Oxymore Le Soleil Noir Du Structuralisme - Francois Dosse-libre

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François Dosse Oxymore, le soleil noir du structuralisme In: Espaces Temps, 47-48, 1991. La fabrique des sciences sociales. Lectures d'une écriture. pp. 129-143. Résumé Les figures rhétoriques peuvent être le mode privilégié d'expression par lequel se définit l'esprit d'une époque. Ici, l 'oxymore sert de fil conducteur, car ce trope a été abondamment utilisé par la pensée délibérément paradoxale d'un structuralisme qui a souhaité mettre en suspens le sens au prof it du signe. Abstract Rhetorical figures sometimes are the favorite way in which the spirit of a time expresses and defines itself. The oxymoron is used here as a clue, as this trope was widely used by a deliberately paradoxical structuralist schook which sought to replace temporarily meaning with symbol/sign. Citer ce document / Cite this document : Dosse François. Oxymore, le soleil noir du structuralisme. In: Espaces Temps, 47-48, 1991. La fabrique des sciences sociales. Lectures d'une écriture. pp. 129-143. doi : 10.3406/espat.1991.3793 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1991_num_47_1_3793

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François Dosse

Oxymore, le soleil noir du structuralismeIn: Espaces Temps, 47-48, 1991. La fabrique des sciences sociales. Lectures d'une écriture. pp. 129-143.

RésuméLes figures rhétoriques peuvent être le mode privilégié d'expression par lequel se définit l'esprit d'une époque. Ici, l 'oxymore sertde fil conducteur, car ce trope a été abondamment utilisé par la pensée délibérément paradoxale d'un structuralisme qui asouhaité mettre en suspens le sens au prof it du signe.

AbstractRhetorical figures sometimes are the favorite way in which the spirit of a time expresses and defines itself. The oxymoron is usedhere as a clue, as this trope was widely used by a deliberately paradoxical structuralist schook which sought to replacetemporarily meaning with symbol/sign.

Citer ce document / Cite this document :

Dosse François. Oxymore, le soleil noir du structuralisme. In: Espaces Temps, 47-48, 1991. La fabrique des sciences sociales.Lectures d'une écriture. pp. 129-143.

doi : 10.3406/espat.1991.3793

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1991_num_47_1_3793

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François Dosse Oxymore, le soleil noir

du structuralisme.

Les figures rhétoriques peuvent être le mode privilégié d'expression par lequel se définit l'esprit d'une époque. Ici, l 'oxymore sert de fil conducteur, car ce trope a été abondamment utilisé par la pensée délibérément paradoxale d'un structuralisme qui a souhaité mettre en suspens le sens au prof it du signe.

Rhetorical figures sometimes are the favorite way in which the spirit of a time expresses and defines itself. The oxymoron is used here as a clue, as this trope was widely used by a deliberately paradoxical structuralist schook which sought to replace temporarily meaning with symbol/sign. François Dosse est historien : il développe d'autres aspects du structuralisme dans un ouvrage en deux tomes : Histoire du structuralisme : Tome 1 : 1945-1966. Le champ du signe, septembre 1991 ; Histoire du structuralisme -. Tome 2 : 1967 à nos jours. Le chant du cygne, La Découverte, à paraître février 1992.

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Vivre de mort, mourir de vie" disait déjà Heraclite qui exprimait ainsi tout à la fois la dégradation indispensable à la vie et la désintégration inhérente à cette lutte déses

pérée de l'homme contre la finitude. Cette alliance nécessaire de deux termes antinomiques, cette antilogie, porte le nom d'une figure rhétorique particulière : Foxymore. On retrouve un usage particulièrement abondant de ce trope à l'époque baroque, que ce soit dans Les Tragiques d' Agrippa d'Aubigné ou dans les œuvres de Corneille : "Cette obscure clarté qui tombe des étoiles." (Le Cid, IV, 3). Cette figure rhétorique est essentiellement utilisée sous deux registres différents : celui, poétique, du rapprochement de valeurs qui s'excluent logiquement pour donner à l'expression d'une idée, d'une impression au caractère inattendu : "Le soleil noir de la mélancolie" (G. de Nerval), et le registre comique où l'oxymore peut rendre manifeste le ridicule : "Par ma foi, voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans !" s'exclame Toinette dans Le malade imaginaire de Molière (III, 14).

L'usage de cette figure rhétorique peut être aussi le révélateur d'une vision du monde, d'un mode de pensée. Or, ce que nous allons interroger ici, c'est l'usage de l'oxymore par les diverses composantes du structuralisme pour nous demander ce qu'il permet d'exprimer. Toute la pensée structurale et post-structurale a usé de ce trope avec une particulière abondance. L'édifice complexe de l'univers mythologique tissé par Lévi-Strauss dans sa tétralogie "s'épanouit lentement et se referme pour s'abîmer au loin comme s'il n'avait jamais existé 1". De son côté Roland Barthes recherche une écriture blanche, une littérature objectale dont il perçoit la réalisation dans l'œuvre d'Alain Robbe-Grillet. L'anecdote conductrice du Voyeur est "figée dans un impossible mouvement vers sa propre abolition 2". Le processus d'effacement, de recherche de la vérité se déplace du côté de la mise entre parenthèses de la profondeur, du signifié pour mieux se consacrer au domaine de la poétique. Il agit comme acte de pleine écriture : "Le sujet de la littérature, ce ne serait pas seulement le langage en sa positivité, que le vide où il trouve son espace quand il s'énonce dans la nudité du je parle [...]. Nous nous trouvons devant une béance qui longtemps nous est demeurée invisible V' Maurice Blanchot fait, lui, un usage littéraire de l'oxymore qui lui permet de jeter les bases d'une littérature de Tailleurs, du dehors, avec la volonté permanente de mettre en suspens les valeurs dont il nie autant l'usage que leur négation : "plénitude vide" ; "un espace sans lieu" ; l'accomplissement inaccompli",... 4. Chez Jacques Derrida, aux frontières de la littérature et de la philosophie, l'appa-

1 «Claude Lévi-Strauss, L'Homme nu, Paris : Pion, p. 620.

2 «Roland Barthes, "Littérature littérale", Critique, 1955, repris dans : Essais critiques, Le Seuil, 1964, Paris : Points-Seuil, 1971, p. 69.

3 «Michel Foucault, "La pensée du dehors", Critique, juin 1966, pp. 523-546.

Une littérature de l'ailleurs.

4 «Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris : Gallimard, 1959, pp. 16, 100, 176.

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rition est disparition et la déconstruction post-structuraliste démultiplie les possibilités offertes par le décentrement, le polymorphisme, la décomposition de tout signifié : "L'insémination première est dissémination 5."

La fréquence de l'usage de cette figure rhétorique par le structuralisme correspond à une volonté de suspension du sens et du jugement. Le structuralisme a fait prévaloir la quête du signe au détriment de celle du sens. Cette mise en suspens du sens correspond à une phase de particulière explosion, socialisation des sciences sociales qui se sont construites à partir d'une mise à distance des sciences morales et politiques dès 1789, comme le rappelle récemment Tzvetan Todorov ". Le rejet de tout ce qui peut apparaître comme relevant du domaine prescriptif au profit du descriptif a fait figure de règle intangible depuis Auguste Comte pour les diverses disciplines qui ont eu l'homme pour objet de recherche. Elles ont mis en suspens, à titre principiel, toute notion relevant du sens, du jugement, des valeurs afin de fonder leurs discours comme discours scientifique définitivement libéré de toute considération éthique et politique. L'usage abondant du trope de l'oxy- more aura permis aux structuralistes d'accompagner ce processus d'émancipation des sciences humaines, mais au prix d'un relativisme généralisé au plan des valeurs et d'une stratégie de brouillage au niveau argumentatif, afin d'en rester au strict terrain de la relation sans contenu et du signe évidé de son signifié. Plus largement, un pathos pessimiste s'est exprimé dans

ce courant de pensée. L'antilogie est alors devenue un moyen privilégié de traduire un monde sans devenir possible, immobilisé dans un présent étale qui perd ses ressorts, ses contradictions dynamisantes, et ne permet donc plus de dépassement dialectique hégélien. Le post-modernisme qui réaménage le passé, et rend vaine toute tentative de rupture radicale, s'ouvre sur un univers temporel débarrassé de tout sens, de toute téléologie. Les désillusions du XXe siècle ont amplifié et avéré le phénomène : "1956 nous a amené à ne plus être obligés à espérer quelque chose 7." S'il n'y a plus de devenir différent possible, il ne reste donc plus que la mort comme horizon, soit sous la forme de la compulsion de répétition, soit sous la forme du seul véritable événement à attendre. Elle aura été l'objet d'un véritable culte en cette période structuraliste. Maurice Blanchot a le mieux traduit à quel point cet événement a pris une forme obsessionnelle, celle d'une véritable pulsion de mort, d'une "catastrophe initiale 8". Idéal formel d'un Signifiant sans signification, la mort psychique est la grande source d'inspiration du structuralisme, et l'oxymore

5 «Jacques Derrida, La dissémination, Paris : Le Seuil, 1972, p. 337.

6 • Tzvetan Todorov, Les morales de l'histoire, Paris : Grasset, 1991.

Le suspens du sens.

7 «Michel Foucault, débat chez M. Clavel à Vézelay, 1977, diffusé par Océaniques, FR3, 13/1/1988.

8 «Maurice Blanchot, La part du feu, Paris : Gallimard, 1949, p. 76.

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permet de rendre compte de cette tension première entre vie et mort. L'époque structuraliste découvre par ailleurs l'irréductibilité de l'Autre qui devient le grand modèle heuristique, grâce au binarisme phonologique du paradigme structural, mais aussi l'expression d'une sensibilité collective qui a tendance à sacraliser la différence. Or, cela implique que la tension entre le Même et l'Autre reste en suspens dans la mesure où l'on ne cherche plus à établir un rapport dialo- gique entre les deux pôles, mais où l'on se contente d'une simple coexistence d'archipels incommensurables : "L'alté- rité ne retient du négatif que la situation d'opposition, non la dynamique de contradiction 9."

L'oxymore va servir aussi à révéler la situation de tension interne du discours des sciences sociales, en crise de croissance, en voie d'émancipation théorique et institutionnelle, pris dans l'étau entre d'un côté les sciences dures dont les modèles formels fascinent, et les Humanités classiques dont ce discours essaie de sortir, pour poser sa scientificité. Cette troisième voie recherchée qui doit fonder la spécificité des sciences sociales va trouver dans l'esthétisation de son discours une solution à cette tension. La rhétorique va lui servir à substituer l'éblouissement stylistique au souci argumentatif classique 10. L'oxymore devient alors la figure idéale pour réaliser cette esthétisation d'un discours des sciences humaines qui va prendre la place d'une littérature en crise, et s'imposer comme la véritable fiction du XXe siècle. Alors que les proclamations des structuralistes ne sont que théoriques, scientifiques, épistémologiques, on peut se demander s'ils n'ont pas écrit le vrai roman de la mort du roman classique.

Nous verrons à partir de ce trope, particulièrement représentatif de l'ambition structurale, comment il sert tout à la fois à signifier un nouveau rapport désenchanté à une historicité sans épaisseur temporelle autre que celle d'un présent réitéré. Par ailleurs l'oxymore sert à des fins stratégiques pour exprimer le défi des sciences humaines, au moment de leur émancipation, comme mode de discours novateur, moderniste, pris dans une tension interne entre l'horizon théorique des sciences les plus formalisées et les humanités classiques, leur lieu d'origine. C'est un rapport paradoxal au monde qui s'institue avec ce trope qui n'est pas sans nous rappeler l'époque baroque.

Un signifiant sans signification.

9 «Christian Ruby, L'archipel des différences, éd. du Félin, 1989, p. 104.

Une crise de croissance.

10 Voir les critiques de «Jacques Bouveresse, Le philosophe chez les au tophages, Paris : Editions de Minuit, 1984.

La rhétorique d'une post-histoire.

La génération structuraliste, exceptée Lévi-Strauss, est fortement marquée par l'enseignement de Hegel, grâce à

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l'enseignement de Kojève qui a notamment valorisé l'idée de la fin de l'histoire, et donc de l'avènement d'un présent étale, pris dans une tension non dépassable entre A et non A, entre le Même et l'Autre. Cette empreinte dialectique va vite laisser place à l'influence des thèses nietzschéennes, exaltant un au-delà du droit, sublimé dans l'exercice de la puissance, présentant l'histoire comme un carnaval parodique qui rend caduques les idées de vrai et de faux, de bien et de mal.

L'usage de l'oxymore permet ainsi la reprise de la contradiction hégélienne en la figeant dans son moment nietzschéen, par son incapacité à se dépasser. L'affirmation de l'opposition est donc bien prise en compte, mais laissée dans sa tension originelle détemporalisée, en apesanteur. Toute affirmation de valeurs est alors tout à la fois exposée et raturée : A et non A participent à un même mouvement, dans une même formule, la plus ramassée possible. L'oxymore permet donc d'exprimer une topique fermée sur elle- Au-delà du bien et du mal. même qui traduit une des convictions fortes du moment structural sur l'automisation de la sphère discursive par rapport au réel. On retrouve ici la filiation de la constitution de la linguis

tique comme science et la définition saussurienne du signe comme relation du signifiant et du signifié, coupée du réfèrent, dans un rapport arbitraire avec celui-ci. Le courant formaliste russe et les Cercles linguistiques de Moscou, de Prague, de Copenhague ont accentué dans les années vingt et trente cette mise à l'écart de l'écriture comme instrument, du langage fonctionnel, de la parole utile pour avoir accès à la poétique, à la littéralité, à l'intransitivité du discours. Or, l'oxymore permet de ne pas enfermer le discours dans l'affirmation de valeurs, de le débarrasser de son contenu, de son signifié, en se situant dans les limites, L intransitivite du les marches-frontières de la pensée et de l'écriture, dans la discours. mesure où chaque assertion contient son contraire.

En outre, cette figure de l'oxymore permet de traduire la confrontation avec l'Autre, l'altérité, et de valoriser les deux champs d'investigation privilégiés du moment structuraliste : l'anthropologie et la psychanalyse, soit le double refoulé de la raison occidentale.

Le crépuscule des hommes.

L'anthropologie structurale de Lévi-Strauss se donne avant tout comme méthode scientifique pour accéder aux logiques invisibles qui définissent les règles de fonctionnement des sociétés primitives. Mais elle traduit aussi la phi-

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losophie crépusculaire d'un monde occidental qui découvre les ravages des phénomènes d'acculturation sur les quelques sociétés survivantes d'indigènes, en voie d'extinction. Dès 1955, lorsque Lévi-Strauss décrit la vie des Bororo, Caduvéo et Nambikwara 11, il envisage la transformation progressive de l'anthropologie en entropo- logie. Dans le Finale de sa grande tétralogie sur Les Mythologiques, Lévi-Strauss considère que sa traversée de la mythologie amérindienne "anticipe le crépuscule des hommes 12". Toute une pensée nostalgique des débuts de l'humanité, d'un monde en train de disparaître est ainsi manifeste chez le grand maître du structuralisme qui s'est minutieusement penché sur ce monde complexe pour déboucher sur l'oxymore comme meilleure illustration de son long parcours. Il en est ainsi dans le Finale lorsqu'il présente son vaste édifice mythologique comme un déploiement qui "s'épanouit lentement et se referme pour s'abîmer au loin comme s'il n'avait jamais existé 1^".

Ce monumental inventaire des variations mythiques provoque chez l'analyste Lévi-Strauss un curieux sentiment du caractère fugitif, éphémère de toutes ces croyances, de ces travaux et des jours qui passent, et qui sont inéluctablement voués à disparaître, comme s'ils n'avaient jamais existé : "Le constat abrogé qu'ils eurent lieu, c'est à dire rien l4." La mort travaille donc de l'intérieur le sort d'une humanité vouée à la disparition, et l'oxymore permet d'exprimer cette figure de deuil, ce travail de la mort dans ce que Jean-Marie Domenach qualifie de "requiem structuraliste 15".

Le Manque originel.

Pour rompre avec l'empirisme, une autre dimension de l'analyse structurale a été de partir d'une cause absente à ses effets, de l'efficace de cette absence et d'une vérité qui ne se donne que dans son aléthéia (voilement).

C'est ainsi que Lacan revisite Freud pour empêcher toute réduction de la pratique analytique à un psychologisme, et pour en refonder la scientificité. Il redouble la coupure freudienne par le concept de la forclusion qu'il reprend au grammairien Pichon : le "Je", coupé du moi dans la topique freudienne, subit une coupure encore plus radicale chez Lacan, par l'expérience de la perte, de l'objet a. La forclusion signifie l'échec du refoulement originaire. Au contraire du processus de refoulement qui permet au névrosé de travailler au retour de ce qui a été refoulé, la forclusion pratique la rature radicale, institue l'irréversible,

11 «Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris : Pion, 1955.

12 «Claude Lévi-Strauss, L'Homme Nu, Paris : Pion, 1971, p. 620.

13 Ibid., p. 620.

Le requiem structuraliste.

14 Ibid., p. 621.

15 «Jean-Marie Domenach, "Requiem structuraliste" dans : Le sauvage et l'ordinateur, Paris Le Seuil, 1976, pp. 75-89.

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le non-retour et fonde la pathologie psychotique. Il en résulte un "Je" a-temporel, sans ressourcement possible, autre qu'un leurre, et Lacan résume cette inaccessibilité par la formule selon laquelle "Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas 1(^". Il n'y a plus de dépassement dialectique possible de la structuration initiale, effective depuis le stade du miroir. L'inconscient sort à partir de là de l'historicité dans la mesure où sa logique échappe à jamais à celle des illusions de l'imago de la conscience de soi, renvoyées au simple plan de l'imaginaire de la demande et non du désir dont le lieu est l'inconscient.

Cette nouvelle lecture de Freud permet en outre à Lacan de rompre avec le wallonisme, avec la théorie de stades, et d'imposer une démarche résolument synchronique en étayant sa démarche de la rupture saussurienne et de l'apport de l'anthropologie structurale afin de mieux fonder la scientificité de son ambition théorique et pratique pour la discipline psychanalytique : "C'est toute la structure du langage que l'expérience psychanalytique découvre dans l'inconscient 17." La notion de sujet qui en résulte est alors tout à fait cohérente avec celle qui prévaut dans les divers autres champs des sciences humaines à l'époque structurale. Ce sujet clivé, décentré est en quelque sorte une fiction qui n'a d'existence que par sa dimension symbolique, il relève d'un signifiant sous lequel glisse inexorablement le signifié.

Chez Lacan, comme chez Lévi-Strauss, la perte et la dissolution font d'emblée partie de toute identification, et c'est encore la figure de l'oxymore qui l'exprime le mieux, à l'occasion d'un moment essentiel dans l'histoire du laca- nisme, le fameux Rapport de Rome de 1953 : "Je m'identifie dans le langage, mais seulement à m'y perdre comme un objet 18." Le sujet ne peut accéder ni à l'Etre ni au Non-Etre ; il est le fondement non signifiant de la signi- fiance des signifiants. Le Sujet n'est plus alors qu'un effet du signifiant et non sa cause ; il n'est autre qu'un signifiant pour un autre signifiant, simple pli passager dans la chaîne signiante indéfinie. La pulsion de mort, l'Etre-pour-la-mort heideggérien, se

trouvent ainsi valorisés comme mode majeur selon lequel se présente en l'homme la négativité impliquée par le signifiant, dans la mesure où le sujet n'existe qu'en tant que renonçant à lui-même, au profit d'autre chose : le symbolique. L'émergence du désir part du manque, du vide, de la perte de la Chose, place tenue par l'objet a, et enchaîne la pulsion de mort au désir qui porte la marque de la castration initiale, de la négativité. D'où l'importance dans le discours lacanien des formules

16 «Jacques Lacan, "L'instance de la lettre dans l'inconscient" (1956), dans Ecrits, Paris : Le Seuil, 1966, Points-Seuils, t. 1, 1971, p. 276.

Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas.

17 Jacques Lacan, Ibid., p. 251.

Un sujet clivé.

18 «Jacques Lacan, "Rapport de Rome", (1953), dans Ecrits, Paris : Le Seuil 1966, Points-Seuil, t. 1, 1971, p. 181.

L'Etre-pour-la-mort.

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négatives : "Le Réel, c'est l'impossible" ; "Il n'y a pas de rapports sexuels". Elles renvoient à l'affirmation et à la recherche de description de l'inconscient, de la structure du sujet au travers d'une formalisation toujours plus poussée, mathématique, puis topologique. Au réel, vidé de l'affect, correspond le plein du langage formel, et le mirage d'une psychanalyse accédant au statut de science formelle : "La formalisation mathématique est notre but, c'est-à-dire capable de se transmettre intégralement 19." Le modèle revendiqué, comme chez Lévi-Strauss est ici celui des sciences de la nature, et il alimente le scientisme de l'époque dans lequel se reconnaissent les jeunes sciences sociales en quête d'identité et d'objet bien délimité.

Le Réel, c'est l'impossible.

19 «Jacques Lacan, séminaire XX, Encore, 1975, (1973-74), p. 108.

La Raison par son envers.

Le maître-mot de la philosophie foucaldienne se trouve dans la notion d'effacement. Foucault s'est dit un positiviste heureux, mais ses positivités triomphent et s'effacent dans un même mouvement. C'est encore la mort de l'homme qui va contribuer au succès de son ouvrage de 1966, Les mots et les choses. Il y a d'abord chez Foucault une part singulière qui renvoie à sa propre histoire, et qui se manifeste par une ferme volonté de dénégation du Nom du Père. Cet effacement du "Je", de la signature d'une voix singulière, cette négation de l'auteur participe en même temps pleinement au paradigme structural, à la volonté de rompre avec le psychologisme flou en usage jusque-là dans la critique littéraire, le souci de la littérarité, et de saisir le Texte comme production. Foucault participe donc à cette thématique et n'admet pas qu'il y ait dans le discours un lieu de vérité du Sujet, de l'auteur. Le Sujet est systématiquement raturé, évanoui, pulvérisé et Foucault en tant qu'auteur doit toujours se déprendre de lui-même : "Plus d'un, comme moi sans doute, écrivent pour n'avoir plus de visage 2u." Foucault a érigé cette exigence en véritable éthique personnelle.

Il n'est donc pas étonnant qu'il ait été particulièrement fasciné par la figure de l'oxymore qui lui permet de restituer cette tension constante qui est le ressort de toute son activité intellectuelle, et dont l'effacement de l'homme est la parabole majeure : "L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine 21." Cette figure rhétorique traverse toute son oeuvre et permet l'esthétisation de ses démonstrations. Elles font surgir de nouvelles épisté- mès énigmatiques qui ont pour effet d'éblouir le lecteur.

La dénégation du Nom du Père.

20 «Michel Foucault, Archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1969, p. 28.

L'archéologie du silence.

21 «Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris : Gallimard, 1966, p. 398.

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Lorsque Foucault écrit l'histoire de la folie, ce n'est pas en historien : "Je n'ai pas voulu faire l'histoire de ce langage, plutôt l'archéologie de ce silence 22." Lorsqu'il écrit l'histoire de la sexualité et définit la dialectique des rapports entre savoir et pouvoir, il utilise encore la figure de l'oxy- more pour l'illustrer. Ainsi, le pouvoir sous l'Ancien Régime avait le "droit de faire mourir et de laisser vivre 23", et la situation se renverse à l'époque de la modernité : "S'est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort 24."

Cette fascination pour l'oxymore, pour une écriture de la tension extrême et des limites a, chez Foucault, en plus du contexte intellectuel, une origine littéraire avec son admiration pour Maurice Blanchot. Dans l'article qu'il consacre à son oeuvre, paru dans Critique en 1966, il reprend la stylistique de Blanchot et multiplie l'usage des oxymores : "L'invincible absence" ; "Le vide qui lui sert de lieu" ; "Loi sans Loi du monde" ; "La présence réelle, absolument lointaine, scintillante, invisible 25". Ce passage au dehors permet d'éviter l'affirmation d'un sens ou d'une vérité, ainsi que la critique de ceux-ci. L'écriture romanesque chez Blanchot est celle d'un éternel échec qui manifeste au plan littéraire ce que veut exprimer Foucault dans le champ de la problématisation philosophique. Tout part et retourne à une béance originelle, au vide de l'espace premier. Blanchot est "non pas caché par ses textes, mais absent de leur existence 2t)". On retrouve cette fascination propre à la période pour une esthétique de l'éternel échec, du continuel anéantissement. Foucault est séduit par cette écriture qui cherche à franchir les limites et déstabilise la pensée dialectique : "Le temps de l'absence de temps n'est pas dialectique. En lui ce qui apparaît, c'est le fait que rien n'apparaît 27." Blanchot réalise, au plan littéraire, ce que souhaite Foucault au niveau philosophique : non pas user dialectiquement de la négation, mais faire passer l'objet du discours hors de lui-même, de l'autre côté du regard, en son envers, dans "le ruissellement et la détresse d'un langage qui a toujours déjà commencé 28". Il y a là une activité critique commune à Blanchot et à Foucault qui se déploie sous la forme d'une positivité retournée, d'un sens suspendu, absent de sa présence, perceptible par son manque. Au plan philosophique, Foucault problématise les expér

iences-limites. Il traque et déstabilise les valeurs occidentales par leur envers. Avec la folie, il interroge les limites et l'envers de la raison ; avec le crime, il interroge les limites de la Loi ; avec la prison, il interroge les limites de la vie, et cette mort qui est devenue "le noyau lyrique de

22 «Michel Foucault, Folie et déraison, Paris : Pion, 1961, préface.

23 «Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris : Gallimard, 1976, p. 178.

24 Ibid., p. 181.

L'invincible absence.

25 «Michel Foucault, "La pensée du dehors", Critique, Juin 1966, pp. 523-546.

26 Ibid.

27 «Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris : Gallimard, 1955, Folio, p. 26.

28 «Michel Foucault, "La pensée du dehors", Critique, juin 1966, pp. 523-546.

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l'homme : son invisible vérité, son visible secret 29". Toute son oeuvre est donc animée par cette tension majeure entre Non A/A qui ne peut être appréhendée que du dehors pour éviter de considérer ces objets de recherche dans le déroulement continu de leur positivité.

Cette problématisation se transforme en vision du monde, mélange de positivisme et de nihilisme qu'exprime au mieux la rhétorique de l'oxymore qui permet le rapprochement entre ses démonstrations et la fiction littéraire, que ne récuse pas Foucault : "J'aime faire un usage fictif des matériaux que je rassemble, rapproche, monte, faisant à dessein avec des éléments authentiques des constructions fictives 30." Le souci esthétique est donc omniprésent dans ce projet philosophique de recherche d'une vérité qui s'efface en même temps qu'elle s'affirme, pour laisser place au caractère essentiellement littéraire de l'entreprise.

29 «Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris : Puf, 1972, p. 175.

Un mélange de positivisme et de nihilisme.

30 «Michel Foucault, dans Cl. Mauriac, Le Temps immobile, t. IX, Paris : Grasset, 1986, p. 243.

Un marxisme des limites.

Le retour à Marx opéré par Althusser en 1965 s'inspire pour l'essentiel d'une conception de l'histoire revisitée par l'épistémologie scientifique, et s'articule autour de la notion de coupure. Pour sortir de la vulgate marxiste qui faisait fonctionner la causalité sur le schéma simple du reflet, Althusser a préconisé une lecture symptomale de l'uvre de Marx qui, à la manière de l'écoute analytique, est fondée sur l'efficace du manque, de l'absence dans le tissu même du dire. Pour sortir du cercle hégélien, Althusser valorise tout un jeu de dominances et de détermi- nances des structures propres aux modes de production.

La complexification du marxisme se paie du prix de sa fragilisation théorique, de la pluralisation/dispersion de la contradiction, et les concepts avancés par Althusser sont tous marqués par une tension interne telle qu'ils incluent leur propre disparition, à la manière de la figure de l'oxymore. C'est ce que montre bien Etienne Balibar lorsqu'il s'interroge sur les autocritiques de plus en plus radicales d'Althusser. Après avoir écarté les hypothèses psychologiques, historiques, il en voit la raison philosophique dans la situation précaire de concepts qui unissent à la fois l'affirmation de leur efficace et leur rature : "ces concepts sont toujours-déjà autocritiques31." Tous les concepts qui ont marqué l'althussérisme incluent en effet leur propre dénégation. Le cas qui a provoqué le plus de polémique est bien sûr la notion d'anti-humanisme théorique, mais aussi la reproduction et son dédoublement en appareil répressif/appareil idéologique d'Etat, et évidemment son

La pluralisation de la contradiction.

31 «Etienne Balibar "Tais-toi encore Althusser", Critique, 1988, p. 11, repris dans : Ecrits pour Louis Althusser,

Paris : La Découverte, 1991.

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concept des concepts qu'est la coupure épistémologique. Celle-ci peut conduire à une Théorie scientifique, mais elle ne peut jamais se prémunir contre un éventuel retour du refoulé idéologique dans le champ même de la science. La science et la non-science participent donc d'un même mouvement : "La distinction entre objet de connaissance et objet réel présente ainsi ce paradoxe qu'elle n'est posée que pour être annulée. Mais elle n'est pas nulle 32." L'application par Althusser du mode de pensée de Machiavel, puis de Lénine, consistant à tordre le bâton dans un sens pour accentuer la tension interne des concepts proposés, a fait de lui aussi, comme Foucault, un philosophe des limites, des extrêmes, partant de la place de l'impossible.

Un anti-humanisme théorique.

32 «Louis Althusser, "Soutenance d'Amiens", Positions, Paris : Ed. sociales, 1976, p. 158.

La tension propre à un troisième discours.

Prises entre les sciences de la nature et les humanités classiques, les sciences sociales ont quelques difficultés à promouvoir une troisième perspective, un discours spécifique qui permette d'éviter de transférer des modèles inadéquats à l'objet étudié.

Le degré zéro.

Le premier souci ayant été de s'émanciper de la tradition des humanités, on a assisté durant toute la période structurale à une volonté de formalisation. Celle-ci s'exprime, comme mise à l'écart de l'historicité au moyen d'une suspension de la contradiction, dans la formule du degré zéro que l'on retrouve à l'uvre dans tous les champs d'investigation des sciences sociales.

Roland Barthes exprime dès 1953 son aspiration à une écriture libérée de toute contrainte, purement formelle : "affirmer l'existence d'une réalité formelle indépendante de la langue et du style 33 " Pour éviter les deux écueils ou formes d'empoissement que sont d'une part la dissolution dans la langue prescriptive, et d'autre part la stylistique autarcique, Barthes préconise de partir d'un point zéro, propre à l'échange d'une "écriture blanche 34".

On retrouve ce point fondateur chez le père du structuralisme, Claude Lévi-Strauss, pour lequel la valeur d'un système de symboles que constitue une cosmogonie donnée "serait simplement une valeur symbolique zéro 35". Comme pour les rapports de parenté, le degré zéro du symbolisme permet de situer les conditions de la communication. Lévi- Strauss reprend ainsi l'enseignement de la phonologie pour un usage anthropologique.

33 «Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Paris : Le Seuil, 1953, Points-Seuil 1972, p. 10.

34 Ibid., p. 55.

35 «Claude Lévi-Strauss, "Introduction à l'uvre de M. Mauss", dans Sociologie et anthropologie, Paris : Puf, (1950), 1968, p.L.

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Au plan philosophique, lorsque Michel Foucault retrace l'archéologie de la folie, c'est pour "rejoindre dans l'histoire ce degré zéro de la folie où elle est expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du partage lui- même 36"

Cette quête eidétique, à la manière de Husserl, ne cherche pourtant pas, comme dans la phénoménologie, une essence du réel, mais s'oriente vers la description des conditions de possibilité de l'étant. Ce degré zéro va symboliser la démarche même du structuralisme au point que l'on parlera de gel, de dégel ou de regel, selon l'appréciation laudative ou critique que l'on aura du phénomène, en tout cas d'historicité figée. L'emblème des structuralistes, leur quête du Graal,

s'incarne dans le cristal, dont la très basse température permet d'empêcher la dispersion des molécules. L'aspect cristallin du structuralisme se double donc d'une tension maximale pour préserver la cohérence globale de l'objet d'étude. Pour éviter toute pertinence aux diverses manifestations du désordre, du chaos, les pensées structurales tentent de se libérer du subjectivisme, en induisant leur propre dénégation, leur propre déconstruction qui les réduit au degré zéro initial.

36 Michel Foucault, Folie et déraison, Paris : Pion, 1961, préface.

Les conditions de possibilité de l'étant.

La critique littéraire : Une Littérature et/ou Une Science.

Le moment structuraliste a été marqué par une réactivation des fonctions de la rhétorique ancienne dans sa double dimension critique et poétique. Celle-ci avait été progressivement éliminée de l'enseignement littéraire, presqu'exclusivement centré sur des préoccupations d'ordre historique. Le succès du formalisme russe et l'émergence d'une littérature française soucieuse de sa stylistique : Stéphane Mallarmé, Marcel Proust, Paul Valéry, Georges Bataille... ont donné un second souffle à la rhétorique : "Notre littérature actuelle [...] est tout entière rhétorique, puisqu'elle est à la fois littérature et discours sur la littérature 37 y j± un moment où la littérature romanesque va se tourner de plus en plus vers une réflexion sur le phénomène de la production littéraire, les frontières vont en effet s'estomper entre la littérature et la critique littéraire, ce qui va donner naissance à un nouveau type de créateur, qualifié par Barthes d'écrivain/écrivant. La tâche de celui-ci n'est plus de réaliser une rupture moderne, radicale, à la manière du mouvement dada ou surréaliste, car les avant- gardes sont vite rattrapées par les lois du marché.

La tâche révolutionnaire de l'écriture, selon Barthes, n'est

37 «Gérard Genette, Figures III, Paris : Le Seuil, (1966) 1969, p. 41.

L'écrivain/écrivant.

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plus celle de la destruction, mais relève de la transgression. C'est encore la figure de Poxymore qui sert de modèle à ce nouveau rapport à l'écriture : "Présenter l'objet à détruire et en même temps le nier" ; établir une "contradiction logique 38". Barthes prône donc une écriture inversée qui présente à la fois le langage dans son endroit et dans sa parodie, sa contestation. L'un et l'autre unis dans la même formule, dans un rapport de duplicité, offrent la possibilité de la suspension du sens. Ce suspens est aussi l'expression de cet état d'apesanteur de l'écriture prise entre l'aspiration à accéder au statut de science, de production textuelle, et l'autre versant, plus ludique, de la fiction assumée. Barthes exprime au mieux cette tension.

Il affirme en même temps que "l'être de la littérature n'est rien d'autre que sa technique 39" ̂ et son ouvrage sur Le système de la mode est le temps fort de sa tentation scientiste, avec l'application au phénomène de la mode du modèle greimassien. Mais d'un autre côté, Barthes affirme hautement l'importance du plaisir du texte, son goût pour le fragment littéraire, le Haïku, les biographèmes,... Lorsque Georges Charbonnier lui demande si l'ouvrage de l'année 1967 sera un ouvrage de mathématiques qui auraient ainsi dévoré les sciences humaines, Barthes répond que "le dernier stade à franchir, c'est qu'elles (les sciences humaines) mettent en cause leur propre langage et qu'elles deviennent à leur tour écriture 40".

La vérité de la critique littéraire se traduit dans ce cas du côté de la négation de la recherche d'une vérité, d'un sens, et se situe au contraire du côté de la fiction, de la poétique la plus autotélique. L'activité critique est d'ailleurs définie par Barthes, dans sa polémique contre Picard à propos de Racine, d'"acte de pleine écriture 41". Cette mise entre parenthèses de la dimension contextuelle, de la question du sens, fait donc aussi fleurir l'usage de l'oxymore chez Roland Barthes qui peut ainsi affirmer que 'T uvre la plus réaliste [...] explorera le plus profondément possible la réalité irréelle du langage 42", ou encore, à propos du critique littéraire, le fait qu'il "ne peut prétendre retrouver le fond de l'uvre, car ce fond est le sujet même, c'est-à-dire une absence 43". C'est dans une écriture raturée, à partir d'un Sujet barré

que va s'exprimer l'époque structurale, et influencer ainsi non seulement les sciences sociales, mais un mode d'écriture littéraire que théorise Philippe Sollers comme étant l'inverse de l'écriture pleine, close, figée. Le texte doit s'effacer en même temps qu'il s'engage, dans un processus de dépense, au point de se consumer lui-même. C'est d'ailleurs sur cette consumation que s'ouvre et que se clôt

38 «Roland Barthes, entretien avec R. Bellour, Les Lettres françaises, mars 1967, repris dans : Le grain de la voix, Paris : Le Seuil, 1981, p. 49.

39 Roland Barthes, Essais critiques, Le Seuil, 1964, Paris : Points-Seuil 1971, p. 140.

Les sciences humaines doivent devenir écriture.

40 «Roland Barthes, entretiens avec G. Charbonnier, France-Culture, dec. 1967.

41 «Roland Barthes, Critique et Vérité, Paris : Le Seuil, 1966, pp. 46-47.

42 «Roland Barthes, "La Littérature aujourd'hui", Tel Quel, 1961, repris dans Essais critiques, 1964, Paris : Points-Seuil, 1971, p. 164. 43 «Roland Barthes, Critique et Vérité, Paris : Le Seuil, 1966, p. 72.

L'écriture raturée.

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le roman de Sollers, Nombres. L'oxymore, l'effacement servent donc de modèle rhétorique qui permet d'exprimer au mieux l'inspiration littéraire de la mise en suspens du sens.

L'esthétisation du discours philosophique : la rature du sens.

Celui qui aura incarné le mieux la figure de l'oxymore, ce travail de l'effacement, est incontestablement Jacques Derrida qui théorise le phénomène comme étant celui de la déconstruction nécessaire de toute valeur, de toute vérité. Son concept majeur de déconstruction contient en lui- même l'antilogie, sa propre rature. Construire pour détruire/détruire pour construire : c'est la tâche qu'il assigne à ce qu'il présente en 1967 comme une science nouvelle : De la Grammatologie 44 . L'esthétisation du discours philosophique chez Derrida se double donc d'une ambition scientiste, propre à la période structurale, et qui permet au philosophe de répondre au défi lancé par les sciences sociales aux humanités classiques. La figure de l'oxymore traverse toute l'uvre

derridienne : "J'ai essayé de décrire et d'expliquer comment l'écriture comportait structuralement (comptait- décomptait) en elle-même son procès d'annulation 45." Cette stratégie de déconstruction systématique donne lieu à la mise au point de concepts nouveaux. C'est ainsi que Derrida met au point sa notion essentielle de différance, avec un (a) pour exprimer non seulement le sens commun de la différence comme Autre qui est poussée à son paroxysme pour se défaire de la métaphysique occidentale, mais il recouvre aussi le sens de différer, au plan temporel. La différance est donc une apparition comme disparition. Elle n'exprime en aucun cas une positivité quelconque, mais les conditions mêmes des différenciations, toujours distinctes du jeu lui-même, donc inaccessibles par leur position de retrait spatial et temporel. La différance permet de rendre compte de ce disparaître du fondement, nécessaire à l'apparaître lui-même.

La chaîne signifiante ne doit s'arrêter sur aucun signifié dans la déconstruction derridienne qui va mobiliser une série d'indécidables pour entrer dans le jeu de la dissémination, du renvoi indéfini des traces à d'autres traces. Véritables "unités de simulacre", ces indécidables doivent permettre la rature des oppositions métaphysiques entre erreur et vérité, dehors et dedans, centre et périphérie, masculin et féminin,... Derrida emprunte la notion de

44 «Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris : Editions de Minuit, 1967.

45 «Jacques Derrida, Positions, Paris : Editions de Minuit, 1972, p. 92.

La différance.

Des unités de simulacre.

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Pharmacon à Platon, mais elle n'est ni le bien ni le mal, la notion de supplément à Rousseau, mais elle n'est ni le plus ni le moins, celle d' hymen à Mallarmé qui brouille l'opposition entre distinction et confusion, et son propre concept de gramme ne se réfère ni au signifiant ni au signifié. La rature et la mort déstabilisent systématiquement toute assertion, tout sens qui doit s'évanouir à l'horizon du déconstructivisme : "Tout graphème est d'essence testamentaire. Et l'absence originale du sujet de l'écriture est aussi celle de la chose ou du réfèrent 46."

Cette déconstruction savante vise à brouiller les pistes, à déplacer les frontières et rendre à la mer des textes toute prétention à une maîtrise disciplinaire. Elle est marquée du sceau de la mort, de la finitude, de la dénégation : "Vous pourriez lire ces envois comme la préface d'un livre que je n'ai pas écrit47." Le passeur des digues qui clôturent les territoires disciplinaires doit se risquer à dire lorsqu'il n'y a plus rien à dire, et jouer du discours philosophique, tout en s'appropriant celui des sciences sociales et en occupant celui de la poétique. Cela permet en outre de démultiplier les angles critiques de la déconstruction, ce dont Derrida ne s'est pas privé contre Saussure, Lévi-Strauss, Foucault, Lacan, Searle,... et en même temps d'échapper soi-même à la critique dans la mesure où chaque affirmation s'auto-dis- sout. Elle ne peut alors donner aucune prise à sa mise en cause. Ce stratagème correspond, selon Vincent Descombes, à une ruse qui permet de parler lorsqu'il n'y a plus rien à dire.

A la pensée dialectique s'est donc substituée la pensée paralogique, celle qui revient à affirmer que A est A et n'est pas A. Elle permet d'échapper à l'historicité, de lui remplacer la synchronie. Elle traduit la volonté de récuser toute forme de doxa, sans pour autant avoir trouvé les médiations de son dépassement. Ce passage aura alimenté une véritable bifurcation esthétique du discours des sciences de l'homme qui renoue avec un néo-baroquisme contemporain. L'ère des grands affrontements idéologiques ayant disparu, elle aura fait place à des stratagèmes qui jouent des apparences, des simulacres, dissimulant à peine le malaise de la civilisation. Derrière l'histoire se déroule son carnaval, celui du rire sardonique de la déconstruction qui utilise toutes les formes de dissonances pour mieux exprimer le flot ininterrompu d'un temps qui fuit, insaisissable, et devant lequel les déconstructeurs ne peuvent que suspendre tout jugement, toute interprétation, pour mieux laisser se dérouler la chaîne signifiante indéfinie qui échappe à jamais à la signification lorsque le réel n'est que fiction.

46 «Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris : Editions de Minuit, 1967, p. 100.

47 «Jacques Derrida, La carte postale, Paris : Flammarion, 1980, p. 7.

Rendre à la mer des textes toute prétention à une maîtrise disciplinaire.

Une pensée paralogique.

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