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collection

« PLUME »

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DE LA MÊME AUTEURE

La Malentendue, roman.Montréal, la Pleine Lune, 1983.

La Maison du remous, roman.Montréal, la Pleine Lune, 1986.

L’Enfant de la batture, roman.Montréal, la Pleine Lune, 1988.

Lettres à cher Alain.Montréal, la Pleine Lune, 1990.

Les Inconnus du jardin, roman.Montréal, la Pleine Lune, 1991.

Les Oiseaux de Saint-John Perse, roman.Montréal, la Pleine Lune, 1994 ; Bibliothèque québécoise, 2001.

Prix du Gouverneur général, 1995.

La Chanson de Violetta, roman.Montréal, la Pleine Lune, 1998.

Une folie sans lendemain, récit,Montréal, la Pleine Lune, 2002.

La Fiancée de God, roman,Montréal, la Pleine Lune, 2005.

L’Hystérie de l’ange, roman,Nicole Houde et Laure Muszynski,

Montréal, la Pleine Lune, 2005.

Je pense à toi, roman,Montréal, la Pleine Lune, 2008.

Bancs publics, contes et récits,Montréal, la Pleine Lune, 2010.

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Éditions de la Pleine Lune223, 34e AvenueLachine (Québec)H8T 1Z4

www.pleinelune.qc.ca

Couverure et mise en pagesFolio infographie

Œuvre en couverture© Denis St-Pierre, Le double et son ombre II,aquarelle et encre, 2008.

Photo de l’auteureJosée Lambert

Diffusion pour le Québec et le CanadaDiffusion DimediaCourriel : [email protected]

Diffusion pour la FranceDistribution du Nouveau-MondeCourriel : [email protected]

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Nicole Houde

portraits d’anciennes jeunes filles

roman

Pleine lune

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La Pleine Lune remercie le Conseil des Arts du Canada ainsi que la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour leur soutien financier.

ISBN PAPIER 978-2-89024-218-0ISBN PDF 978-2-89024-226-5ISBN ePUB 978-2-89024-227-2

© Les Éditions de la Pleine Lune 2012Dépôt légal : 3e trimestre 2012Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canad

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chapitre 1

Je me suis assise sur un banc, rue Saint-Denis. Première fois, Montréal. Ça ne ressemble pas à ce qu’on m’avait décrit. Je pense : « Qu’est-ce que je fous ici ? » Mais je sais pourquoi. Ce procès que j’ai subi, tantes, père et mère inclus, ce procès qui tournait autour d’une phrase : « Pourquoi tu ne viens jamais à bout de ce que tu commences ? » Je n’avais pas terminé le cégep, pas terminé le cours d’arts visuels, pas question que je dessine en tenant compte des règles de la perspective, pas question de perspective tout simplement. Avant le procès, il y avait eu l’avortement et la rupture avec mon chum. Éric Bouchard, ce nom-là, je ne voulais plus jamais l’entendre. Au diable, le village, au diable, la parenté et les supposés amis. Partir, c’était devenu une obsession. Recom-mencer et n’avoir personne pour me claironner que je ne me rendrais pas jusqu’au bout.

Un homme bizarre aux souliers délacés s’est installé près de moi et me détaille sous toutes mes coutures. Rien à voir avec Éric qui est grand, musclé et d’une beauté mièvre. À cette époque, je n’aurais jamais osé penser « beauté mièvre ». Il fallait que je parte du village sinon j’aurais fini par en mourir, de l’ennui, de la poussière sur

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toutes les faces, sur tous les objets, pas de lumière nulle part. Et je m’étais dit : « J’irai à Vancouver. » Il fallait aller le plus loin possible. Il fallait ne connaître personne et marcher dans les rues en toute liberté, sans me cogner à quelqu’un qui me sortirait le refrain des mâles en chaleur : « Viens coucher avec moi. » J’avais mon voyage de ce genre de relations, c’était full plate, toujours pareil. J’étais partie pour ça aussi. Pour être libre.

Je le répète tout haut « être libre », et l’homme bizarre m’écoute. Je ne veux pas qu’il m’adresse la parole. La paix, c’est tout ce que je désire. Les feuilles des arbres jaunissent. Je sens la couleur jaune s’étendre en moi. Comme si le soleil s’étirait au bout de mes doigts. Ça me fait sourire. J’aime peindre comme ma grand-mère qui dessinait sur des cartons ; l’œuvre d’art de ma grand-mère, c’était surtout son jardin où elle créait avec des fleurs des agencements inattendus. J’avais de l’af-fection pour elle qui s’en est allée plus loin que moi, un tas de cendres dans une urne enfouie dans le cimetière du village, près de la tombe de son mari. Grand-père inconnu, enterré depuis longtemps. Pas une célébrité, juste un bûcheron. Avant, les hommes de chez nous étaient des gars de chantier. Je ferme à clef ma mémoire, au diable les souvenirs. Tout ce que je suis, tout ce que j’ai fait jusqu’ici de super ou de niaiseux, est incrusté dans ce village de tueurs, ce village étouffant. Je me mets à trembler comme une enfant. L’homme bizarre me regarde, il m’emmerde. Je vais me lever et prendre le prochain autobus sur Saint-Denis.

Il ne m’a pas suivie. Je suis libre, libre comme une soustraction qui s’emballe et va aboutir à

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zéro. Mercredi, aujourd’hui. Avec plein d’au-tomne dedans. Même que les gens ont une tête d’au tomne, sourire gris, yeux vissés au plancher de l’autobus. Je débarque et vais m’asseoir sur un banc, dans un parc. Me faire des copains, surtout ne pas rencontrer ma tante Joséphine, la seule personne que je connais dans cette ville. J’ai loué un deux et demi dans la 7e Avenue, près de Saint-Michel. De l’argent que j’ai économisé en jouant à la caissière dans un Maxi. Pas une fortune, je devrai chercher du travail d’ici deux mois. Pour l’instant, je n’appartiens pas encore à Montréal, je suis arrivée ce matin. Avec une tête d’automne, un sourire gris. Pendant deux mois, je vais être en visite, examiner du nouveau. Peut-être chanter quelque part. J’ai une jolie voix, j’ai apporté ma guitare. Peu de bagages, mais ma guitare, c’est un peu beaucoup mon cœur. Quand des couleurs me viennent à l’idée, je les dépose sur une toile ou, du bout des doigts, je pince les cordes de ma guitare.

Cet emmêlement du rouge et du jaune dans le feuillage d’un érable, ça me fait du bien. Je vais acheter demain des pinceaux, un chevalet, des toiles. Dans mon petit deux et demi, je serai libre quelque chose de rare, peindre ce que je vais découvrir, les visages et les paysages et les fan-tômes de Montréal ; des fantômes, il y en a par-tout, s’agit d’avoir les yeux ouverts quand la soirée avance. Pour commencer, il faudra avoir l’impression que tout est grand. Donc, oui, dans mon grand deux et demi, je ferai vibrer de grands soleils et de grands orages sur de grandes toiles, y croire, oui, la liberté va s’approcher de moi,

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depuis vingt-deux ans que je l’attends, ça serait le moment. J’ai maintenant une tête de prin-temps et je respire profondément. Il y aura full couleurs et full musique dans mon avenir.

L’homme bizarre est encore là. Je lui demande s’il m’a espionnée. Il a marché au hasard. Lui, c’est ce qu’il est, un marcheur. Il s’appelle Julien. Je lui réponds que mon nom à moi, c’est Jonas-dans-la-baleine, et je ris. Une niaiserie de temps en temps, ça fait pas de tort. Lui, il veut savoir mon nom pour vrai. Josée en toutes saisons. Je ne lui en dirai pas plus. Bonjour, monsieur Julien Bizarre, je fous le camp et j’es-père bien ne pas vous revoir.

Dans mon deux et demi, je retrouve ma gui-tare et plusieurs pinceaux rangés dans mes bagages. Je suis tellement seule, soudain, que ça creuse un vide qui me donne la nausée. Je désire qu’un homme me serre dans ses bras. N’importe lequel entre vingt ans et trente ans. Ma mère m’a avertie combien de fois : « Toi, tu risques de tomber en amour avec n’importe qui. Tu veux trop. » Oui, je veux trop, je veux naïvement, je veux démesurément. Mais pas si naïve que ça. Je suis jolie, je le sais et je n’en fais pas une maladie.

Ma guitare plaquée contre moi me procure un peu de douceur. Je pince les cordes, je me mets à chanter « Lucille ». Pour ma grand-mère qui est peut-être un peu là. Pour ma grand-mère à qui je ressemble, mêmes cheveux noirs, même regard vert. Ses cheveux n’ont blanchi que vers la fin, à l’hôpital. Elle dessinait en imitant des modèles. Quand j’aperçois une fleur, c’est tou-jours à elle que je pense.

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Puis, je chante plus fort « I will survive ». Dans quelques années, je serai peut-être un peintre célèbre. Petite, j’avais déjà le cœur sur la main. Je vais le leur montrer, mon cœur ; il s’élance au bout de mes doigts, il s’enflamme et des choses qui n’ont rien d’ordinaire s’étalent sur mes toiles.

Je vais dormir tôt, ce soir. Je mange un sand-wich en buvant un coke.

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Deuxième jour. Une seconde, j’ignore où je suis. En ballant entre Saint-Fulgence et ici, un deux et demi dans une 7e Avenue de Vancouver ou de Montréal.

Je m’imagine semblable à l’un des person-nages de Jean-Guy Barbeau, ces êtres émergeant de formes géométriques dans un décor glacé ou estival. Le meilleur peintre de la région, celui qui m’a le plus influencée. Je vais obéir à ses conseils : observer, écouter et m’imprégner de la présence des autres pour deviner les couleurs qui couvent en eux. Enfin, je vais me trouver un chum, conseil qui vient de moi-même, c’est bon quand quel-qu’un bouge au-dedans de soi. Sève, c’est le mot qui me convient le mieux actuellement. Bouger dans tous les sens. Je vais jaillir de moi-même comme un matin bleu pâle, comme un poème qui s’écrit dans l’odeur des roses sauvages. Ce matin, c’est ce que je suis, un massif de roses sauvages. Il y a des jours où je me réveille avec des idées comme ça, un peu détraquées.

Je déjeune. J’improvise ensuite un chevalet avec un lutrin laissé là par le locataire précédent

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et pose dessus une toile. Puis j’esquisse les contours de quelques roses. Lentement. Il ne faut pas aller trop vite, pas gaspiller le plaisir d’étendre la couleur et d’éprouver sa chaleur. Il y a du chaud et du froid dans les couleurs. Surprenant, les roses se mettent à avoir des yeux comme pour me guetter. Ou peut-être que le mois d’octobre ne leur plaît pas trop, peut-être que les roses en ont marre d’être des roses et qu’elles ont envie de déguerpir à Vancouver. Sacré problème, à Vancouver, on parle anglais, et mes roses ne doi-vent pas être bilingues, comme moi ! Je déconne, j’aime ça, me mettre à déconner, qu’est-ce que je deviendrais si je ne déconnais pas de temps en temps ? Une adulte, affirmerait ma mère. Y en a marre des adultes pognés dans leurs religions métalliques, y en a marre des Éric Bouchard à qui ça prend un 4X4 pour se croire vivant ! Les adultes niaisent derrière un masque collé sur leur face, profèrent des demi-vérités, des proverbes et des histoires empruntés à leurs ancêtres qui ont le dos large. Moi, je serai tout, une fillette attar- dée, un crocodile, un éléphant, mais surtout pas une adulte ! Ces gens-là ont déjà un cimetière dans l’âme. Mes chères roses, nos voisins fabri-quaient leur cimetière avec des gestes d’assassins, ils épaulaient leur carabine et tiraient sur des corneilles et sur des écureuils, quand ce n’était pas sur des marmottes. Et ça se prétendait adulte ! J’en avais assez de cette gang de menteurs !

Ma toile va sécher. Et toi, ma couleuvre colère, pourras-tu sécher tes larmes ? Néces- saire de pleurer, nécessaire de se maquiller pour paraître plus calme qu’un lama las devant ces

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jeunes que j’aborderai tantôt. J’apporte ma guitare.

Près de chez moi, rue Masson, il y a un tas de centenaires et de mamans qui conduisent des poussettes. Assise sur un banc, je cherche des filles et des gars pas trop vieux, la vingtaine. Un garçon s’amène, il est beau, vraiment beau rare, attention, je tombe en amour si rapidement que j’accumule les cercueils de ce côté-là, parabole de ma mère. Il débite son refrain de mâle éperdu, « Ah ! Que vous êtes ravissante ! » et s’intéresse à mes activités. C’est évident, je joue de la guitare. Il m’invite à boire un café dans un restaurant, Le Lézard. J’accepte.

« Toi, tu viens pas d’ici ? » Bien sûr, je viens d’ailleurs, de ma grand-mère aux yeux verts, et toi ? Ma réplique lui a coupé la parole. La ser-veuse s’informe en déposant deux tasses de café sur la table : « Vous êtes musicienne ? » Je lui souris. « Oui, et je chante aussi. » Je lui promets de m’exécuter demain soir devant les clients. Ébloui, mon séducteur. Il me propose une pro-menade dans le quartier et veut trimballer ma guitare. Je ne permets à personne de toucher à mon amie Joplin.

Et voilà Carl Bergeron qui caresse ma main dans la rue en murmurant des simplicités. Nous rencontrons monsieur Julien B qui balance la tête en m’apercevant. B pour bizarre à cause de ses mèches blondes mêlées à ses cheveux noirs clairsemés, ses longs bras qui débordent de son chandail et ses souliers délacés. B pour biche : cet homme a de grands yeux époustouflants, des yeux de biche égarée. Il me dit : « Ai-je affaire à

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Jonas-dans-la-baleine ou à Josée ? » Je ris : « Ni à l’une ni à l’autre ! Je suis comme les rivières, je change à chaque minute. » Carl s’exclame : « Josée, c’est une fille compliquée ! » Pourtant non. Car je ne suis pas une adulte, pas de religion métallique, aucun penchant pour les massacres. Ils s’esclaffent sans me comprendre. Tant pis. Je les salue en m’éloignant avec Joplin vers mon deux et demi.

Soudain, une tristesse effroyable me saisit : j’ai le cœur et l’âme graffignés par des branches de sapins et de bouleaux, une partie de moi tient absolument à demeurer à Saint-Fulgence. Pas facile de quitter le lieu où s’est écrite votre nais-sance, sur le certificat d’un curé et sur toutes les feuilles et les aiguilles des arbres du village. Quelle drôle de journée ! Au début, cette joie éparpillée dans un massif de roses sur une toile, puis, après cette heure en compagnie d’un gars attirant, ce déchirement. Les roses séchées me regardent, pas certaines elles non plus de leur avenir. Dans votre ciel neuf, je vais faire voler plusieurs corneilles, cela vous fera plaisir autant qu’à moi.

Enfin, je serre Joplin contre ma poitrine, la musique coule dans mon deux et demi, je crie presque « Me and Bobby McGee ». Cette voix sauvage de Janis Joplin, j’ai de la tendresse pour cette femme, mon héroïne enchaînée à une tra-gédie obscure et emportée par une overdose.

Après-midi, j’applique à nouveau de la pein-ture sur ma toile. Les fleurs se multiplient, l’une d’elles a un visage d’enfant mort avant de naître. Je ne me ferai plus jamais avorter, depuis je suis

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souvent un lama las qui porte sur son dos un far-deau fragile, full douceur, full enfant qui me demande encore de naître. Ce n’est jamais fini, il revient, aussi léger qu’un flocon de neige deve-nant bordée de larmes dans mon ventre. Je des-sine d’autres roses pour oublier la neige ; la dernière a des yeux qui ne se souviennent de rien. Tant mieux. Never Éric Bouchard. Ma sœur Guilaine m’a dit : « Never l’amour, ça vaut pas la peine. » Elle veut être une religieuse cloîtrée, ce n’est plus la mode ; elle fait du rap en implorant un tas de saints dont les noms semblent sortir d’un trip de champignons magiques. Il y a de tout dans une famille, jurait autrefois ma mère, une qui rêve d’être peintre, une qui s’acharne à prier Dieu, et un fils qui souhaite être une femme ! Mon frère Yvan devra s’expatrier comme moi.

Autrefois, c’était il y a trois jours. Guilaine, Yvan et mes parents appartiennent à cet autrefois, un véritable enfer où une seule question préoc-cupait ma mère : « Pourquoi tu te rends pas au bout de ce que tu commences ? » Trop de routes en enfer, pavées de cailloux et d’êtres qui attendent de vous une image conforme à leurs espérances.

Enfin, je vais souper au Lézard. Heureuse-ment, Carl n’est pas là. J’ai besoin de silence. Je vais manger juste assez pour ne pas engraisser. Guilaine, ma sœur ogresse, reste maigre comme une allumette. Je l’ai déjà surprise en train de se faire vomir dans les toilettes. Dieu exige-t-il de ses cathos la minceur idéale ? Quelqu’un, au piano, interprète un concerto de Chopin. La

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serveuse chuchote qu’ici, les gens sont libres de chanter, jouer du piano ou réciter de la poésie. Alors, Montréal, c’est vraiment pas pire. Pour le moment. Il ne faut jurer de rien, ainsi que le dit ma mère qui jure abondamment : ça ne lui suffit pas d’exprimer les choses simplement.

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Tout jaune, ce troisième jour avec les feuilles des érables et le soleil qui s’éclatent. Monsieur Julien s’incline devant moi, genre politesse à l’an-cienne. Un hippie, d’après Carl. Je me mets à marcher très vite pour lui échapper. En vain.

« Me suivez-vous ?— C’est pas de ma faute si vous vous retrouvez

parfois sur mon chemin. Je vous drague pas, vous êtes bien trop jeune ! Ma fille aurait votre âge ! »

Phrase qui me cloue le bec tandis qu’il s’en va. Je m’assois sur un banc. « Aurait votre âge. » Une femme transporte son bébé, style kangourou. Flocon de neige. Une autre, au visage centenaire, s’approche de moi : « Vous êtes nouvelle dans le quartier ? » Je lui souris : je suis une nouveauté, mais le quartier ne devrait pas avoir de misère à s’habituer à moi. Elle rit. Elle s’appelle Rose et réside dans le quartier depuis une éternité, ce qui ne m’étonne pas, il y a tellement de plis sur son visage. Elle rit plus fort. « Vous avez pas la langue dans votre poche, vous ! J’apprécie votre fran-chise. Ils sont rares, les jeunes de votre génération, à entrer en relation avec une vieille personne. » Je lui réponds qu’il ne faut jurer de rien. Et je me mords la langue : ma mère me rattrape en pleine

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rue, à trois cents milles de chez nous. Je donne rendez-vous à Rose ce soir, au Lézard.

Pas de corneilles ni de tueurs en vue. Mon village est un ailleurs intouchable, à trois cents milles d’ici, et que ma mère s’enferme dans ses pensées, pas dans les miennes ! Nostalgie, mon œil ! Je suis heureuse dans cet automne si diffé-rent de ceux d’autrefois, quand j’étais convaincue d’avoir raté ma vie. Carl surgit devant moi. Il me parle des mille deux cents amis qu’il a sur Facebook. Moi, je ne veux pas une gang d’amis qui risqueraient de signaler ma présence dans la rue Masson à Guilaine qui a soixante-quinze amis religieux sur Facebook. J’ai mes secrets, je lui fais le coup de l’imbécile ingénue, très mal informée des gadgets modernes.

« Tu viens boire un café avec moi ?— Non, je suis occupée.— T’as pas l’air occupée.— Pour peindre, il faut observer les gens et

le paysage. On se reverra plus tard. »Il me fait une grimace avant de s’éloigner.

Pour l’instant, les itinérants et les vieilles dames m’intriguent plus que lui. Je désire m’imprégner des visages qui détiennent des énigmes à trans-poser sur une toile ; ces visages se transforment en arbres ou en formes géométriques, je ne choisis pas, je me laisse guider dans la direction indiquée par ces énigmes. Ou bien ce sont les murs des édifices qui, brusquement, se mettent à avoir de l’âme. On n’envoie pas un texto sur Facebook pour expliquer ça.

Le temps coule, coule, pareil au fleuve Saint-Laurent qu’on n’aperçoit pas d’ici. Et mes yeux

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coulent, coulent le long des visages et des corps de complets inconnus. Du bonheur dans cette contemplation interrompue par l’écho d’une phrase : « Ma fille aurait votre âge. »

Puis je vais à L’Oiseau bleu. Full enfant, qui me demande encore de naître, tient à exister dans ma tête, dans mon cœur lama las, même quand j’achète des huiles et des fusains.

Chargée de mon matériel, je fuis, vite, je fuis mon cœur et tout ce qui veut être dedans. Je rentre enfin, je serre enfin Joplin contre ma poi-trine. Et j’improvise pour qu’un sourire s’installe dans le salon et dans mon ventre. Un sourire d’automne avec des feuilles soleils, un sourire si grand qu’il pourrait se promener dans la rue tout seul, c’est ça que je peindrai demain. Il me faudra pratiquer pour chanter tantôt au Lézard.

Carl, debout près du piano, écrit un texto à un de ses mille deux cents amis. Monsieur Julien étrenne des souliers lacés et un gilet. Il y a une vingtaine de personnes. Je n’ai pas le trac. Si quelqu’un m’intimide, je l’imagine assis sur un bol de toilette, ainsi qu’un copain me l’a déjà suggéré. Après un solo de guitare, les voilà tous sur des bols de toilette en train de m’applaudir. Puis je chante « Yesterday », des Beatles, et « I will survive ». Je ne comprends pas ce qui se passe ensuite, pourquoi ces mots s’échappent-ils de ma bouche, pourquoi dédier ma dernière chanson à monsieur Julien : « Me and Bobby McGee » ?

Celui-ci vient me remercier. La propriétaire qui a fait le tour du chapeau me remet l’argent

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à le préciser, ce rêve d’un bonheur, puisqu’on ne peut savoir ce que les autorités canadiennes réservent aux anciens prisonniers politiques.

Avant de partir, je remarquai que la lettre trônait sur la petite table du salon. Rose ne la cacherait pas dans ce tiroir qui n’avait plus rien de secret. Cette lettre la sauvait, en quelque sorte.

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Page 22: Portraits.indd 2 12-08-08 13:53…contes et récits, Montréal, la Pleine Lune, 2010. Portraits.indd 4 12-08-08 13:53. Extrait de la publication. portraits . ... La Pleine Lune remercie

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