2 Mercredi 14 Février 2018 Les coulisses d'unesuccession ...€¦ · Il officiera aux côtés de...

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Pg Journal Pg Dossier Mercredi 14 Février 2018 OfeilliOnde j_ ecoùtenLreprise 2 1 / 3 Les coulisses d'une succession A empoisonnee a la tete d'Engie Le conseil d'administra- tion d'Engie devait proposer, mardi 13 février, la nomination de Jean-Pierre Clamadieu comme administrateur Le patron du chimiste Solvay succédera à Gérard Mestrallet à la présidence de l'énergéticien. Il sera en tandem avec la directrice générale, Isabelle Kocher Cette dernière, qui espé- rait devenir la première femme PDG du CAC 40, s'est retrouvée au coeur d'une violente campagne de déstabilisation Mme Kocher dispose encore de deux ans pour mener à bien la mue d'Engie en champion de la transition énergétique La bataille d'Engie: coups bas, sexisme et boules puantes Un nouveau binôme présidera aux destinées de l'énergéticien français. En mai, Jean-Pierre Clamadieu remplacera Gérard Mestrallet au poste de président. Il officiera aux côtés de la directrice générale, Isabelle Kocher, qui souhaitait exercer les deux fonctions JEAN-MICHEL BEZAT, ISABELLE CHAPERON ET NABIL WAKIM Le gouvernement a tranché : Jean-Pierre Clamadieu sera le prochain président non exécu- tif du conseil d'administration d'Engie (ex-GDF Suez). Le « board » du géant énergétique devait en effet proposer, mardi 13 février, la nomination du patron du groupe chimique belge Solvay comme administrateur, en vue de son intronisation à l'issue de l'assemblée générale du 18 mai 2018, date à laquelle s'achève le mandat de Gérard Mestrallet, 6g ans, l'actuel président. Cet industriel re- connu, âgé de 59 ans, formera un nouveau tandem avec Isabelle Kocher, 51 ans, la direc- trice générale du groupe depuis le 3 mai 2016. Pour son entourage, il s'agit d'une bonne nouvelle. Les deux dirigeants se connais- sent de longue date et s'apprécient. Pour autant, l'arrivée de M. Clamadieu, aux com- pétences très opérationnelles, pourrait constituer une menace pour Mme Kocher, dont le mandat s'achève dans deux ans. Le temps qu'il lui reste pour prouver qu'elle a réussi le virage stratégique engagé en 2015 : sortir en partie des énergies fossiles et de la production d'électricité soumise aux ris- ques du marché pour développer les renou- velables, les réseaux intelligents et les servi- ces énergétiques. En cas d'échec de sa «stra- tégie de l'énergie trois D» (décarbonée, dé- centralisée et digitalisée), M. Clamadieu offrirait une alternative très crédible. Un déchaînement de haine Longtemps, Mme Kocher, qui avait été mise sur orbite dès novembre 2014 par Gérard Mestrallet pour prendre sa succession, a es- péré réunir les fonctions de présidente et de directrice générale, pour devenir la pre- mière femme PDG du CAC 40. L'Etat, qui dé- tient encore 24,1 % du capital d'Engie, en a décidé autrement. Parce que « Macron ne l'aime pas », comme le susurre depuis des mois le très courtisan microcosme pari- sien ? Parce qu'elle gère mal l'entreprise, comme ses détracteurs l'assurent ? Par sexisme ordinaire, alors qu'elle est la seule femme à diriger un groupe du CAC 40 ? Une chose est sûre. Depuis des mois, le Tout-Paris des affaires contemple avec un effarement teinté de voyeurisme les con- flits qui déchirent Engie. Un fin connais- seur des intrigues du capitalisme français l'avoue : jamais en quarante ans il n'avait vu un tel déchaînement de passions et de haine. Ciblée par une campagne de dénigre- ment, trahie dans son intimité par des let- tres anonymes, attaquée sur sa vie privée, la directrice générale sort de cette bataille af- faiblie, marquée. Le 12 décembre 2017, elle a déclaré au comité des nominations d'Engie qu'elle ne voulait pas « revivre deux années comme celles que je viens de vivre ». Comprenez une bataille rangée avec le président. La lune de miel avec M. Mestrallet aura, en effet, été de courte durée. Très vite, celui qui a bâti le groupe à partir de l'ex- compagnie financière de Suez n'a pas sup-

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    OfeilliOnde j_

    ecoùtenLreprise 2 1 / 3

    Les coulisses d'une successionAempoisonnee a la tete d'Engie

    Le conseil d'administra-tion d'Engie devaitproposer, mardi 13 février,la nomination deJean-Pierre Clamadieucomme administrateur

    Le patron du chimisteSolvay succédera à Gérard

    Mestrallet à la présidencede l'énergéticien. Il sera entandem avec la directricegénérale, Isabelle Kocher

    Cette dernière, qui espé-rait devenir la premièrefemme PDG du CAC 40,s'est retrouvée au coeur

    d'une violente campagnede déstabilisation

    Mme Kocher disposeencore de deux ans pourmener à bien la mued'Engie en champion dela transition énergétique

    La bataille d'Engie:coups bas, sexismeet boules puantes

    Un nouveau binôme présidera aux destinéesde l'énergéticien français. En mai, Jean-Pierre Clamadieuremplacera Gérard Mestrallet au poste de président.Il officiera aux côtés de la directrice générale, Isabelle Kocher,qui souhaitait exercer les deux fonctions

    JEAN-MICHEL BEZAT,

    ISABELLE CHAPERONET NABIL WAKIM

    Le gouvernement a tranché :Jean-Pierre Clamadieu sera leprochain président non exécu-tif du conseil d'administrationd'Engie (ex-GDF Suez). Le« board » du géant énergétique

    devait en effet proposer, mardi 13 février, lanomination du patron du groupe chimiquebelge Solvay comme administrateur, en vuede son intronisation à l'issue de l'assembléegénérale du 18 mai 2018, date à laquelles'achève le mandat de Gérard Mestrallet,6g ans, l'actuel président. Cet industriel re-connu, âgé de 59 ans, formera un nouveautandem avec Isabelle Kocher, 51 ans, la direc-trice générale du groupe depuis le3 mai 2016.

    Pour son entourage, il s'agit d'une bonnenouvelle. Les deux dirigeants se connais-sent de longue date et s'apprécient. Pourautant, l'arrivée de M. Clamadieu, aux com-pétences très opérationnelles, pourrait

    constituer une menace pour Mme Kocher,dont le mandat s'achève dans deux ans. Letemps qu'il lui reste pour prouver qu'elle aréussi le virage stratégique engagé en 2015 :sortir en partie des énergies fossiles et de laproduction d'électricité soumise aux ris-ques du marché pour développer les renou-velables, les réseaux intelligents et les servi-ces énergétiques. En cas d'échec de sa «stra-tégie de l'énergie trois D» (décarbonée, dé-centralisée et digitalisée), M. Clamadieuoffrirait une alternative très crédible.

    Un déchaînement de haineLongtemps, Mme Kocher, qui avait été misesur orbite dès novembre 2014 par GérardMestrallet pour prendre sa succession, a es-péré réunir les fonctions de présidente et dedirectrice générale, pour devenir la pre-mière femme PDG du CAC 40. L'Etat, qui dé-tient encore 24,1 % du capital d'Engie, en adécidé autrement. Parce que « Macron nel'aime pas », comme le susurre depuis desmois le très courtisan microcosme pari-

    sien ? Parce qu'elle gère mal l'entreprise,comme ses détracteurs l'assurent ? Parsexisme ordinaire, alors qu'elle est la seulefemme à diriger un groupe du CAC 40 ?

    Une chose est sûre. Depuis des mois, leTout-Paris des affaires contemple avec uneffarement teinté de voyeurisme les con-flits qui déchirent Engie. Un fin connais-seur des intrigues du capitalisme françaisl'avoue : jamais en quarante ans il n'avait vuun tel déchaînement de passions et dehaine. Ciblée par une campagne de dénigre-ment, trahie dans son intimité par des let-tres anonymes, attaquée sur sa vie privée, ladirectrice générale sort de cette bataille af-faiblie, marquée. Le 12 décembre 2017, elle adéclaré au comité des nominations d'Engiequ'elle ne voulait pas « revivre deux annéescomme celles que je viens de vivre ».

    Comprenez une bataille rangée avec leprésident. La lune de miel avec M. Mestralletaura, en effet, été de courte durée. Très vite,celui qui a bâti le groupe à partir de l'ex-compagnie financière de Suez n'a pas sup-

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    Mercredi 14 Février 2018

    Ofeii.ecoùtLreprise 2 2/3porté, une fois Mme Kocher intronisée, de neplus être convié aux réunions, d'être tenu àl'écart des décisions, de voir sa garde rap-prochée évincée. «Elle m'a privé du plaisir delui faire plaisir», confie alors l'ours blessé àses proches. Le 19 décembre 2016, après laparution d'articles de presse évoquant unclimat dégradé au sein de l'état-major d'En-gie, Mme Kocher écrit à l'Autorité des mar-chés financiers pour dénoncer une tenta-tive de déstabilisation. « ne suis pas pa-rano, mais pas naïve non plus », déclare-t-elle alors à Paris Match.

    Lors des dîners en ville, les barbons de l'es-tablishment s'indignent : comment unemère de famille de cinq enfants peut-elle di-riger une multinationale ! «En interne, desrumeurs malveillantes ont couru sur ses rela-tions avec Mestrallet, puis Thierry Lepercq,quand ce dernier a été nommé au comex dugroupe après avoir vendu à Engie sa sociétéSolairedirect. C'était du grand n'importequoi, raconte avec amertume une quadra,ancienne de la maison. Elle fait partie de lagénération des femmes qu'on accuse de cou-cher pour expliquer leur succès. Et nous quiavons dix ans de moins, on nous voit commedes quotas... »

    Début janvier 2017, les dissensions au som-met éclatent au grand jour. Mme Kocher dé-barque du jour au lendemain Sandra Lagu-mina, directrice générale adjointe d'Engie,ex-membre du cabinet de Laurent Fabius àBercy, l'une des huit prétendants qui ontconcouru à la succession de M. Mestralleten 2014. «Sandra Lagumina critiquait en per-manence la stratégie d'Isabelle Kocher sur legaz naturel, en interne et en externe. Cela nepouvait pas durer», témoignent de nom-breux cadres d'Engie.

    Mais cette éviction est montrée du doigtcomme la preuve du management muscléd'Isabelle Kocher, dûment étiquetée «laThatcher du business ». M. Mestrallet se dé-solidarise de la directrice générale en lan-çant lui-même les invitations pour le potd'adieu de Mme Lagumina.

    A dire vrai, ce n'est pas la première foisqu'un dirigeant d'Engie est viré à la hus-sarde. Pour faire place à Mme Kocher,en 2014, Jean-François Cirelli - alors nu-méro deux d'Engie - avait été dépouillé deson mandat social par le conseil d'adminis-tration. Du brutal, diraient les Tontons flin-gueurs. A l'époque, l'ancien patron de Gazde France avait le soutien d'Emmanuel Ma-cron, le ministre de l'économie, mais celan'avait pas suffi.

    Le poison de la rumeurL'éviction de Mme Lagumina est très malprise par les anciens de Gaz de France. Désor-mais, les missiles pleuvent. Jusque sur la vieprivée de la directrice générale. Mme Kocher-qui n'a pas souhaité nous recevoir pour cetteenquête - refuse qu'on évoque ce sujet.

    Elle a adressé au Monde, le 9 février, uncourrier dans lequel elle invoque l'arti-cle 226-1 du code pénal pour poursuivre« toute personne qui porterait atteinte àmon intimité et à ma vie privée ». Un soutien

    de Mme Kocher s'agace : «Quand les patronsmasculins du CAC 4° divorcent, s'offrent des5 à 7 avec leur dircom ou leur secrétaire, per-sonne n'en parle. Pourquoi vous ne la laissezpas tranquille ? »

    Mme Kocher a refait sa vie avec un associéque le cabinet de chasseur de têtes EgonZehnder avait diligenté chez Engie dans lecadre de la mission confiée en juillet 2014par le comité des nominations du conseild'administration pour évaluer les préten-dants au trône. Le cabinet a ensuite été re-tenu par l'énergéticien pour d'autres mis-sions, notamment pour préparer la réorga-nisation d'Engie en 24 «business units »mise en place en 2015. A la clé, des contratstotalisant plusieurs millions d'euros.

    Sur ces liens d'affaires, Mme Kocher me-nace de poursuivre en diffamation «qui-conque laisserait supposer que ces relationsaient pu avoir une influence sur la signaturede certains contrats » par Engie.

    Selon les précisions fournies au Mondepar Olivier Baratelli, l'avocat d'Engie, lesmissions d'Egon Zehnder se sont achevéesen avril 2016. Ce n'est qu'un an plus tard quele conseil d'administration a été saisi du su-jet. Le 26 avri12017, en effet, M. Mestrallet etMme Kocher ont cosigné une lettre adresséeau « board » dans laquelle ils assurent qu'iln'y a pas eu de conflit d'intérêts lié à la rela-tion privée qui s'est nouée entre Mme Ko-cher et un associé d'Egon Zehnder, «posté-rieurement à la décision du conseil d'admi-nistration de nommer Mme Kocher directricegénérale déléguée ».

    «Les administrateurs ont été informés queles conditions dans lesquelles les contratsavec Egon Zehnder ont été passés par legroupe Engie, qui collabore régulièrementavec ce cabinet depuis 1993, ont été parfaite-ment conformes dans leurs conditions d'at-tribution, comme dans leur déroulement,aux règles de passation des contrats et demise en concurrence appliquées par la direc-tion des achats et la direction des ressourceshumaines du groupe Engie », indique le co-fondateur du cabinet Lombard Baratelli, quia réalisé l'expertise juridique concluantqu'« aucun conflit d'intérêts ne peut être allé-gué, suspecté ou prétendu ». En parallèle, le5 avri12017, le compagnon de Mme Kocher arejoint un autre cabinet de recrutement.

    Comment tuer la rumeur? Engie a choiside ne pas communiquer sur ces conclu-sions. Les soupçons, eux, n'en finissent pasd'empoisonner les conversations. Le veninest savamment distillé, y compris à traversdes lettres anonymes. Des corbeaux se pré-sentant comme un collectif de cadres d'En-gie ont ainsi photocopié et diffusé des pa-ges provenant de carnets Moleskine danslesquels Mme Kocher aurait consigné descomptes rendus de ses rencontres profes-sionnelles ou des réflexions personnelles.

    Au même moment, celle qui assure avoirdes nerfs d'acier doit faire face à une atta-que sur un autre front. Celui de sa stratégie.Au début de 2017, l'énergéticien allemandRWE s'interroge sur l'avenir de sa participa-tion dans Innogy, la filiale dans laquelle il aregroupé ses activités dans les énergies re-

    nouvelables. Quand Emmanuel Macron estintronisé en mai à l'Elysée, les banquiersd'affaires se ruent à l'assaut du gouverne-ment afin de prôner la création d'un cham-pion franco-allemand.

    M. Mestrallet rêve aussi d'une grande fu-sion. Mme Kocher mène la réflexion, maisconclut qu'une opération serait trop chère,trop risquée. L'éviction, plusieurs mois plustard, en décembre, de Peter Terium, le pa-tron d'Innogy, à la suite d'un avertissementsur les résultats, semble plutôt lui donnerraison.

    Style rouleau compresseurMais à ce moment-là, le gouvernement adéjà fait son choix. Début décembre, BrunoLe Maire, le ministre de l'économie, a per-sonnellement prévenu Mme Kocher qu'ellen'aurait pas la présidence d'Engie. Depuisdes mois, l'ingénieure du Corps des minesmène une campagne intense. Celle qui n'estpas une femme de réseau a mobilisé deslobbyistes, tenté de rallier à sa cause des ca-pitaines du CAC 40 ou des figures de la viepolitique. Son style rouleau compresseurest modérément goûté. «Elle n'est pas par-venue à nouer une relation de confiance avecson actionnaire principal. Elle qui a une in-telligence analytique remarquable, manquecruellement de sens tactique», commenteun pilier du capitalisme français.

    Même après le verdict de Bercy, elle neveut pas s'avouer battue. Elle fonce à Mati-gnon. En marge du One Planet Summit, or-ganisé le 12 décembre par le chef de l'Etatpour relancer la dynamique des accords deParis, elle tente de prendre à part Emma-nuel Macron. Le président la renvoie vers lesecrétaire général de l'Elysée. Le même jour,le comité des nominations valide le main-tien d'une gouvernance dissociée. Vailleque vaille, Isabelle Kocher bataille toujours :elle tente d'obtenir un droit de regard sur lenom de son prochain président. Elle finirapar être recadrée par M. Le Maire.

    Désormais, chacun joue l'apaisement. Lespouvoirs publics assurent que la dirigeantea leur soutien. Que le maintien de la disso-ciation n'est pas un désaveu mais un choixde gouvernance. En attendant, les réseauxféminins qui débattent de Numéro une, ledernier film de la réalisatrice Tonie Mars-hall, relatant la tumultueuse conquête dupouvoir menée par une dirigeante incarnéepar Emmanuelle Devos pour devenir la pre-mière femme PDG du CAC 40, savent à quois'en tenir. La fiction n'arrive pas à la chevillede la réalité..

    LES CHIFFRES

    153 000C'est le nombre de salariés dugroupe, présent dans 70 pays,dont 72000 en France et 17000en Belgique

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    Mercredi 14 Février 2018

    Ofei.,,eco ùz. entreprise 2 3 / 3

    66C'est en milliards d'euros lechiffre d'affaires réalisé en 2016

    24,1 %C'est le capital d'Engie encoredétenu par l'Etat français,qui a déjà annoncé son intentionde vendre une partie de cetteparticipation