1989 Le Structuralisme, Le Pli Et La Trinité

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LE STRUCTURALISME, LE PLI ET LA TRINITÉ Dany-Robert Dufour Gallimard | Le Débat 1989/4 - n° 56 pages 123 à 142 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-1989-4-page-123.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dufour Dany-Robert, « Le structuralisme, le pli et la trinité », Le Débat, 1989/4 n° 56, p. 123-142. DOI : 10.3917/deba.056.0123 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 78.225.100.132 - 21/10/2014 19h54. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 78.225.100.132 - 21/10/2014 19h54. © Gallimard

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D.R. Dufour

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LE STRUCTURALISME, LE PLI ET LA TRINITÉ Dany-Robert Dufour Gallimard | Le Débat 1989/4 - n° 56pages 123 à 142

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-1989-4-page-123.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Dufour Dany-Robert, « Le structuralisme, le pli et la trinité »,

Le Débat, 1989/4 n° 56, p. 123-142. DOI : 10.3917/deba.056.0123

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Dany-Robert Dufour

Le structuralisme, le pli et la trinité

I. Le structuralisme

Le structuralisme est mort. Rarement, un courant n�avait aussi profondément atteint tant de domainesde pensée. La mort du structuralisme date du début des années soixante-dix. Il y a désormais deuxcamps : on porte le deuil ou on jubile. Ceux qui déplorent font comme si l�événement n�avait pas eulieu : ils sont capables de faire parler les morts. Ceux qui jubilent, hier isolés, aujourd�hui font troupe :ils ne cessent de monter gaillardement à l�assaut d�un courant mort depuis bientôt quinze ans. Il y a lesanciens Modernes et les nouveaux Modernes.

Alors que chacun tente d�écrire l�histoire en l�expurgeant des éléments qui l�embarrassent, unequestion perdure : sur quoi au juste, un mouvement aussi profond, aussi vaste que le structuralisme finit-il par échouer ? Quelle est l�impasse sur laquelle il se fige, puis se décompose ? De quoi, en somme, lestructuralisme meurt-il ? Aucun des deux groupes en présence ne cherche vraiment à savoir de quoi estmort le structuralisme : les uns se contentent de ressasser, de répéter l�enseignement des maîtres jusqu�àprendre leurs tics, et les autres n�ont aucune envie d�entrer dans une analyse interne du structuralisme.« De quoi est-il mort ? » me semble pourtant être la question actuelle à l�égard du structuralisme ; ellereste sans réponse alors même que l�on connaît par le menu les petites histoires de ses promoteurs.

Nous vivons présentement une époque de « défaite de la pensée ». Pour expliquer cette défaite, ontété invoqués le rôle néfaste des media, le rôle centrifuge des sentiments nationaux battant en brèchel�exigence d�universalité impliquée par l�exercice de pensée, la politisation intempestive des « intellec-tuels », etc. Ces allégations ne sont sûrement pas dénuées de fondement, mais elles restent en dernièreanalyse inconsistantes : si l�exercice de pensée s�interrompt lorsqu�il est confronté à des obstaclescomme ceux qui ont été invoqués, somme toute triviaux, c�est que cet exercice souffre déjà d�une maladieinterne, non diagnostiquée. Si défaite de la pensée il y a, elle ne procède pas de causes externes, elle pro-cède de raisons internes, encore non analysées. Dans ces conditions, parler de « défaite » de la penséeen situant mal le lieu où elle se défait est encore une défaite de la pensée.

Au nombre des causes internes, je compte la non-évaluation des problèmes légués par la mort dustructuralisme. Nous sommes empoisonnés par la mort du structuralisme. N�ayant pas identifié les causesde la mort de ce mouvement qui a embrasé pendant une quinzaine d�années tous les domaines de pen-sée, nous restons comme suspendus, en état d�apesanteur théorique, prêts à tous les simulacres. De tristesrevivals permettent aujourd�hui de faire comme si nous pensions. Même l�amplification médiatique ne

Dany-Robert Dufour est l�auteur de Le Bégaiement des maîtres (François Bourin, 1987).

Cet article est paru en septembre-octobre 1989 dans le n° 56 du Débat (pp. 132 à 153).

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suffit pas à leur donner consistance. De fait, nous avons peur de penser, nous préférons faire « commesi ». Pourquoi ? Parce que si nous pensions effectivement, nous risquerions de tomber dans la mêmechausse-trappe que celle qui a eu raison du structuralisme. Pour éviter le piège, nous n�osons plus bou-ger. Étrange époque qui nous empêche dans les domaines aussi vitaux et versatiles que la pensée et l�amour.Nous vivons déjà dans la pensée ce que nous allons bientôt vivre dans l�amour : la peur de se retrouverdevant des virus assassins. La mort semble aujourd�hui savoir se frayer de nouvelles voies ; des voiesbrutales, anticipées, hyperlogiques. Nous ne pensons plus et bientôt nous n�aimerons plus parce qu�aimeret penser seront, chacun à leur façon, mortels. La tentation est forte d�imputer les maux d�aujourd�huiaux audaces d�hier. Alors, l�époque se replie sur avant-hier. La fin des années quatre-vingt se souvientdes années cinquante, elle les expose, elle retrouve la grande misère, les ligues bien-pensantes... Mais ilest vraisemblable que toutes les contentions volontaires consenties pour éviter le piège nous amènenttranquillement à avoir bientôt sous le nez le problème même auquel nous voulons échapper sans avoiraucun recours pour l�éviter.

De quoi est mort le structuralisme ? Pour ne pas mener cet examen, on se plaît à souligner l�extrêmediversité des formes du structuralisme, comme pour dire : aucun examen d�ensemble ne peut être mené.Après avoir énoncé quelques banalités sur ce qui, grosso modo, caractériserait le structuralisme (ses thèmes,ses méthodes...), on laisse entendre que le meilleur genre pour en parler serait encore � comme parhasard � celui de la monographie sur ses auteurs. Monographie sur les auteurs d�un côté, complétée, del�autre, par une histoire des mentalités (du type : comment de larges fractions des couches éclairées sesont-elles laissées entraîner par ce courant ?). Nous voilà pris dans la bonne vieille tenaille : psycholo-gie d�un côté, sociologie de l�autre et tout ainsi semble dit. Tout, sauf l�essentiel : en dehors de la façondont une « idée » est élaborée (par les uns) et de la façon dont elle est investie (par les autres), il restequand même à savoir quelle est la cohérence de l�idée en question par rapport au(x) système(s) de pen-sée dans lequel (ou lesquels) elle fonctionne. L�historicisation, aussi nécessaire soit-elle, n�épuiserajamais la question de la référence de l�idée en cause. En d�autres termes, la question de savoir à quelobjet, actuel ou virtuel, du monde elle correspond reste entière.

Pour ne pas mener l�analyse interne du structuralisme, on évoque donc fréquemment son côté foi-sonnant. Il est vrai qu�au-delà des généralités il est difficile de s�engager à montrer la profonde parentédes pensées de Lévi-Strauss, Althusser, Barthes, Lacan, Foucault... On n�a cependant peu remarqué quesi le champ du structuralisme est extrêmement profus (profusion témoignant alors d�une indéniable vita-lité), sa mort, elle, n�est pas aussi multiple. Voici ce que je vais poser comme hypothèses dans cet article :1) le structuralisme meurt d�une même mort ; 2) il meurt pour avoir fait deux découvertes pour lui inas-similables et, de façon générale, très difficilement assimilables dans l�état actuel de notre rationalité.

II. Le binaire

En 1967, en pleine période de gloire du structuralisme, Gilles Deleuze écrit un article intitulé : « Àquoi reconnaît-on le structuralisme1 ? » Le titre annonce la couleur, il s�agit d�établir des critères qui per-mettront à quiconque s�intéresse à ce courant, usagers ou historiens, d�identifier « à coup sûr » un textecomme relevant bien du structuralisme. Deleuze retient six critères, ou plutôt cinq plus un. Comme

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1. Paru dans L�Histoire de la philosophie dirigée par Fr. Châtelet, en 1973.

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Deleuze sait que toute critériologie finit par valoir surtout par le critère qu�elle omet, il n�oublie pas d�ajouterà cinq critères positifs un sixième critère � un peu comme Borges qui, dans une de ses classifications(celles des animaux, par exemple), n�oublie pas d�intégrer « les animaux qui ne sont pas dans la présenteliste ». Deleuze appelle ce sixième critère la « case vide ».

Lorsque, vingt ans après, on revoit ces critères2, on s�aperçoit que les cinq premiers sont en faitcommandés par une unique idée simple : tout système est analysable à partir d�un mode spécial, le modebinaire. Le mode binaire substitue aux classiques analyses causales, mesurant l�influence d�un terme surl�autre, et aux non moins classiques analyses essentialistes de chacun des éléments d�un système unensemble de rapports différentiels. Chacun de ces rapports différentiels est en dernier ressort exprimablepar un algorithme (un algorithme tel que ceux dont usent les informaticiens : du type « �si A > 10�,alors... », « �si A < 10�, alors... »). « Si le rapport �frère/s�ur� fonctionne, alors... », « si les rapports�mari/femme�, �père/fils�, �oncle maternel/fils de la s�ur� fonctionnent, alors... », « si le rapport entredeux signifiants fonctionne, alors... », etc. On n�a pas encore bien compris que le structuralisme tel qu�ilest apparu dans la grande époque (1965-1970) a puisé ses sources dans la même idée que celle qui allaitamener le développement vertigineux de l�informatique dans notre société. La cybernétique de l�immé-diat après-guerre, la théorie des systèmes en sont la source commune. Lévi-Strauss habitait à New Yorkla même maison que celle de Claude Shannon et il assistait aux cours de Jakobson qui assistait aux siens.

Le structuralisme est à référer à l�idée binaire, laquelle a donné corps aussi bien aux sciences humaineset sociales qui s�en réclament qu�à l�informatique (et à d�autres sciences, la génétique notamment). Toutesces sciences et ces techniques sont rigoureusement contemporaines et parallèles, elles découlent de laformidable propagation de l�idée binaire. L�intense effort des technico-scientifiques qui ont, en une oudeux décennies, irréversiblement modifié bien des aspects de notre vie quotidienne, se retrouve dans lechamp de la pensée spéculative sous l�espèce du structuralisme. Ceci est une donnée historique difficileà omettre... Elle prendra vraisemblablement le relief que nous donnons maintenant à l�intelligence dumouvement et à l�intuition du mécanisme à la Renaissance : notre époque a eu ses nouveaux Leonardo,ils ont dessiné les plans d�invraisemblables machines binaires, elle a eu ses Nicolas de Cues, ses Ficin,ses Pic qui ont, en une décennie, balisé l�univers dans lequel nous sommes déjà en train de nous débattre,plus ou moins pesamment et pour un temps sûrement assez long. La critique « politique » adressée austructuralisme était, à sa façon, clairvoyante : reprocher à ce courant son « technocratisme » (à l�époquela critique visait aussi bien la toute jeune informatique que les classes qui la promouvaient) était unefaçon oblique de noter que le structuralisme participait sinon d�un projet politique, du moins d�une idéese retrouvant en d�autres secteurs de la société. Cette idée, c�était l�idée binaire déferlant dans le corpssocial. Chacun des bouleversements en cours, aussi isolé pouvait-il sembler, renvoyait en fait à un fac-teur commun sous-jacent, lié à un changement complet dans notre espace mental. Les inventeurs des

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2. Je les rappelle : 1) le symbolique (comme système tiers irréductible à l�ordre du réel et à celui de l�imaginaire) ; 2) lecritère local ou de position (le sens procède d�une place dans un système) ; 3) le critère du différentiel et du singulier (chaqueélément de la structure est déterminé par le rapport différentiel qu�il entretient avec les autres) ; 4) le critère du différenciantet de la différenciation (la structure est inconsciente, le système virtuel se différencie lorsque s�actualisent certains rapportsdifférentiels) ; 5) le critère de la série (les éléments binaires s�organisent en série, et peuvent se déplacer d�une série à l�autre �métaphore � ou à l�intérieur de la série � métonymie) ; et enfin 6) le critère de la case vide (il existe un élément irréductibleau système, présent dans deux ou plusieurs séries, circulant intempestivement de l�une à l�autre, cet élément est à lui-mêmesa propre métaphore ou sa propre métonymie). La variation des rapports différentiels dans le système semble chaque foisdéterminée en fonction de cet objet x. Lequel se définit de manquer à sa place.

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premiers ordinateurs, Foucault, Lacan... et bien d�autres avaient chacun en tête un petit opérateur, deformat binaire. À l�aide de ce petit opérateur, chacun prétendait renouveler le Monde, les visions de cemonde, le sujet voyant ce monde. Et, de fait, introduit dans les grands textes canoniques avec une délec-tation parfois assez sauvage, le petit levier de la structure a fait des miracles : à l�aide du simple opéra-teur binaire (dont le modèle de base est l�algorithme « signifiant/signifié »), en lui-même vide de sens,les grands textes se sont recomposés à vue. La vieille philosophie cédait le pas aux « sciences humaines ».La différence entre celle-ci et celles-là est à rapporter au travail du petit opérateur. Grâce à lui tout rede-venait neuf : l�économie politique, la littérature, les systèmes de parenté les plus touffus, les récits lesplus contradictoires et les plus profus, les profondeurs sans fond de la psyché, l�organisation et la généalogiede nos discours... L�opérateur binaire mettait tout en ordre, le chaos devenait système de communica-tion, langage, discours... Les formes les plus opaques ou même les plus folles devenaient réductibles àdes réseaux binaires, donc intelligibles. On ne comptait plus les cris jubilatoires de ralliement à ladécouverte du siècle : soumis à l�opérateur binaire, l�objet � quel qu�il soit (inconscient, mythes...) �devenait langage. Non seulement les discours, tous nos discours jusqu�aux plus fous, devenaient intel-ligibles, mais même les profondeurs de notre bio répondaient au petit opérateur sous la forme del�A.D.N., du gène... Que ne pouvait-on relire alors ?

Le sixième critère n�avait pas encore frappé... Ce sixième critère « pour reconnaître le structura-lisme » n�est pas de même nature que les cinq précédents : il ne concerne que le champ philosophique ;l�ordre scientifique et technico-scientifique restera libre des effets qu�il induit. C�est d�ailleurs pourquoiles deux mouvements nés aux mêmes sources et dans le même enthousiasme se découpleront rapide-ment : la vogue structuralisme culmine autour des années 1970 et son déclin coïncidera significative-ment avec le moment où l�informatique fait ses premiers pas publics en sortant à peine du « secretdéfense ». Après 1972, date de la mise en vente de la « calculette », le premier des objets « grandpublic » de la déferlante informatique, le structuralisme s�engoncera dans la répétition alors que les pro-duits et les procédures informatiques vont s�imposer dans tous les aspects de la vie � travail, loisirs,santé... Cette défaillance de l�idée binaire dans les sciences humaines est à mettre au compte du« sixième critère ». Car le paradoxe, l�aporie, le malaise..., bref les problèmes insurmontables com-mencent avec ce critère. Ils tiennent en deux mots : la case vide n�est pas inscriptible dans l�ordrebinaire. Pis : la case vide est même l�exacte négation du binarisme caractéristique des premiers critères.Faut-il croire que la philosophie inscrit toujours la contestation de sa propre efficacité à l�intérieur de sadéfinition ? En dépit des formes et des noms très différents que les auteurs n�ont cessé de lui donner, lacase vide occupe dans l�économie des différents textes du structuralisme une même fonction : elle cor-respond à ce qui ne s�inscrit pas dans le cadre de la binarité. Les définitions négatives lui conviennent,mais la négativité qu�elle implique est radicale : elle échappe au rapport binaire affirmation/négationcaractérisant les autres critères.

Avec ces cinq critères d�un côté et ce sixième de l�autre, on peut donc parler d�une double nature oumême d�une double scène du structuralisme : il a été radicalement binaire d�un côté, mais de l�autre, ducôté opaque de la case vide, il a été, sans trop le savoir, profondément anti-binaire.

En fait, le statut mystérieux de la case vide renvoie à une donnée extrêmement simple sur la chosehumaine. Une donnée tout à la fois triviale, insaisissable et pourtant incontestable : dans les conditionsde la reproduction sexuée qui, jusqu�à nouvel ordre, s�appliquent à l�homme, la vie et la mort sont dansun rapport inversible. Ce que l�on peut énoncer ainsi : la vie de l�homme (en tant qu�espèce) implique

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la mort de l�homme (en tant qu�individu). Il y a case vide parce que les deux termes « vie » et « mort »(est-il nécessaire de les dire fondamentaux ?) ne sont pas dans une relation différentielle.

Que signifie cette opposition entre les cinq premiers et le sixième critère ? C�est simple : les cinqpremiers critères disent qu�aucun exercice de pensée n�est possible sans la binarité ; le sixième signifieque le premier objet des sciences humaines, l�« homme », échappe à toute définition binaire. Le struc-turalisme puisera dans cette contradiction une fantastique énergie... avant de se briser sur ce véritablecasse-tête. Certains structuralistes ne voudront jamais voir cette contradiction et analyseront les systèmessymboliques en les expurgeant purement et simplement de ce qui les embarrasse, l�Homme. D�autressauront tirer le meilleur parti de ce mauvais pas en transformant l�objection en réponse : ils diront quejustement, c�est à l�endroit du renversement l�une en l�autre des deux réponses opposées que s�édifientles systèmes symboliques. Et c�est précisément parce qu�ils gèrent un problème non énonçable de façonbinaire, que les ensembles symboliques binaires sont là, pour ainsi dire, à la place du sens, manquant.Mais cette réponse élaborée a en fait engagé dans de nouvelles difficultés puisqu�elle constituait unesorte de déni de la binarité absolue par ailleurs postulée : pour admettre de plein droit cette contradic-tion, il faudra compliquer le système et dire qu�il y a toujours une valeur imaginaire dans les tentativesde capture (et de gestion) du réel par les systèmes symboliques, il faudra en somme englober la binaritédans un motif ternaire.

Quelle que soit la solution choisie, le structuralisme n�est jamais complètement sorti de son insur-montable contradiction. Après avoir longtemps alimenté sa dynamique, elle a fini par avoir raison dustructuralisme et celui-ci s�est mis à développer des machineries binaires de plus en plus sophistiquéespour attraper un point échappant radicalement au binaire. Puis, il a fini par installer à l�intérieur des sys-tèmes binaires ce point externe, au centre même des propositions : les propositions sont devenues vides.Et le structuralisme s�est mis à involuer pendant que de flamboyantes avancées tournaient à l�autojusti-fication. L�aventure en philosophie s�arrêtait là alors même qu�elle s�amplifiait dans les autres champsde la pensée, mus par un binarisme sans partage. Le structuralisme est mort de n�avoir pas pu ou su assu-mer la case vide. Là est véritablement à situer, je pense, la défaite de la pensée dont nous avons encoreà souffrir, maintenant. La fourche dans laquelle nous sommes aujourd�hui pris est la suivante : seul lebinaire nous permet de penser les productions les plus intriquées des hommes et cette forme nous empêchede penser l�essentiel. Voilà ce qu�on appelle, je crois, un défi.

III. Case vide... ou pleine ?

Pour être extrêmement dérangeante, il est vraisemblable que l�impossibilité de conclure le mouve-ment binaire à laquelle le structuralisme s�est trouvé confronté a souvent dû être occultée. Moyennantquoi, certain structuralisme a pu faire comme si tout nageait dans un nouveau bonheur positiviste.Cependant, même en ce cas, je gage que l�insistance du problème a quand même bien dû finir par semarquer, sous une forme ou sous une autre. En l�occurrence, je fais l�hypothèse que l�on devrait trouvercaché « quelque part » dans le structuralisme une formulation des rapports qui le gênait en ne relevantpas du binaire. Où faut-il aller voir ? Le Dupin de La Lettre volée de Poe, bien connu des structuralistes,aurait répondu : ce n�est pas dans les textes que le structuralisme exhibe qu�il faut aller voir. Le seulendroit où il faut aller regarder est là où l�on dit qu�il n�y a rien à voir. Il faut aller voir dans la case« vide ». En d�autres termes, je postule que la « case vide » n�est pas du tout vide, mais qu�elle est pleine.

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On devrait en effet y trouver enfermé ce que le structuralisme a dû mettre de côté, c�est-à-dire refouler,pour se constituer. La « case vide » est en fait une « boîte noire » qui enferme ce que le structuralismea dû exclure. Il est temps d�ouvrir cette boîte, il faut casser la tirelire du grand mouvement intellectuelfrançais pour voir ce qui a été dérobé et stocké là et qui nous fait défaut maintenant.

Pour mener à bien cette opération, il me faut pouvoir caractériser le fonctionnement de l�opérateurspécifique du structuralisme : la structure, rapport différentiel. La structure inclut un processus de déci-sion : « si le rapport différentiel est positif, alors... », « si le rapport différentiel est négatif, alors... ».L�originalité du structuralisme tient dans le mode de fonctionnement spécifique de son opérateur princeps.Comme l�originalité irréductible de tout mode de pensée tient dans le fonctionnement spécifique de sonopérateur particulier. La structure est un opérateur qui a joué dans le structuralisme le rôle de l�inférenceet de la déduction dans les mathématiques ou encore le rôle du syllogisme dans la logique aristotéli-cienne et la pensée scolastique ou encore le rôle de l�analogie dans la pensée pré-scientifique... Si toutmode de pensée a son opérateur, connaître l�opérateur ne suffit cependant pas à définir cette pensée. L�opé-rateur n�est qu�un des deux éléments requis. L�opérateur, en effet, doit s�appliquer à des axiomes. Lesaxiomes sont des propositions de base (généralement, simples et peu nombreuses) qui se rapportent àl�objet et qui ne requièrent pas d�être démontrées. L�exercice de pensée spécifique visé s�enclenche paraction de l�opérateur sur le ou les axiomes et il se manifeste par une production discursive ou écrite.D�une façon générale, on peut dire que l�opérateur se rapporte au métalangage à construire tandis quel�axiome est une proposition sur l�objet.

Je ne sais guère si la distinction que je pose entre opérateur et axiome possède la sophistication quesaurait lui donner le logicien, mais telle qu�elle est ici, cette articulation de base possède la valeur heu-ristique suffisante et nécessaire à la démonstration. Elle permet en tout cas de savoir comment orienterl�enquête : il ne s�agit pas dans cette analyse de s�égarer dans les multiples productions du structuralismepour redresser ici un raisonnement gauchi ou relever là une incohérence. Ce type de travail ne serviraitmaintenant rien de plus qu�à une érudition académique, dévote ou maniaque. Cette distinction permetd�aller à l�endroit où l�on a toujours supposé qu�il n�y avait rien à voir, c�est-à-dire à l�endroit del�axiome. Qui en effet songerait à discuter l�évidence de l�axiome ? En un mot, il s�agit maintenant desavoir quelles sortes d�axiomes ont été alors requis pour que fonctionne l�opérateur binaire. Je prendsdonc le structuralisme « à l�envers » : je ne cherche pas à savoir ce qu�il y a après la structure, je chercheà savoir ce qu�il y a avant. Les remarques que j�ai développées sur le rapport opérateur/axiome vont mepermettre de savoir quel objet il a été nécessaire de postuler pour que fonctionne le raisonnementbinaire. Qu�est-ce que le structuralisme a été obligé de poser à propos de la langue naturelle pour qu�ilpuisse tenir à son endroit un discours de science ?

À vrai dire, j�ai déjà commencé à casser la tirelire contenant les énoncés « cachés » du structura-lisme. Et découvert de bien curieux énoncés. Comme on pouvait s�y attendre, ce que le structuralismeavait scellé dans ses axiomes n�était pas accessible avec les pinces de la binarité. Ce qui y était enferméétait en effet des restes de langage, des fragments inintelligibles dans le cadre de la binarité et mêmedans le cadre général de la Raison : le contenu de la case vide n�était pas structuré selon l�ordre généralde la dualité � ni comme langage dialectique, ni comme langage causal, ni comme langage binaire. Laboîte enfermait des énoncés de nature unaire et trinitaire.

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l'axiome, c'est la raison binaire elle même, je pense donc je suis. spiritualisme.
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penser avant : qu'y a t-il avant le christianisme, avant le spiritualisme? avant les religions et l'univocité. Toute religion est univoque, c'est à dire qu'elle se pose dans un rapport de moi/non-moi, sens/nonsens
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IV. Le pli

Dans Le Bégaiement des maîtres j�ai montré que certains des axiomes fondateurs du structuralismeétaient non pas binaires, mais « structurés » comme un « bégaiement ». Pour démontrer cette hypothèse,je m�appuyais essentiellement sur l�analyse d�un secteur particulièrement exemplaire du structuralisme,celui dit du langage et de renonciation. Je prenais en exemple les secteurs de la linguistique (de Benvenisteet de Jakobson), de l�analyse du récit (de Lévi-Strauss) et de la psychanalyse (de Lacan), c�est-à-direceux de la langue saisie dans trois de ses états fondamentaux : énonciation, inconscient, récit. Dans cestrois secteurs d�élection du structuralisme, je constatais que les axiomes qui fondaient ces champs conte-naient un identique trait. Benveniste (systématisant une proposition de Jakobson) définissait le sujet parlantpar cette formule : « Est je qui dit je. » Lacan définissait le signifiant par cette proposition : « Le signi-fiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. » Lévi-Strauss définissait le récit par lui-même(le mythe, toutes les versions connues d�un même récit, est défini par Lévi-Strauss « de telle façon qu�ilse constitue lui-même comme contexte »). Les axiomes définissant les objets de la linguistique derenonciation, de l�inconscient et de l�analyse du récit se présentaient comme un « bégaiement » (« je-je », « signifiant-signifiant », « version-version »...). Fort de ce constat, j�aurais pu m�engager dans lesrituelles entreprises d�extermination d�un courant déjà mort. Il est vrai que, de la même façon qu�un« couac » chez un fameux chanteur d�opéra ou un lapsus chez un homme politique, lesdits « bégaie-ments » produits par les très illustres auteurs du structuralisme pouvaient prêter à rire (au moment deformer une proposition fondamentale sur la langue, ils ont bégayé...), mais, sitôt le rire passé, ils for-çaient l�attention autant qu�un symptôme peut le faire : pourquoi des experts de la langue se sont-ils misà « bégayer » au moment de former une proposition fondamentale ? Il y avait là une insistance d�autantplus évidente qu�il ne s�agissait plus d�un « bégaiement » isolé, mais de trois. Ces énoncés de baseétaient en fait identiquement structurés, ils contenaient une pliure interne. Je veux dire qu�ils n�étaientpas organisés selon un rapport différentiel entre deux termes (du type « signifiant/signifié »), ils ne repo-saient pas non plus sur une relation causale (du type « A est la cause de B »), ils posaient un seul termeet lui faisaient subir une division interne. Exactement, ils le pliaient : le sujet et le prédicat des énoncésen question étaient un seul et même terme, c�est pourquoi j�ai nommé « unaire » au lieu de binaire cetype d�énoncés. Le pli qu�ils contenaient les faisait sortir du champ classique de l�explication dialec-tique, causale ou structurale � toutes trois différentes, mais binaires. De là, je dégageais ce premier traitde l�unaire : les propositions qui contiennent ce pli ne renvoient plus au champ classique de l�explica-tion, mais à celui de l�implication (de plicare, plier).

La conséquence est immédiate : il existe une profonde unité entre les champs définis par ces proposi-tions. Mais cette profonde unité ne tient pas, comme on l�a longtemps supposé, à leurs contenus théma-tiques, plus ou moins proches. Il n�y a pas à « articuler » la linguistique de renonciation à l�inconscient, niceci à cela, comme on a cherché en vain à le faire pendant des années. L�unité de ces champs tient au stylespécifique des propositions qui les définissent : un même style, le style impliqué, est à l��uvre dans la défi-nition de ces champs. L�unité n�est pas d�ordre thématique, elle est d�un autre ordre qui reste à définir.

Ce style est extrêmement séduisant parce qu�il permet d�aborder de manière nouvelle nombre de pro-blèmes depuis longtemps en suspens. Mais il ne faut dissimuler que sa séduction est inséparable d�unaspect incontestablement choquant. Dans ces propositions, en effet, on définit la chose par la chose àdéfinir. Par exemple, on définit « je » par « je ». Et si l�on définit « je » par « je », les ennuis commencent :

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c'est à dire à faire des tautologies
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notre proposition se met immédiatement à présenter deux caractères différents et incompatibles l�unavec l�autre. D�une part, en effet, si « je » est « je », la proposition est totalement autosuffisante, par-faite en un mot et il n�y a rien à lui ajouter ; mais, de l�autre, dans le même temps, cette définition esttotalement insuffisante : « je » est « je », d�accord, mais qu�est-ce que « je » ? Nous voilà contraint dedire dans le même temps que la définition est totalement suffisante et qu�elle est totalement insuffisante.Faut-il en venir à dire que « je » manque à lui-même dans sa présence même ? Avec ce type de défini-tions, le paradoxe pointe tout de suite. La réponse obtenue ne permet guère que de donner à la questionoriginelle un tour un peu plus crucial. Peut-on se contenter d�une réponse qui est une nouvelle question,élevée au carré par rapport à la question originelle ? En fait, nous avons là affaire à des définitions qui,dans l�esprit de la binarité en particulier et dans l�ordre de la dialectique en général, apparaissent commedes pseudo-définitions. Elles sont d�ailleurs, depuis les origines, considérées comme mal formées.Depuis Aristote, les propositions présentant ce rédhibitoire vice, la tautologie, sont écartées de lalogique. Mais qu�elles soient écartées de la pensée binaire parce qu�elles entravent son cours ne permetnullement de conclure ni à leur inefficacité ni à leur évanescence. Ces formes infestent la langue natu-relle et les chasser au nom de la raison permet peut-être de faire fonctionner la belle chose qu�est lalogique binaire, mais limite définitivement la compréhension que nous pouvons avoir de notre langue,laquelle est la proie permanente de renversements intempestifs de toute-suffisance en toute-insuffisanceet plus généralement de tout en rien et de oui en non. En fait, je pose déjà là le second trait de l�unaire :l�évidence des propositions unaires relève de l�« obscure clarté ». En elles, se conjoignent les contraires.Et, de fait, la langue dont nous usons nous contraint à passer par ce type de propositions, ne serait-ce quedans son mot le plus usuel : « je ». De plus, l�obscure clarté a vocation à la dissémination à mesure mêmeque le discours se poursuit. C�est pourquoi, en certains endroits de la langue, les oppositions n�ont pluscours, les contraires ne s�opposent plus. Ce trait a d�ailleurs été relevé comme caractéristique de l�in-conscient, du rêve, du récit, du mythe... lesquels gouvernent nos actes spontanés.

Si ces remarques ne sont pas totalement insensées, elles devraient avoir quelques conséquences,celle au moins de poser la nécessité de la refusion de l�« inconscient », du « récit » et de tout ce quirepose sur des expressions « pliées », dans une théorie générale du fonctionnement de l�unaire dans lalangue. L�unaire inscrit, en somme, une part mal dite, la meilleure et la pire tout à la fois, qu�il est dom-mage de reléguer une fois pour toutes dans l�axiome, dont il n�y a pas lieu de discuter, sans analyser plusavant son fonctionnement, avec le risque de subir de loin en loin ses effets. Cette part nous dote d�uneaptitude générale à la fabulation distribuée dans les catégories contiguës du sublime et de la pathologie.De façon générale, il y a à produire sur l�unaire le même travail que celui qui a été entrepris sur lebinaire, il faut construire les théorèmes de cette « logique » paradoxale et définir leur champ d�action.

J�ajoute que, si le pli peut être repéré dans les trois domaines que je viens de mentionner comme unefigure refoulée, il est également présent chez d�autres auteurs généralement associés au structuralisme3.De surcroît, il est repérable, et de façon manifeste (non refoulée), dans d�autres secteurs des scienceshumaines assez éloignés et même ignorants du structuralisme : en sociologie avec le courant dit d�« ethno-

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3. Je pense à Michel Foucault en particulier. En effet, à partir du Foucault de Surveiller et Punir, le « pouvoir » prendnettement le pli, il n�est plus cette force de coercition descendante s�appliquant en dernier lieu sur les corps : ce schémamécaniste cède le pas à un autre système selon lequel l�ensemble du pouvoir se retrouve dans les dispositifs locaux d�assu-jettissement des corps. Le tout, l�ensemble des informations qui le composent, se retrouve ainsi dans la partie.

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donc le langage n'est pas seulement binaire mais unaire et trinitaire
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méthodologie » de l�Américain Garfinkel, dans la philosophie analytique et la pragmatique linguistiquequi font une place de choix aux formes pliées de la réflexivité et de l�indexicalité.

J�ajouterai enfin que ce type d�énoncés, bien loin d�être nouveau dans notre espace, peut être aisémentrapporté à un des champs fondamentaux du savoir occidental, non pas le savoir dialectique rationnelle-ment construit, mais le savoir dit révélé. L�Ancien Testament en effet donne du Dieu qui règne en maîtreabsolu sur les hommes une seule définition, centrale dans la Bible, contenue dans la Parole : « Je suiscelui qui suis », formule pliée s�il en est. « Je suis celui qui suis » est en fait le premier grand énoncéunaire à avoir été isolé par les hommes par rapport à son fonctionnement en acte dans la langue natu-relle. Et déjà, les hommes savaient que cet énoncé impliquait un irréductible insavoir à l�endroit du Dieuqui tenait les hommes sous cette parole. Dans les Évangiles et la tradition chrétienne, la chose unaire estencore présente. L�un des deux mystères du dogme chrétien est en effet structuré comme une formuleunaire : l�Incarnation signifie que l�homme qui assume cette Parole prend corps. Nous devrions nousdemander pourquoi le Texte qui promeut la chose unaire plonge encore, plus de deux mille ans aprèsqu�il s�est fait entendre, les foules actuelles dans le mystère, qu�il s�exprime par la perplexité ou par lerespect. De façon générale, les hommes continuent de répondre à l�interpellation de l�énoncé unaire,ainsi solennisé et magnifié. Il y a là une donnée d�importance qui permet de poser la question unaire etle pli hors de tout effet de mode et comme dernier gadget philosophique en date, mais dans les fonde-ments de notre culture.

S�il est relativement facile d�exhumer la forme unaire en de multiples endroits de la fonction symbo-lique, il ne faut pas cacher que notre persistante cécité théorique (nous l�avions sous le nez et nous levoyions pas) a entraîné un retard qui nous laisse maintenant dans un très net défaut d�élaboration. Nous nesommes cependant pas du tout dans une situation irrémédiable : dans de tous autres secteurs que ceux dessciences humaines, où ne pesait pas le même préjudice, un fabuleux travail sur le pli s�est en fait réalisé.Je crois en effet qu�une partie de la grande littérature contemporaine doit son pouvoir de fascination au faitqu�elle a su développer une pensée originale du pli � je pense par exemple à des auteurs comme Kafka,Beckett, Michaux et d�autres � mais bien sûr, il n�est pas élaboré là sous forme spéculative, mais narrative,comme si la pensée sur le pli, exclue du mode rationnel, avait dû se réfugier dans la littérature.

Enfin, une pensée originale sur le pli s�est développée dans un autre milieu a priori fort hostile àtoute idée « unaire » : dans la forteresse même du binaire, au c�ur de la logique, il existe une forme depensée spécifique sur le pli. Je veux parler des courants qui se sont formés à partir des recherches surl�intelligence artificielle. Au c�ur de cette question, se trouve en effet le concept d�autoréférence. Or,ce concept d�autoréférence introduit dans les énoncés de la logique binaire classique ce qu�il faut bienappeler un pli. On s�est fréquemment demandé comment l�intelligence venait aux jeunes personnes,mais, avec les travaux de pointe en informatique, il convient désormais de s�aviser que l�intelligencesemble venir aux processus artificiellement construits par emprunt à l�intelligence naturelle de son plifondateur... Bien que le travail du pli soit examiné du strict point de vue de la logique binaire � ce qu�onne saurait reprocher à un logicien �, un livre comme celui de l�Américain Douglas Hofstadter, Gödel,Escher, Bach, remarquablement méconnu en France dans le monde philosophique, montre la voie. Il estquand même assez significatif que l�exemple de l�étude des énoncés unaires nous vienne du champ qui,en principe, l�exclut � comme si devant le désert philosophique où il se trouve, ce champ était obligé dereprendre à sa charge l�analyse, à sa façon bien sûr. C�est assez dire que l�étude de l�efficacité du pli,dans une voie non assujettie au raisonnement binaire, reste à faire.

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Je veux par ces quelques notes montrer qu�un nouveau paysage intellectuel et mental, tout à la foisprofondément mâture dans les processus de pensée et en rupture avec eux, pourrait bien, avec l�idéeunaire, extirpée des tréfonds du structuralisme, voir le jour. Comment le caractériser par rapport à l�an-cien ? À mon sens, selon deux grands traits : tout ce qui était différent sera identique, tout ce qui étaitidentique deviendra différent.

Le premier trait annonce des télescopages inattendus entre des secteurs et des genres thématique-ment très différents. On peut déjà avoir idée des télescopages envisageables en prenant la mesure du titrede l�ouvrage à l�instant cité de D. Hofstadter. Grâce au concept d�autoréférence, l�auteur passe sans hiatusdu théorème de Gödel aux fugues de Bach et des fugues de Bach aux dessins de Escher... L�autoréférencedessine un nouvel espace qui est tout à la fois mental, perspectif et esthétique. C�est ce mouvement,amplifié, de constitution d�un nouvel espace que devrait permettre l�idée unaire. L�idée unaire permetl�installation du continu là où on ne pouvait voir que non-correspondance, non-rapport, hiatus... L�idéeunaire se joue en effet de l�ordre disciplinaire � celui du partage des disciplines selon un découpage théma-tique, qui permet à chaque minirationalité binaire (causale ou différentielle) de déployer sa juridictionlocale. La mise en veilleuse du schème causal ou du schème binaire impliqué par le concept de plidevrait ainsi permettre de déplacer et réénoncer autrement les problèmes. Si la coupure affectant lechamp du savoir n�est plus à placer thématiquement, entre chaque science, nous pouvons y gagner encohérence, en congruence et en aisance : pour se déplacer d�un champ thématique à l�autre, nous n�au-rons plus besoin, en effet, de montrer nos « papiers » à chaque frontière � voire à chaque archaïquebureau d�octroi gardé par de hâves troupes corporativo-scientifiques. Pourvu qu�il existe, le pli devraitnous permettre d�aller d�un champ à l�autre, quel que soit le genre � de l�écrit littéraire (Beckett, Borges,Michaux, Kafka...) à l�analyse des déictiques organisant le discours ; de la parole actuelle, performative,à la parole mythique, efficace ; de l�analyse des processus d�interlocution à une pragmatique du récit ;du rêve au récit ; de la parole réussie à l�acte manqué et aux pathologies du discours, sans oublier lechamp philosophique du pli, récemment réouvert par Deleuze (cf. infra), ni la discussion avec les logi-ciens travaillant sur l�autoréférence, ni la lecture des Écritures (elles sont l�acte de reconnaissance de ladépendance de l�Homme vis-à-vis de la forme unaire)... Partout où il y a forme unaire, nous pourronsaller, garantis par la référence à un même schème, quelle que soit sa forme locale.

Ce gain très net ne doit cependant pas dissimuler ce à quoi nous devrons renoncer avec la contesta-tion de la dominance absolue du schème binaire � j�aborde ici le second trait caractérisant ce nouveaupaysage. Si on peut dire que l�idée unaire est fondamentalement une mise en cause du concept de cause(simple ou structurale), opérateur princeps de tout processus de pensée binaire, alors la promotion du pliinclut dans son efficace même ce qu�il faudrait appeler un insavoir tel que, en fin de compte, l�explicationéchappe au moment où on la donne. Il faudra, en somme, recommencer l�exercice de pensée après avoiradmis cet insavoir. Il faudra faire avec un certain deuil de l�explication : il est alors bien sûr à craindre quela construction d�une autre façon de penser s�accompagne de tentatives d�arrière-garde de promotion d�unnouvel obscurantisme. Mais, pour l�essentiel, c�est à une redistribution des polarités dans le champ dusavoir que nous devrions assister : à partir du schème unaire, les champs actuellement découpés en ron-delles devraient paraître en continuum (un continuum n�excluant évidemment pas la polyphonie) et lescoupures dans le champ du savoir, au lieu d�être disséminées à chaque jointure d�une science à l�autre,devraient pouvoir être « unifiées » et capitalisées dans l�opérateur principal même de cette autre logique,le schème unaire intégrant l�insavoir comme moteur au c�ur même des dispositifs de pensée.

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Il me faut faire justice au livre récent de Gilles Deleuze, intitulé Le Pli. Leibniz et le baroque, paruen septembre 1988. À vrai dire, au moment de la sortie du Bégaiement des maîtres, je n�attendais passur cette question un tel renfort. Je note cependant qu�il est a priori difficile de référer ce livre à uneactualité, récente ou présente : Le Pli ne contient pas d�allusions au champ de la philosophie contem-poraine, a fortiori pas un mot sur le structuralisme (pas ou peu de noms d�auteur associés de près ou deloin au structuralisme, hormis celui de Michel Serres, cité pour avoir écrit un ouvrage de référence surles modèles mathématiques à l��uvre dans la pensée de Leibniz). Le Pli fleure bon la droite philosophieenracinée dans une profonde histoire des idées, peu soucieuse des modes. On peut penser toutefois quel�actualité du Pli est consécutive du « retour à Kant » observé il y a deux ou trois ans. Deleuze sembledire : vous voulez retourner à Kant, soit, mais alors veuillez considérer ce que Kant a dû affronter ! Il adû se mesurer aux antinomies léguées par Leibniz à la postérité � on sait en effet que la Critique de laraison pure est pour une large part une réponse au leibnizianisme (connu par le biais de Wolff). Procé-dant d�un « retour » à Leibniz, le livre de Deleuze serait un livre dérangeant empêchant de se reposertranquillement sur les lauriers kantiens.

Si ces éléments font vraisemblablement partie de l�actualité immédiate du livre de Deleuze, je pensecependant que sa véritable justification est plus profonde : le « pli » me semble faire écho au petit articlesur les six critères du structuralisme écrit vingt ans plus tôt. Il s�applique parfaitement, quoique impli-citement, à l�endroit de la défaite du structuralisme face à la contradiction entre les cinq premiers critèreset le sixième de la case vide. C�est dans ce sens que je prends Le Pli comme une manière de penser lacontradiction entre binaire et unaire. On reste cependant avec l�impression confuse que Deleuze a vouluparler du structuralisme sans en dire un mot.

On peut en revanche assez facilement loger le « pli » dans la trajectoire deleuzienne. Qu�est-ce quele « pli » chez Deleuze, lecteur de Leibniz ? Le « pli », c�est l�opérateur de base de la monade. Et lamonade, c�est ce qui définit le « sujet » ou l�« âme » : chaque monade est unique et chacune contient,replié en elle, le monde entier. Bien sûr, le « pli » peut être mis en continuité avec les travaux précédentsde Deleuze. Avoir exhumé, dépoussiéré et relancé la monade dans le champ philosophique était unefaçon aiguë pour Deleuze de poursuivre ses propres recherches, au moins sur les trois points suivants.En premier lieu, puisqu�elle est à la fois expression et réalité de ce monde, la monade, comme momentdu monde et moment où le monde s�exprime, entre de plain-pied dans le discours deleuzien sur l�im-manence. La monade est ensuite une sorte de machine très intéressante puisqu�elle contient le monde ;comme telle, elle se branche, se connecte (ou se disconnecte) avec d�autres (ces deux thèmes se rejoi-gnent d�ailleurs en un autre que l�on pourrait nommer le vitalisme bergsonien de Deleuze). Enfin, lamonade est nomade, elle est un lieu de passage entre l�un et le multiple qui négocient, échangent etfixent là leurs rapports.

Mais l�élément que je retiendrai ici est l�utilisation possible de cette valeur du « pli » dans la résolu-tion du rapport conflictuel entre les « deux natures » du structuralisme. Le « pli » organise en effet autre-ment la ligne de partage � qui est devenue ligne d�effondrement � entre ces deux natures. L�appartenancerésolue au champ du binaire du côté de l�opérateur et la négation radicale du binarisme du côté del�axiome peuvent, avec le « pli », devenir concevables. Deleuze met d�ailleurs en valeur, sans toutefoisdévelopper les conséquences de ce point capital, la profonde signification du « pli » dans le contexte dubinarisme : s�il y a, dit-il, quelque chose de proprement « extraordinaire » dans l�activité philosophiquede Leibniz, c�est sa capacité à travailler selon deux pôles, « l�un vers lequel tous les principes se replient

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ensemble, l�autre vers lequel ils se déplient tous au contraire en distinguant leurs zones » (p. 78). En fait, cequ�il y a d�extraordinaire est que Leibniz, inventeur du calcul binaire, ait été dans le même temps l�inven-teur de l�« autre » calcul, le calcul unaire. Bien qu�il ne développe pas ce point, le livre de Deleuze nouspermet de nous interroger sur la découverte absolument concertée, articulée, des deux calculs. Toutdépliement selon un axe « oui/ non » implique un repliement concomitant. Plus le monde se déplie ende complexes réseaux binaires à l�extérieur du sujet, plus il se replie à l�intérieur. Autant notre époqueest prête à payer son tribu à Leibniz pour sa découverte du calcul binaire, autant elle est décidée à refou-ler ou à moquer (depuis Voltaire et les « Lumières ») sa découverte concomitante du repliement permanentde ce qui par ailleurs se déplie. En un mot, le refoulement du calcul unaire au profit exclusif du calculbinaire ne date pas d�hier.

Bien sûr, cette dualité entre le binaire et l�unaire, devenue non conflictuelle avec le « pli », imposeune complète révision du structuralisme. Il n�y a plus de systèmes binaires qui doivent se développerbinairement à partir du captage subreptice du non-binaire, hâtivement mis dans la « case vide ». Il y apartout un système qui se défait à mesure qu�il se fait, qui se déplie à mesure qu�il se plie, qui ne cessede revoiler ce qu�il dévoile par ailleurs. Le sixième critère de la case vide est à installer jusque dans lescinq premiers.

Il me semble que Deleuze, avec Le Pli, est en train de réintégrer � sans vouloir l�annoncer � ce quele structuralisme avait exclu dans le cours même de sa constitution. La réapparition du « pli » me sembleelle-même prise dans une vaste pliure de l�histoire récente de la philosophie dont il est sûrement préfé-rable de faire la part quand il est question du pli. Cette pliure passe par la reconsidération ce qui avaitété exclu ou mis en sommeil : la problématique « pliée » de la phénoménologie � cf. le thème heideg-gerien de l�Einfalt et du Zwiefalt et surtout les thèmes développés par Merleau-Ponty à la fin de sa viedans Le Visible et l�Invisible, exprimés par les termes d�« entrelacs », de « chiasme » et par les termesde « réversibilité » (« qui est vérité ultime », disait Merleau-Ponty dans ce que nous avons comme der-nière ligne du Visible et l�Invisible).

V. La trinité

Il existe dans la boîte noire du structuralisme, dans ses axiomes, un second type de rapport nonbinaire. À côté du rapport unaire, elle recèle en effet un autre schème, de forme trinitaire. Les mêmessciences que celles dans lesquelles on peut isoler le rapport unaire incluent une seconde série d�axiomes,de forme trinitaire : la linguistique de renonciation, l�analyse du récit et la psychanalyse qui exprimenttrois des principaux états de la langue � énonciation, inconscient, récit � reposent aussi sur des axiomestrinitaires. J�illustrerai ceci immédiatement en me servant de la simple définition du mot le plus usuelde la langue donnée par la linguistique de renonciation, le « je » qui parle. Si « je » est défini unaire-ment par lui-même (« je est qui dit je », énoncé réflexif), il est aussi défini, négativement cette fois, parrapport à « tu » et à « il ». Hormis la définition unaire, existe donc une seconde définition : il faut unensemble de trois termes, « je, tu et il », pour définir l�un quelconque. Ces termes organisent notreespace interlocutoire et ils sont là avant même que l�on y pense, dans notre usage le plus incontrôlé dulangage : « je, tu et il » sont présents immédiatement dès qu�un locuteur parle ; nul ne sera jamais tenuà quelque démonstration que ce soit quant à leur usage. Dans le domaine de la linguistique toujours,mais classique cette fois, la forme trinitaire est, dès l�origine, marquée dans l�articulation

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signifiant/signifié/référent dont aucune des nombreuses tentatives de réduction à un format binaire n�apu venir à bout, ni par suppression du troisième terme, ni par coagulation des deux derniers en un. Enfin,des axiomes trinitaires de forme identique sont nécessaires pour définir le récit et l�inconscient. Dansle récit en effet, on trouve la notion de « triangle pragmatique »4, posant l�unité des trois pôles constitutifsdu récit : le narré, le narrateur, le narrataire. Dans la psychanalyse enfin et en particulier dans sonacception structuraliste, la notion trinitaire prend au moins deux formes convertibles l�une en l�autre, lapremière repérable dans l�inscription ternaire de la Loi symbolique, la seconde dans l�organisation �di-pienne de l�espace d�individuation du sujet. Lorsqu�on examine ces références trinitaires, on s�aperçoitque, dans ces trois champs, chaque définition a rang d�axiome, c�est-à-dire valeur de considération pre-mière sur l�objet.

Si mon analyse du trinitaire est juste, il devrait s�ensuivre ici ce qui s�en est suivi là à propos del�unaire : des champs multiples, différents et séparés, sont en fait isomorphes et devraient être réductiblesau schème qui les fonde. Bien sûr, pour procéder à cette « réduction », une sorte de super-opérateur deforme trinitaire est nécessaire. Devrais-je donc, toute affaire cessante, m�engager dans la voie aride dela construction d�un nouvel algorithme issu d�un calcul trinitaire encore à naître ? Non, car ce nouvelalgorithme nous attend depuis longtemps : il n�existe nulle part ailleurs que dans notre usage le plusspontané du langage. A priori, il me suffit donc de m�emparer des termes les plus simples, ceux dontaucun locuteur ne peut se passer lorsqu�il parle, cette trinité spontanée, absolument immanente à l�usagedu langage : « je, tu, il ». Il n�est aucune situation discursive qui puisse échapper à cette mise en formepréalable, antérieure à toute volonté du locuteur, sans présenter immédiatement les signes patents de l�inap-titude au discours et de la pathologie. Pour s�assurer de son rôle, il suffirait de montrer quels dégâts sonabsence entraîne. Cette forme simple � je veux dire irréductible à toute autre forme plus simple � s�avèreen fait être le super-opérateur recherché. Telle quelle, cette forme est inaudible séparément du discourset c�est évidemment pourquoi on la saisit si mal. Mais elle est aussi bien in-ouïe qu�inaudible. En effet,l�ensemble « je, tu, il » ressortit aussi bien à un super-métalangage qu�à une simple monstration des troistermes infralinguistiques faute desquels aucun discours (en langue naturelle) n�est possible.

On peut assez aisément mettre en valeur la valeur d�axiome de cet ensemble « je, tu, il » dans la lin-guistique, le récit et la psychanalyse. Il permet en effet de restituer la place du réfèrent comme « coréférent »(« je » et « tu » parlent de « il »). Cet ensemble est ce sur quoi repose la pragmatique du récit (« je »raconte à « tu » l�histoire qu�il tient de « il »). Dans la psychanalyse, la formation du sujet comme sujetparlant est alors à comprendre comme un processus de formation du sujet dirigé vers la maîtrise termi-nale des trois formes verbales. Dans un livre à paraître où je développe l�ensemble de cette probléma-tique, j�indique que les objets des phases de la psychanalyse (sein, excrément, phallus) sont à prendrecomme des objets sémiologiques qui induisent le sujet aux relations mêmes qui nouent entre eux cestrois termes. Cet ensemble présente donc une propriété tout à fait étonnante : la réduction des différentsmétalangages de la langue naturelle passe par ce qui permet notre usage le plus spontané du langage. Laplus extrême complexité implique de passer par la plus extrême simplicité.

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4. Nous ne devons pas cette notion à Lévi-Strauss qui a focalisé son attention sur la permanence synchronique d�un petitnombre de rapports différentiels d�une version à l�autre. Lévi-Strauss ne nous renseigne pas sur le point capital de la trans-mission du récit de versions en versions, sur sa diachronie pragmatique. Nous devons cette notion de triangle pragmatique,fondamentale pour l�intelligence de la diachronie du récit et sa pragmatique, à J.-Fr. Lyotard (cf. La Condition post-moderne,Paris, Éd. de Minuit, 1979) et, avant lui, à la pragmatique anglo-saxonne : Peirce, Wittgenstein, Austin

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Il se trouve donc que le structuralisme, éminemment binaire, accomplissant un mouvement déjàancien dans la philosophie et les sciences du langage, s�est trouvé contraint de poser des axiomes trini-taires au fondement des principaux états de la langue. Ceci entraîne la même question que lors de ladécouverte de l�unaire : pourquoi ? S�agit-il d�un tour de passe-passe du structuralisme intégrant d�unemain ce qu�il excluait de l�autre ? S�agit-il d�une erreur dommageable ou grossière dans la formation desaxiomes ? La réponse est plus alarmante : la binarité (et donc la science) n�est, à l�endroit de la languenaturelle, possible qu�à la condition de postuler que l�objet dont elle parle est de nature (unaire et) tri-nitaire. Il semble en somme que le mauvais tour arrivé au structuralisme est moins imputable à uneerreur qu�il aurait faite dans la formation de ses axiomes qu�à la nécessité inéluctable de former l�hy-pothèse d�une trinité naturelle informant la langue-objet. Et là est véritablement ce que je veux retenirde l�aventure structuraliste : la forme irréductiblement (unaire et) trinitaire de la langue naturelle. Et sinotre usage le plus incontrôlé du langage contient cette forme, alors nous sommes en tant que sujets par-lants, parlant la langue naturelle et non un quelconque métalangage, sujets du trinitaire. Je crois ensomme que le structuralisme comme accomplissement de la binarité dans les sciences de l�homme a étéla proie d�une terrible ironie de l�histoire : cette pensée qui s�est constituée à partir de l�exclusion scru-puleuse de tout dispositif non binaire a en fin de compte logé dans ses axiomes fondateurs ce qu�elleavait exclu de ses opérateurs. Ce qui a été délibérément chassé de l�opérateur est venu inconsciemmentdonner corps aux axiomes � que nul ne songerait à discuter. Ce dont le structuralisme s�est ostensible-ment débarrassé pour se constituer s�est en fait réfugié dans la chambre forte de son édifice. Ce qui a étéchassé par la porte est revenu par la fenêtre. Comme un fantôme. La trinité s�est retrouvée en somme auc�ur de la binarité sans que personne n�ait songé à s�en aviser.

Je ne qualifie pas de « trinitaire » la langue naturelle pour produire un effet de style en faisant avecl�unaire d�un côté et le trinitaire de l�autre un second joli pendant au binaire. Je vise là à identifier untroisième ordre dans le monde symbolique, irréductible aux deux autres. Ordre qui, lui aussi, existedepuis longtemps et a été, tout autant que l�ordre unaire, refoulé par l�ordre binaire de la raison et lespensées (dualiste, dialectique, causale, binaire) qui en sont dépendantes. La chose trinitaire n�est en effetpas nouvelle dans notre culture ; le terme reste même d�une si intense portée qu�il contamine vite touteacception « innocente ». Il s�agit en bref de savoir si la forme trinitaire des axiomes de base de nos sciencesdu langage a oui ou non quelque chose à faire avec les définitions trinitaires théologiques en général etavec le dogme chrétien du Verbe en particulier. Question à laquelle je réponds sans détour oui.

La trinité chrétienne (trois personnes, une nature) me semble être une actualisation possible (etpeut-être extrêmement singulière) de cette forme première que je symbolise par l�ensemble « je, tu, il ».En fait, cette forme révélée a toujours été une écharde dans le pied de la raison, à la fois stimulante etagaçante, sans cesse presque extirpée, sans cesse en train de réapparaître. En refaire, même brièvement,son histoire, revient, dans mon esprit, à mettre en relief le traitement que la raison dualiste lui a réservé.La trinité est d�abord sensuellement construite par saint Augustin qui, grâce à l�introspection, endébusque les multiples formes au détour de chaque mouvement de pensée, comme fondatrice du verbede l�homme, « ce verbe de l�homme, où apparaît avec quelque ressemblance, et comme une énigme,d�une certaine manière le Verbe de Dieu » (De la Trinité, XV, X, 19-XI, 20). Puis cette forme mobiliseles penseurs pendant le premier millénaire, ils passent en effet dix siècles à la construire comme lesecond mystère du dogme sans qu�elle ne cesse de faire énigme et d�alimenter les querelles (querelle duFilioque et schisme de l�Église d�Orient au XIe siècle). La première partie du IIe millénaire sera celle de

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la scolastique et des tentatives (des plus sages aux plus folles) de résorption de la trinité dans le cadrede la raison. Jusqu�au couronnement thomiste. On connaît le couplet : grâce au bon docteur angélique,la lumière s�est enfin levée sur les ténèbres. Saint Thomas a traduit le fameux mystère dans les termesenfin acceptables pour la Raison en le transcrivant, grâce à la dialectique aristotélicienne, dans les termespacifiés de la logique et de la métaphysique générales. Et le mystère « Trois en Un » a cédé la place àune relation à deux termes. Pas n�importe laquelle : le mystère s�est énoncé dans la fondamentale dis-tinction essence/existence que chaque époque depuis les origines de la rationalité occidentale réénonceà sa façon. Je crois en somme que saint Thomas, le saint homme, ne croyait pas vraiment au mystère dela Sainte Trinité. L�ordre du Deux s�emparait de la trinité pour ne plus la lâcher. Ledit mystère semblaitn�avoir été là que pour énoncer les problèmes de la raison dialectique. Et chacun s�en est allé rassuré decette mise en ordre, depuis lors l�Église, aujourd�hui encore, brandit saint Thomas comme gage de saparticipation à l�ordre raisonnable du monde.

Mais voilà que cette trinité, pourtant évacuée, resurgit cinq siècles plus tard, avec Hegel. Hegel reprendle mystère chrétien pour en faire une catégorie philosophique décisive venant comme solution à tous lesproblèmes restés en suspens : la trinité devient l�opérateur de l�histoire de l�humanité. Alors que l�époquenavigue à vue dans une période de changements majeurs, Hegel reprend les trois termes, les ordonnedans une dynamique ascensionnelle : 1) Père, 2) Fils, 3) Saint-Esprit, et confie à cette suite de trois termesle soin d�inscrire en elle le sens ultime des actes des hommes. Voilà donc que le mystère se trouve avecHegel en charge de figurer ce qui a toujours été opaque aux hommes : le sens de leurs actes. L�hégélia-nisme est tout entier dans un coup de génie tenant à la mise en relation de deux séries d�événements denature différente, mais l�un et l�autre opaques. De ce court-circuit, surgit enfin le sens, le sens de l�aven-ture humaine. L�hégélianisme profère que les deux opacités accompagnant les hommes, l�une depuisprès de deux millénaires, l�autre depuis toujours, se répondent et s�éclairent mutuellement. Elles étaientcomme en attente l�une de l�autre. La première appartient aux formes qui se sont imposées aux hommesdans la religion, comme savoir révélé (non spéculatif), l�autre est relative au champ immanent de lapraxis (où les hommes ignorent le sens des actes auxquels ils se livrent sans frein depuis la nuit destemps). En fait � tout Hegel est là � l�une exprime l�autre. Par ces deux obscurités mises en parallèle,tout s�éclaire : ce que nous ne savions pas que nous faisions s�explique par ce que nous ne savions paspourquoi nous le pensions. Le sens de l�histoire s�exprime dans le savoir révélé de la triadePère/Fils/Saint-Esprit. Hegel revoit la chose humaine en fonction du nouvel éclairage issu de l�appariementde chacun des termes des deux séries et en proclame l�essence : Père/Unité, Fils/Scission et Saint-Esprit/Réconciliation5. L�histoire est donc tendanciellement en marche vers sa fin, vers la réalisation del�Esprit absolu. Les hommes avaient jusqu�alors cherché une cause, une origine, à leurs actes : en fait,jusque dans leurs actes involontaires ou immotivés, ils sont les instruments d�une finalité qui les tire verselle. Qu�est devenue la trinité dans cette vision téléologique ? Elle est devenue scansion à trois tempsqui tire l�histoire vers sa fin : Un, premier temps, se divise en Deux, deuxième temps et le temps troi-sième restitue l�Un � trois temps qui ne font à aucun moment sortir du Deux. La trinité, ensemble syn-

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5. Dans presque toutes les �uvres de Hegel figure cette interprétation de la Trinité chrétienne : dans la Propédeutique(Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 222 et sq.), dans la Phénoménologie de l�Esprit (Paris, Aubier, 1944, t. I, p. 18 et sq. et t. II,pp. 269-273), dans l�Encyclopédie des sciences philosophiques (Paris, Vrin, 1952, pp. 566-571), dans les Leçons sur la phi-losophie de l�histoire (Paris, Vrin, 1967, p. 250 et sq.), dans les Leçons d�histoire de la philosophie (Paris, Gallimard, 1954,p. 102), dans les Leçons sur la philosophie de la religion (Paris, Vrin, 1954, IIIe partie, « La Religion absolue »).

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chronique, est devenue une ternarité, c�est-à-dire une suite diachronique. C�est donc sous la condition deson assujettissement à l�ordre du Deux, c�est-à-dire en un mot au prix de sa disparition, que la trinité estdite opératrice de la dialectique historique. À ce prix, elle décroche son titre philosophique : celui d�opé-rateur de l�histoire par inscription de tous les faits passés, présents et à venir, dans un procès dynamiquerécurrent à trois temps amenant vers le Un fermé de la fin de l�histoire et de la réalisation de l�Esprit.

Nous devons à Hegel la reconnaissance des ordres de pensée non seulement binaire et trinitaire, maisaussi unaire (cf. la fameuse Préface à la Phénoménologie de l�Esprit, IIe partie : le renversement unairevie-mort est le problème auquel l�esprit doit faire face), mais nous lui devons aussi une radicale occul-tation de leurs rôles respectifs : la synthèse hégélienne comme système total est une formidable machinequi asservit au profit de la maîtrise et de la rationalité binaire l�ordre unaire de l�immaîtrise et l�ordretrinitaire du savoir révélé, immanent à notre usage spontané du langage.

Bien sûr, il y a eu d�autres interprétations de la trinité, mais celles de Thomas et de Hegel ayantchangé l�ordre des choses, on peut dire que l�histoire de la trinité est globalement, durant le IIe millé-naire, celle de son assujettissement à l�ordre du Deux. Assujettissement qui l�a finalement amenée jus-qu�à la position que l�on sait maintenant, totalement enfermée au centre même de la binarité. On peutdire que l�ordre du Deux, aiguillonné par les rémanences de la trinité, a fini par prendre sous sa coupel�ensemble des postes de commande des affaires humaines : au dualisme de l�être, acte originaire denaissance de l�ordre du Deux, a succédé la mise au point de plusieurs formes de dialectiques philo-sophiques avant que le Deux ne s�impose sous la forme virulente de la technique binaire, celle-là mêmequi est, aujourd�hui, en train de changer le monde.

Vue sous cet angle, l�histoire de la pensée occidentale apparaît sous un jour tout à fait neuf : on pour-rait la réécrire comme étant, pour une importante part, celle d�une gigantesque lutte entre des ordres depensée différents � beaucoup moins concurrents qu�hétérogènes, d�ailleurs. Question immédiate : cettelutte est-elle terminée ? Il est vraisemblable que non : les hommes continuent de parler (donc à user destrois termes), ils persistent à raconter des histoires (donc à user du triangle pragmatique), certainsmêmes continuent de croire au Dieu trinitaire... Cette lutte est d�ailleurs d�autant moins terminée que,là où elle est placée, dans la chambre forte de la binarité, la trinité est, au fond, dans une enviable posi-tion : elle jouit de la meilleure protection. De surcroît, elle a été ramenée par la binarité même à sa formela plus pure, la plus simple. Il ne suffit en somme que de la prendre du c�ur même de la binarité pourla faire servir à nouveau. Il se pourrait donc que l�enfermement de la trinité lui ait finalement rendu lemeilleur service. Telle qu�elle est, elle est là, « prête à l�emploi », débarrassée de l�extravagance et dubaroquisme qui l�obscurcissait. Extravagance au demeurant dont on peut, maintenant, parfaitementcomprendre la nécessité historique.

La trinité chrétienne a en effet été � et, pour une part, reste encore � la seule expression explicite etconstruite de la trinité qui donne forme à notre usage immédiat du langage. Je pense en effet que la miseen évidence de cette figure fondamentale de notre être-au-monde a constitué un progrès décisif dansl�appréhension par les hommes de leur propre aventure culturelle et symbolique. La trinité chrétienne aété en effet une mise en scène du principe immanent qui nous met en scène dans le monde. Pour la pre-mière fois, avec la trinité chrétienne, ce principe a été isolé et séparé de notre usage spontané du langage.C�est dans ce mouvement de séparation que la trinité est devenue figure transcendante. Nombreux sontles hommes qui ont reconnu dans cette figure leur intime vérité et se sont mis à l�adorer comme unefigure transcendante. À juste titre. C�est donc dans le procès général de la connaissance qu�il faut situer

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l�émergence de la trinité chrétienne bien plus que dans un quelconque « opium ». Bien loin que la reli-gion ne soit le lieu où les hommes placent une renonciation (plus ou moins provisoire) à la connaissance,la religion en général, et la religion chrétienne en particulier, est à situer comme savoir. Un savoir quicertes n�est pas de même nature que celui qui régit les métalangages (binaires), mais un savoir quandmême devant lequel le philosophe n�a pas à faire la fine bouche parce qu�il est inaccessible autrement,par tout dispositif construit, nécessairement binaire.

Il est cependant clair que cette reconnaissance de la trinité chrétienne comme savoir ne fait pas quel�installer, à la manière hégélienne, au c�ur du panthéon du savoir, comme son instrument le plus précieux.Immédiatement, cette reconnaissance de la trinité chrétienne comme occurrence d�une autre trinité,antérieure à sa forme chrétienne, date celle-ci en l�installant comme particularité. Du coup, cettereconnaissance est aussi une destitution de la religion chrétienne dans sa prétention à l�universalité et àl�éternité. Les hommes parlaient avant la Révélation chrétienne, beaucoup parlent encore actuellementsans elle, non pas comme des brebis perdues ou égarées, mais comme tous les êtres parlants parlent :sans trop savoir ce qu�ils disent. Mais bien qu�ils ne sachent pas vraiment ce qu�ils disent, lorsque leshommes parlent, ils actualisent toujours, indépendamment du « message » qu�ils veulent transmettre, laforme trinitaire qui imprègne l�usage immédiat du langage. La trinité, en tant qu�inhérente à notreusage le plus spontané du langage, est nécessairement présente dans tous les récits : si elle n�est pas l�en-jeu de la représentation, elle en est leur geste, leur ressort. Mais si le rapport trinitaire est présent danstous les récits que produisent les hommes, ceux-ci ne le gèrent pas nécessairement de la même façon.La trinité est ainsi présente sous des formes particulières. Ces formes impliquent tous ceux qui sont placésdans la chaîne narrative (de transmission ou d�élaboration du récit) dans un mode spécifique de gestiondu rapport trinitaire. Il ne faudrait pas que la forme transcendante de la trinité chrétienne occulte les autresoccurrences de la trinité. Il faut au contraire que la trinité chrétienne devienne une des occurrences dela trinité « naturelle » qui structure notre être au monde. C�est cette trinité « naturelle » qu�il faut prendrecomme catégorie d�analyse des autres formes de socialité. Car enfin, pour voyager, que ce soit dansl�espace ou dans l�histoire, il faut un module, un engin de voyage. Et ce module, nous l�avons.

Il se trouve en effet que d�autres socialités que la socialité chrétienne ont aussi su, sur un autre modeque celui de la transcendance, installer d�autres occurrences de la trinité au c�ur de leur représentation,dans des scènes présentées à la dévotion de tous (comme dans le judaïsme), comme condition de la pour-suite du récit (dans les polythéismes). Sachant la forme trinitaire de la langue naturelle, nous sommesdans une situation nouvelle par rapport à Hegel : nous ne sommes plus en effet contraint d�envisager latrinité chrétienne comme la seule forme possible de la trinité, nous sommes à même d�en faire apparaîtreles autres formes et de rendre du même coup intelligibles la diversité et le fonds commun des cultures.

Quelle que soit leur fabuleuse diversité, indépendamment de tous les exploits qu�ils racontent, tousles récits de fondation de la� langue mettent en �uvre, en acte ou en scène, la trinité. Le grand récit del�Occident, le récit chrétien, est une apothéose, au sens strict, de la trinité. La trinité n�y est plus seu-lement cette geste interne nécessaire au déroulement narratif, elle devient l�enjeu même de la repré-sentation, elle est l�origine et la finalité du récit. Dans nos récits actuels, technico-scientifiques, où ilest question de tout, sauf de Dieu et de ses nombreuses formes, elle semble avoir disparu, nous avonsvu qu�en fait elle occupe la meilleure position, la position indiscutée de l�axiome, du fondement. Ladénégation du fait religieux caractéristique de notre époque technique a donc fini par installer la trinitéà la place royale.

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On ne peut éluder maintenant la question : pourquoi retrouve-t-on cette figure dans tous les récits ?Qu�inscrit-elle donc pour qu�elle occupe ainsi toujours une des positions clés dans le fait humain ?Qu�est-ce que les hommes ne cessent là d�élaborer à leur propre usage sans même savoir quoi ?

C�est en considérant un instant la forme plus spontanée, la plus dépouillée, la plus simple de la tri-nité, la forme « je, tu, il », que je pourrais faire à cette question la réponse plus concise qui soit, quandbien même serait-elle abrupte. On pourrait, en première approche, relever que la trinité « naturelle »contient une articulation fondamentale à propos de la présence. Le « je » est celui qui assume la présencevis-à-vis d�un « tu » � il n�y a pas d�autres moyens d�être présent que celui de se signaler à l�autre et iln�est aucune définition de la présence qui ne reprenne ce constat. Le « je » est donc connecté à la pré-sence. Mais qu�est-ce que le « tu » ? Le « tu » est celui qui vient de parler ou celui qui va parler ; le « tu »est donc, vis-à-vis de la présence, dans une position singulière, il n�est ni présent ni absent. Et l�homme,en tant que parlant, quels que soient les cieux et les âges, ne fera jamais que passer sa vie à aller d�uneposition à l�autre, jamais il ne sortira de l�espace duel de la parole. Pour être un, il faut être deux : c�esten changeant constamment de position que les interlocuteurs se font mutuellement valoir comme pré-sents. C�est à cet échange de « je » en « tu » et de « tu » en « je » bien plus qu�à l�échange des messagesque sont intéressés les deux interlocuteurs � l�amour qui continue d�intéresser le genre humain est l�ex-pression même de cet échange. Mais pour que cet espace soit possible, il faut encore qu�il inscrive l�ab-sence. Il l�inscrit sous la forme du « il ». L�absence, le « il », est ce qui représente à tous les instants laseule perspective de l�homme, la mort, sa mort qu�il faut qu�il y ait pour que l�homme, en tantqu�espèce, vive. La trinité est donc le moyen de surmonter le désordre unaire. Pour être un, il faut êtredeux, mais quand on est deux, on est tout de suite trois : si l�espace symbolique n�inscrivait pas l�ab-sence, cette absence se représenterait comme problème réel dans le champ de l�interlocution auquel estvoué l�homme. Et si l�absence se représentait ainsi, elle apparaîtrait sous le mode de l�irruption, elle sur-girait alors dans le champ même de la présence de l�homme, dans le champ interlocutoire, pour ledétruire. Cette trinité représente en somme l�essence du lien social puisque sans elle, il n�y aurait pasde rapport interlocutoire, il n�y aurait pas de culture humaine. Cette épure permet d�articuler la diver-sité des socialités qui autrement resterait absolument énigmatique.

Il est différentes figures du « il ». Les différents récits prescrivent l�allure qu�il convient de donnerau « il » pour que deux interlocuteurs puissent se vouer, à peu près pacifiquement, à leur inépuisablevocation et pour que les allocutions tiennent sans se défaire par l�irruption dans leur champ de l�absenceréelle. Il n�est donc pas étonnant de voir la trinité liée à la pratique, vieille comme les sociétés humaines,du sacrifice. Le « il », sur quoi, en fin de compte, repose une socialité est en somme un signifiant dontle signifié est un sacrifice. Soit qu�il est requis à chaque détour interlocutoire comme dans les poly-théismes, soit qu�il est assumé une fois pour toutes par un Dieu qui prend en charge l�absence et la mortcomme dans les monothéismes.

Il va de soi que poser le cadre général de la trinité n�a pas pour but d�écraser toutes les pratiques dansun même moule, ce cadre au contraire devrait aussi permettre de penser les différentes formes spéci-fiques de gestion de l�absence qui existent tant parmi les monothéismes et les polythéismes qu�à l�inté-rieur de chacun de ces espaces. Si la trinité est, dans notre culture, la grande catégorie d�analyse que jecrois, la notion devrait aussi conduire, puisqu�elle permet le repérage de socialités spécifiques, à laconstruction d�une nouvelle historicité passant par le repérage des formes de gestion de l�absence, dansles polythéismes, dans les monothéismes et... dans les athéismes, s�il y en a.

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Il semble difficile, dans ces conditions, d�éviter de se demander ce qu�il est en train d�advenir dansnotre socialité, depuis que Dieu, la dernière forme en date de l�absence, est mort. La question sur ledevenir de notre culture pourrait maintenant se formuler ainsi : après que toutes les formes connues du« il » � le « ils » multiple des récits polythéistes, le « Il » de majesté du Dieu, le « il » « sans qualités »de l�homme � ont été épuisées.

J�imagine qu�une question doit brûler les lèvres du lecteur : cette analyse participe-t-elle d�un com-plot contre la science et la technique ? Les entreprises vulgaires ou savantes de dénonciation des effetsdestructeurs engendrés par la science sur le lien social et la nature sont suffisamment devenues aujour-d�hui monnaie courante pour que la question soit recevable. On a, par exemple, justifié l�actualité dudébat récent sur Heidegger par la façon dont il permettait de reposer maintenant la question de la tech-nique : la multiplicité des moyens technico-scientifiques d�interrogation et d�investigation de l�« étant »entretenant l�oubli de la question fondamentale de l�« être » (différence « ontico-ontologique »), il fau-drait fermement ramener la philosophie devant sa responsabilité. La question de la technique, pour moicelle du Deux, est en fait, sous le couvert heideggerien ou sous un autre, incessamment posée. Jeremarque simplement au passage que si l�on ne retient de Heidegger que cette façon de poser la ques-tion, il est à craindre qu�elle ne fasse long feu : comment donc une problématique fondamentalementdualiste pourrait-elle nous permettre de sortir de la technique qui est, précisément, un effet de la géné-ralisation du dualisme ?

Dans cet essai de construction d�autres « logiques » tenté-je donc une sortie radicale du cadre même(binaire, dialectique, dualiste...) de la science et de la technique ? Réponse : non. La science, la tech-nique et le binarisme sont bien là où ils sont et je n�ai pas l�infatuation de croire que mes travaux ou ceuxd�autres pourront en quelque manière que ce soit changer leur cours. D�ailleurs, le binaire me sert : toutce qui se fait plus ou moins consciemment au nom de l�autoréférence, tout ce qui, dans la logique,aborde la question des relations triadiques délimite très utilement les territoires. Je ne vois d�ailleurs pascomment j�aurais pu trouver les formes unaires et trinitaires sans avoir posé et exploité le rapportbinaire opérateur/axiome. Par ailleurs, je ne vois pas comment je pourrais faire l�économie des formescausales, algorithmiques... ne serait-ce que pour le simple exposé de mes travaux. Je ne tiens pas spé-cialement à recourir aux formes folles de l�unaire dans le genre (non narratif) où l��uvre. Je ne tiens pasdavantage à passer par le dédale de la mystique juive ou chrétienne pour faire comprendre la forme trini-taire du lien social. Mais je ne tiens pas non plus à devoir passer d�une attitude scientifique sophistiquée,résolument binaire, à la pure magie dès que cette attitude ne peut plus s�exercer. J�en appelle simplementà la création et à la formalisation de « logiques » unaires et trinitaires faute desquelles nous en sommesréduits à l�anecdote (qu�elle soit sans principe ou savante), au comportementalisme borné ou au refou-lement de la question de l�Homme là même où l�on veut en parler, pour expliquer une large part de laculture, du lien social et de notre être au monde, irréductiblement non binaires.

Réhabiliter en sciences humaines le Un et le Trois là où le Deux domine indûment ne confine à nulleentreprise obscurantiste de renonciation à la logique articulée, pas plus qu�un retour aux discours inspi-rés. Je cherche à poser les prémisses d�une « logique » du Un et les prémisses d�une « logique » du Trois.Celles-ci n�invalideront pas celle-là. Aucune ne se substituera à l�autre et chacune devrait rester à sa

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place. Je gage seulement que les deux « logiques » que je vise devraient nous donner quelques opéra-teurs nous permettant de nous mouvoir avec un peu plus de grâce dans les champs où nous sommesconstitutivement si gourds et si aveugles pour en être d�abord les objets. Saint Augustin n�enseignait-ilpas dans De la Trinité (XIV, VI, 8) que l�âme, comme l��il, ne tombait pas directement sous son propreregard et qu�un mouvement inaccoutumé était nécessaire pour la surprendre ?

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