pas viable. L’opposition entre ces deux orientations est provisoire car le travail de

l’agent consiste justement à les réconcilier grâce à un arbitrage « raisonnable ». Dans le cas

contraire, si l’agent n’arrive pas à faire coïncider ces intérêts divergents, l’échec des

procédures de recouvrement nécessite le recours à des procédures légales. Or, le recours à la

loi est plus coûteux pour la banque et symbolise l’échec de sa politique de crédit. Toute la

difficulté pour l’agent est donc d’établir un jugement raisonnable sur la situation et de

soumettre à la Direction des recommandations efficaces. Mais comment peut-il savoir si son

jugement n’est pas erroné ? Comment maintenir la confiance de la Direction dans la justesse

de ses jugements ?

Le travail comme expérience vécue par les hommes ne se réduit pas à un programme,

à un processus normé et codifié mais garde toujours une part abstraite. Admettre

l’hétérogénéité du travail, c’est admettre que les hommes font preuve d’ingéniosité et

fournissent un effort de délibération et de restructuration. Dans les entretiens que nous avons

recueillis, nous constatons que nos interlocuteurs mettent l’accent sur la notion de

« responsabilité » qui préside à l’usage de leur pouvoir au sein du collectif. La répétition de ce

mot dénote ainsi son importance et la place qu’il occupe dans la prise de décision.

Le moindre choix qu’un agent du DRD (ou un directeur d’agence) doit effectué

implique sa responsabilité face au client et face à sa hiérarchie. En raison de la faiblesse des

prescriptions dans ce domaine, c’est le jugement subjectif de l’agent qui est convoqué et donc

sa responsabilité. En maintenant sa confiance ou en retirant son soutien au client, l’agent a le

sentiment d’exercer un pouvoir sur la « vie » de l’autre. Sa « place » exige de lui une gestion

qui soit à la hauteur de la responsabilité investie en lui. En effet, cette notion de responsabilité

est évoquée par nos interlocuteurs comme le principe qui organise leur ordre de priorités : tel

choix risque-t-il de mettre en cause « ma » crédibilité ? En prenant telle décision, à quel

risque « je » m’expose ?

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- Face à la hiérarchie : Dans l’exposé qu’ils nous offrent sur leur activité, le directeur

d’agence et l’agent du DRD mettent le trait sur la notion de « responsabilité » à chaque fois

qu’il s’agit d’illustrer la complexité des choix. En se référant à l’approche ergologique de

l’analyse du dialogue, nous pouvons affirmer qu’elle joue ainsi le rôle d’un « organisateur

discursif singulier » conférant au récit sa structure1. L’insistance sur cette notion trahit

l’inconfort de l’agent face à une situation faible en « prescription » mais qui exige de lui un

usage intense de sa « raison » et de sa « faculté de jugement » et qui risque de mettre en cause

sa crédibilité et sa place au sein du groupe.

L’emploi des pronoms personnels dénote également la complexité de la structure

décisionnelle. Le passage récurrent du « je » au « on » puis au « nous » dans le dialogue

interne qu’il établit avec lui-même montre le degré de la présence de l’« autre » dans le choix

de l’agent. Ce dernier tente d’approcher sa tâche en élevant le niveau d’abstraction : en

imaginant un autre à sa place, en pensant à ce que ferait un collègue dans la même situation,

en anticipant l’avis de ses supérieurs… Mais l’agent sait qu’en dernière instance le choix

n’implique que sa responsabilité à lui seul et la tournure impersonnelle est subjuguée par

l’usage d’un jugement personnel. Le passage permanent de « soi » à l’« autre », le va-et-vient

entre l’individuel et le collectif, souligne la tension qui caractérise cet usage de la

« responsabilité ». La responsabilité de l’agent se traduit par une autocensure.

« Il faut encore une fois rappeler que tout notre travail est soumis en dernier lieu au contrôle du Comité… Il est vrai que nous préparons par le bas les décisions du Comité… nous élevons nos recommandations au niveau de décision… Mais c’est parce que nous savons d’avance ce que ce Comité est disposé à accepter et ce qu’il n’acceptera jamais. Ce n’est pas la peine de leur avancer certaines recommandations si nous savons d’avance qu’elles seront rejetées. Il y a un contrôle sur notre travail qui se traduit par une autocensure…2 »

C’est ainsi que d’autres expressions, constituant des variations sur le même thème,

interpellent notre attention. L’obsession de « faire bien son travail » ou de « réussir là où la

direction aurait échoué » constitue en effet le pendant du processus de responsabilisation. En

effet, la direction se trouve dans une situation de dépendance envers les « jugements »

subjectifs de ses salariés. Il n’y a pas une séparation tranchée entre l’espace de la décision et

1 Faïta D. & Donato J. (1997), op. cit., p. 158. 2 Entretien avec Charles Haddad du 26-12-06, Annexe III.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 392

l’espace de l’exécution : il y a action/décision aux deux niveaux hiérarchiques1. La Direction

accepte ainsi de leur accorder un pouvoir discrétionnaire mais, en se réservant le pouvoir de

décision, elle se protège contre les discrétions déviantes. Aussi, les méthodes de vigilance, de

surveillance et le contrôle direct sur le travail des cadres supérieurs est pour la Direction un

moyen de contrebalancer leur pouvoir croissant au sein de l’organisation. Puisque le directeur

d’agence et l’agent du DRD sont dépourvus de pouvoir décisionnel, que leurs

recommandations sont finalement soumises au Comité du crédit et à la Direction générale, ils

se trouvent dans la position de devoir justifier en permanence leurs choix, rendre compte de

leurs actes et défendre leurs jugements.

« Je suis ce que j’appelle un « élève de la BLOM », j’ai été imprégné de cette culture d’entreprise qui est propre à la BLOM au cours de mes 15 ans de travail. Aujourd’hui je comprends le système et je prévois ses réactions à l’avance. Si je trouve un arrangement qui risque de les irriter, alors il suffit des fois de le reformuler différemment pour que ça marche2.»

Le processus de décision au sein de l’organisation n’obéit donc pas au schéma

« ordre→exécution » mais son efficacité dépend justement de l’autonomie de ceux qui

exécutent. Comme le montre Maggi, les travailleurs doivent compléter par des « obligations

implicites » les prescriptions formelles de la direction, c’est-à-dire « par d’autres règles de

direction qui ne sont pas formalisées3. » Aussi, la subordination ne doit pas voiler l’initiative

des acteurs qui contribuent à la production des règles auxquelles ils se soumettent. Mais ceci

ne voudrait pas dire que les règles formelles s’effacent entièrement là où commence le

domaine de l’autonomie des travailleurs : d’un côté, les travailleurs ne peuvent pas

transgresser entièrement et explicitement les prescriptions et leur autonomie doit entrer en

cohérence avec les règles pré-instituées ; de l’autre, les prescriptions continuent de constituer

un cadre de travail efficace et une référence qui permet aux travailleurs de réduire

l’incertitude. L’initiative des acteurs permet néanmoins de conclure que, dans la rencontre

entre la régulation autonome et la régulation hétéronome, la contrainte organisationnelle n’est

jamais absolue4.

1 Maggi B. (2003a), op. cit., pp. 146-152. 2 Entretien avec Charles Haddad du 26-12-06, Annexe III. 3 Maggi B. (2003a), op. cit., p. 98. 4 Ibid., p. 107-108.

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- Face au client : Confronté à une situation qui met en jeu une personne humaine

(client) en situation de difficulté et conscient de l’impact de ses décisions sur la « vie » intime

de l’autre, l’agent fait un usage de lui-même qui engage sa conscience professionnelle et sa

« conscience » dans le sens le plus large du terme. Ses choix convoquent alors des jugements

professionnels et des jugements par rapport à des valeurs. Soumis en dernier lieu à la décision

de la Direction, l’agent du DRD vit l’activité de son travail comme l’expérience d’un

arbitrage entre des valeurs dimensionnées et des valeurs « sans dimension ».

Afin de décrire la complexité de cette situation, l’agent du DRD n’hésite pas à se

référer à la métaphore du « médecin et du patient » pour décrire les procédures

d’assainissement des créances bancaires. D’un côté, face au client, l’agent est tenu de

restructurer une défaillance de la contrepartie ce qui exige un redressement de la situation de

l’entreprise ou un rééquilibrage des comptes. L’agent est donc tenu de mettre à la disposition

du client tous les moyens de la banque pour inverser le cycle et transformer les pertes en

bénéfices. De l’autre, l’agent doit respecter une certaine déontologie dans son rapport au

client, à la hiérarchie et à soi. L’agent ne peut pas contraindre le client à accepter un

arrangement s’il n’est pas lui-même convaincu de sa « viabilité ». Il ne peut pas non plus

abuser d’une position dominante pour forcer l’issue des négociations. Il faut que l’adhésion

du client soit délibérée c’est-à-dire que l’engagement du client soit rationnellement motivé,

et que ce client adhère volontairement aux clauses du contrat. L’expérience de l’agent lui

apprend que, dans le cas contraire, une interruption dans le remboursement risque d’intervenir

dans les mois qui suivent. L’agent doit également respecter des règles éthiques (respect,

politesse, tour de parole…) dans son dialogue avec le client, prendre en compte l’irritabilité,

la susceptibilité, l’agacement…

« […] il faut montrer une certaine fermeté dans le dialogue mais sans trop irriter son interlocuteur… Aujourd’hui les gens se vexent très vite. Que ça soit au travail ou en dehors des rapports professionnels. Avec la guerre, chacun suppose que les autres doivent compatir avec ses malheurs. […] Il faut éviter d’arriver à un point où l’interlocuteur se lève et vous dit « faites ce que vous voulez, on se voit au tribunal ». Il y a donc une déontologie* à respecter dans le dialogue et garder à l’esprit que nous occupons une place intermédiaire entre le client et sa banque et qu’il ne faut pas rompre cet équilibre1. »

1 Entretien avec Charles Haddad du 26-12-06, Annexe III.

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En bref, il faut avoir de la considération pour la « personne » de son interlocuteur :

rompre les règles éthiques de la « discussion » signifie la fin et l’échec des procédures de

recouvrement. Le travail apparaît également comme le lieu d’une construction d’une identité

au travail, l’accomplissement de soi passant par l’expérience d’une dynamique entre l’usage

de soi par soi et l’usage de soi par les autres, entre souffrance et stratégies de défenses contre

la souffrance… L’hypothèse d’un espace de travail mû par l’intérêt matériel comme unique

mode d’action (et d’une activité de travail régie uniquement par les critères de validité de la

rationalité économique) s’avère réductrice et mutilante pour toute analyse qui se propose

d’être pluridisciplinaire.

Dans son rapport à sa tâche, aux autres et à soi, l’homme au travail est confronté à des

« choix personnels », à des « drames intérieurs » qui exigent de l’humanité1. Dejours suggère

d’introduire une troisième forme de rationalité, aux côtés de la rationalité cognitive-

instrumentale et la rationalité communicationnelle, afin d’éclairer ce lien de l’homme à son

travail sous ses trois rapports. Cette rationalité est la rationalité « pathique » qu’il définit

comme « la rationalité des conduites qui s’organisent en réponse au fait d’avoir à subir les

deux autres rationalités instrumentale et sociale2 ». Ainsi se noue un lien privilégié, que la

théorie communicationnelle de Habermas occulte, entre la sphère de la subjectivité et la

sphère du travail social3. Aussi, la communication apparaît comme le point de référence

essentiel pour l’étude de l’action collective, surtout dans le cadre du travail salarié. Dans cette

activité spécifique qu’est l’activité du crédit, l’ensemble des jugements subjectifs qui

permettent aux protagonistes de l’activité de réduire l’incertitude et de concorder leurs plans

d’actions font appel aux ressources du langage. De ce point de vue, l’agir communicationnel

ne doit se limiter aux ressources émancipatrices contenues dans l’usage le plus général du

langage ordinaire : au contraire, sa critique de la « domination » doit d’abord renouer avec les

espaces d’autonomie/hétéronomie qui prennent corps dans le milieu du travail pour ensuite

passer du langage ordinaire au langage professionnel.

1 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 47. 2 Dejours C. (1995), op. cit., p. 186 3 « Bien que plaidant pour un point de vue critique par rapport à la théorie habermassienne, nous pensons qu’il ne s’agit que d’une critique limitée ne remettant pas en cause l’ensemble du projet de J. Habermas, de sorte que nous inscrivons notre démarche à l’intérieur de la perspective théorique de l’ agir communicationnel. » Ibid., p. 187.

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CONCLUSION

« L’essentiel est de trouver une solution qui sera acceptée par le client et il faut donc savoir le convaincre. […] Il faut savoir tendre la carotte et le bâton. […] « En cas de non-paiement, les juristes et les avocats de la banque trouveront la procédure la mieux adaptée ; l’arrangement permettra à la banque de faire des économies et en échange vous allez bénéficier d’une baisse des taux, par exemple, ou voilà on vous enlève une partie de la dette… ». Il faut expliquer ces choses, car le client qui prend conscience des risques et des pertes a tendance à mieux coopérer. Il faut faire ça honnêtement, pas comme les compagnies d’assurance1. Vous savez que l’assureur dit au client qu’il obtiendra telle somme en cas d’accident mais ne lui expliquera jamais les clauses et les éventualités et tout ce qui est autour. Il ne lui dira jamais quelles sont les circonstances qui ne sont pas couvertes par le contrat. Personnellement, je fais ce travail depuis douze ans et il est rare qu’une solution que je propose soit refusée par la banque ou par le client2. »

Notre première hypothèse de travail se décline en une reconstruction des interactions

sociales sous la forme d’un rapport dialogique alors que la seconde hypothèse se décline en

une approche ergologique du mouvement dialogique. Ce sont ces deux hypothèses que nous

avons proposé de vérifier, à travers une étude de terrain, comme étant les fondements de la

théorie sociale. C’est dans le sens d’une intrication des dimensions conjointes de l’activité et

du discours (du ou sur le travail) que notre travail d’enquête a envisagé de « retraiter » les

hypothèses posées au niveau de la critique théorique. Mais en plus de la dimension critique,

notre enquête a visé la production d’un savoir effectif sur les rapports de l’activité symbolique

à l’activité industrieuse. Certes, du point de vue des sciences sociales, l’intérêt de rompre avec

une vision instrumentale du langage est tout d’abord d’ordre méthodologique. Mais, ceci vise

également à construire une démarche féconde de production de savoir et cela à deux niveaux.

La place du travail et du langage dans l’organisation de la société :

En orientant l’analyse dans le sens d’une vision dialogique des rapports

interpersonnels, nous ne pouvons plus penser le « capital social » de Coleman comme la

1 Rire 2 Entretien avec Charles Haddad du 09-01-07, Annexe III.

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nouvelle force intégrative de la société contemporaine1. Par ailleurs, le travail est réduit dans

la philosophie de Habermas à une activité instrumentale et aliénée. En reconstruisant les

rapports du « faire » au « dire » dans le sens d’une continuité et non d’une rupture, nous

proposons de saisir les régulations sociales et politiques construites dans et à partir du travail

comme producteurs de liens sociaux. Si ces régulations ont permis historiquement une

domestication du marché, dont l’aboutissement a été le compromis instable de la société

salariale, elles continuent d’offrir aujourd’hui « la possibilité pour les hommes de vivre

positivement la modernité en continuant à « faire société »2. » C’est dans ce sens que notre

enquête sur les procédures de recouvrement des créances douteuses au sein de l’activité

bancaire nous renvoie vers les types de solidarité qui se tissent dans le travail.

Après la guerre de juillet 2006, les nouveaux rapports qui se tissent entre les

banquiers et leurs clients débiteurs dévoilent un nouveau type de solidarité qui modifie

l’activité de recouvrement des dettes. Pour les sinistrés, une circulaire de la Banque centrale

prévoit le rééchelonnement des dettes, la baisse des taux d’intérêt, l’octroi de nouveaux

crédits à faibles taux ou même l’annulation de la dette. En contrepartie, la Banque centrale

prévoit pour les banques une baisse du niveau des provisions obligatoires « sans l’accord du

conseil central de la Banque du Liban ». Par contre, les recommandations de cette circulaire

ne sont pas contraignantes ; chaque banque est libre de les appliquer « en prenant chacune la

responsabilité de ces actes et de leurs conséquences3 ».

Dans ce type d’activité où l’échange langagier entre l’agent et le client défaillant

constitue l’essentiel de la tâche, une étude de terrain nous a permis de nous assurer

réflexivement des limites d’une théorie sociale détachée du langage ordinaire (capital social

de Coleman) ou de l’univers des valeurs qui se négocient dans le travail réel (clivage

1 Avec l’effritement des solidarités fondées sur les relations sociales primordiales (famille, voisinage, religion) et leur remplacement par une organisation dominée par les acteurs institutionnels et organisationnels [corporate actors], Coleman a posé les questions incontournables pour toute théorie réflexive qui vise la transformation des structures sociales, sans pour autant apporter des réponses satisfaisantes. 2 Castel R. (1998), « Centralité du travail et cohésion sociale », in. Kergoat J., Boutet J., Jacot., Linhart D. (dir.) (1998), Le monde du travail, Paris, La Découverte, pp. 50-60, p. 58. 3 Circulaire intermédiaire n° 127 du 9-11-2006 portant sur la décision intermédiaire n° 9457 respective aux décisions de base n° 7694, n° 7774, n°7776 de la Banque du Liban pour « la restructuration des créances des personnes sinistrées suite à la guerre de juillet 2006 ».

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travail/interaction chez Habermas). Ainsi, nous avons proposé de repérer « en situation » les

continuités entre les valeurs contradictoires négociées dans le travail, ainsi que l’imbrication

des dimensions stratégiques et communicationnelles. Nous avons tenté de montrer qu’une

critique habermassienne du capital social de Coleman permet de reconstruire les fondements

de la théorie sociale sur la base des cadres catégoriels du « travail » et de « l’interaction », en

pensant un continuum entre ces deux cadres. Dans cette perspective décloisonnée, le travail

génère du « lien social » et constitue, en même temps qu’un mouvement de dénaturation et

d’aliénation, « le principal moyen d’insertion et de constitution d’une identité sociale1. »

Le rôle du travail et du langage dans la production d’un sens de l’activité :

En s’émancipant de la référence quasi-exclusive aux critères de validation de l’activité

instrumentale, la « parole dans le travail » et la « parole comme travail » révèlent le caractère

indisciplinable du travail : les disciplines disparaissant en tant que disciplines « pour se

fondre dans leur contraire, à savoir l’indiscipline2 ». Notre travail d’enquête nous offre donc

un enseignement incontournable sur les liaisons du travail et du langage, mais nous renvoie

également vers les limites de la connaissance conceptuelle qui sont les limites mêmes du

« concept » et de sa « puissance d’anticipation3 ». Dans le rapport du travail au langage,

l’activité symbolique dévoile, en même temps que sa force de structuration4, sa faiblesse et

ses lacunes provisoires, dans la description de la richesse et la diversité des configurations

concrètes de l’activité. « L’interaction participe donc de l’activité des sujets, mais elle

n’épuise pas à elle seule, en situation de dialogue, cette activité5. »

Puisque la relation concret/symbolique dans l’activité industrieuse se prête assez mal à

« l’explication certaine et exhaustive », la démarche ergologique fait appel à « une

1 Kergoat J., Boutet J., Jacot., Linhart D. (dir.) (1998), Le monde du travail, Paris, La Découverte, 448 p., p. 8. 2 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), De l’économie politique à l’ergologie. Lettre aux amis, Paris, Harmattan, 138 p., p. 64. 3 Schwartz Y. (1992), op. cit., p. 223. 4 La mise en mots effectuée par l’homme au travail est elle-même une activité. Selon Faïta, cette production discursive est une activité sur l’activité et non sa contrepartie linguistique.

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interprétation et une compréhension dialogiques1. » Afin de pallier les insuffisances

provisoires de l’anticipation conceptuelle ou « scientifique », « un dialogue sur ou à propos

du travail (donc une activité engagée à propos de l’activité)2 » semble être un moyen de

combler le fossé qui sépare l’activité et sa formalisation.

L’approche ergologique du dialogue que nous adoptons récuse l’« explication », qui

propose de dégager « la » vérité à partir des pratiques homogènes du discours des

interlocuteurs, et lui substitue une « compréhension » qui n’en donne qu’« une »

interprétation. Contre la tendance à la généralisation qui, dans la pragmatique formelle de

Habermas, sacrifie la spécificité de l’objet au nom de l’homogénéité discursive, l’approche

ergologique du dialogue s’ouvre sur l’expérience spécifique qui se manifeste dans le discours

singulier d’un sujet3. Un rapport nouveau entre le chercheur et les protagonistes de l’activité

en découle : le chercheur devient acteur lui-même. La connaissance conceptuelle se soumet à

la « pédagogie de l’activité pour mieux la connaître4 ». Si le travail est le lieu de

l’interprétation des significations et si le concept doit apprendre de l’expérience alors

l’approche ergologique du dialogue s’attribue une « posture inconfortable5 » en s’ouvrant du

même coup sur un espace d’interdisciplinarité sans bornes.

1 Faïta D. & Donato J. (1997), op. cit., p. 153. 2 Ibid., p. 157. 3 Ibid., p. 168-169. 4 Ibid., p. 158. 5 Di Ruzza R. & Halevi J. (2003), op. cit., p. 53.

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Annexe I

Entrevue avec M. Moufid NAJJAR

Directeur de l’agence « Sidon », Banque du Liban et d’Outre-mer (BLOM-Sidon)

Lundi 18/12/06 13h 30.

1- En tant que directeur d’une agence, entretenez-vous des rapports directs avec la Direction générale et notamment avec « le Département de recouvrement des dettes » (DRD)1 ?

Non, il y a une séparation totale entre les tâches effectuées au sein des agences et le travail

des unités rattachées à la Direction centrale…2 Nous coopérons, bien évidemment, avec le

« Département du crédit » lorsqu’il s’agit d’accorder des facilités*3 à nos clients. Mais,

lorsqu’il s’agit de créances douteuses* ou, plus généralement, de clients4 ayant des difficultés

dans le remboursement de leurs dettes, l’organisation du travail ne nous laisse aucune marge

de manœuvre.

Il n’y a jamais de dossiers que nous traitons en collaboration… Il y a une petite partie des

créances douteuses* que nous traitons ici, à l’agence. Les petites créances5. Mais le reste est

renvoyé à la Direction générale… Je veux dire qu’à partir du moment où un directeur

d’agence renvoie le portefeuille d’un client douteux* à la Direction il perd tout contrôle sur ce

dossier.

1 Les questions ont été préparées en français et posées en français et en arabe. Tous les interlocuteurs sont trilingues (arabe, français et anglais). 2 Les trois points de suspension sont utilisés pour montrer un temps d’hésitation ou un silence de plus de trois secondes. 3 Les mots en italique suivis d’une étoile ont été prononcés en français par l’interlocuteur. 4 Les personnes interviewées utilisent en arabe, en plus du terme « client », un mot différent qui peut être traduit par « agent ». 5 Les crédits voitures, ordinateurs, les découverts sur comptes débiteurs, les chèques impayés, rejetés ou sans provisions.

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Pour cette raison, nous préférons toujours patienter, garder le contact avec notre client,

utiliser nos propres moyens… avant de recourir au DRD. Tant que je suis capable de

recouvrir 50% du montant du crédit, avec les moyens conventionnels de mon agence, je

préfère que le travail soit fait ici. La raison est simple : l’administration ne connaît pas mon

client. Elle ne traite jamais directement avec les personnes car elle n’est concernée que par les

chiffres.

Il existe une convention selon laquelle les « dossiers douteux » ne sont renvoyés à la

Direction qu’une fois que l’agence a usé de tous ses moyens… Là, je vous parle uniquement

des petites créances, des montants qui ne dépassent pas les 500 000$. Quand il s’agit de

grandes sommes, par exemple cinq millions de dollars ou plus, la Direction se saisie du

dossier directement, sans délai. Le département du « Corporate1 », rattaché à la Direction

générale, se charge de suivre ces dossiers en permanence, dès que les symptômes de difficulté

commencent à apparaître.

2- Existe-t-il une norme prédéfinie qui permet de décider du moment où il faudra renvoyer les portefeuilles de créances douteuses à la Direction générale ?

Une norme prédéfinie* ?... Pas vraiment… Je peux dire qu’il y a là la responsabilité du

directeur de l’agence… mais il n’y a pas un critère* ou un seuil. C’est bien ce que vous

voulez savoir ? C’est au directeur de l’agence de juger.

Il y a sûrement la responsabilité du directeur de l’agence. S’il n’avertit pas sa Direction

des difficultés que rencontre son client et si ça va de mal en pis, alors il peut être tenu pour

responsable… du retard dans la restructuration de la créance ou le redressement financier de

l’entreprise par exemple. Responsable face à la Direction, bien entendu, et non face à la loi…

Il s’agit donc de décider, avec sagesse, du moment.

1 Terme qui désigne les grandes entreprises. Le département se charge de suivre les comptes des grandes entreprises et des crédits dont le montant est de un million de dollars et plus.

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Si la situation d’un client est désespérée* 1, alors on renvoie son dossier sans délai. Mais,

dans beaucoup de cas, je préfère patienter. Je vous explique comment ça marche. Je connais

personnellement une grande partie de mes clients. Et souvent, je réussis à recouvrir

entièrement la dette, ou une part importante du montant principal. Encore mieux que la

Direction… La part irrécouvrable qui reste ne représente pas une perte sèche pour mon

agence car elle permet de constituer des provisions auprès de la banque centrale. Ce que je

perds en crédit, je le compense au niveau des impôts2.

Je vous donne un exemple. Récemment, un de nos clients n’était pas loin d’un dépôt du

bilan. La seule garantie que nous possédions était une villa à son nom. Mais il s’est révélé que

la municipalité le poursuivait en justice pour un litige concernant le terrain sur lequel la villa a

été construite. Cette garantie ne valait donc rien puisqu’il y avait litige. Il nous devait 125

000$ et j’ai réussi à le convaincre de signer un contrat de rééchelonnement de la dette. Il a

signé, pour le montant de 75 000$, des effets mensuels de 500$ par mois. Il a signé également

un seul effet de 50 000$ qui sera annulé à l’échéance s’il rembourse, dans les délais, tous ces

effets mensuels. Et depuis, il rembourse ses dettes comme prévu. Il a intérêt à le faire, malgré

l’insolvabilité de son entreprise.

Au DRD, ils auraient probablement annulé totalement la dette car il n’y a aucune garantie.

Sans collatéraux, aucune procédure formelle ne permet d’aller jusqu’au bout de la démarche

de recouvrement. Je considère que, dans ce cas, j’ai effectué mon travail encore mieux que la

Direction. En plus, une clause du contrat autorise la banque à revendiquer immédiatement le

montant total de la dette si le client retarde le payement d’un seul effet. Un seul mois de retard

1 Une sous-catégorie de l’encours douteux, les « créances douteuses compromises », désigne les créances qui sont classées comme douteuses depuis plus de 1 an. Cette sous-catégorie a été introduite récemment afin de pallier les difficultés de la diversité des pratiques des grandes banques internationales en matière de passage en perte des créances douteuses. Cette nouvelle classification de créance a été adoptée par la Banque du Liban mais les interlocuteurs emploient souvent les termes de « mauvaises » ou « désespérées » pour désigner les créances post-douteuses. 2 « Une provision est la constatation d’une diminution de valeur d’un actif ou d’une augmentation de passif, précise quant à sa nature, mais incertaine quant à sa réalisation (date) ou à son évaluation (montant), que des événements survenus ou en cours rendent probables. » Avis n° CNC 2002-04 du Comité de la réglementation bancaire et financière, Conseil national de la comptabilité, séance du 24 mars 2002.

Or, ces provisions sont affectées au compte de résultat et sont ou ne sont pas déductibles fiscalement, selon leur nature.

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et le montant principal de la créance redevient immédiatement exigible ! Ils n’auraient jamais

pu atteindre un meilleur arrangement.

3- Vous bénéficiez donc d’une relative liberté dans l’exercice de votre travail. Pourquoi dites-vous que la Direction ne vous laisse « aucune marge de manœuvre »1 ?

Nous exécutons, à la lettre, les ordres et les prérogatives de la Direction. Une agence ne

s’occupe en général que de la gestion de dossiers*, pas plus… Si la Direction du crédit donne

son accord, alors nous pourrons octroyer un crédit* à telle entreprise. S’ils décident d’arrêter

les facilités* d’un client, nous devrons nous soumettre à cette décision… Je ne peux pas

contourner leurs décisions2… Je voulais dire par là qu’il existe une séparation entre les

créances douteuses* qui sont du domaine de compétence de la Direction générale de la

banque et celles qui relèvent de la compétence du directeur de l’agence.

Sauf qu’ils ne savent pas vraiment considérer la situation de mes clients. Ils savent

réfléchir avec les chiffres, pas plus. Comment voulez-vous qu’ils puissent avoir un meilleur

jugement sur les affaires de nos clients s’ils n’ont jamais eu de relations directes avec eux. La

Direction générale n’a pas le droit d’avoir de contact* physique avec les clients. Ils n’ont pas

des informations autres que celles que nous leur donnons : des chiffres concernant l’historique

des crédits, des descriptions sur l’historique de nos rapports avec le client et les indicateurs de

son activité3. Pour cette raison, j’estime que nous sommes mieux placés pour faire des

négociations avec nos clients.

1 Les questions en italique n’ont pas été prévues dans le questionnaire. Elles se réfèrent à des interrogations qui m’ont paru, sur le moment, nécessaires pour pousser mon interlocuteur à approfondir son explication. 2 Or, le directeur de l’agence joue un rôle incontournable dans l’appréciation du risque de crédit sur portefeuilles de prêts et dans la collecte des informations concernant les caractéristiques des clients. Nous verrons ci-dessous que, bien qu’il ne prend pas directement la décision d’octroyer les crédits, le directeur d’une agence joue un rôle de premier ordre dans la formation de cette décision (Voir les notes 12 et 13). 3 Les agences contribuent à l’élaboration des informations idiosyncrasiques sur leurs clients qui sont des indicateurs qui permettent d’apprécier la situation des débiteurs potentiels et qui déterminent les risques de crédit et les limites d’engagement de la banque.

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Ce n’est pas une question de « liberté » ou de « marge de manœuvre »… Je ne cherche

pas à avoir le plus grand nombre de dossiers sous mon contrôle… Ce n’est pas ça mon but.

Mon but est de veiller au bon déroulement des procédures de recouvrement des crédits

octroyés par mon agence. Souvent, la meilleure alternative est de les conserver sous ma

direction... Sans trop compromettre la position de mon agence, bien évidement.

4- Dans l’exemple que vous venez de citer, avez-vous eu besoin de l’accord de la Direction générale ou avez-vous décidé de vous-mêmes du plan de rééchelonnement ? En d’autres termes, jusqu’à quel point avez-vous agi avec autonomie ?

Dans ce cas, je n’ai pas improvisé. Je n’ai rien inventé non plus. Il est d’usage de recourir

à de tels arrangements*. Puisque la Direction ne refusera jamais un tel contrat, son accord

devient donc une question de formalité*. L’originalité n’est pas dans les termes du contrat,

vous comprenez ? C’est dans la façon d’approcher le client et de conclure un accord.

Si vous imaginez le même scénario entre le même client et le Département de

recouvrement des dettes, vous n’aurez pas le même résultat car le client n’aura pas le même

comportement. Moi, le client me connaît bien, et sait que je connais bien sa situation. Nous

entretenons une relation de « face à face » depuis des années… Il préfère naturellement avoir

affaire à moi.

Ultérieurement, s’il ne tient pas ses engagements envers moi, je peux toujours le menacer

de « l’envoyer auprès de la Direction générale », ou du « Département légal ». Vous savez

quel effet cette menace peut avoir sur les clients défaillants ? Rien que le mot « Direction

générale » ça peut faire peur.

Du point de vue d’un client douteux, cela implique qu’il devra aller à la capitale, avoir

affaire à « des bureaucrates et des avocats » qui n’auront aucune considération pour sa

personne. Tout cela symbolise une aggravation de sa situation. Alors qu’ici il se sent comme

chez lui, comparativement. Au lieu d’exécuter immédiatement la menace, je préfère la

conserver comme une dernière carte en main. Ceci est un énorme moyen de pression.

Lorsqu’on explique au client qu’il a intérêt à conserver ses liens avec son agence, qu’on

lui dit « eux, ils seront sans pitié » ou « ne perdez pas notre confiance, car vous ne gagnerez

jamais la leur », croyez-moi, il respecte ses engagements dans la limite du possible… Je ne

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sais pas comment l’expliquer, mais les gens sont généralement impressionnés par « la

Direction générale », et les clients douteux se méfient généralement des procédures formelles.

5- Il est fort connu que les tâches sont hiérarchisées dans une banque. L’organisation ne laisse-t-elle pas dans l’ombre des imprévus qui nécessitent, de la part de l’employé, des décisions particulières ou des jugements subjectifs?

Les tâches que nous exécutons dans toutes les agences se ressemblent. Comme je l’ai dit,

il n’y a rien à inventer… Comment voulez-vous qu’on puisse innover ? Tout le monde fait

son travail comme on le lui a bien défini. Un écart peut compromettre la situation du salarié et

il risque sa place.

En cas d’imprévu, bien que je ne voie pas ce que ça pourrait être, il faut se référer à son

supérieur ou aux collègues qui ont de l’ancienneté. Il se peut qu’ils aient vu un cas similaire.

Toute l’organisation du travail repose sur la responsabilité de l’employé. Ceci dit, le travail

d’un cadre supérieur diffère énormément du travail d’un simple employé... Ceux qui

travaillent aux guichets n’ont pas à réfléchir beaucoup car ils n’ont pas de choix à faire…

Alors qu’un directeur d’agence doit toujours faire face à des situations critiques.

J’insiste sur « la responsabilité ». Si je fais mon travail en restant à l’intérieur du cadre que

je me suis défini, alors je ne risquerai pas de compromettre la position de la banque ou la

mienne. Par contre, si je m’amuse à protéger des clients qui ne sont pas solvables ou peu

fiables et si je dépasse les limites… Les choix d’un directeur ne sont pas si simples et il faut

être toujours vigilant. Si je continue à accorder des facilités à un client dont la qualité de sa

créance ne cesse de se détériorer, je risque de l’accabler inutilement avec plus de dettes. Et si

je décide de couper ces facilités, je cours le risque de le priver d’une possibilité

d’assainissement financier… Comment prendre alors une décision qui met en jeu ma

responsabilité face à la Direction et ma responsabilité envers mon client ?

Pour les petites entreprises, on ne peut jamais se fier aux bilans ni aux comptes de

résultats et autres documents de comptabilité… Vous savez bien comment ça se passe au

Liban : aucun chiffre de la comptabilité nationale n’est fiable. Alors que dire de la

comptabilité d’entreprise, et des petites entreprises ? Dans la majorité des cas, ces entreprises

ne tiennent pas une comptabilité régulière ou correcte. Pour cette raison, les petites affaires

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sont souvent laissées sous la responsabilité du directeur de l’agence qui est mieux placé pour

juger de la vraie situation de son client. L’organisation du travail ne peut pas percer ces zones

d’ombre car seul un contact direct avec les affaires du client permet d’avoir un jugement

fiable1.

6- Avez-vous recours à des choix qui font intervenir la « confiance » ? Joue-t-elle un rôle dans l’activité financière de votre agence ?

Les clients qui n’ont jamais eu de problèmes dans le remboursement de leurs créances et

qui ont toujours eu une bonne réputation auprès de leurs partenaires sont toujours l’objet de

notre confiance… Personnellement, je fais confiance à certaines personnes, je sais qu’ils sont

de bonne foi mais leur accorder « la confiance de la banque » est une autre affaire : il faut que

la situation financière du client soit fiable. Nous réfléchissons plutôt en termes de risques et

non pas en termes de confiance. Mais la confiance joue indirectement… dans l’évaluation du

risque !

Certains de nos clients n’ont même pas besoin de passer par moi pour satisfaire certaines

de leurs demandes. Tous les employés savent que telle entreprise doit être servie dans les

meilleures conditions. Ils leur donnent l’accord pour des questions qui d’habitude nécessitent

l’autorisation du directeur. Il n’ y a pas de risque. Mais si la qualité d’une créance commence

à se détériorer, nous gardons l’œil ouvert sur tous les mouvements du compte. Nous ne

retirons pas pour autant notre confiance. Mais nous restons vigilants.

7- Comment les relations personnelles ou les rapports non-professionnels que vous entretenez avec vos clients peuvent-ils influencer l’activité dans votre agence ? La subjectivité ne risque-t-elle pas de corrompre l’objectivité de votre jugement ? Ou bien, au contraire, facilite-t-elle les affaires ?

1 Dans le Manuel de crédit « Credit Guide », rédigé par la Direction du crédit et qui définit la politique de crédit et les procédés de l’analyse financière adoptée par la BLOM, nous pouvons lire en conclusion de la partie qui concernent « l’étude du crédit » ce qui suit : « Il faut se rappeler ici de l’importance du rôle du directeur de l’agence, notamment en absence de documents comptables vérifiables ou correctes délivrés par les clients, et cela dans la vérification de l’authenticité des

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Vous devez prendre en compte la spécificité du Liban et la particularité de la ville de

Sidon sur ce point. Sidon est, dans un certain sens, une grande ville, la troisième du pays et la

capitale du Sud-Liban…. Mais le Sud du Liban reste une société traditionnelle. Cela fait que

les gens se connaissent bien... Tout le monde se connaît ici. Si on se laisse entraîner par ces

histoires personnelles, on n’en finit plus…

Je vous raconte ça à titre anecdotique : certains de mes clients viennent me trouver en

m’affirmant qu’ils ont des liens de parenté avec moi. Ils essayent souvent d’introduire ce

registre, en pensant que ça pourrait jouer en leur faveur. « Entre nous » ou « entre amis »

disent-ils ; ou « l’honneur de la famille », « vous nous connaissez ».

Si, de mon côté, je refuse cette « convivialité » ou si je les repousse, ça sera mal vu. Il y a

une éthique à respecter. Alors, je dois jouer leur jeu. Mais ça reste au niveau de la politesse,

pas plus. Certains veulent utiliser le nom de leur famille comme garantie, ils disent : « vous

savez bien que la famille X n’a jamais déshonoré ses engagements ». Mais ça ne va pas plus

loin que ça. Je réponds : « je vous comprends, mais ce n’est pas la banque de mon père ». Et

ça s’arrête là.

informations avancées par ces clients ». Galayini M. & Al-Kadi I., « Credit Guide », BLOM, Direction du crédit, p. 4.

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Annexe II

Entrevue avec M. Mounir TOUKANE

Vice-président de la Direction du crédit, BLOM, Direction Générale.

Mercredi 20/12/06. 15h.

1- Quelle est la nature de vos rapports de travail avec les directeurs d’agences ?

Toute la politique du crédit de la banque dépend de la collaboration entre « la Direction du

crédit » et les directeurs des agences. Cette collaboration permet d’abord d’obtenir les

informations indispensables sur la situation financière des clients1. Elle permet ensuite de

prendre des décisions « réalistes ».

Si nous décidons d’accorder des crédits à une entreprise, alors il faudra savoir si cet argent

sera remboursé… Sans une bonne politique de crédit, la BLOM n’aurait pas le pourcentage le

plus faible de créances douteuses* dans le secteur. En 2005, ce poste occupa 6% dans notre

bilan2 alors que la moyenne était de 18% dans les autres banques.

1 Peuvent être pris en compte les indicateurs suivants: caractéristiques du client (âge, nombre d’années d’activité, casier judiciaire, numéro du registre de commerce…), type d’activité (branche d’activité, les services et les activité de commerce, forme de la société, le nom des associés et les apports en capitaux…) et l’historique des crédits et des remboursements antérieurs ainsi (les garanties matérielles, réputation et situation de chacun des cautionnaires…). Les directeurs d’agences vérifient si les indicateurs clés de l’activité du client (fonds de roulement, total des ventes, résultat net…) sont vraisemblables. Il dirige des « investigations secrètes » auprès des partenaires et des tiers de l’entreprise et s’assure de sa réputation.

Galayini M. & Al-Kadi I., « Credit Guide », BLOM, Direction du crédit, p. 1-4. 2 Le bilan 2005 de la BLOM montre que la part des créances douteuses dans le total des créances est beaucoup plus faible. Il faut ajouter à ce poste les « créances douteuses compromises » qui figurent hors-bilan et les « créances dont les intérêts sont difficilement recouvrable » pour obtienir un pourcentage de 5%.

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2- Comment pouvez-vous décrire cette coopération entre les agences et la Direction générale? Comment l’interaction entre les différentes unités permet-elle la réduction du risque du crédit ?

Vous pouvez avoir une description détaillée de l’organisation de notre travail dans le

« Guide du crédit ». D’abord, le directeur de l’agence rencontre le client qui demande des

facilités. Il lance les premières investigations afin de collecter des informations concernant les

affaires de ce dernier. Il est indispensable d’avoir des informations fiables sur la nature de ses

relations avec ses fournisseurs et ses partenaires commerciaux. Souvent, les clients ont des

relations commerciales ou financières avec des tiers qui sont eux-mêmes des clients de

l’agence ou de la banque. Il est donc facile d’obtenir ce genre d’informations.

Sur un autre plan, la Direction du crédit et la Direction générale collectent des

informations auprès des autres banques, auprès des registres commerciaux et de la Centrale

des risques. Ensuite, la Direction du crédit se fait une idée de la situation du client, de sa

solvabilité et de sa capacité de remboursement. C’est notre travail : mener en commun des

études financières qui permettent de juger la situation sur le marché, les conditions de ventes,

etc. Et, en conséquence, l’accumulation des informations collectées permettra d’établir une

analyse financière, et sur cette base, donner des recommandations.

3- A qui revient, en dernier lieu, la décision d’accorder le crédit ?

Il faut que le profil de risque du crédit demandé par le client soit en conformité avec les

critères de la politique du crédit pratiquée par la banque…qu’il soit cohérent avec les cadres

fixés par la Direction du crédit, ce qu’on appelle les « cinq C » : caractéristiques, capacité,

capital, collatéraux et conditions du marché*.

La Direction du crédit vérifie si la situation du client entre ou pas dans ce cadre. Elle

donne alors son avis, en expliquant pourquoi il faudra accorder ou non les facilités

demandées… Le directeur de l’agence donne également son avis… La décision finale revient

au Comité du crédit, composé du président du conseil général, le directeur général, des

membres de la Direction du crédit et du Département de la gestion du risque. Mais,

généralement… le rapport de la Direction du crédit est… concluant. Si l’analyse montre que

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le crédit demandé dépasse les capacités de remboursement ou si le risque de non

recouvrement est élevé, il faut refuser la demande du client ou exiger plus de collatéraux.

4- Quelle est la nature de vos rapports avec le Département de recouvrement des dettes ?

Lorsque la qualité d’une créance commence à se détériorer, le compte est classé comme

« créance dont les intérêts sont difficilement recouvrables »… Les raisons de cette

détérioration peuvent être très diverses, et parfois indépendantes du comportement du client.

Mais, nous nous mettons en relation avec le DRD afin de rester toujours au courant de ce qui

se passe. Il y a donc un suivi permanent de la situation du client. Mais le DRD fonctionne

plutôt d’une façon autonome. Nous sommes à leur disposition pour fournir les informations

nécessaires… Un suivi des créances accordées doit être fait en toutes circonstances, même si

rien ne pousse à douter d’une défaillance dans le remboursement. Il suffit qu’une entreprise

demande des facilités pour acheter de l’acier et que l’argent soit dépensé pour acheter du bois,

par exemple. Là, nous sommes en droit de se demander si le débiteur a été sincère ou pas dans

ses déclarations. Est-ce que l’entreprise se prépare à un changement dans son activité ? Dans

ce cas, nous ne pouvons pas dire si la créance est douteuse ou pas, mais il y a des symptômes

qui commencent à nous inquiéter. Supposons que l’argent n’a pas été dépensé, il est resté sur

le compte : une entreprise qui emprunte des fonds mais qui ne les utilise pas ? Est-ce qu’on

planifie pour un détournement de fonds ? Il faut chercher les raisons de ce comportement.

Nous devons donc charger le DRD d’enquêter sur la situation de nos débiteurs dès que les

symptômes alarmants commencent à se manifester1. Une fois que le DRD termine son rapport

et nous envoie ses recommandations, le Comité du crédit se réunit et discute.

Le DRD est composé d’une petite équipe rattachée directement au directeur général. Et

puisqu’ils n’ont aucun pouvoir décisionnel, on leur accorde une certaine autonomie afin qu’ils

1 Au Liban, il existe différentes sous-catégories de créances saines : les créances non-classées (créance indirecte, lettes de garantie bancaire…), les créances saines dites « normales », les créances à suivre et les créances dont le intérêts sont difficilement recouvrables. Seule la dernière de ces sous-catégories donne lieu à une écriture comptable spécifique et autorise la banque à constituer des provisions. Mais cette typologie est utile pour distinguer les risques liés à la gestion a posteriori du risque de portefeuille des créances. En France, en vue d’une normalisation au niveau européen du traitement comptable du risque du crédit, le CNC a adopté la typologie suivante : créances saines, créances restructurées, créances douteuses et créances douteuses compromises.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 423

puissent former librement un jugement sur la situation du client douteux. Mais c’est le Comité

et son président qui doivent trancher et décider s’il faut envoyer un avertissement au client,

s’il faut faire appel au Département légal ou s’il faut tout simplement ordonner la fermeture

du compte.

Cette division du travail est importante. Le DRD est en contact permanent avec le client et

lorsqu’on entretient des relations directes ou personnelles avec les clients… il est important

d’éliminer les éléments subjectifs… Ils ne peuvent pas être en même temps les « avocats, les

juges et les bourreaux »1.

5- La Direction du crédit et la Direction générale n’ont pas de contact direct avec les clients. Reconnaissez-vous pour autant l’efficacité du dialogue et le rôle des relations directes dans l’activité bancaire en général et l’activité du DRD en particulier ?

Bien sûr, tout la profession en dépend, non ? Le contact entre le banquier et son client est

essentiel, surtout s’il y a des conflits. Généralement, le dialogue est la meilleure solution dans

toute situation contentieuse*. Si la Direction ne reconnaissait pas son importance, alors le

DRD n’aurait jamais existé…2 L’autre alternative est le « Département légal ». Mais c’est

vraiment la pire des issues. Si vous avez un jour « l’honneur » d’avoir affaire à la justice

libanaise, alors vous apprendrez qu’il ne faut y avoir recours qu’en dernier lieu... La dernière

et la pire des solutions…

Dans tous les cas, la décision d’aller en justice est coûteuse. Pour que le tribunal nomme

un expert chargé d’étudier le dossier, il faut attendre quatre à six mois. Cet expert peut

réévaluer le taux d’intérêt. S’il le juge très élevé alors il pourra le baisser de 12% à 6%, par

exemple. Si, en plus, il faut attendre quatre ans pour obtenir la décision du tribunal… Et il ne

faut pas oublier le droit du client à faire appel.

Nous préférons donc sacrifier une partie de la dette et récupérer l’autre partie à l’amiable.

Le dialogue permet ainsi de mettre fin au conflit à un moindre coût. Selon la législation

libanaise, dès que la justice se saisit d’un dossier, la banque n’a plus le droit de toucher des

1 Expression libanaise dont l’équivalent français est « être juge et partie ». 2 Rires.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 424

intérêts sur la dette. Les effets qui vont au-delà de cette date sont annulés. Cela représente une

perte de temps et d’argent pour la banque alors que le compromis conserve les droits de la

banque sur ces intérêts futurs.

Le DRD remplit cette fonction, à la demande de la Direction et il est indispensable de lui

accorder l’autonomie nécessaire dans l’exercice de son travail. Cela lui assure une position

intermédiaire qui est sensée faciliter ses rapports avec les clients.

6- Jusqu’à quel point les recommandations du DRD sont-elles prises en compte ? Puisque ce département est d’avantage en contact avec le client et mieux informé de sa situation, ses recommandations ne sont-elles pas des « décisions » camouflées sous formes de « recommandations » ?

Si on observe les signaux* de difficultés qu’affichent les comptes débiteurs, nous

constatons que la détérioration de la qualité d’une créance n’est pas toujours dû à une

mauvaise gestion financière ou à une défaillance du débiteur. Ce ralentissement peut être la

conséquence des conditions du marché... Tout le secteur peut être en difficulté…. Il faut des

fois prendre des décisions en considérant d’autres critères tels que le risque ou la concurrence

sur le marché. C’est la Direction du crédit qui doit procéder à une analyse financière détaillée

afin de pouvoir décider.

Alors comment ça se passe ? D’abord, dès que les symptômes de détérioration se font

sentir, le DRD doit se réunir avec le client pour discuter des raisons. La banque propose

d’offrir son aide, son expertise et son savoir-faire pour aider le client à ralentir ses pertes ou

inverser le cycle. En échange, la Direction demande au client de consolider son dossier en

apportant plus de collatéraux. Ainsi, nous avons plus de chance de compenser nos pertes si

l’on passe à la phase contentieuse.

Le DRD tente de convaincre le client de liquider des terrains, de faire rentrer du liquide

dans l’entreprise… augmenter le capital par exemple avec des apports personnels. Ainsi, nous

avons plus de chance de baisser le niveau de l’endettement de l’entreprise. Ces décisions

doivent être prises par le client avec le soutien du DRD. En échange, la banque peut décider

de baisser le taux d’intérêt ou le volume du crédit en guise d’incitation ou de récompense. Ces

mesures ont toujours la « bénédiction » du Comité du crédit. La relation peut être comparée à

la relation d’un médecin à son patient. On ne donne pas au médecin un pouvoir de décision

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sur la vie de son patient, non ? Et il est dans notre intérêt de veiller au redressement financier

de ces entreprises. Dans ces cas, il est primordial de conforter le client et le DRD dans leurs

négociations. Le Comité soutient donc le DRD dans ces initiatives car on estime que l’accord

est la seule issue bénéfique et toute autre alternative est contre-productive.

7- Vous ne refusez donc jamais les recommandations du DRD ?

Si. Ça arrive. Chaque trois mois, nous dressons une comptabilité détaillée et nous

analysons les résultats du client douteux ainsi que la situation du marché... Nous pouvons

décider d’envoyer un avertissement si nous jugeons que la défaillance dans le remboursement

est injustifiable. Au bout de trois avertissements, le Comité décide d’avoir recours au

Département légal. Dans certains cas, nous pouvons recommander au DRD de proposer au

client un plan de sauvetage : la banque rachète l’affaire du client avec la condition de la

revendre sous 5 ans. Des fois, le DRD nous propose de prendre des mesures de sanction mais

le Comité constate que la situation du client ou du marché est désespérée. Nous conseillons au

DRD d’avoir plus de patience. Vous ne pouvez pas envoyer un avertissement à des clients si

vous savez que la défaillance n’est pas intentionnelle. Imaginez le cas de l’agriculture : il y a

des saisons de sécheresse ou des inondations. Que faire ? « Leur mettre le pistolet à la tête et

leur dire de payer » ? Ça ne se fait pas ! Dernièrement, la Banque Centrale a envoyé une

circulaire dans laquelle elle demande à toutes les banques de réviser les portefeuilles de

créances pour toutes les personnes ou les entreprises ayant souffert directement ou

indirectement de la guerre de juillet1. Il y a donc une multitude de facteurs que le Comité doit

prendre en compte pour définir les limites de ses engagements.

1 Circulaire intermédiaire n° 127 du 9-11-2006 portant sur la décision intermédiaire n° 9457 respective aux décisions de base n° 7694, n° 7774, n°7776 de la Banque du Liban pour « la restructuration des créances des personnes sinistrées suite à la guerre de juillet 2006 ». Cette circulaire prévoit le rééchelonnement des dettes, la baisse des taux d’intérêt, l’octroie de nouveaux crédits à faibles taux ou même l’annulation de la dette. En contrepartie, la Banque centrale prévoit la baisse du niveau des provisions obligatoires « sans l’accord du conseil central de la Banque du Liban ». Par contre, les recommandations de cette circulaire ne sont pas contraignantes ; chaque banque est libre de l’appliquer « en prenant chacune la responsabilité de ces actes et de leurs conséquences ».

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8- Faut-il comprendre que vous ne contournez les recommandations du DRD que lorsque le dialogue ne conduit pas à un accord effectif avec le client ou lorsque la situation du client ne permet pas d’espérer des bénéfices par le dialogue ?

Vous pouvez dire cela mais en gardant à l’esprit que, dans les deux cas, l’échec du

dialogue signale une faille dans la politique du crédit pratiquée. Qu’on annule la dette ou

qu’on décide de recourir à une procédure légale, il y a un constat d’échec. Il y a là une

interrogation légitime qui se pose une fois l’échec de l’arrangement est constaté : où avons-

nous échoué ? Est-ce une politique de crédit très risquée ou un niveau insuffisant de

collatéraux qui a conduit à cet échec ? Les informations étaient-elles bien fiables ?

Il faudra donc revenir sur le cas pour tirer des leçons de cet échec. Il y a un feed-back qui

joue en faveur de la correction de notre politique de crédit. A notre tour, nous renvoyons la

question aux directeurs d’agences et ce feed-back touche toutes les étapes de la politique du

crédit.

Si le DRD mène avec succès une procédure de recouvrement à l’amiable, alors nous

pouvons dire que nous avons réussi dans la gestion du risque. Mais, si le DRD n’a pas été en

mesure de conclure un accord ou si le taux de recouvrement n’est pas satisfaisant ? La perte

constatée dans ce cas doit être déduite de l’actif de la banque et, vous savez, ce n’est pas notre

argent mais celui des déposants. Il faut donc rectifier l’application de la méthodologie du

crédit. La banque centrale nous impose un ensemble de contraintes qu’il faut respecter pour

une bonne maîtrise des risques. Le personnel du Département de crédit et du Département de

la gestion du risque examine les tests de contrôle interne qui rectifient l'application de la

méthodologie de crédit et qui vérifient le respect de la réglementation prudentielle.

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Annexe III

Entrevue avec Charles HADDAD

Chef du Département de recouvrement des dettes, BLOM, Direction générale

Mercredi 20/12/06 à 17h. (Première entrevue)

1- Votre travail consiste-t-il à exécuter les prescriptions ? Peut-il se limiter aux objectifs fixés par le Comité du crédit ou peut-il être considéré comme une « activité autonome » ?

Je commence par vous décrire les étapes de mon travail. Le DRD est composé de trois

personnes. Il se limite au travail de mes deux assistants*, chargés de tout le travail

administratif et le reste du travail se fait entre le client et moi. Je suis la seule personne

autorisée à avoir des rapports directs avec les clients. Personne ne peut donc interférer dans la

formation de mon jugement et dans l’évolution des éventuelles discussions.

Dès qu’on commence à sentir des difficultés chez un client, la Direction nous demande de

procéder à une étude du dossier et d’entamer le dialogue* avec le client en question…

L’ objectif* qu’on nous assigne est simple : négocier un nouveau contrat, consolidé par de

nouveaux collatéraux… un contrat permettant de recouvrir la dette en respectant les capacités

du client. Par contre, les moyens qu’il faut utiliser pour atteindre cet objectif sont beaucoup

plus compliqués. Nous pouvons choisir, parmi un large éventail, les méthodes et les stratégies

que nous jugeons nécessaire et nous pouvons agir avec beaucoup d’indépendance car aucune

autre instance n’a le droit d’intervenir dans notre travail. L’objectif est donc fixé mais il

n’existe aucune prescription* concernant le travail en lui-même.

2- Vous n’avez aucun pouvoir décisionnel mais on vous accorde une « autonomie relative » dans l’exécution des tâches. N’est-ce pas en contradiction avec la bureaucratisation qui domine dans le secteur bancaire ?

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Dans ce département, les contraintes bureaucratiques sont aussi pesantes qu’ailleurs. La

relative autonomie dont nous bénéficions provient de notre statut particulier… du fait que

nous sommes rattachés directement au Directeur général. Le contact direct avec le directeur,

le Comité du crédit et les clients, fait que nous bénéficions d’une certaine liberté. Mais nous

sommes complètement dépendant de la décision du Comité et il faut donc agir en fonction de

cette contrainte.

Si le dossier sur lequel je travaille est classé « créance irrécouvrable* 1 », c’est-à-dire qu’il

n’y a pas de collatéraux*, alors je suis en position de faiblesse face au client. Dans ce cas,

tout arrangement est le bien venu, du point de vue de la banque. Je suis totalement libre dans

ce cas.

Par contre, si le dossier contient un volume important de collatéraux* alors je suis en

position de force face au client mais le Comité exigera un durcissement des mesures et des

conditions de la banque. Ce n’est donc pas très simple. Le degré d’autonomie et de liberté

varie car il peut dépendre de nombreuses circonstances… parce que les rapports de la banque

avec ses clients diffèrent d’une situation à l’autre.

3- Vous êtes en contact direct avec les clients et bien placé pour connaître le dossier. Ne serait-il pas préférable, de votre point de vue, que la décision finale soit celle de votre département ?

Au contraire, ça serait une erreur dans la planification du travail : je ne peux pas négocier

en toute objectivité avec le client et me montrer compréhensif et attentionné si je suis en

même temps « responsable » de ce qui adviendra de sa situation. Du point de vue du client,

j’occupe une position intermédiaire* entre lui et la banque. Accorder le moindre pouvoir de

décision à mon département risque d’altérer mon activité d’intermédiation. Cette position

d’intermédiation peut servir à établir des relations de confiance avec les clients et il est

indispensable que je puisse conserver cette neutralité, ce pont, entre deux parties en conflit2.

1 Créance douteuse compromise. 2 A ce sujet, aucune des personnes interviewer ne soulève le problème de la transparence et les règles de contrôle internes qui visent à lutter contre la corruption. En effet, le partage des tâches entre l’instance chargée des négociations avec le client (le DRD) et l’instance investie du pouvoir de

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 429

4- La Direction du Comité prend-elle souvent les décisions que vous lui recommandez ?

Presque 95% des recommandations donnent lieu à des décisions. Car, au département,

nous étudions le dossier de A à Z*. Qui peut avoir un meilleur avis là-dessus ? Et en plus,

nous avons une connaissance de la politique de la banque et de sa méthodologie. Je sais ce qui

sera accepté avant même de le proposer. Nous connaissons ce système et ça marche plus vite.

décision (le Comité) vise selon les règles de la « bonne gouvernance » (corporate governance) à éviter l’interférence des relations personnelles dans la gestion du risque de crédit. Décision de base n° 9382

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Entrevue avec Charles HADDAD

Chef du Département de recouvrement des dettes, BLOM, Direction générale

Mardi 26/12/06 à 17h. (Deuxième entrevue)

1- Comment s’opère, dans les conditions spécifiques de ce milieu de travail, la convergence entre les exigences du recouvrement partiel ou total des créances douteuses d’un côté, et l’exigence de trouver un arrangement qui prend en considération la situation et l’intérêt du client?

La première caractéristique du travail effectué dans ce département est la gestion, au cas

par cas*, des dossiers. En règle générale, chaque dossier est considéré individuellement : si

l’arrangement recouvre un pourcentage du montant principal de la dette que j’estime

supérieur à celui d’une procédure judiciaire, alors je me prononce en faveur de l’arrangement.

Si l’arrangement n’est pas prometteur, si les procédures légales sont faciles et peu coûteuses

(le client possède des terrains hypothéqués par exemple), alors il ne faut pas hésiter : on

renvoie le dossier au Département légal.

Je vous donne là des cas extrêmes mais, en réalité, les choses sont plus compliquées. On

n’est jamais sûr du déroulement d’une procédure légale et la justice libanaise peut vous jouer

des mauvais tours… Le client aussi… C’est pour cette raison qu’un traitement au cas par

cas* est indispensable en absence de critère d’évaluation prédéfinie ou fiable.

Afin de pouvoir restructurer les crédits il faut se demander si les informations sur les

capacités de remboursement du client sont fiables. Et les retards du système d’information* de

suivi des crédits sont récurrents… En absence de documents de comptabilité fiables, une

information non fiable sur les remboursements peut conduire à une sous-estimation des

provisions pour créances douteuses. Le manque de fiabilité du système peut entraîner, dans le

futur, un risque d’exploitation important.

de la Banque du Liban.

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2- Vous voulez dire qu’il n’existe pas de normes d’action qu’on vous impose ou que vous vous imposez ? Vous agissez en suivant des conventions, en concertation avec la Direction…

Non, non… il y a d’abord des calculs qui s’imposent d’eux-mêmes mais, selon le cas, ça

donne lieu à des actions différentes. Selon la classification de la dette, du débiteur, du risque

de probable de défaillance, il existe une méthodologie spécifique à suivre. Bien sûr, il y a des

cas qui sont simples. Des cas typiques. Mais ce n’est pas souvent le cas. Si j’estime au bout de

quelques rencontres de négociation qu’un arrangement avec le client me recouvrira 80 000$

sur 100 000$, par exemple, je m’engage là-dedans. Surtout qu’il ne faut pas oublier que 90%

des arrangements exigent un premier remboursement immédiat d’une partie de la dette avant

de rééchelonner le reste.

Mais s’il s’avère qu’un client X est déjà poursuivi par d’autres banques, là je ne peux que

recourir à la justice pour conserver le droit de la banque. Si, par exemple, ses biens

immobiliers sont déjà mis en vente aux enchères… ? Dans ce cas, il faut qu’il commence par

me rembourser d’abord une très grande partie de la dette sinon je préfère aller aux enchères et

récupérer ce qu’il me doit. Sinon, je serai remboursé après les autres ou pas du tout.

Mais, plus généralement, le nombre de facteurs qui entrent dans le calcul s’accroît au

cours de la période. S’il n’y a pas un suivi* permanent des dossiers nous n’aurons pas une

priorité dans le remboursement.

3- La relation hiérarchique entre le Comité du crédit et votre département est inversée, de la forme « bottom-up » : la Direction attend de ses employés, de sa base, les recommandations pour pouvoir décider.

Jusqu’à quel point cette situation conduit-elle à la révision des procédures de

recouvrement telle qu’elles sont conceptualisées par la politique du crédit et la

méthodologie de recouvrement ?

Il faut encore une fois rappeler que tout notre travail est soumis en dernier lieu au contrôle

du Comité… Il est vrai que nous préparons par le bas les décisions du Comité… nous élevons

nos recommandations au niveau de décision…. Mais c’est parce que nous savons d’avance ce

que ce Comité est disposé à accepter et ce qu’il n’acceptera jamais.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 432

Ce n’est pas la peine de leur avancer certaines recommandations si nous savons d’avance

qu’elles seront rejetées. Il y a un contrôle sur notre travail qui se traduit par

une autocensure*… C’est pourquoi je ne qualifie pas l’activité dans ce département

d’autonome*.

Sur un autre plan, moi-même je ne peux pas recommander un plan si je ne suis pas

convaincu de son utilité ou de sa viabilité. Si je suis convaincu que tel arrangement est

efficace, qu’il permettra de préserver les intérêts des deux partis et même si je pense que le

Comité aura du mal à l’accepter, alors là je défends mon plan et je peux influencer leurs

décisions… Je peux m’engager dans cette voie en faisant de mon mieux pour convaincre la

Direction. Mais il faut être vraiment convaincu pour être convaincant. Je suis ce que j’appelle

un « élève de la BLOM », j’ai été imprégné de cette culture d’entreprise qui est propre à la

BLOM au cours de mes 15 ans de travail. Aujourd’hui je comprends le système et je prévois

ses réactions à l’avance. Si je trouve un arrangement qui risque de les irriter, alors il suffit des

fois de le reformuler différemment pour que ça marche.

Ceci ne veut pas dire qu’il y a une norme à faire respecter… Je vous réponds là à la

question précédente. Des fois, l’arrangement ne nous laisse espérer que le recouvrement de

20% du montant principal de la dette, et ça passe. Des fois la recommandation est d’« annuler

la dette » et ils annulent. Tout dépend de la situation. Si nous vérifions les registres fonciers et

que nous constatons que le client ne possède rien, comment voulez-vous le contraindre à

payer ? On annule, mais c’est un traitement réservé aux dettes de moins de 10,000$ car dans

ce cas il faut solder la position avec une perte... Je dis ce chiffre au hasard car, encore une

fois, il n’existe pas de critère ou de seuil. La gestion varie selon les conditions d’endettement

et selon la situation particulière du client.

4- Au cours d’un dialogue qui vise l’entente, un rapport de force s’établit entre vous et le client. Comment ce rapport de force se traduit-il dans les termes du contrat et peut-il influencer le cours du dialogue ?

Le premier facteur qui influence le rapport de force est le montant des garanties qui ont

déjà été offertes par le client et leurs natures. Il y a donc ceux que « je tiens à la gorge »…

ceux qui ont déjà fourni des collatéraux* qui valent encore plus que la dette… par exemple.

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Nous traitons ces cas avec plus de fermeté, bien entendu, mais le rapport est plus cordial, plus

facile. Ces personnes ont généralement toutes les raisons de coopérer.

Dans le cas où le dossier manque de collatéraux*, c’est plus difficile car il faut montrer

une certaine fermeté dans le dialogue mais sans trop irriter son interlocuteur… Aujourd’hui

les gens se vexent très vites. Que ça soit au travail ou en dehors des rapports professionnels.

Avec la guerre, chacun suppose que les autres doivent compatir avec ses malheurs. Il suffit

qu’une personne comprenne mal pour qu’une embrouille s’en suive. Il faut éviter d’arriver à

un point où l’interlocuteur se lève et vous dit « faites ce que vous voulez, on se voit au

tribunal ». Il y a donc une déontologie* à respecter dans le dialogue et garder à l’esprit que

nous occupons une place intermédiaire entre le client et sa banque et qu’il ne faut pas rompre

cet équilibre. Vous voyez donc comment c’est critique d’occuper cette place. Même si je suis

en position de force il faut se maintenir à l’intérieur d’une certaine limite car la profession

m’oblige à considérer la situation du client, à prendre en compte sa sensibilité, sa situation, sa

capacité de remboursement etc.

5- Le rapport de force influence t-il votre « stratégie » dans la discussion et dans la recherche d’un accord ? Envisageriez-vous, par exemple, une autre méthode de « persuasion » ou différentes formules langagières selon le rapport de force qui s’installe ?

Tout dépend, comme je viens de le dire, du niveau des collatéraux*. Si je ne possède pas

beaucoup de garanties et même si [incompréhensible], le client peut me dire qu’il n’a rien à

faire de mes menaces et ça s’arrête là. La solidité du dossier est la priorité. Avec un dossier

solide entre les mains, l’interlocuteur ne peut pas se permettre d’être têtu. Si nous arrivons à

un accord, c’est notamment parce que j’ai réussi à transformer une position dominante en un

compromis qui prend en compte l’intérêt de mon client et celui de ma banque.

Si le dossier est pauvre en collatéraux… ou si le client m’apporte… Ecoutez, il n’y a pas

de clients qui… N’imaginez pas qu’il y a des clients qui ne possèdent rien… à mettre dans

une négociation. Je peux vérifier s’il possède des voitures, des appartements à son nom et

c’est facile de l’encercler… en fouillant dans sa vie privée, par exemple. Aujourd’hui nous

avons mis la main sur la voiture d’un client. La voiture est à son nom mais c’est sa femme qui

la conduit. D’ici deux jours, il viendra régler l’affaire pour ne pas avoir de problèmes à la

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maison. Pour des histoires de petits montants, toucher à l’intimité peut être vraiment utile…

Mais c’est vraiment pour les petits crédits. Généralement, notre cible est les biens

immobiliers. Mais les histoires de familles peuvent aussi changer les rapports de force.

6- M. Toukane, vice-président de la Direction du crédit, parle d’un feed-back ou d’un processus d’apprentissage qui, en cas d’échecs de la procédure de recouvrement, permet de corriger la politique du crédit. Quel rôle joue l’interaction entre votre département et la Direction du crédit dans ce processus ?

Généralement, la politique du crédit est l’affaire de la Direction du crédit. Mais une

interaction positive entre les deux unités permet d’anticiper des dysfonctionnements à venir

ou, par exemple, de détecter des secteurs ou des branches en difficultés. Ce qui fait que la

politique de crédit que nous suivons aujourd’hui est plus proche de la réalité du marché

libanais.

Aujourd’hui, nous n’accordons plus de crédit au secteur immobilier. D’autres banques

continuent à le faire mais, à la BLOM, nous refusons. Nous savons que lorsqu’on accorde un

crédit pour la construction d’immeubles…l’immobilier qu’on appelle low-quality ou

commercial, le risque est très élevé. Ils ont décidé d’arrêter.

7- Quelles procédures ont amenés à une telle décision ?

La décision est celle de la Direction du crédit et du PDG mais l’interaction entre plusieurs

unités a été indispensable. Après avoir rencontré beaucoup de problèmes avec ces dossiers,

notre département a eu des difficultés dans les procédures de recouvrement de ce genre de

dettes. Nous avons recommandé à la Direction du crédit plus de rigueur. Ensuite, la Direction

a demandé à l’unité de la « gestion du risque1 » de donner ses recommandations. La

recommandation a été d’arrêter complètement les crédits pour l’immobilier.

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Entrevue avec Charles HADDAD

Chef du Département de recouvrement des dettes, BLOM, Direction générale

Mardi 09/01/07 à 15h. (Troisième entrevue)

1- Nous avons constaté que l’activité dans votre département défie toute tentative de « formalisation » car il est difficile de neutraliser toutes les variables et d’anticiper les imprévus. Dans chaque affaire, des aléas et des imprévus re-singularisent les caractéristiques de la situation et la variabilité du contexte nécessite une « gestion singulière des tâches ».

Mais pour revenir au sujet de l’interaction avec les clients, votre discours laisse penser que les négociations et les arrangements sont déterminés par la valeur des collatéraux. N’y a-t-il pas dans les négociations d’autres valeurs qui interfèrent avec cette valeur économique ? Le dialogue et l’arrangement obéissent-ils uniquement à des déterminants économiques ou financiers ?

La valeur des collatéraux* est certes un facteur essentiel, peut-être le plus important.

C’est ce qui garantit que l’argent prêté sera remboursé dans les meilleures conditions. Mais, je

vous donne un cas qui s’est présenté la semaine dernière afin que vous ne croyiez pas que,

seul, le poids des collatéraux* permet de résoudre un conflit :

Un client est venu pour nous annoncer qu’il est incapable de payer ses effets pour ce mois

et les mois suivants. Il demandait qu’on lui rééchelonne la dette de sorte qu’il puisse

recommencer à rembourser en juin les effets en retard. Tout a été à renégocier, parce qu’il a

fallu reclassé la créance. Mais nous avons satisfait le client dans sa demande. Nous ne

pouvons jamais éliminer de nos calculs les retournements de ce genre. Nous avons pris en

compte sa bonne foi et nous avons retardé échéances.

Mais, qui nous assure qu’un client qui a toujours été de bonne foi ne change pas d’attitude

d’un jour à l’autre ? Lorsque nous parlons des collatéraux*, nous parlons des « limites » ou de

« plafond ». Le niveau des collatéraux détermine le cadre à l’intérieur duquel nous pouvons

agir.

Il y a un autre cas complètement opposé à celui que je viens de vous donner. C’est un

client qui nous doit 200 000$, qui a déjà obtenu un plan assez convenable pour le

1 Credit risk management.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 436

remboursement et qui est en retard dans le payement de ses effets. Il a un débit de 16,000$

mais ça ne me cause aucun problème car j’ai des hypothèques pour des biens immobiliers. Je

l’ai appelé ce matin au téléphone pour lui dire simplement qu’il a deux jours pour régler les

effets en retard. « Si cela n’est pas fait, je serai obligé de prendre des mesures ». Il a bien

compris que ce ne sont pas des paroles en l’air mais une vraie menace et il ne laissera pas la

banque mettre la main sur les terrains hypothéqués. Pas pour 16 000$... S’il n’y avait pas une

menace effective, nous aurions dû nous arranger pour qu’il paye cette somme en trois ou

quatre fois.

Les collatéraux sont donc un cadre de travail à l’intérieur duquel l’incertitude prédomine.

Mais c’est un facteur qui permet de diminuer le risque. Dans chaque arrangement,

réarrangement, compromis, il faut gérer le risque d’une façon convenable afin de compenser

les failles du dossier et les retournements de la situation. Au final, nous traitons avec des

personnes, avec des êtres humains qui ont des histoires différentes avec la banque et il faut

revenir sur l’historique de ces rapports.

2- Les arrangements supposent souvent des compromis. Une concession de la part de la banque est exigée. Le compromis est-il uniquement un « partage des gains et des pertes » entre le client et sa banque ou y a-t-il d’autres valeurs qui se négocient ?

C’est surtout la banque qui doit faire des concessions. Lorsque nous envisageons de

récupérer 95% du montant principal, nous acceptons de subir une perte de 5% afin de donner

au client une incitation suffisante. Le client coopère d’autant plus qu’on lui donne des

incitations.

Nous accordons des incitations mais nous pouvons compenser ailleurs ce que nous

perdons dans les arrangements. A partir du moment où une créance est classée comme

« douteuse », les intérêts ne rentrent plus dans les profits de la banque, mais sont inscrites

dans le poste des « intérêts réservées », donc exemptes d’impôts. Nous constituons donc une

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 437

provision sur les intérêts ainsi qu’une provision sur la dette principale et nous récupérons ainsi

une partie de ce qui sera perdu dans les termes de l’arrangement1.

Cela constitue le cadre de travail car le calcul ainsi fait nous donne une idée générale des

conditions de la négociation. Le calcul constitue un « frame work2 », un ensemble de règles…

Nous savons que si nous dépassons une certaine limite nous allons subir une perte comptable

d’un certain montant. De même, le client qui enfreint les règles du jeu, comme celui dont je

viens de vous présenter le cas, va subir une punition. D’un montant égal ou supérieur… Cette

personne n’a donc pas d’intérêt à tarder dans le règlement de ses effets car la réponse de la

banque sera de lui infliger une perte supérieure à 16 000$.

Mais, à l’intérieur de ce cadre de travail, que le calcul comptable et financier nous impose

et qui engage les deux parties (le client et la banque), l’incertitude est la caractéristique

première de toute situation. Il n’est pas possible d’anticiper le comportement du client, ses

réactions et les conditions du marché qui peuvent le contraindre à changer de stratégie. Le

DRD doit être prêt à changer de politique à tout moment. Ce client que je prends comme

exemple a déjà reçu beaucoup d’incitations et beaucoup de délais. Nous avons été patients

mais lorsque nous nous sommes rendus compte de l’inefficacité de cette politique, nous avons

essayé autre chose : la menace.

L’essentiel est de corriger le comportement du client afin de conserver notre arrangement.

Tant que cet arrangement est viable, nous le maintenons comme cadre de travail mais,

lorsqu’il est mis en doute, il faut le renégocier. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question

mais je pense qu’il est tout à fait légitime que les deux parties poursuivent leurs propres

intérêts tout en respectant le cadre légal que constitue l’arrangement. Si ce cadre est rompu,

les deux parties doivent supporter une plus grande perte ou plutôt trouver un autre

arrangement.

1 Les méthodes de provisionnement sont des corrections d’actif ; les provisions qu’elles conduisent à constituer doivent donc apparaître en déduction de l’actif. Seules les provisions non directement rattachables à des éléments d’actifs, provisions sur des garanties données enregistrées au hors bilan, par exemple, doivent apparaître au passif. La banque constitue « des provisions sur intérêt » pour les « créances dont les intérêts sont difficilement recouvrables » et lorsque la créance devient « douteuse » la banque est autorisée à constituer des provisions pour le montant principal (qui peuvent aller jusqu’à 100% du montant de la créance). Les créances compromises qui sont l’objet d’une provision totale figurent au hors-bilan : les intérêts perçus sur ces créances ne sont pas comptabilisés. 2 Cadre de travail.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 438

3- Vous avez répondu en partie à la question mais je constate l’absence des notions de « valeurs », « confiance », « partenariat » ou de « solidarité » dans votre discours. N’y a-t-il pas des « normes collectives » qui influencent la poursuite des intérêts individuels, qui facilitent la coordination ou qui se négocient en même temps qu’un arrangement ?

C’est quoi mon but ? Le recouvrement de la dette dans les limites de la capacité du client,

c’est-à-dire d’une façon qui ne risque pas de le bloquer dans le remboursement. Si je le force

à accepter un accord qui va au-delà de ses capacités, j’aggrave sa situation d’endettement et

les probabilités* de remboursement vont diminuer. Il est nécessaire de prendre en compte la

situation de l’autre, d’avoir de la considération… au moins envers sa capacité de

remboursement. Après tout, il n’est pas dans mon intérêt d’abuser de ma position de force

même si cela est dans l’intérêt de la banque. Mes objectifs à moi ne sont pas exactement ceux

de la banque. Même s’il est dans l’intérêt de la banque de récupérer 100% du montant

principal, il arrive que j’estime qu’un recouvrement de 50% est satisfaisant car le client est un

partenaire qui n’est pas absent de mes calculs.

Mais je ne fais pas de la charité non plus. L’argent qui se négocie n’est pas le mien. Et si

je me préserve contre les retournements de situation c’est justement parce que le client n’est

pas mon partenaire… Si je décide de mettre la main sur tous les biens d’un client, au risque de

le mettre à la rue, je suis dans mon droit. Car c’est un conflit d’intérêt qui me relie à cette

personne et non un lien de coopération ou de solidarité. Mais, si un client vient me voir en

m’expliquant qu’il a des difficultés qui l’empêcheront de payer ses effets, alors nous nous

arrangeons pour une autre date sans aucun problème. Là, c’est la confiance qui prend le

dessus, car un refus de ma part peut conduire à la détérioration des bonnes relations avec les

clients de bonne foi.

4- Votre activité nécessite des interventions personnelles et la « personnalité » joue son rôle dans l’établissement d’un accord. Quel rôle accordez-vous à vos expériences personnelles, à votre « vécu », lorsqu’il s’agit de trouver des issues à des situations conflictuelles.

L’essentiel est de trouver une solution qui sera acceptée par le client et il faut donc

savoir le convaincre. Une bonne solution est celle qui lie les deux partis par un engagement

mutuel… et il faut savoir juger les intentions de son interlocuteur… Pour que le client puisse

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 439

s’inscrire là-dedans, il faut que cet arrangement soit cohérent avec sa situation financière et

qu’il prenne en compte la nature des problèmes qu’on peut rencontrer ultérieurement. Il faut

donc insister sur ces points dans le dialogue. Il faut savoir tendre la carotte et le bâton.

N’importe quelle personne capable de réunir ces compétences peut trouver des solutions

convenables. Et je ne parle pas là de la meilleure solution car, a priori, personne ne pourra

déterminer quelle solution est la meilleure. Les éventuels litiges sont évités grâce à un

véritable dialogue dont le but est d'avertir le débiteur des risques éventuels auxquels il

s'expose en cas de non-paiement. Il faut savoir expliquer au client quelles sont les voies sur

lesquelles nous pouvons nous engager. La voie légale ou la voie de l’arrangement ? Et il faut

lui expliquer, pour chaque cas, quelles seront les procédures, les avantages et les

désavantages : « En cas de non paiement, les juristes et les avocats de la banque trouverons la

procédure la mieux adaptée ; l’arrangement permettra à la banque de faire des économies et

en échange vous allez bénéficier d’une baisse des taux, par exemple, ou voilà on vous enlève

une partie de la dette… ». Il faut expliquer ces choses, car le client qui prend conscience des

risques et des pertes a tendance à mieux coopérer. Il faut faire ça honnêtement, pas comme les

compagnies d’assurance1. Vous savez que l’assureur dit au client qu’il obtiendra telle somme

en cas d’accident mais ne lui expliquera jamais les clauses et les éventualités et tout ce qui est

autour. Il ne lui dira jamais quelles sont les circonstances qui ne sont pas couvertes par le

contrat. Personnellement, je fais ce travail depuis douze ans et il est rare qu’une solution que

je propose soit refusée par la banque ou par le client. Il y a un savoir qu’on acquiert avec le

temps qui nous permet d’éliminer d’avance les propositions qui ont des chances d’être

refusées… On propose d’emblée les solutions les plus réalistes. Le traitement des dossiers

dépend en grande partie de cette dimension subjective. C’est avant tout une affaire de

jugement qui est nécessairement subjectif.

Le contrôle de la Direction et du Comité du crédit permet d’avoir un jugement plus

objectif. Mais, dans la majorité des cas, la décision coïncide avec nos recommandations ce qui

prouve que notre travail est bien fait. Récemment, le directeur m’a demandé s’il n’était pas

préférable de laisser à un client un petit appartement… car la banque avait mis la main sur

l’ensemble de ses propriétés et de ses biens immobiliers et qu’ « il ne lui restait pas d’endroit

pour dormir ». J’ai refusé catégoriquement car je suis convaincu que c’est un escroc. En plus,

1 Rire

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 440

il a une autre nationalité et je pense qu’il envisage de quitter définitivement le pays afin

d’échapper à toute procédure légale. C’est pour vous dire qu’avec l’expérience, il devient

facile de détecter les mauvaises ou les bonnes intentions. On arrive plus facilement à savoir

quand il faudra se méfier de telles personnes ou de tels discours.

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 441

Annexe IV

CONSOLIDATED BALANCE SHEET. B L O M BANK, S. A. L. Amounts in Thousands Lebanese Pounds

12/31/2006 12/31/2005 A S S E T S L.L. C/V 12/31/2006 L.L. C/V 12/31/2005

Cash and central banks 1,363,907,314 4,859,855,183 6,223,762,497 1,858,378,712 3,743,168,229 5,601,546,941 Leb. treasury bills and other governmental bills

1,997,939,689 1,476,979,910 3,474,919,599 1,998,554,690 1,541,290,000 3,539,844,690

Bonds and financial Instruments fixed income

386,133,124 386,133,124 434,203,370 434,203,370

Marketable securities and financial Instruments variable

361,138 8,037,689 8,398,827 361,138 21,195,802 21,556,940

Banks and Financial Institutions 62,794,642 7,710,622,613 7,773,417,255 16,762,968 5,280,364,166 5,297,127,134

- Current accounts 8,391,169 287,945,018 296,336,187 7,681,108 213,493,272 221,174,380

- Time deposits 54,403,473 7,422,677,595 7,477,081,068 9,081,860 5,066,870,894 5,075,952,754

- Purchase of financial Instruments with an option to resell

0 0 0 0 0 0

Head office and branches, parent company and foreign sister financial institutions

- Current accounts 0 0 0 0 0 0 - Time deposits 0 0 0 0 0 0

Loans and advances to customers 248,054,492 2,745,839,104 2,993,893,596 239,689,749 2,278,292,237 2,517,981,986

- Commercial loans 37,145,747 2,355,233,363 2,392,379,110 67,940,100 2,056,268,895 2,124,208,995

- Other loans to customers 207,928,551 313,320,499 521,249,050 169,392,681 169,203,986 338,596,667

- Overdraft accounts 1,872,708 6,674,706 8,547,414 1,173,360 7,862,221 9,035,581

- Net debtor accounts against creditor 10,467,739 10,467,739 3,737,756 3,737,756

- Advances to related parties 395,100 273,103 668,203 471,222 1,902,427 2,373,649

- Doubtful debts 712,386 59,869,694 60,582,080 712,386 39,316,952 40,029,338

Bank acceptances 182,384,934 182,384,934 200,155,400 200,155,400

Financial fixed assets and investment and loans to related par

2,602,332 569,226 3,171,558 2,602,332 478,291 3,080,623

Financial fixed assets and investment and loans to related par

0 0 0 0 0 0

- Non financial institutions 0 0 0 0 0 0 - Financial institutions 0 0 0 0 0 0

Tangible fixed assets (including revaluation variance approv

131,698,047 99,196,548 230,894,595 122,876,353 86,323,752 209,200,105

Intangible fixed assets 2,844,521 2,844,521 3,952,463 3,952,463

Other assets 6,386,303 31,888,402 38,274,705 1,713,656 22,072,175 23,785,831 Regularization accounts and other debtor accounts

18,931,229 41,180,469 60,111,698 18,276,586 34,261,111 52,537,697

Revaluation variance on other fixed assets

0 0

Goodwill 61,799,177 61,799,177 61,758,202 61,758,202 TOTAL ASSETS ** 3,832,675,186 17,607,330,900 21,440,006,086 4,259,216,184 13,707,515,198 17,966,731,382

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 442

31-Dec-06 31-Dec-05 * Of Which Substandard Loans: 33,668,671 41,759,459 ** After deduction: Provision for doubtful Loans 262,150,872 263,817,827 Unrealized Interests on Doubtful Loans 73,679,942 69,076,896 Unrealized Interests on Substandard Loans 13,868,444 19,395,103

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 443

Amounts in Thousands Lebanese

Pounds 12/31/2006 12/31/2005

OFF BALANCE SHEET ITEMS L.L. C/V Total L.L. C/V Tot al Financing Commitments received 0 0 Signature Commitments received 0 0 0 0

Other engagements received 575,620,300 4,892,153,135 5,467,773,435 521,149,512 4,027,284,377 4,548,433,889

Bad debts totally provided for 12,410,518 31,494,591 43,905,109 8,087,518 28,143,119 36,230,637

Financial Instruments sold with an option to rebuy

0 0 0 0

Foreign Currencies to Deliver 2,147,460,925 2,147,460,925 2,205,833,791 2,205,833,791

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 444

Amounts in Thousands Lebanese Pounds

12/31/2006 12/31/2005 LIABILITIES AND

SHARHOLDERS' EQUITY L.L. C/V 12/31/2006 L.L. C/V 12/31/2005

Central Banks 0 0 0 0 0 0 Banks and financial institutions 2,112,507 1,306,748,058 1,308,860,565 6,454,045 697,666,590 704,120,635

- Current accounts 46,631 157,373,087 157,419,718 187,113 108,682,335 108,869,448

- Time deposits 2,065,876 1,149,374,971 1,151,440,847 6,266,932 588,984,255 595,251,187

- Sale of financial instrument with an option to rebuy

0 0 0 0 0 0

Head office and branches, parent company and

foreign sister financial institutions

- Current accounts 0 0 0 0 0 0

- Time deposits 0 0 0 0 0 0 Deposits from customers 3,116,951,435 14,568,083,941 17,685,035,376 3,623,094,682 11,694,394,315 15,317,488,997

- Sight deposits 131,645,800 1,763,439,724 1,895,085,524 116,758,628 1,437,267,863 1,554,026,491

- Time deposits 813,626,480 7,093,096,667 7,906,723,147 1,066,700,257 5,199,114,919 6,265,815,176

- Saving accounts 2,087,898,390 5,092,567,503 7,180,465,893 2,345,177,786 4,474,199,099 6,819,376,885

- Net debtor accounts against creditor 62,977,010 564,888,847 627,865,857 77,152,090 530,472,778 607,624,868

- Related parties accounts 20,803,755 54,091,200 74,894,955 17,305,921 53,339,656 70,645,577

Engagements by acceptances 0 182,384,934 182,384,934 0 200,155,400 200,155,400 Liabilities under financial instruments 0 0 0 0

Other Liabilities 28,709,407 101,295,452 130,004,859 25,556,333 110,665,918 136,222,251

Regularization accounts and other creditor accounts

111,081,830 20,024,784 131,106,614 75,739,795 19,130,799 94,870,594

Provisions for risk and charges 30,707,288 45,976,653 76,683,941 26,136,291 43,854,239 69,990,530 Subordinated Loans 0 0

Total Liabilities 3,289,562,467 16,224,513,822 19,514,076,289 3,756,981,146 12,765,867,261 16,522,848,407

Share Capital 240,000,000 240,000,000 210,000,000 210,000,000 Revaluation variance of properties 14,726,847 14,726,847 14,726,847 14,726,847 Reserves for general banking risks 9,705,992 49,617,988 59,323,980 8,973,344 41,745,167 50,718,511

Reserves and premiums 310,795,967 846,724,487 1,157,520,454 285,152,744 440,630,291 725,783,035

Treasury Shares (52,107,924) (52,107,924) 0

Cumulative changes in fair values 41,934,133 (15,850,483) 26,083,650 34,818,529 46,248,861 81,067,390

Retained earnings - Profit (Loss) 129,484,231 2,123,751 131,607,982 99,328,117 (91,275) 99,236,842

Net results of the financial period - Profit

226,512,321 43,152,890 269,665,211 181,028,772 21,158,565 202,187,337

973,159,491 873,660,709 1,846,820,200 834,028,353 549,691,609 1,383,719,962

Minority interest 3,793,087 75,316,510 79,109,597 3,413,206 56,749,807 60,163,013 - Of which in results of the financial

period - Profit 452,691 1,687,397 2,140,088 318,869 3,791,815 4,110,684

Total Shareholders' Equity 976,952,578 948,977,219 1,925,929,797 837,441,559 606,441,416 1,443,882,975

Total Liabilities & Shareholders'

Equity 4,266,515,045 17,173,491,041 21,440,006,086 4,594,422,705 13,372,308,677 17,966,731,382

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 445

12/31/2006 12/31/2005

LIABILITIES L.L. C/V Total L.L. C/V Total Financing Commitments given to: 306,180,559 306,180,559 0 239,442,957 239,442,957

- Financial intermediaries 2,486,113 2,486,113 10,241,754 10,241,754 - Customers 303,694,446 303,694,446 229,201,203

229,201,203

Bank guarantees given to: 25,820,183 663,507,656 689,327,839 23,227,463 457,729,746 480,957,209

- Financial intermediaries 447,804 95,450,031 95,897,835 447,804 89,715,914 90,163,718

- Customers 25,372,379 568,057,625 593,430,004 22,779,659 368,013,832 390,793,491 Financial Instruments bought with an option to resell

0 0 0 0

Commitments on term financial instruments

17,658,781 17,658,781 3,456,178 3,456,178

Fiduciary accounts and funds under management

12,410,877 2,587,472,732 2,599,883,609 11,033,204 1,476,883,528 1,487,916,732

Foreign currencies to receive 2,143,910,337 2,143,910,337 2,204,201,491 2,204,201,491

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 446

Index

Adorno T. .......................... 43-45, 225, 406

Ahn T. K.7, 9, 150, 163, 399, 401-402, 411

Akerlof G. A..................................171, 399

Althusser L. ...........................................319

Apel K. O. .......................18, 334, 345, 399

Arensberg C. M. .................... 178-179, 408

Archer M. S.. .................................329, 399

Arrow K. J. ......................37, 124, 165, 399

Austin J. L. ............................ 207, 330-331

Ballet J...................................149, 399, 409

Bartoli H. ............................... 144-145, 399

Bartoli M. ......................................372, 399

Beck U.....................................39, 185, 186

Becker G..... 8, 10, 105, 108, 122, 132-133,

141, 170, 173-174, 399

Benamouzig D. ...................57, 66, 72, 402

Bernholz P. ................................8, 106, 402

Berthelot J-M. ................. 38, 334-335, 399

Besnard P.........................................62, 399

Bevort A. ...............................143, 157, 399

Bewley R. ......................................281, 406

Borzeix A. ............. 372, 388, 399-400, 404

Boudon R.......12, 60, 80, 89, 134, 339, 400

Bourdieu P........4, 7-9, 17, 25-26, 116-118,

122-139, 151, 159-160, 178, 181, 185,

205-207, 308, 334, 339, 400-401, 407

Bourguignon P...............................113, 409

Bourque G. L.134, 140-141, 143, 147, 407

Boutet J. ...... 240, 291, 342, 350, 352, 367,

372, 376, 386, 396-406, 410

Bouvier A.. 8-9, 19, 50, 223-224, 287, 304,

400

Bowles S. ...............................168-169, 400

Buchanan J. M. ............................. 172, 401

Burt R............ 105, 114, 115, 116, 150, 401

Cabral Bastos L............................. 379, 401

Caillé A..................................134-143, 401

Calhoun C. J................ 7, 25, 135, 272, 410

Canguilhem G. 24, 175, 216, 358, 401, 403

Chamoux M-N. ............................. 291, 401

Cherkaoui M. .... 60, 75, 76, 78, 79, 81, 401

Clerc L. ......................................... 232, 401

Coase R. H. .. 103, 171, 247, 248, 269, 281,

282, 401

Coleman J. S. .. 7-25, 28, 41, 49-52, 54, 56-

60, 72-80, 82, 87-88, 97, 105-124, 127-

129, 132-133, 135, 149-152, 156, 168,

173-174, 177, 186-200, 218-230, 241,

243-244, 247-248, 252, 255-276, 282-

288, 292-293, 297-317, 319, 322, 324-

329, 334-339, 341, 342, 344, 348, 356,

359-360, 374, 385, 395-397

Crozier M.............................................. 134

Cusin F................................ 57, 66, 72, 402

Dasgupta ... 9, 124, 150, 165, 399, 402, 410

Debreu G................................................. 37

DeFilippis J........................... 150, 152, 402

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 447

Degenne A.......................................93, 402

Dejours C...............342, 352, 386, 394, 402

Demeulnaere P. ... 7, 14, 190-192, 195, 402

Di Ruzza R. ....15-16, 23-25, 30, 37-39, 43,

47, 50, 144, 146-148, 175-176, 210-213,

216, 228, 290-293, 300, 314, 318-320,

341-343, 389, 397-399, 402-406

Dilthey W. ..................... 346, 361-362, 389

Donato J.........227, 230, 235, 296, 391, 398

Doray B. ................................................174

Downs A................................................172

Duc M............................................148, 404

Dumont L. .....................................184, 403

Durkheim E ... 11-13, 38-40, 42, 46-47, 53-

67, 69, 74, 76, 79, 86, 88-89, 125, 140,

143, 145, 149, 163, 178, 184, 204-205,

208, 291, 310, 403

Edwards M. ...................................168, 404

Efros D. .........................................148, 404

Elster J. ...... 12, 60, 133, 192-193, 298, 404

Engels F.............................42, 52, 258, 407

Faïta D . 148, 227, 230, 235, 296, 391, 397-

398, 404

Favell A ...........................19, 190, 195, 196

Favereau O. ....22, 109, 191, 268, 299, 303,

324, 326, 344, 373-374

Ferrary M.................28, 278, 280, 285, 404

Fine B. ...........................................168, 404

Forgues E....... 134, 140-141, 143, 147, 407

Forsé M. ..........................................93, 402

Freitag M. ................................61, 203, 404

Fukuyama F. .....25, 55, 114, 168, 355-358,

404

Gadrey J. ....................................... 371, 404

Galbraith J. K. ...................................... 171

Gautié J. ................................ 170, 174, 405

Gianfaldoni P ..25, 144, 146-148, 291, 293,

389-399, 403, 405-406

Giddens A. ............................................ 209

Gilardone M.................................. 293, 405

Gintis H................................. 168, 169, 400

Gislain J-J. 48, 62, 79, 81, 83, 84, 181, 405

Godelier M.................................... 178, 183

Gorz .............................. 201, 387, 388, 405

Graças Dias Pereira M. ................. 379, 401

Granovetter 46, 54, 75, 88-89, 96-105, 108,

113, 115, 118, 132-133, 141, 174, 177,

179-181, 184-185, 187-188, 191, 193,

272, 281, 405

Guérin F. ................................366-369, 405

Haber S. ............................ 39, 65, 361, 405

Habermas J.....10, 18-20, 22-25, 38-39, 44-

45, 61, 63-65, 67, 82-86, 90-91, 118,

139, 160, 168, 183-184, 186, 196, 199-

201, 203, 207-208, 215, 224-228, 230,

242-243, 255, 294-295, 300-301, 305,

316-323, 326-327, 329-336, 339, 341-

349, 360-362, 368, 373, 375, 377-378,

380-382, 385-389, 394, 396-398, 405-

406

Halevi J. ...15, 24, 30, 37, 47, 50, 176, 210-

213, 290-300, 397-398, 403

Hart O. .......................................... 281, 406

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 448

Hegel G. W. F. .......................................42

Hirschman A. O..................... 171-172, 406

Hobbes T. .....120, 155, 177, 179, 188, 193,

220, 229, 243-245, 248-249, 259-260,

264, 269, 272, 303, 326-327

Hohfeld W. ............................................259

Horkheimer M. ...42-44, 315-317, 348, 406

Hubault F...............................148, 389, 406

Hume D. ........................................158, 163

Jacot H. 291, 342, 351, 367, 372, 376, 396-

397, 399-402, 405-406, 410

Jensen M. C. ..................................280, 406

Kant E................63, 64, 258, 315, 316, 340

Kergoat J. .....291, 342, 351, 367, 372, 376,

396-402, 405-406, 410

Kuhn T. S. ...............................................38

Lacoste M......................................376, 406

Lahire B.................................139, 207, 407

Lallement M. .................................143, 399

Lamarque E. ..........................233, 234, 407

Lazega E........................................268, 407

Le Velly R. ....................................185, 407

Lemann N......................................158, 407

Leonardi R.....................153, 158, 162, 408

Lévesque B....134, 140-141, 143, 146-147,

185-186, 407

Levine B. B. ..................................141, 411

Lévi-Strauss C. ......................204, 205, 407

Lin N. ............ 105, 113, 116-117, 150, 407

Lindenberg S. ................................302, 407

Linhart D. .....291, 342, 351, 367, 372, 376,

396-397, 399-406, 410

Luhmann N. ............................ 61, 184, 407

Lyotard J-F.............................................. 39

Maggi M. 17, 198, 209, 227, 240-243, 276,

288, 360, 363, 380, 392, 407

Marcuse............................. 12, 90, 258, 407

Marshall A. ........................................... 161

Marx 11-13, 42, 44, 49-54, 61, 78, 80, 135,

149, 184, 206, 258, 271, 294, 310, 313,

318-320, 322, 342, 354, 357-358, 387,

407

Mauss M. ...................... 134, 140, 178, 401

Meyer-Bisch P. ..................... 169, 199, 408

Meckling W. H. ............................ 280, 406

Melo J. .......................................... 113, 409

Morin E..................................146-147, 408

Nagel E. ................................................ 337

Nanetti R....................... 153, 158, 162, 408

Narayan D............. 113, 131, 200, 408, 411

North D. ................................................ 172

Nouroudine A. .............................. 279, 408

Nozick R. .....171, 177, 187-189, 195, 222,

327

Offe C. .......................................... 182, 183

Olson M. ............................................... 243

Ostrom E....................................... 7, 9, 150

Pareto V. ......................................... 38, 170

Parsons T. ...... 10, 38, 59, 61, 97, 117, 170,

180, 184, 205, 223, 259, 339, 362, 382

Pierce C................................................. 346

Polanyi M...... 46, 49, 97-98, 177-179, 181,

182-185, 204, 403, 408

Page 449: Nizar hariri une approche critique du capital social travail et interactions dans la théorie sociale

Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 449

Ponthieux S. ... 8-9, 26, 121, 159, 165, 167,

174, 408

Popper K.....43-44, 223, 225, 313-314, 408

Portes.......52, 121-122, 131, 137-138, 149,

152, 157, 169, 271, 408

Putnam R. D. .7, 25-56, 114, 149, 150-164,

166, 168-169, 186, 199-200, 247, 399,

408, 410

Radnitzky G...............................8, 106, 409

Rawls J. .. 10, 159, 171, 177, 179, 187-189,

194, 201-202, 222, 258, 327, 406

Requier-Desjardins................149, 168, 409

Reynaud J-D..197-198, 201, 208-209, 240-

243, 245, 247, 270-272, 274-275, 289,

400, 404, 407, 409

Ricardo D. ...............................................47

Richard-Zappela J. ........................379, 397

Saussure F. ....................................205, 206

Sayer A..........................158, 160, 293, 409

Schiff M.........................................112, 409

Schumpeter J. ..................................39, 141

Schwartz Y. .......30-32, 148, 174, 207-208,

210-216, 279, 290-291, 296, 310, 347-

350, 353-355, 358-363, 371, 374, 382,

386, 394, 397, 401, 404, 409

Seageldin I.................9, 124, 165, 399, 410

Sen A. ......49, 159, 199-200, 202-203, 293-

294, 409

Sewell W. H. Jr. ......51, 272, 274, 335, 409

Shapiro C.......................................280, 410

Siisiäinen M...................................160, 410

Simon H.................................171, 242, 310

Smith A...... 37, 46-50, 52-53, 81, 184, 410

Solow R. ........................... 9, 165, 246, 410

Sombart W. ............................................. 53

Steiner P..... 8-9, 19-20, 48, 60, 62, 79, 81,

83-84, 181, 222-223, 306, 309, 312,

339, 400, 405, 410

Stigler G. J. ................................... 248, 269

Stiglitz J. ....................................... 280, 410

Swedberg R.40, 48, 51, 62, 67, 96-97, 131,

140-143, 410

Tarrow S. ...............................158-159, 410

Teiger C. ....................................... 376, 410

Tocqueville A. ..... 69, 74, 76, 79, 154, 163,

184

Trigilia C. ... 49, 54, 67, 161-163, 182-183,

410

Uphoff N....................................... 164, 406

Ventelou B. ............................. 10, 246, 410

Wacquant L................. 7, 25, 135, 272, 410

Walras L.............................................50-51

Weber.11-13, 20, 38-42, 48-49, 51, 53, 58-

61, 64, 67-90, 140-143, 158, 163, 184,

204, 223, 247, 257, 310, 334-336, 339,

410-411

White H. C. ............................117-119, 411

Williamson O....54, 99, 104, 171-172, 177,

179, 180, 193, 272, 281

Wittgenstein L. ................. 9, 212, 299, 343

Woolcock M. ............ 7, 113, 131, 163, 411

Zafirovski M. ................................ 141, 411

Zarifian P. ..................... 377, 378, 382, 411

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 450

TABLE DES ILLUSTRATIONS

Schéma 1- Dialectique des axes.................................................................................... 31

Schéma 2- Le dispositif dynamique à trois pôles....................................................... 32

Schéma 3- Le cycle du crédit et la division des tâches au sein de la BLOM.......... 239

Schéma 4- Les niveaux de l’argumentation dans Foundations of Social Theory.. 336

Schéma 5- L’épistémologie binaire : Réflexion philosophique et sciences sociales

................................................................................................................................................ 340

Tableau 1 : Structure des revenus dans un jeu à deux joueurs.................................... 249

Tableau 2 : Structure des revenus dans un jeu à trois joueurs .................................... 251

Tableau 3 : Structure des revenus dans un jeu de sanction à deux joueurs ................ 254

Figure 1- La proposition macrosociale : le calvinisme favorise le capitalisme....... 76

Figure 2- Propositions aux niveaux micro et macro : l’influence de la doctrine

religieuse sur l’organisation économique............................................................................. 77

Figure 7- La triade interdite [ forbidden triad] .......................................................... 100

Figure 8- Degré de fermeture des réseaux :............................................................. 111

Figure 9- Les transitions [1] macro→micro ; [2] micro→micro ; [3] micro→macro

comme remplacement de l’explication holiste [4] macro→macro selon Coleman.......... 221

Figure 10- Relations des niveaux micro et macro dans l’émergence d’une norme

................................................................................................................................................ 265

Figure 11- Structures de relations entre acteurs qui possèdent des potentiels

différents pour l’émergence d’une norme.......................................................................... 266

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 451

TABLE DES MATIÈRES

SOMMAIRE................................................................................................................... 4

INTRODUCTION.......................................................................................................... 7

PREMIÈRE PARTIE- UNE HISTOIRE CONCEPTUELLE DU CAPITAL SOCIAL : « TRAVAIL » ET « INTERACTION » DANS LES THÉORIES SOCIALES DE JAMES S. COLEMAN ET DE JÜRGEN HABERMAS ................ 36

I - « TRAVAIL » ET « LIEN SOCIAL » DANS LA SOCIOLOG IE ÉCONOMIQUE CLASSIQUE....................................................................................................................... 42

A - Le travail et le lien social : objets économiques ou faits moraux ?............................ 46

1) De la division sociale du travail à la division du travail social................................ 47 a) De l’Economie Politique à la sociologie économique classique .................................................... 48 b) Division du travail et différenciation ............................................................................................. 53

2) Le fondement sacré de la morale : holisme méthodologique ou intersubjectivité ? 57 a) Coleman contre Durkheim : règles techniques et règles morales................................................... 58 b) Anomie, lien moral et communication........................................................................................... 62

B - Travail et rationalisation dans la théorie wébérienne................................................. 67

1) Travail, éthique protestante et ethos bourgeois........................................................ 68 a) Le travail comme vocation et les réseaux dans les sectes protestantes .......................................... 69 b) Intérêt, sanctions et structure des récompenses : Coleman et Weber............................................. 72

2) Deux lectures critiques de Weber : Quelle rationalité pour l’agir ?......................... 78 a) Causalité et « affinité élective » : rationalité et intentionnalité ...................................................... 80 b) Rationalité et agir communautaire : Weber revisité par Habermas ............................................... 82

Première considération intermédiaire : Quelles « structures » pour l’économie ? Sortir de la dichotomie holisme/individualisme méthodologique .............................. 88

II - RÉSEAUX, RESSOURCES SOCIALES ET FORMES DU CAPITAL : LIMITES DE LA DIMENSION « CAPITAL » DU CAPITAL SOCIAL ...... ................................ 92

A - Les liens sociaux et le marché du travail : Le capital social est-il un « capital » ?.... 96

1) Du capital humain au capital social ?....................................................................... 98 a) La force des liens faibles................................................................................................................ 99 b) Des ressources du réseau au « social capital » : Les normes en tant que capital social ............... 104

2) Le capital social et le capital humain : Les ressources dans les réseaux ............... 107 a) La définition fonctionnaliste du capital social : capital et bien public ......................................... 108 b) Le capital social comme ressource individuelle : retour aux réseaux .......................................... 114

B - Quelle approche du capital social ? Intérêt et pouvoir symbolique ......................... 121

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social » - Thèse AIX-MARSEILLE I– Décembre 2007 452

1) Le capital culturel et le capital social de Bourdieu ................................................ 122 a) Le capital social de Bourdieu est un « capital »........................................................................... 123 b) Pourquoi le capital social de Bourdieu dérange-t-il autant ? ....................................................... 128

2) Interactions médiatisées par l’« intérêt » ou par des « symboles » ? ..................... 134 a) MAUSS vs. Bourdieu : quel médium pour l’échange ? ............................................................... 135 b) Sortir les sciences sociales du paradigme de l’intérêt .................................................................. 140

Seconde considération intermédiaire : Quel bilan de la NES ? Élargir la définition de l’activité.................................................................................................................. 144

III - STRUCTURE ET LÉGITIMITÉ : RETOUR A LA PERSPEC TIVE ORIGINELLE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE ................. ....................................... 149

A - L’approche fonctionnaliste du capital social : La dimension sociale séparée des autres dimensions de l’« activité » ................................................................................. 152

1) L’engagement civique et le développement : Le cas de l’Italie............................. 152 a) Engagement civique et gouvernance démocratique : quels liens ? .............................................. 153 b) L’origine historique du développement : qu’en est-il du « travail » ? ......................................... 157

2) Développement économique, gouvernance démocratique et capital social : culture et structure .................................................................................................................. 163

a) « Que faire du capital social » ? ................................................................................................... 165 b) Redéfinition des frontières disciplinaires..................................................................................... 170

B - Problème de l’émergence d’un consensus normatif : structure et légitimité ........... 177

1) L’encastrement structurel et l’encastrement historique ......................................... 178 a) Critique du désencastrement : Hobbes au service des théories sous-socialisantes....................... 179 b) Encastrement et régulation : Légitimation et systèmes de valeurs............................................... 182

2) Le cadre institutionnel et le processus interactif d’une démocratie ....................... 186 a) Coleman et la socialisation du choix rationnel : De la philosophie morale de Rawls à la théorie sociale de Coleman .......................................................................................................................... 187 b) Le capital social comme cadre institutionnel : activité sociale et activité symbolique ................ 199

Troisième considération intermédiaire : Structure, communication et consensus : Quel cadre d’analyse ?............................................................................................... 204

BILAN DE LA PREMIÈRE PARTIE : LA THÉORIE SOCIALE À LA LUMIÈRE DE L’APPROCHE ERGOLOGIQUE ...................................................................... 213

DEUXIÈME PARTIE- ENQUÊTE SUR LE RECOUVREMENT DES DETTES DANS UNE BANQUE LIBANAISE : TRAVAIL ET COMMUNICATION ......... 217

IV - PROCÉDURES DE RECOUVREMENT DES CRÉANCES BANCAIRES À LA LUMIÈRE DU « MODÈLE » GÉNÉRAL DE COLEMAN : CAPITAL SOCIAL ET RISQUE DU CRÉDIT ..................................................................................................... 229

A - Le capital social et la production des règles de l’action collective .......................... 230

1) Présentation de la BLOM : Le DRD et son environnement financier ................... 231 a) Globalisation, standardisation et gestion traditionnelle ............................................................... 232

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b) Modalités et déroulement de l’enquête ........................................................................................ 235 c) Objectifs de l’enquête : « Travail », « communication » et « langage » dans la régulation de l’action collective............................................................................................................................. 240

2) L’émergence d’un accord normatif sur l’action selon le modèle colemanien ....... 243 a) Reformulation du « problème de Hobbes » en termes de « droits » ............................................ 244 b) Problème des biens publics d’ordre deux et émergence des normes ........................................... 250

B - Les réseaux sociaux et la communication dans la gestion du risque : sortir du cadre interactionniste ............................................................................................................... 257

1) L’ancrage communicationnel et la fondation analytique chez Coleman ............... 259 a) Le rôle de la communication et du consensus intersubjectif ........................................................ 261 b) Les interactions médiatisées par l’intérêt : L’absence de la parole.............................................. 267

2) Continuité entre la gestion formelle et la gestion informelle : sortir du cadre fonctionnaliste ............................................................................................................ 276

a) Le problème informationnel : l’environnement financier de la BLOM favorise les comportements opportunistes .................................................................................................................................... 277 b) Les approches instrumentales de l’encastrement ......................................................................... 281

Quatrième considération intermédiaire : Introduire la communication par le langage ordinaire dans l’organisation de l’activité.................................................. 290

V - LE « PROJET » COLEMANIEN ET L’AGIR COMMUNICATIO NNEL : ACTIVITÉ SYMBOLIQUE ET ACTIVITÉ SOCIALE ............ ................................. 297

A - La réflexivité de la théorie sociale : quelles structures pour la connaissance.......... 302

1) Dériver les structures de l’action de « l’utilité pratique » de la théorie ................. 305 a) Critique colemanienne des sciences non-réflexives..................................................................... 308 b) Instrumentalisme transcendantal de la connaissance théorique ................................................... 311

2) Utilité instrumentale ou réflexion moralo-pratique ?............................................. 315 a) Théorie traditionnelle et théorie réflexive.................................................................................... 316 b) Travail/interaction comme deux cadres catégoriels de la connaissance : La théorie comme émancipation .................................................................................................................................... 320

B - Dispositif à deux pôles : sciences sociales et philosophie moralo-pratique............. 324

1) Introduction de la parole dans les interactions....................................................... 325 a) L’activité discursive comme activité de régulation...................................................................... 325 b) Quelle représentation de l’acteur théorique ? .............................................................................. 327

2) Théorie de l’action et philosophie moralo-pratique............................................... 329 a) La pragmatique universelle de Habermas : une épistémologie binaire ........................................ 331 b) Les deux niveaux argumentatifs dans la théorie sociale de Coleman .......................................... 335 c) Pour une théorisation ancrée dans une pratique « faite de gestes ».............................................. 340

Cinquième considération intermédiaire : L’introduction du pôle des savoirs investis dans l’activité (pour une démarche ergologique) ..................................................... 344

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VI - LA PRODUCTION DES RÈGLES DE L’ACTION SOCIALE : L’ACTIVITÉ DU DÉPARTEMENT DE RECOUVREMENT ENTRE AUTONOMIE, HÉTÉRONOMIE ET DISCRÉTION ............................................................................ 350

A - Le rôle du langage dans la coordination des plans d’action : Le DRD comme espace de dialogue ..................................................................................................................... 352

1) Le formel et l’informel dans un rapport dialectique .............................................. 353 a) Dialectique de l’axe historique et de l’axe anthropologique ........................................................ 355 b) Dialectique du général et du particulier : travail et interaction .................................................... 359

2) Prescriptions et re-normalisation dans l’activité du crédit..................................... 364 a) Le DRD comme espace de travail à faible niveau de prescription............................................... 365 b) Des ressources sociales aux ressources langagières..................................................................... 371

B - Continuité entre l’agir tourné vers le succès et l’agir tourné vers l’intercompréhension : le travail comme espace d’entente ............................................ 376

1) L’activité industrieuse et l’activité symbolique..................................................... 377 a) La continuité entre l’action orientée vers le succès et l’action orientée vers l’intercompréhension illustrée par des exemples ................................................................................................................ 378 b) Les deux niveaux de coordination dans la régulation de l’activité de recouvrement................... 382

2) Les sphères de l’autonomie et de l’hétéronomie.................................................... 385 a) Le travail comme « usage » : Entre autonomie et hétéronomie ................................................... 386 b) Gestion réelle du risque : prescription et responsabilité des agents ............................................. 389

CONCLUSION........................................................................................................... 395

BIBILIOGRAPHIE ................................................................................................... 399

Annexe I ..................................................................................................................... 412

Annexe II.................................................................................................................... 420

Annexe III .................................................................................................................. 427

Annexe IV................................................................................................................... 441

Index ........................................................................................................................... 446

TABLE DES ILLUSTRATIONS .............................................................................. 450

TABLE DES MATIÈRES ......................................................................................... 451

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Nizar HARIRI – « Une approche critique du capital social : Travail et interaction dans la théorie sociale » - Décembre 2007

Résumé

Comment les membres d’un groupe peuvent-ils aboutir, à travers un processus décentralisé de décision, à un accord normatif sur l’action collective ? Le problème sociologique des normes trouve son équivalent en économie dans l’échec de l’offre des biens publics. Notre thèse présente une reconstruction des liens entre l’économie et la sociologie en s’appuyant sur le concept de capital social. En plus de l’intérêt matériel, le langage ordinaire se révèle comme medium des interactions sociales. Nous confrontons l’approche instrumentale de J. S. Coleman et la sociologie critique de J. Habermas aux problèmes de coordination dans le milieu du travail. A l’aide d’une enquête sur le recouvrement des créances bancaires, nous apportons une réponse ergologique à la question de la régulation sociale. En passant du langage ordinaire au langage professionnel, nous posons l’activité industrieuse et l’activité discursive comme cadres pertinents pour l’analyse pluridisciplinaire de l’action collective.

A critical approach to social capital: labor and interaction in social theory

Summary

How can the members of a group reach a normative agreement on collective action through a decentralized process of decision? The sociological problem of social norms is certainly related to the economical problem of supply of public goods. This study deals with many aspects of social interactions and leads to a critical review of the concept of social capital. Since interest is not the unique principle of action, ordinary language is a crucial medium in social interactions. The instrumental approach of J. Coleman and the critical sociology of J. Habermas will be confronted with the problem of coordination of action in professional work. Foundations of social theory can best be studied through survey research methods in a single place of work: debt recovery in a Lebanese bank. We conclude that industrious activity and discursive activity are the two categories for any multidisciplinary analysis of collective action.

Doctorat de Sciences économiques

Mots-clés : action collective ; norme ; bien public ; confiance ; valeurs ; capital social ; agir communicationnel ; travail ; interaction ; recouvrement des dettes ; consensus.

UNIVERSITE AIX-MARSEILLE I – UNIVERSITE DE PROVENCE

UFR CIVILISATIONS ET HUMANITÉS

Ecole Doctorale : Cognition, Langage, Education

Département : Institut d’Ergologie